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LUCIEN
XL.
POUR LES PORTRAITS .
POUR LES PORTRAITS.
POLYSTRATE ET LYCINUS.
1. POLYSTRATE. "J'ai vu, Lycinus, m'a dit la dame, j'ai vu, avant tout, dans votre ouvrage votre zèle et votre affection pour moi. On ne fait pas un éloge aussi pompeux, s'il n'est dicté par la bienveillance. Mais il est bon que je vous fasse savoir, à mon tour, quelle je suis, Je n'aime point les flatteurs de profession ; ces gens-là ne sont à mes yeux que des hypocrites, d'un caractère bas et servile. Dans les éloges surtout, quand on m'en adresse d'impertinents et d'exagérés, je rougis, je suis prête à me boucher les oreilles, et je prends la chose plutôt comme une dérision que comme une louange.
2. La louange, en effet, n'est supportable qu'autant que celui qu'on loue reconnaît en lui chacun des avantages qu'on a célébrés ; passé cela, c'est autre chose, une pure flatterie. J'en sais beaucoup pourtant, a-t-elle ajouté, qui aiment à s'entendre attribuer dans un éloge les mérites qu'ils n'ont pas. Ainsi un vieillard aime à être flatté sur sa vigueur ; un homme qui n'est pas beau, veut qu'on lui donne. la beauté de Nirée ou de Phaon. Ils s'imaginent, l'un que ces louanges changeront sa figure; l'autre, qu'elles lui rendront sa première jeunesse, erreur renouvelée de Pélias.
3. Mais il n'en va point ainsi. Quel serait, en effet, le prix de la louange, si elle pouvait nous donner réellement ce qu'elle nous prête ? Ceux qui se laissent louer ressemblent, selon moi, à un homme qui, pour cacher sa laideur, se couvrirait d'un beau masque et ferait vanité de cette beauté empruntée, que chacun peut lui ôter, et qu'un rien peut briser; d'autant plus ridicule, qu'une fois démasqué, il montrerait quelle figure cachaient ces beaux dehors. Tel serait aussi, par Jupiter ! un homme de petite taille, qui, chaussé d'un cothurne, voudrait disputer de grandeur avec ceux dont la taille dépasse son niveau de toute une coudées
4. A ce propos, elle me citait un exemple. Une femme illustre par sa naissance, belle du reste et bien faite , mais petite et d'une taille tout à fait au-dessous de la moyenne, était louée dans les vers d'un poète sur ses autres avantages et particulièrement sur sa beauté et sur sa taille : on comparait à celle d'un peuplier sa stature droite et élancée. Charmée de cet éloge, comme si elle grandissait à chaque mesure de vers, elle allait jusqu'à battre des mains. Le poète, voyant le plaisir qu'elle prenait à sa louange , recommençait souvent le même passage , lorsqu'un des auditeurs se penchant vers son oreille : "Finis, mon cher, dit-il, tu vas faire lever cette dame."
5. Par une faiblesse semblable et plus ridicule encore, Stratonice, femme de Séleucus, proposa aux portes un prix de deux talents pour celui qui ferait le plus bel éloge de sa chevelure, quoiqu'elle fût chauve et qu'il ne lui restât plus que fort peu de cheveux : personne n'ignorait l'état de sa tête, et la perte qu'elle avait faite à la suite d'une longue maladie. Elle entendit cependant de misérables poètes lui dire que ses cheveux ressemblaient à des hyacinthes, en rouler les boucles en longs anneaux et les comparer à de l'ache, quoiqu'elle n'en eût pas un seul.
6. C'est ainsi que notre héroïne se moquait de tous ceux qui se livrent en proie aux flatteurs. "La plupart, ajoutait-elle, ne sont pas seulement sensibles aux éloges ; ils veulent encore être flattés et trompés dans leurs portraits. Parmi, les peintres, ils choisiront de préférence celui qui leur donnera dans un tableau la figure la plus agréable. Il en est même qui ordonnent à l'artiste de retrancher quelque chose de leur nez, de donner à leurs yeux une teinte plus noire, enfin de leur prêter les traits qu'ils voudraient réellement avoir. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils vont ainsi couronnant l'image d'un autre, qui n'a aucune ressemblance avec eux.
7. Tels ont été ses discours avec d'autres encore. Elle a donné d'ailleurs des éloges à la plus grande partie de ton ouvrage ; mais ce qu'elle n'a pu souffrir, c'est que tu l'aies assimilée à des déesses, à Junon et à Vénus. "Une semblable comparaison, a-t-elle dit, est au-dessus de moi et de toutes les mortelles. Je n'aurais pas mérite voulu qu'il m'eût mise en parallèle avec des héroïnes, telles que Pénélope, Arété, Théano, bien loin d'être comparée aux premières des déesses. J'ai pour elles trop de respect et de religion, Je craindrais d'être d'un orgueil comparable à celui de Cassiopée, si j'acceptais une louange de cette nature. Cependant elle ne se compara qu'aux Néréides : elle révérait Junon et Vénus."
8. Enfin, Lycinus, elle te prie de vouloir bien modifier ton oeuvre, ou bien elle prend les divinités à témoin que c'est contre son gré que tu l’as écrite. Tu dois savoir que ton livre lui ferait de la peine, s'il entrait en circulation tel qu'il est, sans religion et sans piété envers les dieux. Elle s'accuserait elle-même d'impiété et se croirait coupable, en se laissant comparer à la Vénus de Cnide ou à celle des Jardins. Elle te remet en mémoire ce que tu dis d'elle à la fin de ton ouvrage, à savoir que le faste et l'orgueil ne sont point dans son caractère, que, loin de vouloir s'élever au-dessus de la condition humaine, elle se contente d'effleurer la terre de son vol ; voilà ce que tu dis, et puis tu vas la porter jusqu'aux cieux et l'égaler à des déesses.
9. Elle te conjure de ne pas la croire moins sensée qu'Alexandre. Un architecte promettait à ce roi de changer tout le mont Athos en sa statue (01), et d'y tailler son image, tenant une ville dans chaque main : le monarque, regardant cette promesse comme une imposture et jugeant cette téméraire entreprise comme trop au-dessus de lui, fit taire un homme si leste à sculpter des colosses, et lui ordonna de laisser en place le mont Athos, sans aller rapetisser une si grande montagne jusqu'à une ressemblance marquée avec le corps humain. Elle applaudissait beaucoup à la grandeur d'âme d'Alexandre, qui, par ce refus, s'était élevé, disait-elle, une statue plus haute que le mont Athos dans la mémoire de ceux qui garderaient de ce prince un éternel souvenir : car il n'appartient qu'à une grande âme de mépriser un honneur si extraordinaire.
10. Elle a beaucoup admiré ton idée et la composition de tes portraits, mais elle ne les trouve pas ressemblants. Elle ne croit point mériter semblable honneur, elle s'en reconnaît bien loin, ainsi que n'importe quelle autre femme. Elle te renvoie donc tes éloges et s'incline devant tes modèles. Loue ses vertus humaines ; mais, suivant ses propres expressions : "Pas de chaussure plus grande que mon pied, de peur qu'elle ne me fasse faire un faux pas, quand je voudrai marcher (02)"
11.Voici encore une chose qu'elle m'a recommandé de te dire : "J’ai lu dans plusieurs, auteurs, vous autres hommes savez si cela est vrai, qu'on ne permet pas à Olympie d'élever aux vainqueurs des statues plus grandes que nature. Les Hellanodices veillent à ce que personne ne s'écarte de la vérité, et l'on soumet les statues à un examen encore plus rigoureux que les athlètes. Prenez donc garde, Lycinus, qu'on ne puisse nous accuser d'avoir surfait pour la mesure, et qu'ensuite les Hellanodices ne renversent notre statue."
12. Voilà ce qu'elle m'a dit. Vois maintenant, Lycinus, comment tu pourras modifier ton livre, en retranchant tous les traits qui peuvent offenser les dieux. Ils ont paru singulièrement lui déplaire ; elle a frémi en les entendant lire, et elle a supplié les déesses de lui être favorables : faiblesse bien excusable chez une femme. A vrai dire, du reste, il m'a semblé quelle n'avait pas tout à fait tort. Je n'avais d'abord trouvé rien de répréhensible dans ton écrit, quand tu m'en as fait lecture. Mais depuis qu'elle m'a fait remarquer ces différents endroits, je commence à être de son avis. Il m'est arrivé quelque chose d'analogue à certains effets d'optique. Quand on regarde les objets de trop près, qu'on se les met sous les yeux, on n'aperçoit rien distinctement ; mais en s'éloignant à une juste distance, on voit parfaitement et ce qui est bien et ce qui ne l'est pas.
13. Comparer une mortelle à Vénus et à Junon, qu'est-ce autre chose que de dégrader ces déesses ? Dans ces sortes de parallèles, ce n'est point le petit objet qu'on augmente, c'est le grand qu'on diminue. Que deux hommes marchent côte à côte, l'un d'une taille gigantesque, l'autre à peine élevé au-dessus de terre, si l'on veut les rendre égaux, de manière à ce que l'un ne passe pas l'autre, ce ne sera pas en ordonnant au nain de se hausser, même en s'élevant le plus possible sur la pointe des pieds ; mais, pour que tous les deux paraissent de taille égale ; il faudra que le géant se courbe et se fasse plus petit. De même, dans les comparaisons du genre des tiennes, ce n'est pas l'homme qu'on élève en l'assimilant à la divinité, c'est la divinité. qu'on abaisse en la ravalant à un être inférieur à elle. Je conviens que le manque d'objets terrestres peut nous autoriser à élever nos expressions jusqu'aux cieux, sans paraître coupables d'impiété ; mais toi, qui avais le choix de tant de beautés, tu as eu l'audace, sans qu'il en fût besoin, de comparer ton héroïne à Vénus et à Junon.
14. Retranche-moi, Lycinus, cette exagération blâmable. Ce défaut n'est pas dans ton caractère. Tu n'es pas habituellement porté à donner des éloges, tu en es même avare ; main aujourd'hui, tu as subi, je ne sais comment, une métamorphose complète ; tu t'es mis en dépense, et ton économie s'est changée en prodigalité louangeuse. Ne rougis point, du reste, de remettre sur le métier une oeuvre déjà livrée au public. Phidias en fit autant, dit-on, lorsqu'il eut achevé son Jupiter, qu'on voit à Élée. Debout derrière les portes, après avoir fait enlever les voiles qui couvraient sa statue, il écouta les critiques et les éloges. L'un trouvait le nez trop gros, l'autre le visage trop long, un troisième blâmait autre chose. Quand les spectateurs se furent retirés, Phidias se renferma de nouveau , corrigeant et rectifiant sa statue d'après l'avis de la majorité ; car il ne croyait pas qu'il y eût un meilleur jugement que celui d'une si grande foule, attendu que plusieurs personnes doivent mieux voir qu'un seul, fût-ce un Phidias. Telle est la commission que j'avais à te faire de la part de notre belle, et tels sont les conseils que me dicte ma bienveillante amitié.
15. LYCINUS. Ah ! Polystrate, quel orateur inconnu je trouve en toi ! Tu viens de prononcer contre mon ouvrage un discours si long, une accusation si grave, qu'il ne me reste aucun espoir de défense. Cependant vous n'avez guère observé les formes juridiques, toi surtout, qui as condamné mon livre par défaut, en l'absence de son avocat. Il est trop facile, je crois, comme dit le proverbe, de gagner le prix quand on court tout seul. Je ne suis donc pas surpris de voir ma cause perdue, puisqu'on n'a pas fait couler d'eau pour moi et qu'on n'a pas entendu ma justification. Ce que je trouve de plus étrange dans cette affaire, c'est que vous êtes tous les deux accusateurs et juges. Veux-tu donc que je m'en tienne à votre décision et que je garde le silence ? Ou bien dois-je., à l'exemple du poète d'Himére (03), chanter la palinodie ? Enfin me donnerez-vous le droit d'appel ?
POLYSTRATE. Oui, par Jupiter ! si tu as quelque bonne raison à faire valoir. Ce n'est pas contre des adversaires, comme tu dis, c'est devant des amis que tu as à te justifier ; et je suis prêt, pour ma part, à comparaître avec toi.
16. LYCINUS. Une chose me contrarie, Polystrate, c'est que notre héroïne ne soit pas présente à mon discours : cela vaudrait beaucoup mieux. Me voilà réduit à me justifier par commission. Cependant, si tu veux être mon interprète auprès d'elle avec la même fidélité que tu as été le sien auprès de moi, je ne craindrai pas de jeter le dé.
POLYSTRATE. Sois tranquille à cet égard, Lycinus ; je m'acquitterai parfaitement de mon rôle apologétique : seulement tâche d'être bref, pour que je retienne mieux.
LYCINUS. J'aurais pourtant besoin de parler longtemps, afin de réfuter une accusation si terrible. Mais je veux bien, à cause de toi, abréger cette apologie. Va donc lui dire de ma part....
POLYSTRATE. Pas du tout, Lycinus : parle-lui, comme si elle était elle-même présente ; je t'imiterai auprès d'elle.
LYCINUS. Eh bien, puisque tu le veux, Polystrate, elle est ici , et c'est elle qui m'a dit tout ce que tu m'as fait savoir de sa part. Je n'ai plus qu'à commencer ma réponse. Mais, mon ami, car je n'hésite pas à t'avouer ce qui m'arrive, tu m'as rendu, je ne sais comment, ma justification bien redoutable. Tu le vois, je sue, j'ai peur; il me semble que je l'aperçois elle-même, et cette vue me jette dans le plus grand trouble. Je commence toutefois : il n'y a plus à différer, elle est là.
POLYSTRATE. Oui, par Jupiter ! La plus grande bonté brille Sur son visage : elle est, tu le vois, sereine et affable. Parle donc en toute assurance.
17. LYCINUS. Je vous ai donné, ô la plus parfaite des femmes, des louanges dont l'étendue vous paraît, dites-vous, exagérée; je ne vois cependant pas que je vous aie louée autant que vous le faites vous-même par votre excessive piété envers les dieux. Ce trait surpasse tout ce que j'ai pu dire de vous : pardonnez si je ne l'ai point ajouté à votre portrait je l'ignorais, il m'a échappé ; sans cela je l'eusse dessiné avant tous les autres. Loin donc que mes éloges soient outrés, je sens combien je suis resté au-dessous de mon sujet. Voyez quel coup de pinceau j'ai négligé, qui eût mis dans tout son jour l'excellence de votre caractère et la justesse de votre raison, puisque la piété envers les dieux est le garant de la vertu envers les hommes. Par suite, si je dois retoucher mon oeuvre et corriger votre portrait, je n'aurai pas la témérité d'y rien retrancher, mais j'y ajouterai ce trait, qui doit achever et couronner tout l'ouvrage. Je vous ai donc à cet égard, je l'avoue, la plus grande obligation. Et quand j'ai vanté la modération de votre caractère, ennemi du faste et de l'orgueil au milieu des splendeurs de votre fortune, en vous plaignant de mon éloge, vous en confirmez la vérité. En effet, ne pas s'approprier avidement de pareilles louanges, mais les refuser par scrupule, prétendre qu'elles sont bien au-dessus de son mérite, c'est la marque certaine d'une âme modeste et populaire. Seulement, plus vous montrez cette disposition au sujet des éloges, plus vous faites connaître que vous êtes digne d'être exaltée. On peut, à ce propos, vous appliquer un mot de Diogène. On lui demandait comment on peut mériter la gloire : "En la méprisant," répondit-il. Si l'on me demandait quels sont ceux qui méritent le plus d'être loués, je dirais : « Ceux qui ne veulent pas l'être. »
18. Mais ces réflexions paraîtront peut-être étrangères à la cause et s'éloigner de la question. Le point sur lequel je dois me justifier, est d'avoir comparé votre beauté à celle de la Vénus de Cnide et de la Vénus des Jardins, à celle de Junon et de Minerve. Cet éloge vous semble excessif ; c'est une chaussure trop grande pour le pied. Examinons donc ce grief. Il y a un vieux proverbe qui dit que les peintres et les poètes ne sont pas responsables de leurs fictions ; à plus forte raison, selon moi, ceux qui font des éloges, quoiqu'ils écrivent, comme nous, en humble prose et ne s'élèvent pas sur les ailes du mètre. L'éloge est libre ; son étendue ni sa brièveté ne sont soumises à aucune loi ; l'unique objet qu'on s'y propose est d'exciter la plus vive admiration pour la personne louée et de la présenter comme un modèle (04). Mais je n'emploierai pas ce moyen de défense, afin que vous ne croyiez pas que j'en suis réduit à prendre cette voie.
19. Je vous
dirai plutôt que notre manière de composer un éloge consiste à nous servir
de comparaisons et d'images, dont le principal mérite est la justesse. Pour y
atteindre, ce n'est pas assez que l'objet de la comparaison soit parfaitement
égal à celui de la louange ou ne lui soit inférieur en aucun point; mais il
faut, autant que possible, élever l'être qu'on loue jusqu'à un objet qui
l'emporte de beaucoup sur lui. Par exemple, si, pour faire l'éloge d'un chien,
un disait qu'il est plus gros qu'un renard ou qu'un chat, serait-ce, à votre
avis, le louer d'une manière convenable ? "Non", diriez-vous ; et,
quand on comparerait ce chien à un loup, l'éloge ne serait pas encore fort
grand. Comment donc l'amener à sa perfection naturelle ? En disant : "Ce
chien, par la taille et la force, ressemble à un lion." Ainsi un poète (05),
pour faire l'éloge du chien d'Orion, l'appelle dompteur de lions. Voilà
l'éloge parfait d'un chien. De même, si l'on veut louer un fameux athlète
Milon de Crotone, Glaucus de Caryste ou Polydamas (06),
et qu'on dise de lui qu'il est plus robuste qu'une femme, ne croirez-vous pas
que l'auteur d'un si sot éloge a voulu tourner son héros en ridicule ? Eût-il
exalté sa force au-dessus de celle d'un homme, il serait encore loin d'avoir
fait un éloge véritable. Écoutez comme un poète célèbre (07)
fait l'éloge de Glaucus :
Ni le frère bouillant d'Hélène,
Ni le robuste fils d'Alcmène,
N'eût tendu contre lui ses bras musclés de fer.
Vous voyez comme il compare son héros à des dieux, ou plutôt comme il
l'élève au-dessus des immortels. Cependant Glaucus ne s’est pas fâché
d'avoir été mis en parallèle avec les dieux qui président à la lutte, et
jamais ceux-ci n'ont songé à tirer vengeance de Glaucus ou de son poète, à
cause de l'impiété de cet éloge. L'un et l'autre, au contraire, ont joui de
l'estime et de l'admiration de toute la Grèce : Glaucus, à cause de sa force ;
le poète, pour ses autres chants et notamment à cause de celui-ci. Ne soyez
donc pas étonnée si, voulant faire une comparaison nécessaire à tout éloge,
je me suis servi d'un exemple outré en apparence : le bon sens me l'indiquait.
20. Vous avez
parlé de flatterie ; vous avez déclaré que vous détestiez les flatteurs : je
vous en loue, et je ne puis faire autrement. Seulement, ne confondez pas, je
vous prie, mais distinguez bien l'oeuvre de la louange et l'exagération de la
flatterie (08). Le flatteur ne loue qu'en vue de
son intérêt ; il n'a aucun souci de la vérité ; il croit devoir, en toute
occasion, pousser son hyperbole à l'excès ; il ment ; il emprunte à son
imagination presque tout ce qu'il dit ; il n'hésite pas à dire que Thersite
est beaucoup plus beau qu'Achille, que Nestor est le plus jeune des guerriers
qui sont devant Troie ; il jurera que le fils de Crésus a l'ouïe plus
délicate que Mélampe, que Phinée a la vue plus perçante que Lyncée (09)
du moment qu'il espère profiter de ses mensonges. Au contraire, celui qui loue
ne ment jamais ; jamais il ne prête à son sujet des qualités qui n'existent
point : seulement il peint les avantages naturels, même peu développés, de
l'objet loué, puis il les amplifie et leur donne un air de grandeur. Il osera
dire d'un cheval, qui, de tous les animaux que nous connaissons, est, de sa
nature, le plus léger et le plus vite :
Il n'eût pas fait courber la tête des épis (10).
Et ailleurs :
Le galop des chevaux prompts comme la tempête (11).
S'il veut louer une belle maison, il dira :
Tel est de Jupiter le céleste palais (12).
Un flatteur appliquerait ce vers à la cabane d'un gardeur de pourceaux, s'il
espérait en tirer quelque chose. C'est ainsi que Cynéthus, flatteur de
Démétrius Poliorcète, après avoir épuisé toutes les ressources de la
flatterie, louait Démétrius, tourmenté de la toux, de ce qu'il crachait avec
grâce.
21. Le caractère qui distingue le flatteur du panégyriste ne consiste pas seulement en ce que l'un ne fait aucune difficulté d'employer le mensonge pour faire plaisir à ceux qu'il loue, tandis que l'autre essaye d'outrer des qualités gui existent ; mais ils diffèrent essentiellement en ceci, que le flatteur use des hyperboles les plus violentes qu'il puisse inventer, tandis que le panégyriste évite prudemment cet excès ,et se tient dans de justes bornes. Telles sont, entre mille, les différences qui séparent la flatterie de la louange sincère : elles vous apprendront à ne pas soupçonner tous ceux qui vous louent, mais à les distinguer et à mesurer chacun d'eux à la règle qui lui convient.
22. Maintenant, rapprochez, si vous voulez bien, mon ouvrage de chacune de ces deux règles, et vous verrez s'il s'applique à celle-ci ou à celle-là. Si j'avais comparé une femme laide à la Vénus de Cnide, je passerais à bon droit pour un flagorneur plus impudent que Cynéthus ; mais lorsque c'est une femme comme vous, et que tout le monde connaît, la distance n'est pas assez grande pour qu'on blâme ma témérité.
23. Peut-être me direz-vous, ou plutôt vous me l'avez déjà dit : « Je vous permets de louer ma beauté ; mais il fallait faire un éloge à l'abri de tout reproche, et non pas assimiler une mortelle à des déesses." Je réponds à cela, puisque la vérité m'y force, que je ne vous ai point comparée à des déesses, ô femme accomplie, mais aux chefs-d'oeuvre de nos meilleurs artistes, à des ouvrages de pierre, d'airain ou d'ivoire. Il n'y a pas d'impiété, je pense, à comparer l'homme aux oeuvres sorties de sa main ; à moins que vous ne confondiez Minerve avec la statue faite par Phidias, et la Vénus Uranie avec le marbre que Praxitèle a sculpté à Cnide quelques années après (13). Prenez garde qu'une telle opinion ne blesse les dieux, dont il me semble que la véritable image ne saurait être représentée par la main des mortels.
24. Si
d'ailleurs je vous ai comparée à des déesses, je n'ai rien fait en cela qui
me soit particulier ; je ne suis pas le premier qui ait frayé cette route : un
grand nombre de poètes estimables l'avaient ouverte avant moi, et à leur
tête, Homère, votre compatriote, que je vais citer à cette barre pour ma
défense. Il n'est pas possible que l'on me condamne sans le condamner aussi. Je
l'interrogerai donc, ou plutôt je vous interrogerai pour lui, car vous
conservez dans votre mémoire, et vous faites bien, les passages les plus
charmants de ses rhapsodies. Que pensez-vous de lui, lorsqu'il dit de Briséis
captive ; que, semblable à Vénus d'or, elle pleure la mort de Patrocle ? Et
comme si ce n'était pas assez de ressembler à Vénus toute seule, il ajoute (14)
:
Ainsi pleure la femme aux déesses semblable.
Ce langage vous le fait-il haïr ? jetez-vous son livre, ou lui accordez-vous la
liberté d'un pareil éloge ? Quand vous la lui refuseriez, tant de siècles la
lui ont donnée ! Il n'est personne qui lui en ait fait un crime, ni celui qui
eut l'audace de fouetter son image (15), ni celui
qui marqua d'un obèle les vers qu'il prétendait supposés (16).
Eh quoi ! il lui sera permis de comparer à Vénus d'or une femme barbare, dont
les yeux sont baignés de larmes ; et moi, sans faire de votre beauté un éloge
que vous ne voulez pas entendre, je ne pourrai comparer aux statues des déesses
une femme dont le charmant visage s'éclaire de ce sourire qui rend l'homme
semblable aux dieux !
25. Lorsque
Homère veut peindre Agamemnon, voyez s'il ménage les dieux ; il en distribue
les traits avec une parfaite régularité : "Il avait, dit-il, les yeux et
la tête de Jupiter, la ceinture de Mars, la poitrine de Neptune (17)
;" détaillant chacune des parties du corps humain pour leur affecter une
ressemblance avec les dieux. Ailleurs il compare à l'homicide Mars tantôt un
guerrier, tantôt un autre : il fait égal aux dieux le Phrygien, fils de Priam
; il appelle semblable à un dieu le fils de Pélée. Mais je reviens à des
exemples de femmes. Écoutez le poète vous dire :
C'est Diane ou Vénus à la ceinture d'or (18).
Ou bien :
Ainsi Diane court à travers les mpntagnes (19).
26. Non content d'assimiler des mortels aux dieux, il compare aux Grâces la chevelure d'Euphorbe, quoique souillée de sang (20). Enfin les exemples de ce genre sont si nombreux dans Homère, qu'il n'y a presque aucun endroit de ses poésies qui ne soit embelli par ces images de déesses. Ainsi, effacez-les chez ce poète, ou permettez-nous semblable audace. Il y a plus, ces comparaisons et ces images lui paraissent si autorisées, qu'il n'hésite pas à employer des termes de rapport inférieurs à ces divinités. Il compare les yeux de Junon à ceux d'un boeuf (21) : un autre poète dit que Vénus a les paupières de violette (22) ; et qui est-ce qui ne connaît pas l'Aurore aux doigts de rose, pourvu qu'il soit familiarisé avec les poésies d'Homère ?
27. Cependant, c'est peu de chose encore que de comparer la beauté des hommes à celle des dieux : on va jusqu'à usurper leurs noms. Combien de gens s'appellent Dionysius, Héphestion, Zénon, Posidonius, Hermias (23) ? Une reine de Cypre, épouse d'Evagoras, se nommait Latone, et la déesse, qui pouvait la changer en pierre, comme Niobé, ne s'en est pas fâchée. Je ne parle pas des Égyptiens quoique les plus superstitieux des hommes, ils emploient les noms des dieux jusqu'à satiété. Presque tout chez eux porte un nom tiré du ciel.
28. Bannissez donc toute crainte au sujet de ces louanges : ce n'est point votre affaire. Si, dans mon ouvrage, j'ai commis quelque faute envers la divinité, vous n'en êtes pas responsable, à moins qu'il n'y ait des crimes de lecture. Les dieux s'en vengeront sur moi, s'il est vrai qu'ils se soient vengés autrefois d'Homère et des autres poètes. En tout cas, ils ne se sont jamais fâchés contre le prince des philosophes (24), qui a dit que l'homme est l'image de la divinité. J'aurais encore beaucoup de choses à dire, mais je me tairai par égard pour notre ami Polystrate, afin qu'il puisse retenir tout ce que j'ai dit.
29. POLYSTRATE. Je ne sais trop, Lycinus, si cela me sera possible ; tu as parlé bien longtemps et plus que ne te le permettait l'eau versée. J'essayerai cependant de conserver ton discours dans ma mémoire, et, comme tu vois, je cours de ce pas le rendre à notre belle, en me bouchant les oreilles, de peur qu'aucun bruit étranger ne vienne en confondre l'ordre, et que je ne me fasse siffler des spectateurs.
LYCINUS. C'est ton affaire, Polystrate, de bien jouer ton rôle. Pour moi, qui t'ai confié ma pièce, je me retire en ce moment ; lorsqu'on annoncera l'instant où les juges vont porter leurs suffrages, alors je me présenterai pour savoir quelle sera l'issue de ce procès.
(01)
Voy. Comment il faut écrire l'histoire, 12. Plutarque ajoute que ce
colosse devait tenir une ville dans l'une de ses mains et de l'autre verser un
fleuve considérable dans la mer.
(02) Cf, Horace, livre I, Ep.
XI, V, 12 et 43.
(03) Stésichore. Nous en avons
déjà parlé.
(04)
Cf. Lettres de Cicéron, Ad familiares, VI, VII.
(05) Poète inconnu.
(06)
Voy. Hérodote ou Aétion, 8, Comment il faut écrire l'hist., 35,
et l'Assemblée des dieux, 12
(07)
Pindare ; mais ce morceau manque dans ce qui nous reste de ce poète.
(08) Cf. le traité de Plutarque
: Moyens de discerner un flatteur d'avec un ami, traduction d'A. Pierron,
édition Charpentier, t. 1, p. 1 ; Théophraste, Caract., chap. II,
spécialement dans l'édition d'Ast.
(09)
Voy. pour ces noms le Dict. de
Jacobi. Quant au fils de Crésus, Hérodote, livre 1, dit qu'il était sourd et
muet. On sait comment ce jeune prince recouvra la voix au moment où un soldat
allait, tuer son père, il s'écria "Soldat, se tue pas Crésus !"
Voy. Aulu-Gelle, V, IX ; Valère Maxime, V, IV.
(10)
Homère, Iliade, XX, v. 227. Cf. Oppien, De la chasse, I, v. 231.
e Virgile, Én., VII, v. 808.
(11)
Ce vers n'est pas dans Homère : on trouve dans l'hymne à Vénus, attribué à
ce poète, le vers 218, qui a de l'analogie avec celui que cite Lucien,
(12) Odyssée,
IV, v. 74.
(13) Les
commentateurs et les traducteurs ont généralement mal compris ce passage. Nous
avons suivi les judicieuses remarques de Lehmann, t. VI, p. 448 et 449.
(14)
Iliade, XIX, v. 286.
(15) Zoïle,
surnommé „„Omhrom‹stij,
c'est-à-dire, fouet d'Homère.
(16)
Zénodote d'Éphèse. Voy.
Dugas-Montbel, Hist. des poésies homériques, dans le t. Il des Observations
sur l'Iliade, édition F. Didot.
(17)
Iliade, II, v. 478.
(18)
Odyssée, XIX, v. 64.
(19)
Ibid., VI, v, 102.
(20)
Iliade, XVII, v. 61.
(21) Allusion
à l'épithète boÇpiw,
si fréquente dans Homère.
(22)
Voy. les Portraits, 8 et la note
(23) Dionysies,
de Diñnusiow,
Bacchus (voy. t. 1, p. 76) ; Héphestion, do †Hfaistiow,
Vulcain ; Zénon, de Zhnñw,
gén. de Z®n,
pour Zeæw,
Jupiter; Posidonius, de PoseidÇn,
Neptune ; Hermias, de„Erm°w,
Mercure.
(24) Platon,
suivant Dusoul ; Épicure, suivant Wieland et Lehmann.