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LUCIEN

 

XXXV.

 

L'EUNUQUE.

 

PAMPHILE, LYCINUS.

1. PAMPHILE. D'où nous arrives-tu, Lycinus, le rire sur les lèvres ? Tu es toujours assez gai, mais il me semble que tu l'es aujourd'hui plus que de coutume : tu as toutes les peines du monde à t'empêcher d'éclater.

LYCINUS. J'arrive de l'agora, mon cher Pamphile, et je te ferai bientôt partager mon envie de rire, quand je t'aurai dit de quel plaisant procès je viens d'être témoin entre deux philosophes.

PAMPHILE. C'est déjà quelque chose de vraiment risible que de voir deux philosophes en procès, eux qui devraient, quels que, fussent les griefs, arranger leurs différends à l'amiable.

2. LYCINUS A l'amiable ! Ah ! mon cher, dès la première attaque, ils se sont versé l'un sur l'autre des tombereaux d'injures, vociférant et se démenant de toutes leurs forces.

PAMPHILE. Était-ce à propos de quelque point philosophique qu'ils faisaient ce beau vacarme, étant d'opinion et de secte différentes ?

LYCINUS. Pas du tout ; c'était bien autre chose. Ils sont de même opinion et de même secte, et cependant le procès s'est engagé, et l'on a eu pour juges décisifs les meilleurs, les plus anciens, les plus sages de la ville, gens devant lesquels on eût rougi de dire la moindre inconvenance, bien loin de se laisser aller à ces excès d'impudeur.

PAMPHILE. Dis-nous donc le sujet du procès, afin que je sache ce qui t'a fait si bien rire.

3. LYCINUS. Tu n'ignores pas que l'empereur accorde une somme assez ronde aux professeurs de philosophie de chacune des sectes, Stoïciens, Platoniciens. Épicuriens, Péripatéticiens, allocation égale pour tous (01). L'un d'eux étant venu à mourir, il s'agissait de lui choisir un successeur nommé par les suffrages des notables. Or, le prix du combat n'était pas, comme chez le poète, une peau de bœuf, ou une victime (02), mais de mille drachmes (03) par an, à condition d'instruire la jeunesse.

PAMPHILE. Je sais cela, et l'on m'a dit aussi qu'il était mort dernièrement un d'entre eux, le second professeur, je crois, de philosophie péripatéticienne.

LYCINUS. Telle a été, cher Pamphile, l'Hélène pour laquelle nos deux champions ont combattu. Jusque là, il n'y avait de ridicule que de voir de soi-disant philosophes, qui se vantent de mépriser l'argent, combattre pour un salaire avec autant d'ardeur que s'il s'agissait de la patrie en danger, de la religion nationale, ou des tombeaux de leurs ancêtres (04).

PAMPHILE. C'est, toutefois, un dogme des Péripatéticiens de ne pas mépriser complètement les richesses et de les regarder comme la troisième espèce de biens.

4. LYCINUS. Tu as raison : c'est là leur doctrine, et l'on peut dire que ceux-ci combattaient pour leur nationalité. Mais écoute ce qui suit. Beaucoup d'athlètes se sont présentés à ces jeux funèbres célébrés en l'honneur du défunt ; mais deux, entre autres, se sont disputé la victoire, le vieux Dioclès, que tu sais, le fameux chicaneur, et Bagoas, qui passe pour eunuque (05), D'abord, ils ont fait assaut d'érudition ; chacun a déployé sa science des dogmes de l'école, et s'est montré le digne élève d'Aristote et de ses opinions. Ni l'un ni l'autre, ma foi, n'avait le dessus.

5. Enfin, voici comment se termina la dispute. Dioclès, au lieu de s'occuper à faire briller son savoir, fit une sortie contre Bagoas et essaya de mettre au grand jour sa conduite, tandis que Bagoas, de son côté, se mit à critiquer la vie de son adversaire.

PAMPHILE. Excellente idée, Lycinus ! La plus grande partie de leur discours aurait dû rouler sur ce sujet. Moi, si j'avais été juge, je me serais plutôt attaché à rechercher la moralité que le talent de parole des deux combattants, et, c'est au plus vertueux que j'aurais accordé la victoire.

6. LYCINUS. C'est bien dit, et j'aurais voté avec toi dans cette affaire. Après force accusations et récriminations, Dioclès a fini par s'écrier qu'il était tout à fait interdit à Bagoas de faire profession de philosophie et d'aspirer aux récompense qu'elle confère, attendu qu'il était eunuque. Or, ces sortes de gens, a-t-il affirmé, doivent être exclus non seulement de la philosophie, mais des sacrifices, des eaux lustrales, de toutes les réunions : "C'est, a-t-il ajouté, une vue de mauvais augure, une rencontre funeste, que de voir, en sortant le matin de sa maison, un de ces êtres dégradés." Il a continué longtemps sur ce ton, disant qu'un eunuque n'est ni homme ni femme, mais je ne sais quel composé, un affreux mélange, un monstre étranger à la nature humaine

PAMPHILE. Voilà un singulier grief, Lycinus, et tu me fais rire comme toi, mon cher, en me parlant d'une aussi étonnante accusation. Qu'a fait l'autre ? S'est-il tenu pour battu, ou bien a-t-il osé répliquer ?

7. LYCINUS. D'abord la honte, la timidité naturelle aux gens de son espèce lui ont fait garder quelque temps le silence : il rougissait, il suait à grosses gouttes. Enfin, d'un son de voix grêle et féminin, il a prétendu que Dioclès avait tort d'exclure un eunuque de la philosophie, puisqu'elle admet des femmes. Il a cité Aspasie, Diotime (06) et Thargélie (07) à l'appui de sa cause, et, de plus, un eunuque gaulois (08) de la secte académique, qui, un peu avant notre époque, s'est fait un nom chez les Grecs. Mais Dioclès, sans égard même pour ce dernier philosophe, prétendait qu'il l'aurait repoussé, s'il avait voulu, étant eunuque, prétendre aux fonctions en question, et qu'il ne se serait pas laissé éblouir par sa grande renommée. Il allait jusqu'à citer les propos et les quolibets dirigés par les Stoïciens, et surtout par les Cyniques, contre son vice de conformation.

8. Voici sur quoi les juges avaient à statuer, et leur délibération roulait sur la question de savoir si l'on doit tolérer qu'un eunuque étudie la philosophie et soit appelé aux fonctions d'instituteur de la jeunesse. " En effet, disait Dioclès, il est indispensable à un philosophe d'avoir un extérieur recommandable, un corps au grand complet, et, chose essentielle, une longue barbe qui puisse inspirer de la confiance à ses disciples, et qui soit digne des dix mille drachmes accordées par l'empereur. Mais la condition d'un eunuque est pire que celle des castrats, Ceux-ci, du moins, ont joui quelque temps de leur virilité ; l'autre, au contraire, retranché immédiatement du nombre des hommes, n'est plus qu'un être ambigu, semblable aux corneilles qui ne sont ni corbeaux ni colombes."

9. Bagoas répondait qu'il ne s'agissait pas de juger du corps, mais qu'il fallait examiner les facultés de l'esprit, la connaissance des dogmes de l'école; et il invoquait le témoignage d'Aristote, qui poussa son admiration pour l'eunuque Hermias, tyran d'Atarne, jusqu'à lui sacrifier comme à un dieu (09). Il osa même ajouter qu'un eunuque est bien plus propre qu'un autre à l'enseignement de la jeunesse, puisque son état ne donne prise à aucune calomnie, et qu'on ne peut pas l'accuser, comme Socrate, de corrompre les jeunes gens. Et comme son adversaire avait raillé son menton imberbe, il lui répondit spirituellement, au moins le croyait-il: "S'il faut juger des philosophes sur la barbe, le bouc a des droits supérieurs à tous les autres."

10. Sur ces entrefaites, un troisième, dont je tairai le nom, s'étant levé : "Juges, dit-il, quoique l'orateur ait les joues lisses, la voix d'une femme et toutes les apparences d'un eunuque, faites-le dépouiller, et vous verrez qu'il est réellement homme. Si même ce qu'on dit de lui est vrai, il a été surpris jadis en flagrant délit d'adultère, corps à corps (10), comme dit le rouleau des lois ; mais alors il a prétendu qu'il était eunuque, et l'invention de ce subterfuge l’a fait absoudre d'un crime que les juges ne croyaient pas possible à la vue seule de l'accusé. Aujourd'hui, pourtant, je pense qu'il va se rétracter, pour gagner le salaire promis."

11. A ces mots, comme tu peux croire, il s'élève un rire universel. Bagous n'en est que plus interdit : il ne sait où se mettre, il devient de toutes les couleurs, une sueur froide l'inonde : d'un côté, il craint de se couvrir de honte en convenant de l'adultère ; de l'autre, il espère que cette accusation ne sera pas inutile à sa cause.

PAMPHILE. Tout cela, Lycinus, est vraiment fort plaisant, et il me semble que cette contestation singulière a dû beaucoup vous égayer. Quel en a été le dénouement ? Quelle sentence les juges ont-ils rendue ?

12. LYCINUS. Les suffrages étaient partagés : les uns demandaient qu'on le fit mettre à nu comme un esclave à vendre, pour examiner s'il pouvait, à ne considérer que sa virilité, exercer la philosophie ; les autres, invention plus amusante, opinaient à ce qu'on fît venir quelque courtisane d'une maison publique, et qu'on exigeât le congrès, d'un bout a l'autre, sous l'œil du plus ancien et du plus autorisé des juges (11), qui déciderait si Bagoas était bon philosophe. Enfin, après avoir ri, tous sans exception, au point que nous en avions mal au ventre, il fut décidé que la cause demeurerait pendante et serait renvoyée en Italie.

13. Dioclès cependant s'exerce, dit-on, à faire briller son éloquence ; il se prépare, il compose une accusation et prétend réveiller la plainte en adultère ; mais il travaille contre lui-même, à l'exemple des mauvais avocats ; il a l'air de compter son adversaire parmi les hommes, en voulant lui intenter un pareil procès. De son côté, Bagoas a, comme on dit, d'autres choses en tête : il fait tout ce qu'il peut pour paraître un homme ; il a son affaire en main et il espère triompher en prouvant qu'il n'est pas inférieur aux ânes qui saillissent les juments. C'est là, en effet, mon ami, une excellente preuve d'aptitude philosophique, un argument irréfutable. Aussi je ne désirerais pas que mon fils, qui est encore jeune, eût la langue et le jugement propres à la philosophie ; je lui souhaiterais, pour cette étude, d'autres parties plus développées.

(01)  Antonin le Pieux ou Marc Aurèle.

(02) Homère, Iliade, XXII, v. 159.

(03)  Près de 10 000 francs.

(04)  Allusion un péan chanté par les Grecs au combat de Salamine. Voy, les Perses d'Eschyle, traduction d'A. Pierron. Cf. Élien, Hist. div., livre II, XXVIII.

(05)  Bagoas, en langue perse, signifiait eunuque.

(06)  Voy. les Portraits, 17 et 18.

(07)  Voy. Plutarque, Périclès. § 24. Clément d'Alexandrie, dans le IVème livre des Stromates, donne une longue énumération des femmes qui se sont distinguées dans la philosophie.

(08)  Phavorinus Voy. sa vie dans Philostrate, I, VIII. Cr. Démonax, 11.

(09)  Tout au moins Aristote lui adressa-t-il le fameux scolie ·᾿Αρετὰ πολυμόχθε γένει Βροτείῳ, etc., que nous ont conservé Diogène de Laërte, Stobée et Athénée. On trouvera d'excellents détails sur les relations d'Aristote et d'Hermias dans l'article Aristote, par M. P. Leroux, Encyclopédie nouvelle, t. Il.

(10)  Littéralement ἄρθρα ἐν ἄρθροις ἔχων, membra in membris habens.

(11)  Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes, parle avec détails de ce moyen de mettre fin à des procès qui, de son temps, faisaient grand scandale.