LUCIEN
XXXIV.
LEXIPHANE (01).
LYCINUS, LEXIPHANE, SOPOLIS.
1.
LYCINUS.
Le beau Lexiphane avec des tablettes ?
LEXIPHANE. Oui, par Jupiter ! cher Lycinus,
c'est un de mes écrits de ce matin ; il est tout chaud.
LYCINUS. Ah ! tu nous écris quelque chose
sur la chaleur ?
LEXIPHANE. Nullement : je ne parle pas du
tout de chaleur ; mais rappelle-toi qu'on appelle tout chaud un livre qui vient
d'être écrit. Tu me parais avoir les oreilles pleines d'ordures.
LYCINUS. Pardonne-moi, mon cher ; il n'y a
pas grande différence entre chaud et chaleur. Mais, dis-moi, quelle est l'idée
de ton ouvrage ?
LEXIPHANE. Je rivalise en banquet avec le
fils d'Ariston.
LYCINUS. Il y a plusieurs Ariston :
seulement le mot banquet me porte à croire que tu veux parler de Platon.
LEXIPHANE. Ta conjecture est fondée ; mais
comme cette expression eût été incompréhensible pour tout autre !
LYCINUS. Lis-moi donc quelques passages de
ton livre, afin que je ne sois pas complètement exclu de ce banquet : je
croirai que tu me verses de je ne sais quel nectar.
LEXIPHANE. Allons ! écrase-moi cette
ironie ; débouche-toi les oreilles et écoute : n'y laisse rien de l'ordure qui
les obstrue.
LYCINUS. Parle sans crainte ; je n'ai dans
mes oreilles ni Cypsélus (02), ni
Périandre.
LEXIPHANE.
En écoutant, remarque comme cet ouvrage est bien tourné : quel heureux :
début, quel langage, quel charme dans le style et quelle excellence dans les
termes !
LYCINUS. Il ne peut manquer d'être ainsi,
puisqu'il est de toi. Mais, voyons, commence.
2. LEXIPHANE.
"Alors nous souperons, dit Calliclès ; puis, le soir, nous ferons quelques
tours dans le Lycée. Maintenant, il est temps de nous parfumer au soleil, de
nous réchauffer à ses rayons, et après nous être baignés, de manger du
pain. Partons ! Esclave, apporte-moi au bain, dans une barque, une étrille, une
peau, du linge, du savon, avec le salaire du baigneur : tu trouveras deux oboles
par terre, près de l'armoire. Et vous, Lexiphane, que ferez-vous ?
Viendrez-vous, ou bien resterez-vous ici ? - Moi aussi, répondis-je, il y a
très longtemps que j'ai envie de me baigner ; je ne vais pas très bien ; j'ai
mal au périnée, pour avoir été assis sur le bât d'une mule : le muletier me
pressait, tout en s'amusant à danser à cloche-pied sur des outres graissées.
Mais dans la campagne même, je n'ai pas été exempt de fatigue : je
rencontrai, en effet, des ouvriers qui roucoulaient une chanson d'été, et
d'autres qui préparaient un tombeau pour mon père. Je les aidai à creuser
cette tombe, et je donnai de plus un coup de main à ceux qui travaillent aux
remblais de la rive ; après quoi, je les laissai là, à cause du froid et à
cause des brûlures. Vous savez, en effet, que dans un froid violent il y a toujours des brûlures. Chemin faisant, je trouvai des jachères, où il
poussait de l’ail : j'arrachai de terre quelques palis, puis, après avoir
cueilli du cerfeuil et des braces, et acheté, en outre des pains d'orge, comme
les prés n'étaient point encore odorants et ne m'invitaient pas à un voyage
pédestre, je remontai sur ma mule, où je m'écorchai le derrière :
maintenant, je marche avec douleur, je sue abondamment, je me sens défaillir,
et j'ai besoin, avant tout, de nager dans l'eau : je ne suis pas fâché de me
baigner après la fatigue.
3. Je vais donc courir après mon esclave,
qui m'attend probablement auprès d'une marchande de farine de pois ou d'un
vendeur de vieilles nippes. Je lui avais pourtant dit que je le retrouverais à
côté des brocanteurs. Mais le voici fort à propos ; ,il vient d'acheter, je
le vois, des pains cuits dans une tourtière et d'autres sous la cendre, des
oignons, des panses, un collet, un fanon, un intestin de bœuf divisé en
plusieurs feuilles, et de la grillade. "Bien ! Atticion, tu m'as épargné
plus de la moitié de la route. - Maître, répondit-il, je suis devenu louche
à regarder partout si vous veniez. - Mais vous, Lexiphane, où soupiez-vous
hier ? N'était-ce pas chez Onomacrite ? " Alors moi : " Non, par
Jupiter, lui dis-je, j'étais allé aux champs de toute la vitesse de mes jambes
; tu sais que j'aime les champs. Vous croyiez tous sans doute que je versais de
l'eau dans des cottabes (03) ? Mais entre,
assaisonne-moi bien tout cela et le reste, nettoie la huche, pour nous faire
attendrir des laitues.
4. Moi, je vais descendre me frotter à
sec. - Nous vous suivrons, disent alors Philinus, Onomarchus et Hellanicus.
Déjà le gnomon couvre d'ombre la moitié du cadran (04),
et je crains que nous ne nous baignions dans une eau souillée par la crasse des
autres, vrais Carimantes (05), bousculés
avec la lie du peuple." Alors Hellanicus : " J'y vois à peine,
dit-il, mes deux pupilles sont troublées, je cligne à chaque moment, les
larmes me viennent facilement aux yeux ; j'ai besoin d'un remède ; il me faut
un Asclépiade, bon oculiste, qui, au moyen de mixtures et d'infusions,
m'enlève la rougeur des paupières et empêche mes yeux d'être chassieux et
d'y voir à travers un nuage. "
5. En discourant ainsi, tous tant que nous
étions, nous quittons le logis. Arrivés au gymnase, nous nous dépouillons de
nos vêtements, et alors l'un se met à lutter à la pointe des mains, l'autre
en se colletant et en se prenant à bras-le-corps ; un troisième, bien frotté
d'huile, se plie dans tous les sens ; celui-ci s'exerce au ballon, celui-là,
saisissant des balles de plomb à pleine main, les lance avec bruit. Quand,
après nous être frottés, nous nous sommes portés mutuellement sur le dos et
que nous avons joué dans le gymnase, Philinus et moi nous nous plongeons dans
le bassin d'eau chaude et nous en sortons : les autres, piquant des têtes dans
l'eau froide, à la manière des dauphins, nagent à merveille entre deux eaux.
Au retour, chacun de nous se livre à tel ou tel exercice. Moi, après m'être
chaussé, je me peigne la tête avec un racloir dentelé, car je n'ai pas les
cheveux coupés en singe, mais en vaisseau, et il n'y a pas longtemps que je me
suis fait tondre la barbe et le sommet de la tête ; un autre croque des lupins
; cet autre se vide le ventre ; un troisième, avec des rouelles de raifort,
avale du jus de poisson, celui-ci mange des olives blanches ; celui-là se
régale d'orge.
6. Quand l'heure est venue, nous nous
mettons à souper, appuyés sur le coude, assis sur des pliants et des grabats.
C'était un souper par écot, Les plats étaient nombreux et variés : pieds de
cochon, jambons, tripes, viscères de truie où séjourna l'embryon, foie sauté
à la poêle, hachis, macédoine de fruits et de légumes, et autres mets
semblables, gâteaux, friandises enveloppées dans des feuilles de vigne et
sucrées de miel. Joignez-y de nombreux poissons à écailles, des testacés,
des tranches de sarget du Pont, des anguilles du lac Copaïs, une poule
domestique, un chapon, un poisson de vivier. Nous avions encore toute une brebis
cuite au four et un gigot de bœuf édenté. Les pains étaient de pur froment,
d'une qualité excellente, avec d'autres faits à la nouvelle lune, en retard
pour la fête, et toutes les espèces de légumes qui croissent dans la terre ou
par-dessus. Le vin n'était pas vieux ; il sortait de l'outre : ce n'était plus
du vin doux, mais il lui manquait d'être plus cuit.
7. Des coupes de tout genre étaient
placées sur la table à trois pieds, vase cachant le visage du buveur, cyathe
fabriqué par Mentor, ayant l'anse commode à saisir, fiole arrondie, vase à
long col, coupes d'argile comme en faisait cuire Thériclès (06),
cratères de grande contenance avec d'autres à large ouverture, verres de
Phocée ou de Cnide, que le vent pourrait emporter et légers comme une aile de
mouche : il y avait encore des petites tasses, des flacons, des coupes
historiées ; l'armoire en était pleine.
8. Cependant la bouilloire, qui chauffait
au-dessus de nous, nous fait tomber des charbons sur la tête. Nous buvons à
longs traits, et, quand nous en avons plein le thorax, nous nous frottons de
baccaris, et l'on nous roule une danseuse aux pieds sonores avec une joueuse de
triangle. Alors l'un, bondissant sur le plancher, se dispose à faire des
cabrioles ; un autre, pour se jouer, fait craquer ses doigts ; un troisième
tortille des reins en éclatant de rire.
9. Sur ce point, nous voyons arriver à
notre table après leur bain, convives inattendus, Mégalonyme, le grand
chercheur de causes, l'orfèvre Chéréas au dos tacheté, et le briseur
d'oreilles Eudémus. Je leur demande pourquoi ils arrivent si tard.
Alors Chéréas : " Je donnais, dit-il, le dernier coup de marteau à un
colifichet, des pendants d'oreille et des chaînes de pied pour ma fille, et
voilà pourquoi j'arrive après votre souper. - Moi, dit Mégalonyme, je faisais
autre chose. C'était, vous le savez, jour de vacance au tribunal ; point de
jugements, point de discours, suspension de langue, pas de paroles à mesurer,
pas d'eau à verser dans la clepsydre. Ayant su toutefois que le préteur était
visible, je prends des habits neufs, d'un bon tissu, des chaussures que je
n'avais pas coutume de porter, et je me transporte chez lui.
10. Je rencontre un lampadophore, un
hiérophante et autres mystes, qui traînaient en justice un certain Dinias
accusé par eux d'avoir révélé leurs noms, quoiqu'il sût bien que, du moment
où ils sont consacrés, les initiés deviennent anonymes, innominables, et ne
portent plus que leur nom mystique. - Je ne connais point ce Dinias dont vous
parlez, lui dis-je, car il s'était adressé directement à moi. - C'est, me
dit-il, un de ces hommes qui, dans les maisons de jeu, dansent pour un morceau
de pain, portent eux-mêmes leur lécythe (07)
pétrissent leur fariné, ont toujours le poil hérissé, sont chaussés
d'eudromides (08) ou de baucides (09),
et vêtus de tuniques à double manche. - Eh quoi ! repris-je, a-t-il subi
quelque peine, ou bien s'est-il enfui à toutes jambes ? - Ma foi !
répondit-il, cet homme qui, tout à l'heure, dansait au son de la flûte, est
obligé maintenant de rester en repos. Le préteur, en effet, au moment où il
essayait de se dérober, lui a fait mettre les menottes et le collier de force,
et le garde bien lié, bien garrotté aux pieds et aux mains Le pauvre
prisonnier, au milieu de ses fers, tremblait de peur, faisait grand bruit avec
son ventre (10) et offrait toute sa fortune
pour racheter sa vie.
11. - Pour moi, dit Eudémus, j'ai été
appelé, sur la brune, par Damasias (11),
jadis athlète et souvent vainqueur, aujourd'hui retiré des combats à cause de
sa vieillesse. Vous savez qu'il est debout en airain sur la place publique (12).
Il était fort occupé à cuire et à rôtir. Il voulait marier sa fille ce jour
même, et il la faisait belle. Mais un triste incident vint troubler la fête.
Le fils de Damasias, nommé Dion, pris de je ne sais quel chagrin ou plutôt
enveloppé de la haine des dieux, s'est pendu. Et croyez. le bien, c'était fait
de lui, si je n'étais arrivé à temps pour le détacher et desserrer la corde:
je me mets à genoux près de lui, je le tâte, je le chatouille, j'examine dans
tous les sens si son gosier est intact; mais ce qui surtout lui fit du bien, ce
fut de lui tenir dans mes deux mains et de lui presser vivement les extrémités
du corps. - Est-ce que vous voulez parler, lui dis-je, de ce Dion le mignon, au
scrotum pendant, de Dion l'efféminé, le mâcheur de lentisque, le débauché
aux attouchements obscènes, aux caresses lubriques, qui se livre à ceux qu'il
sait solides et bien membrus? - Il aime aussi les bons plats. Prosterné devant
la déesse, reprit Eudémus (car il y a dans leur cour une Diane, ouvrage de
Scopas (13), incliné, dis-je, devant elle,
Damasias, avec sa femme, déjà vieille, à la tête tout à fait blanche, la
suppliait d'avoir pitié d'eux: Diane fit aussitôt un signe affirmatif, et ils
obtinrent ce qu'ils souhaitaient, si bien qu'aujourd'hui ils ont un jeune
garçon nommé Théodore ou plutôt Artémidore (14),
Ils lui offrirent en conséquence, entre autres présents, des traits et des
flèches, dons qui lui sont chers; Diane, en effet, est une archère qui lance
ses traits et de près et de loin.
12. - Buvons-nous ? dit alors Mégalonyme.
Car je vous ai apporté cette bouteille de vin vieux, ces morceaux de fromage
frais et ces olives ramassées sous l'arbre, que je garde dans des bottes
vermoulues : en voici d'autres nageant dans la saumure, puis des coupes
d'argile, minces comme des coquilles, profondément creuses, afin de bien boire,
et enfin un pâté aux tripes roulées en forme de tire-bouchons. Allons,
enfant, verse-moi un peu plus d'eau, pour que je ne me mette pas à avoir mal à
la tête, et que je ne fasse pas venir ton pédagogue pour te punir. Vous savez
tous quels maux violents j'éprouve, et comme j'ai la tête coiffée d'un gros
bonnet.
13. Après boire, nous deviserons gaiement,
à notre ordinaire : car c'est chose naturelle que de babiller dans le vin. -
D'accord, répondis-je, vu que nous sommes la fine fleur des Atticistes. - Vous
avez raison, dit Calliclès ; babiller entre soi, c'est s'affiler la langue. -
Quant à moi, dit Eudémus, comme il fait froid, je trouverai plus agréable de
vider de nombreuses coupes d'un vin pur ; je suis gelé, et, si j'avais chaud,
je trouverais plus de plaisir à entendre ces chirosophes, ce flûteur et ce
joueur de luth.
14. - Que dites-vous là, Eudémus,
repartis-je ? Vous nous con damnez au silence, comme si nous n'avions ni bouche,
ni langue. La langue, au contraire, me démange, et je me sentais en train de
causer archéologie avec vous, et de faire pleuvoir sur mon auditoire la neige
de mes paroles. Cependant vous produisez sur moi l'effet d'un homme qui, porté
d'un vent favorable sur un navire de charge à trois voiles, profite du moment
où la brise le pousse, où d'une marche rapide l'embarcation glisse sur les
flots, pour laisser tomber je ne sais quels harpons à deux becs, des liens de
fer, des entraves maritimes, afin d'arrêter la vitesse de la course, comme s'il
portait envie au souffle heureux du zéphyr. - Eh bien ! dit-il, naviguez, si
bon vous semble, nagez, courez sur les flots ; moi, je demeure à table, et j'y
bois ; et là, comme le Jupiter homérique (15),
du haut d'une montagne chauve ou des sommets du ciel, je vous verrai emporter
sur les mers, je verrai votre esquif voguer le vent en poupe..."
15. LYCINUS.
- Assez, Lexiphane, assez de boisson et de lecture ! J'en suis ivre, j'en
ai mal au cœur, et, si je ne me hâte de vomir tout ce verbiage, sois sûr que
je vais croire danser comme un Corybante, au son des paroles dont tu m'as
assourdi D'abord j'avais envie d'en rire ; mais leur nombre et leur monotonie
m'ont fait prendre en pitié ton infortune, en te voyant errer dans un
labyrinthe sans issue, en proie à une grave maladie, ou plutôt à un accès
d'humeur noire.
16. Je cherche en moi-même comment tu as
fait cette triste récolte, ce qu'il t'a fallu de temps pour enfermer dans le
cadre choisi par toi un tel essaim d'expressions étranges et biscornues, dont
une partie est de ton invention et le reste exhumé du tombeau, si bien qu'on
peut te dire avec un poète iambique (16) :
Maudit soit le mortel qui
choisit tout le mal !
De quelle fange m'as-tu éclaboussé, moi qui ne t'ai jamais fait de tort !
Il me semble que tu n'as ni ami, ni parent, ni personne qui s'intéresse à toi,
et que tu n'as jamais rencontré un homme franc et sincère, qui, en te disant
la vérité, t'ait préservé de cette hydropisie, dont tu cours risque de
crever pour l'avoir crue de l'embonpoint, et pour avoir regardé comme de la
santé ce qui n'est qu'une maladie. Tu trouves des louanges chez les imbéciles
qui ne connaissent pas ton mal ; quant aux gens instruits, ils n'ont pour toi
que de la pitié.
17. Mais j'aperçois le beau Sopolis, le
médecin, qui s'avance. Je vais te mettre entre ses mains : voyons, nous allons
causer avec lui de ta maladie ; peut-être y trouverons-nous un remède ; c'est
un habile homme ; il a guéri beaucoup de gens à moitié fous comme toi, et il
les a délivrés de leur pituite, en leur versant une potion. Bonjour, Sopolis ;
prenez-moi, je vous prie, ce Lexiphane, mon condisciple, vous le savez, qui est
atteint de délire et d'une maladie de langue tout à fait étrange : il court
grand risque de n'en pas revenir ; sauvez-le de quelque manière que ce soit.
18. LEXIPHANE.
Ce n'est pas moi, Sopolis, qui suis malade, c'est ce Lycinus, qui est vraiment
fou ; il s'imagine que les gens les plus sensés ont perdu la tête, et comme
Samius, fils de Mnésarque, il condamne ma langue au silence et à
l'immobilité. Mais par la vénérable Minerve, par Hercule le grand dompteur de
monstres, nous nous soucions de lui comme de rien (17)
: aussi je souhaite de ne plus le rencontrer sur mon passage. Il me semble que
mon nez se fronce de dégoût, lorsque j'entends tous ses reproches. Je vais
trouver de ce pas mon camarade Clinias, dont on m'a dit que la femme ne s'est
pas purgée depuis longtemps, et est atteinte d'une aménorrhée. Aussi son mari
n'a-t-il pas de commerce avec elle ; c'est une route qu'il ne fréquente plus,
un terrain laissé en friche.
19. SOPOLIS.
Quelle est donc, Lycinus, la maladie de Lexiphane ?
LYCINUS. Eh quoi ! Sopolis, tu n'entends
pas ce qu'il dit ? Sans songer à nous qui vivons avec lui, il nous parle un
jargon qui date de plus de mille ans, bouleverse la langue actuelle, compose des
mots baroques et donne tous ses soins à cet exercice, comme si c'était une
rare prouesse de se singulariser ainsi et d'altérer la monnaie courante du
langage ordinaire.
SOPOLIS. Par Jupiter ! voilà, Lycinus, une
affection grave ! Il faut de tout notre pouvoir venir en aide à ce pauvre homme
par une inspiration divine, j'ai préparé cette potion pour un atrabilaire, et
je me rendais chez lui, afin de la lui faire boire et de provoquer un
vomissement. Allons, voyons, buvez tout de suite, Lexiphane, pour devenir pur et
sain, et expulser cette absurdité de langage. Obéissez, buvez, et vous vous
trouverez mieux.
LEXIPHANE. Je ne sais ce que vous voulez
faire de moi, Sopolis, et toi, Lycinus, en me contraignant à boire cette potion
; j'ai peur que ce breuvage ne me fasse perdre l'usage des mots.
LYCINUS. Obéis, bois vite, afin de
raisonner et de parler en homme.
LEXIPHANE. Allons, c'est fait ; je bois.
Grands dieux ! Qu'est-ceci ? Quel vacarme dans mes intestins ! Il me semble que
j'ai avalé un ventriloque.
20. SOPOLIS.
Commencez à vomir. Bien! Voici un mÇn
(18), puis un
k˜ta
(19) qui sort ; maintenant, c'est ·
d' ÷w (20),
suivi d’Žmhg¡ph
(21) de lÒste
(22), de d®pouyen
(23) et de l'éternel ‘tta.
(24). Allons, faites-vous un peu de
violence, mettez-vous les doigts dans le gosier. Vous n'avez pas encore vomi àktar
(25), ni skurdinsyai,
ni teut‹zesyai,
ni skællesyai (26).
Il y en a beaucoup tout au fond, et votre ventre est plein. Il ne sera pas
mauvais qu'il en sorte quelques-uns par en bas. SilhpodrÛa
(27) produira un bruit énorme en se
dégageant avec du vent. Allons, notre homme est sauvé. sauf quelques bribes
qui sont demeurées dans le bas des intestins. A présent c'est il vous,
Lycinus, de le prendre, de lui donner une autre éducation et de lui montrer à
parler.
21. LYCINUS.
Ainsi ferai-je, Sopolis, maintenant que vous nous avez frayé la voie. Pour toi,
Lexiphane, voici, du reste un conseil. Si tu veux mériter de sincères éloges
pour tes écrits et te faire bien venir auprès du public, fuis tout cet
attirail de mots, prends-le en dégoût. Commence par les bons poètes : quand
tu les auras lus sous la direction de tes maîtres, passe aux orateurs, et
nourris-toi de leur style ; il sera temps alors d'arriver aux œuvres de
Thucydide et de Platon, après t'être exercé par la lecture de l'aimable
comédie et de la sévère tragédie. Lorsque tu auras cueilli, comme autant de
fleurs, toutes les beautés de ces ouvrages, tu seras quelque chose dans
l'éloquence ; mais aujourd'hui tu ressembles, sans le vouloir, à ces vases que
les potiers fabriquent pour le marché : au dehors, tu es peint en rouge et en
bleu ; au dedans, tu n'es qu'une argile cassante.
22. Si tu suis mes avis, si tu veux
accepter quelque temps le reproche d'ignorance, et si tu n'as pas honte de
recommencer ton éducation, tu pourras, en toute assurance, t'adresser à la
multitude ; on ne te rira plus au nez, comme aujourd'hui, et tu ne seras plus la
fable des gens instruits qui, par moquerie, te nomment grec et attique, lorsque
tu ne mérites pas même d'être mis au rang des barbares lettrés. Avant tout,
retiens bien ceci : n'imite pas les mauvais exemples des sophistes qui nous ont
précédés depuis peu ; ne te repais point, comme tu le fais, de leurs inepties
; au contraire, fais-en litière, et rivalise avec les anciens modèles. Ne te
laisse pas charmer par les fleurs passagères du langage, mais, à la manière
des athlètes, fais usage d'une nourriture solide. Surtout sacrifie aux grâces
et à la clarté, dont tu te tenais si loin.
23. Plus d'enflure, d'affectation,
d'afféterie, de recherche, de paroles sonnantes, de dédain pour les autres ;
ne t'imagine pas que tu seras le premier, si tu ravales les écrits de tout le
monde. C'est ton petit, ou plutôt ton grand défaut, de ne pas chercher les
idées avant les expressions, pour les revêtir ensuite du style et du langage.
Si tu trouves quelque mot égaré, pour ainsi dire, hors de sa tribu, ou si tu
crois beau un terme inventé par toi, tu t'appliques à y adapter ta pensée, et
tu crois tout perdre en ne le fourrant pas quelque part, lors même qu'il ne
sert en rien à ce que tu dis. C'est ainsi que tu nous as lancé dernièrement
ton oæ m‹lvpa (28),
sans savoir ce qu'il voulait dire, et sans qu'il convînt au sujet. Tous les
ignorants furent ravis d'admiration, lorsque leurs oreilles furent frappées de
ce mot étrange, mais les vrais savants se sont moqués de toi et de tes
flatteurs.
23. Le comble du ridicule, c'est qu'avec ta
prétention d'être un hypérattique et d'avoir formé ton langage à la vieille
école, tu mêles à ton style quelques tournures, ou plutôt un grand nombre de
tournures, qui choqueraient même un écolier: par exemple, ton pÇw
oàei. J'aurais voulu être à cent pieds sous
terre, quand je t'ai entendu donner cet échantillon de ton éloquence. Tu
croyais qu'on peut dire que le xitÅnion
est aussi un vêtement d'homme et qu'on peut donner le nom de doul‹ria
à des esclaves mâles : et cependant qui donc ignore que le xitÅnion
est un vêtement de femme et que les femmes seules peuvent être appelées doul‹ria
? J'en passe, et de plus frappants encore, ton áptato,
ton ŽpantÅmenow,
ton kayesyeÛw (29)
qui n'ont jamais eu droit de bourgeoisie chez les Attiques. Nous n'avons aucun
goût pour les poètes dont les œuvres ont besoin d'un glossaire. Or, tes
écrits, pour comparer la prose à la poésie, me font l'effet de l'Autel de
Dosias (30), de l'Alexandra de Lycophron (31),
ou de n'importe quel écrit aussi pitoyable. Si tu mets tes soins à
désapprendre ce fatras, tu auras pris un parti fort sage. Si, à ton insu, tu
retombes, par un faux pas, dans ces appétits dépravés, je me suis acquitté
de mon devoir de conseiller, et tu n'auras plus à t'en prendre qu'il toi-même
en t'apercevant que tu es devenu pire encore
(01)
Il
ne faut pas chercher un sens suivi dans la première partie de ce dialogue, que
nous traduisons en français pour la première fois ; c'est un persiflage, une
moquerie perpétuelle des auteurs, qui, du temps de Lucien, employaient des
termes surannés ou usités seulement dans la poésie dithyrambique. Les
réflexions de la fin, sont judicieuses et de bon goût. On croit que Lucien a
voulu tourner en ridicule Pollux et Athénée. Le nom de Lexiphane signifie le
beau diseur.
(02) Mauvais
jeu de mots entre kucelÛw, ordure des oreilles, et
Kæcelow, Cypséius, père de Périandre, tyran de
Corinthe
(03) Petits
vases qu'on plaçait sur l'eau dans lesquels on en laissait tomber quelques
gouttes pour les y enfoncer.
(04) Voy. pour
les cadrans solaires des anciens, une note de M. Artaud, traduction
d'Aristophane, l’Assemblée des femmes, p. 488.
(05) Nom
d'esclaves dans la comédie grecque : on le dérive de
K‹r,
Carien, et ßm‹w courroie.
(06) Cf.
Athénée, XI, VI.
(07) Fiole,
flacon.
(08) Bottine
légère pour les coureurs.
(09) Chaussure jaune ou blanche pour les
élégants.
(10) Le mot français qui traduit
littéralement êp¡bdulle est plus trivial, mais
plus expressif.
(11) Voy. le Xème Dialogue des Morts.
(12) Il n'était pas rare que les
athlètes eussent ainsi des statues dans leur ville natale.
(13) Voy. Horace, livre IV, Ode
VIII, v. 6.
(14) C'est-à-dire présent de Diane.
(15) Iliade, XIII, v. 4.
(16) Auteur inconnu.
(17) Il y a en grec, toè
grè kaÜ toè fneÛ (quelques éditeurs lisent
krè,
c’est-à-dire une rognure d'ongle, et un son inarticulé. Voy. sur ces
locutions négatives, le Journal général de l’Instruction publique du
20 juin et du 18 juillet 1855.
(18) MÇn est-ce
que. Voy., sur l’emploi de ce mot, Thémistius, Orat. I. In Sophist.
Et Cresol, Theatrum, etc., III, 23, § 6.
(19) K˜ta ,
pour kaÜ eäta,
et ensuite.
(20) · d' ÷w
pour ¦fh d' oðtow il dit, forme fréquente
dans Platon et dans les Attiques, dont Lexiphane copie le langage.
(21) Žmhg¡ph
en quelque sorte.
(22) LÒste mon
cher ami.
(23) D®pouyen,
sans doute.
(24) ‘tta
, Cf. Le maître de rhétorique, 16. ‘tta
, marqué ainsi de l'esprit rude, est pour ‘tina,
et a plus spécialement le sens du latin quaecumque, marqué de l'esprit
doux, tta, il est pour
tin‹,
et signifie quaedam, certaines choses.
(25) Adverbe poétique, rare en prose, proche,
près, quelquefois soudain, vite.
(26) Skurdinsyai,
s'étendre, s'allonger en baillant ; teut‹zesyai,
errer, skællesyai, torturer, fatiguer.
(27) SilhpodrÛa,
expression comique, insolence.
(28) Mots inexpliqués et inexplicables.
Guyet propose de lire yum‹lvpa, un tison, et
Gesner hasarde sans y tenir beaucoup la leçon oé m‹l'
Îka, pas très vite.
(29) áptato,
il vola, il battit des ailes ; ŽpantÅmenow, allant
à la rencontre ; la forme moyenne est très rare au présent ; kayesyeÛw,
s'étant arrêté; le verbe kay¡zomai n'est
guère usité qu'au futur kayedoèmai et à
l'imparfait ¤kayezñmhn.
(30) Dosias poète de l'Anthologie.
On trouvera ses vers en forme d'Autel, dans l'Anthologie grecque, édit.
Tauchnitz, p. 217, avec la Syrinx de Théocrite, la Hache, les
Ailes de l'Amour, l'Oeuf d' hirondelle et autres puérilités
attribuées à Simmias de Rhodes.
(31) Sur l'Alexandra ou Cassandra
de Lycophron, voy, la savante édition publiée en 1853 par M. Dehèque, et l'Histoire
de la litt. gr. d'A. Pierron.