LUCIEN
LXIV
SUR LES DIPSADES.,
1.
La Libye,
dans sa partie méridionale, présente un sable, profond (01),
une terre brûlée, presque entièrement déserte et stérile, une plaine
immense, où l'on ne trouve ni herbe, ni gazon, ni arbre, ni eau, si ce n'est,
par hasard, quelques restes de pluie, amassée dans le creux des rochers ; et
cette eau est si épaisse, si infecte, que l'homme le plus altéré n'en saurait
boire. Voilà pourquoi cette région est inhabitée. Comment, en effet,
séjourner dans ce désert affreux, aride, frappé de stérilité, dévoré par
la sécheresse, où la chaleur est insupportable, l'air embrasé comme du feu,
et qu'un sable brillant, pour ainsi dire en fusion, rend inaccessible de toutes
parts ?
2. Les
Garamantes (02) seuls, peuplade voisine,
légèrement vêtue et rapide à la course, hommes qui habitent sous des tentes
et vivent ordinairement de chasse, se hasardent parfois dans ces contrées pour
chasser, aux approches du solstice d’hiver, à une époque où ils ont
observé que des pluies abondantes tempèrent l'excès de la chaleur, humectent
le sable et le rendent praticable. Leur gibier consiste en ânes sauvages, en
grandes autruches qui volent sans quitter la terre, en singes et en éléphants.
Ces animaux sont les seuls qui puissent supporter la soif et les souffrances que
fait endurer l'ardeur d'un soleil dévorant. Cependant, lorsque les Garamantes
ont épuisé les provisions avec lesquelles, ils étaient venus, ils s'en
retournent promptement, dans la crainte que le sable embrasé de nouveau ne
devienne difficile, impraticable, et qu'enfermés. alors comme dans un filet,
ils ne périssent avec leur gibier. La mort, en effet, serait inévitable pour
eux, si le, soleil, après avoir attiré les vapeurs et desséché cette
contrée, s'armait de feus plus violents, et dardait des rayons plus terribles,
aiguisés, pour ainsi dire, par l'humidité qui leur sert d'aliment.
3. Tous les
fléaux pourtant que je viens d'énumérer, la chaleur, la soif, la solitude, la
stérilité, sont encore moins supportables que celui que je vais dire et pour
lequel on doit fuir à jamais cette région. Des reptiles de toute espèce,
énormes, innombrables, monstrueux, distillant un poison mortel, sont répandus
dans cette contrée. Les uns demeurent dans le sable, où ils se sont creusé
leur repaire ; d'autres rampent à la surface : ce sont des crapauds, des
aspics, des vipères, des cérastes, des buprestes, des acontias, des
amphisbènes, des dragons, des scorpions de deux sortes ; l'un terrestre, se
traînant sur le sol, d'une grande taille, ayant la queue composée de plusieurs
vertèbres ; l'autre volant à travers les airs et muni d'ailes membraneuses
comme les sauterelles, les cigales et les chauves-souris. L'immense quantité de
ces êtres ailés rend très dangereux l'accès de cette partie de la Libye.
4.
Mais le
plus terrible des reptiles qui habitent ces déserts, c'est la dipsade, serpent
de moyenne grandeur et semblable à la vipère. Sa morsure est violente ; le
poison qu'elle distille est épais, et il cause à l'instant même des douleurs
que rien ne saurait apaiser. Il brûle, il putréfie, il allume dans tout le
corps une ardeur dévorante ; on crie, comme si l'on était étendu sur un
bûcher. Mais la souffrance la plus cruelle, la plus poignante, c'est le mal qui
a fait donner le nom au reptile, je veux dire une soif excessive. Ce qu'il y a
d'étrange, c'est que plus les malheureux boivent, plus ils sont altérés ;
leur désir ne fait que s'accroître davantage. Rien ne peut étancher leur
soif, leur donnât-on à boire le Nil ou l’Ister tout entier ; on irriterait
encore plus le mal qui les dévore ; ce serait éteindre du feu avec de l'huile.
5. Les
médecins disent, pour expliquer la cause de ce phénomène, que le venin
naturellement épais, étant détrempé par la boisson, acquiert une plus grande
vivacité en devenant plus liquide, et circule plus rapidement dans les veines.
6. Pour moi,
je n'ai jamais vu personne endurer cet affreux supplice ; et je souhaite, grands
dieux, de n'y pas voir un homme condamné. Je n'ai jamais non plus été en
Libye, et, j'ai bien fait. Cependant je connais une inscription qu'un de mes
amis m'a dit avoir lue sur le tombeau d'un infortuné qui périt dans ces
tourments. Cet ami revenait de Libye en Égypte, et il faisait route le long de
la grande Syrte (c'est le seul chemin), lorsqu'il rencontra sur le rivage un
tombeau baigné par les flots. Il est surmonté d'une colonne sur laquelle est
représenté le genre de mort de celui qu'il renferme. On y voit gravé un
homme, debout, au milieu d'un lac, dans l'attitude que les peintres donnent à
Tantale ; il puise de l'eau pour en boire sans doute. Une dipsade est attachée
à son pied et se roule autour de sa jambe ; plusieurs femmes apportent de l'eau
et la versent sur cet infortuné. Auprès de lui sont des oeufs de ces autruches
que les Gamarantes, comme je l'ai dit, poursuivent à la chasse. Voici
l'inscription gravée sur la colonne; elle mérite d'être rapportée :
Tantale, c'est, je crois, de ce poison horrible,
Que naquit dans ton sein ta soif inextinguible.
Filles de Danaüs;,en vain vous puisez l'eau,
Vous ne pouvez remplir un semblable tonneau.
On lit ensuite quatre autres vers, dans lesquels il est parlé des oeufs, et
comment c'est en les prenant que cet homme fut mordu ; mais je ne me les
rappelle plus.
7.
Ces oeufs
sont recueillis avec un vif empressement par les habitants voisins de ces
contrées, non seulement pour les manger, mais pour les vider et en faire des
vases et des coupes, très utiles dans un pays sablonneux, où l'on manque
d'argile. Lorsqu'ils en trouvent de grands, ils font deux chapeaux d'un seul
oeuf ; chacune des deux moitiés, propre à couvrir la tête, forme un chapeau.
8.
Les
dipsades se placent en embuscade auprès de ces oeufs ; et dès qu'un homme
s'approche pour les ramasser, elles s'élancent hors du sable, et mordent ce
malheureux, qui, bientôt après, éprouve les tourments dont je viens de
parler, et brûle d'une soif que la boisson ne fait qu'accroître, sans jamais
l'étancher.
9.
Si je vous
ai fait ce récit, ne croyez pas, j'en atteste Jupiter, que je veuille rivaliser
avec le poète Nicandre (03), et vous prouver que
j'ai soigneusement étudié la nature des reptiles de la Libye. Un pareil éloge
conviendrait plutôt à un médecin, obligé par état de connaître les
poisons, pour en combattre les effets avec son art. Mais il me semble (par le
dieu des amis, ne vous fâchez pas d'une comparaison empruntée à des animaux),
il me semble que j'éprouve à votre égard une soif dont brillent ceux qui ont
été mordus par la dipsade. Plus je parais devant vous, plus je souhaite d'y
paraître. Je me sens, embrasé d'une soif que rien ne peut éteindre, et je
crois que nulle boisson ne pourra l'apaiser. Cela n'a rien d'étonnant. Où
pourrais-je trouver une onde plus propre et plus limpide ? Pardonnez-moi donc
si, mordu jusqu'au fond de l'âme par une dent aimable et salutaire, je bois à
longs traits, la tête plongée dans la source ! Puisse seulement le courant qui
coule de vous à moi ne jamais tarir ! puisse l'empressement que vous mettez à
m'entendre ne pas se tarir en me laissant la bouche ouverte et altérée ! La
soif que j'ai de vous m'invitera toujours à boire ; car, comme le dit Platon,
on ne se dégoûte jamais de ce qui est beau.
(01)
Comparez Buffon, description du Chameau et celle du Kamichi.
(02) Voy. Hérodote, Melpomène, CLXXIV.
(03) Voy. A. Pierron, Hist. de la litt. gr., p.
403.