1.
Notre siècle devait donc avoir sa part d'hommes dignes de réputation et de
mémoire, en produisant un héros d'une force de corps surnaturelle, et un
philosophe d'une sagesse accomplie. Je parle de Sostrate le Béotien, que les
Grecs appelaient Hercule, persuadés qu’il était ce demi-dieu lui-même, et
du philosophe Démonax. Je les ai vus, je les ai admirés tous les deux, et j'ai
même vécu assez longtemps avec le second. A l'égard de Sostrate, j'ai parlé
de lui dans un autre ouvrage (01) : j'ai dit
quelle était sa taille, sa forme prodigieuse, comment il demeurait en plein air
sur le Parnasse, dormant sur le gazon, vivant d'une vie sauvage ; j'ai raconté
ses actions, conformes au nom qu'il portait, comment il a détruit nombre de
scélérats, ouvert des chemins à travers des lieux impraticables, établi des
ponts sur des passages dangereux.
2. Il est juste de parler aussi de
Démonax, et cela pour deux motifs : d'abord pour le faire vivre, autant qu'il
est en mon pouvoir, dans la mémoire des hommes vertueux ; ensuite pour que les
jeunes gens bien nés et portés vers la philosophie ne soient plus réduits à
ne trouver des modèles que dans l'antiquité, mais qu'ayant sous les yeux un
exemple tiré de notre époque, ils puissent marcher sur les traces du plus
parfait des philosophes que j'aie connus.
3. Démonax était né dans l'île de
Chypre, d'une famille distinguée par le rang qu'elle occupait et par ses
richesses. Supérieur toutefois à ces avantages, et se sentant entraîné vers
les hautes régions du bien, il s'appliqua à la philosophie, sans y être
poussé par Agathobule (02), par son
devancier Démétrius (03) ou par
Épictète. Il vivait dans leur commerce, et suivait de plus les leçons de
Timocrate d'Héraclée(04), homme éclairé,
plein de savoir et d'éloquence. Mais, ainsi que je l'ai dit, ce ne furent pas
ces maîtres qui l'appelèrent à l'étude de la sagesse. Il y fut conduit, dès
son enfance, par un penchant naturel vers la vertu et par un amour inné de la
philosophie ; et, méprisant tous les biens de ce monde, il se voua tout entier
à la liberté et à la franchise, menant une vie droite, pure, irréprochable,
offrant en exemple à ceux qui le voyaient ou qui l'entendaient, sa prudence et
sa sincérité philosophique."
4. Ce ne fut pas, comme on dit, sans
s'être lavé les pieds, qu'il entreprit de vivre de la sorte. Nourri des
meilleurs poètes, qu'il savait presque tous par cœur, il avait la parole exercée,
connaissait toutes les sectes de la philosophie, non point à la surface, et,
selon le proverbe, pour les avoir touchées du bout des doigts, mais il les
avait approfondies, s'était fortifié le corps par le gymnase, et l'avait
endurci par de rudes travaux ; en un mot, il s'était mis en état de n'avoir
besoin de personne. Aussi, dès qu'il comprit qu'il ne pouvait plus se suffire
à lui-même, il quitta volontairement la vie, laissant aux meilleurs des Grecs
un long souvenu de ses vertus.
5. Il ne se retrancha pas dans un seul
genre philosophique, mais il les réunit presque tous, sans jamais faire
connaître à quelle secte il donnait la préférence. Il paraissait cependant
adopter la doctrine de Socrate, quoique, par son extérieur et l'indolence de sa
vie, il semblât se rapprocher du philosophe de Sinope. Seulement, il n'outra
jamais sa façon de vivre pour se faire admirer et attirer sur lui les regards
des hommes ; il était vêtu comme tout le monde, uni dans ses manières, ennemi
de toute prétention, conversant avec tous, en particulier ou en public.
6. Il n'employait pas non plus l'ironie de
Socrate, et cependant sa conversation était tout assaisonnée de grâce
attique, si bien qu'on sortait de son entretien sans mépriser son indulgence et
sans vouloir se soustraire à la sévérité de ses reproches : sa douceur
produisait un changement complet ; on revenait plus prêt à bien agir, plus
gai, plus plein d'espoir.
7. Jamais on ne l'entendit crier, se
disputer avec violence, se laisser aller à la colère, quand il avait à
reprendre. Il poursuivait les vices, mais il pardonnait aux coupables : il
voulait qu'on prît modèle sur les médecins qui guérissent les maladies, mais
qui ne s'emportent pas contre les malades. Il croyait que l'erreur est de
l'homme, mais qu'il est d'un dieu ou d'un homme semblable à Dieu de la
réformer.
8. Grâce à cette manière de vivre, il
n'avait besoin de personne, mais il s'employait pour ses amis en temps
convenable ; et, s'il en voyait quelques-uns trop pleins de leur bonheur, il
leur rappelait combien sont éphémères ces prétendus biens dont s'enfle leur
orgueil. Gémissait-on devant lui de la pauvreté, se plaignait-on de l'exil,
accusait-on la vieillesse, la maladie, il consolait par un sourire : "Vous
ne voyez pas, disait-il, qu'avant peu cesseront vos chagrins : l'oubli des biens
ainsi que des maux, une liberté sans bornes va bientôt nous envelopper
tous."
9. Il aimait beaucoup rappeler des frères
à la concorde, à rétablir la paix entre des époux. Un jour, dans une
sédition populaire, il parla avec une grande éloquence et persuada à la
multitude de servir la patrie sans se soulever contre elle. Tel était le
caractère de sa philosophie, douce, aimable et pleine d'enjouement.
10. La seule chose qui l'affligeât était
la maladie ou la mort d'un ami ; car il regardait l'amitié comme le plus
précieux des biens en ce monde. Aussi était-il l’ami de l'humanité tout
entière il suffisait d'être homme pour ne lui être point étranger (05).
Cependant il se plaisait plus ou moins dans la société de quelques personnes ;
mais il ne s'éloignait tout à fait que de ceux dont les fautes lui ôtaient
tout espoir de les guérir. Tout ce qu'il disait, tout ce qu'il faisait,
semblait inspiré par les Grâces et par Vénus, et toujours, comme dit le
poète comique (06) :
La persuasion résidait sur ses lèvres.
11. Le peuple et les magistrats
d'Athènes avaient conçu pour lui l'admiration la plus profonde, et ils ne
cessèrent jamais de le regarder comme un être supérieur. Cependant il choqua
d'abord la plupart d'entre eux, et la haine populaire fut pour lui, comme pour
Socrate, le fruit de sa franchise et de sa liberté, et déjà des Anytus et des
Mélitus, s'élevant contre lui, l'accusaient, ainsi que jadis ce philosophe, de
ce qu’il ne l'avait jamais vu sacrifier, et d'être le seul de tous les Grecs
qui ne fût pas initié aux mystères d'Éleusis. Ferme devant ces accusations,
il mit une couronne, prit une robe blanche, et, paraissant dans l'assemblée du
peuple, il employa, pour se justifier, tantôt des expressions ménagées,
tantôt un langage plus sévère que de coutume. Pour répondre au grief qu'il
n'avait jamais offert de sacrifice à Minerve : "Ne soyez pas surpris,
Athéniens, dit-il, si je n'ai point encore sacrifié à cette déesse ; je ne
me doutais pas qu'elle eût besoin de mes offrandes." Quant aux mystères,
la raison qui l'empêchait de s'y faire initier, c'était, selon lui, que s'ils
étaient contraires à l'honnêteté, il ne pourrait se défendre de les
révéler aux profanes, afin de les détourner des orgies, et que, s'ils
étaient honnêtes, il les divulguerait à tous par amour de l'humanité. Les
Athéniens, qui avaient déjà les pierres aux mains pour le lapider,
s'adoucirent aussitôt et lui devinrent favorables : ils commencèrent par
l'honorer et le respecter, et finirent par l'admirer ; cependant, sa harangue
avait débuté par un exorde un peu brusque : "Athéniens, avait-il dit, je
parais devant vous couronné, immolez-moi aussi comme une victime ; il y a
longtemps que vous n'avez offert d'heureux sacrifices (07)."
12. Je veux maintenant rappeler
quelques-unes de ses réponses, où brillent la justesse et la délicatesse de
son esprit. Je ne saurais mieux commencer que par Phavorinus et par celle qu'il
lui fit. Phavorinus, ayant entendu dire que Démonax se moquait de ses
entretiens philosophiques, et surtout des vers dont il coupait ses discours,
procédé qui leur donnait un tour lâche, efféminé, indigne de la
philosophie, alla le trouver, et lui demanda quel il était pour bafouer ainsi
sa méthode : "Un homme, répondit Démonax, dont les oreilles ne se
laissent pas facilement séduire." Le sophiste insista : "Mais quelles
étaient, Démonax, tes provisions, quand tu t'es mis à philosopher dès
l'enfance ? - Ma virilité."
13. Une autre fois, le même Phavorinus
s'approchant de Démonax et lui demandant quelle était la secte à laquelle il
donnait la préférence. "Qui t'a dit, répondit-il, que Je sois philosophe
?" Et comme il se retirait en riant de bon cœur, Phavorinus lui demanda ce
qu'il avait à rire ; "Je trouve fort plaisant, lui dit-il, que tu veuilles
distinguer les philosophes à la barbe, toi qui n'en as pas."
14. Le sophiste Sidonius (08)
qui s était acquis quelque réputation dans Athènes, prononçait un discours
où il se donnait des louanges outrées, et se vantait d'avoir exploré toute la
philosophie. Mais il vaut mieux rappeler ses propres paroles : "Si Aristote
m'appelle au Lycée, je le suivrai ; si Platon me demande à l'Académie, j'irai
; si Zénon veut que je demeure au Pœcilé, j'y resterai ; si Pythagore
m'appelle, je garderai le silence." Démonax, se levant aussitôt du milieu
de l'assemblée : "Hé ! l'ami, dit-il en le désignant par son nom,
Pythagore t'appelle."
15. Un certain Python, beau jeune homme,
fils d'un Macédonien de distinction, ayant voulu s'égayer aux dépens de
Démonax, en lui proposant un argument sophistique et en lui demandant la
solution de son syllogisme : "Je sais bien une chose, mon garçon, dit le
philosophe, c'est que tu te prêtes à un autre genre de solution. "
L'autre, irrité de cette raillerie à double sens, le menaça en disant :
"Je vais te faire voir un homme. - Tu en as donc un ?" repartit en
riant Démonax.
16. Un athlète, vainqueur aux jeux
olympiques, ayant été tourné en ridicule par notre philosophe, pour s'être
montré en public avec une robe brodée de fleurs, le frappa à la tête d'une
pierre, qui fit jaillir le sang. Les assistants sont indignés : chacun se croit
blessé lui-même ; on crie qu'il faut se rendre chez le préteur : "Ce
n'est pas chez le préteur qu'il faut aller, mes amis s'écrie Démonax, mais
chez le médecin."
17. Il avait trouvé, en se promenant, un
anneau d'or. Il fait afficher sur l'agora que le possesseur de l'anneau perdu
n'avait qu’a se présenter et qu'il le lui remettrait, s'il désignait le
poids de la pierre et l'empreinte du bijou. Un jeune garçon, de jolie figure,
vient le réclamer en disant que c'est lui qui a perdu l'anneau, mais comme il
ne peut donner aucun renseignement précis : "Va, mon garçon, lui dit
Démonax, garde bien ton anneau : ce n'est pas celui-là que tu as perdu."
18. Un sénateur romain, qui se trouvait à
Athènes, lui disait, en lui montrant son fils, jeune homme d'une rare beauté,
mais mou et efféminé : "Voilà mon fils qui vous salue. - Il est beau,
répondit Démonax, il est digne de vous et ressemble tout à fait à sa
mère."
19. Il Y avait un philosophe cynique, qui
était vêtu d'une peau d'ours : Démonax ne voulait pas qu'on l'appelât
Honoratus, ce qui était son vrai nom, mais Arctésilas (09).
20. On lui demandait un jour en quoi
consiste le bonheur : "Il n'y a d'heureux que l'homme libre. - Mais il y a
bien des gens libres. - Moi, je ne parle que de celui qui n'a ni crainte, ni
espérance. - Est-il possible de trouver un pareil homme ? Nous sommes tous
esclaves de ces passions. - Il est vrai ; mais si vous considérez bien les
choses humaines, vous voyez qu'elles ne méritent ni l'espoir, ni la crainte :
tout finit, la douleur comme le plaisir."
21. Pérégrinus, surnommé Protée, lui
reprochait de rire trop souvent et de se moquer des hommes : "Démonax, lui
disait-il, tu ne fais pas le chien. - Ni toi l'homme, Pérégrinus ! "
22. Un physicien parlait des antipodes en
présence de Démonax : celui-ci le fait lever, le conduit sur le bord d'un
puits, et lui montrant son image reflétée dans l'eau : "N'est-ce pas là,
lui dit-il, ce que vous appelez les antipodes ?"
23. Un homme se disait magicien et se
vantait de posséder des enchantements si puissants, qu'il se faisait obéir de
tout le monde et donner tout ce qu'il voulait : "Cela n'a rien d'étonnant,
dit Démonax, je suis aussi fort que toi : suis-moi, s'il te plaît, chez la
première boulangère, et tu verras que, par la vertu d'un seul enchantement et
d'un petit ingrédient, elle m'obéira au point de me donner de son pain."
Il faisait allusion à la monnaie, dont le pouvoir est égal à celui de la
magie.
24. Le fameux Hérode (10)
célébrait les funérailles de Pollux (11)
enlevé par une mort prématurée. Il avait fait atteler son char : préparer
ses chevaux, pour y monter, et apprêter un festin. Démonax l'aborde : "Je
vous apporte, dit-il, une lettre de la part de Pollux." Hérode est
charmé, il croit que notre philosophe vient, suivant le commun usage, se mêler
à ses autres amis et flatter sa douleur : "Eh bien ! Démonax, que me veut
Pollux ? - Il se plaint de ce que vous n'êtes pas encore allé le
trouver."
25. Le même Hérode, pleurant la perte de
son fils, s'était renfermé dans les ténèbres. Démonax va le trouver et lui
dit qu'il est magicien, qu'il peut évoquer l'ombre du mort, pourvu qu'Hérode
lui nomme seulement trois hommes qui n'aient jamais pleuré personne. Hérode
hésite embarrassé : il ne pouvait, je pense, nommer qui que ce fût :
"Homme plaisant, lui dit Démonax, qui vous croyez seul en proie à des
maux intolérables, quand vous voyez qu'il n'est personne exempt de douleur
!"
26. Il raillait volontiers les gens qui se
servent dans la conversation d'expressions surannées ou singulières. Un homme,
auquel il avait fait une question, lui ayant répondu avec une affectation
ridicule d'atticisme : " Hé ! mon ami, lui dit-il, c'est aujourd'hui que
je t'interroge, et tu me réponds comme du temps d'Agamemnon."
27. Un de ses amis lui ayant dit :
"Allons, Démonax, au temple d'Esculape, et prions-le pour mon fils, - Tu
crois donc, répondit-il, qu'Esculape est sourd, s'il ne peut pas entendre d'ici
nos prières."
28. Il voyait un jour deux philosophes,
tout à fait ignorants, se disputer sur une question. L'un ne proposait que des
absurdités, et l'autre ne répondait pas un mot qui eût trait au sujet :
"Ne vous semble-t-il pas, mes amis, dit-il, que l'un veut traire un bouc et
l'autre placer un crible sous l'animal ?"
29. Le péripatéticien Agathocle (12)
se vantait d'être le seul et le premier des dialecticiens : "Si tu es le
premier, mon cher Agathocle, lui dit Démonax, tu n'es pas le seul, et si tu es
le seul, tu n'es pas le premier."
30. Céthégus, personnage consulaire (13),
traversant la Grèce pour se rendre en Asie auprès de son père, dont il devait
être le lieutenant, faisait et disait mille sottises. Un des amis de Démonax
ayant dit, en voyant Céthégus, que c'était un grand scélérat : "Par
Jupiter ! reprit notre philosophe, le mot grand est de trop !".
31. Voyant un jour le philosophe
Apollonius, accompagné d'une foule de disciples, partir pour se rendre auprès
de l'empereur, qui le mandait afin de s'instruire dans sa conversation :
"Voilà, dit Démonax, Apollonius qui part avec ses Argonautes (14)."
32. Quelqu'un lui ayant demandé si l'âme
est immortelle : "Oui, dit-il, comme tout le reste."
33. Il disait à propos d'Hérode que
Platon a raison de soutenir que nous avons plus d'une âme, vu que ce ne peut
être la même qui donne des festins à Rhégilla (15)
et à Pollux, comme s'ils vivaient encore, et qui compose de si belles
déclamations.
34. Il osa un jour demander publiquement
aux Athéniens, en entendant la proclamation des mystères, pourquoi ils en
excluaient les barbares, puisque l'initiation avait été établie par Eumolpe,
barbare et thrace d'origine.
35. Comme il était sur le point de
s'embarquer par un gros temps, un de ses amis lui dit : "Tu n'as donc pas
peur de faire naufrage et d'être mangé par les poissons ? - Je serais bien
ingrat, répondit-il, si je craignais d'être mangé par les poissons, moi qui
en ai tant de fois mangé."
36. Il conseillait à un rhéteur, qui
travaillait fort mal, de se former par un fréquent exercice : "Mais je
parle tous les jours à part moi, lui répondit l'autre. - Alors je ne m'étonne
plus que vous parliez si mal, ayant un si sot auditeur."
37. Voyant un jour un devin qui prédisait
l'avenir en public, moyennant salaire : "Je ne vois pas, dit-il, pourquoi
tu te fais payer. Si tu as vraiment le pouvoir de changer les arrêts du destin,
tu demandes trop peu, quoi que tu demandes ; mais si tout arrive comme il plaît
à Dieu, à quoi sert ta divination ?"
38. Un homme déjà vieux, et chargé
d'embonpoint, faisait montre de son adresse en s'escrimant de son épée contre
un poteau : "Comment trouvez-vous que je combatte ? demanda-t-il à
Démonax. - Parfaitement, quand vous avez affaire à un ennemi de bois."
39. Dans les questions embarrassantes, il
avait toujours quelque repartie heureuse. Quelqu'un lui ayant demandé, pour se
moquer de lui : "Si je brûle mille mines (16)
de bois, Démonax, combien y aura-t-il de mines de fumée ? - Pèse la cendre,
dit-il, la fumée est le reste cherché."
40. Un certain Polybius, homme ignorant et
faiseur de solécismes, lui ayant dit : "L'empereur m'a honoré du droit de
cité romaine. - Plût au ciel, dit-il, qu'il t'eût fait plutôt Grec que
Romain !"
41. Voyant un noble tout fier de son
laticlave, il se pencha vers son oreille et lui dit, en touchant son habit :
"Un mouton portait ceci avant vous, et ce n'était qu'un mouton."
42. Un jour, au bain, il hésitait à
entrer dans l'eau, qui était bouillante ; quelqu'un le lui reprochait comme une
lâcheté. "Dites-moi, répondit-il, y va-t-il donc du salut de l'État
?"
43. On lui demandait ce qu'il pensait des
enfers : "Attendez, dit-il, je vous en enverrai des nouvelles."
44. Admète, un mauvais poète, lui avait
dit qu'il avait composé sa propre épitaphe en un seul vers, et qu'il avait
ordonné dans son testament que ce vers fût inscrit sur la colonne de son
tombeau. Le voici :
La terre a ma dépouille,
Admète est près des dieux.
" Ce vers est si beau, mon cher Admète, dit Démonax en souriant, que
je voudrais déjà qu'il fût inscrit."
45. Quelqu'un apercevant sur ses jambes des
marques de vieillesse : "Qu'est-ce-ci, Démonax, lui dit-il. - C'est,
répond Démonax avec un sourire, c'est Charon qui m'a mordu !"
46. Il voyait un Lacédémonien frapper son
esclave à coups de fouet : "Cesse, dit-il, de traiter ton esclave comme
ton égal."
47. Une certaine Danaé avait un procès
contre son frère ; "Va au tribunal, lui dit Démonax, tu n'es pas la fille
d'Acrise (17)."
48. Il faisait une guerre acharnée aux
soi-disant philosophes qui ne le sont que par vanité. Voyant un cynique qui
portait la besace et le manteau, et qui, tenant en main un pilon au lieu d'un
bâton, allait criant partout qu'il était le rival d'Antisthène, de Cratès et
de Diogène : "Ne mens pas, lui dit-il, tu n'es qu'un disciple d'Hypéride
(18)."
49. Comme il voyait plusieurs athlètes qui
se battaient mal, et qui, contrairement aux lois de la lutte, se mordaient au
lieu d'user du pancrace : "On a bien raison, dit-il, pour encourager les
athlètes, de les appeler des lions !"
50. Ce qu'il dit à un proconsul est tout
à la fois spirituel et mordant. C'était un de ces hommes, qui se font épiler
avec de la poix les jambes et le reste du corps. Certain cynique, monté sur une
pierre, déclamait Contre lui et lui reprochait son infâme complaisance. Le
proconsul se fâche, fait arrêter le cynique, et se met en devoir de le faire
expirer sous le bâton ou de le condamner à l'exil. Mais Démonax, se trouvant
là par hasard, lui demande la grâce du malheureux, dont la hardiesse, dit-il,
est un privilège héréditaire de la secte cynique. "Je veux bien lui
pardonner cette fois par égard pour vous, dit le proconsul ; mais s'il a
l'insolence de recommencer, quelle peine méritera-t-il ? - Faites-le
épiler." répond Démonax.
51. Un autre proconsul, à qui l'empereur
venait de confier le commandement de plusieurs légions et le gouvernement d'une
grande province, lui demandait le meilleur moyen d'administrer : "Ne vous
mettez pas en colère, dit-il, parlez peu, écoutez beaucoup."
52. On lui demandait s'il mangeait aussi
des gâteaux. "Crois-tu donc, répondit-il, que les abeilles ne font de
miel que pour les imbéciles ?"
53. Voyant dans le Poecilé une statue dont
la main était coupée : "Enfin, dit-il, les Athéniens ont élevé à
Cynégire une statue d'airain !"
54. Rufinus de Chypre, je parle du boiteux,
disciple d'Aristote, se promenait très souvent dans le Lycée ; Démonax en le
regardant : "Je ne trouve rien de plus laid, dit-il, que de voir boiter un
philosophe de la secte des promeneurs (19).
"
55. Épictète lui conseillait un jour,
sous forme de reproche, de se marier et d'avoir des enfants, prétendant qu'il
convenait à un philosophe de laisser après lui des successeurs naturels.
"Eh bien ! Épictète, répondit-il en lui renvoyant finement le reproche,
donnez-moi une de vos filles."
56. Ce qu'il dit à Herminus, disciple
d'Aristote, vaut aussi la peine d'être rapporté. Cet Herminus était un
scélérat, coupable d'une infinité de méfaits, qui avait toujours à la
bouche le nom d'Aristote et ne parlait que des dix catégories : "En
vérité, lui dit Démonax, vous êtes bien digne de dix catégories (20)".
57. Les Athéniens délibéraient un jour
pour établir chez eux un spectacle de gladiateurs à l'exemple des Corinthiens
; Démonax se présente devant l'assemblée et dit : "N'allez point aux
voix, Athéniens, avant d'avoir renversé l'autel de la Pitié (21)."
58. Comme il était à Olympie, les Eléens
lui votèrent une statue d'airain : "Gardez-vous-en bien, Eléens, leur
dit-i1 ; vous sembleriez reprocher à vos ancêtres de n'avoir pas érigé de
statue à Socrate ni à Diogène."
59. Je lui ai moi-même entendu dire un
jour à un jurisconsulte que les lois sont à peu près inutiles aux gens de
bien et aux méchants : les premiers n'en ont pas besoin, et les seconds n'en
deviennent pas meilleurs.
60. Il aimait à fredonner ce vers
d'Homère (22) :
Le lâche et le vaillant sont
sujets au trépas.
61. Il donnait des éloges à Thersite
et l'appelait un harangueur cynique.
62. On lui demandait un jour quels
philosophes il préférait : "Ils sont tous admirables, répondit-il ; mais
pour moi, je révère Socrate, j'admire Diogène et j'aime Aristippe."
63. Il vécut près de cent ans, sans
maladie, sans douleur, n'importunant personne, ne demandant rien, utile à ses
amis, et ne s'étant fait aucun ennemi. Les Athéniens, la Grèce entière, le
tenaient en affection si grande, que les magistrats se levaient à son passage
et que tout le monde se taisait. A la fin, vers son extrême vieillesse, il
entrait, sans y être invité, dans la première maison, y soupait et y passait
la nuit. Les habitants regardaient cet incident comme l'apparition d'un dieu, et
croyaient qu'un bon génie était venu visiter leur logis. Quand il passait, les
boulangères se l'arrachaient et le, priaient d'accepter un pain : celle qui le
lui avait donné s'estimait tout heureuse. Les enfants mêmes lui apportaient
des fruits, et l'appelaient leur père.
64. Une sédition s'étant un jour élevée
parmi les Athéniens, il vint à l'assemblée, et sa seule présence imposa
silence à tout le monde. Voyant qu'ils reconnaissaient leur faute, il se retira
sans dire un mot.
65. Lorsqu'il sentit qu'il n'était plus en
état de subvenir à ses besoins, il se mit à réciter, en présence de ses
amis, ces vers que le héraut proclame aux jeux publics (23)
:
Les jeux sont finis ! ...
Nous avons le prix
De notre courage.
Partons, mes enfants,
Profitons du temps ;
Allons ! Bon voyage !
De ce moment, il ne voulut plus rien prendre, et quitta la vie aussi gai que
ses amis l'avaient toujours connu.
66. Peu de temps avant sa mort, on lui
demanda ce qu'il ordonnait pour sa sépulture : "Ne vous en inquiétez pas,
répondit-il ; l'odeur de mon cadavre me fera donner un tombeau. - Hé quoi !
répliqua-t-on ! ne serait-il pas honteux d'abandonner aux chiens et aux oiseaux
le corps d'un homme tel que vous ? - Il n'y a rien d'étrange, dit-il, à ce que
je veuille encore après ma mort rendre service à des êtres
vivants."
67. Les Athéniens cependant lui firent de
magnifiques obsèques aux frais de l'État ; ils le pleurèrent longtemps et
conservèrent avec vénération le siège de pierre sur lequel il avait coutume
de se reposer ; on le couronna de fleurs pour honorer la mémoire de ce grand
homme, et on regarda comme sacrée cette pierre où il s'était assis. Tout le
monde se rendit à ses funérailles, particulièrement les philosophes, qui le
chargèrent sur leurs épaules et le portèrent à son tombeau. Tel est le petit
nombre de traits que j'ai mentionnés parmi une foule d'autres : ils permettent
toutefois aux lecteurs de juger quel homme ce fut que notre philosophe.
(01)
Cet ouvrage de Lucien n'existe plus; mais on trouve un portrait détaillé de
Sostrate, sous le nom d'Agathon, dans la Vie d'Hérode Atticus, par
Philostrate.
(02) Philosophe
qui vécut en Égypte vers l'an 120 de Jésus-Christ. cf. Peregrinus , 17.
(03)
Voy. Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane. livre IV, chap. XXV.
(04) Cf. Alexandre ou le Faux prophète. 57. Il florissait vers l'an 130
après Jésus-Christ. Philostrate en fait l’éloge dans la Vie de Polémon.
(05) Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Térence, Heautontimorumenos.
act. l, sc. l, v 25.
(06) Eupolis.
cf Nigrinus,4.
(07) On songe aux belles paroles de Lanjuinais à la Convention. dans la séance du
31 mai 1703.
(08) Il n’en est question nulle
part ailleurs.
(09) Du mot ἄρκτος,
ours.
(10) C'est Hérode Atticus , dont Philostrate
a raconté la vie.
(11) Il
ne faut pas confondre ce jeune favori d'Hérode avec Pollux, l'auteur de l'Onomasticon.
(12) On ne le connaît pas
autrement.
(13) J. Dusoul trouve mentionné un consul de ce nom l'an 172 après Jésus-Christ.
(14) La conformité de nom de cet Apollonius avec celui de l'auteur des Argonautiques
fait le sel de la plaisanterie de Démonax. cf. Cresol, Theatrum rhetorum, IV,
XI.
(15) Femme d'Hérode Atticus.
(16) La mine poids valait 100 drachmes; le drachme poids équivalait à près de 5
grammes.
(17) Mauvais jeu de mots sur l'étymologie du nom du père de Danaé,
᾿Ακροίσιος, ἀ privatif, κρίσις jugement.
(18) Plaisanterie aussi froide que
la précédente, et qui roule sur la ressemblance des mots ὕπερον,
pilon, et ῾Υπειρίδης, Hypéride.
(19)
C'est là le sens littéral du mot péripatéticien.
(20)) Κατηγορία signifie accusation.
(21) Voy. p. 44, note 4.
(22) Iliade,
IX. v. 320.
(23) Cette proclamation se trouve en
entier dans les Césars de l'empereur Julien.
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