ARGUMENT.
Un jeune homme déshérité apprend la médecine : son père
devient fou, les médecins l'abandonnent ; il le guérit au moyen d'une potion :
le père lui rend ses privilèges d'hoirie. Quelque temps après, sa belle-mère
devient folle; le jeune homme refuse de la guérir, malgré les ordres de son
père, qui le déshérite une seconde fois.
1. Juges, vous ne devez trouver ni nouvelle, ni extraordinaire, la
conduite que mon père tient aujourd'hui à mon égard. Ce n'est pas la
première fois qu'éclate sa colère ; il aime à recourir à cette loi, et se
plaît à comparaître devant ce tribunal. Mais ce qu'il y a de nouveau dans mon
malheur, c'est qu'en ne m'imputant rien de personnel, on me fait courir le
risque d'être puni pour l'art que j'exerce, s'il ne se prête pas à tout ce
qu'on en exige. Quel étrange raisonnement ! Vouloir que je guérisse à
volonté, et non plus suivant la puissance de la médecine, mais d'après les
ordres de mon père ! Certes, je voudrais bien avoir des remèdes capables de
guérir non seulement les insensés, mais ceux qui se livrent à d'injustes
colères ; je ferais à l'instant cesser la maladie dont mon père est atteint.
Son ancienne folie a maintenant complètement cessé ; mais ses emportements ne
font que redoubler. Et, chose des plus affligeantes, tandis qu'il est modéré
envers tous les autres, il se déchaîne contre moi seul, qui l'ai guéri. Vous
voyez le fruit que j'ai retiré de cette guérison : déshérité par lui pour
la seconde fois, exclu de ma famille, il semble que je n'y sois rentré quelques
instants que pour en être rejeté avec plus d'ignominie.
2. Dans ce qui est possible, je n'ai jamais attendu d'ordres : tout
récemment je suis accouru sans appel pour soigner mon père : mais dans les cas
désespérés, je ne veux rien entreprendre. Or, l'état de cette femme paralyse
ma hardiesse, et je n'ai pas tort ; car je puis prévoir ce que j'aurai à
souffrir de mon père, si je ne réussis pas, lui qui me déshérite avant même
que la cure soit commencée. Je suis certainement fâché, juges, de la maladie
de ma belle-mère, excellente femme, et du chagrin que mon père en éprouve ;
mais ma peine la plus vive est de paraître désobéir quand ce qu'on exige de
moi est impossible à cause de la force de la maladie et de la faiblesse de
l'art. Aussi je crois être injustement déshérité, pour avoir refusé de
commencer ce qu'il m'est impossible d'accomplir.
3. Il est facile de comprendre à présent les motifs de ma première
exhérédation. Je crus alors n'avoir à me justifier que par mes actes ; mais
l'accusation formulée aujourd'hui contre moi, je vais essayer de la combattre
de toutes les forces dont je suis capable, en vous exposant en peu de mots ma
conduite. Ce fils intraitable, désobéissant, la honte de son père et le
déshonneur de sa famille, a voulu, à cette époque, ne répondre que quelques
paroles aux cris incessants et prolongés de son accusateur. En sortant de la
maison paternelle, j'ai cru que le tribunal le plus respecté, le suffrage le
plus impartial, c'était ma conduite ultérieure ; et j'ai prouvé que j'étais
loin de mériter les accusations de mon père en me livrant aux plus nobles
travaux, en ne fréquentant que les hommes les plus vertueux. Je prévoyais ce
qui arrive aujourd'hui, et je soupçonnais que mon père, dont la raison était
déjà chancelante, se laisserait aller à des colères injustes et inventerait
de fausses imputations contre son fils. Quelques-uns même regardaient comme un
commencement de folie ses menaces, et les autres symptômes d'un mal
inévitable, sa haine insensée, les invectives qu'il avait toujours à la
bouche, ma condamnation barbare, ses cris, ses emportements, sa bile toujours en
feu. Tout cela me semblait devoir provoquer une intervention urgente de la
science.
4. Je voyage donc, je me lie avec les plus célèbres médecins des pays
étrangers, et, par un travail incessant, une assiduité infatigable, je me
rends habile dans mon art. A mon retour, je trouve mon père dans une démence
complète, abandonné de tous les médecins de cette ville, qui, ne voyant point
le fond des choses, ne jugeaient qu'imparfaitement les maladies. Pour moi, comme
un bon fils, j'oubliai que mon père m'avait déshérité et je n'attendis pas
qu'il me fît appeler. Je n'avais aucun reproche particulier à lui faire ; ses
injustices lui étaient tout à fait étrangères ; on ne pouvait, ainsi que je
l'ai dit, les imputer qu'à la maladie. J'arrive sans avoir été mandé, et si
je ne me mets pas sur-le-champ en devoir de le guérir, c'est qu'il n'est point
dans nos habitudes d'agir ainsi, et que notre art ne le prescrit point. Mais
nous apprenons avant tout à examiner si la maladie est susceptible de
guérison, ou si elle excède notre pouvoir. Et alors, si elle est guérissable,
nous nous mettons l'œuvre et nous employons tous nos soins à sauver le malade
; si nous la trouvons supérieure à tous les remèdes, et si nous voyons
qu'elle en doit triompher, nous n'essayons pas même de la traiter, suivant en
cela le vieil axiome de nos devanciers, qui veulent qu'on n'entreprenne pas de
malades dont le mal a triomphé. Voyant donc que mon père n'était point perdu
sans espoir, que son mal n'était pas au-dessus des ressources de l'art, j'en
étudiai avec soin tous les symptômes, j'en suivis toutes les phases, et alors
je me mis à l'œuvre je lui versai hardiment la potion, sans me préoccuper des
soupçons de ceux qui calomniaient mes remèdes et ma cure, et allaient jusqu'à
préparer une accusation.
5. Là, se trouvait ma belle-mère, pleine d'alarme et de défiance, non
qu'elle me hait, mais elle ne pouvait s'empêcher de craindre, parce qu'elle
connaissait bien le triste état de mon père : elle en savait mieux que
personne les moindres circonstances, vivant chaque jour près de la maladie.
Pour moi, sans rien appréhender, convaincu de l'évidence des symptômes et de
l'exactitude de la science, je commençai la cure au moment favorable. Cependant
mes amis me conseillaient de ne pas témoigner autant de confiance, de peur que,
si j'échouais, la calomnie ne s'élevât plus terrible contre moi, et qu'on ne
m'accusât de m'être vengé de mon père, en l'empoisonnant par ressentiment
des violences qu'il m'avait fait souffrir. L'essentiel, c'est qu'il recouvra
bientôt la santé, la raison, la connaissance de tout ce qui l'entourait. Les
assistants étaient émerveillés ; ma belle-mère se répandait en éloges,
elle faisait partout éclater la joie que lui causaient mon succès et la
guérison de son mari. Pour lui, je lui dois ce témoignage, sans balancer, sans
prendre aucun conseil, dès qu'il sut ce qui s'était passé, il annula,
l'exhérédation dont il m'avait frappé, me reconnut de nouveau pour son fils,
m'appelant son sauveur et son bienfaiteur ; et confessant qu'il avait fait une
épreuve complète, il s'excusa de sa conduite passée. Cet événement fit
plaisir à tous les gens de bien qui en furent témoins, mais il chagrina ceux
qui aiment mieux voir un fils déshérité que rappelé par son père. Je savais
bien que tous ne seraient pas également charmés de ma réussite, et je vis à
l'instant quelqu'un changer de couleur, lancer des regards sombres, et prendre
un visage où se lisaient la colère, la jalousie et la haine. Mais nous, on le
conçoit, nous étions tout entiers à la joie, au bonheur d'être rendus l'un
à l'autre.
6. Peu de temps après, juges, ma belle-mère fut attaquée d'une maladie
singulière, étrange : j'observai le mal dès son début ; il était terrible :
ce n'était pas une simple démence, d'un genre superficiel, mais un mal qui,
après avoir couvé depuis longtemps dans son âme, éclatait tout à coup en
vainqueur. Il y a plusieurs symptômes auxquels on reconnaît une folie
incurable ; en voici un d'un caractère tout nouveau que je remarquai dans cette
femme. Elle est de sa nature affable et douce envers toutes les personnes, et sa
maladie n'agit point en leur présence ; mais dès qu'elle voit un médecin,
dès qu'elle l'entend nommer, elle entre aussitôt en fureur. N'est-ce point un
indice de son état fâcheux et incurable ? A cette vue, je fus vivement ému,
et je pris en pitié une femme qui méritait ma compassion, et non point son
malheur.
7. Cependant mon père, étranger à la médecine, mon père qui ignorait
l'origine, la cause et l'intensité de ce mal, m'ordonne de le guérir, et de
verser une potion semblable à la première. Il croyait, en effet, qu'il n'y a
qu'un genre de folie, qu'une maladie unique de cette espèce, qu'un seul moyen
de la traiter, qu'une médication identique. Je lui dis, ce qui est l'entière
vérité, qu'il m'est impossible de guérir cette femme ; je lui avoue que je
suis obligé de céder à la maladie ; il s'indigne, il s'emporte, il prétend
que j'abandonne volontairement sa femme, que je la trahis ; il me fait un crime
de l’impuissance de mon art. Enfin il agit comme toutes les personnes
désolées, qui se fâchent, sans exception, contre ceux qui leur disent la
vérité. Toutefois je vais justifier contre ses reproches et ma conduite et
l'art que je professe.
8. Et d'abord, commençons par la loi sur laquelle mon père se fonde pour
me déshériter, afin qu'il sache qu'il n'a plus aujourd'hui le même pouvoir
qu'autrefois. En effet, mon père, le législateur ne permet pas à tous les
pères de déshériter tous leurs fils, ni toutes les fois qu'ils le veulent, ni
pour toute espèce de motifs : mais s'il leur accorde le droit d'exercer leur
colère, il protège aussi les enfants et veille à ce qu'ils ne soient pas
victimes d'une injustice. Il n'a pas voulu, en conséquence, que cette peine
fût infligée à la volonté du père et sans le contrôle des juges ; il
appelle les deux parties devant le tribunal, et institue des arbitres, qui
décident, sans colère et sans calomnie, conformément à l'équité. Il
savait, en effet, que bien souvent les causes les plus déraisonnables suffisent
pour provoquer l'emportement, soit quelque faux rapport, soit trop de confiance
accordée à un esclave, à une femme haineuse. Il n'a donc pas voulu que
l'affaire fût soustraite à la justice, et que les fils fussent condamnés sans
être entendus ; au contraire, il fait aussi verser de l'eau pour eux, leur
permet de parler à leur tour, et soumet tout à un rigoureux examen.
9. Puisque la loi n'accorde au père que le pouvoir de porter devant vous
l'accusation, et qu'elle vous laisse souverains maîtres de décider s'il a le
bon droit de son côté, ne considérez en ce moment ni le grief qu'il me
reproche, ni les motifs de sa colère ; commencez par rechercher s'il a le droit
de me déshériter encore, après l'avoir fait une fois déjà, en usant du
bénéfice de la loi et des privilèges de la puissance paternelle, dont il
s'est fait fort ensuite pour annuler l'exhérédation. Or, je dis que ce serait
le comble de l'injustice, si les châtiments des fils n'avaient pas de terme,
s'ils étaient soumis à des condamnations illimitées, à une terreur
perpétuelle, si la loi tantôt secondait le courroux du chef de famille,
tantôt faiblissait avec lui, pour reprendre bientôt après sa première force,
en un mot, si l'on confondait tous les principes d'équité, pour les faire
plier à la volonté momentanée des pères. Il est juste de leur venir une
première fois en aide, de partager leur indignation, d'accorder le droit de
punir à celui qui a donné la vie ; mais quand il a usé de cette puissance que
la loi lui confère, quand il a satisfait son ressentiment, si, par la suite, il
se ravise, convaincu que son fils est sans reproche, il doit s'en tenir à ce
dernier parti ; il ne lui est plus permis de changer d'opinion, de prendre une
décision nouvelle et de se dégager. En effet, comme on ne peut connaître, je
pense, à des signes certains, si l'enfant qui vient de naître sera bon ou
mauvais, on accorde aux pères le pouvoir de rejeter de leurs familles, s'ils
s'en montraient indignes ; ceux que d'abord ils avaient élevés, sans savoir ce
qu'ils deviendraient un jour.
10. Mais lorsqu'un père, sans aucune contrainte, par un pur mouvement de sa
volonté, rappelle un fils dont il a éprouvé le naturel, le moyen de
l'autoriser à changer d'avis ? Quel nouvel usage peut-il faire de la loi ? Ici
le législateur pourrait vous dire : "Si cet enfant était d'un mauvais
caractère, s'il méritait d'être déshérité, pourquoi l'avez-vous rappelé ?
pourquoi l'avez-vous fait rentrer dans votre maison ? pourquoi avez-vous annulé
la loi ? Vous étiez libre, vous étiez maître d'agir autrement. On ne peut
vous accorder de vous jouer ainsi des lois, de faire tourner les tribunaux au
gré de vos caprices, de détruire la loi, et de la faire revivre, de faire
asseoir les juges comme témoins ou plutôt comme esclaves de vos fantaisies,
punissant ou pardonnant, selon qu'il vous agrée. Vous n'avez donné qu'une fois
la naissance à votre fils, vous ne l'avez élevé qu'une fois, vous ne pouvez
non plus le déshériter qu'une fois ; et j'accorde que vous étiez dans votre
droit, quand vous avez d'abord agi de la sorte ; mais recourir sans cesse à ce
châtiment, l'éterniser, le multiplier, le répéter sans cause, c'est excéder
les limites de la puissance paternelle. "
11. Ne souffrez pas, juges, je vous en conjure au nom de Jupiter, qu'après
m'avoir rappelé de son plein gré dans ma famille, après avoir annulé l'effet
du premier jugement et rétracté sa colère, mon père m'impose une seconde
fois la même peine, recoure à son autorité, dont le terme est passé depuis
longtemps ; contre laquelle la prescription est acquise, et qui est épuisée et
dépensée par son emploi même. Vous voyez comment, dans les autres jugements
soumis à des juges désignés par le sort, si l'on croit qu'il y a eu quelque
injustice de leur part, la loi accorde d'interjeter appel devant un autre
tribunal. Mais si l'on s'est entendu pour prendre tels juges, si l'on a promis
de s'en remettre à leur décision, le jugement est sans appel. En effet, dans
le principe, on avait tout pouvoir de récuser les juges ; mais, du moment que
nous les avons choisis, il est juste que nous nous en tenions à leur sentence.
De même, vous étiez libre de ne pas reprendre dans votre famille un fils que
vous en croyiez indigne ; mais si, l'ayant reconnu vertueux, vous l'avez
rappelé auprès de vous, il ne vous est plus permis de le déshériter. Vous
avez attesté par votre propre témoignage qu'il ne méritait pas une si grave
punition ; vous avez confessé qu'il était homme de bien : par conséquent,
vous ne pouvez vous repentir de l'avoir rappelé, votre réconciliation doit
être durable, surtout après une si longue délibération, après la décision
de deux tribunaux, suivant l'une desquelles vous m'avez chassé, tandis que
l'autre, suggérée par votre propre cœur, a déclaré nul l'effet de la
première. En rétractant la première sentence, vous avez confirmé la seconde
: tenez-vous-en à celle-ci, demeurez fidèle à votre propre jugement : soyez
père ; vous l'avez voulu ; vous y avez consenti, vous vous en êtes imposé la
loi.
12. Si ce n'était point la nature, mais l'adoption qui m'eût fait votre
fils, vous voudriez en vain me déshériter ; je ne crois pas que la loi vous en
donnât le droit : car une chose que, dans le principe, on était libre de ne
pas faire, on ne peut, sans injustice, l'annuler une fois faite. Moi qui suis
doublement votre fils, et par la nature, et par votre choix volontaire, est-il
raisonnable que je sois de nouveau expulsé de votre maison et privé à
plusieurs reprises de mes droits de famille ? Si j'étais votre esclave, et que,
convaincu de ma perversité, vous me fissiez mettre aux fers, et qu'ensuite,
changeant d'avis, vous m'affranchissiez, en reconnaissant que je ne vous ai
causé aucun préjudice, serait-il permis quelque jour à votre colère de me
faire rentrer dans mon ancien esclavage ? Non, certes : les lois veulent que de
pareilles décisions soient fixes et invariables. Pour prouver que mon père ne
peut plus avoir le droit de déshériter le fils auquel il a déjà infligé ce
châtiment, et qu'il a volontairement rappelé, je pourrais faire valoir encore
beaucoup d'autres motifs, mais je m'en tiendrai là.
13. Maintenant considérez quel homme frappe en moi la punition paternelle.
Je ne fais point valoir ceci, qu'étant, alors sans état je suis aujourd'hui
médecin : mon art ne fait rien à la question ; je ne dis pas non plus qu'alors
j'étais jeune et qu'aujourd'hui, parvenu à la maturité de la vie, je ne puis
plus être accusé, en raison même de mon âge, d'être prêt à commettre
quelque mauvaise action : c'est une considération trop légère. Seulement,
autrefois, mon père, sans avoir contre moi le moindre grief, comme je suis
prêt à l'attester, n'avait pas non plus éprouvé mes services, quand il me
chassa de la maison paternelle : aujourd'hui il me chasse, moi son bienfaiteur,
moi qui viens de le sauver ! Est-il plus noire injustice ? Après que j'ai
conservé ses jours, après que je l'ai retiré d'un si grand danger, faut-il en
recevoir un pareil prix ? Faut-il que, ne tenant aucun compte de sa guérison,
il en perde si vite la mémoire, et qu'il chasse un fils qui, bien loin de se
réjouir du motif qui provoquait son expulsion injuste, non seulement a oublié
les torts de son père, mais lui a rendu la raison et la santé ?
14. Juges, ce n'est point là un bienfait de peu d'importance, un service
passager ; vous voyez cependant, pour y répondre, comme on me traite
aujourd'hui. S'il ne se rappelle plus l'état ou il était alors, vous vous en
souvenez tous : vous savez ce qu'il faisait, ce qu'il souffrait, quelle était
la situation. Je le pris ; quand tous les autres médecins désespéraient, que
ses plus intimes amis l'avaient abandonné et n'osaient plus en approcher, et je
l'ai rendu capable d'intenter une accusation et de discuter un texte de loi. Eh
quoi ! mon père, vous avez sous les yeux le modèle de ce que vous étiez tout
récemment encore, vous voyez ce qu'est votre femme : tel vous étiez, quand je
vous ai ramené à votre raison perdue. Est-il juste que vous m'accordiez
semblable retour, et que votre raison vous serve ainsi contre moi ? Votre
accusation même prouve l'étendue du service que je vous ai rendu. Car si vous
me détestez, parce que je ne guéris pas votre femme réduite à l'extrémité,
et plongée dans un état déplorable, combien ne devez-vous pas me chérir pour
vous avoir délivré des mêmes maux ! quelle reconnaissance ne doit pas être
la vôtre, pour vous avoir sauvé d'une si terrible situation ! Vous cependant,
ô comble de l'ingratitude, à peine avez-vous repris l'usage de votre raison,
que vous me traînez devant un tribunal : je vous ai conservé la vie ; vous me
punissez, vous recourez à votre vieille haine, et vous évoquez la même loi.
Voilà donc la récompense affectée à mon art, voilà le prix de mes remèdes
; vous n'usez de la santé que contre votre médecin !
15. Et vous, juges, vous permettriez à cet homme de punir son bienfaiteur,
de chasser de sa maison celui qui lui a sauvé la vie, de haïr celui qui lui a
rendu la raison, de sévir contre celui qui l'a remis en santé ? Non, si vois
agissez d'après la justice. Il y a plus ; je serais coupable des plus graves
méfaits, on me devrait encore assez de reconnaissance pour que la pensée et le
souvenir de mes services rendissent tout naturel l'oubli du présent et tout
simple le pardon de ma conduite, surtout si le service actuel surpasse de
beaucoup le grief qui l'a suivi. Tel est pourtant l'avantage que je crois avoir
sur celui que j'ai sauve : il a contracté envers moi une dette de toute la vie
; il me doit l'existence, la raison, l'intelligence que je lui ai rendues, au
moment même où tous les autres, réduits au désespoir, s'avouaient vaincus
par la maladie.
16. Mais ce qui me paraît encore rehausser le prix de mon service, c'est
que, quand je le lui rendis, je n'étais plus son fils ; aucune raison ne
m'imposait la nécessité de lui consacrer mes soins : j'étais libre, j'étais
un étranger, affranchi de tous les liens de la nature ; et cependant, je n'ai
point négligé mon père ; je suis venu spontanément à lui, sans appel, de
mon propre mouvement ; je l'ai secouru, je suis demeuré à ses côtés, je l'ai
soigné, je l'ai guéri, je l'ai rétabli, je me le suis conservé, je me suis
justifié des griefs qui avaient pu le pousser à me déshériter ; ma piété a
désarmé sa colère, mon dévouement a vaincu la loi ; j'ai acheté par mon
service le droit de rentrer au sein de ma famille ; dans une conjoncture aussi
critique, j'ai fait éclater mon dévouement filial, mon art m'a valu une
adoption nouvelle, et je me suis montré bon fils au milieu du malheur. Que
d'angoisses croyez-vous que j'aie endurées ! que de fatigues il m'a fallu
subir, toujours présent, toujours occupé à le servir, épiant les moindres
crises, tantôt cédant prudemment à la violence du mal, tantôt employant mon
art, quand la maladie se calmait ! Remarquez encore que c'est un des périls les
plus grands de la médecine, que de soigner de semblables malades, et
d'approcher de ceux qui se trouvent dans cette sorte d'état. Souvent, en effet,
dans le paroxysme du mal, leur fureur se tourne même contre leurs proches. Mais
rien n'a pu lasser ma patience ni refroidir mon courage : j'ai lutté corps à
corps contre la maladie, et j'ai fini par en triompher au moyen d'une potion.
17. N'allez pas, à ce dernier mot, vous récrier : "Quelle difficulté
y a-t-il à verser un breuvage ?" Que de choses, en effet, il m'a fallu
faire avant d'en venir là ! Préparer l'effet du remède, disposer le corps à
la guérison, observer la constitution du malade, le faire évacuer,
l'affaiblir, le soumettre à un régime convenable, lui prescrire un exercice
opportun, s'ingénier des moyens de lui procurer le sommeil et le repos, voilà
ce qu'il est aisé de pratiquer avec des malades ordinaires ; mais pour ceux qui
sont atteints de folie, la fougue de leur esprit les rend difficiles à diriger
et à conduire, dangereux à leur médecin et rebelles à tous les remèdes.
Souvent, quand nous avons fait tout ce qu'il faut pour atteindre notre but,
quand déjà nous commençons à espérer, la moindre faute rend à la maladie
sa première gravité, détruit notre oeuvre entière, annule tous nos soins et
met notre art en défaut.
18. Eh bien ! celui qui a passé par toutes ces épreuves, qui a lutté
contre un mal si terrible, qui a triomphé de la plus invincible maladie,
souffrirez-vous qu'on le déshérite ? Permettrez-vous qu'un père interprète
les lois à son gré, pour agir contre son bienfaiteur ? Le laisserez-vous
outrager la nature ? Moi, docile à sa voix, je sauve, je guéris mon père,
malgré ses injustices ; et lui, juges, si vous l'y autorisez, il va perdre pour
obéir aux lois, comme il le prétend, ce fils qui lui a rendu un si grand
service ; il va le priver des droits que lui confère sa naissance ; il va se
montrer ennemi de son enfant, tandis que j'ai prouvé combien j'aime mon père.
Oui, je respecte la nature, et lui, il la foule aux pieds ; il se rit de la
justice. O père emporté par une coupable haine ! ô fils entraîné par une
tendresse plus coupable encore ! car il faut bien que je m'accuse, mon père m’y
contraint ; j'ai tort d'aimer, moi qu'on déteste, j'ai tort d'aimer plus qu'il
ne m'est permis : et pourtant la nature exige que les pères aiment leurs fils,
plutôt que les fils leurs pères. Mais celui-ci ne se fait aucun scrupule de
mépriser les lois, qui conservent aux enfants sans reproches leurs droits de
famille, et la nature, qui entraîne irrésistiblement tous les êtres vers ceux
auxquels ils ont donné la vie ; et, quoiqu'il ait les plus grands motifs de
bienveillance à mon égard, il s'en faut bien qu'il me témoigne toute
l'affection, toute la tendresse que réclamerait l'équité. Ah ! du moins qu'il
imite mon exemple, qu'il me rende amitié pour amitié. Mais ; ô malheur ! il
déteste celui qui l'aime, il chasse de sa maison, celui qui le chérit, il se
montre injuste envers son bienfaiteur, il déshérite un fils respectueux ; et
les lois, amies des enfants, il les tourne contre moi comme des ennemies. Quel
combat, ô mon père, provoquez-vous entre les lois et la nature !
19. Non, non ; les choses ne sont point telles que vous le prétendez ! Vous
interprétez mal, mon père, les lois établies : la nature et la loi ne sont
point en contradiction, quand il s'agit de tendresse : au contraire, l'une est
une conséquence de l'autre, et elles se prêtent un mutuel secours contre
l'injustice. Mais vous, vous outragez votre bienfaiteur, vous blessez la nature
; et de plus, en manquant à la nature, vous insultez vous-même à la loi. Les
lois sont bonnes et justes, elles garantissent les droits des enfants ; et vous
ne voulez vas qu'il en soit ainsi ! Vous les invoquez à chaque instant contre
un fils comme contre plusieurs rebelles ; vous exigez qu'elles répriment sans
cesse, elles qui veulent, au contraire, se montrer douces dans les rapports
affectueux des pères et des enfants. Et pourtant il n'y a point de lois
établies contre ceux qui n'ont commis aucune faute. Seulement, il y en a qui
autorisent à accuser d'ingratitude quiconque n'oblige pas à son tour ses
bienfaiteurs. Or, mon père, loin de reconnaître les services que je lui ai
rendus, veut en ce jour me punir de mes bienfaits : voyez s'il est possible de
pousser plus loin l'injustice ! Je dis donc qu'il ne lui est plus possible de me
déshériter, puisqu'il a usé une fois, dans toute leur plénitude, des droits
de la puissance paternelle, et du bénéfice que la loi lui confère ; et
d'autre part, je crois avoir démontré combien il serait injuste de chasser,
d'exclure de la maison paternelle le fils qui lui a rendu d'aussi grands
services.
20. Mais Il est temps d'en venir au véritable prétexte de l'exhérédation
et d'examiner le fond même du grief qu'on m'impute. Recourons donc de nouveau
à l'intention du législateur. Je vous accorde, pour un instant, qu'il vous
soit permis de me déshériter autant de fois que vous le voudrez, et je consens
même que vous puissiez user de ce droit contre votre propre bienfaiteur ; mais
ce pouvoir ne peut être absolu ni s'exercer pour n'importe quel motif. Le
législateur ne dit pas : "Quelle que soit l'accusation du père, le fils
sera déshérité ; il suffit que le père le veuille et qu'il ait à se
plaindre." Quel besoin aurait-on alors de tribunaux ? Au contraire, juges,
la loi veut que vous examiniez si la colère du père a été provoquée ou non
par des motifs puissants ou justes. Livrez-vous donc à cet examen. Je vais
commencer par les faits qui ont suivi la démence de mon père.
21. Le premier usage qu'il fit de sa raison fut d'annuler l'exhérédation
prononcée contre moi : il m'appelait alors son sauveur, son bienfaiteur ;
j'étais tout pour lui. Il n'y a là, je pense, aucun sujet de plainte. Dans
tout ce qui suit, de quoi suis-je coupable ? Quels soins, quels services d'un
bon fils m'a-t-on vu refuser ? Quand ai-je découché ? Quelles parties de
plaisir inconvenantes, quels excès a-t-on à me reprocher ? Où sont mes
débauches ? Quel prostitueur ai-je battu ? Qui m'accuse enfin ? Personne. Or,
ce sont là les faits pour lesquels la loi permet de déshériter. Mais bientôt
ma belle-mère tombe malade. Eh quoi ! voilà de quoi vous m'accusez ? Vous me
rendez responsable de sa maladie ? " Non," dit mon père.
22. Qu'est-ce donc ? « Vous refusez, me dites-vous, de la guérir, quand je
vous l'ordonne, et vous méritez d'être déshérité pour n'avoir pas obéi à
votre père. » Je démontrerai bientôt que je ne suis pas désobéissant,
parce que je ne puis exécuter les ordres que je reçois. Mais d'abord je dirai
simplement : la loi ne permet point à mon père de me commander tout ce qu'il
lui plaît, et elle n'exige pas de moi de lui obéir absolument en toute chose.
Parmi les différents ordres qu'il peut me donner, il en est auxquels je ne suis
pas tenu d'obéir, et d'autres auxquels je dois me conformer sous peine
d'encourir sa colère et une punition : par exemple, si vous êtes malade, et
que je vous néglige ; si vous me commandez de prendre soin de notre fortune, et
que le la dissipe ; si vous me prescrivez de veiller à notre domaine, et que je
refuse ; tous ces motifs et autres semblables rendent plausibles les
allégations et les reproches paternels. Mais l'exercice d'un art qu'un fils
possède ne dépend que de lui seul, surtout si, en faisant usage de son talent,
il n'offense pas son père. Supposons que le père dise à son fils qui est
peintre : "Peins ceci, ne peins pas cela;" à un fils musicien :
"Joue cet air, ne joue pas cet autre ; " à un fils forgeron :
"Forge cette pièce et non pas celle-ci" : qui soutiendra que l'on
doit déshériter ce fils, parée qu'il n'aura pas mis son talent au service de
son père? Personne, je crois.
23. Il en est de même de la médecine : plus cette profession est honorable
et utile à la société, plus ceux qui l'exercent doivent être indépendants ;
et il est tout naturel que cette liberté soit une de ses prérogatives. La
contrainte, l'injonction, n'ont aucune prise sur cette science sacrée,
enseignée par les dieux et pratiquée par les sages ; elle n'est soumise ni au
joug des lois, ni à la crainte, ni à la punition d'un tribunal, ni au suffrage
d'un juge, ni aux menaces d'un père, ni à la colère des particuliers.
Conséquemment, si je vous avais dit en termes exprès et formels : "Je ne
veux pas, je refuse de guérir, quoique je le puisse ; j'ai appris mon art pour
moi seul et pour mon père ; pour tous les autres je veux être un ignorant
" quel tyran pousserait la violence au point de me contraindre à exercer
malgré moi ? C'est par des prières et des supplications, et non par
l'autorité des lois, par la colère, par la menace des tribunaux qu'il
convient, je pense, d'employer notre secours. Le médecin cède à la
persuasion, et non point à la pression ; il écoute sa volonté et jamais la
crainte ; on ne l'entraîne pas aux soins qu'il donne, il y vient de lui-même
et avec plaisir. Son art est affranchi de l'autorité paternelle, il jouit de
tous les privilèges ; il y a des médecins auxquels les villes accordent des
honneurs publics, des préséances, des immunités, des prérogatives.
24. Voilà ce que j'aurais à dire en faveur de mon art ; et quand ce serait
vous qui me l'eussiez fait apprendre, quand vous auriez donné tous vos soins et
employé de grandes sommes à mon éducation, je vous répondrais toujours au
sujet de la cure que vous me proposez : «Elle est impossible.» Mais songez
donc à l'étrangeté de votre conduite, lorsque vous ne voulez pas me permettre
de disposer librement de ce qui est exclusivement à moi. Je n'étais plus votre
fils, quand j'ai appris ma profession ; je n'étais plus soumis à votre
autorité : et cependant c'est pour vous que je l'ai appris, vous en avez
recueilli les premiers fruits, quoique vous ne m'ayez rien donné pour
l'apprendre. Quel maître avez-vous payé ? Quelle préparation de remède
avez-vous soldée ? Aucune. Pauvre, privé du nécessaire, c'est à la pitié de
mes maîtres que je dois mon instruction. Mon père ne m'a donné pour avances
que le chagrin, l'abandon, le dénuement, la haine de ma famille, l'aversion des
miens. Et vous voulez pour ces bienfaits que j'exerce mon art à votre profit ?
Vous prétendez être maître d'un bien, que je me suis procuré quand vous
n'étiez pas mon maître ? Contentez-vous des services spontanés que je vous ai
rendus, lorsque je ne vous devais rien, bien loin que je sois tenu aujourd'hui
à aucune reconnaissance.
25. Ma générosité à votre égard ne m'impose pas la nécessité de
l'exercer sans cesse ; mon bienfait volontaire ne vous donne pas le droit d'en
exiger un autre malgré moi ; et ce n'est pas, je crois, l'usage, qu'un
médecin, pour avoir guéri un malade, soit contraint à tout jamais de soigner
tous ceux que ce malade voudra. Autrement, ce serait nous créer autant de
maîtres que nous aurions guéri de personnes ; notre récompense ne serait plus
qu'un esclavage, une obéissance passive à toutes leurs volontés. Quoi de plus
injuste ? Parce que je vous ai rétabli, lorsque vous étiez gravement malade,
vous vous croyez en droit l'abuser de mon art ?
26. Voilà ce que je pourrais dire à mon père, s'il me commandait quelque
chose de possible, n'étant point tenu de lui obéir absolument en tout. Mais
voyez maintenant de quelle nature sont les ordres qu'il me donne. "Puisque
vous avez guéri ma démence, dit-il, vous pouvez bien guérir aussi celle de ma
femme attaquée de la même maladie que moi (il le croit ainsi) ; les médecins
l'ont abandonnée : vous nous avez montré ce que vous savez faire ;
guérissez-la donc, sauvez-la de son mal." A l'entendre parler de la sorte,
on croit tout d'abord sa demande raisonnable, et surtout si l'on est novice et
ignorant dans l'art médical. Mais si vous voulez entendre ce que je puis dire
en faveur de ma profession, vous connaîtrez bientôt qu'il s'en faut de
beaucoup que tout nous soit possible ; vous verrez que toutes les maladies n'ont
pas la même nature, que leur traitement diffère, que les remèdes ne sont pas
efficaces dans toutes les circonstances ; enfin vous verrez combien il est
différent de ne pas vouloir guérir un malade ou de ne le pas pouvoir.
Permettez-moi de traiter cette matière suivant les principes de notre science,
et ne croyez pas que je veuille faire ici une digression ridicule, extravagante,
étrangère, intempestive.
27. La nature et la composition des êtres sont loin de se ressembler,
quoiqu'ils soient évidemment formés des mêmes éléments : telle qualité
domine dans celui-ci, telle autre dans celui-là, plus ou moins. J'en dis autant
du corps des hommes : comme il n'y en a pas de semblables ni de pareils, soit
pour la complexion, soit pour la constitution, de même les maladies doivent
varier d'intensité et de forme : les uns sont faciles à guérir, et donnent un
libre accès aux remèdes ; les autres, tout à fait désespérés, sont
aisément saisis et terrassés par le mal. Se figurer que toutes les espèces de
fièvre, de phtisie, de péripneumonie ou de démence sont de même nature,
qu'elles se ressemblent dans tous les individus, ce n'est pas d'un homme sensé,
qui raisonne et qui se rend le plus léger compte de ces faits. Au contraire, la
même maladie, facile à guérir dans l'un, ne l'est nullement dans un autre.
Ainsi, selon moi, le froment semé en des lieux différents donne une récolte
différente : dans un terrain uni, profond, bien arrosé, exposé au soleil, à
des vents favorables, cultivé avec soin, le blé croît avec abondance, la
moisson est riche, les épis nombreux ; mais il n'en est plus ainsi dans un
champ pierreux, sur un sol que ne visite pas le soleil, au pied d'une montagne,
en un mot, suivant la variété des lieux. De même les maladies, à raison des
sujets qui les reçoivent, s'accroissent, se fortifient ou ne se développent
qu'avec peine. Mon, père, passant sur toutes ces considérations et ne tenant
aucun compte de ces différences, veut que toute espèce de démence soit la
même dans tous les individus, et qu'on la guérisse par les mêmes remèdes.
28. Mais, indépendamment de tout ce que nous venons de dire, il est aisé
de comprendre que la complexion des femmes diffère essentiellement de celle des
hommes, soit pour les maladies, soit pour l'espoir qu'on peut avoir ou non de
les guérir. Les corps des hommes sont solides, nerveux, trempés par le
travail, le mouvement, l'exercice en plein air ; les femmes, au contraire, sont
molles, faibles, élevées à l'ombre, pâlies par la pauvreté du sang,
l'absence de la chaleur et l'affluence des humides. Elles sont en conséquence
plus sujettes aux maladies que les hommes ; elles se prêtent moins à la
guérison, et elles ont plus de disposition à la folie. Comme elles sont plus
susceptibles, plus mobiles, plus irritables, d'un tempérament moins robuste,
elles tombent facilement dans cette maladie.
29. C'est donc une injustice d'exiger des médecins un même traitement pour
les deux sexes, quand on sait quel intervalle immense sépare, dès le principe
et dans tout le cours de la vie, et leurs actions, et leurs penchants. Aussi,
lorsque vous dites d'une personne qu'elle est folle, ajoutez qu'elle est femme,
et ne confondez pas sous la dénomination de folie toutes les variétés
apparentes de ce mal ; séparez-les, au contraire, comme l'a fait la nature, et
considérez ce qui est possible dans chaque cas particulier. C'est là
précisément, comme je me souviens de l'avoir dit au début de ce discours, ce
que nous ne manquons pas de pratiquer : nous tenons compte de la constitution du
malade, de son tempérament, des qualités auxquelles il participe le plus, si
c'est le froid ou le chaud, s'il est jeune ou d'un âge avancé, grand ou petit,
gras ou maigre, et le reste. Or, celui qui a examiné toutes ces circonstances
mérite assurément qu'on s'en rapporte à lui, quand il dit que la cure est
impossible ou qu'il promet la guérison.
30. Il y a mille espèces de démence : elles tiennent à des causes
innombrables et prennent différents noms ; il y a une différence entre la
déraison, le délire, la folie, le transport furieux, et cependant ce sont
toutes désignations de la même affection à des degrés plus ou moins graves.
Les causes qui les produisent ne sont pas les mêmes chez les hommes que chez
les femmes ; et, parmi les hommes, elles ne sont pas les mêmes chez les jeunes
gens que chez les vieillards. Ainsi, chez les jeunes gens, c'est un effet de
pléthore ; quant aux vieillards, il suffit d'un faux rapport, fait à
contre-temps, d'une colère qui les transporte contre les gens de leur famille,
pour les mettre hors d'eux-mêmes et les précipiter ensuite dans la démence.
Les femmes ont mille sujets qui les tourmentent et les conduisent à cette
maladie : c'est une haine, une jalousie contre un ennemi heureux, un chagrin, un
accès de colère ; ces passions couvent, pour ainsi dire, sous les cendres,
elles se nourrissent pendant un long temps, et produisent enfin la folie.
31. C'est là, n'en doutez pas, mon père, ce qui est arrivé à votre femme
; peut-être a-t-elle éprouvé récemment quelque chagrin : car ce n'est point
la haine qui la possède, et cependant elle est malade, et nul médecin ne peut
la délivrer de ses maux présents. Si quelque autre vous fait cette promesse,
et s'il la guérit en effet, alors haïssez-moi, je suis coupable. Bien plus,
mon père, je n'hésiterai point à vous dire que, quand son état ne serait pas
entièrement désespéré, quand il y aurait encore quelque lueur de salut, je
ne me déterminerais pas facilement à entreprendre la cure, je n'oserais pas
lui verser tranquillement la potion ; je craindrais l'événement et les traits
injurieux. Ne savez-vous pas ce qu'on dit généralement : qu'il existe toujours
un sentiment de haine entre les enfants d'un premier lit et leurs belles-mères,
et que, quelque bonnes qu'elles soient, elles se laissent aller à une sorte de
fureur féminine, qui leur est commune à toutes ? On serait donc fondé à
soupçonner, si le mal empirait, si les remèdes étaient impuissants, que le
traitement a été frauduleux ou criminel.
32. Tel est, mon père, l'état de votre femme : je vous le dis avec tout le
respect que je vous dois, elle ne se porterait pas mieux, quand elle prendrait
mille potions : il est donc inutile que j'entreprenne de la guérir, à moins
que vous ne me pressiez de le faire dans l'intention de me voir échouer et de
me couvrir de honte. Laissez-moi mériter la jalousie de mes confrères. Si vous
me déshéritez une seconde fois, je n’irai point, quoique abandonné de tous,
vous accabler de mes imprécations. Mais que dis-je ? Si votre maladie revient
(puisse le ciel détourner ce malheur ! Mais ces sortes de maux, quand on les
irrite, se plaisent à revenir), que ferai-je alors ? J'accourrai pour vous
soigner, soyez-en convaincu ; je n'abandonnerai jamais le poste que la nature
assigne aux enfants, je n'oublierai jamais, tant qu'il sera en mon pouvoir, que
je vous dois la vie. Puis, lorsque vous serez revenu à la raison, ne puis-je
espérer que vous me rappellerez encore ? Vous le voyez, en agissant de la même
manière, vous provoquez la maladie ; vous l'avertissez de revenir. Échappé
d'hier à peine à de si grands maux, vous vous agitez avec violence, vous
criez, et, chose plus dangereuse encore, vous vous laissez aller à la colère,
vous vous abandonnez à la haine, vous invoquez les lois, hélas ! mon père,
tels étaient les symptômes de votre première démence !
(01) On trouvera dans Libanius, p. 795 et
suivantes de l'édition de Claude Morel, plusieurs déclamations analogues à
celle de Lucien. Ce rapprochement explique, s'il ne la confirme complètement,
l'opinion de quelques éditeurs, qui attribuent cette déclamation à Libanius.