1. Je me
promenais sous le Portique, du côté gauche en sortant, le seize du mois (02),
avant midi : je rencontre Thersagoras Vous le connaissez, je pense. C'est un
petit homme, au nez crochu, au teint pâle, mais d'un caractère décidé. Le
voyant venir de mon côté : "Thersagoras, mon poète, où vas-tu, d'où
viens-ta ? lui dis-je. - De chez moi, répond-il, et je viens ici. - Est-ce pour
te promener ? - Sans doute et j'en ai besoin. J'ai passé toute la nuit debout :
je voulais célébrer le jour de la naissance d'Homère, en lui consacrant
quelques prémices poétiques. - C'est bien fait à toi de payer ainsi le prix
de ton éducation à celui qui te nourrit. - Dès que j'eus commencé, le temps
a fui si vite, que je suis arrivé jusqu'à midi sans m'en apercevoir, et c'est
pour cela que j'ai besoin de me promener, comme je te de disais.
2. Mais je viens ici avant tout, ajouta-t-il, pour adresser mes hommages à ce
grand homme (en même temps il me montrait du doigt la statue d'Homère aux
cheveux flottants qui est, tu le sais, à la droite du temple des Ptolemées) (03)
je viens lui adresser mes vœux, et le prier de m'accorder une heureuse veine
poétique. - Plût aux dieux, repris-je, qu'il n'y eût qu'à demander ! Il y a
déjà longtemps que j'aurais fatigué Démosthène de mes vœux, en le priant
de m'aider à célébrer aussi le jour de sa naissance. S'il ne s'agissait que
de souhaiter, je joindrais mes prières aux tiennes, et nous mettrions notre
trouvaille en commun. - Pour moi, reprit-il, je ne puis attribuer qu'à Homère
la facilité coulante que j'ai éprouvée cette nuit et ce matin. Je me suis
senti transporté d'un enthousiasme prophétique et divin. Tu en jugeras
toi-même. J'ai pris exprès mon ouvrage sur moi, pour le montrer au premier de
mes amis que je rencontrerais de loisir. Il me semble que tu n'as absolument
rien à faire.
3. - Tu es heureux, lui répondis-je, de ressembler à ce vainqueur olympique,
qui, après avoir remporté le prix de la longue course (04)
et lavé la poussière qui le couvrait, s'amusait le reste du temps à regarder
le spectacle ou à causer avec un athlète, dans le moment même qu'on appelait
les lutteurs au combat. - C'est vrai, dit-il, mais quand on entre dans la
carrière, on ne perd pas son temps à causer. - Tu me fais l'effet, lui dis-je,
d'un homme qui a remporté le prix de la longue course poétique, et tu veux, je
le vois bien, te moquer de celui qui craint d'affronter la fortune du stade.
4. - Vraiment, reprit-il en souriant, que de difficultés tu sembles te créer !
- Mais tu t'imagines peut-être, lui dis-je, que Démosthène n'est rien en
comparaison d'Homère. Tu es tout fier de ton éloge d'Homère, et tu crois que
celui de Démosthène est peu de chose pour moi. - Tu me calomnies, reprit-il ;
je suis loin de vouloir établir de rivalité entre ces deux héros, quoique je
me sente pencher vers Homère. - A merveille, répondis-je ; mais moi, penses-tu
que je sois moins partisan de Démosthène ?
5. - Quoique tu ne déprécies pas le sujet que je me propose, on voit bien
pourtant que tu regardes la poésie comme la seule oeuvre estimable ; tu
méprises sans réserve les travaux de la rhétorique, comme un cavalier qui
dédaigne l'infanterie. - Les dieux me gardent d'être assez fou pour cela ;
répondit-il, quoiqu’il faille un peu de folie pour frapper aux portes des
Muses ! - Eh mais ! repris-je, les prosateurs n'ont-ils donc pas aussi besoin
d'une inspiration divine, quand ils veulent ne pas ramper terre à terre, mais
élever leurs pensées ? - Je le sais bien, dit-il ; et souvent je me plais à
comparer ce qu'il y a chez les prosateurs, et notamment chez Démosthène, de
véhémence, par exemple, d'amertume et d'enthousiasme, avec les mêmes
qualités répandues dans Homère. Ainsi je place cet hémistiche :
... Ivrogne à l'œil de chien (05),
en regard des reproches adressés à Philippe sur "son
ivresse, ses danses et ses excès (06).
"Je compare :
... Voilà le seul augure (07)
cette pensée "Il faut que tous les gens de bien
ayant bon espoir (08)... " et le vers :
Que de pleurs verserait le généreux Pélée (09)
!
à cette phrase "Que de larmes répandraient ces
braves citoyens qui combattirent jusqu'à la mort pour la gloire et pour la
liberté (10) !" Je rapproche les flots
d'éloquence de Python (11) des discours d'Ulysse
Pressés comme la neige en flocons épandue (12)
; " et cette belle réflexion :
Si nous pouvions vieillir dans l'immortalité (13)
?
de cette autre "Le but vers lequel tend toute la vie
des hommes, c'est la mort ; c'est en vain qu'on s'enfermerait dans une cave pour
lui échapper (14) ; " et mille autres
idées où le génie des deux écrivains se rencontre.
6. Je me plais surtout à observer les tours passionnés, les figures, les
tropes qu'ils emploient, cette variété qui n'engendre jamais la satiété, les
transitions adroites par lesquelles ils reviennent, leurs comparaisons justes et
élégantes, et leur haine de tout ce qui sent le barbare.
7. Il m'a semblé souvent, car je ne veux point déguiser la vérité, que
Démosthène, qui, dit-on, ne met pas de frein à sa franchise, châtie avec
plus de vigueur l'indolence des Athéniens, que celui qui appelle les Achéens
des Achéennes (15) : son souffle plus soutenu va
mieux aux grandes catastrophes de la Grèce, que celui du poète qui sème de
dialogues les péripéties d'un combat, et refroidit l'action par de longs
entretiens.
8. Souvent encore le nombre, le rythme et la cadence marchent sur les pas de
l'orateur avec une poétique harmonie, de même qu'Homère a aussi ses
antithèses, ses balancements de périodes, ses hardiesses de figures, et ses
délicatesses de style. Il semble que la nature et l'art aient également
concouru à former leur génie. Comment donc alors pourrais-je mépriser ta
Calliope, quand j'en conçois une si haute idée ?
9. Cependant, je ne regarde pas moins l'entreprise de louer Homère comme une
oeuvre deux fois plus pénible que celle à laquelle tu t'astreins en louant
Démosthène, non par la difficulté des vers, mais par celle du sujet même.
Ainsi, je n'ai pour base de mon éloge que le talent même de mon poète. Tout
le reste est incertain, sa patrie, sa naissance, le temps où il a vécu. Si
l'on avait sur ce point des lumières précises, il ne serait pas pour les
hommes
Un éternel sujet de lutte interminable (16).
On lui assigne pour patrie Chios, Colophon, Cumes, Smyrne, Thèbes d'Égypte, et
mille autres villes (17). Son père était, dit-on,
Méon de Lydie, ou bien un fleuve, sa mère Mélanopé, ou une nymphe
hamadryade, à défaut d'une filiation humaine. On fixe l'époque de sa vie à
l'âge héroïque ou à la période ionienne. On est si loin de savoir quel est
le rapport de son âge avec celui d'Hésiode, qu'on ignore jusqu'à son
véritable nom, et il y a des gens qui préfèrent au nom sous lequel il est
connu celui de Mélésigéne (18). Quant à sa
fortune, on dit qu'il fut pauvre et aveugle. Mais il vaudrait mieux laisser ces
questions dans l'obscurité qui les enveloppe. Seulement, tu vois comme je suis
mal à l'aise pour faire son éloge d'après un poème dénué de faits
biographiques, et en ne le jugeant que par le génie qu'il déploie dans ses
vers.
10. Pour toi, au contraire, continua-t-il, ton oeuvre est sous ta main, facile,
courante, fondée sur des faits positifs et connus. C'est un mets tout
préparé, qui n'attend plus que tes assaisonnements. Est-il, en effet, quelque
chose de grand et de brillant que la fortune ne rattache à la vie de
Démosthène ? Tout n'en est-il pas fameux ? N'a-t-il pas pour patrie Athènes,
la ville opulente et glorieuse entre toutes, le boulevard de la Grèce ?
Rencontrant Athènes dans mon sujet, comme j'userais de, la liberté poétique,
pour exposer le tableau des amours des dieux, leurs débats judiciaires, leur
séjour, leurs présents, les mystères d'Éleusis ! Quant à ses lois, ses
tribunaux, ses assemblées, son Pirée, ses colonies, ses trophées et sur terre
et sur mer, il n'est personne, comme dit Démosthène, qui puisse en parler
dignement. J'aurais donc une matière abondante de discours ; et je ne croirais
pas que cet éloge fût un hors-d'œuvre, puisque c'est une des règles du genre
de rehausser par leur patrie ceux qu'on a entrepris de louer (19).
C'est ainsi qu'Isocrate a relevé l'éloge d'Hélène par celui de Thésée (20).
Et puis la nation des poètes est libre. Mais tu crains peut-être que la
disproportion de ton oeuvre ne te fasse appliquer la plaisanterie proverbiale :
"C'est une étiquette plus grande que le sac."
11. " Laissons donc Athènes, et commençons par dire que le père de notre
orateur était triérarque (21). Voilà, comme dit
Pindare, notre édifice posé sur une base d'or. En effet, il n'y avait pas dans
Athènes de dignité plus brillante. Quoique ce père soit mort lorsque
Démosthène était encore enfant (22), loin de
regarder cette perte comme un malheur pour lui, nous y voyons une source de
gloire, puisqu’elle mit en relief la noblesse de son caractère.
12. Quant à Homère, l'histoire ne nous apprend rien de son éducation, ni de
ses premiers exercices : on ne peut trouver de matériaux pour son éloge que
dans les oeuvres qu'il a construites lui-même, attendu qu'on n'a rien de
précis sur la manière dont il fut élevé : on ne peut pas même recourir au
laurier d'Hésiode, qui inspira si aisément des vers à un simple berger. Mais
toi, que n'as-tu point à dire en parlant de Callistrate (23)
? Quel brillant catalogue que les noms d'Alcidamas, d'Isocrate, d'Isée,
d'Eubulide (24) ! Tandis que dans Athènes mille
séductions entraînent ceux mêmes qui sont soumis à l'autorité paternelle,
Démosthène, dans un âge où la pente vers le plaisir est facile à la
jeunesse, n'abuse pas de la liberté de débauche que lui laisse la négligence
de ses tuteurs ; il n'écoute que son amour pour la sagesse et pour la
politique, qui ne le conduit point aux portes de Phryné (25),
mais à celles d'Aristote, de Théophraste, de Xénocrate et de Platon.
13. Là, mon cher ami, ton discours prendrait une tournure philosophique. Tu
distinguerais deux sortes d'amours agissant sur les hommes. L'un, né de
l'écume de la mer, agité, furieux, fait bouillonner dans l'âme les flots de
la Vénus populaire, soulevés par la fougue de la jeunesse ; c'est une
véritable tempête : l'autre nous attire par une chaîne d'or qui descend du
ciel ; il n'a ni feu, ni flèches qui fassent des blessures incurables ; l'image
pure et brillante de sa beauté inspire un délire plein de sagesse aux âmes
qui, suivant les expressions d'un poète tragique (26),
Sont près de Jupiter et parentes des dieux,
14. Rien ne coûte à cet amour : tête rasée, séjour dans un antre, miroir,
pointe d'épée, travail de la langue à un âge déjà avancé, soin de
l'action oratoire, mémoire aiguisée, mépris du tumulte, labeur des nuits
succédant à celui des jours. Qui ne sait à quel point ces moyens ont élevé
l'éloquence de Démosthène, quel nerf il sait donner à ses pensées et à son
style, comme il dispose tout pour produire la conviction ? Magnifique par son
ampleur, rempli de vigueur et de souffle, plein de sobriété dans l'emploi des
mots et des sentences, de variété dans les tours et les figures. Seul, en un
mot, de tous les orateurs, comme le dit Léosthène, il offre le modèle d'une
éloquence vivante et solide comme l'écrivain.
15. Bien différent d'Eschyle, qui, si l'on en croit Callithéne, écrivait ses
tragédies dans le vin, l'âme échauffée et bouillante. Démosthène ne
travaille pas sous l'influence de l'ivresse ; il ne boit que de l'eau ; et c'est
sans doute pour le railler de cette habitude que Démade disait : "Les
autres orateurs haranguent à l'eau (27),
Démosthène y compose." Pythéas aussi prétendait que la perfection des
discours de Démosthène sentait l'huile de la lampe, qui éclairait son travail
nocturne. Tel est, ajouta Thersagoras, le vaste champ qui se présente à toi ;
il est commun à mon sujet, et la poésie d'Homère pourrait me fournir une
matière également étendue.
16. Mais si tu passes maintenant aux vertus de ton héros, à son humanité, au
noble usage de ses richesses, à l'éclat de ses fonctions publiques... "
Il allait continuer et compléter son énumération, lorsque, me mettant à
sourire : "Est-ce que tu as résolu, lui dis-je, de m'inonder les oreilles
de ton flux de paroles, comme ferait un baigneur ? - Oui, ma foi, reprit-il ; et
les festins qu'il a donnés au peuple, et les dépenses volontaires pour les
jeux publics, et les armements de galères, et les murs élevés, et les canaux
creusés, et les rachats de prisonniers, et les jeunes filles dotées, et
l'excellence de son administration, et les ambassades, et les lois promulguées
! Ah ! toutes les fois que je songe à la grandeur de cette carrière politique,
je ne puis m'empêcher de rire, quand je vois un homme froncer le sourcil et
craindre de ne pas trouver dans les actions de ce grand orateur une matière
satisfaisante pour son éloge.
17. - Peut-être, mon cher ami, t'imagines-tu, repris-je, que de tous ceux qui
ont passé leur vie à étudier l'art oratoire, je suis le seul dont les
oreilles n'ont jamais retenti des belles actions de Démosthène ? -
Apparemment, répondit-il, puisque tu penses que nous avons besoin d'un
auxiliaire pour écrire son éloge. A moins que tu n'éprouves un sentiment tout
contraire, et que l'éclat dont ton héros est environné ne t'empêche de fixer
sur lui tes regarde. C'est précisément ce qui m'est arrivé la première fois
que j’ai voulu écrire sur Homère. Peu s'en est fallu que je n'aie renoncé
à ce sujet, que mes yeux ne pouvaient soutenir. Cependant, je ne sais comment,
mon âme s'est remise ; je me suis peu à peu accoutumé à le contempler en
face, et il me semble maintenant que je ne puis plus être considéré comme un
homéride bâtard, puisque je ne détourne plus mes yeux de ce soleil.
18. C'est encore en ceci que ton oeuvre est plus facile que la mienne. La gloire
d'Homère n'étant fondée que sur son génie poétique, on est obligé de
s'attacher à ce point exclusif. Mais toi, du moment où tu as tourné tes
pensées vers Démosthène, tu n’es troublé que par l'embarras du choix ; tu
ne sais à quel trait doit s'arrêter ta pensée, semblable à ces gourmands,
assis autour des tables syracusaines (28), ou bien
aux hommes passionnés pour la musique et le spectacle, qui, environnés de
mille objets qui flattent leurs oreilles et leurs yeux, ne savent où porter
l'incertitude capricieuse de leurs désirs. Ainsi tu sautes, je le crois, d'un
sujet à l'autre, sans savoir où te fixer ; tu tournes dans un cercle où
t'entraînent tour à tour le noble caractère de ton héros, son ardeur
impétueuse, sa vie tempérante, sa véhémence oratoire, son courage dans
l'action, son mépris de présents considérables, sa justice, son humanité, sa
bonne foi, son bon sens, sa prudence, les nombreux et glorieux services rendus
par lui à la république. Peut-être en voyant tous ces décrets, ces
ambassades, ces harangues, ces lois, ces armements navals, l'Eubée, Mégare, la
Béotie, Chios, Rhodes, l'Hellespont, Byzance, ne sais-tu où porter ton esprit
que sollicitent tant de hauts faits.
19. C'est l'hésitation de Pindare, dirigeant son génie vers mille objets à la
fois (29) :
Que chantera ma muse ? Est-ce l'Ismène,
Ou Métis, la nymphe au fuseau d’or,
Thèbe aux yeux bleus, le vaillant fils d'Alcmène ?
Est-ce Cadmus, et sa race au bras fort ?
Est-ce Bacchus, qui souffle la folie ?
Est-ce l'hymen de la blanche Harmonie ?
De même tu me parais ne pas savoir laquelle tu célébreras d'abord de
la vie, de l'éloquence, de la philosophie, de l'administration ou de la mort de
ton héros.
20. Cependant, continua-t-il, il n'est pas difficile de sortir de cette
incertitude. Choisis telle de ses qualités que tu voudras, son éloquence, par
exemple, et fais-en le sujet de ton discours. Celle de Périclès ne suffirait
pas même pour en donner une idée. Nous connaissons, il est vrai, par la
renommée, ses éclairs, ses foudres, son aiguillon persuasif, mais nous ne
voyons pas son éloquence même ; elle n'a d'existence que dans l'idée sous
laquelle nous nous la représentons ; il n'en reste rien qui soutienne
l'épreuve du temps et le jugement des hommes. Celle de Démosthène au
contraire... mais c'est un tableau que je te laisse à tracer, si tes vues se
tournent de ce côté.
21. Aimes-tu mieux considérer les vertus de son âme ou ses talents politiques
? Il conviendra peut-être alors de traiter séparément une seule de ses
qualités, ou, si tu veux une matière plus abondante, d'en prendre deux ou
trois, qui suffiraient à ton discours, tant elles sont toutes également
brillantes. Or, si notre éloge n'est pas général, mais partiel, nous suivrons
la règle d'Homère, qui souvent ne loue de ses héros qu'une partie
d'eux-mêmes, les pieds, la tête ou la chevelure, quelquefois leurs armes, leur
bouclier. Jamais les dieux n'ont trouvé mauvais les éloges des poètes
chantant leur fuseau, leur arc, leur égide, loin de s'offenser de les entendre
louer quelque partie de leur corps ou de leur esprit ; car il est impossible de
parler de toutes leurs perfections à la fois. Ainsi Démosthène ne se fâchera
pas de n'être loué par nous que pour une seule de ses qualités. "
22. Après cette tirade de Thersagoras : "Je crois, lui dis-je, que, sous
prétexte de me montrer seulement que tu es un bon poète, tu es venu
m'entretenir de Démosthène pour prouver que tu parles aussi bien en prose
qu'en vers. " Alors lui : "Je ne voulais, me répondit-il, que te
mettre sous les yeux l'extrême facilité de ton sujet, et je me suis laissé
aller jusqu'à te tracer en courant le plan de ton discours, espérant
d'ailleurs que cette allégeance de travail te disposerait mieux à m'entendre.
- Tu ne m'as pas beaucoup avancé de ce côté, sache-le bien, lui dis-je ; j'ai
peur, au contraire, que le mal n'ait fait qu'empirer. - Voilà, reprit-il, une
belle guérison à entreprendre ! - Mais tu ne sais pas, repartis-je, quel est
le mal dont je parle, et, comme nos médecins, faute de connaître la partie
malade, tu en soignes une autre. - Qu'est-ce donc ? - Tu cherches à remédier
à un trouble tout naturel chez un jeune homme qui débute dans la carrière
oratoire ; mais il y a déjà longtemps que ces ressources sont usées pour moi
: ainsi tes moyens curatifs, pour me tirer de peine, sont hors de saison. - Eh
bien, reprit-il, voici un remède tout simple ; il faut, comme dans un voyage,
prendre la route la plus fréquentée et la plus ordinaire.
23. - C'est vrai, mais je me suis proposé une gloire tout autre que celle
d'Annicéris de Cyrène (30) en présence de Platon
et de ses amis. On dit que ce Cyrénéen, voulant montrer quelle était son
adresse à conduire un char, fit plusieurs fois le tour de l'Académie en
suivant les mêmes traces, et avec tant de justesse, qu'il ne laissa sur le
sable qu'une seule empreinte de ses roues. Je me propose un but tout différent
: je veux sortir des sentiers battus ; seulement je ne crois pas facile de
m'ouvrir de nouveaux chemins et de laisser les routes frayées. - Alors,
reprit-il, use de l'artifice de Pauson. - En quoi consiste-t-il ? répondis-je ;
je n'en ai jamais entendu parler.
24. On avait commandé au peintre Pauson (31) le
tableau d'un cheval se roulant par terre. Il se met à peindre un cheval courant
et soulevant la poussière autour de lui. Il y travaillait, lorsque celui qui le
lui avait commandé arrive et se plaint de ce que l'artiste ne fait pas ce qu'il
avait promis. Pauson ordonne à un esclave de retourner le tableau sens dessus
dessous et montre ainsi le cheval se roulant sur le sable. - Tu es un homme
agréable, Thersagoras, lui dis-je, si tu crois que, depuis si longtemps, je
n'ai encore essayé qu'un seul moyen : j'ai épuisé tous les procédés, toutes
les inventions, toutes les transformations, et je crains de me voir à la fin
réduit au sort de Protée. - De quoi veux-tu parler ? - De ce qui lui arrivait
lorsque, pour se dérober à la vue des hommes, il épuisait toutes les
métamorphoses, animaux, plantes, éléments : ne sachant plus quelle forme
prendre, il redevenait Protée comme devant.
25, - Oh ! pour toi, reprit-il, tu surpasses Protée même par toutes les ruses
que tu emploies pour éviter de m'entendre. - Non, mon cher, lui répondis-je ;
et , pour me livrer tout entier à ce plaisir, j'oublierai quelque temps le soin
qui me pèse. Peut-être que, délivré des douleurs de l'enfantement, tu
partageras avec moi celles que j'éprouve à produire." Thersagoras y
consent. Nous nous asseyons sur un talus, j'écoute, et il me lit un poème du
style le plus noble. Mais, au milieu de sa lecture pris tout à coup d'un
mouvement d'enthousiasme, il ferme son livre, et me dit : "Il faut que je
récompense ton audition bienveillante comme on paye à Athènes la présence à
une assemblée ou une séance au tribunal. Vois combien tu dois me savoir
gré... - Oh ! je te sais un gré infini, lui répondis-je, même avant de
savoir ce que tu veux me dire.
26. - Mais enfin qu'est-ce donc ? - J'ai trouvé dernièrement, reprit-il, des
Mémoires (32) sur la maison royale de Macédoine,
et le plaisir que j'ai éprouvé en les lisant m'a fait acheter le livre. Je
viens de me rappeler que je l'ai chez moi. Il contient, entre autres objets, des
particularités secrètes sur Antipater et Démosthène, et je me figure que tu
seras content de les connaître. - Assurément, repris-je, et, pour te remercier
de cette bonne nouvelle, je veux entendre le reste de tes vers. Je ne te
quitterai point que tu n'aies complètement tenu ta promesse. Tu m'as déjà
splendidement traité à. l'occasion de la naissance d'Homère, et il me semble
que tu me traiteras aussi bien pour célébrer celle de Démosthène."
27. Lorsque Thersagoras eut récité le reste de son poème, nous restâmes
encore assis ce qu'il fallait de temps pour payer à la poésie un juste tribut
d'éloges ; après quoi nous nous rendîmes à sa demeure. Nous eûmes d'abord
quelque peine à trouver le livre ; mais l'ayant enfin rencontré, je m'en
saisis et je m'en allai. Après avoir lu cet ouvrage, j'en fus si satisfait, que
je pris la résolution d'en recueillir les principaux traits pour vous les
communiquer, sans y rien changer et en les copiant mot pour mot. En effet, on ne
rend pas moins hommage à Esculape, lorsqu'en entrant dans son temple on lui
chante les hymnes d'Alisodème de Trézène (33) ou
ceux de Sophocle. Depuis longtemps, on ne fait plus de poésie nouvelle en
l'honneur de Bacchus, ni comédie, ni tragédie ; mais on n'en sait pas moins
gré à ceux qui recueillent les ouvrages des anciens poètes et les
représentent en public : ils honorent également Bacchus.
28. Suivant ce livre (or, je prends ces Mémoires à l'endroit où sont
racontés les faits relatifs à mon sujet), on vient annoncer à Antipater
l'arrivée d’Archias. Cet Archias, si quelqu'un de nos jeunes gens ne le
connaît pas, est celui qui fut chargé par Antipater d'aller se saisir des
exilés. On lui avait enjoint d'amener Démosthène, plutôt par la persuasion
que par la violence, auprès Antipater. Antipater se flattait de l'espoir de
voir d'un jour à l'autre arriver Démosthène. Aussi, dès qu'on lui apprend
qu'Archias est de retour de Calaurie (34), il
ordonne qu'on le fasse entrer sur-le-champ : il entre... Mais le livre lui-même
va nous apprendre le reste.
29. ARCHIAS. Salut et bonheur, Antipater !
ANTIPATER. Puis-je ne pas être heureux, si tu m'amènes Démosthène ?
ARCHIAS. Je vous l'amène autant qu'il a été en mon pouvoir. J'apporte l'urne
qui contient ses restes.
ANTIPATER. Ah ! tu as trompé mon espérance, Archias. Qu'ai-je besoin de ces
ossements et de cette urne, si je n'ai pas Démosthène lui même ?
ARCHIAS. Prince, il ne m'a pas été possible de retenir son âme de force.
ANTIPATER. Pourquoi ne l'as-tu pas pris vivant ?
ARCHIAS. Il vivait, lorsque nous l'avons pris.
ANTIPATER. Il est donc mort en chemin ?
ARCHIAS. Non, mais où nous l'avons trouvé, à Calaurie.
ANTIPATER. C'est votre faute sans doute ; vous n'avez pas eu pour lui les
ménagements nécessaires.
ARCHIAS. Cela n'a pas dépendu de nous.
ANTIPATER. Que dis-tu ? Tu me parles par énigmes, Archias. Quoi ! vous l'avez
pris vivant, et il n'est pas entre vos mains !
30. ARCHIAS. Ne nous aviez-vous pas défendu d'employer d'abord aucune violence
? Mais lors même que nous aurions usé de force, nous n'aurions pas été plus
avancés. Déjà nous préparions...
ANTIPATER. Vous avez eu tort de rien préparer. Ce sont vos violences, sans
doute, qui l'ont fait mourir.
ARCHIAS. Nous ne l'avons pas tué ; mais la persuasion ne faisant rien, il
fallait employer la contrainte. D'ailleurs, prince, quel avantage y avait-il à
ce qu'il arrivât ici vivant ? Vous ne pouviez rien faire que l'envoyer à la
mort.
81. ANTIPATER. Ménage tes expressions, Archias, je vois bien que tu n'as jamais
connu ni Démosthène ni l'idée que j'avais de lui. Tu croyais apparemment
qu'il m'était indifférent de trouver ou un Démosthène ou l'un de ces
rhéteurs corrompus, tels qu'Himérée de Phalère, Aristonic de Marathon,
Eucrate du Pirée (35), orateurs semblables à des
eaux torrentielles, hommes de rien, qui nagent pour ainsi dire à la surface des
émeutes, dont l'audace augmente au moindre espoir de trouble, et qui tombent
ensuite, comme le vent du soir ; ainsi fut Hypéride, rhéteur sans foi,
traître à l'amitié, flatteur du peuple, qui, sans rougir, employa l'adulation
pour noircir Démosthène aux yeux de la multitude, et devint le ministre
d'actes dont se repentirent ceux mêmes auprès desquels il s'en faisait un
titre. En effet, peu de temps après cette calomnie, Démosthène fut rappelé
de son exil avec encore plus d'éclat qu'Alcibiade. Mais Hypéride s'en
inquiéta fort peu ; il n'eut pas honte d'employer contre ses plus intimes amis
une langue que je lui fis enfin couper, pour le punir de son ingratitude.
32. ARCHIAS. Eh quoi ? Démosthène n'était-il pas notre plus cruel ennemi ?
ANTIPATER. Non ; il ne pouvait l'être aux yeux de quiconque estime la loyauté
du caractère, et aime la franchise et la fermeté (36).
La probité est toujours probité, même dans un ennemi, et la vertu, partout
où elle est, mérite nos hommages. Je ne serai pas moins généreux que
Xerxès, qui, plein d'admiration pour les Lacédémoniens Bulis et Speerchis (37),
les renvoya, lorsqu'il pouvait les faire mettre à mort. Si jamais j'ai admiré
quelqu'un, c'est Démosthène, que j'ai vu seulement deux fois à Athènes, et
encore pas assez à loisir ; aussi mon admiration le juge-t-elle sur ce qu'on
m'en a dit et sur ses actes publics, mais non, comme on pourrait le penser,
d'après son talent oratoire. Notre Python n'était donc rien auprès de lui ;
et les discours des orateurs attiques un véritable jeu d'enfants, comparés à
la vigueur, au nerf, à la perfection du style, à l'élégance des pensées, à
l'enchaînement des preuves, à la force de persuasion, à l'entraînement
irrésistible de Démosthène. Aussi me suis-je repenti d'avoir assemblé les
Grecs à Athènes, dans l'espoir de voir les Athéniens réfutés par Python,
dont les promesses m'avaient séduit ; nous avons été nous briser contre
Démosthène et contre les arguments de Démosthène : nous n'avons pu nous
élever à la hauteur de sa parole.
33. Et cependant sa puissance oratoire n'avait que le second rang dans mon
estime. Je ne la considérais que comme un instrument. Mais Démosthène
lui-même, je ne pouvais me lasser d'en admirer le bon sens, la sagacité,
l'âme droite et ferme, comme un gouvernail au milieu des flots déchaînés de
la fortune, et ne pliant sous aucun revers. Je sais que Philippe avait la même
opinion que moi sur ce grand homme. Un jour qu'on lui parlait d'une harangue
violente prononcée contre lui à Athènes par Démosthène , Parménion
s'indignait et lançait des sarcasmes contre l'orateur : " Parménion dit
Philippe, Démosthène a le droit de tout dire. Seul de tous les démagogues de
la Grèce, il n'est point porté sur mes registres de dépense ; et, pourtant,
je me fierais plus volontiers à lui qu'aux greffiers des trirèmes. Chacun
d'eux est inscrit comme ayant reçu de moi de l'or, du bois, des revenus, des
troupeaux, des terres en Béotie ou en Macédoine ; mais nous prendrions plus
tôt avec nos machines la citadelle de Byzance, que Démosthène avec notre or (38).
34. Pour moi, Parménion, continua-t-il, si quelque Athénien, parlant au milieu
d'Athènes, préfère mes intérêts à ceux de sa patrie, je veux bien lui
prodiguer mon or, mais il n'aura jamais mon amitié. Celui qui, au contraire,
fait éclater sa haine contre moi en faveur de sa patrie, je lui déclare la
guerre, je l'attaque comme une citadelle, un rempart, un arsenal, un fossé,
mais j'admire sa vertu, et je porte envie au bonheur de la ville qui possède un
tel citoyen. Les autres, quand je n'en aurai plus besoin, je m'en débarrasserai
de bon cœur ; mais celui-ci, je voudrais l'avoir auprès de nous plutôt qu'une
cavalerie d'Illyriens, de Triballes ou de soldats mercenaires ; car jamais je ne
mettrai la force de l'éloquence et du génie au-dessous de celle des armes.
"
35. Ainsi parlait Philippe à Parménion, et il me tint aussi le même langage.
Lorsque Diopithès partit d'Athènes avec une flotte considérable, j'en
éprouvais quelque inquiétude ; mais Philippe, se mettant à rire : "Eh
quoi ! me dit-il, vous avez peur pour nous d'un général et de soldats
athéniens ? Mais leurs trirèmes, leur Pirée, leurs arsenaux, ne sont, à mes
yeux, que bagatelles et niaiseries. Que peuvent faire des hommes qui sent
toujours en bacchanales, en festins et en danses ? S'il n'y avait pas chez eux
un Démosthène, je prendrais plus facilement leur ville que je n'ai vaincu les
Thébains et les Thessaliens : la ruse, la violence, la surprise, l'argent, en
auraient bon marché. Mais Démosthène a l'œil ouvert, il épie les occasions,
éclaire nos mouvements, se jette en face de nos armées. Rien ne peut lui
échapper, ni manœuvres, ni entreprises, ni desseins. En un mot, cet homme est
un obstacle, un rempart qui m'empêche de tout enlever au pas de course. S'il
n'avait dépendu que de lui, nous n'aurions pris ni Amphipolis, ni Olynthe, ni
la Phocide, ni les Thermopyles. Lui seul est cause que nous n'avons encore ni la
Chersonèse, ni les côtes de l'Hellespont.
36. Il réveille, malgré eux, ses concitoyens assoupis comme s'ils avaient bu
de la mandragore ; la franchise de sa parole est un fer qui coupe et brûle leur
insouciance ; il se préoccupe fort peu de leur être agréable ; il fait passer
aux armées les fonds publics, destinés au théâtre ; il rétablit par des
lois navales la marine presque entièrement ruinée par le désordre ; il
relève la dignité des citoyens ravalée depuis longtemps par la perception de
la drachme et du triobole : il rappelle leur abaissement aux exemples de leurs
ancêtres, à une rivalité généreuse avec les victoires de Marathon et de
Salamine ; il forme des alliances et des pactes fédératifs entre tous les
Grecs : rien ne lui échappe ; aucune ruse ne le trompe ; on ne peut pas plus
l'acheter que le roi des Perses n'eût acheté le sage Aristide.
37. Voilà l'homme que nous devons craindre, Antipater, plutôt que toutes les
trirèmes et toutes les flottes. Ce qu'étaient pour les Athéniens d'autrefois
Thémistocle et Périclès, Démosthène l'est pour ceux d'aujourd'hui :
comparable à Thémistocle pour la finesse, à Périclès pour le bon sens.
C'est en l'écoutant qu'ils se sont rendus maîtres de l'Eubée, de Mégare, des
côtes de l'Hellespont et de la Béotie. Oh ! que les Athéniens, continua-t-il,
font bien nos affaires, quand ils prennent pour généraux un Charès, un
Diopithès, un Proxénus, ou des gens de même trempe, et laissent chez eux
Démosthène à la tribune ! S'ils faisaient un pareil homme maître absolu des
munitions, des vaisseaux, des armées, des circonstances et de l'argent, je
craindrais qu'avant peu il ne me mît en danger de lui disputer la Macédoine,
lui qui, ne pouvant aujourd'hui me combattre qu'avec des décrets, m'enveloppe
de toutes parts, me surprend, trouve des ressources, rassemble des forces,
équipe des flottes redoutables, réunit des troupes et me tient tête partout.
"
38. Tels étaient, avec d'autres encore, les discours que Philippe me tenait
souvent sur ce grand homme. Il regardait comme une faveur signalée de la
fortune que les armées ne fussent pas conduites par Démosthène, dont les
harangues, semblables à des béliers et à des catapultes mis en mouvement du
milieu d'Athènes, ébranlaient et ruinaient tous ses desseins. Après la
victoire de Chéronée, il ne cessait de nous rappeler le péril extrême auquel
un seul homme nous avait exposés. "Si , contre tout espoir, disait-il,
l'incapacité des généraux, l'indiscipline des soldats et une faveur inouïe
de la fortune, qui nous a servis en maintes circonstances, ne nous avaient
livré la victoire, dans cette seule journée Démosthène nous exposait à
perdre l'empire et la vie, en réunissant contre nous les cités les plus
importantes et les forces vives de la Grèce, Athéniens, Thébains et le reste
des Béotiens, Corinthiens, Eubéens, Mégariens ; tout ce qu'il y avait de
peuples redoutables, parmi les Grecs qui avaient été forcés de se grouper
contre le danger commun, afin de m'empêcher de pénétrer dans l'Attique."
39. Tels étaient les discours que Philippe tenait fréquemment sur Démosthène
; et, lorsqu'on lui disait qu'il avait dans les Athéniens de redoutables
adversaires : "Je n'en ai qu'un, répondait-il, c'est Démosthène. Si les
Athéniens n'avaient pas leur Démosthène , ce ne seraient que des Éniens et
des Thessaliens. Lorsque Philippe envoyait des ambassadeurs dans les
différentes républiques de la Grèce, et que les Athéniens y députaient de
leur côté quelqu'un de leurs orateurs, l'ambassade de Philippe réussissait
facilement. Mais lorsque Démosthène lui était opposé : "Notre ambassade
est inutile, disait Philippe, il est impossible de triompher de l'éloquence de
Démosthène."
40. Voila ce que disait Philippe. Et tu croirais, Archias, par Jupiter, que nous
qui sommes si inférieurs en tout à ce grand roi, nous n'aurions pris
Démosthène que pour l'envoyer à la boucherie, et non pour en faire notre
conseiller dans les affaires actuelles de la Grèce et pour le gouvernement de
mes États ? Il y a longtemps que sa conduite politique m'a inspiré pour lui
une inclination naturelle, qui s'est encore fortifiée par le témoignage
d'Aristote. Il ne cessait de nous répéter à Alexandre et à nous-mêmes que,
parmi le grand nombre de disciples qui fréquentaient son école, jamais aucun
ne lui avait causé plus d'admiration que Démosthène, par la grandeur de son
caractère, son application aux exercices, sa gravité sa vivacité, sa
franchise et sa patience.
41. "Pour vous, ajoutait-il, vous ne le regardez que comme un Eubule, un
Phrynon, un Philocrate ; vous cherchez à corrompre par des présents un homme
qui dépense sa fortune paternelle pour les athéniens, qui épuise ses
richesses à secourir les particuliers pressés par la nécessité, à subvenir
aux besoins de l'État ; et, quand cette espérance est déçue, vous croyez
effrayer par des menaces celui qui, depuis longtemps a pris la résolution de
sacrifier ses jours au salut de sa patrie ? Quand il blâme ouvertement votre
conduite, vous vous emportez contre lui, qui ne se soumettrait pas même aux
peuple athénien ? Vous ne voyez donc pas, disait-il enfin, que c'est par
patriotisme qu'il gouverne la république, et qu'il se fait de cette
administration un exercice de philosophie. "
42. Voilà pourquoi, Archias, je désirais si ardemment son amitié ; il
m'aurait fait connaître ce qu'il pense de l'état actuel des affaires.
Écartant, toutes les fois qu'il eût été nécessaire, les flatteurs qui nous
assiègent sans cesse, j'aurais entendu la vérité sortir d'une bouche
indépendante, et j'aurais profité des leçons d'une âme désintéressée.
Enfin j'aurais cru juste de lui faire sentir toute l'ingratitude de ces
Athéniens, pour lesquels il prodiguait sa vie, quand il pouvait avoir des amis
plus reconnaissants et plus fidèles."
ARCHIAS. Prince, vous eussiez peut-être obtenu de lui toute autre chose ; mais
vos avances auraient été inutiles : il aimait Athènes jusqu'a la fureur.
ANTIPATER. S'il en est ainsi, Archias, je n'y vois point de remède. Mais
comment est-il mort ?
43. ARCHIAS. Je suis convaincu, prince, que votre admiration va redoubler. Nous,
en effet, qui l'avons vu, nous étions frappés de stupeur, et nous n'en
pouvions pas plus croire nos yeux que ceux qui n'en ont pas été les témoins.
Il paraît que depuis longtemps il était résolu de mettre fin à ses jours ;
ses dispositions le prouvent assez. Il était assis dans l'intérieur du temple,
et nous employions, mais en vain, les discours que nous lui avions tenus les
jours précédents.
ANTIPATER. Quels étaient ces discours ?
ARCHIAS. Je lui parlais de votre clémence ; je lui promettais votre pitié sur
laquelle je n'osais pas compter, car je vous croyais irrité contre lui ; mais
j'employais ce moyen dans l'espoir de le convaincre.
ANTIPATER. Et comment accueillait-il tes paroles ? ne me déguise rien. J'aurais
voulu être là, et entendre tout de mes propres oreilles. N'oublie donc rien.
C'est, en effet, une chose précieuse que de connaître l'âme d'un grand homme
à ses derniers moments. Celui-ci a-t-il paru languissant et faible, ou bien
a-t-il conservé cette hauteur d'âme que rien ne pouvait plier ?
44. ARCHIAS. Il n'a fait paraître aucune faiblesse ; mais, me regardant avec un
sourire, et faisant allusion à ma première profession (39),
il dit que je jouais mal le rôle de menteur dont vous m'aviez chargé.
ANTIPATER. C'est donc par défiance pour vos promesses qu'il s'est donné la
mort ?
ARCHIAS. Non. Si vous voulez m'entendre jusqu'au bout, vous verrez que ce
n'était pas seulement par défiance ; mais puisque vous m'ordonnez, prince, de
ne vous rien cacher : " Les Macédoniens, dit-il, sont gens à n'avoir rien
de sacré ; il n'est donc pas étonnant qu'ils veuillent prendre Démosthène
comme ils ont pris Amphipolis, Olynthe et Orope. " Voilà ce qu'il a dit,
et d'autres choses encore. J'avais, en effet, amené des secrétaires qui vous
ont conservé ses dernières paroles. " Ce n'est point, Archias, a-t-il
ajouté, la crainte des tourments et de la mort qui m'empêche de me présenter
à Antipater. Mais, si vous dites vrai, je dois prendre encore plus garde de
paraître devoir la vie aux séductions de sa clémence, et il ne faut pas que
j'abandonne le poste où je me suis moi-même placé, pour passer de Grèce en
Macédoine.
45. Il me serait glorieux de vivre, Archias, si je devais la vie au Pirée, aux
trirèmes que j'ai données à l'État, aux murs et aux canaux que j'ai fait
creuser à mes frais, à la tribu de Pandion, dont j'ai été un chorège
libéral, à Solon, à Dracon, à ma franchise oratoire, à la liberté du
peuple, aux décrets militaires, aux lois navales, aux vertus de nos ancêtres,
à nos trophées, à la bienveillance de mes concitoyens qui m'ont souvent
couronné, à la puissance des Grecs que j'ai sauvés jusqu'à cette heure. S'il
fallait devoir la vie à la pitié, ce serait une condition humiliante ; mais
cette pitié, je l'accepterais encore, si elle me venait de mes compatriotes
dont j'ai brisé les fers, des pères dont j'ai marié les filles, de tous ceux
dont j'ai payé les dettes.
46. Mais puisque je ne suis sauvé ni par l'empire des îles ni par celui de la
mer, c'est à Neptune que je demande mon salut, c'est à cet autel, à ces lois
sacrées. Et si Neptune, continua-t-il, ne peut protéger l'asile de son temple,
s'il ne rougit pas de livrer Démosthène à Archias, je mourrai sans m'être
prosterné aux pieds d'Antipater comme devant un Dieu. Je pourrais, je le sais,
trouver chez les Macédoniens des amitiés plus dévouées qu'à Athènes, je
pourrais partager votre fortune, si je voulais me placer auprès d'un
Callimédon, d'un Pythéas, d'un Démade. Je pourrais, quoique bien tard,
changer de caractère, si je ne respectais pas Codrus et les filles
d'Érechthée. Mais je ne veux pas être un transfuge de la fortune et passer
dans un autre camp. La mort est un asile assuré où l'on est à l'abri du
déshonneur. Et maintenant, Archias, je ne ferai point rougit Athènes en
acceptant volontairement l'esclavage et en abandonnant le plus bel ornement de
ma tombe, la liberté.
47. Tu dois te souvenir, dit-il encore, de ces vers d'un poète tragique (40).
Ne sont-ils pas pleins de noblesse ?
Elle tombe, et, tombant, range ses vêtements ;
Dernier trait de pudeur même aux derniers moments.
Voilà ce que fait use jeune fille ; et Démosthène préférerait une vie
déshonorante à une mort honorable ; il oublierait ce que Xénocrate (41),
ce que Platon a écrit sur l'immortalité de l’âme ? Il lui échappa ensuite
quelques paroles amères sur ceux que la fortune rend insolents. Mais qu'ai-je
besoin d'en dire davantage ? Je finis par le prier et par le menacer tour à
tour, mêlant des accents de douceur à un ton d'autorité : Je me laisserais
convaincre, dit-il, si j'étais Archias ; mais je suis Démosthène :
pardonne-moi, mon cher ami, de ne pas me sentir capable d'une lâcheté."
48. Alors, mais alors seulement, je me décide à l'entraîner par la violence.
Il s'en aperçoit, se met à sourire, et les yeux tournés vers Neptune : "
Archias, dit-il, semble croire que les armes, les trirèmes, les murs, les
armées et les troupes sont les seuls refuges de l'âme humaine ; il méprise
mes apprêts, et cependant ni les Illyriens, ni les Triballes, ni les
Macédoniens n'en sauraient triompher : ils sont plus sûrs que cette forteresse
de bois, dans laquelle Apollon nous ordonnait de nous enfermer comme imprenable.
C'est avec cette précaution que j'ai gouverné sans crainte ; c'est elle qui a
soutenu mon audace contre les Macédoniens ; c'est par elle que j'ai bravé
jadis Euctémon, Aristogiton, Pythéas, Callimédon (42)
et Philippe, et qu'aujourd'hui je brave Archias."
49. A ces mots : "Ne me touchez pas, s'écria-t-il ; tant qu'il dépendra
de moi, ce temple ne sera point profané : laissez-moi adorer le dieu, et je
vous suis. " Je me fie sur cette promesse ; je le vois porter sa main à sa
bouche et je me figure que c'est pour adorer Neptune.
ANTIPATER. Qu'était-ce donc ?
ARCHIAS. Plus tard, une esclave mise à la torture nous découvrit que, depuis
longtemps, il portait sur lui du poison, afin de quitter la vie sans perdre la
liberté. En effet, il n'avait pas encore franchi le seuil du temple que,
tournant ses regards vers moi : "Conduisez ce corps à Antipater, dit-il,
mais vous n'y conduirez pas Démosthène. J'en jure par ceux... " Il me
sembla qu'il allait ajouter : " Qui sont tombés à Marathon (43)".
Puis, nous disant adieu, il tombe expirant.
50. Telle est, prince, la fin de l'assaut que nous avons donné à Démosthène.
ANTIPATER. Cette fin est bien digne de Démosthène, Archias ! Quelle âme
invincible ! quel bonheur ! quelle noble résolution ! quelle prévoyance
vraiment républicaine d'avoir toujours dans sa main le gage de sa liberté ! Il
est donc parti pour les îles fortunées où vivent les héros, pour les routes
célestes qui conduisent les âmes au ciel, afin de s'asseoir, génie
tutélaire, auprès de Jupiter libérateur. Nous renverrons à Athènes sa
dépouille mortelle, monument plus glorieux pour cette terre que celui des
guerriers qui sont tombés à Marathon !
(01)
Les avis sont partagés sur l'authenticité de ce dialogue. Nous avons suivi
l'opinion de Wieland et de Lehmann, qui le croient en tout digne du talent de
Lucien. Cf. l'Éloge de Démosthène, par Libanius, édition de Claude Morel, p.
84 ; Denys d'Halicarnasse, Lettres à Animée, et De la véhémence de
Démosthène; Plutarque, Parallèle de Démosthène et de Cicéron;
Cicéron, Brutus, passim; Quintilien, Éducation de l'orateur, X,
I ; Maury, Essai sur l'éloquence, etc.
(02) Pyanepsion, qui correspond au
mois d'octobre. C'est ce jour que mourut Démosthène.
(03) Voy. Élien, Hist, div., XIII,
XXII.
(04) Elle consistait à parcourir huit
fois le stade.
(05) Iliade,
I v. 225.
(06) Seconde
olynthienne.
(07) Iliade,
XII, v. 243.
(08) Sur la couronne.
(09) Iliade,
VIII, v. 125.
(10)
Contre Aristocrate.
(11)
Sur la couronne. Python était un orateur envoyé par Philippe à
Thèbes, pour accuser les Athéniens d'avoir trahi la cause commune.
(12)
Iliade, III, V. 222.
(13)
Iliade, XII, v. 323.
(14) Sur la couronne. Cf. Montaigne, Essais II, ch. II .
(15)
Allusion à l'Iliade, II, v. 936.
(16) Euripide,
Phéniciennes, v. 603.
(17) Voy.,
sur ces questions, Dugas, Montbel, Histoire des poésies homériques,
dans sa traduction d'Homère, édition de F. Didot.
(18)
C'est-à-dire né sur les bords du Mélès, affluent du golfe de Smyrne.
(19)
Cette règle est donnée par tous les rhéteurs qui ont traité ex professo des
conditions de l'éloge et du blâme, Théon, Aphthonius, Ménandre, Quintilien.
(20) Voy.
notre thèse latine De ludicris, etc., p. 41 et suivantes.
(21)
"Les triérarques, chez les Athéniens, étaient des citoyens riches, qui
étaient charges d'équiper un certain nombre de vaisseaux, de leur fournir les
agrée et les munitions nécessaires." BELIN DE BALLU.
(22) Il
n'avait alors que sept ans.
(23)
Voy. Belin de Ballu, Hist. de l'éloquence chez les Grecs, t. I, p. 176.
(24) Voy.,
sur ces rhéteurs, Belin de Ballu, ouvrage cité, t. 1, p. 108, 90, 239.
Quant à Eubulide, que Belin de Ballu avoue ne point connaître, c'était,
suivant Dusoul, un philosophe de Milet.
(25) Il
y eut deux célèbres courtisanes de ce nom. Celle dont parle Lucien a été
mise en scène par Fontenelle dans un de ses Dialogues des morts.
(26) Poète
inconnu.
(27) Allusion à la clepsydre.
(28) Cf.
Ire Dialogue des morts, 2.
(29) Cf.
traduction de C. Poyard, p. 228.
(30) Voy,.
Élien, Hist. div., II, XXVII.
(31) Cf. Aristote, Poétique,
chap. IX. C'était, selon M. Egger, un artiste du siècle de Périclès, sur
lequel on peut consulter Sillig, Catalogus artificum.
(32) Wieland fait observer, avec sa
sagacité ordinaire, que Lucien invente cette découverte de documents
officiels, afin de donner plus d'autorité et de vraisemblance à son éloge.
(33) On ne trouve nulle part ailleurs
le nom de ce poète.
(34) Île de la mer Égée, sur la côte du
Péloponnèse, célèbre par son temple de Neptune, aujourd'hui Kalavria.
(35) Plutarque les mentionne aussi dans sa Vie
de Démosthène .
(36) C'est une heureuse idée de Lucien
d'avoir ainsi placé l'éloge de Démosthène dans la bouche d 'Antipater, et
plus loin dans celle de Philippe.
(37) Voy. Hérodote, VII, cxxxiv, On y lit
Sperchiès au lieu de Sperchis; mais la différence est légère.
(38) Sur l'incorruptibilité de
l'orateur grec. Voy Plutarque, dernier chapitre de la vie de Démosthène.
(39) Archias avait été comédien.
(40) Euripide, Hécube, v. 668.
Nous avons pris les deux vers que La Fontaine dans les Filles de Minée,
a traduits du poète grec
(41) Voy. Diogène de Laërte, IV, 12 et 13.
(42) Sur Euctémon, voy. le discours de
Démosthène contre Midias. Il reste deux discours de Démosthène contre
Aristogiton. Pythias et Callimédon sont mentionnés dans la Vie de
Démosthène, de Plutarque.
(43) Voy.
Sur la couronne, 60, et Cf. Longin, Du sublime , chap. XIV.
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