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LUCIEN
LXXXI
OCYPE (01) OU L'HOMME AUX PIEDS LÉGERS.
LA GOUTTE, OCYPE, LE PRÉCEPTEUR, UN MÉDECIN, LA DOULEUR ET UN MESSAGER.
ARGUMENT.
Ocype (02), fils de Podalire et d'Astasie, jeune homme d'une force et d'une beauté parfaites, se plaisait aux gymnases et à la chasse. Souvent, quand il voyait des personnes tourmentées par une goutte cruelle, il se moquait d'elles, et disait que ce mal n'était rien du tout. La déesse, se fâche et lui saute aux pieds. Ocype lutte avec courage et refuse de s'avouer vaincu ; alors la Goutte le couche complètement sur le dos. La scène du drame est à Thèbes. Le choeur est composé de tous les goutteux du pays, qui viennent se moquer d'Ocype. Cette pièce est très spirituelle. Les personnages sont la Goutte, Ocype, son gouverneur, un médecin, la Douleur, un messager. La Goutte fait le prologue.
LA GOUTTE. Redoutée des mortels, déesse au nom maudit, je suis la Goutte, fléau terrible pour les hommes. Je serre leurs pieds dans des filets noueux, et, sans qu'on me voie, je cours par toutes les articulations. Je me ris de ceux que j'ai frappés de mes traits et qui ne veulent point avouer le vrai motif de leurs souffrances, mais qui s'exercent à donner de frivoles raisons. Chacun, en effet, se berce de mensonges ; on s'est heurté ou foulé le pied, dit-on à ses amis, et l'on tait la véritable cause. Mais ce qu'on n'avoue pas, dans l'espoir d'échapper par le secret, le temps, malgré tout, le révèle. Alors le malade, vaincu, forcé d'avouer mon nom, est aussitôt porté en triomphe dans les bras de ses amis. J'ai pour ministre la Douleur, qui m'aide à torturer les hommes. Je ne puis rien sans elle. Ce qui m'irrite, ce qui augmente ma colère, c'est de voir que ce n'est point contre elle, cause réelle de leurs maux, que les mortels invectivent, mais contre moi qu'ils chargent d'imprécations, comme s'ils espéraient de la sorte se soustraire à mes liens. Mais à quoi sert ce vain langage ? Pourquoi ne pas exposer à l'instant le motif qui m'amène en ces lieux et l'objet de ma colère ? Ce courageux dissimulé, ce vaillant Ocype, me dédaigne et prétend que je ne suis rien. Mais moi, mordue par la colère, en femme que je suis, je viens à mon tour de lui mordre le pied et de lui faire une de ces blessures incurables dont j'ai le secret. La terrible douleur occupe encore peu de place, mais bientôt les pointes vont pénétrer jusqu'à la plante. Lui, cependant, feignant de s'être blessé à la course ou à la lutte, en impose à son gouverneur, pauvre vieillard. Le voici traînant son pied, pris à ma glu ; il sort de sa maison, le malheureux, en déguisant sa démarche inégale.
OCYPE. D'où peut venir à mes pieds cette douleur affreuse, qui n'a été précédée d'aucune blessure, et qui m'empêche de rester en place et de marcher ? Elle tend le nerf de ma jambe, comme la corde d'un arc-prête à décocher un trait ; et me contraint de gémir. La fin de mes douleurs tarde bien à venir.
LE GOUVERNEUR. Redressez-vous, mon fils, et soutenez votre marche. Vous pourriez en tombant m'entraîner dans votre chute, avec votre marche boiteuse.
OCYPE. Tenez, je m'avance sans m'appuyer sur vous, je vous obéis, je pose à terre mon pied malade et je me soutiens. Il est honteux pour un jeune homme, à la fleur de l'âge, d'avoir besoin d'un aide infirme, d'un vieillard, qui gronde toujours.
LE GOUVERNEUR. Cessez, étourdi, cessez un pareil langage ; ne soyez pas si fier de votre jeunesse. La nécessité fait de tout jeune homme un vieillard. Écoutez mes avis. Si je me retire, je resterai debout, moi vieillard ; et vous, jeune homme, vous tomberez par terre.
OCYPE. Votre chute, puisque vous ne souffrez point, ne serait imputable qu'à la vieillesse. Les vieillards sont forts dans les résolutions, mais ils n’ont pas de nerf quand il faut agir.
LE GOUVERNEUR. A quoi bon ces arguties ? Dites-moi plutôt comment ce mal vous est arrivé à la plante du pied.
OCYPE. En m'exerçant à la course, j'ai voulu poser légèrement le pied et tendre la jambe, et la douleur m'a pris.
LE GOUVERNEUR. Eh bien, courez de nouveau, comme dit l'autre, ou demeurez assis à vous épiler le dessous des bras.
OCYPE. La dernière fois que j'ai lutté, j'ai voulu donner un croc-en-jambe et je me suis heurté, vous pouvez m'en croire.
LE GOUVERNEUR. Quel athlète êtes-vous donc ? Vous vous blessez en donnant un croc-en-jambe ! Non, vous cherchez à m'envelopper de vos mensonges. Autrefois, je parlais comme vous, je ne voulais jamais dire la vérité à mes amis. Maintenant vous voyez tout le monde .... Mais quoi ! la douleur va jusqu'à le renverser !...
LE MÉDECIN. Où trouverai-je, mes amis, l'illustre Ocype, qui, dit-on, a mal aux pieds et ne saurait marcher ? Je suis médecin : un de ses amis m'a prévenu qu'il est en proie à une douleur dont le siège n'est point fixe. Mais le voici lui-même devant mes yeux. Il est couché à la renverse sur son lit. Je vous salue, au nom des dieux, Ocype. Mais quel est donc ce mal ? Dites promptement, pour que je le sache. En le sachant, je pourrai peut-être guérir cette vive douleur, ce mal redoutable.
OCYPE. Vous me voyez, Soter, ou plutôt Sotérichus, Sotérichus, qui portez le même nom que Minerve Salpinx (03) ; une douleur affreuse me tient au pied. Je crains de le poser à terre pour me mettre en marche.
LE MÉDECIN. D'où vous vient ce mal ? Que vous est-il arrivé ? Racontez-moi l'accident. Quand on dit la vérité au médecin, son action est plus efficace ; quand il ne sait rien, il risque de se tromper.
OCYPE. En m'exerçant à la course et aux jeux du gymnase, j'ai reçu de grands coups de mes amis.
LE MÉDECIN. Pourquoi donc, alors, n'y a-t-il pas d'enflure ? Pourquoi pas de compresse sur l'endroit malade ?
OCYPE. Je ne puis pas supporter les bandes de laine, ornements inutiles dont les autres aiment à se parer.
LE MÉDECIN. Que voulez-vous que je fasse ? Je vais vous scarifier le pied. Donnez-le-moi : mais je vous préviens que l'incision va vous faire perdre beaucoup de sang.
OCYPE. Faites tout ce que vous pourrez imaginer, afin de délivrer mon pied de ces douleurs aiguës.
LE MÉDECIN. Tenez, voici mes lancettes soutes prêtes, fer et cuivre bien affilés, altérés de sang et à moitié ronds.
OCYPE. Laissez ! laissez !
LE GOUVERNEUR. Que faites-vous, Soter ? Puissiez-vous ne guérir personne ! Voulez-vous augmenter sa douleur, avec vos instruments ? Votre ignorance va lui donner un nouveau mal. Il n'y a pas un mot de vrai dans ce qu'il vous a dit. Il ne s'est point blessé, comme il le prétend, à la lutte ou bien à la course. Écoutez-moi. Hier au soir, il est revenu à la maison bien portant ; après avoir beaucoup mangé et bu d'autant ; le pauvre homme ! il s'est allé coucher seul et s'est mis à dormir. Dans la nuit, réveillé en sursaut, il se prend à crier, comme frappé par une divinité invisible. La peur nous saisit tous. "Grands dieux ! s'écriait-il, d'où me vient ce mal affreux ? Un dieu m'arrache-t-il donc le pied ?" C'est ainsi qu'il passa toute la longueur de la nuit, assis tout seul, et déplorant son mal d'une voix de héraut. Lorsque la trompette du coq eut annoncé l'aurore, il s'avança, posant sur moi sa main toute brûlante de fièvre, gémissant et me laissant guider ses pas. Ce qu'il vous a dit n'est donc que mensonge, inventé pour dissimuler la cause de son mal.
OCYPE. Ce vieillard est sans cesse armé de paroles : rien n'est vantard comme son impuissance. Souffrir et dissimuler son mal à ses amis, n'est-ce pas être affamé et mâcher du mastic ?
LE MÉDECIN. Vous trompez tout le monde, avec votre langage changeant ; vous prétendez être malade, et vous ne dites pas quel est votre mal.
OCYPE. Comment vous dirais-je la cause de mon mal ? Je ne sais rien, sinon que je souffre.
LE MÉDECIN. Lorsque, sans cause connue, ou a mal au pied et qu'on invente mille raisons frivoles, quand on sait cependant à quoi s'en tenir sur la vraie, alors .... Et, en, ce moment, vous n'avez encore qu'un pied de malade ; mais, quand l'autre sera pris, à vos gémissements se mêleront des larmes, et je vous préviens d'une chose, c'est qu'il en doit être ainsi, que vous le vouliez ou non.
OCYPE. Mais quel est donc ce mal ? Quel nom lui donnez-vous ?
LE GOUVERNEUR. Son nom est formé de deux mots.
OCYPE. Grands dieux I qu'est-ce donc ? Dites-le-moi, je vous en supplie, vieillard.
LE GOUVERNEUR. Le premier mot indique le siège du mal.
OCYPE. A vous entendre, c'est du pied,
podñw qu'il s'agit, n'est-ce pas ?LE GOUVERNEUR. Ajoutez-y le mot funeste prise,
gra, et vous aurez le nom. complet (04).OCYPE. Eh quoi ! dans mon malheur vous m'insultez par des jeux de mots ?
LE GOUVERNEUR. Cette goutte est terrible : elle n'épargne personne.
OCYPE. Soter, qu'en dites-vous ? que faut-il que je fasse ?
LE MÉDECIN. Attendez un peu ; je me suis trompé sur votre état.
OCYPE. Mais qu'est-ce enfin ? Que m'est-il arrivé ?
LE MÉDECIN. Vous avez une douleur de pied terrible, incurable.
OCYPE. Me voilà donc réduit à boiter ?
LE MÉDECIN. Si vous n'êtes que boiteux, cela ne sera rien, n'ayez pas peur.
OCYPE. Que peut-il y avoir de pire ?
LE MÉDECIN. Il vous reste d'avoir les deux pieds entrepris.
OCYPE. Hélas ! hélas ! Quelle nouvelle douleur me saisit l'autre pied ? Quel mal horrible ! Je veux marcher, et je suis cloué au même lieu. Je frissonne quand il faut changer mon pied de place ; je suis comme un enfant saisi de peur. Ah ! je vous en supplie par tous les dieux ! Sotérichus, si votre art y peut quelque chose, n'épargnez rien pour me soulager ; sinon, je suis mort. Un mal caché me dévore ; j'ai les pieds percés de part en part.
LE MÉDECIN. Je ne veux pas recourir aux paroles trompeuses dont la plupart des médecins amusent les malades, lorsqu'en définitive ils ne savent comment les guérir. Je ne vous dirai donc que quelques mots. Vous êtes tombé dans un affreux abîme de souffrances. Non seulement vos pieds sont pris dans des ceps de fer inventés pour punir des criminels, mais vous voilà condamné à une douleur aiguë et cachée, telle que la nature humaine peut à peine en supporter le poids.
OCYPE. Hélas ! hélas ! Grands dieux ! grands dieux ! Quelle douleur secrète me perce le pied ! Prenez-moi la main avant que je tombe, comme les Satyres soutiennent par-dessous les bras les suppôts de Bacchus.
LE GOUVERNEUR. Tout vieux que je suis, me voici à vos ordres, et c'est mon vieil âge qui soutient votre jeunesse.
(01)
On doute que cette pièce incomplète soit de Lucien.
(02) L'auteur joue sur les mots Oedipe, aux pieds
gonflés, et Ocype, aux pieds légers.
(03) Surnom de Minerve, voy. le Dict. de
Jacobi.
(04) Voy. !a note de Tragodopodagra, p. 537.