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LUCIEN

 

 

LXXII

 

SUR LA DÉESSE SYRIENNE (01).

 

 

1. Il existe, en Syrie, une ville située non loin de l'Euphrate ; elle se nomme Hiéra, la ville sacrée, et elle est, en effet, consacrée à la Junon assyrienne. Je crois que le nom de cette ville ne lui fut pas donné lors de sa fondation. Elle en avait un autre anciennement (02) ; mais, dans la suite, comme on y commença les grands mystères, elle prit, à cette occasion, le nom de sacrée. Je vais donc parler de cette ville et de tout ce qu’elle renferme : je dirai les rites observés dans les cérémonies, les assemblées solennelles, les sacrifices qu'on y accomplit ; je rapporterai tout ce que l'on raconte sur les fondateurs de ce culte et sur ce qui donna lieu à la construction du temple. Assyrien de naissance, je relate des faits que j'ai vus de mes propres yeux, ou qui m'ont été communiqués par les prêtres, quand ces faits étaient antérieurs à mon époque.

2. Les premiers hommes qui, à notre connaissance, aient eu quelque notion des dieux sont, dit-on, les Égyptiens, qui leur ont consacré des temples, des enceintes et des assemblées solennelles. Ce sont eux aussi qui, les premiers, ont trouvé des ex pressions et des formules consacrées. Peu de temps après, les Assyriens, instruits par les Égyptiens de leurs croyances relatives aux dieux, établirent un culte, et élevèrent des édifices où ils dressèrent des statues et des figures sculptées.

3. Dans l'origine, les temples des Égyptiens n'avaient aucune de ces décorations. Or, il y a encore en Syrie des temples à peu près aussi anciens que ceux de l'Égypte ; je les ai vus moi-même pour la plupart, notamment celui d'Hercule à Tyr ; non pas l'Hercule des Grecs, mais un autre d'une antiquité beaucoup plus reculée, l'Hercule tyrien (03).

4. On voit aussi, en Phénicie, un grand temple que possèdent les Sidoniens, consacré, disent-ils, à Astarté. Astarté, selon moi, c'est la lune. Mais, si l'on s'en rapporte à ce que m'a dit un des prêtres de ce temple, il est dédié à Europe, sœur de Cadmus. Europe ; fille du roi Agénor, ayant disparu, les Phéniciens l'honorèrent d'un temple, et racontèrent sur elle cette légende sacrée, que sa beauté excita les désirs de Jupiter, qui se changea en taureau, l'enleva et la porta en Crète. D'autres Phéniciens m'ont raconté cette même tradition, et la monnaie dont se servent les Sidoniens représente Europe assise sur un taureau, qui est Jupiter. Mais tous ne conviennent pas que ce temple soit celui d'Europe.

5. Les Phéniciens ont encore un autre culte : il n'est pas assyrien, mais égyptien : il a été apporté d'Héliopolis en Phénicie. Je ne l'ai pas vu ; mais on le dit solennel et ancien.

6. J'ai vu, à Byblos, un grand temple de Vénus byblienne, dans lequel on célèbre des orgies en l'honneur d'Adonis. Je me suis fait initier à ces orgies. Les habitants de Byblos prétendent que l'histoire d'Adonis, blessé par un sanglier, s'est passée dans leur pays. En mémoire de cet événement, ils célèbrent, tous les ans, des orgies, dans lesquelles ils se frappent la poitrine, pleurent et mènent un grand deuil par tout le pays (04). Quand il y a assez de plaintes et de larmes, ils envoient des présents funèbres à Adanis, en sa qualité de mort ; mais, le lendemain, ils racontent qu'il est vivant et le placent dans le ciel. En outre, ils se rasent la tête, comme les Égyptiens à la mort du bœuf Apis. Les femmes qui ne veulent pas sacrifier leur chevelure payent une amende qui consiste à prostituer leurs charmes pendant une journée. Les étrangers seuls, du reste, ont droit à leurs faveurs, et le prix du sacrifice est offert à Vénus (05).

7. Quelques habitants de Byblos prétendent que l'Osiris égyptien est enseveli chez eux, et que le deuil et les orgies ne se célèbrent point en l'honneur d'Adonis, mais que tout cela s'accomplit en mémoire d'Osiris. Je vais dire comment ils semblent avoir raison. Tous les ans, il vient d'Égypte à Byblos une tête qui nage sur les flots pendant sept jours : les vents la poussent par une puissance mystérieuse ; elle n'est jamais emportée d'un autre côté, et elle ne manque jamais d'arriver à Byblos. C'est une vraie merveille, qui arrive chaque année, et dont je fus témoin lors de mon séjour à Byblos, où j'ai vu cette tête faite de papyrus.

8. On voit encore une autre merveille dans le territoire de cette ville : c'est un fleuve qui descend du mont Liban et va se jeter dans la mer. On lui a donné le nom d'Adonis. Chaque année, son eau se change en sang ; et, après avoir perdu sa couleur naturelle, il se répand dans la mer, dont il rougit une partie considérable, ce qui indique aux habitants de Byblos le moment de prendre le deuil. Or, on dit que, dans ces mêmes jours, Adonis est blessé sur le Liban, que son sang change la couleur de l'eau, et que de là vient le surnom du fleuve. Voilà la tradition. Mais un habitant de Byblos, qui m'a paru dire vrai, m'a donné une autre raison de ce phénomène. Voici ce qu'il m'a dit : « Le fleuve Adonis, étranger, traverse le Liban. Le Liban est composé d’une terre extrêmement rouge. Des vents violents, qui s'élèvent à jour fixe, transportent dans le fleuve cette terre chargée de vermillon, et c'est elle qui, donne à l'eau la couleur du sang : ce n'est donc pas le sang qui est, comme l'on dit, la cause de ce phénomène ; c'est la nature du terrain. » Telle est l’explication de l'habitant de Byblos, si elle est véritable, le retour périodique de ce vent ne me parait pas moins une intervention divine.

9. De Byblos, je remontai vers le Liban l'espace d'une journée de chemin. J'avais appris qu'il y avait, sur cette montagne, un ancien temple de Vénus, fondé par Cinyre. Je l'ai vu : c'est un édifice antique. Voilà quels sont les temples, grands ou anciens, répandus dans la Syrie.

10. Quel qu'en soit le nombre, je n'en ai pas rencontré de plus grand que celui d'Hiérapolis, ni d'édifice plus auguste, ni de contrée plus sainte. Ce temple renferme des ouvrages précieux, d'antiques offrandes, une foule d'objets merveilleux, des statues vénérées et des dieux toujours présents. En effet, les statues y suent, se meuvent et rendent des oracles. Souvent une voix se fait entendre dans le sanctuaire, le temple fermé : beaucoup l’ont entendue. A l'égard des richesses, ce temple est le premier de ceux que je connais. De continuels tributs lui arrivent d'Arabie, de Phénicie, de Babylonie, de Cappadoce, de Cilicie et d'Assyrie. J'ai vu le trésor secret du temple où sont déposées ces richesses ; nombreuses étoffes, objets en argent, objets en or rangés séparément. Les fêtes et, les solennités y sont plus fréquentes que chez aucun autre peuple.

11. On m'a raconté à combien d'années pouvait remonter l'antiquité de ce temple et à quelle déesse on le croit dédié. Les versions sont différentes : les unes sacrées, les autres précises, quelques-unes complètement fabuleuses. D'autres encore sont barbares, d'autres conformes à celles des Grecs. Je vais les exposer toutes, mais je n'en admets, aucune.

12. L'opinion commune attribue à Deucalion le Scythe la fondation de ce temple. Ce Deucalion est celui sous lequel arriva la grande inondation. On m'a parlé de Deucalion chez les Grecs. Voici ce qu'ils en disent et la substance de leur tradition ; « La race actuelle des hommes n'a pas été la première, mais la génération qui précédait a péri entièrement. Les hommes d'aujourd'hui proviennent de la seconde race, qui s'est multipliée par Deucalion. On raconte de ces premiers hommes que, leur brutalité étant excessive, ils commettaient toutes sortes de crimes, violaient leurs serments, ne pratiquaient point l'hospitalité, et repoussaient les suppliants. Ils en furent punis par un événement terrible. Tout à coup la terre laisse échapper une énorme quantité d'eau ; il tombe de grandes pluies, les fleuves débordent, la mer passe par-dessus ses rivages tout n'est plus qu'une masse d'eau où le genre humain périt. Deucalion seul est réservé pour une seconde génération, à cause de sa droiture et de sa piété. Voici comment il fut sauvé : il avait un grand coffre ; il y fait monter ses enfants et ses femmes. Lorsqu'il y montait, les porcs, les chevaux, les lions, les serpents et les autres animaux qui vivaient sur la terre viennent à lui, couple par couple. Il les reçoit tous. Ils ne lui font aucun mal ; au contraire il règne entre eux une grande amitié, grâce à une influence divine. Tous ensemble surnagent dans le coffre, tant que l'eau recouvre la terre.  » Voilà ce que les Grecs racontent de Deucalion.

13. Pour ce qui suit, les habitants d'Hiérapolis rapportent un fait on ne peut plus surprenant ; à savoir que dans leur pays il se fit une grande ouverture par laquelle l'eau fut toute absorbée. Deucalion, après cet événement, dressa des autels et éleva, au-dessus de l'ouverture, un temple qu'il consacra à Junon. J'ai vu l'ouverture située sous le temple : elle n'est pas très grande. Fut-elle plus large autrefois, et devenue si petite aujourd'hui, je n'en sais rien ; mais elle est petite. Comme preuve de ce fait, on pratique encore maintenant cette cérémonie : deux fois l'année on fait venir dans le temple de l'eau de mer. Ce ne sont pas seulement les prêtres qui l'apportent ; mais la Syrie, l'Arabie entière, ainsi que plusieurs peuples qui habitent au delà de l'Euphrate, descendent sur les bords de la mer et y puisent de l'eau ; puis ils la répandent dans le temple, d'où elle descend ensuite dans l'ouverture, et celle-ci, malgré sa petitesse, en reçoit une grande quantité. En agissant de la sorte, ils prétendent suivre une loi instituée dans ce temple par Deucalion, pour être un souvenir et de malheur et de bienfait. Telle est l'antique tradition qui a cours chez eux au sujet de ce temple.

14. D'autres croient que Sémiramis, reine de Babylone, de laquelle il y a de nombreux édifices en Asie, a fondé celui-ci et l'a consacré à Dercéto, sa mère. Or, j'ai vu en Phénicie une image de Dercéto : elle est singulière. C'est une demi-femme ; la partie inférieure, qui va des cuisses à l'extrémité des pieds, se termine en queue de poisson, tandis que celle qu'on voit à Hiérapolis est entièrement femme. Les motifs de leur croyance ne sont pas très clairs. Ils regardent les poissons comme sacrés ; jamais ils n'y touchent. Ils mangent de toute espèce d'oiseaux, excepté la colombe : elle est sacrée pour eux. Il paraît qu’ils agissent ainsi pour honorer Dercéto et Sémiramis : Dercéto, parce qu'elle a la forme d'un poisson ; Sémiramis, parce qu'elle fut, après sa mort, changée en colombe. Pour moi, je suis disposé à croire que le temple est l'œuvre de Sémiramis, mais je ne suis pas du tout convaincu qu'il soit consacré à Dercéto ; en effet, il y a chez les Égyptiens des gens qui ne mangent jamais de poissons, et ils ne le font pas à cause de Dercéto.

15. Il y a une autre tradition sacrée, que m'a fait connaître un homme instruit. D'après lui, la déesse est Rhéa, et le temple l'ouvrage d'Attis. Attis est Lydien ; il enseigna le premier les orgies de Rhéa. Ce que pratiquent les Phrygiens, les Lydiens et les Samothraces, leur a été montré par Attis. En effet, après qu'il eut été châtré par Rhéa, il renonça à la vie des hommes, se changea en femme, prit les habits de l'autre sexe et parcourut la terre, célébrant des orgies, racontant son aventure et chantant Rhéa. Ses pérégrinations le conduisirent en Syrie. Les peuples qui habitent au delà de l'Euphrate ne l'ayant accueilli ni lui ni ses mystères, il fonda un temple en ce pays. Une preuve de conformité entre Rhéa et notre déesse, c'est qu'elle est traînée par des lions, un tambour à la main, la tête couronnée d'une tour, comme les Lydiens représentent Rhéa. Mon sage me dit encore, au sujet des Galles qui desservent le temple, que ces Galles ne se châtrent pas en l'honneur de Junon, mais en celui de Rhéa et pour imiter Attis. Tout cela est fort spécieux, mais non pas vrai. Je sais une raison beaucoup plus probable de la castration de ces prêtres.

16. J'aime beaucoup ce que disent de ce temple ceux dont l'opinion concorde avec celle des Grecs, à savoir que la déesse est Junon, et l'édifice une œuvre de Bacchus, fils de Sémélé. Bacchus, en effet, vint en Syrie, dans son fameux voyage éthiopien, et l'on voit dans ce temple une foule d'objets qui indiquent que Bacchus en est le fondateur, entre autres des vêtements barbares, des pierreries des Indes et des cornes d'éléphants que Bacchus rapporta d'Éthiopie. En outre, on voit dans le vestibule deux énormes phallus avec cette inscription : «  Ces phallus ont été élevés par moi, Bacchus, en l'honneur de Junon, ma belle-mère. » Cette preuve me paraît suffisante. Voici pourtant dans ce temple un autre objet consacré à Bacchus. Les Grecs lui dressent des phallus sur lesquels ils représentent de petits hommes de bois qui ont un gros membre : on les appelle névrospastes (06). On voit, en outre, dans l'enceinte du temple, à droite, un petit homme d'airain assis, qui a un membre énorme.

17. Telles sont les traditions que j'ai recueillies sur les fondateurs de ce temple. Parlons maintenant du temple même et de sa fondation, comment et par qui il a été bâti. On dit que l'édifice actuel n'est pas celui qui fut originairement élevé. Celui-ci fut renversé par le temps, et l'édifice qui existe de nos jours est l'ouvrage de Stratonice, reine des Assyriens. Or, cette Stratonice me parait être la même que celle dont son beau-fils devint amoureux, passion qui fut découverte par l'adresse de son médecin. Malade et ne sachant que faire à un mal dont il rougissait, le jeune homme gardait le silence. Il était couché sans douleur apparente ; cependant son teint était changé, son corps maigrissait à vue d'œil. Le médecin, voyant qu'aucune maladie ne se déclarait, devina que c'était de l'amour. L'amour secret a plusieurs symptômes : yeux languissants, voix altérée, pâleur et larmes. Éclairé par ces indices, voici ce qu'il fait : il met sa main droite sur le cœur du malade et appelle toutes les personnes de la maison ; elles entrent, et le jeune homme demeure parfaitement tranquille ; mais à l'arrivée de sa belle-mère il change de couleur, une sueur froide, un frisson s'empare de lui, son cœur palpite. Ces mouvements révèlent sa passion au médecin. Voici comment il le guérit.

18. Il fait venir le père du jeune homme, vivement tourmenté pour son fils. « Cette maladie, dit-il, n'est point une maladie, c'est un coupable désir. Votre fils ne ressent aucune douleur, un fol amour s'est emparé de lui. Il veut avoir un objet qu'il n'obtiendra pas : il est amoureux de ma femme, et certes je ne la lui céderai jamais. » Ces paroles n'étaient qu'une ruse prudente. Le père le supplie : « Par votre sagesse, par votre art médical s'écrie-t-il, ne laissez pas mourir mon fils ! C'est malgré lui que cette passion est entrée dans son cœur. Sa maladie est involontaire ; n'allez pas, par votre jalousie, plonger un royaume entier dans le deuil ; médecin, ne laissez pas imputer cette mort à la médecine. »Ainsi suppliait-il, ignorant la ruse. L'autre répond : « Ce que vous me demandez est injuste ; vous voulez m'enlever ma femme et me faire violence à moi, votre médecin. Eh ! que feriez-vous donc si ce jeune homme était amoureux de votre femme, vous qui me demandez ce sacrifice ?  » Le père l'assure qu'il ne consentirait jamais à conserver sa femme, s'il fallait perdre son fils, celui-ci aimât-il sa belle-mère. La perte d'une épouse est-elle comparable à celle d'un fils ? A peine le médecin a-t-il entendu ces mots : « Pourquoi donc alors tant d'instances ? dit-il. C'est de votre femme que ce jeune homme est amoureux. Ce que je vous disais n'était qu'une ruse.  » Le roi se laisse persuader à ce discours. Il cède à son fils sa femme et son empire, et se retire dans la Babylonie où il fonde une ville de son nom sur le bord de l'Euphrate. Il y mourut. C'est ainsi que le médecin devina et guérit l'amour du jeune prince (07).

19. Cependant Stratonice, quand elle vivait avec son premier mari, eut un songe dans lequel Junon lui ordonnait de lui élever un temple à Hiérapolis, et la menaçait des plus grands malheurs en cas de désobéissance. La reine n'a d'abord aucun égard à ce songe. Mais ensuite, étant tombée gravement malade, elle le raconte à son mari, apaise Junon et promet de lui bâtir un temple. Dès qu'elle est revenue à la santé, le roi l'envoie à Hiérapolis, avec une forte somme d'argent et une nombreuse armée pour les frais de l'édifice et pour la sûreté de la reine. En même temps il fait venir un de ses amis, jeune homme de la plus grande beauté, nommé Combabus : « Je t'aime, Combabus, lui dit-il, plus qu'aucun de mes amis, et je te loue de ta sagesse et de l'affection que tu m'as toujours témoignée. J'ai besoin aujourd'hui de toute ta fidélité. Je te charge d'accompagner ma femme, de mettre à fin mon entreprise, d'offrir les sacrifices et de commander mon armée. A ton retour, je te comblerai d'honneurs. » A ces mots, Combabus supplie le roi de ne pas lui imposer ce voyage et de ne pas lui confier des choses trop au-dessus de son mérite : des trésors, une reine, une entreprise sacrée. Il craignait surtout la jalousie du roi au sujet de Stratonice, qu'il allait emmener seul.

20. Le roi ne voulant pas se rendre, Combabus a recours à de nouvelles instances et le prie de lui accorder sept jours de délai, après lesquels il partira libre d'affaires urgentes qu'il doit régler. Il l'obtient, et, rentré chez lui, il se roule par terre, déplorant ainsi son malheur : « Infortuné, dit-il, voilà donc le fruit de ma fidélité ! Fatal voyage, dont je prévois la fin ! Si jeune, accompagner une femme si belle ! Il doit m'en arriver quelque malheur terrible, si je n'écarte de moi toute cause d'infortune. Prenons donc une résolution vigoureuse qui m'affranchisse de toute crainte.  » Cela dit, il se fait eunuque, dépose ce qu'il s'est retranché dans un petit vase avec de la myrrhe, du miel et quelques aromates, scelle le tout de son anneau, soigne sa blessure ; puis, quand il se voit capable d'entreprendre le voyage, il s'approche du roi, en présence de toute la cour, lui présente le vase et lui dit : « Seigneur, ce vase était de toute ma maison le trésor le plus précieux : j'y suis vivement attaché. Sur le point d'entreprendre un long voyage, je vous en confie le dépôt. Gardez-le-moi en lieu sûr, il m'est plus cher que l'or, et je l'estime à l'égal de la vie. Faites qu'à mon retour je puisse le retrouver intact. » Le roi le prend, le scelle d'un nouvel anneau et le donne à garder à ses intendants.

21. Combabus, de ce moment, entreprend son voyage en toute sécurité. Arrivés à Hiérapolis, ils se mettent à la construction du temple, et trois années sous employées à cet ouvrage. Pendant cet intervalle, il advient ce que Combabus redoutait. Stratonice, qui vivait sans cesse avec lui, en devient amoureuse, et sa passion dégénère peu à peu en fureur. Les habitants d'Hiérapolis prétendent que ce fut un effet de la puissance de Junon, qui voulait faire éclater la vertu de Combabus et punir Stratonice d'avoir été si difficile à lui faire construire son temple.

22. D'abord la reine y met de la réserve et dissimule son amour. Mais le mal ne faisant que s'accroître par le secret, elle laisse publiquement éclater sa douleur, pleurant tout le jour, appelant Combabus, Combabus qui est tout pour elle. A la fin, ne sachant plus que devenir, elle cherche l'occasion décente d'un aveu. Mais comme elle ne veut mettre personne dans sa confidence, ni par pudeur découvrir elle-même son amour, elle imagine de s'enivrer pour en venir à ses fins. En effet, avec le vin pénètre l'audace ; un refus, en cet état, n'a rien qui humilie, et tout ce qu'on fait disparaît dans l'oubli ; ce plan adopté, elle l'exécute. Après le souper elle se rend à la chambre où couchait Combabus, le supplie, se jette à ses genoux et lui avoue sa passion. Celui-ci reçoit cet aveu avec dureté, refuse la chose et lui reproche son ivresse. Stratonice menace de se porter contre elle-même aux dernières extrémités. Combabus effrayé lui déclare ce qu'il en est, lui raconte son aventure et lui fait voir toute la vérité. A cet aspect inattendu, Stratonice calme un peu sa fureur ; cependant elle n'oublie pas entièrement son amour et passe tous ses instants avec Combabus, seule consolation d'une passion non satisfaite. De pareilles amours se voient encore aujourd'hui à Hiérapolis. Des femmes deviennent amoureuses de Galles, qui, de leur côté, deviennent affolés d'elles ; personne n'en est jaloux. On regarde cet amour comme sacré.

23. Ce qui se passe à Hiérapolis entre Combabus et Stratonice ne tarde pas à parvenir aux oreilles du roi. De nombreux délateurs, de retour en Assyrie, déposent contre les deux amants et racontent au roi toute cette intrigue. Le monarque, plein de dépit, n'attend pas que l'œuvre soit achevée : il l'appelle Combabus. D'autres prétendent, mais ce n'est pas vraisemblable, que Stratonice, voyant ses prières repoussées, écrivit elle-même à son mari pour accuser Combabus d'avoir attenté à son honneur ; et ce que les Grecs racontent de Sthénobée et de Phèdre de Crète, les Assyriens le disent de Stratonice. Pour moi, je ne crois pas que Sthénobée ni Phèdre ait jamais rien fait de semblable, Phèdre surtout, si elle aimait Hippolyte. Mais laissons ces choses pour ce qu'elles sont.

24. Dès que l'ordre du roi est arrivé à Hiérapolis, et que Combabus a sa la cause de son rappel, il se met en route bien tranquille, sûr d'avoir chez lui de quoi se justifier. A peine arrivé, le roi le fait jeter et garder en prison. Ensuite, devant ses amis, qui se trouvaient auprès de lui quand il avait envoyé Combabus, il lui reproche son adultère et sa passion criminelle, et, dans son emportement, il l'accuse, au nom de la confiance et de l'amitié trahies, d'avoir commis trois crimes : adultère, abus de confiance, impiété envers la déesse outragée par lui, au moment même où il lui élevait un temple. Plusieurs témoins attestent avoir vu les deux amants dans les bras l'un de J'autre, et tout le monde conclut que Combabus doit être mis à mort, comme ayant commis des crimes dignes de la peine capitale.

25. Jusque là il demeure impassible, ne disant mot. Mais voyant qu'on allait le conduire au supplice, il rompt le silence, et demande le dépôt qu'il a laissé, ajoutant que ce n'est pas pour injure faite au roi, ni pour adultère qu'on le met à mort, mais par envie de s'approprier le trésor qu'il a confié au prince en s'éloignant. Aussitôt le roi appelle son intendant, et lui ordonne de lui remettre ce qui a été commis à sa garde. On apporte le vase ; Combabus en enlève le cachet, montre ce qu'il renferme, et, faisant voir l'état où il s'est réduit : « Roi, dit-il, je redoutais ce qui m'arrive ; quand vous avez voulu me faire partir pour ce voyage, j'ai refusé d'y aller. Vos ordres m'en ayant fait une nécessité, j'ai accompli cet acte utile à mon souverain, triste pour moi-même. Et cependant on m'accuse d'un crime dont un homme, vraiment homme, peut seul être coupable.  »A ces mots, le roi reste muet de stupeur ; puis, l'embrassant avec des larmes : « Combabus ! s'écrie-t-il, pourquoi t'es-tu donc fait cet outrage ? Pourquoi, seul de tous les mortels, as-tu commis sur toi cette étrange action ? Je ne puis approuver, malheureux, le châtiment que tu t'es imposé. Plût aux dieux que tu ne l'eusses pas subi, et que je ne l'eusse pas vu ! Mais, puisque la divinité l'a ordonné ainsi, je te dois, pour première vengeance, la mort de tes calomniateurs, puis de riches présents, de l'or tant que tu voudras, de l'argent à pleines mains, des étoffes d'Assyrie, des chevaux réservés pour les rois. Tu entreras chez moi sans être annoncé, et personne ne t'éloignera de ma présence, quand même je serais couché avec mes femmes. » Ce que dit le roi, il le fait. Les calomniateurs sont mis à mort ; Combabus est comblé de riches présents, le roi redouble d'amitié pour lui, et aucun des Assyriens ne paraît l'avoir égale en sagesse et en bonheur.

26. Quelque temps après, il demande la permission d'aller achever ce qui restait à construire du temple qu'il avait laissé imparfait. Il y est envoyé une seconde fois, l'achève, et y passe le reste de ses jours. Pour honorer sa vertu et sa générosité, le roi lui permet de se faire élever une statue d'airain dans le temple. On y élève, en effet, un Combabus d'airain, œuvre d'Hermoelès de Rhodes. La forme est celle d'une femme, et les habits d'un homme. On dit que ses plus intimes amis, voulant le consoler dans son malheur, vinrent le partager ; ils se firent eunuques, et vécurent avec lui. D'autres font intervenir les dieux dans cette affaire ; on dit que Combabus était aimé de Junon, qui mit dans la tête de plusieurs hommes l'idée de se châtrer, afin qu'il n'eût pas le chagrin d'être seul privé de sa virilité.

27. Une fois cette coutume introduite, elle s'est perpétuée, et tous les ans un assez grand nombre de jeunes gens se réduisent à l'état de femmes, soit pour consoler Combabus, soit pour faire plaisir à Junon. Dès qu'ils sont eunuques, ils ne portent plus d'habits d'hommes, mais des vêtements dé femmes, et s'appliquent aux ouvrages de ce sexe. On attribue à Combabus la cause de ce changement d'habits, et voici à quel propos. Une femme étrangère, qui était venue pour assister à une fête solennelle, le voyant en habits d'hommes et si beau, en devint éperdument éprise j puis, quand elle sut qu'il était eunuque, elle se donna la mort. Combabus, désolé d'être si malheureux en amour, s'habilla en femme, pour éviter qu'une autre ne tombât dans la même erreur. Voilà pourquoi les Galles sont habillés en femmes. Mais en voilà assez sur Combabus. Je parlerai plus loin des Galles, de leur castration, c'est-à-dire de la manière dont ils se châtrent, de leur mode de sépulture, et pourquoi ils n'entrent jamais dans le temple. Mais auparavant j'ai l'intention de parler de la position et de la grandeur de ce temple, et voici ce que j'en dis.

28. L’emplacement même où on l'a bâti est une colline ; il est situé tout à fait au milieu de la ville, et environné de deux murailles. L'une de ces deux murailles est ancienne, l'autre n'est pas de beaucoup antérieure à notre époque. Les propylées sont du côté du vent Borée, sur une étendue d'environ cent brasses, Sous ces propylées, sont placés des phallus érigés par Bacchus à une hauteur de trente brasses. Sur l'un de ces phallus, un homme monte deux fois par an, et demeure au haut du phallus pendant sept jours. La raison de cette ascension, la voici : le peuple est persuadé que cet homme, de cet endroit élevé, converse avec les dieux, leur demande la prospérité de toute la Syrie, et que ceux-ci entendent de plus près sa prière. D'autres pensent que cela se pratique en l'honneur de Deucalion, et comme souvenir de ce triste événement, lorsque les hommes fuyaient sur les montagnes et montaient au haut des arbres par crainte de l'inondation. Mais cela me parait peu croyable ; il me semble qu'ils agissent ainsi en l'honneur de Bacchus. Voici sur quoi se fonde cette conjecture : tous ceux qui dressent des phallus à Bacchus placent sur ces phallus mêmes des hommes de bois. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Aussi me semble-t-il que c'est pour imiter l'homme qui monte.

29. Or, voici comment il s'y prend. Il passe une grosse chaîne autour du phallus et de son corps ; puis il monte au moyen de morceaux de bois qui font saillie sur le phallus, et assez larges pour qu'il y pose le pied. A mesure qu'il s'élève, il soulève la chaîne avec lui, comme les conducteurs de chars soulèvent les rênes, Si l'on n'a jamais vu cela, il n'est pas qu'on n'ait vu monter à des palmiers, soit en Arabie, soit en Égypte, ou ailleurs ; on comprend alors ce que je veux dire. Parvenu au terme de sa route, notre homme lâche une autre chaîne qu'il porte sur lui, et, par le moyen de cette chaîne qui est fort longue, il tire à lui tout ce dont il a besoin : bois, vêtements, ustensiles ; il s'arrange avec tout cela une demeure, une espèce de nid, s'y assied, et y séjourne le temps dont j'ai parlé. La foule qui arrive lui apporte, les uns de l'or, les autres de l'argent, d'autres du cuivre ; on dépose ces offrandes devant lui, et l'on se retire en disant chacun son nom. Un autre prêtre est là debout, qui lui répète les noms, et, lorsqu'il les a entendus, il fait une prière pour chacun. En priant, il frappe sur un instrument d'airain, qui rend un son bruyant et criard. L'homme ne dort point. S'il se laissait aller au sommeil, on dit qu'un scorpion monterait jusqu'à lui, et le réveillerait par une piqûre douloureuse. Telle est la punition attachée à son sommeil. Ce qu'on dit là du scorpion est saint et divin ; mais est-ce bien vrai ? je ne saurais l'affirmer. Il me semble qu'il y a de quoi tenir un homme éveillé, quand on craint de tomber de si haut. En voilà assez sur les gens qui grimpent aux phallus.

30. Le temple regarde le soleil levant. Pour la forme et la structure, il ressemble aux temples construits en Ionie. Une base haute de deux brasses s'élève de terre ; c'est sur cette base que le temple est assis. On y monte par un escalier de pierre de peu de largeur. En entrant, on est saisi d'admiration à la vue même du parvis : les portes en sont d'or ; à l'intérieur, l'or brille de toutes parts, il éclate sur toute la voûte. On y sent une odeur suave, pareille à celle dont on dit que l'Arabie est parfumée ; du plus loin qu'on arrive, on respire cette senteur délicieuse, et quand on en sort, elle ne vous quitte pas, elle pénètre profondément les habits, et vous en gardez toujours le souvenir.

31. Au dedans, le temple n'est pas simple ; mais on y a dispose une autre enceinte : on y monte par quelques marches ; elle n'a point de porte, mais elle est ouverte à tout venant. Chacun peut entrer dans le grand temple ; mais les prêtres seuls sont admis dans le sanctuaire, et encore pas tous les prêtres : l'entrée n'en est permise qu'à ceux qui sont présumés plus voisins des dieux, et qui sont chargés du service intérieur du temple, Dans cette enceinte sont placées les statues de Junon et de Jupiter, auquel ils donnent un autre nom. Ces deux statues sont d'or, et assises, Junon sur des lions, Jupiter sur des taureaux, La statue de Jupiter représente parfaitement ce dieu : c'est sa tête, son costume, son trône ; on le voudrait, qu'on ne pourrait le prendre pour un autre.

32. Junon offre aux regards une plus grande variété de formes : dans l'ensemble, c'est bien Junon ; mais il y a chez elle le des traits de Minerve, de Vénus, de la Lune, de Rhéa, de Diane, de Némésis et des Parques. D'une main, elle tient un sceptre, de l'autre une quenouille. Sa tête, couronnée de rayons, porte une tour et est ceinte du diadème, dont on ne décore ordinairement que le front d'Uranie. Ses vêtements sont couverts d'or, de pierres infiniment précieuses, les unes blanches, les autres couleur d'eau, un grand, nombre couleur de feu : ce sont des sardoines-onyx, des hyacinthes, des émeraudes, que lui apportent les Égyptiens, les Indiens, les Éthiopiens, les Mèdes, les Arméniens et les Babyloniens, Mais l'objet qui mérite le plus d'attention est celui que je vais dire. Cette statue porte sur sa tête un diamant qu'on appelle la lampe. Ce nom lui vient de son effet. Il jette durant la nuit une lueur si vive, que le temple en est éclairé comme par des flambeaux ; dans le jour, cette clarté est beaucoup plus faible ; la pierre conserve pourtant une partie de ses feux. Il y a encore dans cette statue une autre merveille. Si vous la regardez en face, elle vous regarde ; si vous vous éloignez, son regard vous suit. Si une autre personne fait la même expérience d'un autre côté, la statue en fait autant pour elle.

33. Entre ces deux statues, on en voit une troisième égale ment d'or ; mais elle n'a rien de semblable aux deux autres. Sa forme ne lui est point particulière : elle tient de celle des autres dieux. Les Assyriens l'appellent le Séméion, sans autre désignation particulière. Ils ne disent ni son origine, ni ce qu'elle re présente. Les uns croient que c'est Bacchus, les autres Deucalion, d'autres Sémiramis. Sur sa tête, en effet, elle pane une colombe d'or, emblème, qui la fait prendre pour la statue de Sémiramis. On la fait descendre deux fois par an jusqu'à la mer, pour aller chercher l'eau, comme je l'ai raconté.

34. Quand on entre dans le temple, à gauche, on trouve un trône réservé au Soleil, mais la figure de ce dieu n'y est pas. Le Soleil et la Lune sont les seules divinités dont ils ne montrent pas les images. Pourquoi agissent-ils de la sorte ? Voici ce que j'en ai su. Ils disent qu'il est permis de représenter les autres dieux, parce qu'ils ne se manifestent pas à la vue des hommes, tandis que le Soleil et la Lune brillent à tous les yeux, et que tout le monde peut les voir. Pourquoi alors faire les statues de divinités qui se montrent dans le ciel ?

35. Vient ensuite un trône où l’on voit la statue d'Apollon, mais non pas tel qu'il est ordinairement représenté. Tous les autres peuples regardent Apollon comme un jeune homme et le représentent à la fleur de l'âge. Seuls les Syriens représentent dans leurs statues Apollon barbu ; ils s'applaudissent beaucoup de cet usage, et blâment les Grecs ainsi que les autres nations qui croient se rendre Apollon propice sous les traits d'un enfant. Or, voici leur raison : c'est, selon eux, une extrême ignorance que de donner aux dieux des formes imparfaites, et, dans leur opinion, la jeunesse est un âge imparfait. Il est encore une autre singularité dans leur Apollon : il est vêtu ; ce sont les seuls qui le représentent ainsi.

36. Je pourrais encore en dire bien long sur ces différentes œuvres, mais j'insiste sur ce qui me parait le plus merveilleux, et je vais parler immédiatement des oracles. Il y a un grand nombre d'oracles en Grèce, en Égypte, en Libye ; il y en a aussi beaucoup en Asie ; mais les divinités de ces pays ne parlent que par la bouche de leurs prêtres et de leurs prophètes. L'Apollon syrien se meut tout seul, et rend lui-même ses oracles Voici comment. Quand il veut parler, il commence par s'agiter sur son trône. Aussitôt les prêtres l'enlèvent. S'ils ne l'enlèvent pas, il sue et s'agite de plus en plus. Lorsqu'ils le transportent sur leurs épaules, il les fait tourner sur eux-mêmes et passer d'un endroit à un autre. Enfin le grand prêtre se présente à lui et lui adresse toutes sortes de questions, Si le dieu désapprouve, il recule ; s'il approuve, il fait marcher les porteurs en avant et les conduit comme avec des rênes. C'est ainsi que l'on recueille ses oracles, sans lesquels on n'entreprend rien de sacré ni de particulier. Il fait des prédictions relatives à l'année et à toutes les saisons ; il en indique le temps et l'état ; il annonce à quelle époque le Séméion doit faire le voyage dont j'ai parlé.

37. Je vais rapporter un autre prodige qu'il a fait en ma présence : les prêtres, l'ayant pris sur leurs épaules, le portaient comme d'habitude, il les laissa là et s'éleva tout seul en l'air.

38. A la suite de la statue d'Apollon, viennent celles d'Atlas, de Mercure et d'Ilithye.

39. Telles sont les statues rangées dans l'intérieur du temple. Au dehors s'élève un grand autel d'airain, autour duquel sont des milliers de statues d'airain, représentant des dieux et des héros. Je vais parler des plus importantes. Sur la gauche du temple est la statue de Sémiramis, montrant l'édifice de la main droite. Voici pourquoi on a dressé cette statue. Sémiramis avait prescrit par une loi, à tous les peuples qui habitent la Syrie, de la révérer comme une déesse, et de ne plus tenir compte des autres divinités, pas même de Junon. Les Syriens obéissent ; bientôt le, ciel fait fondre sur eux des maladies, des malheurs, des souffrances ; Sémiramis revient de sa folie, s'avoue mortelle, et ordonne à ses sujets de retourner à Junon. Voilà pourquoi elle est représentée dans cette attitude : elle indique qu'il faut adresser ses hommages à Junon qui est déesse, et non pas à elle.

40. J'ai vu encore dans cette enceinte les statues d'Hélène, d'Hécube, d'Andromaque, de Paris, d'Hector et d'Achille. J'ai vu aussi la statue de Nirés, fils d'Aglaé ; Philomèle, Procné, encore femmes ; Térée, déjà changé en oiseau ; une autre statue de Sémiramis ; celle de Combabus, dont j'ai parlé ; une de Stratonice, parfaitement belle, et une d'Alexandre, fort ressemblante. A côté il y en a une de Sardanapale, mais sous une autre forme et d'autres vêtements.

41. Dans la cour paissent en liberté de grands bœufs, des chevaux, des aigles, des ours et des lions. Ils ne font de mal à personne; ils sont tous consacrés et privés.

42. Les prêtres sont fort nombreux ; les uns égorgent les victimes, d'autres portent les libations, d'autres sont appelés pyrophares (08) et quelques-uns assistants. En ma présence, il y en avait plus de trois cents qui venaient aux sacrifices. Leurs vêtements sont blancs, et ils ont un feutre sur la tête. Chaque année, on nomme un souverain pontife ; il est le seul qui soit vêtu de pourpre, avec une tiare d'or.

43. Il y a ensuite une foule de personnes attachées au culte : des joueurs de flûte et de chalumeau, des Galles, des femmes furieuses et fanatiques.

44. Le sacrifice se célèbre deux fois par jour; tout le monde y assiste. On sacrifie à Jupiter en silence, sans chants ni flûtes; mais quand on immole à Junon, on chante, on joue de la flûte, on frappe des crotales. On n'a pas pu me dire au juste pourquoi.

45. A peu de distance du temple, il y a un lac dans lequel on nourrit une grande quantité de poissons sacrés de toute espèce. Quelques-uns sont devenus énormes. Ils ont des noms, et ils viennent quand on les appelle. J'en ai vu un entre autres qui avait un ornement d'or ; c'était un bijou attaché à sa nageoire ; je l'ai vu souvent avec son bijou.

46. La profondeur de ce lac est très considérable ; je ne l'ai pas sondée, mais on m'a dit qu'elle était au moins de deux cents brasses. Au milieu s'élève un autel de marbre. On dirait, au premier coup d'œil, qu'il flotte, porté sur l'eau, et la foule le croit ainsi ; mais je crois, pour ma part, que l'autel est soutenu sur une haute colonne. En tout temps, il est couronné de guirlandes, et l'encens y fume sans cesse. Beaucoup de gens, couronnés de fleurs, s'y rendent chaque jour à la nage, afin d'y faire leur prière.

47. On célèbre encore dans ce temple de grandes solennités. On les appelle descentes au lac, parce qu'en ces fêtes toutes les statues des dieux descendent sur les bords du lac, Junon y arrive la première pour sauver les paissons, et de peur que Jupiter ne les voie le premier ; car si cela arrivait, ils mourraient tous. Jupiter cependant vient pour les voir, mais Junon se place devant lui, l'empêche de les regarder, et, à force d'instances et de supplications, elle le congédie.

48. Les plus grandes de ces solennités sont celles que l'on célèbre sur les bords de la mer. Je n'en puis rien dire de certain, attendu que je n'y suis pas allé moi-même et que je n'ai jamais essayé ce voyage ; mais j'ai vu ce qui se fait au retour, et je vais le rapporter. Chaque personne porte un vase rempli d'eau, scellé avec de la cire. On ne rompt pas soi-même le cachet pour répandre l'eau, mais il y a un coq sacré (09) qui demeure près du lac : il reçoit les vases, examine le cachet, reçoit un salaire, en lève le lien et gratte la cire ; cet office vaut une grande quantité de mines à ce coq. Ensuite on va porter le vase dans le temple où l'on fait la libation. La fête se termine par un sacrifice, après lequel chacun se retire.

49. Mais de toutes les fêtes que j'ai vues, la plus solennelle est celle qu'ils célèbrent au commencement du printemps. Les uns l'appellent le bûcher, et les autres la lampe. Voici ce qui s'y pratique. On coupe de grands arbres ; on les dresse dans la cour du temple ; on amène des chèvres, des brebis, et d'autres animaux vivants que l'on suspend aux arbres. L'intérieur du bûcher est rempli d'oiseaux, de vêtements, d'objets d'or et d'argent. Une nombreuse multitude accourt à cette fête, de la Syrie et de toutes les contrées d'alentour ; chaque peuple y apporte ses dieux et les statues qu'ils ont faites à leur ressemblance.

50. A des jours marqués, la foule se réunit dans le temple. Un grand nombre de Galles, et les hommes consacrés dont il a été question, commencent les cérémonies, se tailladant les bras et se frappant le dos les uns aux autres. Pendant ce temps, de nombreux musiciens, auprès d'eux, jouent de la flûte, battent du tambour, chantent des vers inspirés et des cantiques sacrés. Ces cérémonies se passent hors du temple : ceux qui les pratiquent n'y entrent point.

51. C'est en ces jours mêmes que se font les Galles. Pendant que le reste joue de la flûte et célèbre les orgies, quelques-uns entrent en fureur, et bon nombre, qui n'étaient venus que pour voir, se laissent aller à ce que je vais dire. Le jeune homme décidé à faire ce sacrifice jette à bas ses vêtements, s'avance au milieu de l'assemblée en jetant de grands cris, saisit un coutelas réservé, je crois, pour cet usage depuis longues années, se châtre lui-même, et court par toute la ville tenant en main ce qu'il a coupé. La maison, quelle qu'elle soit, où il jette ce qu'il tenait, lui fournit des habits et des ornements de femme. Voilà ce qui a lieu pour la castration.

52. Quand les Galles viennent à mourir, leurs funérailles ne se font pas comme celles des autres hommes. Un Galle une fois mort, ses collègues l'enlèvent et le portent dans un des faubourgs : là ils le déposent avec la bière dans laquelle il a été apporté, le couvrent de pierres et s'en vont. Ce n'est qu'au bout de sept jours qu'ils rentrent dans le temple. S'ils y rentrent plus tôt, ils commettent un sacrilège.

53. Voici les règles qu'ils observent à cet égard. Celui qui a vu un mort ne vient pas au temple ce jour-là ; le lendemain, il n'y revient qu'après s'être purifié. Quant aux parents du défunt, ils ne peuvent approcher des mystères qu'après s'en être abstenus pendant trente jours et s'être fait raser la tète. Avant cela, il ne leur est pas permis d'entrer.

54. Les victimes qu'ils immolent sont des taureaux, des génisses, des chèvres et des brebis. Le porc est le seul animal qu'ils regardent comme impur : ils n'en sacrifient et n'en mangent jamais. Les autres animaux, loin d'être impurs, sont regardés comme sacrés. De tous les oiseaux, la colombe est celui qui leur parait la chose la plus sainte : défense est faite d'y toucher, et ceux qui les touchent involontairement sont impurs durant toute cette journée. Aussi cet oiseau demeure-t-il avec les hommes, entre dans les maisons et mange presque toujours à terre.

55. Je vais dire maintenant ce que font ceux qui se rendent à ces cérémonies. Quand un homme veut aller à Hiérapolis, il se rase la tête, et les sourcils, ensuite il sacrifie une brebis, en coupe la chair et la mange. Après quoi il étend la peau à terre, se met à genoux dessus et relève sur sa tête la tête et les pieds de l'animal ; en même temps, il fait une prière, dans laquelle il demande aux dieux de recevoir favorablement son sacrifice et leur en promet un plus magnifique par la suite. Cette cérémonie achevée, il pose une couronne sur sa tête et sur celle de tous ceux qui doivent l'accompagner dans son voyage, puis il sort de sa maison, pour se mettre en chemin. Tout le temps qu'il est en route, il n'use que d'eau froide, soit pour sa boisson, soit pour ses bains. Et il couche toutes les nuits sur la terre, attendu qu'il ne lui est pas permis de monter sur un lit avant d'avoir achevé son pèlerinage et d'être de retour dans ses foyers.

56. Arrivé à Hiérapolis, il loge chez un hôte qui ne le connaît pas ; il y a là, en effet, des hôtes publics institués pour chaque ville, et qui reçoivent chacun suivant son pays. Les Assyriens les appellent instructeurs, parce qu'ils donnent toutes les instructions nécessaires.

57. Les arrivants ne sacrifient pas dans l'enceinte sacrée ; mais lorsqu'ils ont présenté la victime à l'autel et répandu les libations, ils la ramènent vivante à leur demeure, l'immolent en particulier et font les prières voulues.

58. Il y a une autre manière de sacrifier ; la voici. On couronne les victimes vivantes, puis on les précipite du haut des propylées et elles meurent de leur chute. Il y en a qui précipitent ainsi leurs propres enfants, non pas absolument comme les animaux, mais enfermés dans un sac. On les conduit au temple par la main, et on invective contre eux pendant la route, en leur disant qu'ils ne sont pas des enfants, mais des bœufs.

59. Tous s'amusent à se faire des piqûres, soit aux mains, soit au cou, et voilà pourquoi tous les Assyriens portent des stigmates.

60. Ils ont encore une autre coutume, qui ne leur est commune qu'avec un autre peuple de la Grèce, les habitants de Trézène. Je vais dire ce qui a lieu chez ces derniers. Les habitants de Trézène ont fait une loi qui défend aux jeunes filles et aux jeunes gens de contracter mariage, avant d'avoir coupé leur chevelure en l'honneur d'Hippolyte. La même loi existe aussi à Hiérapolis. Les jeunes gens y consacrent aussi les prémices de leur barbe. On laisse croître les cheveux des enfants depuis leur naissance, pour les consacrer aux dieux; arrivés dans le temple, on les leur coupe, on les dépose dans des vases d'argent, et quelquefois d'or, qu'on attache avec des clous ; on inscrit le nom de chaque enfant sur le vase et l'on s'en va. Il y a encore dans le temple mes cheveux et mon nom.

(01)  Belin de Ballu et plusieurs interprètes de Lucien doutent de l'authenticité de ce dialogue, écrit en dialecte ionien. Wieland et d'autres critiques qui font autorité, en regardent Lucien comme l'auteur. On y trouve de nombreuses imitations du style d'Hérodote, dont l'auteur semble parfois se moquer.

(02) Strabon nous apprend qu'elle se nommait d'abord Edesse ou Bambycé. Selon Pline l'Ancien, livre V, chap. XXXIII, les Syriens donnaient à celle ville le nom de Magog.

(03)  On dérive le nom de l'Hercule tyrien du mot phénicien haroket, qui signifie marchand.

(04) Voy. Théocrite, Idylle XV ; et la dissertation de l'abbé Banier dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-Lettres, CIII., p. 98.

(05) Cf. Hérodote, Clio, CXIX ; Justin, livre XVIII, chap.V ; Athénée, livre XII, § 11 ; Élien, Hist. div., livre IV ; Pomponius Méla, livre I, chap. VIII.

(06) Nerfs tendus.

(07) Cf. Plutarque, Vie de Démétrius, traduction d'A. Pierron,t. IV, p. 208 et suivantes ; Aristénète. livre I, lettre XIII ; Guizot. Études sur les beaux arts, p. 412. L'auteur y apprécie le tableau de Gérard de Lairesse, ayant pour sujet Antiochus malade recevant de son père la main de Stratonice. Ce tableau est actuellement au musée d'Amsterdam.

(08) Porte-feux.

(09)  Passage controversé. Paulmnier de Grentemesnil et Belin de Ballu prétendent qu'il faut substituer Γάλλος  à ᾿Αλεκτρυών, qui est l'erreur d'un copiste ignorant. Nous avons suivi la leçon ordinaire, adoptée par Wieland. Cet éminent critique voit dans cet oiseau si bien dressé un instrument de la fourberie des prêtres de Junon.