LUCIEN
LII
LE MENTEUR D'INCLINATION OU L'INCRÉDULE
TYCHIADE ET PHILOCLÈS.
1. TYCHIADE.
Pourrais-tu me dire, Philoclès, quel est cet attrait qui porte la plupart des
hommes à aimer le mensonge. Ils s'y complaisent au point de dire des choses qui
n'ont pas le sens commun, et d'écouter ceux qui en débitent de semblables.
PHILOCLÈS.
Il y a beaucoup de raisons, Tychiade, capables d'engager à mentir certains
hommes, qui n'ont en vue que leur intérêt.
TYCHIADE.
Ce n'est pas là la question, comme on dit, et je ne te parle pas de ceux qui
mentent en vue de leur utilité : ils sont excusables ; quelques-uns même sont
dignes de louanges, lorsqu'ils ont trompé des ennemis, ou que, dans un moment
critique, ils ont employé ce remède comme un moyen de salut : c'est ainsi qu'a
souvent agi Ulysse pour ménager sa vie et le retour de ses compagnons (01).
Mais je parle, mon cher, des gens qui, sans besoin qu'il en soit, préfèrent de
beaucoup le mensonge à la vérité, s'y plaisent et s'en font une occupation
sans aucun motif plausible. Je voudrais savoir pourquoi ils agissent de la
sorte.
2. PHILOCLÈS.
Est-ce que tu as connu des gens de cette espèce, qui avaient un penchant inné
pour le mensonge ?
TYCHIADE.
Certainement, et beaucoup.
PHILOCLÈS.
Quelle autre raison en donner qu'une aberration d'esprit, qui leur fait haïr la
vérité et préférer ce qui est pire à ce qui est excellent ?
TYCHIADE. Ce
n'est pas cela ; car je pourrais te citer un grand nombre d'hommes, d'ailleurs
très sensés, et qu'on admire pour leur jugement, qui sont néanmoins, je ne
sais pourquoi, les esclaves de ce vice ; ils aiment à mentir : et il me fâche
de voir des personnages, éminents du reste, s'amuser à se tromper eux-mêmes
et à tromper ceux qui conversent avec eux. Tu sais assurément mieux que moi
que les anciens, Hérodote, Ctésias de Cnide, et avant eux les poètes, Homère
en tête, gens d'ailleurs fort respectables, ont employé le mensonge écrit, si
bien que non seulement ils ont trompé ceux qui les écoutaient de leur temps,
mais que leurs mensonges sont parvenus jusqu'à nous comme une succession
gardée en dépôt dans leurs vers admirables. Souvent, je l'avoue, il m'arrive
de rougir pour eux, lorsqu'ils racontent la mutilation d'Uranus, l'enchaînement
de Prométhée, la révolte des Géants et toute la tragédie des Enfers ;
lorsqu'ils nous disent que, par amour, Jupiter est devenu cygne ou taureau,
qu'une femme a été métamorphosée en oiseau ou en ours : ajoutez les
Pégases, les Chimères, les Gorgones, les Cyclopes, et toutes les légendes de
même espèce, fables étranges, récits absurdes, faits pour amuser les enfants
qui ont encore peur de Mormo et de Lamia (02).
3. Cependant
ces fictions poétiques se tolèrent encore. Mais le moyen de ne pas rire en
voyant des villes et des peuples entiers se livrer à des mensonges publics ?
Les Crétois ne rougissent pas de montrer le tombeau de Jupiter ; les Athéniens
font sortir Érichthon du sein de la terre, et pousser les premiers hommes du
sol de L'Attique, absolument comme des légumes : origine d'ailleurs plus
respectable que celle des Thébains qui racontent que des dents semées d'un
serpent il germa des hommes. Cependant, celui qui ne tiendrait pas pour vrais
ces contes ridicules et qui, les soumettant à un examen sérieux, croirait
qu'il n'appartient qu'à un Corèbe (03) ou à un
Margités (04), de se figurer que Triptolème a
traversé les airs sur un char attelé de dragons ailés (05),
que Pan est venu, du fond de l'Arcadie, au secours des Athéniens à Marathon (06),
qu'Orithyie a été enlevée par Borée (07),
celui-là, dis-je, passerait pour un impie, un insensé, de refuser sa créance
à des faits. si authentiques et si avérés. Telle est la puissance du
mensonge.
4. PHILOCLÈS.
Mais pourtant, Tychiade, les poètes et les villes sont excusables. Les premiers
mêlent à leurs écrits le charme attrayant de la fable, dont ils ont grand
besoin pour captiver leurs auditeurs. Les Athéniens, les Thébains, et les
autres peuples, s'il en est, rendent leur patrie plus vénérable au moyen de
ces fictions. Si l'on ôtait de la Grèce toutes les curiosités fabuleuses,
rien n'empêcherait ceux qui les montrent de mourir de faim, car les étrangers
ne voudraient pas entendre la vérité, même gratis. Seulement, les hommes qui,
sans avoir de pareils motifs, se plaisent dans le mensonge, passeront, à juste
titre, pour des êtres dignes d'être bafoués par tous.
5. TYCHIADE. Tu
as raison, et je sors à l'instant de chez Eucrate, où j'ai entendu tant de
récits fabuleux et incroyables, que, ne pouvant plus supporter l'excès de ses
mensonges, je suis sorti tout courant, et j'ai pris la fuite, comme si les
Furies étaient à mes trousses, le laissant débiter une foule de prodiges
absurdes.
PHILOCLÈS.
Cependant, Tychiade, Eucrate est un homme digne de foi ; personne n'est mieux
fait pour inspirer la confiance que lui, avec sa longue barbe (08),
ses soixante ans et son goût prononcé pour la philosophie. Il ne souffrirait
pas qu'on dît en sa présence la moindre fausseté, loin de l'oser lui-même.
TYCHIADE.
C'est que tu ne sais pas, mon cher, tout ce qu'il nous a raconté, en nous
recommandant d'y croire ; il fallait le voir affirmer les faits par serment, en
jurer même sur la tête de ses enfants, de sorte qu'en le regardant, il me
venait mille pensées à l'esprit : ou bien je le croyais fou, hors de son état
naturel, ou je le regardais comme un charlatan, un singe ridicule caché depuis
longtemps, à mon insu, sous la peau d'un lion, tant ses récits étaient
absurdes.
PHILOCLÈS.
Et que disait-il ? par Vesta, mon cher Tychiade, je suis curieux de savoir
combien il dissimule de hâblerie sous une aussi belle barbe.
6. TYCHIADE.
C'était mon habitude, Philoclès, d'aller chez Eucrate en d'autres occasions,
lorsque je n'avais absolument rien à faire. Aujourd'hui que j'avais besoin de
parler à Léontichus, un de mes amis intimes, tu sais, j'appris de son valet
qu'il était allé, dès le matin, faire, visite à Eucrate, un peu malade. Le
double motif et de rencontrer Léontichus, et de visiter Eucrate, dont
j'ignorais l'indisposition, me conduisit chez ce dernier. Je ne trouve plus
Léontichus ; il venait de sortir, me dit-on, depuis un instant ; mais je vis
une nombreuse compagnie au milieu de laquelle j'aperçus Cléodème le
péripatéticien, Dinomaque le stoïcien et Ion (09).
Tu connais cet homme qui veut qu'on l'admire, quand il parle des écrits de
Platon, comme étant le seul capable de pénétrer intimement les pensées du
philosophe et de les expliquer aux autres : tu vois de quels personnages je te
parle, tout confits en sagesse et en vertu, la fleur de chaque secte, tous
infiniment respectables et d'une physionomie presque effrayante. Il y avait
aussi là le médecin Antigonus, appelé, je crois, pour la maladie : Eucrate
paraissait se porter mieux ; sa maladie était de celles qu'on nourrit avec soi
: l'humeur était de nouveau descendue dans les pieds. Il m'invita à m'asseoir
auprès de lui, sur son lit, en donnant à sa voix une intonation de malade,
aussitôt qu'il m'aperçut ; mais, en entrant, je l'avais entendu crier et
discuter d'un ton sonore. J'eus grand soin de ne pas lui toucher les pieds ;
puis; m'excusant, comme il est d'usage en pareil cas, d'avoir ignoré son
indisposition, et ajoutant que j'étais accouru pour le voir dès que je l'avais
apprise, je pris place à ses côtés.
7. Avant mon
arrivée, on avait déjà beaucoup disserté sur la maladie d'Eucrate, on en
parlait encore, et chacun indiquait un remède. Alors Cléodème : "Si donc
on enlève de terre avec la main gauche la dent d'une belette tuée de la
manière que je vous ai dite, si on la lie dans une peau de lion nouvellement
écorché, et qu'ensuite on l'attache autour de la jambe, la douleur s'apaise
tout à coup. - Pas dans une peau de lion, reprit Dinomaque, mais dans une peau
de biche vierge et qui n'ait point encore été saillie. La chose est bien plus
croyable de cette manière : la biche est un animal léger dont toute la force
est dans les pieds. Le lion, il est vrai, est vigoureux ; sa graisse, sa patte
droite de devant, et les poils roides de sa crinière ont une grande vertu,
quand on sait s'en servir avec les enchantements propres à chaque partie ; mais
elles ne guérissent pas du tout les pieds. - Je croyais aussi comme vous,
répondit Cléodème, que c'était de la peau de biche qu'il fallait se servir ;
mais dernièrement un homme de Libye, savant dans ces secrets, m'a fait changer
de façon de penser en me disant que les lions étaient plus vites que les
biches, puisque évidemment ils les prennent à la chasse." Tout le monde
approuva le Libyen comme ayant parlé avec justesse (10).
8. Je pris
alors la parole. "Eh quoi ! leur dis-je, vous croyez que des douleurs dont
la cause est interne peuvent s'apaiser par des enchantements ou par des remèdes
appliqués à l'extérieur ?" A ce discours, ils se moquèrent de moi ; il
était évident qu'ils m’accusaient tous d'ignorance, de ne pas savoir des
choses aussi manifestes, et que nul homme sensé ne saurait contredire.
Cependant le médecin Antigonus parut bien aise que j’eusse fait cette
question. Depuis longtemps, je crois, on lui battait un peu froid, parce qu'il
persistait à traiter Eucrate avec les secours de son art, lui ordonnant de ne
plus boire de vin, de se nourrir de légumes, en un mot, de se détendre les
fibres. Cléodème se mettant donc à sourire : "Que dites-vous, Tychiade ?
s'écria-t-il. Vous parait-il incroyable qu'on puisse tirer quelque utilité de
ces sortes de remèdes dans les maladies ? - Cela me paraît incroyable, lui
répondis-je : autrement je n'aurais pas le nez bien fin, si je me mettais dans
la tête que des remèdes externes, sans communication immédiate avec les
causes intérieures des maladies, peuvent agir au moyen de quelques paroles,
comme vous dites, ou de certains enchantements, et qu'en attachant ces remèdes
au malade, ils lui rendront la santé. Jamais cela n'aura lieu, quand vous
lieriez seize belettes entières dans la peau du lion de Némée. Pour ma part,
j'ai souvent vu le lion lui-même boiter de douleur dans sa peau tout entière.
9. - Vous
êtes bien simple, reprit Dinomaque, d'avoir négligé d'apprendre ces sortes de
remèdes, et comment il faut les appliquer pour en tirer quelque utilité contre
les maladies. Vous me semblez ne pas admettre non plus les faits si
généralement connus, les guérisons de fièvres périodiques et de tumeurs
inguinales, les enchantements de reptiles et les autres merveilles que les
vieilles opèrent tous les jours. Si tout cela se fait, pourquoi ne pas croire
que celles dont nous parlons ont lieu par des moyens semblables ? - Votre
conclusion, Dinomaque, lui répondis-je, n'est pas tout à fait juste, et, comme
on dit, vous chassez un clou avec l'autre. En effet, il n'est pas prouvé que
les merveilles en question soient opérés par une pareille puissance. Si donc
vous ne commencez pas par me convaincre que ces faits sont dans l'ordre de la
nature, que la fièvre ou la tumeur a peur d'un nom divin, d'un mot barbare et
s'enfuit de l'aine, ce que vous dites n'est pour moi que des contes de bonnes
femmes.
10. - Je juge
à votre discours, répondit Dinomaque, que vous ne croyez pas à l'existence
des dieux, puisque vous ne pensez pas qu'il soit possible d'opérer des
guérisons avec des mots sacrés. - Ne dites pas cela, mon cher, repartis-je ;
rien n'empêche que les dieux existent et que ces prodiges ne soient faux. Quant
à moi, je respecte les dieux, je vois les guérisons qu'ils opèrent, le bien
qu'ils font aux malades et comment il les rétablissent à l'aide des remèdes
et de la médecine. En effet, Esculape lui-même et ses enfants guérissaient
les malades en leur appliquant des drogues bénignes, et non pas en leur
attachant des lions et des belettes (11).
11. - Laissez
là ce discours, dit alors Ion, je vais vous raconter un fait prodigieux.
J'étais encore jeune garçon, à l'âge d'environ quatorze ans. On vint dire à
mon père que Midas, son vigneron, valet robuste du reste et bon travailleur,
avait été mordu par une vipère, à l'heure où la place publique est pleine
de monde (12). Il était couché, disait-on, et la
gangrène se mettait dans la jambe. Pendant qu'il attachait la vigne aux
échalas, la vipère s'était glissée, lui avait mordu l'orteil et s'était
aussitôt replongée dans son trou : le malheureux jetait les hauts cris et se
mourait de douleur. Voilà ce qu'on nous annonce : nous allons voir Midas que
ses camarades portaient sur une civière; il était tout enflé et livide,
paraissait déjà décomposé et respirait à peine. Mon père était désolé.
Un de ses amis, qui se trouvait là : "Soyez tranquille, lui dit-il, je
vais quérir à l'instant un Babylonien, de ceux qu'on appelle Chaldéens, et il
va vous guérir cet homme tout de suite. En effet, pour abréger, le Babylonien
arrive et rétablit Midas, en chassant au moyen d'un enchantement le poison
répandu dans son corps, et en suspendant au pied du malade une pierre prise à
la colonne, funéraire d'une jeune fille. C'est peu de chose, pensez-vous :
cependant Midas, prenant sur son dos la civière sur laquelle on l'avait
apporté, s'en retourne aux champs. Voilà quelle fut la puissance d'un
enchantement et d'une pierre sépulcrale.
12. Le
Babylonien fit, en outre d'autres prodiges vraiment divins ; s'étant rendu dès
le matin dans la campagne, il prononça sept mots sacramentels tirés d'un vieux
livre, purifia le lieu avec du soufre et un flambeau, en en faisant trois fois
le tour, et chassa ainsi tous les reptiles qui étaient dans le pays. On vit
alors arriver, attirés par la force du charme, serpents, aspics, vipères,
cérastes, acontias, crapauds mâles et femelles.
Un vieux dragon manquait à rappel : il n'avait pu, je crois, vu son grand âge,
ramper hors de son trou et obéir à l'ordre du magicien. Celui-ci dit que tous
les reptiles n'étaient pas là ; et, dépêchant un jeune serpent, il l'envoya
comme ambassadeur auprès du vieux dragon, qui se décida bientôt à venir.
Quand ils furent rassemblés, le Babylonien souffla dessus, et tous furent à
l'instant même consumés par ce souffle. Nous étions dans l'admiration.
13. -
Dites-moi, Ion, repris-je, le jeune serpent, dépêché comme ambassadeur,
donnait-il la main à ce dragon accablé, dites-vous, par l'âge, ou bien
celui-ci s'appuyait-il sur un bâton ? - Vous plaisantez, dit Cléodème; moi
aussi, j'ai été autrefois plus incrédule que vous sur ces sortes de prodiges
; je ne pensais pas, en effet, qu'on pût, en aucune manière, y ajouter foi.
Cependant, en voyant voler en l'air un barbare des pays hyperboréens, c'est le
nom qu'il se donnait lui-même, j'ai cru, et, après une longue résistance,
j'ai été forcé de me rendre. Que fallait-il faire, quand je le voyais, en
plein jour, se soutenir en l'air, marcher sur l'eau, passer à travers le feu,
tranquillement et pas à pas ? - Vous avez vu cela, lui dis-je, un Hyperboréen
qui volait et marchait sur l'eau ? - Certainement, me répondit-il, et même il
portait une chaussure de peau, suivant l'usage de ces peuples. Mais ce n'est
rien. Comment vous dire tout ce qu'il nous a fait voir de prodiges, inspirant
des amours, évoquant des démons, ressuscitant des morts en putréfaction,
faisant venir Hécate elle-même sous une forme visible et forçant la lune à
descendre sur la terre ?
14. Je vais
vous raconter ce que j'ai vu faire chez Glaucias, fils d'Alexiclès. Glaucias
venait d'hériter de son père, mort depuis peu, lorsqu'il devint amoureux de
Chrysis, fille de Démépète. J'étais alors son maître de philosophie, et, si
l'amour ne lui eût fait perdre son temps, il saurait maintenant toute la
doctrine du péripatétisme. A dix-huit ans, il savait déjà user de l'analyse,
et avait suivi un cours complet de physique. Ne sachant plus que devenir avec sa
passion, il vint me conter sa peine ; moi je crus, étant son maître, devoir
mener chez lui notre mage hyperboréen, auquel il donna tout de suite quatre
mines (il fallait bien quelques avances pour les sacrifices), en lui en
promettant seize autres, s'il le faisait jouir de Chrysis. Le mage attend la
pleine lune, époque où ces sortes de charmes ont le plus d'effet, creuse une
fosse dans la cour de la maison, et au milieu de la nuit commence par évoquer,
nous présents, Alexiclès, père de Glaucias, mort depuis plus de sept mois. Le
vieillard, irrité de la passion de son fils, commence par entrer dans une
grande colère, mais il finit par consentir à cette inclination. Le mage fait
alors venir Hécate, suivie de Cerbère, puis il force la lune à descendre ;
spectacle aux mille formes, aux figures les plus variées, qui nous représente
d'abord une femme, ensuite un bœuf magnifique, et enfin un chien de chasse. En
dernier lieu, l'Hyperboréen ayant façonné un petit Amour avec de la boue
:"Pars, lui dit-il, et amène-nous Chrysis !"Le morceau de boue
s'envole ; un instant après la jeune fille frappe à la porte, entre, se jette
au cou de Glaucias, comme une amoureuse folle, et couche avec lui jusqu'au chant
du coq. Alors la lune remonte au ciel, Hécate redescend sous terre, tous les
fantômes disparaissent, et nous reconduisons Chrysis chez elle, au point du
jour.
15. Si vous
aviez vu tout cela, Tychiade, vous ne douteriez pas que les enchantements ne
puissent être fort utiles. - Vous avez raison, lui répondis-je, je croirais
tout cela, si je l'avais vu. Mais, pour le moment, excusez-moi de n'être pas
aussi clairvoyant que vous. Je connais, d'ailleurs, la susdite Chrysis ; c'est
une femme galante et facile. Je ne vois pas pourquoi vous avez eu besoin
d'employer avec elle un messager de boue, un mage hyperboréen et la lune en
personne, puisque, pour vingt drachmes, vous la mèneriez chez les Hyperboréens
mêmes : c'est une femme à ne pas résister à un enchantement de cette nature,
et elle fait tout le contraire des fantômes. Ceux-ci prennent la fuite, dès
qu'ils entendent le son de l'airain ou du fer, c'est du moins ce que vous dites
; mais lorsque Chrysis entend le son de l'argent, elle arrive au bruit du métal
- J'admire aussi beaucoup votre mage, qui, pouvant se faire aimer des plus
belles femmes, et en recevoir des talents entiers, consent, pour quatre mines,
l'avare ! à rendre une Chrysis aimable. -Vous vous rendez ridicule, me dit-on,
en refusant de croire à tous ces faits.
16. Je vous
demanderais volontiers alors ce que vous pensez de ceux qui délivrent les
démoniaques de leurs terreurs, et qui conjurent publiquement les fantômes. Je
n'ai pas besoin d'en citer des exemples : tout le monde connaît le Syrien de
Palestine, si expert en ces sortes de cures, qui, rencontrant sur son passage,
à certaines époques de la lune, des gens qui tombent en épilepsie, roulent
des yeux égarés, et ont la bouche pleine d'écume, les relève, et les
renvoie, moyennant un salaire considérable,, délivrés de leur infirmité.
Lorsqu'il est auprès des malades, il leur demande comment le démon leur est
entré dans le corps : le patient garde le silence, mais le démon répond, en
grec ou en barbare, et dit quel il est, d'où il vient, et comment il est entré
dans le corps de cet homme : c'est le moment qu'il choisit pour l'adjurer de
sortir ; s'il résiste, il le menace et finit par le chasser. J'en ai vu
moi-même sortir un tout noir et à la peau enfumée. - Il n'est pas
extraordinaire, Ion, lui dis-je, que vous ayez vu cela, vous qui découvrez les
idées dont Platon, votre père, vous enseigne que la perception est très
obscure, à cause de la faiblesse de nos yeux.
17. - Ion,
dit alors Eucrate, est-il le seul qui ait vu de pareilles scènes ? Une foule de
personnes n'ont-elles pas rencontré des démons, les unes pendant la nuit, les
autres en plein jour ? Pour moi, j'en ai vu, non pas une fois, mais dix mille.
J'ai commencé par en être fort effrayé : maintenant, j'y suis tellement
accoutumé, qu'il ne me semble plus voir rien d'extraordinaire, surtout depuis
qu'un Arabe m'a fait présent d'un anneau fabriqué avec du fer pris à des
croix (13), et m'a enseigné un enchantement
composé de beaucoup de mots ; mais peut-être ne me croirez-vous pas, Tychiade
? - Comment, lui répondis-je, ne pas croire Eucrate, fils de Dinon, qui a le
renom de sage, et qui, chez lui, dit avec une liberté et une autorité
complètes tout ce que bon lui semble ?
18. - Eh bien
! reprit Eucrate, vous pourrez apprendre, non pas de moi seul, mais de tous les
miens, l'histoire de la statue qui se fait voir, chaque nuit, à tous les gens
de la maison, enfants, jeunes gens, vieillards. - De quelle statue voulez-vous
donc parler ? lui dis-je. - N'avez-vous pas vu, reprit-il, dans la cour, en
entrant, cette belle statue, ouvrage du sculpteur Démétrius ? - N'est-ce pas
cet homme qui tient un disque, et qu'on voit courbé dans l'attitude de le
lancer (14) ? Il a le visage tourné du côté de
la main qui porte le disque, et, ployant doucement le genou, il semble prêt à
se relever dès qu'il l'aura jeté. - Ce n'est pas celui-là ; le discobole dont
vous voulez parler est une oeuvre de Myron (15). Ce
n'est pas non plus le beau garçon qui est auprès, et dont la tête est ceinte
d'une bandelette : il est de Polyclète. Laissez toutes les statues qui sont à
droite, quand vous entrez, et parmi lesquelles se trouvent aussi les
Tyrannicides de Critias et de Nestoclès (16).
Avez-vous remarqué, près du jet d'eau, un personnage qui a le ventre saillant
et la tête chauve ? Il est à moitié nu ; le vent semble agiter quelques poils
de sa barbe, il a les veines fortement accusées ; on dirait d'un homme, tant la
ressemblance est parfaite : c'est de lui que je parle, et je crois que c'est
Pélichus, général des Corinthièns.
19. - Par
Jupiter ! repris-je, j'ai effectivement remarqué cette statue, à la droite de
Saturne : elle avait des bandelettes, des couronnes sèches, et la poitrine
couverte de feuilles d'or. - C'est moi, répondit Eucrate, qui la lui ai dorée
ainsi, pour m'avoir guéri en trois jours d'une fièvre lente qui me minait. -
Eh quoi ! le brave Pélichus est-il donc aussi médecin ? - Certainement, et ne
raillez pas, ou bien il ne tardera pas à se venger de vous. Je sais, par
expérience, tout ce que peut cette statue dont vous vous moquez. Ne croyez-vous
pas que, s'il est capable de guérir la fièvre, il puisse aussi l'envoyer à
qui bon lui semble ? - Que cette statue, dis-je alors, qui ressemble tant à un
homme, nous soit donc bienveillante et propice ! Mais quelle est donc cette
chose que vous lui voyez faire, vous et tous les gens de votre maison ? -
Aussitôt, me dit Eucrate, que là nuit arrive, il descend de la base sur
laquelle-il est debout, et fait sa ronde dans le logis. Tout le monde le
rencontre, parfois en train de chanter ; mais il n'a jamais fait de mal à
personne ; il faut seulement se détourner de sa route, et il passe, sans gêner
ceux qui le regardent. Souvent même, il se baigne et folâtre toute la nuit, au
point qu'on peut entendre le bruit de l'eau. - Prenez garde, repris-je : cette
statue n’est sans doute pas celle de Pélichus ; c'est plutôt Talus le
Crétois, fils de Minos, homme d'airain, qui faisait le tour de la Crète ; et
quoique le vôtre, Eucrate, ne soit pas d'airain, mais de bois, rien n'empêche
que ce ne soit pas l'oeuvre de Démétrius, mais une invention de Dédale :
d'autant plus qu'il s'enfuit aussi, dites-vous, de dessus sa base.
20. -
Craignez, Tychiade, me répondit-il, d'avoir à vous repentir, par la suite, de
votre plaisanterie. Je sais ce qu'a souffert celui qui lui avait volé les
oboles que nous lui offrons à chaque néoménie. - Le châtiment a dû être
bien terrible, reprit Ion ; car c'était un sacrilège. - Comment la statue
s'est-elle donc vengée, Eucrate ? Je voudrais bien le savoir, malgré
l'incrédulité probable de Tychiade. - Il y avait, aux pieds de cette statue,
continua Eucrate, une grande quantité d'oboles, plusieurs autres pièces
d'argent collées à sa cuisse avec de la cire et quelques feuilles du même
métal, offrandes payées par ceux que son pouvoir avait délivrés de la
fièvre. Nous avions en ce moment un esclave libyen, mauvais sujet, qui soignait
les chevaux. Il entreprit de dérober, pendant la nuit, les dons faits à la
statue, et, pour exécuter son vol, il attendit le moment où elle était
descendue de sa base. A son retour, Pélichus s'aperçut qu'on l'avait volé, et
voyez comme il se vengea et fit prendre le Libyen en flagrant délit. Le
malheureux se mit à errer le reste de la nuit par toute la cour, comme enfermé
dans un labyrinthe ; le jour parut, et il fut pris, ayant encore sur lui les
pièces qu'il avait prises. Convaincu de vol, il reçut une rude bastonnade, et,
après avoir vécu quelque temps encore, le misérable périt misérablement,
fustigé, disait-il, toutes les nuits, et si vigoureusement, que le lendemain on
voyait son corps couvert de meurtrissures. Après cela, Tychiade, moquez-vous de
Pélichus et de moi-même, comme d'un vieillard du temps de Minos, qui commence
à radoter. - Ma foi, Eucrate, lui répondis-je, ce qui est d'airain est
d'airain, et cette statue reste l'œuvre de Démétrius d'Alopéce, faiseur
d'hommes et non pas de dieux : je n'aurai donc pas peur de votre statue de Pélichus, dont
je n'aurais pas beaucoup, de son vivant, redouté les
menaces."
21. Après cette
histoire, le médecin Antigonus prit la parole : "J'avais aussi, dit-il à
Eucrate, un Hippocrate d'airain, haut environ d'une coudée. Dès que la mèche
de la lampe était éteinte, il parcourait toute la maison avec grand bruit,
renversant les boites, bouleversant les drogues, poussant les portes, surtout si
nous différions de lui offrir le sacrifice que nous lui faisons chaque année.
-Ainsi, repris-je, le médecin Hippocrate exige qu'on lui fasse un sacrifice, et
il se fâche, si au temps prescrit on ne le régale pas de victimes accomplies !
Il me semble qu'il devrait être content de quelque cérémonie funèbre, d'une
libation de lait et de miel, ou d'une couronne posée sur sa tête.
22. -
Écoutez, dit Eucrate, une chose, que j'ai vue, il y a cinq ans, et que je
garantis sur témoins. On était dans la saison des vendanges ; vers le milieu
du jour, je laisse mes vendangeurs dans ma vigne et m'en vais seul, méditant et
réfléchissant, me promener dans un bois. Arrivé à un endroit touffu,
j'entends aboyer des chiens. Je pense d'abord que, suivant son habitude, Mnason,
mon fils, pour se divertir à la chasse, s'est enfoncé dans le fourré avec ses
compagnons. Mais ce n'était pas cela du tout : quelques instants après, la
terre tremble, une voix de tonnerre se fait entendre, et je vois une femme d'un
aspect effrayant s'avancer vers moi. Sa taille était haute de près d'un
demi-stade : elle tenait un flambeau de la main gauche, et de la droite une
épée, longue d'environ vingt coudées. Par le bas, elle avait les pieds faits
en serpents, et par en haut elle ressemblait à une Gorgone, c'est-à-dire
qu'elle avait un regard terrible, à faire frémir ; qu'au lieu de cheveux des
dragons pendaient en grappes ou se roulaient en spirales sur son cou et sur ses
épaules. Voyez, mes amis, ajouta-t-il, comme, au seul récit, j'en frissonne de
frayeur." Et, en disant ces mots, Eucrate montrait à toute l'assemblée
les poils de son bras hérissés par la terreur.
23. Cependant
Ion, Dinomaque et Cléodème l'écoutaient, la bouche ouverte et l'œil fixe ;
ces vieillards, qu'Eucrate menait par le nez, semblaient prêts à adorer ce
colosse incroyable, cette femme d'un demi-stade, cette espèce d'épouvantail
gigantesque. Je me dis alors en moi-même que ces hommes, qui enseignent la
sagesse aux jeunes gens et qu'admire tant la multitude, ne diffèrent des
enfants au maillot que par leur barbe et leurs cheveux gris; plus faciles
d'ailleurs à se laisser prendre aux mensonges.
24. Dinomaque,
prenant alors la parole : "Dites-moi donc, Eucrate, de quelle taille
étaient les chiens de cette déesse. - Ils étaient, dit Eucrate, plus hauts
que des éléphants indiens, noirs comme eux, velus, couverts d'un poil sale et
dégoûtant. Dès que j'aperçus ce fantôme, je m'arrêtai, et tournai en
dedans le chaton de la bague dont l'oracle m'avait fait présent. Alors Hécate,
frappant la terre de son pied de serpent, produisit une ouverture énorme, aussi
large que le Tartare, se plongea aussitôt dans ce gouffre et disparut. Remis de
ma frayeur, je me penchai en me tenant à un arbre, de peur que, pris de
vertige, je ne vinsse à tomber la tête la première. Je vis alors tout ce
qu'il y a dans les Enfers, le Pyriphlégéthon, le lac, Cerbère, les morts, au
point même d'en reconnaître quelques-uns. Ainsi, je distinguai parfaitement
mon père, encore couvert des mêmes vêtements dans lesquels nous l'avions
enseveli. - Et que faisaient les âmes ? dit alors Ion. - Que voulez-vous
qu'elles fissent ? Rangées par tribus et par phratries (17)
elles passent leur temps, couchées sur les prés d'asphodèle avec leurs amis
et leurs parents. - Que les Épicuriens, reprit Ion, viennent donc à présent
contredire le divin Platon et sa doctrine sur les âmes. Mais avez-vous vu
Socrate et Platon parmi les morts ? -J'ai vu Socrate, répondit Eucrate, mais
pas très nettement : j'ai seulement jugé que c'était lui, à son gros ventre
et à sa tête chauve. Quant à Platon, je ne l'ai pas reconnu, car il ne faut
pas mentir avec les amis. Lorsque j'eus considéré tout avec attention, le
gouffre se ferma. Quelques-uns de mes esclaves, qui me cherchaient, et parmi eux
Pyrrhias que voici, arrivèrent avant qu'il fût totalement fermé. Pyrrhias !
est-ce bien la vérité ? - Oh ! oui, par Jupiter ; j'ai même entendu des
aboiements sortir du gouffre, et il m'a semblé voir la lueur d'un
flambeau." Je ne pus m'empêcher de rire, en entendant ce témoin ajouter
la lueur du flambeau et les aboiements.
25. Ce fut le
tour de Cléodème : " Ce que vous avez vu, Eucrate, dit-il, n'est pas
nouveau, et d'autres, comme vous, l'ont pu voir, puisque moi-même, étant
malade, j'eus, il y a peu de temps, un spectacle pareil. Antigonus, que voici,
me faisait visite et me soignait. Le septième jour, la fièvre était devenue
plus chaude qu'un incendie. On m'avait laissé seul ; la porte de ma chambre
était fermée, et mes domestiques attendaient dehors. Vous l'aviez ainsi
prescrit, Antigonus, pour qu'il me fût possible de dormir. Alors un jeune
homme, d'une rare beauté, vêtu de blanc, se présente à mes yeux bien
éveillés ; il m'ordonne de me lever, et me conduit dans les Enfers à travers
un gouffre profond. A peine entré, je reconnais Tantale, Tityus et Sisyphe. Que
vous dirai-je ? J'arrivai au tribunal : là se tenaient Éaque, Charon, les
Parques et les Furies : une espèce de roi. Pluton apparemment, était assis sur
un trône : il prononça les noms de ceux qui devaient bientôt mourir et qui
étaient restés dans le monde au delà du terme prescrit. Le jeune homme, me
prenant aussitôt la main, me présente à Pluton, qui, se fâchant contre mon
conducteur : "Son fil n'est pas encore complètement employé,"
s'écrie-t-il : "qu'il s'en aille ; mais amène-moi le forgeron Démyle ;
il vit plus que ne le comporte son fuseau." Je m'enfuis à l'instant, plein
de joie ; la fièvre m'avait quitté. J'annonçai à tout le monde que Démyle
était sur le point de mourir. Il demeurait dans notre voisinage. On me dit
qu'il était malade, et quelque temps après nous entendîmes les lamentations
de ceux qui le pleuraient.
26. - Qu'y
a-t-il d'étonnant à cela ? dit alors Antigonus. Je connais bien un homme qui
est ressuscité vingt jours après qu'on l'eut enterré. Je l'ai soigné avant
sa mort, et depuis qu'il est revenu à la vie. - Et comment, lui dis-je, son
corps n'a-t-il pas pourri pendant ces vingt jours, et n'est-il pas mort de faim,
à moins que vous n'ayez soigné là un autre Epiménide (18)
?"
27. Sur ces
entrefaites, les fils d'Eucrate rentrèrent de la palestre :l'un était déjà
un grand jeune homme, l'autre avait à peu près quinze ans. Après nous avoir
salués, ils s'assirent si le lit auprès de leur père, et l'on m'apporta un
siège. Alors Eucrate, comme si la vue de ses fils lui eût rappelé quelque
souvenir : "Puissé-je, dit-il en étendant la main sur eux, être aussi
heureux par ces enfants que ce que je vais vous dire, Tychiade est véritable !
Personne n'ignore combien je chérissais leur mère, ma femme, d'heureuse
mémoire. J'en ai donné des preuves par tout ce que j'ai fait pour elle de son
vivant et depuis qu'elle n'est plus. A sa mort, je brûlai sur son bûcher
toutes les parures, tous les vêtements qu'elle se plaisait à porter durant sa
vie. Sept jours après son décès, j'étais couché sur ce lit, comme
aujourd'hui, cherchant quelque consolation à ma douleur, et lisant
silencieusement le Traité de Platon sur l'immortalité de l'âme. Tout à coup
Déménète elle-même entre et vient s'asseoir auprès de moi, dans l'attitude
où vous voyez à présent Eucratide." Il montrait en même temps le plus
jeune de ses fils, qui se mit à frissonner comme un enfant et devint tout pâle
à ce récit. "Pour moi, reprit Eucrate, dès que je la vois, je la serre
entre mes bras et je fonds en larmes. Mais elle, interrompant mes plaintes,
m'adresse des reproches de ce que lui ayant fait une offrande de tout ce qui lui
avait appartenu, je n'avais pas jeté dans le feu l'une de ses deux pantoufles,
qui étaient d'étoffe d'or. Elle me dit que cette pantoufle était tombée
derrière un coffre ; et, en effet, comme nous ne l’avions pas trouvée, nous
nous étions contentés de brûler l'autre. Nous parlions- encore, lorsqu'une
misérable petite chienne de Mélite (19), qui
était sous le lit, se mit à aboyer, et ma femme disparut. Cependant la
pantoufle fut trouvée sous le coffre, et on la brûla le lendemain.
28.
Croyez-vous encore, Tychiade, que l'on doive refuser sa créance à des visions
aussi claires, et qui se reproduisent tous les jours ? - Non, par Jupiter, lui
répondis-je ; ceux qui ne voudraient pas y croire, et qui s'armeraient d'une
telle impudence contre la vérité, mériteraient bien, comme les enfants, de
recevoir des coups de pantoufle dorée sur les fesses."
29. En ce
moment arrive Arignotus le Pythagoricien, aux longs cheveux, à l'air
respectable. Tu te connais ; c'est un personnage renommé par sa sagesse et
qu'on a surnommé le divin. En le voyant, je respirai ; je pensais, en effet,
qu'il venait comme une hache pour saper tant de mensonges. "Ce sage, me
disais-je en moi-même, va clore la bouche à tous ces conteurs de prodiges ; il
me fait l'effet d'un dieu qui roule ici, comme on dit, sur sa machine : c'est la
fortune qui l'envoie." Il s'assied, et Cléodème lui fait place : il
demande d'abord des nouvelles du malade, et, apprenant d'Eucrate même qu'il se
sentait mieux : " De quoi donc, dit-il, vous entreteniez-vous tout à
l'heure ? En entrant, je vous ai entendu parler, et il m'a semblé que la
conversation était parfaitement établie. - Que faire autre chose, reprit
Eucrate, que de persuader à cet homme de diamant (il me montrait) qu'il y a des
démons, des fantômes, des âmes des morts qui reviennent sur la terre, et se
montrent à ceux qui le veulent ?" Ce discours me fit rougir, et je baissai
la tête par déférence pour Arignotus. "Prenez garde, Eucrate, reprit-il,
Tychiade, veut peut-être dire qu'on voit seulement errer les âmes de ceux qui
sont morts d'une manière violente : par exemple, si un homme s'est pendu, s'il
a eu la tête tranchée, s'il a été empalé, ou qu'il soit mort par tout autre
moyen pareil ; mais qu'à l'égard des âmes de ceux qui sont morts
naturellement, il n'en est point ainsi. Si c'est là ce qu'il dit, on ne doit
pas tout à fait le rejeter. - Par Jupiter ! s'écrie Dinomaque, ce n'est pas
cela du tout : il nie complètement ces faits et soutient que rien de tel ne
s'est jamais vu.
30. - Que
dites-vous ? reprit Arignotus en me regardant de travers. Vous prétendez que
rien de cela n'est possible, quand tout le monde, pour ainsi dire, atteste
l'avoir vu ! - Vous plaidez ici ma cause, répondis-je ; si je ne crois pas,
c'est que, seul entre tous, je n'ai pas vu ; si je voyais, je croirais comme
vous. - Eh bien, reprit-il, si jamais vous allez à Corinthe, demandez où est
la maison d'Eubatide, et, quand on vous l'aura montrée, près du Cranium,
entrez-y, et dites au portier Tibius que vous voulez voir l'endroit d'où le
philosophe pythagoricien Arignotus a chassé un démon, en faisant creuser une
fosse, et savoir comment il a rendu la maison pour toujours habitable (20).
31. -
Qu'était-ce donc, Arignotus ? demanda Eucrate. - Cette maison, continua-t-il,
était abandonnée depuis longtemps, à cause des frayeurs qu'elle inspirait. Si
l'on venait s'y installer, on était frappé de coups, et forcé de s'enfuir,
poursuivi par un fantôme effrayant et épouvantable. Elle tombait donc en ruine
; le toit était défoncé, et il ne se trouvait absolument personne qui eût le
courage d'y demeurer. Aussitôt que j'en eus entendu parler, je prends quelques
livres (j'en ai un grand nombre d'égyptiens, composés sur ces matières), et
je me rends à cette maison, vers l'heure du premier sommeil, malgré les
instances de mon hôte, qui, ayant appris mon dessein, s'efforçait de m'en
détourner et me retenait presque par mes habits pour m'empêcher de courir à
une perte qu'il croyait certaine. Pour moi, je me saisis d'une lampe, j'entre
seul, je pose ma lumière dans la plus grande chambre, et je me mets
tranquillement à lire, assis par terre. Bientôt le démon arrive, me prenant
sans doute pour un homme comme un autre, et se flattant de m'effrayer aussi : il
était sale, avec de longs cheveux, et plus noir que les ténèbres. Il se place
devant moi, cherche de tous côtés à m'assaillir, afin de me vaincre, et se
change successivement en chien, en taureau et en lion. J'emploie de mon côté
le plus terrible de mes enchantements, je lui parle égyptien ; et, par la force
de mon art, je le repousse dans le coin le plus obscur de la chambre; puis,
après avoir remarqué l'endroit où il avait disparu, je me repose le reste de
la nuit. Le lendemain matin, lorsque tout le monde, désespéré, s'attendait à
me trouver mort, ainsi que tous les autres, on fut on ne peut plus surpris en me
voyant sortir. J'allai chez Eubatide lui annoncer la bonne nouvelle, qu'il
pourrait désormais habiter sans crainte sa maison purifiée. Je le pris ensuite
avec moi, et, suivi d'une foule de personnes attirées par cette aventure
extraordinaire, je le menai à l'endroit même où j'avais vu le spectre
s'abîmer. Je l'engageai à faire prendre à ses gens des bêches et des hoyaux,
et à se mettre à fouiller. On le fit, et l'on découvrit à une brasse de
profondeur un cadavre déjà ancien et qui n'avait plus que les os. Nous lui
donnâmes la sépulture, et, depuis lors, la maison cessa d'être infestée par
des fantômes."
32. Lorsque
Arignotus, cet homme d'une sagesse divine, ce philosophe que tout le monde
révère, eut raconté cette histoire, il n'y eut plus personne dans la
compagnie quine m'accusât de la démence la plus complète, de ne vouloir pas
croire à de pareils phénomènes, attestés par un Arignotus. Pour moi, sans
redouter sa chevelure ni l'opinion qu'on avait de lui : "Eh quoi ! lui
dis-je, Arignotus, êtes-vous donc aussi de ces hommes qui n'offrent que la
seule espérance de la vérité, et qui sont pleins de fumée et de visions
fantastiques ? Vous vérifiez ce proverbe : "Notre trésor n'est pas du
charbon." - Eh bien, reprit-il, puisque vous ne croyez ni à mes discours
ni à ceux de Dinomaque, de Cléodème et d'Eucrate, citez-nous donc un homme
plus digne de foi sur cette matière et qui nous contredise complètement. Par
Jupiter, lui répondis-je ; je vous citerai l'illustre citoyen d'Abdère, le
fameux Démocrite : il était si fortement convaincu qu'il ne peut exister rien
de semblable, que, s'étant enfermé dans un tombeau situé hors des portes de
la ville, il y restait nuit et jour, travaillant à composer et à écrire ses
ouvrages. Alors des jeunes gens, qui voulaient l'effrayer et rire à ses
dépens, s'affublèrent de vêtements noirs, comme des morts, se mirent sur la
figure des masques qui ressemblaient à des crânes, et vinrent danser en rond
autour de lui, en faisant mille gambades. Mais le philosophe, sans se laisser
intimider par leur déguisement, sans même lever les yeux sur eux, et
continuant toujours d'écrire : "Trêve à vos plaisanteries," leur
dit-il, tant il était fermement persuadé que nos âmes ne sont plus rien quand
elles sont hors de nos corps. - Ce que vous dites là, reprit Eucrate, prouve
que Démocrite était un homme sans jugement, s'il a pensé de cette manière.
33. - Moi, je
vais vous raconter un fait qui m'est arrivé, et que je ne tiens pas d'un autre.
Peut-être, en l'entendant, Tychiade, serez-vous forcé de rendre hommage à la
vérité de mon récit. Lorsque, dans ma jeunesse, je vivais en Égypte, où mon
père m'avait envoyé pour m'instruire dans les sciences, il me prit envie de
remonter le Nil jusqu'à Coptos (21),et d'aller de
là voir la statue de Memnon (22), afin d'entendre
ce son merveilleux qu'elle rend aux premiers rayons du soleil levant. Je
l'entendis, non pas, comme le commun des hommes, rendre un son inarticulé ;
Memnon lui-même ouvrit la bouche pour moi et me rendit un oracle en sept vers,
qu'il serait inutile de vous réciter.
34. En
remontant le fleuve, il se trouva parmi nous un citoyen de Memphis, l'un des
scribes sacrés, homme admirable par son savoir et versé dans toute la doctrine
des Égyptiens. On me dit même qu'il était resté pendant vingt-trois ans dans
les sanctuaires souterrains, où Isis l'avait initié aux mystères de la magie.
- Vous voulez parler de Pancratès, mon maître, dit Arignotus, un homme divin,
rasé, vêtu de lin, toujours en méditation, parlant très purement le grec,
fort grand, camus, les lèvres épaisses, et les jambes grêles ? - C'est bien
lui, reprit Eucrate, c'est Pancratès ! D'abord j'ignorais quel il pouvait être
; mais, en le voyant, toutes les fois que le navire relâchait, faire une
infinité de prodiges, monter à cheval sur les crocodiles, nager au milieu des
bêtes farouches, qui s'inclinaient devant lui et le caressaient de leur queue,
je reconnus que c'était un mortel sacré, je cherchai à me faire bien venir
auprès de lui, et je parvins à m'insinuer dans son amitié au point qu'il me
communiqua tous ses secrets. A la fin, il m'engage à laisser mes esclaves à
Memphis et à le suivre seul, me disant que nous ne manquerions pas de
serviteurs. En effet, voici ce que nous faisions.
35. Lorsque
nous arrivions dans une hôtellerie, mon homme, saisissant la barre de la porte,
un balai ou un pilon, lui mettait un habit, et, prononçant sur lui une formule
magique, le faisait marcher et prendre par tout le monde pour un homme. Ce
domestique allait nous puiser de l'eau, faisait la cuisine, rangeait les meubles
et se montrait en tout serviteur intelligent et actif. Lorsque ensuite
Pancratès n'avait plus besoin de ses services, par un second enchantement, il
le rendait de nouveau balai, s'il avait été balai ; pilon, s'il avait été
pilon. Quelque désir que j'eusse d'apprendre ce secret, je ne pus l'obtenir de
l'Égyptien. Il s'en montrait, fort jaloux, quoique, dans. tout le reste, il en
usât avec moi sans réserve. Un jour, cependant, caché dans un coin obscur,
j'entendis, à son insu, la formule, magique. C'était un mot composé de trois
syllabes. Pancratès sortit pour se rendre à la place publique, après avoir
commandé au pilon ce qu'il avait à faire.
36. Le
lendemain, pendant que mon Égyptien était occupé sur la place publique, je
prends le pilon, je l'habille, je prononce les trois syllabes magiques. et je
lui ordonne d'aller puiser de l'eau. Il m'en apporte une amphore toute pleine.
"En voilà assez,"lui dis-je, "n'apporte plus d'eau, redeviens
pilon." Mais le voilà qui refuse de m'obéir ; il continue d'apporter de
l'eau et en remplit toute la maison. Je ne savais que faire : je craignais que
Pancratès ne se fâchât à son retour, ce qui arriva, en effet. Je saisis donc
une hache, et je coupe le pilon en deux. Aussitôt chaque morceau de bois prend
une amphore et va puiser de l'eau. Au lieu d'un domestique, j'en avais deux. Sur
ces entrefaites Pancratès revient, devine aisément ce qui s'est passé, et
change en bois mes porteurs d'eau, comme ils étaient avant l'enchantement.
Seulement, quelques jours après, il me laisse là sans que je m'en aperçoive
et sans que j'aie pu savoir ce qu'il était devenu. - Et maintenant encore :,
s'écria Dinomaque, vous savez donc encore faire un homme d'un pilon ? - Oui,
vraiment, par Jupiter, dit Eucrate, ou du moins à moitié, car je ne pourrais
pas le rappeler à la première forme, et, si j'en faisais un porteur d'eau, je
courrais risque de voir ma maison inondée.
37. - Ne
cesserez-vous pas, dis-je alors, de raconter des absurdités pareilles, vous,
des vieillards ? Si vous y tenez, remettez au moins à un autre temps, par
égard pour les jeunes gens que voici, le récit de vos histoires incroyables ou
effrayantes. Prenez garde de leur remplir la tête, sans le vouloir, de frayeurs
et de fables étranges. Ménagez la jeunesse, et ne l'accoutumez pas à de
semblables aventures, dont l'impression troublerait, pour tout le reste de la
vie, la tranquillité de son âme et la rendrait pusillanime et superstitieuse.
38. -A propos
de superstition, dit Eucrate, vous me rappelez tout à point un trait singulier.
Mais que vous semble, Tychiade, des oracles, des prophéties, de ces vers que
récitent à grands cris des hommes inspirés par un dieu, de ceux que l'on
entend sortir du fond du sanctuaire, ou que prononce la prêtresse pour
révéler l'avenir ? Il est probable que vous n'y croyez pas davantage ? Eh
bien, moi, je possède un anneau sacré, dont la pierre gravée représente un
Apollon, et cet Apollon me parle ; mais je ne vous dirai pas cela, pour ne pas
avoir l'air de me vanter de choses incroyables. Je me contente de vous raconter
ce que j'ai entendu et vu dans le temple d'Amphiloque, à Malle, où la statue
de ce héros a réellement conversé avec moi et m'a donné des conseils sur mes
affaires ; puis, je vous rapporterai ce que j'ai vu à Pergame et entendu à
Patare. Lorsque je revenais d'Égypte dans ma patrie, on me dit que l'oracle de
Malle était le plus célèbre et le plus véridique, qu'il répondait
clairement, mot pour mot, à ce qu'on écrivait sur des tablettes remises entre
les mains du prophète ; je crus donc n'avoir rien de mieux à faire que
d'éprouver l'oracle et de consulter le dieu de l'avenir."
39. Eucrate
en était là, lorsque, voyant où il allait en arriver, et que ce n'était pas
pour rien qu'il avait fait un si long prologue de tragédie sur les oracles, ne
voulant pas d'ailleurs jouer le personnage d'un éternel contradicteur, je le
laissai naviguant encore d'Égypte à Malle. Je sentais, du reste, que la
présence d'un adversaire, qui réfutait tous leurs mensonges, ne leur était
point agréable : "Je sors, leur dis-je, pour aller retrouver Léontichus,
auquel j'ai quelque chose de pressant à communiquer. Pour vous, que les choses
humaines ne peuvent satisfaire, priez les dieux de vous aider à raconter vos
prodiges." Cela dit, je sortis. Je ne doute pas que, profitant de la
liberté que leur laissait mon départ, ils ne se soient remis à leur régal et
ne s'en soient donné à cœur joie de leurs mensonges. Voilà, mon cher
Philoclès, ce que je viens d'entendre chez. Eucrate. Par Jupiter, je suis comme
les gens qui ont bu trop de vin doux ; j'ai l'estomac chargé, et j'ai besoin de
vomir. Je payerais volontiers fort cher un médicament qui eût la vertu de me
faire oublier tous ces récits : je crains que ce souvenir, en séjournant dans
ma mémoire, ne me joue quelque mauvais tour. Déjà je ne vois plus que
fantômes, spectres, démons, Hécates.
40. PHILOCLÈS.
C'est aussi, Tychiade, l'effet que m'a produit ta narration. Ceux qui sont
mordus par des chiens enragés ne sont pas, dit-on, les seuls qui enragent et
deviennent hydrophobes ; si celui qui a été mordu mord quelqu'un à son tour,
cette morsure a le même effet que celle du chien et cause également
l'hydrophobie. Tu as été mordu chez Eucrate par une foule de mensonges, et tu
m'as communiqué ta morsure: tu m'as rempli l'âme de démons.
TYCHIADE.
Rassurons-nous, mon doux ami ; nous avons un puissant antidote contre cette
maladie ; c'est la vérité et la droite raison. Usons-en, et nous ne serons
troublés par aucun de ces vains et ridicules mensonges.
(01)
Voy. Homère, Odyssée,
I, v. 6. Cf. le Philoctète de Sophocle.
(02) Voy. ces mots dans le Dict. de Jacobi. Cf.
Théocrite, Idylle, XV, v. 40, et Horace, Art poétique, v. 340.
(03) "Fou, qui, s'étant marié, ne
voulut pas coucher avec sa femme, par la crainte d'offenser sa belle-mère. Sa
femme lui fit accroire qu'elle avait un mal qui ne pouvait se guérir que par
l'approche d'un homme, et parvint à lui faire consommer son mariage." -
Scolie grecque.
(04) Cf. Hermotimus, 17.
(05) Voy. le Songe, 15.
(06) Voy. ces mots dans le Dict. de Jacobi.
(07) Cf. Dialogues des dieux, XXII, et
la Double accusation, 9.
(08) L'idée de cette longue barbe, selon Paulmier,
est prise d'Aristophane, qui, dans les Harangueuses, raille sur sa barbe
un certain Eucrate, orateur démagogue. (Voy., Aristophane, traduction de M.
Artaud, p. 469.) Cependant les textes d'Aristophane portent généralement
Épicrate.
(09) Nous retrouverons ces presonnages dans
le Banquet.
(10) Cf. Aulu-Gelle, liv. IX, ch. IV ; et liv.
X, ch. XII.
(11) Voy. Homère, Odyssée, IV, v.
228.
(12) Vers midi.
(13) Pour toutes ces sortes de pratiques, voy. le
livre curieux de J. B. Thiers : Des superstitions.
(14) On peut voir une statue de ce genre dans
le jardin du Luxembourg.
(15) Voy. Quintilien, II, XIII.
(16) Voy. Le maître de rhétorique, 9.
(17) Cf. Homère, Iliade, II, v. 362.
(18) C'était une tradition qu'il avait dormi
cinquante ans. Cf. Timon, 4 ; et voy. la Xe Dissertation de Maxime de
Tyr.
(19) Voy. Sur ceux qui sont aux gages des
grands, 34.
(20) Voy. une histoire semblable dans Pline le
Jeune, livre VII, Ép. XXVII.
(21) Ville d'Égypte, aujourd'hui Keft. Voy. Isis
et Osiris, dans le Dict. de Jacobi.
(22) Voy. ce nom dans le même Dictionnaire.