LUCIEN
LV
PRÉFACE
OU HERCULE
1.
Hercule, chez les Gaulois, se nomme Ogmios dans la langue nationale. La forme
sous laquelle ils représentent ce dieu a quelque chose de tout à fait étrange.
C'est pour eux un vieillard, d'un âge fort avancé, qui n'a de cheveux que sur
le sommet de la tête, et ceux qui lui restent tout à fait blancs. Sa peau est
ridée et brûlée par le soleil, jusqu'à paraître noire comme celle des vieux
marins. On le prendrait pour un Charon, un Japet sorti du fond du Tartare, pour
tout enfin plutôt que pour Hercule. Cependant tel qu'il est, il a tous les
attributs de ce dieu. Il est revêtu de la peau du lion, tient une massue dans
la main droite, porte un carquois suspendu à ses épaules, et présente de la
main gauche un arc tendu. C'est Hercule tout entier.
2.
Je crus donc que les Gaulois voulaient se moquer des dieux de la Grèce, en
donnant cette forme à Hercule ou se venger de lui parce qu'il avait jadis fait
invasion dans leur pays et prélevé sur eux un riche butin, lorsque, cherchant
les bœufs de Géryon (01), il parcourut la plus
grande partie des régions occidentales.
3.
Cependant je ne vous ai point encore dit ce que sa figure a de plus singulier.
Cet Hercule vieillard attire à lui une multitude considérable, qu'il tient
attachée par les oreilles. Les liens dont il se sert sont de petites chaînes
d'or et d'ambre, d'un travail délicat, et semblables à de beaux colliers.
Malgré la faiblesse de leurs chaînes, ces captifs ne cherchent point à
prendre la fuite, quoiqu'ils le puissent aisément, et loin de résister, de
roidir les pieds, de se renverser en arrière, ils suivent avec joie celui qui
les guide, le comblent d'éloges, s'empressent de l'atteindre, et voudraient même
le devancer, mouvement qui leur fait relâcher la chaîne et donne à croire
qu'ils seraient désolés d'en être détachés. Mais ce qui me parut le plus
bizarre, c'est ce que je veux vous dire sans délai. L'artiste ne sachant où
attacher le bout des chaînes, vu que la main droite du héros tient une massue
et la gauche un arc, a imaginé de percer l'extrémité de la langue du dieu et
de faire attirer par elle tous les hommes qui le suivent : lui-même se retourne
de leur côté avec un sourire.
4. Je
demeurai longtemps devant cette image, la regardant avec une admiration mêlée
d'embarras et de colère. Un Gaulois qui se trouvait alors près de moi, homme
instruit dans notre littérature, à en juger par la pureté avec laquelle il
parlait grec, et de plus versé, je crois, dans une connaissance profonde des
arts de son pays : "Etranger, me dit-il, je vais vous expliquer l'énigme
de cette image qui semble si fort vous troubler. Nous autres Gaulois, nous ne
pensons pas comme vous Grecs, que Mercure soit le dieu de l’éloquence. Nous
l'attribuons à Hercule, qui l'emporte sur Mercure par la supériorité de ses
forces. Si nous le représentons sous la forme d'un vieillard, n'en soyez pas
surpris. Ce n'est que dans un âge avancé que le talent de la parole se montre
avec le plus d'éclat et de maturité, si toutefois vos poètes disent vrai :
La jeunesse, en sa fougue, est toujours
incertaine (02).
Le vieillard est plus froid, plus
sage en ses discours (03).
La
même raison vous fait dire de Nestor que le miel coulait de ses lèvres et que
les orateurs de Troie faisaient entendre une voix de lis, pour dire fleur, car
si je ne me trompe, chez vous lis
signifie une espèce de fleur.
5.
Ne soyez pas surpris non plus de ce qu'Hercule, emblème de l'éloquence,
conduit avec sa langue des hommes enchaînés par les oreilles. Vous savez la
parenté qui existe entre les oreilles et la langue. Ce n'est pas pour insulter
au dieu qu'on les lui a percées. Je me rappelle, en effet, qu'un de vos poètes
comiques a dit dans ses ïambes :
Le bavard a toujours la langue au bout
percée ; (04).
6. Enfin
nous croyons que c'est par la force de son éloquence qu'Hercule a accompli ses
exploits. C'était un sage qui faisait violence par la puissance de sa parole.
Les traits que vous lui voyez sont ses discours, qui pénètrent, volent droit
au but, et blessent les âmes. Ne dites-vous pas vous-mêmes des paroles
ailées ?" Telle fut l'explication du Gaulois.
7. Pour
moi, lorsque je voulus me présenter devant vous, je me demandai à moi-même
s'il me convenait, à l'âge que j'avais et après avoir depuis longtemps renoncé
aux séances littéraires, de m'exposer à subir de nouveau la décision de tant
de juges éclairés, et je me rappelai fort à propos cette image d'Hercule.
Jusque-là j'avais craint de vous paraître agir en jeune homme et prendre des
airs qui ne sont pas de mon âge. Quelques-uns de vos jeunes gens m'auraient
adressé comme dans Homère ces reproches mérités (05)
:
Ta force cède au poids dont t'accablent
les ans,
Tes serviteurs sont lourds et tes chevaux sont lents.
à
tout entreprendre et je ne rougis point de faire, à son âge, ce qu'il faisait
lui-même.
8.
Que la force, la vitesse, la beauté et tous les agréments du corps m'aient
abandonné pour jamais, que ton Amour, ô poète de Téos (06),
en voyant ma barbe grise, s'envole, s'il veut, avec ses ailes dorées, et
s'enfuie aussi rapide qu'un aigle, Hippoclide ne s'en préoccupera point (07).
Mais puissé-je aujourd'hui par mon éloquence rajeunir, fleurir, revenir au
printemps de ma vie, attirer à moi la foule, l'entraîner par les oreilles et
lancer des traits nombreux sans crainte d'épuiser mon carquois ! Voilà comment
je me consolerais de mon âge et de la vieillesse qui m'a gagné. C'est aussi
pour cela que j'ai osé fréter comme il convient et remettre en mer mon
vaisseau depuis longtemps à sec. Dieux, faites souffler un vent favorable !
J'ai besoin d'une brise caressante, amie, et qui remplisse mes voiles, afin
qu'on dise de moi, si j'en suis digne, cette parole d'Homère (08)
:
Quel jarret ce vieillard cachait sous ses
haillons !
(01)
Voy ce mot dans le Dict. de Jacobi.
(02) Homère, Iliade,
III, v. 108.
(03) Euripide, Phéniciennes,
v. 633.
(04) Poète inconnu.
(05) Iliade,
VIII, v 103.
(06) Anacréon. Les paroles que cite Lucien
n'existent pas dans ce qui nous reste de ce poète.
(07) Proverbe déjà cité.
(08) Odyssée,
XVIII, v. 73.