LUCIEN
LIII
HIPPIAS OU LE BAIN (01).
1. Parmi les habiles, je crois qu'il faut surtout accorder des éloges à ceux qui ne se bornent pas à discourir avec esprit sur tous les sujets, mais qui ont su réaliser par leurs oeuvres les promesses de leurs discours. C'est ainsi qu'un homme de bon sens n'envoie pas chercher parmi les médecins ceux qui dissertent le mieux de leur art, mais ceux qui se sont par la pratique préparés à bien agir. Je regarde, comme meilleur musicien non pas celui qui sait juger des rythmes et de l'harmonie, mais le plus habile à toucher le luth ou la lyre. Que dirai-je des chefs d'armée ? Ceux qu'on regarde avec raison comme les plus illustres excellaient-ils seulement à bien ranger des troupes en bataille ? Ne combattaient-ils pas eux-mêmes au premier rang, et ne prouvaient-ils pas la valeur de leurs bras ? Tels furent, nous le savons, chez les anciens Agamemnon et Achille, chez les modernes Alexandre et Pyrrhus.
2.
Où
veux-je en venir ? Ce n'est pas pour faire montre de mes connaissances
historiques que j'ai cité ces noms. Mon but est de prouver que les
constructeurs de machines qui méritent le plus notre admiration sont ceux qui,
distingués par leur science théorique, ont laissé en outre à la postérité
des monuments de leur art et des oeuvres de leur génie, tandis que les hommes,
qui se sont seulement exercés dans la parole méritent plutôt le nom de
sophistes que celui de savants. C'est sur la liste traditionnelle de ces
artistes que nous voyons figurer Archimède et Socrate de Cnide, qui
inventèrent, l'un les moyens de soumettre à Ptolémée la ville de Memphis,
sans recourir à un siège, mais en détournant et en divisant le cours du Nil ;
l'autre, ceux d'incendier les galères des ennemis. Avant eux, Thalès de Milet,
ayant promis à Crésus de faire passer à pied sec à son armée les eaux du
fleuve Halys, imagina de les détourner en une seule nuit derrière le camp ; et
pourtant ce n'était pas un mécanicien de profession, mais un sage d'un esprit
inventif et à l'intelligence duquel on pouvait s'en rapporter. Je ne parle
point, comme trop ancien, du stratagème d'Epéus, qui, non seulement, inventa
pour les Grecs le cheval de Troie, mais qui lui-même y descendit, à ce qu'on
rapporte, avec les autres guerriers.
3. C'est
parmi ces inventeurs qu'il faut mentionner notre contemporain Hippias, homme
comparable à n'importe quel ancien pour l'étendue de ses connaissances
littéraires, la vivacité de son intelligence, la netteté de son élocution,
mais surtout pour la supériorité de ses oeuvres et la perfection de son art,
je ne dis pas seulement dans les sujets que d'autres avaient exécutés avec
succès avant lui, mais parce qu'il est capable de former, comme on dit en
géométrie, un triangle parfait sur une ligne droite donnée (02).
Lorsqu'un autre artiste réussit dans une des branches de l'art qu'il embrasse,
cela suffit pour le faire considérer comme un homme de valeur; Hippias a su se
placer à la tête des mécaniciens, des géomètres, des harmonistes et des
musiciens, et dans chacune de ces branches il s'est montré parfait, au point de
faire croire qu'il en avait la connaissance exclusive. Louer la science qu'il a
des rayons, des réfractions, des miroirs et des astres, et dans laquelle il a
fait voir que tous ses devanciers n'étaient que des enfants, cela me
demanderait un temps beaucoup trop long.
4. Mais je ne
veux pas manquer de faire la description d'un de ses chefs-d'œuvre que j'ai vu
dernièrement et qui m'a frappé d'admiration. Le sujet en est commun : il est
emprunté à l'un des usages fréquents de notre société actuelle, je veux
dire la construction d'un bain ; mais la conception et l'intelligence de cette
idée commune sont vraiment admirables. Le terrain était inégal, d'une pente
roide et droite ; Hippias a su en élever la partie basse et l'égaler à
l'autre par un fort soubassement, dont il a assuré la solidité au moyen de
fondations profondes et de contre-forts qui le soutiennent de toutes parts et le
rendent inébranlable. L'édifice qui s'élève au-dessus répond, par sa
grandeur, à l'étendue de sa base, et à l'objet auquel il est destiné, par
l'élégance de ses proportions et l'intelligence avec laquelle la lumière y
est distribuée.
5.
La porte
en est haute, avec de larges degrés, dont la pente insensible favorise ceux qui
veulent y monter. On entre ensuite dans un grand vestibule commun à tout le
bâtiment, et destiné à recevoir les valets et les esclaves qu'on peut mener
à sa suite ; il est situé à la gauche des appartements de luxe et de plaisir.
Ceux-ci conviennent bien à un édifice de cette nature ; ils sont élégants et
éclairés par un beau jour. La partie qui les renferme n'est pas rigoureusement
indispensable à un bain, mais elle est nécessaire à un lieu où l'on reçoit
les heureux du jour. Après ces appartements, on trouve des deux côtés une
rangée de chambres où l'on dépose ses vêtements, et au milieu une salle
immense, très haute et vivement éclairée, dans laquelle sont trois bassins
d'eau froide, le tout orné de pierre lacédémonienne. On y voit deux statues
de marbre blanc, sculptures antiques, dont l'une représente Hygie et l'autre
Esculape.
6. On entre
ensuite dans une pièce où règne une douce tiédeur, une chaleur modérée ;
elle est de forme ovale ; puis, on passe dans une autre pièce bien éclairée,
où l'on trouve tout ce qui, est nécessaire aux frictions. De chaque côté
sont des portes en arbre phrygien poli ; c'est par là qu'on entre en sortant de
la palestre. A la suite de cette salle on en rencontre une autre, la plus belle
de toutes. Elle est parfaitement disposée pour se tenir debout ou s'asseoir ;
on peut y séjourner sans être incommodé et s'y rouler à son aise ; le marbre
de Phrygie y brille encore depuis le bas jusqu'en haut. De là, on traverse un
couloir chaud, plaqué en marbre de Numidie ; la pièce intérieure est
magnifique, bien éclairés, et ses murs ont le vif éclat de la pourpre.
7.
On y
trouve trois baignoires d'eau chaude. Après le bain un peut sortir sans être
obligé de passer par les mêmes appartements ; on suit un chemin abrégé qui
conduit promptement aux bains froids, à travers une pièce doucement chauffée,
dont la lumière pénètre et éclaire vivement l'intérieur. Toutes les
dimensions, hauteur et largeur, sont partout admirablement proportionnées; les
Grâces et Vénus y brillent de toutes parts. C'est la réalisation de l'idée
de Pindare (03) :
Quand on commence une oeuvre, il faut avoir le soin
Que la face rayonne et resplendisse au loin.
On ce rayonnement est surtout ménagé par les fenêtres qui en font la
splendeur et l'éclat. Hippias, en architecte consommé, n'a pas manqué de
tourner vers le septentrion la pièce des eaux froides, de manière cependant
qu'elle ne soit pas tout à fait privée de l'influence du midi, et il a placé
celles qui ont besoin de la plus grande chaleur à l'exposition du Notus, de
l'Eurus et du Zéphyrs !
8. Qu'est-il
besoin, après cela, de vous parler des palestres et des garde-robes disposées
à recevoir les vêtements de ceux qui s'exercent, des passages commodes et
abrégés qui conduisent au bain, et qui sont tout à la fois utiles et
salutaires ? Ne vous figurez pas que ce soit un monument ordinaire, que celui
dont j'entreprends l'éloge dans ce discours. Inventer pour un sujet commun des
beautés peu communes indique, à mon avis, un talent qui n'est pas méprisable.
Et tel est justement le mérite de l’édifice construit par l'admirable
Hippias, qu'il réunit toutes les perfections dont un bain est susceptible :
utilité, à-propos, clarté, proportions élégantes, conformité avec la
nature du terrain, réunion sûre de tout ce qui est nécessaire. Il est, en
outre, orné de tous les agréments que l'art peut imaginer : lieux privés pour
les besoins naturels, et de nombreuses ouvertures de portes. On y trouve encore
deux horloges, l'une marquant les heures au moyen de l'eau et d'un mugissement,
l'autre avec un cadran solaire. Comment, à la vue de tous ces objets, ne pas
leur accorder la louange qu'ils méritent ? Il faudrait, à mon sens, être non
seulement fou, mais encore ingrat ou plutôt dévoré d'envie. J'ai donc voulu,
pour ma part, témoigner, autant qu'il m'était possible, mon admiration pour ce
chef-d'œuvre, et ma reconnaissance pour l'artiste qui l'a construit. Si un dieu
vous accorde la faveur de vous y baigner, j'en sais dès lors beaucoup d'autres
qui confondront leurs louanges avec les miennes.
(01)
"Il ne faut pas confondre
cet Hippias avec le sophiste de ce nom, contemporain de Platon. Celui-ci vivait
sous le règne de Marc Aurèle, et du temps de Lucien. C'était un habile
architecte, qui construisit un bain magnifique, dont Lucien fait ici la
description." BELIN DE BALLU.
(02) Voy., sur ce passage, la note
intéressante de Belin de Ballu, t. IV.
(03) Olympique VI, v. 4.