LUCIEN
XI
MÉNIPPE
OU LA NÉCYOMANCIE
(01)
MÉNIPPE
ET PHILONIDE
1.
MÉNIPPE.
Salut, ô mon palais, demeure qui m'est chère!
Qu'avec ravissement je revois la lumière !
(02)
PHlLONIDE. N'est-ce pas là ce chien de Ménippe ? C'est bien lui, si je n'ai la
vue trouble ; c'est Ménippe en personne. Mais que signifie cet étrange
costume, ce bonnet, cette lyre, cette peau de lion ? Allons à lui. Bonjour, Ménippe.
D'où viens-tu donc ? Il y a bien longtemps qu'on ne t'a vu dans cette ville.
MÉNIPPE.
J'arrive des Enfers et de ces tristes lieux
Où le sombre Pluton habite loin des dieux
(03).
PHlLONIDE. Par Hercule ! J'ignorais que Ménippe fût mort, puis ressuscité.
MÉNIPPE.
Non ; l'empire infernal m'a reçu tout vivant
(04).
PHlLONIDE. Et quel motif t'a engagé à faire ce voyage étrange ?
MÉNIPPE.
La jeunesse et l'ardeur de mon bouillant courage
(05).
PHlLONIDE. Cesse, mon brave, de jouer ainsi la tragédie, et parle simplement,
sans te guinder sur tes iambes. Qu'est-ce que cet accoutrement ? Quel besoin
avais-tu de faire un voyage aux Enfers? La route n'en est, je crois, ni agréable,
ni séduisante.
MÉNIPPE.
Mon doux ami,
Moi, je suis descendu dans ce royaume sombre,
Du vieux Tirésias pour interroger l'ombre
(06).
PHlLONIDE. Tu es fou ; autrement, tu ne chanterais pas à tes amis ces lambeaux
versifiés.
MÉNIPPE.
N'en sois pas surpris, mon cher. Je viens de rencontrer Euripide et Homère, et,
sans m'en apercevoir, je me suis tout imprégné de poésie, si bien que, malgré
moi, les vers me viennent à la bouche.
2.
Mais, dis-moi, que se passe-t-il sur la terre, que font les gens de cette ville
?
PHlLONIDE.
Rien de nouveau ; ils sont, comme autrefois, pillards, parjures, usuriers,
peseurs d'oboles.
MÉNIPPE.
Les malheureux ! Les misérables ! Ils ne savent donc pas quelles mesures on a
prises dernièrement dans les Enfers, quels décrets on y a portés à
l'unanimité contre les riches, et je les défie, par Cerbère, de trouver un
moyen d'y échapper.
PHlLONIDE.
Que dis-tu ? A-t-on pris aux Enfers quelques décisions nouvelles relativement
à ceux d'en haut ?
MÉNIPPE.
Plusieurs, par Jupiter ! Mais il n'est pas permis de les dire à tout le monde
ni de divulguer ces secrets ; on pourrait me décréter d'impiété au tribunal
de Rhadamanthe.
PHlLONIDE.
Ne crains rien, Ménippe, au nom de Jupiter ; ne prive pas un ami de ce récit
intéressant : tu parleras à un homme qui sait se taire, et qui, d'ailleurs,
est initié.
MÉNIPPE.
Tu m'imposes là une tâche pénible, et qui n'est pas sans danger ; cependant,
je veux bien risquer quelque chose pour toi. Il a donc été décidé que tous
ces riches, ces hommes cousus d'or, qui gardent leurs richesses comme une Danaé...
PHlLONIDE.
Ne parle de ces décrets, mon ami, qu'après m'avoir appris ce qu'il me sera le
plus agréable de savoir. Quel motif t’a déterminé à descendre aux Enfers ?
quel a été ton guide? Dis-moi par ordre, ce que tu as vu, ce que tu as entendu
chez les morts. Il est à croire qu'un homme d'esprit comme toi n'a rien laissé
passer de ce qui frappait tes oreilles et tes yeux.
3.
MÉNIPPE. Il faut aussi te rendre ce service. Comment résister, quand un ami
vous fait violence ? Et, d'abord, je vais te dire le motif qui m'a fait me résoudre
à descendre aux Enfers, puis l'endroit d'où je suis descendu. Encore enfant,
lorsque je lisais dans Homère et dans Hésiode le récit des guerres et des séditions
non seulement des héros, mais des dieux eux-mêmes, avec leurs adultères,
leurs viols, leurs enlèvements, leurs procès, leurs expulsions de pères,
leurs mariages entre frères et sœurs, je m'imaginais que tout cela était fort
beau, et j'en étais agréablement chatouillé. Mais, lorsque, entrant dans l'âge
viril, je vis les lois ordonner le contraire des poètes, défendre l'adultère,
les séditions, le rapt, je me trouvai dans un grand embarras, ne sachant plus
comment me gouverner. Je ne pouvais croire ni que les dieux eussent été adultères
et factieux, s'ils ne l'eussent trouvé honnête, ni que les législateurs
eussent ordonné le contraire, s'ils ne l'eussent trouvé utile.
4.
Dans mon incertitude, je fus d'avis de m'adresser aux gens qu'on appelle
philosophes, et de me mettre entre leurs mains, en les priant de faire de moi ce
qu'ils voudraient et de m'indiquer une route simple et sûre pour marcher dans
la vie. Ainsi décidé, je vins à eux, sans me douter que j'allais, comme on
dit, me jeter dans le feu pour éviter la fumée. En effet, plus je les connus,
plus je trouvai chez eux d'ignorance et de doute, si bien qu'ils me
convainquirent que la vie d'or est vraiment la vie de ceux qui ne savent rien.
L'un, par exemple, ordonnait de se livrer tout entier au plaisir, de le
rechercher en tout et de toutes manières, comme étant le souverain bien (07).
L'autre, au contraire, voulait qu'on travaillât sans relâche, supportant la
fatigue, asservissant le corps, toujours malpropre, désagréable à tous,
toujours l'insulte à la bouche, et il ne faisait que rhapsoder les vers si
connus dans lesquels Hésiode parle de la vertu, de la sueur et du sommet à
gravir (08).
Celui-ci recommandait de mépriser les richesses et d'en regarder la possession
comme indifférente. Celui-là, de son côté, affirmait que les richesses
elles-mêmes peuvent être regardées comme un bien (09).
Que dirai-je, de leurs opinions sur le monde ? Quand je les entendais parler
tout le long du jour, d'idées, d'incorporéités, d'atomes, de vide, et autres
mots de même espèce, j'en avais des nausées. Mais le comble de l'absurdité,
c'est que chacun d'eux, parlant d'objets absolument opposés, déclarait ses
raisons triomphantes, de sorte qu'il n'était pas possible de contredire ni
celui qui prétendait qu'une chose était chaude, ni celui qui soutenait qu'elle
était froide, lorsqu'il est manifeste qu'elle ne peut être chaude et froide en
même temps (10).
Il m'arrivait donc ce qui arrive à ceux qui s'endorment : tantôt je baissais
la tête en avant, tantôt je la laissais aller en arrière.
5.
Il y avait cependant quelque chose de plus étonnant chez eux : c'était la
contradiction que j'observais entre leur conduite et leur doctrine. Ceux qui
recommandent le mépris des richesses, je les voyais s'y attacher, de manière
à n'en pouvoir être arrachés, contester pour des intérêts, enseigner
moyennant un salaire, souffrir tout pour de l'argent. Ceux qui font fi de la
gloire n'agissent, ne parlent, que pour l'obtenir. Tous, enfin, blâment
publiquement le plaisir, et s'y abandonnent sans réserve en secret (11).
6.
Déçu dans mon espérance, je conçus d'abord un violent chagrin, mais peu à
peu je me consolai en pensant que, si j'étais insensé, si j'avais erré autour
du vrai sans y atteindre, c'était en compagnie nombreuse, et de gens sages, et
d'hommes renommés pour leur prudence. Une nuit que ces réflexions m'ôtaient
le sommeil, je résolus d'aller à Babylone implorer l'aide et le secours d'un
de ces mages, disciples et successeurs de Zoroastre. J'avais entendu dire qu'ils
pouvaient, par des enchantements et des initiations, ouvrir les portes de
l'Enfer, y conduire sans danger qui ils voulaient, et le ramener sain et sauf.
Je pensai que je ferais fort bien, si je parvenais à y descendre par le moyen
de ces mages, d'aller trouver Tirésias de Béotie, et d'apprendre de lui,
savant devin, quel est le meilleur genre de vie, celui qu'un homme sensé doit
choisir. Je saute du lit, je pars, et je me rends le plus tôt possible à
Babylone. Arrivé là, je vais trouver un sage Chaldéen, profondément versé
dans son art, vieillard aux cheveux blancs, à la barbe vénérable nommé
Mithrobarzane. A force de prières et d'instances, j'obtiens enfin de lui, à un
prix qui lui agrée, de me conduire aux Enfers.
7.
Notre homme me prend avec lui, et, pour me préparer, il commence par me laver
pendant vingt-neuf jours, depuis la nouvelle lune, me faisant descendre au bord
de l'Euphrate, tous les matins, au lever du soleil, à qui il adressait une
longue prière où je n'entendais rien. Car, tel que les mauvais hérauts des
jeux publics, il parlait avec volubilité et d'une manière inintelligible.
Toutefois, il paraissait invoquer certains dieux. Après son invocation, il me
crachait trois fois au visage, et je rentrais au logis, sans regarder aucun de
ceux que je pouvais rencontrer. Notre nourriture consistait en dattes, notre
boisson était du lait, de l'hydromel et de l'eau du Choaspe (12)
et notre lit le gazon en plein air.
Lorsque je fus suffisamment préparé, le mage, à minuit, me conduisit sur les
bords du Tigre, m'essuya, me purifia en promenant autour de moi une torche, de
la scille (13)
et autres ingrédients, et en murmurant sa formule ordinaire. Puis, lorsqu'il
m'eut bien charmé et environné de cercles magiques, de peur que les fantômes
ne me fissent du mal, il me ramena chez lui dans cet état, en marchant à
reculons. Alors nous disposons tout pour notre embarquement.
8.
Mon conducteur se revêt d'une robe de magicien, semblable à celle des Mèdes (14),
et moi, il m'affuble de cet attirail, bonnet, peau de lion et lyre, m'ordonnant,
si l'on me demandait mon nom, de ne pas répondre Ménippe, mais Hercule, Ulysse
ou Orphée.
PHlLONIDE.
Et pourquoi cela, Ménippe ? Je ne comprends la raison ni de ce déguisement ni
de ces noms.
MÉNIPPE.
C'est cependant bien clair, et il n'y a pas là de secret. Puisque, avant nous,
ces héros sont descendus vivants aux Enfers, mon mage se figurait qu'en me
rendant semblable à eux, je tromperais plus facilement la surveillance d'Éaque,
et que je passerais sans obstacle à la faveur de ce costume tragique, auquel il
est accoutumé (15).
9.
Déjà le jour commençait à paraître ; nous descendons sur les bords du
fleuve pour traverser. La barque était prête ainsi que les victimes,
l'hydromel et tout ce qui est indispensable, pour un sacrifice ; nous
transportons ces objets à bord, et nous-mêmes,
Nous montons en versant un long ruisseau de pleurs
(16).
Pendant quelque temps, nous nous laissons aller au
courant du fleuve ; nous entrons ensuite dans un marais et dans un lac où
l'Euphrate va se perdre. Passé ce marais, nous arrivons dans un lieu désert,
boisé, impénétrable au soleil ; nous y débarquons : Mithrobarzane me précède
; nous creusons une fosse, nous immolons nos brebis, et nous y faisons couler
leur sang. Alors le mage, une torche ardente à la main, et d'une voix non plus
calme, mais aussi forte que possible, évoque à grands cris toutes les divinités
infernales à la fois, les Peines, les Furies, l
La noire Hécate avec la sombre Proserpine
(17),
mêlant à ces noms redoutables des noms barbares et inconnus, hérissés de
syllabes...
10.
A l'instant tout tremble autour de nous, la terre s'ouvre sous cette influence
magique, on entend de loin les aboiements de Cerbère ; la scène devient
affreuse, épouvantable,
Le
souverain des morts, Hadès, tremble d'effroi (18).
et nous voyons apparaître la plus grande partie des Enfers, le Pyriphlégéthon,
le lac infernal et le royaume de Pluton. Cependant, nous descendons par le
gouffre qui s'est ouvert, et nous trouvons Rhadamanthe à moitié mort de peur,
Cerbère aboyait et s'agitait encore ; mais, aussitôt que j'eus fait résonner
ma lyre, il s'endormit à ses accords mélodieux. Arrivés au lac, peu s'en
fallut qu'il ne nous fût impossible de le passer : la barque était pleine de
passagers qui se lamentaient. Ils étaient tous blessés, les uns à la jambe,
les autres à la tête ou bien à quelque autre partie du corps, ce qui me fit
croire qu'ils arrivaient d'un combat. Dès que le bon Charon eut aperçu ma peau
de lion, me prenant pour Hercule, il me reçut dans sa barque, me passa de fort
bonne grâce, et, en débarquant, nous indiqua la route à suivre.
11.
Comme nous marchions à travers les ténèbres, Mithrobarzane allait devant, et
moi, je le suivais en le tenant par la robe, jusqu'à ce que nous fussions arrivés
à une vaste prairie où croissait l'asphodèle. Là les ombres des morts
voltigent en frémissant autour de nous. Un peu plus loin, nous rencontrons le
tribunal de Minos : ce juge était assis sur un trône élevé ; près de lui se
tenaient les Peines, les Vengeances et les Furies. On lui amena, d'un côté
opposé au nôtre, une foule de criminels, liés à une longue chaîne : c'étaient,
disait-on, des adultères, des piliers de mauvais lieux, des publicains, des
flatteurs, des sycophantes, et mille autres gens de cette espèce, qui
bouleversent tout en ce monde (19).
Les riches et les usuriers, formant bande à part, arrivaient pâles, le ventre
en avant, les jambes goutteuses, chargés d'un collier de fer et d'un carcan du
poids de deux talents (20).
Placés près d'eux, nous regardions ce qui se passait, et nous les entendions
se justifier des accusations que portaient contre eux des orateurs étonnants et
d'une nouvelle espèce.
PHlLONIDE.
Par Jupiter ! quels étaient donc ces orateurs ? Dis-moi cela vite.
MÉNIPPE.
Tu connais les ombres que le soleil produit avec nos corps ?
PHlLONIDE.
Oui.
MÉNIPPE.
Quand nous sommes morts, ce sont là nos accusateurs, les témoins qui déposent
contre nous, et révèlent les crimes de notre vie. Et ce sont là des témoins
irréfragables, puisque ces ombres nous suivent partout, et ne s'éloignent
jamais de nos corps.
12.
Minos, après un examen sévère de leur conduite, envoya tous ces brigands dans
le séjour des impies, afin d'y subir la peine de leurs forfaits. Il traitait
surtout avec rigueur ceux qui, aveuglés par leurs richesses et leur pouvoir, se
faisaient presque adorer : il détestait leur arrogance éphémère, et cette
insolence qui leur faisait oublier qu'ils étaient mortels et maîtres de biens
périssables. Ceux-ci, dépouillés de leur éclat passé, je veux parler de
leurs richesses, de leur noblesse et de leur puissance, se tenaient debout, nus,
la tête tristement inclinée, se rappelant comme un rêve leur félicité de ce
monde. Pour moi, j'étais ravi de ce spectacle ; et, si je reconnaissais
quelqu'un de ces misérables, je m'avançais vers lui, puis d'un air doucereux,
je lui rappelais sa vie d'autrefois, sa haute importance, lorsque le matin, sous
ses portiques, une foule de clients attendaient sa sortie, exposés à la
brutalité et aux refus de ses esclaves, jusqu'à ce que lui, daignant enfin
paraître, couvert de pourpre, brillant d'or et de pierreries, s'imaginait faire
le bonheur suprême de ceux qui le saluaient, en leur donnant à baiser sa
poitrine ou sa main droite. Mes paroles déchiraient ceux qui les entendaient.
13.
Minos décida cependant une cause par faveur. Denys de Sicile était accusé par
Dion d'une foule d'impiétés, qu'attestait le témoignage de son ombre ; il
allait être livré à la Chimère, lorsque Aristippe de Cyrène, qui est fort
bien vu et qui jouit d'un grand crédit chez les morts, l'a fait absoudre, en
disant qu'il s'était montré libéral envers bon nombre de savants.
14.
En quittant le tribunal, nous arrivons au lieu où l'on punit les méchants ; là,
mon cher, on n'entend, on ne voit que des choses effrayantes : c'est le bruit
des fouets, des roues, des ceps et des chevalets ; c'est le pleur de ceux qui
sont dévorés par les flammes. La Chimère déchire, Cerbère dévore : tous
sont châtiés pêle-mêle, rois, esclaves, satrapes, pauvres, riches, mendiants
; tous se repentent de leurs crimes. Nous reconnûmes quelques-uns de ces scélérats,
morts depuis peu ; mais ils se cachèrent et se détournèrent ou s'ils nous
regardaient, c'était d'un regard servile et flatteur. C'étaient pourtant ces
hommes qui, durant la vie, s'étaient montrés, comme tu penses, hautains et méprisants
! Quant aux pauvres, ils ne subissaient que la moitié de ce supplice ; on les
suspendait un instant, puis on recommençait. Je vis aussi ces criminels fameux
dans les fables, Ixion, Sisyphe, le Phrygien Tantale, si maltraité, et Tityus,
enfant de la Terre ! Par Hercule ! quelle taille ! Il couvrait de son corps un
champ tout entier (21).
15.
De là, nous passâmes dans la plaine arrosée par l'Achéron. Nous y trouvâmes
les demi-dieux, les héroïnes, et la foule commune des morts, divisés en
nations et en tribus : les uns étaient déjà vieux, sentaient le relent, et,
comme le dit Homère, n'avaient plus de consistance (22)
; les autres, plus nouveaux, étaient aussi plus solides, surtout les Égyptiens,
à cause de la saumure dont ils étaient assaisonnés : du reste, il est assez
difficile de distinguer quelqu'un parmi ces morts, qui se ressemblent tous et ne
sont plus que des os décharnés. Cependant, à force de les considérer, nous
en reconnûmes plusieurs. Ils étaient entassés dans l'ombre, presque
invisibles, et n'ayant plus rien de leur beauté d'autrefois. Aussi, dans cette
foule de squelettes couchés là, se ressemblant tous, lançant des regards
effrayants à travers leurs yeux creux et montrant leurs dents déchaussées,
j'avais peine à distinguer Thersite du beau Nirée, le mendiant Irus d'avec le
roi des Phéaciens, le cuisinier Pyrrhias d'avec Agamemnon. Il ne leur restait,
en effet, aucune de leurs anciennes marques distinctives : c'étaient des
ossements pareils, que nul signe, nulle inscription ne pouvait aider à reconnaître.
16.
Tandis que je considérais ce spectacle, il me sembla que la vie des hommes est
une longue procession, dont la Fortune ordonne et règle les rangs, assignant à
chacun de ceux qui la composent leurs différents costumes. Elle prend l'un au
hasard, l'habille en roi, lui met une tiare sur la tête, lui donne des
doryphores, lui ceint le front d'un diadème ; elle revêt l'autre d'un habit
d'esclave, pare celui-là des grâces de la beauté, rend celui-ci laid et
ridicule, car il faut de la variété dans le spectacle. Souvent, au milieu de
la procession, elle change l'habillement des acteurs, et ne les laisse point
continuer dans l'ordre qu'ils avaient au début, elle transforme la pourpre de
Crésus en habit d'esclave et de prisonnier : elle donne à Méandre (23)
qui, jusque là n'avait marché qu'avec les valets, la royauté de Polycrate, et
lui permet d'user quelque temps de ce costume. Mais, quand la procession est
finie, chacun, rendant sa parure et dépouillant ses vêtements empruntés,
redevient ce qu'il était auparavant, sans différer en rien de son voisin.
Beaucoup, par ignorance, se désolent et se fâchent, lorsque la Fortune leur
redemande les ornements qu'elle leur a fournis : on les dirait privés d'un bien
qui leur appartenait, et ils refusent de rendre ce qui ne leur a été prêté
que pour un temps. Tu as vu souvent, je pense, de ces acteurs tragiques qui,
selon le besoin de la pièce, font tantôt les Créon, tantôt les Priam, tantôt
les Agamemnon : le même homme, s'il le faut, après avoir joué avec beaucoup
de dignité le rôle de Cécrops ou d'Érechtée, reparaît un instant après,
sur l'ordre du poète, en costume d'esclave ; puis, lorsque la pièce est achevée,
l'acteur dépouillé de sa belle robe brodée d'or quittant le masque et
descendant de ses cothurnes, revient à sa tournure d'homme pauvre et obscur :
ce n'est plus Agamemnon, fils d'Atrée, Créon, fils de Ménécée ; c'est
Polus, fils de Charidès, du bourg de Sunium, ou Satyrus de Marathon, fils de Théagiton
(24).
Telle est la condition des mortels, et l'idée que m'en donnait le spectacle que
j'avais sous les yeux.
17.
PHlLONIDE. Dis-moi, Ménippe, ceux qui ont sur la terre des tombeaux élevés et
magnifiques, des colonnes, des statues, des inscriptions, ne sont-ils pas plus
considérés aux Enfers que le commun des morts ?
MÉNIPPE.
Tu plaisantes, mon cher. Si tu avais vu Mausole lui-même, ce Carien illustre
par son tombeau, je suis convaincu que tu n'aurais pas fini de rire, en le
voyant étendu honteusement dans un coin, perdu dans le reste de la foule, et
n'ayant d'autre profit de son beau monument que d'être écrasé sous cet énorme
poids. Oui, mon cher, lorsqu'une fois Éaque a mesuré le terrain que chacun
doit occuper, et il n'en donne guère qu'un pied, il faut qu'on s'en contente et
qu'on s'y tienne serré dans sa couche. Mais tu aurais ri bien davantage, j'en
suis sûr, en voyant des rois, des satrapes, réduits à l'état de mendiants,
forcés par la misère à se faire marchands de viandes salées ou bien maîtres
d'école, exposés aux insultes du premier venu, et souffletés comme les plus
vils esclaves. Je ne pouvais me contenir, en voyant Philippe de Macédoine occupé
dans un coin à recoudre, pour quelque argent, de vieilles savates. On en voyait
encore beaucoup d'autres demander l'aumône dans les carrefours, des Xerxès,
des Darius, des Polycrates.
18.
PHlLONIDE. Ce que tu nous dis là des rois est étonnant et presque incroyable.
Mais que faisaient Socrate, Diogène et nos autres sages ?
MÉNIPPE.
Socrate se promenait aussi là-bas, discutant avec tout le monde. Près de lui
étaient Palamède, Ulysse, Nestor et tous les morts aimant à bavarder (25).
Les jambes de Socrate étaient encore enflées par l’effet du poison qu'il
avait bu. Quant au brave Diogène, il est voisin de l'Assyrien Sardanapale, du
Phrygien Midas et de quelques autres riches. Lorsqu'il les entend gémir au
souvenir de leur fortune passée, il rit, il est en belle humeur. Le plus
souvent, il se couche sur le dos, et chante si fort d'une voix rauque et
sauvage, qu'elle couvre les plaintes de ces malheureux : grande désolation pour
ces morts, qui ont pris la résolution d'aller se loger loin du voisinage
insupportable de Diogène (26)
!
19.
PHlLONIDE. En voilà assez. Quel est ce décret porté contre les riches, dont
tu m'as parlé d'abord ?
MÉNIPPE.
Tu fais bien de me le rappeler. Je ne sais comment, après avoir eu l'idée de
t'en parler, je me suis longuement écarté de mon sujet. Pendant mon séjour
aux Enfers, les prytanes convoquèrent l'assemblée, au sujet d'affaires intéressant
la République. Voyant un peuple immense qui courait à la réunion, je me mêlai
parmi les morts, et je devins, séance tenante, un des membres délibérants. On
expédia plusieurs affaires et l'on finit par celle des riches. Ils étaient
accusés d'un grand nombre de crimes, de violence, d'orgueil, d'insolence,
d'injustice, Enfin, un des démagogues se levant lut le décret qui suit ;
DÉCRET
20.
"Attendu
que pendant leur vie, les riches commettent une foule d'actions contraires aux
lois, telles que rapines, violences, outrages de toutes sortes faits aux
pauvres, il a été décrété par le sénat et par le peuple que, lorsqu'ils
mourraient, leurs corps seraient châtiés comme ceux des autres scélérats,
mais que leurs âmes seraient renvoyées sur la terre, pour y être enfermées
dans des ânes, pendant vingt-cinq myriades d'années, durant lequel temps elles
passeraient successivement d'un âne à un autre, condamnées à porter des
fardeaux et à être menées à coups de bâton par les pauvres : après quoi,
il leur sera permis de mourir. C'est l'avis de Cranius, fils de Squélétion, du
bourg de Nécysium , de la tribu Alibantide (27)."
Ce décret lu, les magistrats allèrent au suffrage, le peuple approuva, Brima (28)
frémit, et Cerbère aboya : c'est la forme par laquelle on sanctionne chez les
morts la loi proposée.
21.
Voilà, mon cher, ce qui se passa dans la réunion. Pour moi, j'abordai Tirésias,
objet de mon voyage ; je lui racontai tout ce qui m'était arrivé et le priai
de me dire quel était, à son gré, le meilleur genre de vie. Il se mit à rire
: c'est un petit vieillard aveugle, pâle, avec une voix de femme. "Mon
enfant, me dit-il, je sais la cause de ton incertitude ; elle vient de ces
sages, qui ne sont jamais d'accord avec eux-mêmes ; mais il ne m'est pas permis
de t'en dire plus long. Rhadamanthe ne veut pas. - Oh ! de grâce ! lui dis-je,
bon petit père, parlez, ne me laissez pas errer dans la vie, encore plus
aveugle que vous".
Alors me prenant la main et me tirant à l'écart, il s'approcha de mon oreille
et me dit bien bas : "La meilleure vie, la vie la plus sage, est celle des
ignorants. Quitte la folle envie de disserter sur les phénomènes célestes,
d'examiner les principes et la fin des choses, et, plein de mépris pour les
syllogismes de vos philosophes, traite tout cela de rêveries. Ne poursuis, en
tout et pour tout, qu'une seule chose, bien user du présent. Passe en riant
devant tout le reste, et ne t'attache sérieusement à rien."
Il
dit et s'en va vers les champs Asphodèles
(29).
22. Alors, comme il se faisait tard : "Allons ! dis-je à
Mithrobarzane, que tardons-nous à remonter sur la terre?" Et lui :
"Ne crains rien, Ménippe , me dit-il, je vais t'indiquer un chemin de
traverse, très facile à suivre." Il me conduisit vers un endroit plus ténébreux
que les autres, et m'indiquant de loin une lumière faible et obscure, qui se
glissait par une sorte de fenêtre: "C'est là, me dit-il, le temple de
Trophonius, c'est par là que descendent les Béotiens. Sors de ce côté, et tu
te trouveras aussitôt en Grèce." Charmé de ce qu'il me disait, je saluai
mon mage, et rampant avec beaucoup de peine par cette ouverture, je me trouvai,
je ne sais comment, à Lébadie.
(01)
Pour bien saisir les délicatesses de cette parodie, il faut relire le XIe
chant de l'Odyssée et le VIe
de l'Énéide, avec l'Excursus de Heyne : Necyiae in
poetarum carminibus frequentatae. Voy. également la fin du Gorgias
et celle du Xe livre de la République
de Plalon. On trouvera dans le tome IX des Notices
et extraits des manuscrits, p. 125, une étude comparative fort intéressante
due au savant M. Hase, sous ce titre : Sur
trois pièces satiriques inutées de la Nécyomancie de Lucien. On peut en
rapprocher également les Grenouilles
d'Aristophane, et Rabelais, Pantagruel,
livre II, chap. xxx.
(02)
Euripide, Hercule furieux, v. 523
(03)
Euripide, Hécube, v. 1.
(04)
Euripide, tragédie perdue.
(05) Euripide,
Andromède, fragment XI.
(06) Homère.
Odyssée, chant XI, v. 163.
(07)
Doctrine d'Épicure.
(08) Doctrine
des Stoïciens ou des Cyniques, Cr. Hésiode, les
Travaux et les Jours, v. 287, et Xénophon, Mémoires sur Socrate II, I, 20.
(09) Doctrine
des Péripatéticiens.
(10) Ces
contradictions seront encore mieux mises en lumière dans l'Hermotimus.
(11)
Cf. Juvénal, Sat. II,
v. 20 et 21.
(12) Le
Choaspe est un fleuve de Perse : c'était la boisson ordinaire des rois de ce
pays. Voy. Élien, Hist. div., XII!,
chap, XL
(13)
Plante qui tient du lis et de l'oignon.
(14)
Comparez avec les pratiques de Nectanébo dans le Pseudo-Callisthène,
livre I, chap, I, à la suite de l'Arrien de F. Didot.
(15)
Cf. Aristophane, Grenouilles , p. 428
et suivantes de la trad. de M. Artaud. 2e édition.
(16)
Odyssée, chant XI, v. 5.
(17)
Parodie d'Homère, Odyssée, XI, v.
47.
(18)
Iliade, XX, v. 61. Cf. Virgile, Énéide,
VIII, v. 243, et la Cantate de Circé de
J. B. Rousseau.
(19)
Cf. un fragment de Ménandre, édition Meineke, p. 78 et 79.
(20) Plus
de 60 kilogrammes.
(21)
Voy. Virgile, Én., VI, v. 505 et
suivants.
(22)
Parodie d'Homère, Odyssée, X, v,
536.
(23)
Il succéda à Polycrate, tyran de Samos, dont il avait été secrétaire. Cf. Hérodote,
III, chap. CXXIII et CLII.
(24)
Polus et Satyrus, fameux acteurs du théâtre d'Athènes
(25)
Voy. Platon, Apologie de Socrate,
chap. XXII.
(26)
Allusion au 2e Dialogue des
Morts.
(27)
Tous les noms sont formés de mots qui rappellent des idées funèbres Cranius, kranÛon,
crâne ; Squélétion, skeletñn,
squelette ; Nécysium, n¡kuw
mort ; Alibantide, nom poétique des
morts, ŽlÛbaw,
ŽlÛbantow,
qui n'est pas propre aux libations.
(Rac. Ž
priv. leÛbv)
(28)
Surnom d'Hécate.
(29) Parodie
d'Homère, Odyssée, XI, v. 638, 672,
etc.