LUCIEN
XXII
HARMONIDE
(01)
1.
Harmonide (02),
le joueur de flûte, faisait un jour cette question à Timothée (03),
son maître : "Dis-moi. Timothée, par quel moyen es-tu devenu célèbre
dans ton art ? Que dois-je faire pour que mon nom soit connu de tous les Grecs ?
Je te dois déjà beaucoup : tu m'as appris l'art de jouer juste, de souffler légèrement
dans l'embouchure, de tirer des sons mélodieux, de lever les doigts avec agilité
et de les baisser à propos, de marcher en mesure, de me mettre d'accord avec le
chœur, de conserver à chaque mode son mouvement caractéristique, au phrygien
l'enthousiasme, au lydien la fureur bachique, au dorien la gravité majestueuse,
et la grâce à l'ionien. Je te suis redevable de savoir tout cela (04).
Mais le point principal, celui pour lequel j'ai désiré devenir joueur de flûte,
je ne vois point comment tu pourrais m'y faire atteindre. Je veux parler de la
gloire, de cette popularité qui me ferait montrer du doigt, et dire à tous
ceux qui me verraient, partout où je pourrais aller : "C'est lui ! C'est
Harmonide, l'excellent joueur de flûte (05)
!" Tel est l'honneur, Timothée, que tu as jadis obtenu, lorsque à ton
arrivée de Béotie tu jouas de la flûte dans la tragédie de la Pandionide
(06),
et que tu fus vainqueur dans celle d'Ajax
furieux (07),
dont ton homonyme avait fait la musique. Il n'y eut dès lors personne qui ne
connût le nom de Timothée le Thébain. Ici encore, et aujourd'hui même, quand
tu parais, tous accourent vers toi, comme les oiseaux autour d'une chouette.
Voilà pourquoi j'ai souhaité de devenir joueur de flûte, pourquoi je me suis
imposé de si grands travaux, car ce talent n'est rien, s'il ne procure la célébrité,
et je n'en voudrais pas, dussé-je égaler Marsyas ou Olympe (08),
si je demeurais inconnu. A quoi bon, comme on dit, la musique secrète et cachée
(09)
? Apprends-moi donc ce que j'ai à faire et comment je puis user de mon talent.
Je t'en saurai doublement gré, et pour l'art que tu m'auras enseigné, et pour
la gloire qu'il m'aura procurée."
2.
Timothée lui répondit : "Sache-le bien, Harmonide, ces objets dont tu es
épris, les applaudissements, la gloire, la renommée, la célébrité, sont une
grande affaire. Te montrer en public, te faire entendre, afin d'y parvenir, ce
serait un moyen bien lent, et peu de gens par là seraient à même de te connaître.
Où trouver, en effet, un théâtre, un cirque assez spacieux pour jouer de la
flûte devant tous les Grecs. Cependant, si tu veux être promptement connu et
voir combler tes désirs, écoute le conseil que je te soumets. Joue quelquefois
sur les théâtres, mais tiens peu compte de la foule. Le chemin le plus court
pour arriver à la gloire, c'est de choisir pour auditeurs dans toute la Grèce
le petit nombre d'hommes d'élite qui en sont comme les coryphées, gens d'un mérite
incontesté, et dont la critique ou l'éloge à force de loi. Si c'est à ceux-là,
je le répète, que tu fais entendre tes chants, et s'ils t'accordent des
louanges, sois certain qu'avant peu tu seras connu de tous les Grecs. La raison
en est simple. Si des hommes connus et admirés de tous savent que tu es un
habile joueur de flûte, qu'as-tu besoin de te faire entendre de la multitude,
qui suivra sans nul doute l'opinion de ceux qui passent pour de bons juges ? Ce
peuple nombreux se compose d'hommes qui ne se doutent pas de ce qui est beau,
d'une foule de grossiers artisans. Quiconque est loué par ceux qui sont
au-dessus d'eux, ils le croient digne de louanges et le louent à leur tour.
Ainsi dans les jeux publics c’est, j'en conviens, la foule des spectateurs qui
applaudit ou qui siffle, mais il n'y a guère que cinq ou sept juges, au plus,
qui décernent les prix." Harmonide n'eut pas le temps de mettre ces avis
en pratique. On dit que, la première fois qu'il disputa le prix, il se laissa
emporter par l'amour de la gloire, souffla trop violemment, rendit le dernier
soupir dans sa flûte, et mourut sur la scène, sans avoir obtenu la couronne.
Ainsi ce fut tout ensemble la première et la dernière fois qu'il parut aux fêtes
de Bacchus.
3.
Quant aux conseils de Timothée, ce n'est point seulement aux joueurs de flûte
ni au seul Harmonide qu'ils s'adressent, selon moi, mais à tous ceux qui,
avides de renommée, veulent se montrer en public et ravir les suffrages de la
foule. Lors donc que j'eus formé un dessein semblable au sien, et cherché le
moyen de me faire connaître, j'examinai, suivant l'avis de Timothée, quel était
dans cette ville le citoyen le plus distingué, celui en qui les autres placent
leur confiance et qui seul les représente tous. C'est vous qui, de toute
justice, deviez me paraître ainsi, vous qui êtes, chose essentielle pour tout
véritable talent, le sûr indice et la règle certaine de ceux qui veulent en
juger. Si donc je déployais ma science devant vous, et si j'obtenais votre
approbation (plaise au ciel qu'il en soit ainsi !), je devrais me croire parvenu
au comble de mes espérances, puisque j'obtiendrais tous les suffrages en un
seul. Or, qui peut-on vous préférer, à moins d'être fou ! Car en apparence
je jette un dé qui dépend d'un seul homme, mais en réalité je fais entendre
mes ouvrages à une nombreuse multitude. Il est évident, en effet, que, seul ou
pris avec tous, vous n'en êtes pas moins supérieur à chacun. Les rois de Lacédémone
avaient le droit exclusif, quand les autres citoyens ne portaient qu'un seul
suffrage, d'en porter chacun deux. Vous, vous réunissez ceux des éphores et
des vieillards, et, lorsqu'il s'agit de belles-lettres, votre suffrage en vaut
mille, puisque c'est vous qui déposez la pierre blanche, la pierre de salut.
Or, c'est là surtout ce qui me rassure en ce moment, où la témérité de ma démarche
m'inspire une juste frayeur. Mais ce qui, par Jupiter, me donne encore quelque
confiance, c'est que je ne vous sais point tout à fait étranger. J'ai pris
naissance dans une ville sur laquelle se sont répandus vos bienfaits, privés
d'abord, puis publics et communs à toute la nation. Par conséquent si, après
mon discours, les suffrages me sont défavorables, et si les mauvais l'emportent
sur les bons, ajoutez-y celui de Minerve (10),
suppléez à ce qui peut me manquer, et considérez comme un service de votre
fonction le succès que vous m'aurez fait obtenir.
4.
Ce n'est point assez pour moi d'avoir excité une vive admiration, d'être
devenu célèbre, d'avoir entendu louer mes discours par les auditeurs. Tout
cela n'est, comme on dit, que songe et vapeurs, ombres de paroles. La vérité
va se montrer aujourd'hui dans tout son jour. Le dernier mot à dire sur mon
compte, le jugement définitif, hors de doute, à porter sur mes travaux, c'est
qu'il faudra qu'estimer le plus habile des érudits, si j'obtiens votre suffrage
ou bien le plus... Mais il ne faut prononcer que des paroles de bon augure, en
m'engageant dans une lutte si imposante. Faites, grands dieux, que je paraisse
digne d'estime. Confirmez les éloges que j'ai reçus ailleurs, et donnez-moi la
confiance nécessaire pour me présenter devant cette nombreuse assemblée, car
il n'est plus de carrière redoutable pour celui qui a triomphé dans les grands
jeux Olympiques.
(01)
Cet opuscule est une recommandation, sæstasiw.
(02)
Harmonide vécut du temps de Philippe et d'Alexandre.
(03)
"Il y eut deux Timothée, fameux musiciens : le plus ancien, dont il est
ici question, naquit à Milet, ville ionienne de Carie, la troisième année de
la LXXXIIIe olympiade, qui répond à 466 avant Jésus-Christ, et
mourut en Macédoine, âgé de quatre-vingt-dix ans. Il excellait dans la poésie
lyrique et dithyrambique, il jouait parfaitement de la cithare. Il la
perfectionna même, en ajoutant à cet instrument deux cordes ou même quatre,
suivant Pausanias. Mais cette innovation déplut tellement aux Lacédémoniens,
qu'ils le chassèrent de Sparte, et rendirent contre lui ce fameux décret que
Boèce nous a conservé, De musica,
livre I, chap. I. Le second Timothée, maître d'Harmonide, était de Thèbes,
en Béotie, et vivait au temps d'Alexandre le Grand, auquel il inspirait
par le son de sa flûte, tantôt l'enthousiasme guerrier, tantôt l'amour et la
volupté. - Belin de Ballu.
(04)
Sur la musique des Grecs, voy. de Pauw, t. II, p. 120 et suivantes. Pour les
différents modes, voy. Apulée, Florid.,
titre 1. "Il y a lieu de croire, dit Belin de Ballu, d'après les caractères
de ces modes, indiqués par les anciens, que le mode dorien, grave et
majestueux, répondait au ton de mi bémol,
le plus majestueux des tons de la musique, le ton de la majeur, par sa grâce et sa gaieté, pourrait être le même que
le mode ionien."
(05)
Voy. ci-dessus, p. 6, note 1.
(06)
Probablement une tragédie dont les filles de Pandion, Philomèle et Progné, étaient
les héroïnes.
(07)
Pièce de Sophocle. Voy. la traduction de M. Artaud, et celle de Théodore
Guiard.
(08)
Voy. ces mots dans le Dictionnaire de
Jacobi.
(09)
Néron répétait ce proverbe à ses amis, pour autoriser son apparition sur le
théâtre. Voy. Suétone, Néron, p.
292 de la traduction d'Emile Pessonneaux, édition Charpentier.
(10)
Allusion au suffrage de Minerve sauvant Oreste. Voy. Eschyle, Euménides,
traduction d'A. Pierron, vers la fin.