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LUCIEN
XXXIX.
LES PORTRAITS (01).
LYCINUS ET POLYSTRATE.
1.
LYCINUS.
Oui, mon cher Polystrate, ce qu'on éprouvait jadis à la vue de la Gorgone, je
viens de l'éprouver tout à l'heure en voyant une belle femme. Peu s'en faut
que je n'aie été pétrifié, comme dans la Fable ; j'en suis encore tout
immobile d'admiration.
POLYSTRATE.
Par Hercule ! il fallait que ce fût une beauté divine et d'un aspect bien
saisissant, puisque, étant femme, elle a pu frapper à ce point Lycinus. Qu'un
jeune garçon eût produit cette impression sur toi, c'est assez ton habitude.
On parviendrait plutôt à déplacer le mont Sipyle (02)
qu'à te distraire de la compagnie des jeunes gens aimables ; on te voit
toujours auprès d’eux, la bouche ouverte, les yeux en larmes parfois, comme
la fille de Tantale (03), cependant
apprends-moi quelle est cette Méduse qui pétrifie les gens. D'où est-elle ?
Il faut aussi que je la voie. Tu ne m'envieras pas, j'espère, ce spectacle, et
tu ne seras pas jaloux si je veux, comme toi, m'en approcher ; au risque de
devenir immobile.
LYCINUS. Il faut que tu saches, mon ami,
qu'il te suffirait de la voir d'un point élevé pour demeurer béant et passer
à l'état de statue. Le mal, toutefois, qu'elle te ferait, serait peut-être
encore assez doux, et sa vue ne te causerait pas une blessure mortelle ; mais si
elle jetait un regard sur toi, le moyen de t'en' échapper ? Elle t'attacherait
et t'entraînerait à son gré, comme, la pierre d'Héraclée attire le fer (04).
2. POLYSTRATE.
Cesse, Lycinus, de me décrire je ne sais quelle beauté prodigieuse qui
n'existe que dans ton imagination, ou, du moins, apprends-moi quelle est cette
femme.
LYCINUS. Tu crois que j'exagère ? Et moi
je crains, quand tu l'auras vue, de passer pour un faible panégyriste, tant tu
la trouveras au-dessus de mes éloges. Cependant je ne puis te dire qui elle
est. Elle était suivie d'une foule d'esclaves, d'un brillant et nombreux
cortège d'eunuques et de femmes, appareil qui donne à croire que sa condition
est plus relevée que celle d'une simple particulière.
POLYSTRATE.
Tu ne t'es pas informé de son nom ? tu ne sais pas comment on l'appelle ?
LYCINUS. Je n'ai pu l’apprendre. Tout ce
que j'ai su, c'est qu'elle est d'Ionie. Un homme, qui la regardait de près sur
son passage, s'est écrié : "Voilà pourtant les beautés de Smyrne ! Il
n'est pas étonnant que la plus belle des villes d'Ionie ait produit la plus
belle des femmes." Il m'a semblé que celui qui tenait ce langage était
lui-même de Smyrne, et qu'il était fier d'être le concitoyen de cette belle
personne.
3. POLYSTRATE.
En vérité, tu t'es comporté comme une vraie statue, en ne la suivant pas et
en ne demandant pas à' l'homme de Smyrne quelle était cette femme, Cependant
fais-moi de ton mieux la description de sa beauté ; peut-être la
reconnaîtrai-je.
LYCINUS. As-tu songé à la difficulté de
ta demande ? Il n'est pas au pouvoir de la parole, ou tout au moins de la
mienne, de peindre cette admirable image : le pinceau d'Apelle, de Zeuxis ou de
Parrhasius serait impuissant, ainsi que le ciseau de Phidias ou d’Alcmène. Je
déshonorerais donc mon modèle par la faiblesse de mon talent.
POLYSTRATE.
Mais seulement, Lycinus, quels sont ses traits ? Ce n'est point une
entreprise téméraire que d'en tracer à ton ami une légère enquisse.
LYCINUS. Le parti le plus sûr, selon moi,
est d'appeler à mon aide les plus fameux artistes de l'antiquité, et de les
charger du portrait de cette femme.
POLYSTRATE.
Que veux-tu dire, et comment feras-tu venir ici des gens morts depuis tant de
siècles ?
LYCINUS. C'est facile, pour peu que tu
veuilles répondre à mes questions.
POLYSTRATE.
Tu peux m'interroger.
4. LYCINUS.
As-tu jamais été à Cnide, Polystrate ?
POLYSTRATE.
Sans doute.
LYCINUS. Et tu as bien examine la Vénus de
ce pays ?
POLYSTRATE.
Oui, par Jupiter ! C'est le chef-d'œuvre de Praxitèle.
LYCINUS. Tu sais aussi l'histoire qu'on y
raconte au sujet de cette statue, qu'un jeune homme en devint amoureux, se cacha
dans le temple et satisfit, comme il put, sa passion (05)
? Mais nous te parlerons de cela une autre fois. Puisque tu as vu, dis-tu, cette
Vénus, réponds-moi maintenant si tu as aussi vu celle d'Alcamène, qui est à
Athènes, dans les Jardins (06).
POLYSTRATE.
Ah ! Lycinus, j'aurais été le plus insensible des hommes, si je n'avais été
admirer un des plus beaux ouvrages de ce sculpteur.
LYCINUS. Je, ne te demanderai pas,
Polystrate, si tu es monté souvent à l'Acropole pour voir la Sosandra de
Calamis (07).
POLYSTRATE.
Oui, je l'ai souvent considérée.
LYCINUS. Cela me suffit. Quel est celui des
ouvrages de Phidias que tu estimes le plus ?
POLYSTRATE. Quel autre, sinon sa Lemnienne (08),
sur laquelle Phidias n'a pas dédaigné de graver son nom, et, par Jupiter ! son
Amazone, qui s'appuie sur une lance.
5. LYCINUS.
Toutes ces statues, mon ami, sont des chefs-d'oeuvre, et nous n'avons plus
besoin d'autres artistes. A présent, de toutes ces statues nous allons essayer
de composer une seule image, en prenant à chacune d'elles ce qu'elle a de plus
parfait.
POLYSTRATE.
Comment faire ?
LYCINUS. Ce n'est pas difficile,
Polystrate. Confions ces statues à l'éloquence : chargeons-la de transporter
ces beautés, de les disposer, de les fondre dans les proportions les plus
exactes, en observant à la fois et l'ensemble et la variété.
POLYSTRATE.
Tu as raison. A l'éloquence de mettre la main à l'œuvre et de montrer son
talent, Je suis curieux de savoir l'emploi qu'elle fera de toutes ces
perfections, et comment d'une foule de beautés elle en composera une seule dont
toutes les parties seront d'accord.
6.LYCINUS.
Eh bien, voici comment nous allons te faire voir cette image façonnée par nos
mains. De la Vénus arrivée de Cnide, elle ne prend que la tête : nous n'avons
pas besoin du reste du corps, puisqu'il est nu. Quant aux cheveux, au front et
aux sourcils, qui semblent dessinés au pinceau, nous les garderons tels que
Praxitèle les a faits. Nous conserverons aussi la grâce humide de ces yeux
brillants, sans rien changer à l’idée de Praxitèle. Les joues et les
saillies du visage, nous les emprunterons à Alcamène et à la Vénus des
Jardins, qui nous donne, en outre, l'extrémité des mains, l'heureuse
proportion du corps, les doigts ronds et effilés. Voilà ce que nous prenons à
la Vénus des Jardins. Le contour entier du visage, la délicatesse des joues,
le beau dessin du nez, nous seront fournis par la Lemnienne de Phidias, dont
l'Amazone nous offre l'ouverture gracieuse de la bouche et la rondeur du cou.
Calamis embellira notre statue de la pudeur ravissante, du sourire fin de sa
Sosandra ; elle en aura le vêtement noble et décent, sauf la tête qui
demeurera découverte. Pour la taille, nous la mesurerons sur celle de la Vénus
de Cnide, et Praxitèle nous en fournira les proportions. Que te semble de notre
statue, Polystrate ?
7. POLYSTRATE.
Elle sera fort belle, surtout quand elle sera complètement achevée. En effet,
mon cher, tu as oublié un genre de beauté qu'on ne saurait trouver dans une
statue, bien que tu aies réuni toutes les autres.
LVCINUS.
Lequel ?
POLYSTRATE.
Ce n'est pas le moins intéressant, mon doux ami, à moins que le coloris propre
à chaque partie ne te paraisse contribuer en rien à la beauté, et qu'il soit
inutile de peindre en noir ce qui doit être noir, en blanc ce qui doit être
blanc, d'animer certains tons par l'incarnat et ainsi du reste. Notre ouvrage
court grand risque de pécher par le point essentiel.
LYCINUS. Comment nous le procurer, si ce
n'est en invoquant le secours des peintres qui se sont le plus distingués par
le mélange habile des couleurs et par leur emploi judicieux ? Appelons donc ici
Polygnote, Euphranor, Apelle, Aétion : ils se partageront la besogne ;
Eupbranor peindra la chevelure comme celle qu'il a donnée à sa Junon ;
Polygnote nous dessinera des sourcils gracieux et colorera les joues de la
nuance qui anime celles de sa Cassandre, qu'on voit à Delphes dans la Lesché (09)
; il lui donnera ce vêtement fin et léger dont une partie se relève avec
grâce, tandis que l'autre flotte au gré des zéphyrs. Le corps demande le
pinceau d'Apelle, dans sa Pacaté (10) ; la
blancheur éclatante en sera relevée par une teinte chaude et vivante, les
lèvres seront celles de la Roxane d'Aétion (11).
8. Mais faisons mieux : prenons le plus
habile des peintres, Homère, qui ne le cède ni à Euphranor ni à Apelle, et
demandons-lui le coloris qu'il a répandu sur les cuisses de Menélas quand il
les a comparées à un ivoire légèrement teint de pourpre (12) ; il colorera
ainsi tout notre tableau : c'est encore lui qui peindra les yeux de notre belle
et les fera à fleur de tête (13). Le poète de Thèbes
(14), mettant aussi la
main à l'œuvre, lui donnera des paupières couleur de violette (15) ; puis
Homère représentera son doux sourire, ses bras blancs et ses doigts de rose (16) ; en un mot, il la rendra semblable à sa Vénus d'or
(17), avec plus de
justesse encore que la fille de Brisès (18).
9. Voilà Ce que peuvent faire les
enfants de la sculpture, de la peinture et de la poésie (19). Mais ce qui
fleurit surtout parmi tant d’attraits, je veux dire la grâce, ou plutôt
toutes les Grâces réunies au chœur des Amours, qui pourrait se flatter de
l'exprimer ?
POLYSTRATE.
Ah ! Lycinus, c'est vraiment un miracle de beauté dont tu nous parles : c'est
quelque être divin descendu du ciel. Que faisait-elle quand tu l'as vue ?
LYCINUS. Elle avait entre les mains un
livre à moitié roulé, dont elle paraissait avoir lu une partie et s'occuper
à lire, l'autre. Tout en marchant elle s'entretenait de je ne sais quel sujet
avec une personne de sa suite ; je n'ai pu entendre ce qu'elle disait mais elle
souriait, Polystrate, et m'a laisse voir ses dents. Comment te dire leur
blancheur, leur régularité, leur disposition admirable ? As-tu jamais vu un
beau collier de perles brillantes et d'une égale grosseur ? Ainsi ses dents
étaient rangées. Ses lèvres de corail en faisaient encore ressortir la
blancheur. On pourrait les comparer à cet ivoire poli dont parle Homère (20),
aucune n'était plus large que les autres, ni plus saillante ou plus écartée ;
elles avaient une égalité et une couleur parfaites, une grandeur unique et une
continuité irréprochable. En un mot, c'est une vue merveilleuse, qui laisse
loin derrière elle toute espèce de beauté mortelle.
10. POLYSTRATE.
Arrête. Je sais maintenant, sans nul doute, quelle est la femme dont tu veux
parler : je la reconnais à ses traits et à sa patrie. Ne m’as-tu pas dit
qu'elle était suivie de quelques eunuques ?
LYCINUS. Oui, et d'un certain nombre de
soldats.
POLYSTRATE.
C'est la maîtresse de l'empereur, mon cher, cette beauté ravissante.
LYCINUS. Quel est son nom ?
POLYSTRATE.
Un nom charmant, Lycinus, un nom tout aimable. C'est celui que portait la belle
épouse d'Abradate (21). Tu as souvent lu, dans Xénophon, les éloges qu'il
accorde à cette femme aussi sage que belle.
LYCINUS. Oui. par Jupiter ! et je crois
toujours la voir tant je suis ravi quand j'arrive à la lecture de ce passage.
Peu s'en faut que je n'entende le discours que lui prête l'historien,
lorsqu'elle arme son mari et l'envoie au combat.
11. POLYSTRATE.
Ah ! mon ami, tu n'as vu celle-ci qu'une fois, elle a passé devant tes yeux
avec la rapidité d'un éclair ; tu ne peux donc louer en elle que des
perfections ordinaires, je veux dire le corps et la beauté, mais tu n'as pu
voir les perfections de son âme. Tu ne sais pas combien cette beauté divine
surpasse en elle les attraits extérieurs. Moi qui suis son compatriote et son
ami et qui ai souvent échange des paroles avec elle, je connais de plus la
douceur de son caractère, son affabilité, l'élévation de son âme, la
sagesse et la culture de son esprit, et je mets tout cela bien au-dessus de sa
beauté. Ces charmes, en effet, sont bien préférables à ceux du corps, et il
serait absurde et ridicule de faire plus de cas du vêtement que de la personne.
A mon sens, la beauté parfaite consiste dans la réunion des vertus de l'âme
et des perfections physiques. Or, combien de femmes je pourrais te montrer, qui
sont belles, mais qui déshonorent leur beauté ! elles parlent, la fleur de
leurs attraits se flétrit et se fane, et la gaucherie même de leurs gestes
trahit l'union mal assortie de leur corps avec l'âme qui en est maîtresse. De
pareilles femmes ressemblent aux édifices sacrés des Égyptiens ; le temple
est grand et riche, orné de pierres précieuses, brillant de peintures et d'or
; mais si vous cherchez le dieu du sanctuaire : c'est un singe, un ibis, un
bouc, un chat. Ainsi sont faites bon nombre de femmes. Ce n'est donc point assez
de la beauté si elle n'est relevée par de véritables ornements. Je n'entends
pas par ce mot des vêtements de pourpre et des colliers, mais, comme je l'ai
dit plus haut, la vertu, la sagesse, la douceur, l'aménité, toutes les
qualités enfin dont notre belle offre le modèle.
12. LYCINUS.
Eh bien, Polystrate, récit pour récit, et paye-moi, comme on dit, de la même
mesure ou même d'une plus forte : tu le peux. Trace-moi le tableau des vertus
de son âme afin que je ne l'admire pas à demi.
POLYSTRATE.
L'épreuve que tu m'imposes, mon ami, n'est pas facile. Il est bien différent
de louer ce qui frappe tous les yeux et de décrire ce qu'on ne saurait voir.
J'aurai besoin d'appeler à mon secours pour exécuter ce portrait, non plus des
peintres et des statuaires, mais des philosophes, qui m'aident à le tracer
d'après les règles qu'ils ont eux-mêmes établies et d'après les formes
antiques.
13. Cependant mettons-nous à l'œuvre.
Et d'abord, elle est éloquente et persuasive ; et ces mots : "Une parole
plus douce que le miel coulait de sa langue," ont été dits par Homère
plutôt pour elle que pour le vieillard de Pylos (22). Le son de sa voix, d'une
parfaite douceur, n'est ni grave, ce qui ne convient qu'aux hommes, ni tout à
fait grêle, ce qui deviendrait efféminé et sentant la mollesse ; mais il
approche plutôt de celui d'un garçon voisin de la puberté : c'est un organe
agréable, flatteur, qui pénètre avec suavité dans l'oreille, si bien que
quand elle a cessé de parler, la musique de ses mots semble y établir son
séjour, en y formant un murmure semblable aux soupirs prolongés de l'écho, et
en laissant dans l'âme une impression douce comme le miel, et que la persuasion
accompagne. Vient-elle à chanter, surtout au accords de la cithare, alors, mon
cher, alors les alcyons, les cigales et les cygnes n'ont plus qu'à garder le
silence : ils ignorent la musique auprès d'elle. La fille même de Pandion (23)
paraîtrait ignorante et sans talent, quand elle déploierait la riche variété
de ses accents.
14. Orphée et Amphion, qui se sont
emparés de l'âme de leurs auditeurs au point d'attirer les êtres inanimés
par leurs accords, auraient à leur tour, je crois, déposé leurs cithares aux
pieds de cette belle, s'ils l'avaient entendue, et debout, en silence, auraient
prêté l'oreille à ses accents. Conserver, en effet, une harmonie parfaite, ne
jamais manquer la mesure, mais régler exactement son chant d'après le levé et
le frappé ; s'accompagner de la cithare, accorder en même temps le luth et la
voix, observer un doigté juste, se plier à toutes les inflexions de la
mélodie : cet, art fut-il jamais connu du chantre de Thrace et du berger du
Cithéron, qui jouait de la lyre, en conduisant son troupeau(24) ?
Si jamais, Lycinus, tu entends chanter cette femme, au lieu d'éprouver
seulement le sort de ceux qui voyaient les Gorgones et d'être pétrifié, tu
sauras encore quel était le pouvoir des Sirènes. Tu te sentiras ravir, et je
ne sais quel charme te fera oublier ta patrie et tes foyers. Vainement tu te
fermeras les oreilles avec de la cire, son chant pénétrera au travers de cet
obstacle : tu croiras entendre Terpsichore, Melpomène ou Calliope elle-même,
dont elle a reçu les leçons et dont elle réunit en elle toutes les
séductions et toutes les grâces. Pour le dire en un mot, imagine qu'il sort de
sa bouche une voix telle qu'on doit l'attendre et de ses lèvres et de ses
dents. Tu l'as vue, cette femme dont je parle ; figure-toi donc l'avoir
entendue.
15. Son langage n'est pas moins exquis :
c'est l'ionien pur, et il n'est point extraordinaire qu'elle le parle à ravir,
et en y répandant tontes les grâces attiques, puisque c'est sa langue
maternelle, celle de ses aïeux, et qu'il lui était impossible de ne point
avoir l'idiome d'une personne née dans une colonie d'Athènes. Il ne faut pas
s'étonner non plus de son goût pour la poésie, étant concitoyenne d'Homère,
Voilà, Lycinus, une image de la beauté de sa voix et de son chant, telle que
l'a pu esquisser l'inexpérience de mon crayon. Mais voyons le reste. Mon
dessein n'est pas de renfermer, comme toi, tant de charmes dans un seul
portrait. Cette œuvre, fût-elle exécutée par un peintre habile, ne pourrait
suffire à représenter la variété multiple de ces beautés qui semblent
rivaliser entre elles : au contraire, chacune des vertus de son âme doit être
exprimée séparément dans un tableau formé sur ce bel original.
LYCINUS. C'est une fête, c'est un gala
splendide que tu nous promets, Polystrate ; tu vas, si je ne me trompe, me payer
au centuple. Comble donc la mesure, et sois convaincu que tu ne saurais, quoi
que tu fasses, me causer un plus sensible plaisir.
16. POLYSTRATE.
De toutes les connaissances élevées, celles qui s'acquièrent par la
méditation et par l'étude sont, sans contredit, les plus belles ; formons-en
un groupe, aussi agréable par la diversité que par l'élégance des contours,
afin de ne pas rester au-dessous de toi dans l'art plastique. Réunissons en
elle tous les trésors de l'Hélicon, toutes les sciences que professent Clio,
Polymnie, Calliope et les autres Muses, celles auxquelles président Mercure et
Apollon, Les beautés que les poètes ont ornées du charme de leurs vers, les
récits des historiens, les leçons des philosophes, serviront à décorer notre
tableau, non pas d'une teinte légère et superficielle, mais de manière qu'il
soit imbu et pénétré à fond par une couleur indélébile. Et si, malgré nos
efforts, cette peinture ne rend qu'imparfaitement l'original, il faut nous le
pardonner ; car jamais on n'a cité, même chez les anciens, de modèle aussi
accompli. Néanmoins, si tu le veux, nous exposerons notre tableau ; moi, je n'y
vois rien à reprendre.
LYCINUS. Il est très beau, Polystrate,
et toutes les lignes en sont parfaites.
17. POLYSTRATE
Dessinons maintenant et sa sagesse et son intelligence. C'est ici surtout que
nous aurons besoin d'un grand nombre de modèles antiques, et particulièrement
de celui d'Ionie. Nos dessinateurs, nos artistes seront Eschine, l'ami de
Socrate (25), et Socrate lui-même (26) : ce sont, de tous les peintres, ceux
qui saisissent le mieux la ressemblance, d'autant plus qu'ils ont travaillé
sous les inspirations de l'amour. La fameuse Aspasie de Milet, la maîtresse de
l'illustre orateur olympien (27), nous offrira un modèle qui n'est point à
dédaigner pour la pénétration de l'esprit, l'expérience des affaires, la
profondeur du coup d'œil en politique, la vivacité, la finesse :
transportons-les dans notre tableau avec toute l'exactitude de l'équerre, sauf
cette différence que, d'un côté, nous avons une miniature, et, de l'autre, un
colosse sous les yeux.
LYCINUS. Comment cela ?
POLYSTRATE. Parce que, Lycinus, ces deux
portraits, quoique ressemblants, sont d'une grandeur complètement différente.
En effet, la république des Athéniens était loin d'égaler la puissance
actuelle de Rome ; et si notre Aspasie ressemble à l'autre, elle l'emporte sur
elle par la grandeur, étant représentée sur une plus vaste toile.
18. Le second et le troisième modèle
nous seront fournis par Théano (28) et la muse dé Lesbos
(29), auxquelles nous
ajouterons Diotime (30). La première nous donnera son élévation d'âme à
transporter dans notre tableau ; Sappho nous prêtera l'élégance de son
génie, et Diotime, outre les qualités que Socrate a louées en elle, son
esprit et sa rare prudence. Voilà, Lycinus, encore un portrait à exposer.
19. LYCINUS.
Par Jupiter, Polystrate, il est vraiment admirable ; mais passons à un autre.
POLYSTRATE. Pour sa bonté, mon cher,
pour cette affabilité qui est l'indice d'un caractère affectueux, pour sa
bienveillance enfin à l'égard de ceux qui implorent son appui, il faut lui
donner les traits de l'autre Théano, épouse d'Anténor (31), ceux d'Arété
(32), de sa fille Nausicaa, et de toutes les femmes qui, dans une haute fortune,
se sont distinguées par leur modération.
20. Après ce tableau, nous ferons celui
de sa vertu et de son amour pour le héros dont elle partage la couche : telle
était la fille d'Icarius (33), cette femme prudente et sage, dont Homère a
tracé le portrait ; car c'est ainsi qu'il a peint Pénélope. Mais plutôt, par
Jupiter ! représentons-la comme l'épouse d'Abradate, dont elle porte le nom et
de laquelle nous avons parlé tout à l'heure.
LYCINUS. Ah ! Polystrate, ce dernier
coup de pinceau achève ta peinture ; mais tes portraits doivent être bientôt
finis, car tu as détaillé son âme tout entière, en en louant successivement
les parties.
21. POLYSTRATE.
Non pas tout entière : je n'ai point encore parlé de ce qui mérite nos plus
grands éloges ; je n'ai pas dit quelle elle se montre au milieu de sa condition
splendide ; point d'orgueil dans la prospérité qui l'environne, nulle
confiance dans la fortune qui l'a placée si haut au-dessus des hommes : elle
sait demeurer au même niveau ; jamais un mot incivil, une pensée insolente ;
populaire à ceux qui l'abordent, elle descend avec eux sur le terrain de
l'égalité, se montre toujours affable dans les témoignages d'amitié et de
petitesse, et charme ainsi d'autant plus ceux qui les reçoivent, qu'ils partent
d'une personne élevée, sans avoir rien de théâtral. C'est ainsi que ceux qui
font tourner leur pouvoir, non vers le dédain, mais vers la bienveillance,
paraissent vraiment dignes des biens que le sort leur a départis, seuls, ils
échappent justement à l'envie ; personne ne jalousant une puissance qui se
montre modérée dans le succès, et qui ne va pas, semblable à l'Até
d'Homère (34), fouler aux pieds les têtes des hommes et écraser ceux qui sont
au-dessous d'elle. Voici, d'ailleurs, ce qui arrive aux gens d'un esprit étroit
et rendus insolents par la fortune, Lorsque cette déesse, au moment où ils s'y
attendent le moins, les fait monter sur son char aux ailes rapides, peu
satisfaits de leur sort, ils ne regardent plus la terre et ils aspirent à
s'élever davantage ; mais bientôt, nouveaux Icares, leur cire se fond, leurs
ailes se dispersent au vent, et ils font rire, en tombant sur la tête au milieu
de ta mer et des flots. Ceux, au contraire, qui usent de leurs ailes, comme
Dédale, sans s'élever trop haut et sans oublier qu'elles sont faites de cire,
ménagent leur vol proportionné à la nature humaine, et, contents de raser les
flots, où ils mouillent de temps en temps leurs ailes qu'ils n'exposent point
à toute l'ardeur du soleil, ils arrivent sûrement et sagement à leur but.
Voilà ce qu'on doit louer avant tout dans notre héroïne ; aussi
mérite-t-elle que chacun lui souhaite, en, retour de sa bonté, de conserver
toujours ses ailes, et de voir affluer sans cesse de nouveaux biens.
22. LYCINUS.
Que tes vœux s'accomplissent, Polystrate ! Elle en est digne. Ses attraits ne
se bornent pas, comme ceux d'Hélène, à la seule beauté du corps ; ils
recèlent une âme mille fois plus belle et plus aimable. Il convenait qu'un
prince, grand, bon et pacifique, joignît à tant d'autres avantages celui de
voir naître sous son empire une femme si accomplie, et fût assez heureux pour
obtenir sa tendresse. Ce n'est pas une médiocre félicité que d'être aimé
d'une femme qui peut, comme le dit Homère, disputer à la Vénus d'or le prix
de la beauté et s'égaler à Minerve pour manier l'aiguille (35). Il n’est
point, en effet, de mortelle qu'on puisse comparer à celle-ci pour le corps,
ainsi que parle Homère (36), pour les charmes extérieurs, l'esprit et le
travail des mains.
23. POLYSTRATE.
Tu dis vrai, Lycinus ; et, si tu veux m'en croire, nous réunirons tous nos
portraits, et ceux que tu as faits de ses attraits physiques et ceux que j'ai
tracés des beautés de son âme : nous en formerons une seule image, et nous la
déposerons dans un livre, pour être l'objet de l'admiration commune du siècle
présent et des siècles à venir. Tableau plus durable que ceux d'Apelle, de
Parrhasius et, de Polygnote, puisque, indépendamment des beautés qui le
composent, il a le privilège de n'être fait ni de bois, ni de cire, ni de
couleurs, mais inspiré de la pensée même des Muses, et de donner ainsi une
image fidèle, qui représente à la fois et les charmes du corps et les vertus
de l'âme.
(01) Ce dialogue est, suivant Dosoul, l’éloge
d'une certaine Panthéa de Smyrne , maîtresse de Lucius Vérus, et, selon
Wieland, le portrait physique et moral de Lucilla, femme de Marc Aurèle.
Quelques éditeurs croient que cet opuscule n’est pas de Lucien ; les
meilleurs critiques ne doutent point de son authenticité.
(02) Montagne de Lydie, sur le sommet de
laquelle on disait qu’était Niobé changée en rocher.
(03) Niobé.
(04) Cf. Platon, Ion, chap. V, édition
Stalbaum. On trouvera un curieux article sur le mot Aimant, dans Ménage,
Origines de la langue française, p. 19 et 20, édition de 1650.
(05) Voy. les Amours. 45 et suivants. Clément
d'Alexandrie raconte la même profanation, et dit que Praxitèle avait fait
celte statue sur le modèle de Cratina, ou de Phryné, sa maîtresse. Cf.
Valère Maxime, VIII, IV, édition d'A. Thysius, Leyde, 1650.
(06) Cf. le VIIème Dialogue des courtisanes.
((07) Fameux statuaire, qui florissait un peu
après Phidias. Il excellait surtout dans l'art de représenter les chevaux. On
ne sait rien de positif sur la statue que Lucien appelle la Sosandra. Wieland
croit que c'était une prêtresse de Minerve et Belin de Ballu une certaine
Lééna, maîtresse d' Aristogiton.
(08) Statue de Minerve, dédiée par les
habitants de Lemnos et consacrée par Périclès.
(09) Lieu public, ou l'on s'assemblait pour
converser. Du mot