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LUCIEN

LXV

DISCUSSION AVEC HÉSIODE.

LYCINUS ET HÉSIODE.

1. LYCINUS. Oui, tu es un excellent poète, Hésiode ; et tes vers prouvent que tu as reçu des Muses le talent poétique avec le laurier : ils nous semblent, en effet, inspirés par les dieux, et tout remplis de majesté. Mais on pourrait élever un doute sur ce que tu as dit de toi-même : "Que les dieux t'ont donné le génie poétique pour célébrer et chanter le passé, et pour prédire l'avenir (01)." Tu as parfaitement rempli la première de ces missions, en disant la généalogie des dieux, depuis les plus anciens, le Chaos, la Terre, le Ciel, l'Amour ; en rappelant les vertus des femmes, en donnant des préceptes d'agriculture ; en indiquant ce qui concerne les Pléiades, l'époque du labourage, de la moisson, de la navigation et le reste. Mais, pour la seconde, avantage plus utile aux hommes, et privilège qui rapproche des dieux, je veux parler de la prédiction de l'avenir ; tu ne nous en as rien fait voir ; cette partie de ton talent est restée tout entière dans l'oubli ; et jamais dans tes vers tu n'as imité Calchas, Télémus, Polyidus, Phinée, qui, sans avoir rien obtenu des Muses, annonçaient cependant l'avenir et ne refusaient pas de donner des oracles à qui leur en demandait.
2.
De là je conclus que, de trois reproches, tu en mérites au moins un : ou bien tu as menti, chose dure à dire, quand tu as prétendu que les Muses t'avaient accordé le pouvoir de prédire l'avenir ; ou bien elles ont tenu leur promesse, et toi, par jalousie, tu as renfermé ce privilège dans ton sein, sans en faire part à ceux qui en avaient besoin ; ou, enfin, tu as composé beaucoup d'ouvrages que tu n'as pas publiés, les réservant pour je ne sais quel temps plus favorable. Or, je n'ose pas dire que les Muses, après t'avoir promis deux avantages, aient rétracté la moitié de leur promesse et t'aient privé de la connaissance de l'avenir, qu'elles te promettent dans le même vers, avant celle du passé.
3.
De quel autre que de toi-même, Hésiode, puis-je apprendre ce que j'en dois croire ? C'est à vous, poètes, amis et disciples des dieux, auteurs de tous les biens, de nous dire en toute vérité ce que vous savez, et de dissiper nos doutes.
4. HÉSIODE.
Je pourrais facilement, mon cher ami, faire une seule réponse à toutes tes questions; à savoir que mes rhapsodies étant moins mon ouvrage que celui des Muses, c'est à celles-ci que tu dois demander compte de ce qu'elles ont dit et de ce qu'elles ont passé sous silence. Quant à ce que je savais par moi-même, c'est-à-dire l'art de paître, de soigner, de conduire et de traire les troupeaux, et les autres préceptes de la vie champêtre et pastorale, il est juste que je m'en justifie à tes yeux Mais les Muses accordent leurs présents à, qui elles veulent et comme il leur plaît.
5.
Cependant, je ne serai point embarrassé, pour me justifier en poète. Or, il me semble qu'avec les poètes il ne faut pas calculer à la rigueur ni exiger que ce qu'ils disent soit d'une justesse parfaite et à une syllabe près. Si parfois, dans leur essor poétique, il leur échappe une faute, on ne doit pas la leur reprocher avec aigreur. On sait que nous insérons dans nos vers une foule de mots qui ne sont que pour la mesure ou l'euphonie. La poésie les admet souvent sans qu'on sache pourquoi, uniquement à cause de leur douceur. Et tu voudrais nous priver d'un de nos plus grands avantages, je veux dire cette liberté et cette licence poétique ? Tu ne vois donc pas toutes les autres beautés dont brille la poésie ? Tu n'en vois que les raclures et les épines, et tu cherches un prétexte à tes calomnies. Mais tu n'es pas le premier qui nous ait intenté de pareilles accusations, et ce n'est pas contre moi seul qu'on les a dirigées. Bien d'autres ont essayé de dénigrer Homère, mon confrère en poésie, en lui reprochant des peccadilles sans importance.
6.
Pourtant, s'il faut combattre sérieusement tes imputations et me justifier d'une manière directe, lis, mon brave, mon poème intitulé les Travaux et les Jours, tu verras tout ce que j'y donne de prédictions et de prophéties, comment j'annonce l'heureuse issue de ce qui se fait au temps prescrit, et la punition de ceux qui négligent mes leçons. Écoute ce vers (02) :
Porte dans un panier ; peu de gens te verront.
Plus loin, j'indique tous les biens qui attendent les bons laboureurs , et ce genre de prédiction est certainement le plus utile aux hommes.

7. LYCINUS.
Ce que tu dis là, admirable Hésiode, sent tout à fait son berger. Tu prouves bien que tu ne parles que sous l'inspiration des Muses, puisque tu ne peux de toi-même justicier ce que tu avances dans tes vers. Ce n'est pas là, pourtant, l'espèce de prophétie que nous attendions de toi et des déesses ; car à cet égard, les laboureurs sont meilleurs devins que vous, et ils nous prédisent à merveille que, s'il pleut, la moisson sera abondante, tandis que, s'il fait sec et que les champs aient soif, il n'y a pas moyen que cette soif ne soit pas suivie d'une disette. Ils nous annoncent aussi qu'il ne faut pas semer au milieu de l'été, parce qu'alors la semence répandue mal à propos ne produira pas de récolte ; qu'il ne faut pas moissonner l'épi encore vert, parce qu'on le trouvera vide de grains. On n'a pas besoin d'être prophète pour prédire que, si l'on ne couvre pas la semaille, et qu'un esclave, un hoyau à la main, ne jette pas de la terre dessus, les oiseaux s'y abattront et dévoreront tout l'espoir de l'été.
8.
En donnant ces préceptes et ces leçons, on ne se trompe guère ; mais on est bien loin, selon moi, de la divination, dont l'objet est de nous découvrir ce qui est obscur et dont en n'a absolument aucun indice : par exemple annoncer à Minos que son fils est étouffé dans un tonneau de miel (03) ; découvrir aux Grecs la cause de la colère d'Apollon ; prédire qu'Ilion sera pris la dixième année, voilà la véritable divination. Si donc l'on voulait y rapporter les préceptes que j'ai cités, il faudrait aussi dire que je suis un prophète ; car j'annonce et je prédis, et cela sans Castalie, sans laurier et sans trépied delphique, que si l'on se promène tout nu par le froid, sous la pluie ou sous la grêle on aura certainement un gros rhume accompagné de frisson, et, ce qui est plus difficile à prophétiser, on ne manquera pas d'éprouver ensuite une forte chaleur. Je pourrais faire d'autres prophéties du même genre; mais il serait ridicule de les mentionner.
9.
Laisse donc là tes justifications et tes prophéties. J'aime mieux m'arrêter à ta première excuse, et croire que tu ne savais rien de ce que tu disais, mais que tu composais tes vers par une inspiration divine, elle-même fort incertaine. Autrement, le dieu t'aurait fait une promesse, pour n'en remplir que la moitié et laisser l'autre imparfaite.

(01) Voici le texte même d’Hésiode, Théogonie, v. 30 et suivants:
kaÛ moi sk°ptron ¦don d‹fnhw ¤riyhl¡ow özon
dr¡casai yhhtñn ¤n¡pneusan d¡ moi aéd¯n
y¡spin Ëste klæoimi t‹ t' ¤ssñmena prñ t' ¤ñnta

"Les dieux m'ont donné pour sceptre une branche admirable de verdoyant laurier ; ils m'ont pénétré d'un souffle divin, pour que je puisse entendre et ce qui doit être et ce qui a été." Au lieu de
Ëste klæoimi, entendre, Lucien lisait Éw kleÛoimi, chanter, révéler. De là le texte de la discussion, devenue sans objet pour ceux qui adoptent la leçon que nous avons suivie. M. Boissonade, dans sa Collection des poètes grecs, a gardé la leçon que Lucien avait sous les yeux.
(02) Travaux et Jours. v. 480.
(03) Il n'est pas question ailleurs de cette prophétie. Cf. De la danse, 49, d'où il est permis de conjecturer que c'est Polyidus qui avait fait cette prédiction à Minos.