LUCIEN
LXXXII
ÉPIGRAMMES (01)
SUR SON LIVRE. C'est Lucien qui a composé ceci, savant, dans les choses antiques et censeur des sottises. Car cela même est sottise qui semble sage aux hommes. Les hommes n'ont aucune pensée fixe et certaine : ce que tu admires, d'autres s'en moquent. 2. CONTRE LES PRODIGUES. Théron, fils, de Ménippe, jeune homme perdu de débauche, ayant dissipé l'héritage paternel, Euctémon, ami de son père, est désolé de le voir réduit à, là dernière pauvreté. Attendri jusqu'aux, larmes, il le reçoit dans sa maison et lui donne sa fille en mariage, avec une riche dot. A peine la richesse a-t-elle ranimé les passions de Théron qu'il revient à ses habitudes de dépense, s'abandonne aux appétits de son ventre, à la débauche, aux plus infâmes plaisirs. Aussi bientôt Théron est-il englouti dans les flots d'une affreuse misère. Euctémon verse de nouveau des larmes, non sur le fils de son ami, mais sur la dot perdue et le triste hymen de sa fille. Il voit par cet exemple que, quand un homme a mal usé de son bien, il ne faut pas se fier à lui pour le bien des autres. 3 SUR LA MODÉRATION. Jouis de tes biens comme si tu allais mourir, et sache les épargner comme si tu devais vivre. L'homme sage est celui qui, se réglant d'après ces deux idées, sait mesurer à la fois sa dépense et son épargne. 4 SUR LA VIE HUMAINE. Tout est mortel pour les mortels : toute chose nous fuit, ou bien c'est nous qui fuyons toute chose. 5 SUR LA BRIÈVETÉ DE LA VIE. Pour les heureux la vie entière est trop courte ; pour les malheureux une seule nuit est une éternité. 6 SUR L'AMOUR. Ce n'est point le fils de Vénus qui fait tort à l'espèce humaine, mais l'Amour est pour les hommes un prétexte à leurs penchants déréglés. 7 SUR LES BIENFAITS. Les bienfaits les plus prompts sont les plus doux : le bienfait qui tarde cesse d'être un bienfait ; il ne mérite plus ce nom. 8 SUR LES INGRATS. Un homme pervers est un tonneau percé ; tous les bienfaits qu'on y verse s'écoutent dans le vide. 9 SUR LES DIEUX. Tu pourras peut-être cacher aux hommes tes actions coupables, mais tu ne les cacheras point aux dieux, malgré tous tes calculs. 10 CONTRE LES FLATTEURS. Parmi les hommes, il n'est point de pire espèce que celle qui trompe sous le couvert de l'amitié. Au lieu de nous en défier comme d'un ennemi, nous nous, livrons, aveuglés par la tendresse, et nous éprouvons un plus grand dommage. 11 SUR LE SECRET DES MYSTÈRES. Mets un cachet sur ta langue prête à révéler les mystères : il est mieux de savoir veiller sur sa parole que sur son bien. 12 SUR LA RICHESSE. La richesse de l'âme est la seule richesse ; les autres biens sont féconds en douleurs. Celui-là seul mérite d'être appelé opulent et riche, qui sait jouir de ses propres biens. Mais l'homme qui sèche à calculer son avoir, et qui passe sa vie à mettre trésor sur trésor, ressemble à l'abeille qui, dans ses alvéoles aux mille cellules, se donne bien du mal pour qu'un autre enlève le miel. 13 SUR LA FORTUNE. J'étais jadis le champ d'Achéménide, aujourd'hui j'appartiens à Ménippe, et je passerai d'un maître à un autre : le premier cependant croyait me posséder, le second à son tour se l'imagine, mais en réalité je ne suis à personne, je suis à la fortune. 14 SUR LES HEUREUX. Tant que tu seras heureux, tu seras cher aux hommes et cher aux immortels : ils écouteront volontiers ta prière. S'il t'arrive un malheur, plus d'amis, tout devient hostile, tout tourne sous le vent de la fortune. 15 SUR LA FORTUNE. La fortune peut tout, même ce qui semble impossible : elle élève les petits, elle abaisse les grands. Elle humiliera ton faste et ton orgueil, quand même un fleuve d'or te verserait ses ondes : le vent ne renverse ni le jonc ni la mauve, mais il jette à bas les plus grands chênes et les platanes. 16 SUR LA PRUDENCE. Une décision lente est la meilleure : celle qui est trop rapide traîne à sa suite le repentir. 17 SUR LA VIE. Six heures suffisent aux travaux ; celles qui viennent après tracent aux hommes les lettres suivantes : Vivez ! 18 CONTRE UN GOURMAND. Tu es prompt à manger, lent à courir ; mange donc avec tes pieds et cours avec ta bouche. 19 SUR L'IMPOSSIBLE. Pourquoi laves-tu la peau d'un Indien? Cesse un travail stérile : tu ne peux éclairer des rayons du soleil les ténèbres de la nuit. 20 SUR LES LUTTEURS. Ses rivaux ont déposé en cet endroit Apis, lutteur au pugilat ; il ne blessera plus personne. Tous les combats du pugilat établis en Grèce, moi, Androlaüs, je les ai tous combattus. J'ai laissé à Pise une oreille et un de mes yeux à Platée ; à Pytho l'on m'a emporté sans haleine. Mon père Damotélès a ordonné à mes concitoyens de m'enlever du stade ou mort ou estropié. 22 CONTRE LES GRAMMAIRIENS. Salut, Grammaire, toi qui donnes la vie, toi qui as trouvé pour remède à la faim : "Muse, dis-moi la colère !" Il faudrait t'élever un temple brillant avec un autel où l'encens fume sans cesse. De toi les rues sont pleines, pleine est la mer, pleins sont les ports, ô Grammaire, qui procures tous les biens ! 23 SUR CEUX QUI SENTENT DE LA BOUCHE (02) Un exorciste, à bouche odorante, a chassé un démon, non par ses nombreuses paroles sacramentelles, mais par la force de sa puanteur. 24 SUR LE MÊME SUJET. Jamais la Chimère homérique n'exhala un souffle si terrible, ni les troupeaux de taureaux qui, dit-on, vomissaient la flamme, ni Lemnos tout entière (03), ni les excréments des Harpyes, ni le pied gangrené de Philoctète. Ainsi, du consentement de tous, Télésilla, tu es plus forte que les Chimères, la gangrène, les taureaux, les oiseaux, les femmes et les démons. 25 Un poète (04), se rendant à l'isthme pour les jeux, trouva d'autres poètes et leur dit qu'il avait des parÛsymia (amygdales). Il se rendit ensuite à Pytho, et trouva les mêmes poète s; mais il ne put leur dire : "J'ai des parapæyia (05)." 26 Dis-moi, dieu de Cylléne, de quel air l'âme de Lollianus est-elle descendue dans la demeure de Proserpine ? Il serait étonnant qu'il eût gardé le silence. C'est un hasard qu'il n'ait pas voulu t'apprendre quelque chose. Fi ! la vilaine rencontre, même après qu'il est mort ! 27 Apprenez la règle du festin. Je vous invite, Aulus, pour aujourd'hui, mais j'établis des lois nouvelles. Pas de poète qui nous débite des vers ; défense à vous, comme à tout autre, de rien apporter qui ait trait à la grammaire. 28 POUR LE TOMBEAU D'UN ENFANT. Enfant de cinq ans et n'ayant nul souci, la triste Mort m'a enlevé, moi Callimaque. Ne pleurez pas toutefois; j'ai vécu peu de temps, mais j'ai connu peu des maux de la vie. 29 SUR LA STATUE D'ÉCHO. Ami, tu vois Écho, nymphe des montagnes, amante du dieu Pan, je répète en chantant la voix qui m'a frappée ; je suis l'image sonore de tous les accents, le doux passe-temps des bergers : tout ce que tu dis, écoute-le et va-t'en. 30 SUR LA STATUE DE VENUS DE CNIDE. Personne n'a vu nue la déesse de Paphos. Si pourtant quelqu'un l'a vue, c'est celui qui a fait nue cette déesse de Paphos. 31 SUR LA MÊME. Je te consacre, ô Cypris, cette belle image de ta beauté n'ayant rien de plus beau à t'offrir que ta beauté même. 32 SUR UN AUTRE PRIAPE. (06) Eutychide m'a placé, moi Priape, dans ce lieu désert, pour garder ces sarments desséchés un fossé profond m'entoure. Si donc il arrive quelque voleur, il t'aura rien à prendre que le gardien. 33 SUR LAÏS. La Grèce victorieuse des bataillons redoutables des Mèdes a été vaincue par la beauté de Laïs; mais Laïs, à son tour, a été vaincue par la vieillesse, et elle t'a consacré, déesse de Paphos, le miroir qu'elle chérissait du temps qu'elle était jeune. Désolée d'y voir reproduire au vrai sa beauté grisonnante, elle s'indigne d'en rencontrer même l'esquisse sous ses yeux. 34 APRÈS UN NAUFRAGE. Glaucus, Nérée, Ino, Mélicerte. et toi, fils de Saturne, souverain des mers, et vous, dieux de Samothrace, qui m'avez sauvé des flots, je vous offre, moi Lucillius, les cheveux de ma tête rasée ; je n'ai pas autre chose à vous donner. 35 Au milieu de buveurs ivres, Acyndinus voulait seul conserver sa raison ; mais seul il parut ivre au milieu des buveurs. 36 Un imbécile, mordu par une légion de puces, éteignit sa lampe : "Vous ne me verrez plus," dit-il. 37 Voyez-vous cette tête sans cheveux, ces épaules et cette poitrine ? Vous n'avez rien à demander : c'est un chauve et un niais. 38 Tu peux teindre tes cheveux, tu ne teindras jamais ta vieillesse et tu ne rempliras jamais les rides de tes joues. Cesse donc de peindre ton visage avec du vermillon ; tu n'as plus une figure, mais un masque. A quoi bon ce travail ? Quelle folie ! Jamais fard ni vermillon ne fera d'Hécube une Hélène. 39 Diophante le hernieux n'a pas besoin de bateau pour passer une rivière ; il met sur sa hernie ses bagages et même son âne, et flotte la voile au vent. Que les Tritons se vantent maintenant de nager sur les ondes ; un hernieux a le même pouvoir. 40 Nicon au long nez flaire parfaitement le vin, mais il est lent à dire de quel cru il arrive. Trois jours d'été ne lui suffiraient pas, vu la longueur de son nez qui a deux cents coudées. O la belle trompe ! Quand il traverse un fleuve, il y prend souvent des poissons. 41 Peintre, tu ne peux attraper que les formes, tu ne saurais contraindre la voix à se fixer dans ta couleur. 42 Je m'étonne de voir Bytus devenu sophiste, lui qui n'a ai raisonnement ni raison. 43 On trouvera plus tôt des corbeaux blancs et des tortues ailées qu'un bon rhéteur cappadocien. 44 Artémidore compte des milliers de pièces d'argent ; et, ne dépensant rien, il vit comme les mulets qui, souvent, portent sur leur dos de précieuses charges d'or et ne mangent que du fourrage. 45 Si d'entretenir une longue barbe suffit à rendre sage, un bouc barbu peut-être aisément un Platon. 46 Un cynique barbu et portant bâton nous a fait voir, dans un festin, son immense sagesse. D'abord il s'est abstenu de choux et de raves, disant que la vertu ne doit pas être esclave de son ventre. Mais en apercevant une vulve de truie, blanche comme neige et bien dodue, il y laissa ravir son esprit avisé. Contre toute attente il en demande et en mange largement, disant qu'une vulve de truie ne peut nuire à la vertu. 47 CONTRE LA GOUTTE. Déesse qui fuis les pauvres, mais qui te plais seulement à dompter les riches, tu peux donner des leçons de bien vivre. Tu aimes à marcher avec les pieds des autres, tu as nombreuse escorte et l'amour des parfums ; les couronnes t'agréent et la liqueur ausonienne de Bacchus. Or, ce sont là des biens qui ne se trouvent point dans les logis des pauvres. Voilà pourquoi tu fuis le seuil d'airain de la pauvreté, et tu tournes tes pas vers les palais de la richesse. 48 Souvent tu m'as envoyé du vin, et souvent je t'en ai su gré, ravi d'un si doux nectar. Maintenant, si tu m'aimes, ne m'en envoie plus. Je n'ai plus besoin d'un si bon vin, n'ayant plus de laitues. 49 Trois courtisanes, ô puissante Cypris, t'ont consacré ces offrandes, fruits du métier que chacune exerce. Euphro les a gagnées par une voie illicite, Clio par une voie permise, et Atthis, la troisième, par des moyens célestes (07). Accorde-leur à chacune d'elles, ô déesse, des présents en échange, présents de garçons pour Euphro, de femmes pour Clio, et pour Atthis de sujets neutres. 50 Que jamais les dieux, Érasistrate, ne m'accordent de partager tes mets délicieux ! Tu dévores des plats, fléaux de tes entrailles et pires que la faim même, des mets que je souhaiterais aux fils de nos ennemis. J'aimerais mieux cent fois souffrir de la faim que de me rassasier de tes mets délicieux. 51 Tes cheveux, quand tu ne dis rien, te tiennent lieu de sagesse ; mais, quand tu parles, la sagesse disparaît, et il ne reste plus que les cheveux. 52 Un médecin m'envoya son fils pour qu'il apprît chez moi les belles-lettres. Dès que l'enfant sut : "Chante la colère "et "causa des maux innombrables," et le troisième vers qui suit ces deux-là, "précipita chez Pluton beaucoup d'âmes valeureuses," le père ne l'envoya plus à mes leçons. Mais un jour il me dit : "Mon ami, je te remercie; mon fils pourra fort bien étudier cela chez moi, car je précipite beaucoup d'âmes chez Pluton, et pour cette besogne il n'est pas besoin de professeur." 53 Tu m'avais promis le portrait de mon fils (08), et tu m'apportes celui d'un autre enfant, qui a le museau d'un chien. Je me demande avec douleur comment mon Zopyrion se trouve né d'une Hécube, et comment, après l'avoir payé plus de dix drachmes, moi, Érasistrate, boucher de mon état, j'ai un fils anubis à la façon des Égyptiens. (01)
«Lucien, sans être un grand poète, faisait des vers agréables. Parmi ses
épigrammes, disséminées à travers l'Anthologie, il y en a une où il parle
lui-même du recueil de ses oeuvres : C'est Lucien, etc,. On voit que Lucien ne
songeait pas à déguiser son scepticisme : il s'en fait gloire comme de son
meilleur titre à l'estime des amis de la vérité, ou, si l'on veut, des
ennemis du mensonge et de l'universelle hypocrisie. Je, n'ai pas cité cette
épigramme comme la meilleure pièce du petit bagage poétique de Lucien. Plus
d'une autre l'emporte infiniment sur celle-là et par la pensée, et par le
tour, et par l'expression. Elles sont, pour la plupart, assez mordantes et
malicieuses, et elles mériteraient fort bien le nom d'épigrammes, au sens
même où on le prend toujours en français." A. PIERRON, Histoire de la
littérature grecque, chap. XLV.
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