RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE LUCIEN

LUCIEN

LXXV

LE CYNIQUE (01)  

 



LE CYNIQUE ET LYCINUS

 1. LYCINUS. Hé ! l'homme ! Pourquoi as-tu cette barbe et cette chevelure, sans tunique, la peau à l'air, les pieds déchaux, menant une vie errante et sauvage, à la façon des bêtes, ne traitant pas ton corps comme tout le monde, allant de çà et de là, couchant sur la dure, avec un manteau plein de taches, car on ne peut pas dire qu'il soit mince, moelleux et fleuri ?
LE CYNIQUE. Je n'en ai pas besoin. Tel qu'il est, celui-ci ne me coûte pas cher et ne me donne pas d'embarras. Tel qu'il est, dis-je, il me suffit.
2. Mais, au nom des dieux, dis-moi, ne regardes-tu pas le luxe comme un vice ?
LYCINUS. Oui.
LE CYNIQUE. Et la simplicité comme une vertu ?
LYCINUS. Assurément.
LE CYNIQUE. Pourquoi donc alors, quand tu me vois venir dans une simplicité plus parfaite que tous les autres hommes, et ceux-ci avec plus de luxe que moi, viens-tu m'accuser et non pas eux ?
LYCINUS. C'est que, par Jupiter, tu ne me parais pas vivre dans une plus grande simplicité, mais dans une plus grande pauvreté ou plutôt dans une indigence absolue, dans une complète misère.
3. LE CYNIQUE. Veux-tu, puisque la conversation est tombée là-dessus, que nous examinions ce que c'est que l'indigence, et ce que c'est que le nécessaire ?
LYCINUS. Si tu veux.
LE CYNIQUE. Le nécessaire n'est-il pas ce qui suffit aux besoins de chacun ou bien est-ce autre chose ?
LYCINUS. C'est cela même.
LE CYNIQUE. L’indigence n'est-elle pas le manque absolu de ce qu'exigent nos besoins ?
LYCINUS. Sans doute.
LE CYNIQUE. Je ne suis donc point dans l'indigence, car il ne me manque rien de ce qu'exigent mes besoins.
4. LYCINUS. Comment prouves-tu cela ?
LE CYNIQUE. En te priant de considérer l'objet auquel est destinée chacune des choses dont nous avons besoin. Par exemple, une maison sert à nous couvrir ?
LYCINUS. Oui.
LE CYNIQUE. Un vêtement, pourquoi est-il fait ? Pour nous couvrir aussi, n'est-ce pas ?
LYCINUS. Oui.
LE CYNIQUE. Et pourquoi, au nom des dieux, nous couvrons-nous ? N'est-ce pas pour nous conserver en meilleur état ?
LYCINUS. C'est mon avis.
LE CYNIQUE. Eh bien ! ces deux pieds, pour être nus, t'en paraissent-ils plus faibles ?
LYCINUS. Je ne sais pas.
LE CYNIQUE. Tu vas l'apprendre. Quel est l'office des pieds ?
LYCINUS. De marcher.
LE CYNIQUE. Mes pieds te semblent-ils moins capables de marcher que ceux des autres hommes ?
LYCINUS. Il me semble que non.
LE CYNIQUE. Ils ne sont donc pas plus faibles, puisqu'ils ne font pas plus mal leur service.
LYCINUS. II se peut faire.
LE CYNIQUE. Ainsi, pour ce qui est des pieds, je ne parais pas dans une condition moins bonne que les autres hommes ?
LYCINUS. Non.
LE CYNIQUE. Eh bien ! le reste de mon corps est-il en plus mauvais état que celui d'un autre ? Il le serait, s'il était plus faible, car la force est la première qualité du corps. Mais peut-on dire que le mien soit faible ?
LYCINUS. Il ne le paraît pas.
LE CYNIQUE. Donc, ni mes pieds, ni mon corps n'ont besoin d'être couverts. S'ils en avaient besoin, ils seraient en mauvais état, car le besoin altère et détériore les objets auxquels il s'attache. Mais il ne paraît pas que mon corps soit détérioré par les mets grossiers dont il est nourri.
LYCINUS. On le voit.
LE CYNIQUE. Il ne serait pas vigoureux, s'il était mal nourri, car la mauvaise nourriture détruit la santé.
LYCINUS. C'est juste.
5. LE CYNIQUE. Pourquoi donc alors, dis-moi, si tu conviens de tous ces points, méprises-tu ma manière de vivre et la regardes-tu comme misérable ?
LYCINUS. Parce que, ma foi, la nature que tu honores et les dieux ayant mis la terre à la disposition de tous les hommes, ont tiré de son sein une foule de biens de toute espèce, afin que nous ayons en abondance non seulement ce qui sert à nos besoins, mais encore ce qui contribue à nos plaisirs. Or, tu es privé de tous ces avantages ou du moins de la plupart. Tu n'en jouis pas plus que les bêtes sauvages. Tu manges tout ce que tu trouves, comme les chiens. Tu n'as pas un lit plus délicat que le leur, et un peu de paille te suffit comme à eux. Enfin, tu portes un manteau qui conviendrait à peine à un mendiant. Si, en suivant ce régime, tu agis en sage, la divinité n'a pas agi sagement lorsqu'elle a donné aux brebis leur épaisse toison, et à la vigne sa douce liqueur, lorsqu'elle nous a fourni tous ces assaisonnements d'une admirable variété, l'huile, le miel et le reste, pour que nous ayons des mets de toutes sortes, des boissons agréables, une couche molle, de belles maisons, enfin tout ce qui provoque l'admiration, car les ouvrages des arts sont aussi des présents des dieux. Vivre privé de tous ces biens, c'est vivre dans le malheur, et si l'on est à plaindre d'en être privé par un autre, comme ceux qui sont en prison, on est plus malheureux encore, quand soi-même on s'en interdit l'usage ou plutôt, c'est une vraie folie.
6. LE CYNIQUE. Peut-être as-tu raison. Cependant réponds-moi.
Si un homme opulent, humain et libéral, invitait à un grand banquet des convives nombreux et de tous pays, les uns faibles, les autres robustes, et qu'ensuite, lorsque la table est couverte de mets abondants et variés, un des convives enlevât tous les plats, dévorât tout à lui seul, non seulement ce qui est près de lui, mais jusqu'à la part réservée aux faibles, abusant ainsi de sa bonne santé, et n'ayant pourtant qu'un seul estomac, qui n'exige que peu d'aliments, si bien que la quantité le rendrait malade, que dirais-tu de cet homme ? te paraîtrait-il sensé ?
LYCINUS. Non.
LE CYNIQUE. Tempérant ?
LYCINUS. Encore moins.
LE CYNIQUE. Maintenant, si un convive invité à la même table, sans s'arrêter à la multiplicité variée des mets, en choisissait un à sa portée et pouvant suffire à ses besoins, et qu'il en mangeât modérément, n'usant que de celui-là seul, ne jetant pas même les yeux sur les autres, ne le croirais-tu pas plus tempérant et plus sensé que l'autre ?
LYCINUS. Évidemment.
7. LE CYNIQUE. Eh bien ! comprends-tu ou faut-il que je t'explique ?
LYCINUS. Explique.
LE CYNIQUE. Dieu est cet hôte magnifique qui traite un grand nombre de convives. Il nous présente une foule de mets de toute espèce et de tous les pays, et appropriés au goût de chacun. Il y en a pour les gens bien portants, il y en a pour les malades. Les uns sont pour les tempéraments robustes, les autres pour les faibles, afin que nous ne nous jetions pas tous sur les plats, mais que chacun prenne le sien, celui qui est fait pour lui, et dont il a le plus besoin.
8. Vous cependant, par votre intempérance et votre insatiabilité, vous ressemblez à l'homme qui enlève tous les mets. Vous voulez jouir de tous à la fois, et de ceux qui naissent dans votre patrie et de ceux que produisent les autres contrées : ni la terre, ni la mer de votre pays ne vous suffit ; vous courez acheter des plaisirs aux extrémités de l'univers : vous préférez les jouissances étrangères à celles du sol natal, les plus dispendieuses aux plus économiques, les plus difficiles à obtenir à celles qu'on a sous la main. En un mot, vous aimez mieux vous livrer à mille embarras, à mille tourments, que de vivre exempts de soins. Et pourtant cet appareil précieux, dont le prétendu bonheur gonfle votre orgueil, vous coûte bien des misères et bien des maux. Jette un coup d'œil avec moi, si tu le veux, sur ces monceaux d'or et d'argent que chacun désire. Regarde ces maisons somptueuses, regarde ces habits magnifiques, et regarde tout ce qu'ils traînent à leur suite, par combien d'embarras, de travaux, de périls, il faut les acheter, disons mieux, par combien de sang, de meurtres, de carnage. Je ne parle point de ceux qui périssent dans le cours de longues navigations qu'ils entreprennent pour ces objets, de ceux qui souffrent des maux cruels en fouillant la terre, en bâtissant, mais que de combats, que de pièges à propos des richesses, amis contre leurs amis, enfants contre leurs pères, femmes contre leurs époux ! C'est pour un peu d'or qu'Eriphyle a jadis trahi le sien.
9. Telle est cependant la nature de tous ces objets. Les vêtements richement brodés n'en sont pas plus chauds. Les toits dorés d'un palais ne mettent pas mieux à l'abri. Les coupes d'argent ne rendent pas les liqueurs plus délicieuses. Les lits d'or et d'ivoire ne procurent pas un sommeil plus agréable. Au contraire, tu verras souvent sur ce lit d'ivoire, sur ces tapis précieux, les heureux du jour ne pouvoir goûter le repos. Il en est de même de ces mets qu'on se procure avec tant de peines, ils ne nourrissent pas mieux, ils affaiblissent le corps et produisent des maladies.
10. Qu'est-il besoin de parler du rôle actif ou passif que jouent les hommes dans les plaisirs de Vénus ? Il n'est pourtant pas difficile de calmer ces sortes de désirs, quand on ne veut pas y mettre tant de délicatesse. Mais ce n'est pas seulement dans cette passion qu'éclatent la folie et la corruption des hommes. Ils intervertissent l'usage des objets et les détournent de leur destination naturelle. C'est comme si quelqu'un, au lieu d'un char, voulait se servir d'un lit qui fît l'office d'un char.
LYCINUS. Et quel est ce quelqu'un ?
LE CYNIQUE. Vous, qui vous servez de vos semblables comme de bêtes de somme, en les forçant de porter sur leur cou ces lits qui vous servent de chars, où vous êtes couchés voluptueusement, et du haut desquels, les rênes à la main, vous conduisez les hommes comme des ânes, et les faites tourner de ce côté, non pas de cet autre. Ceux qui se montrent le plus souvent dans cet équipage sont réputés les plus heureux.
11. Et ces hommes qui ne se servent pas seulement de la chair des animaux pour nourriture, mais qui cherchent à en extraire des couleurs, tels que les teinturiers en pourpre, n'abusent-ils pas de la nature, ne changent-ils pas l'ordre établi par la divinité ?
LYCINUS. Non, par Jupiter ! puisque la chair de la pourpre a la vertu de teindre aussi bien que de nourrir.
LE CYNIQUE. Mais ce n'est pas pour cela qu'elle a été faite. Autrement on pourrait, à la rigueur, se servir d'une coupe au lieu de marmite, cependant elle n'est point destinée à cet usage. Mais qui pourrait faire le tableau de toutes les misères humaines ? Elles sont incalculables. Et cependant, parce que je ne veux pas en avoir ma part, tu viens m'en faire un crime. Je fais comme le convive modéré, j'use des mets placés à ma portée ; je prends les aliments les plus simples, et je ne désire point ceux qu'on va demander aux autres pays.
12. En second lieu, si je te parais vivre comme une bête, parce que j'ai besoin de peu et que je me contente d'une vie frugale, les dieux, d'après ton raisonnement, courent grand risque d'être inférieurs à la bête, car ils n'ont besoin de rien. Or, pour bien comprendre la différence qu'il y a entre avoir beaucoup ou bien avoir peu de besoins, considère que les enfants en ont plus que les hommes faits, les femmes que les hommes, les malades que les gens en bonne santé, bref, le faible en a plus que le fort. Il suit de là que les dieux n'en éprouvent aucun, et qu'en éprouver très peu c'est se rapprocher le plus possible de la divinité.
13. Crois-tu donc qu'Hercule, le plus fort des mortels, cet homme divin, si justement mis au rang des dieux, ait été contraint par le malheur à errer nu, le corps couvert d'une peau de lion, et privé des choses que vous croyez nécessaires ? Non, il n'était pas malheureux, ce héros qui délivrait les autres de leurs maux ; il n'était pas pauvre, lui qui régnait sur la terre et sur la mer. Partout où l'entraînait son courage, il subjuguait tout, et jamais il ne trouva d'égal, encore moins de maître, tant qu'il vécut parmi les hommes. Crois-tu qu'il manquât de couvertures ou de chaussures, et que c'est pour cela qu'il errait ainsi ? Cette supposition serait absurde, mais il était tempérant et patient, il voulait se vaincre lui-même et non pas se laisser aller à la mollesse. Thésée, disciple d'Hercule, n'était-il pas roi des Athéniens, fils de Neptune, dit-on, et le plus vaillant héros de son temps ?
14. Cependant il voulut aussi marcher sans chaussure, voyager nu, et laissa croître ses cheveux et sa barbe, et ce n'était pas lui seulement, mais tel était aussi le goût, de tous les anciens qui valaient mieux que vous. Aucun ne se serait laissé raser, pas plus qu'un lion. Ils pensaient que la délicatesse et la douceur de la peau ne conviennent qu'à des femmes. Ils voulaient paraître ce qu'ils étaient, c'est-à-dire des hommes. Ils regardaient la barbe comme un ornement de la virilité, de même que la crinière est celui des chevaux et des lions, auxquels Dieu l'a donnée pour rehausser leur beauté et leur parure. C'est aussi pour cela que les hommes ont reçu leur barbe. Je veux rivaliser avec ces anciens, je veux les imiter. Quant à ceux d'aujourd'hui, je n'envie point l'étonnant bonheur que leur donnent leurs tables, leurs vêtements, leur mode de se polir et de s'épiler toutes les parties du corps, ne laissant aucun de leurs membres tel que la nature l'a produit.
15. Je souhaiterais, moi, que mes pieds fussent semblables au sabot des chevaux, comme, l’étaient, dit-on, ceux du centaure Chiron. Je voudrais n'avoir pas plus besoin de couvertures que les lions, ni d'une nourriture plus délicate que les chiens. J'aimerais que la terre m'offrît partout un lit commode, que l'univers fût ma maison, et ma nourriture les mets les plus faciles à trouver. Puissé-je, ainsi que mes amis, n'avoir jamais besoin d'or ni d'argent ! Tous les malheurs des hommes ne proviennent que du désir des richesses : dissensions, guerres, embûches, meurtres, n'ont d'autre source que la passion d'avoir plus. Loin de moi cette folie, loin de moi la fureur de posséder ! Puissé-je au contraire voir diminuer mes biens sans regret !
16. Tu connais mon système : il ne ressemble guère aux idées du vulgaire. Il n'est donc pas extraordinaire que j'en diffère autant par l'extérieur, puisque j'en suis si loin par l'esprit. Mais je suis étonné que toi, qui conviens qu'un cithariste doit avoir une robe longue, un joueur de flûte un costume, un acteur tragique une robe traînante, tu ne veuilles pas qu'un homme vertueux ait sa robe et son costume. Tu prétends qu'il doit avoir un extérieur semblable à celui de tout le monde, quand tout le monde est vicieux. Ah ! s'il faut aux gens de bien un costume particulier, quel autre leur convient mieux que celui qui contraste le plus avec les mœurs des hommes perdus de débauche, et pour lequel ils témoignent le plus d'aversion ?
17. C'est pour cela que j'ai choisi cette manière de vivre, me montrant sale, velu, couvert d'un mauvais manteau, les cheveux longs, les pieds déchaux. Pour vous, votre costume ne diffère point de celui des mignons. Il serait impossible de vous en distinguer par la couleur ou le moelleux de vos vêtements, le nombre de vos tuniques, votre manteau, votre chaussure, le soin et le parfum de vos cheveux. En effet, vous exhalez les mêmes senteurs que les débauchés, vous qui passez pour les plus heureux des hommes. Mais que pourrait-on donner d'un homme qui sent comme les mignons ? Vous êtes aussi faibles qu'eux dans les travaux, aussi esclaves des voluptés. Vous vous nourrissez des mêmes aliments, vous dormez, vous marchez comme eux. Mais non, vous ne marchez point, vous vous faites porter comme des fardeaux, les uns par des hommes, les autres par des bêtes de somme, tandis que mes pieds me portent partout où j'ai besoin d'aller. Je suis en état de braver le froid et la chaleur. Je ne me plains jamais de ce qu'ordonnent les dieux, et cela à cause de mon indigence. Quant à vous, votre bonheur même fait que vous n'êtes contents de rien. Vous vous plaignez sans cesse. Les objets présents vous sont insupportables, vous souhaitez ceux qui sont absents. L'hiver, vous désirez l'été, et l'été l'hiver. Vous voudriez avoir chaud quand il fait froid, et froid quand il fait chaud, difficiles comme des malades et mécontents de votre sort. Enfin, ce que la maladie produit en eux, votre caractère le produit en vous.
18. Après cela, vous vous donnez des airs de nous réformer, de censurer notre conduite, comme des gens qui agissent follement, tandis que c'est vous dont les actions sont folles ; vous ne faites rien, en effet, avec jugement et raisonnement, mais par routine et par passion. Vous ressemblez à ceux qui sont emportés par un torrent : ils vont partout où les entraîne la rapidité de l'eau, de même vous allez où vos passions vous entraînent. Il vous arrive quelque chose d'approchant à cet homme qui était monté, dit-on, sur un cheval indompté : l'animal l'entraînait, et le cavalier ne pouvait descendre de son cheval lancé au galop. Quelqu'un le rencontre et lui demande où il va. "Où il voudra", répond-il en montrant le cheval. De même, si l'on vous demandait où vous allez, pour être sincères, vous devriez répondre : "Où voudront nos passions ; où nous conduiront tour à tour le plaisir, la vaine gloire, la cupidité, la colère, la crainte ou tout autre de ces mouvements déréglés qui nous entraînent." Car ce n'est pas un seul cheval que vous montez, mais un grand nombre, tantôt l'un, tantôt l'autre, et tous d'un naturel fougueux. Aussi vous emportent-ils dans des abîmes et dans des précipices, où vous tombez avant d'avoir prévu la chute.
19. Mais ce manteau dont vous vous moquez, cette chevelure, tout mon extérieur enfin, possède la vertu de me faire vivre dans une douce oisiveté. Je ne fais que ce qu'il me plaît et ne vis qu'avec qui il me convient. Dans cette foule d'insensés et d'ignorants, il n'en est pas un seul qui voulût m'aborder. Vos délicats me fuient du plus loin qu'ils m'aperçoivent. Je ne vois s'empresser autour de moi que les hommes aimables, doux et amis de la vertu. Ce sont ceux-là surtout qui m'approchent. C'est avec eux que j'aime à me trouver. Mais je ne vais point courtiser la porte de ceux que vous décorez du nom d'hommes, leurs couronnes d'or, leur pourpre, ne sont à mes yeux que de la fumée, et je me ris de ces vaniteux.
20. Pour apprendre à connaître combien cet extérieur, dont tu te moques, ne convient pas seulement aux gens de bien, mais aux dieux eux-mêmes, jette les regards sur les statues des dieux. À qui ressemblent-elles davantage, à vous ou à moi ? Sans t'arrêter aux temples de la Grèce, parcours ceux des Barbares. Les dieux y sont-ils chevelus et barbus comme moi ou bien sont-ils peints et sculptés comme vous, sans cheveux et sans barbe ? Que dis-je ? ils sont presque tous, comme moi, sans tunique. Comment oserais-tu donc à présent mépriser un costume dont s’honorent les dieux ?

(01) C'est sans aucune preuve que Dusoul doute de l'authenticité de ce dialogue, dont saint Jean Chrysostome a inséré une partie dans une de ses Homélies sur l'Évangile de saint Jean.