MICYLLE, LE COQ, SIMON
1. MICYLLE. Mais, maudit coq (02),
que Jupiter t'écrase, cruel ennemi de mon sommeil, toi qui viens m'éveiller par
tes cris aigus et perçants, tandis que, charmé du songe le plus agréable, je
jouissais, au sein de l'opulence, de la félicité la plus parfaite. Quoi donc !
ne puis-je, même pendant la nuit, éviter la pauvreté mille fois plus détestable
que toi ? Cependant le profond silence qui règne partout, ce froid piquant du
matin, sûr avant-coureur de l'arrivée du jour, que je ne sens pas encore,
m'annoncent qu'il n'est pas minuit. Ce malheureux coq, qui ne dort pas plus que
s'il gardait la fameuse Toison d'or, se met à crier dès le soir. Mais, sur ma
foi, tu t'en repentiras. Que le jour paraisse, je m'en venge en t'assommant à
coups de bâton. Dans ce moment tu me donnerais trop à faire en sautillant dans
les ténèbres.
LE COQ. Micylle, mon cher maître, je croyais, en t'éveillant le plus matin
possible, t'obliger et te donner les moyens de faire plus d'ouvrage. Quand tu
n'aurais raccommodé qu'une savate avant le lever du soleil, ce serait autant de
gagné pour avoir du pain. Si tu aimes mieux dormir, je te laisserai en repos, et
je deviendrai plus muet que les poissons. Mais prends garde de n'être riche
qu'en songe et d'avoir faim à ton réveil.
2. MICYLLE. Ô Jupiter, qui détournes les prodiges, et toi, Hercule, destructeur
des monstres, quelle étrange nouveauté ! Mon coq a parlé comme un homme !
LE COQ. Eh quoi ! tu cries au prodige, parce que je parle comme vous !
MICYLLE. Comment n'en serait-ce pas un ? Encore une fois, grands dieux, écartez
de moi tout malheur !
LE COQ. Tu as l'air bien ignorant, Micylle. Tu n'as donc jamais lu les poèmes
d'Homère, où Xanthus, cheval d'Achille, dit un long adieu au hennissement, et
s'arrête au milieu du combat pour dialoguer comme un vrai rhapsode, et non pas
en prose, comme je le fais (03)
? Bien plus, il prédisait l'avenir, et l'annonçait par des oracles. Cependant
cela ne parut pas étrange, et celui qui l'entendait ne s'avisa pas, comme toi,
d'implorer le dieu destructeur des monstres, pour détourner un sinistre présage.
Et qu'aurais-tu donc fait, si le navire Argo t'eût parlé (04),
ainsi qu'autrefois ce fameux chêne de la forêt de Dodone (05),
qui rendait des oracles ? ou si tu avais vu des peaux d'animaux tout frais
écorchés se traîner par terre, et entendu mugir des morceaux de viande de bœuf à
demi-grillés, bouillis et embrochés (06).
Pour moi, qui suis l'interprète de Mercure, le plus grand parleur et le plus
éloquent de tous les dieux, qui d'ailleurs vit et loge journellement avec vous,
j'ai dû apprendre sans peine le langage des hommes. Au reste, si tu me promets
un secret inviolable, je te donnerai la véritable raison de la conformité de mon
langage avec le vôtre, et t'expliquerai d'où me vient ce don de la parole.
3. MICYLLE. Un coq, tenir conversation avec moi ! Ne serait-ce pas encore un
songe ? Je t'en conjure par Mercure, dis-moi, mon coq, cette autre cause du
prodige que je vois. Quant au silence que tu me demandes, ne crains rien. Qui me
croirait, si je faisais le récit de ma conversation avec un coq ?
LE COQ. Écoute, Micylle, je vais te dire une chose, qui te paraîtra sans doute
bien étrange. Tu me vois à présent sous la figure d'un coq. Eh bien ! j'étais
homme, il n'y a pas longtemps.
MICYLLE. On m'a conté autrefois une histoire qui paraît avoir du rapport avec ce
que tu dis là. Un jeune homme, nommé Alectryon, était l'ami de Mars, son
compagnon de table et d'ivresse, le confident de ses amours. Toutes les fois que
Mars allait voir Vénus, sa maîtresse, il emmenait avec lui Alectryon, et comme
il craignait surtout d'être aperçu par le Soleil, qui n'aurait pas manqué
d'avertir Vulcain, il laissait le jeune homme en sentinelle à la porte, pour lui
annoncer quand paraîtrait le Soleil. Un jour Alectryon s'endort et trahit son
mandat sans le vouloir. Le Soleil, en tapinois, surprend Vénus et Mars, qui
reposent sans inquiétude, se fiant à la vigilance d'Alectryon, s'il survenait
quelqu'un. Puis il va prévenir Vulcain, qui enveloppe les deux amants dans les
filets qu'il avait depuis longtemps préparés. Aussitôt après sa délivrance, Mars
se met en colère contre Alectryon, et, pour le punir, le change tout armé en un
oiseau, qui porte encore sur la tête l'aigrette de son casque. Depuis ce temps,
pour vous justifier auprès de Mars, quoique cela soit inutile, vous chantez
longtemps avant le lever du Soleil, et vous annoncez qu'il va paraître (07).
4. LE COQ. On rapporte cette histoire, Micylle, mais la mienne est bien
différente, et c'est tout récemment que je suis devenu coq.
MICYLLE. Comment cela ? Voilà qui pique fort ma curiosité.
LE COQ. Il n'est pas que tu n'aies entendu parler de Pythagore ?
MICYLLE. De cet orgueilleux sophiste, qui défend de goûter de la chair des
animaux, de manger des fèves, qui sont à mon goût le meilleur de tous les mets
et le plus facile à assaisonner, et qui, en outre, condamne ses disciples à cinq
ans entiers de silence ?
LE COQ. II faut que tu saches aussi que ce philosophe, avant d'être Pythagore,
était Euphorbe (08).
MICYLLE. Il passe pour un imposteur, pour un homme à prestiges.
LE COQ. C'est moi qui suis ce Pythagore dont il est question. Ainsi, mon bel
ami, cesse de m'injurier, d'autant plus que tu ignores quel était mon caractère.
MICYLLE. Quoi ! un coq philosophe ! voilà qui est encore plus merveilleux.
Dis-moi donc cependant, fils de Mnésarque, comment d'homme tu es devenu oiseau,
et Tanagréen (09)
de citoyen de Samos. Cela est bien inconcevable et bien difficile à croire.
D'ailleurs, j'ai, si je ne me trompe, remarqué en toi deux choses tout à fait
contraires aux principes de Pythagore.
LE COQ. Quelles sont-elles ?
MICYLLE. D'abord, que tu es un grand bavard et que tu fais tien du bruit, au
lieu que Pythagore exhortait, je crois, ses disciples à garder le silence cinq
ans entiers. Tu as ensuite transgressé ses lois, car hier, en rentrant chez moi,
s'il t'en souvient, je t'ai jeté des fèves, n'ayant rien autre chose à te
donner, et tu en as parfaitement fait ton profit. Ainsi, ou tu n'es qu'un
imposteur, sous un nom qui ne t'appartient pas, ou, si tu es en effet Pythagore,
tu as violé tes lois, et commis en avalant des fèves une impiété aussi grande
que si tu avais mangé la cervelle de ton père.
5. LE COQ. Tu ne connais donc, Micylle ni les motifs de ma conduite ni les
devoirs relatifs à chaque condition. Quand j'étais Pythagore je ne mangeais pas
de fèves, parce que j'étais Pythagore, mais aujourd'hui, j'use de cette
nourriture qui convient à la volaille et qui ne nous est pas interdite.
Cependant, apprends, si tu veux, comment de Pythagore je suis à présent ce que
tu vois, et quels avantages j'ai retirés de mes métamorphoses.
MICYLLE. Parle, mon coq, car le récit de tes aventures me plaira au point que,
si on me laissait le choix ou d'entendre ton histoire ou de retomber dans ce
bienheureux songe, qui me donnait tant de plaisir tout à l'heure, je ne sais
auquel je me déterminerais, tant cette conversation et ce songe délicieux ont un
air de famille, tant je prise également ta personne et la vision qui a charmé
mes sens.
LE COQ. Quoi ! tu reviens encore sur ce songe suranné ! Tu conserves encore un
vain fantôme, et ton imagination court après un bonheur chimérique qui, pour te
parler comme les poètes, se dissipe en fumée !
6. MICYLLE. Oui, coq, mets-toi bien dans la tête que jamais je n'oublierai mon
songe. À la vérité, il s'est évanoui, mais il a laissé sur mes yeux un baume si
agréable, que j'ai peine à ouvrir mes paupières qui se referment d'elles-mêmes
au sommeil. Imagine le chatouillement que l'on ressent à tourner une plume dans
l'oreille, et tu auras l'idée de la sensation que m'a fait éprouver mon songe.
LE COQ. Voilà un attachement bien étrange pour un songe, car les poètes nous
représentent les songes avec des ailes, et le sommeil est le terme de leur vol,
au lieu que le tien s'est élancé au-delà de ses limites et s'est reposé sur des
yeux éveillés, plein de douceur et si près de la réalité ! Assurément, je veux
entendre le détail d'un songe qui te plaît si fort.
MICYLLE. Tu seras obéi, car rien ne m'amuse tant que de me le rappeler et d'en
raconter les circonstances, et toi, Pythagore, quand me parleras-tu de tes
métamorphoses ?
LE COQ. Ce sera, Micylle, quand tu ne rêveras plus, et que tu auras essuyé le
miel versé sur tes paupières. En attendant, parle le premier, afin que
j'apprenne si ton songe est sorti par la porte d'ivoire ou celle de corne.
MICYLLE. Ni par l'une ni par l'autre, Pythagore.
LE COQ. Cependant Homère ne parle que de celles-là (10).
MICYLLE. Laisse-là ton radoteur de poète tout à fait ignorant en matière de
songes. Les songes qui ne représentent que la pauvreté et la misère, il est
possible qu'ils sortent par ces portes-là, des songes tels que les voyait
Homère, pas trop clairement encore, aveugle qu'il était. Quant au songe
délicieux que j'ai eu, il est sorti par des portes d'or, il était lui-même tout
d'or, environné d'or, et m'apportait beaucoup d'or.
LE COQ. Cesse, mon cher Midas, de parler d'or, car ton songe provient sûrement
de la passion qui tourmenta Midas. On dirait que tu es devenu maître de mines
d'or tout entières.
7. MICYLLE. Ah ! Pythagore, j'ai vu beaucoup d'or, oui, beaucoup d'or. Peux-tu
t'imaginer combien il était beau, de quel éclat il brillait ! Sais-tu ce que dit
Pindare en parlant de l'or ? Rappelle-moi ce passage, où, après avoir dit que
l'eau est le plus excellent des éléments, il passe à l'or, dont il place
adroitement l'éloge au commencement de la plus belle de ses odes (11).
LE COQ. N'est-ce pas ceci que tu demandes ?
L'eau sur les éléments a droit à la victoire ;
Mais, tel qu'on voit au sein des cieux
Scintiller dans la nuit un astre lumineux,
L'or, vainqueur des métaux, en efface la gloire.
MICYLLE. Par Jupiter, c'est cela même. Pindare fait l'éloge de l'or,
comme s'il avait vu mon songe. Mais pour ne te plus faire languir, écoute, ô
très savant coq. Tu sais qu'hier je ne mangeai pas à la maison. Le riche
Eucrate, m'ayant rencontré sur la place publique, me dit de venir souper chez
lui au sortir du bain.
8. LE COQ. Je ne le sais que trop bien, car je jeûnai tout le jour. Tu ne revins
le soir que fort tard, la tête échauffée par le vin, et tu me jetas ces
malheureuses fèves que je vois encore, repas bien mesquin pour un coq autrefois
athlète et qui s'est distingué dans les Jeux Olympiques.
MICYLLE. À mon retour de ce souper, je ne t'eus pas plus tôt jeté ces fèves que
je m'endormis, et pendant une nuit d'ambroisie, selon l'expression d'Homère (12),
un songe véritablement divin m'étant survenu...
LE COQ. Raconte-moi d'abord ce qui t'arriva chez Eucrate, quelle chère tu fis à
souper, et en général tout ce qui s'y passa. Rien ne t'empêche de souper une
seconde fois en songe, en t'imaginant manger encore des mets qu'on y a servis.
9. MICYLLE. Je pensais que ce récit ne serait bon qu'à t'ennuyer, mais, puisque
tu le désires, je commence. Mon cher Pythagore, je n'avais, de ma vie, soupé
chez un riche, lorsque le plus heureux hasard me fait rencontrer Eucrate. Après
lui avoir dit à mon ordinaire : "Bonjour, maître", je m'en allais de peur de lui
faire honte avec mes haillons. "Micylle, me dit-il, c'est aujourd'hui
l'anniversaire de la naissance de ma fille, et je régale mes amis. Comme l'un
d'eux est indisposé et hors d'état, à ce qu'on dit, de souper avec nous, viens à
sa place au sortir du bain, à moins toutefois qu'il ne me fasse avertir qu'il
viendra, car il est encore indécis." Sur cette invitation, je lui fais une
profonde révérence, et me retire en conjurant les dieux d'envoyer une bonne
fièvre chaude, ou une pleurésie, ou la goutte, à ce valétudinaire que je devais
doubler à table, et dont l'absence me valait un bon repas. Le temps qui s'écoula
jusqu'à celui du bain me parut un siècle entier. Je ne détournais pas les yeux
du cadran, pour voir quelle heure il marquait, et à quel moment il serait
possible de se baigner. L'heure arrive enfin, je pars précipitamment, vêtu le
mieux possible, ayant tourné mon manteau à l'envers, afin de ne montrer que le
côté le plus propre.
10. J'étais à la porte d'Eucrate et, parmi les conviés, je vois, devines-tu ?
celui-là même que je devais remplacer. On le disait malade, et, à dire vrai,
tout l'annonçait assez. On le portait à quatre. Il respirait avec peine,
toussait, crachait avec les plus grands efforts, d'une pâleur extrême, le corps
enflé, avec cela soixante ans environ. On disait que c'était un de ces
philosophes qui content des sornettes aux garçons. Aussi, sa barbe était sale,
et certes avait besoin de passer par la main du barbier. Le médecin Archibius le
querella d'être venu en cet état : "Il ne sied à personne répondit-il, et encore
moins à un philosophe de manquer à ses engagements, fût-il assiégé de dix mille
maladies. Eucrate croirait qu'on le méprise. - Point du tout, lui dis-je, il
vous aurait su meilleur gré de mourir chez vous, que de venir à sa table cracher
l'âme avec les poumons." L'orgueil de notre philosophe ne lui permit pas de
faire attention à ma plaisanterie. Peu de temps après arrive Eucrate qui sortait
du bain. Dès qu'il aperçut Thesmopolis, c'était le nom du philosophe, "Docteur,
lui dit-il, que vous êtes charmant de venir nous voir ! Vous n'auriez pourtant
rien perdu à rester chez vous, car je vous aurais envoyé de tous les plats."
Tout en disant cela, il entre et prend par la main notre homme déjà soutenu de
ses esclaves.
11. Pour moi, je me disposais à m'en aller. Eucrate, se tournant de mon côté,
réfléchit un moment, et me voyant un air triste : "Entre aussi, Micylle, tu
souperas avec nous. Pour te trouver place, j'enverrai mon fils souper avec sa
mère dans le gynécée (13)."
J'entrai donc comme un loup qui a presque manqué sa proie, un peu confus de ce
que je paraissais avoir banni du festin le fils de la maison. Enfin arrive le
moment de se mettre à table. D'abord, cinq valets, oui, sur ma foi, cinq
robustes valets enlèvent notre Thesmopolis, le placent sur son lit, ce qui
n'était pas une entreprise fort aisée, je te jure, et le remparent de quantité
d'oreillers, afin qu'il pût rester quelque temps dans la même position. Ensuite,
personne ne s'empressant de l'avoir pour voisin, je fus mis à ses côtés, afin
qu'il ne fût pas seul sur son lit. Nous soupons donc, mon cher Pythagore. Le
repas était splendide et somptueux : vaisselle d'or et d'argent, coupes d'or,
maîtres d'hôtel très élégants, musiciens, plaisants de toute espèce, rien ne
manquait à la fête. Cependant une chose m'importunait fort, c'est que
Thesmopolis me faisait de très longues dissertations sur je ne sais quelle
vertu, m'apprenait que deux négations valent une affirmation, que, quand il fait
jour, il ne fait pas nuit. Il me prouvait aussi que j'avais des cornes (14)
et mille autres plaisanteries philosophiques dont je me serais fort bien passé.
Il m'arrachait ainsi au plaisir d'entendre les instruments et les voix. Voilà,
coq, voilà mon souper.
LE COQ. Il n'était pas très divertissant, Micylle, surtout à cause du voisinage
de ce vieux radoteur.
12. MICYLLE. Écoute à présent mon songe. Je rêvais qu'Eucrate lui-même était, je
ne sais comment, sur le point de mourir sans enfants, que ce même Eucrate
m'ayant fait venir, m'avait, moi qui parle, institué par testament son légataire
universel, que, peu de temps après, il était venu à mourir. Je croyais entrer en
possession de tous ses biens, et puiser dans de grands vases de l'or et de
l'argent, qui tombaient avec fracas et coulaient à grands flots. Robes, tables,
coupes, valets, tout m'appartenait, comme de raison. Un char attelé de chevaux
blancs me promenait dans tous les quartiers de la ville, couché nonchalamment,
objet de curiosité et d'envie pour tous les spectateurs. J'avais quantité de
courriers, beaucoup de cavaliers à mes côtés, un plus grand nombre encore à ma
suite. J'étais revêtu de la robe d'Eucrate, et ses bagues, chargées de seize
gros diamants, brillaient à mes doigts. On avait préparé, selon mes ordres, un
magnifique repas pour la réception de mes amis, et, comme il en doit être dans
un songe, ils étaient déjà arrivés, déjà la table était servie, et l'on se
mettait à trinquer. J'en étais là, je commençais à porter des santés dans ma
coupe d'or, on apportait le dessert, lorsque, tes cris venant fort mal à propos
se faire entendre, la fête a été troublée, les tables renversées, mes richesses
dissipées et perdues dans les airs. De bonne foi, n'avais-je pas bien raison
d'être furieux contre toi, moi qui aurais vu très volontiers ce songe pendant
trois nuits entières
13. LE COQ. Quelle passion pour l'or et pour les richesses ! Quoi ! tu ne
connais rien au monde de plus admirable ! selon toi, le souverain bonheur
consisterait à posséder beaucoup d'or ?
MICYLLE. Je ne suis pas seul de cet avis, Pythagore. Toi-même, quand tu étais
Euphorbe, et que tu marchais au combat contre les Grecs, ne nouais-tu pas les
boucles de tes cheveux avec des fils d'or ou d'argent ? À la guerre, où le fer
est un meuble plus utile que l'or, tu ne croyais pas pouvoir affronter les
dangers, si l'or n'eût brillé sur tes cheveux tressés avec art. Homère (15),
selon moi, ne compare ta chevelure à celle des Grâces que parce que l'or et
l'argent en relevaient la beauté. Car assurément, elle paraissait bien plus
belle et bien plus brillante, entrelacée de ce précieux métal et resplendissant
de son éclat. Mais après tout, il t'était bien permis à toi, qui n'étais que le
fils de Panthoüs, de tant priser l'or. En effet, le père des dieux et des
hommes, le fils de Saturne et de Rhéa, étant amoureux d'une jeune fille d'Argos,
et ne sachant en quoi se transformer pour lui plaire, ni comment séduire les
gardes d'Acrise, se change en or, et se coule à travers le toit pour jouir de
son amante. Que te dirai-je de plus ? Vois combien sont grands les avantages de
l'or ! Te dirai-je qu'il élève au comble des honneurs et de la gloire, qu'il
rend beaux, sages et puissants ceux qui le possèdent, qu'il change tout à coup
des hommes vils et obscurs en des personnages importants et célèbres (16)
?
14. Il n'est pas que tu ne connaisses mon voisin et confrère Simon, qui, aux
dernières Saturnales, soupa chez moi avec un plat de purée flanquée de deux
morceaux de lard.
LE COQ. Si je le connais, ce petit bout d'homme, ce camus qui nous a pris notre
écuelle de terre, la seule qui nous restait, et qui disparut après souper, la
cachant sous son bras ! Je l'ai vu de mes yeux, Micylle.
MICYLLE. Quoi ! c'est ce maraud qui nous a volé et qui osait encore prendre tous
les dieux à témoin de son innocence ? Mais puisque tu le voyais nous dépouiller
ainsi, pourquoi ne m'as-tu pas averti en criant ?
LE COQ. Je criais comme un coq, et c'est tout ce que je pouvais faire alors.
Mais que t'a donc fait ce Simon ? Tu avais, je crois, quelque historiette sur
son compte.
MICYLLE. Ce Simon avait un cousin extrêmement riche, nommé Drimyle, qui, de son
vivant, ne lui eût pas donné une seule obole, et comment l'eût-il fait ?
lui-même ne touchait pas à son argent. Il vient de mourir enfin, ce cousin, et
Simon, autrefois couvert de vieux haillons, trop heureux de lécher son écuelle,
se trouve, en vertu des lois, son seul héritier. Il étale toute son opulence
d'un air satisfait, il a des habits de pourpre, des esclaves, des équipages, des
vases d'or, des tables à pieds d'ivoire. Enfin adoré de tout le monde, il ne
daigne plus me regarder. Dernièrement je le vis passer : "Eh ! bonjour, Simon. -
Allez dire à ce gueux de ne pas estropier mon nom, je ne m'appelle pas Simon,
mais Simonide." Ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'il est la coqueluche de
toutes les femmes, et qu'il les regarde avec dédain, du haut de sa grandeur. Il
en est parfois dont il consent à être aimé. D'autres, qu'il néglige, ne parlent
de rien moins que de se pendre. Tu vois par là tout ce que peut l'or, puisque,
semblable à cette ceinture si vantée dans la poésie, il transforme les plus
laids en des hommes beaux et aimables. Aussi entend-on des poètes s'écrier (17)
:
O bienheureux métal en miracles fertile
Et encore (18)
:
L'or règne en souverain sur le cœur des
mortels.
Mais qu'avais-tu donc à rire, mon coq, pendant que je te parlais ?
15. LE COQ. C'est, Micylle, de te voir partager l'erreur commune sur le compte
des riches. Va, sois persuadé que leur vie est plus malheureuse que la tienne.
Tu peux m'en croire, puisque j'ai été pauvre, j'ai été riche, qu'enfin j'ai
essayé de tout. Tu en seras bientôt convaincu par toi-même.
MICYLLE. Il est temps, en vérité, que tu m'instruises de tes métamorphoses et
des réflexions que tu as faites dans chacune de tes conditions.
LE COQ. Écoute, mais sache auparavant une grande vérité, c'est que je n'ai
jamais vu de mortel plus heureux que toi.
MICYLLE. Que moi, mon coq ! Veuillent les dieux t'envoyer une pareille félicité,
car tu me provoques à te souhaiter malheur. Quoi qu'il en soit, dis-moi comment
d'Euphorbe tu as été transformé en Pythagore, puis ce que tu as été, jusqu'à ce
que tu sois devenu coq.
16. LE COQ. Je ne finirais pas si je voulais te raconter comment mon âme,
descendue d'Apollon, vint ici-bas pour y être revêtue d'un corps mortel, et y
expier quelque crime. D'ailleurs il n'est permis ni à moi de révéler ces
mystères ni à toi de les entendre. Lors donc que j'étais Euphorbe...
MICYLLE. Arrête là, mon coq, et dis-moi si j'étais quelque chose avant d'être
Micylle.
LE COQ. N'en doute pas.
MICYLLE. Dis-le-moi, si tu en as connaissance, car je suis impatient de le
savoir.
LE COQ. Tu étais une de ces fourmis indiennes qui déterrent l'or (19).
MICYLLE. Hélas ! après m'être nourri d'or, je n'ai pas pensé à m'en réserver
quelques parcelles. Comme tu sais probablement ce que je deviendrai ensuite,
dis-le-moi, car, si quelque bonne fortune m'attend, je vais incontinent me
pendre au bâton sur lequel tu te perches.
17. LE COQ. Il n'y a pas moyen de le savoir. Mais pour en revenir à mon récit,
quand j'étais Euphorbe, je combattis à Troie, où je fus tué par Ménélas. Plus
tard, je devins Pythagore. Alors mon âme fut sans demeure fixe jusqu'à ce que
Mnésarque m'en procurât une.
MICYLLE. Se peut-il, mon ami, que tu aies vécu sans boire ni manger ?
LE COQ. Assurément, car il n'y a que le corps qui éprouve ces besoins.
MICYLLE. Raconte-moi d'abord ce qui est arrivé au siège de Troie. Les choses se
sont-elles passées comme le dit Homère ?
LE COQ. Comment l'aurait-il su, lui qui pendant ce temps était chameau dans la
Bactriane ? Je vais te dire une chose bien surprenante : c'est qu'Ajax n'était
pas si grand, ni Hélène elle-même si belle qu'on le croit. Je la vois encore
avec sa figure pâle, emmanchée d'un long cou, ce qui faisait dire qu'elle était
fille d'un cygne. Du reste, elle était vieille et de même âge qu'Hécube à peu
près. Elle fut d'abord enlevée par Thésée, contemporain d'Hercule. Or celui-ci
avait déjà pris Troie du temps de nos pères, qui existaient précisément à cette
époque. Je tiens ces faits de Panthoüs, qui me disait que dans son enfance, il
avait vu Hercule.
MICYLLE. Achille était-il un héros accompli, ou faut-il aussi regarder comme une
fable ce qu'on en dit de merveilleux ?
LE COQ. Je ne me suis jamais mesuré avec lui, Micylle. D'ailleurs, j'aurais de
la peine à faire un récit exact de ce qui s'est passé chez les Grecs, et comment
le pourrais-je, moi qui étais leur ennemi ? Mais pour Patrocle, son ami, je le
tuai sans peine en le perçant de ma lance (20).
MICYLLE. Ménélas te le rendit ensuite avec moins de peine encore (21).
Mais brisons là, et revenons à l'histoire de Pythagore.
18. LE COQ. En somme, Micylle, je n'étais qu'un vrai sophiste car il faut, je
crois, te parler de bonne foi, du reste, assez instruit et versé dans les hautes
sciences. Je voyageai en Égypte pour avoir des entretiens particuliers avec les
sages de ce pays, je pénétrai jusque dans leur sanctuaire, et j'étudiai à fond
la doctrine contenue dans les livres d'Horus et d'Isis (22).
Je fis une seconde fois voile pour l'Italie, où je disposai si bien en ma faveur
les Grecs de ce pays-là, qu'ils me regardèrent comme un dieu.
MICYLLE. Je sais tout cela aussi bien que la merveille de ta résurrection, ainsi
que la cuisse d'or que tu leur as montrée. Mais, dis-moi, qui t'a mis dans la
tête d'interdire à tes disciples l'usage de la viande et des fèves ?
LE COQ. Trêve de pareilles questions, Micylle.
MICYLLE. Et pourquoi donc, mon coq ?
LE COQ. C'est qu'il m'en coûterait trop de te dire la vérité sur cet article.
MICYLLE. Cependant tu devrais parler sans crainte à un homme qui est ton
compagnon, ton ami, car désormais je n'oserai plus dire ton maître.
LE COQ. Eh bien ! cette défense ne portait sur rien de sensé et de plausible,
mais je voyais qu'en suivant la route vulgaire et déjà frayée, je ne réussirais
pas à me faire admirer, et qu'au contraire, on me regarderait comme un
personnage d'autant plus extraordinaire, que ma doctrine serait plus bizarre. En
conséquence, j'ai pris le parti de donner dans la nouveauté, et d'imposer par,
un air de mystère, qui partageât les esprits dans leurs conjectures et ne les
réunît que pour m'admirer, comme les oracles qu'on n'entend pas.
MICYLLE. Ah ! je vois que tu te moques de moi comme des habitants de Crotone, de
Métaponte, de Tarente, des autres muets qui marchaient sous ta bannière et
adoraient humblement tes pas.
19. Mais après avoir été Pythagore, sous quelle forme nouvelle as-tu existé ?
LE COQ. Sous la forme d'Aspasie, cette fameuse courtisane de Milet.
MICYLLE. Que dis-tu là ? Tu as aussi été femme, Pythagore ! Comment, maître coq,
il a donc été un temps où tu pondais ? Et tu as couché avec Périclès, quand tu
étais Aspasie. Tu as été enceinte de ses oeuvres, tu as filé de la laine, tenu
la navette, et fait le métier de courtisane ?
LE COQ. Je ne suis pas le seul qui ait fait tout cela. Tirésias, avant moi, et
Cénéus, fils d'Élatus (23),
ont été femmes, si bien qu'en te moquant de moi, tu te moques d'eux.
MICYLLE. Sous lequel des deux sexes as-tu goûté le plus de plaisir ? Était-ce
quand tu étais homme ou bien quand Périclès te caressait ?
LE COQ. Fais attention à ce que tu me demandes. Pareille question a été funeste
à Tirésias (24).
MICYLLE. Eh bien ! si tu ne veux pas me répondre, je m'en tiendrai à ce que dit
Euripide (25),
qu'il aimerait mieux aller trois fois, bouclier en main, à la guerre, que
d'accoucher une seule.
LE COQ. Un jour viendra, Micylle, où tu accoucheras à ton tour : tu seras femme
aussi, après une longue révolution de siècles.
MICYLLE. Tu ne t'étrangleras pas, maudit coq ! Prends-tu tout le monde pour des
Milésiens ou des Samiens ? On dit qu'étant Pythagore, tu étais assez joli garçon
dans ta jeunesse, et que tu servis plus d'une fois d'Aspasie au tyran de Samos.
20. Et après Aspasie, as-tu été homme ou femme ?
LE COQ. Cratès le cynique.
MICYLLE. Ô Dioscures ! quelle étrange métamorphose ! de courtisane, philosophe.
LE COQ. Ensuite roi, puis pauvre, peu de temps après satrape, puis cheval, geai,
grenouille, puis bien d'autres choses qu'il serait long de raconter en détail.
J'ai fini par être coq, je l'ai été plusieurs fois, car j'aimais beaucoup ce
genre de vie. Je me suis trouvé au service de beaucoup de personnes, de rois, de
pauvres et de riches. Enfin, me voici maintenant avec toi, riant de te voir te
lamenter tous les jours sur ta pauvreté, t'extasier sur le bonheur des riches,
faute de connaître les maux qui les assiègent. Oui, si tu voyais combien de
soucis les rongent, tu rirais tout le premier d'avoir cru que les riches sont
les plus heureux des mortels.
MICYLLE. Ainsi, Pythagore, ou tout autre nom qu'il te plaira, car je ne veux pas
t'interrompre au milieu de ton récit en t'appelant tantôt d'une façon, tantôt
d'une autre...
LE COQ. Appelle-moi Euphorbe, Pythagore, Aspasie, Cratès, peu m'importe, puisque
je suis tout cela. Cependant tu feras mieux de m'appeler coq comme je le suis à
présent, ne fût-ce que par respect pour un animal qui n'a de bas que les
apparences, et qui réunit en lui tant d'âmes différentes.
21. MICYLLE. Or çà, mon coq, puisque tu as essayé de presque toutes les
conditions et que tu as tout vu, fais-moi un tableau fidèle de la vie des riches
et de celle des pauvres, afin que je sache si tu ne m'abuses pas en me disant
que je suis plus heureux que les riches.
LE COQ. Écoute bien, Micylle. N'est-il pas vrai que quand on te dit : "L'ennemi
approche", cette nouvelle ne t'inquiète pas ? Tu ne crains pas qu'il ravage tes
terres, qu'il gâte tes vignes, qu'il, foule aux pieds tes jardins. Au premier
son de la trompette, si même tu l'entends, tu regardes autour de toi, cherchant
un sentier qui te dérobe au péril et te mette en sûreté. Outre que les riches
ont à craindre comme toi pour leur propre vie, ils ont encore la douleur de voir
du haut des murs saccager et emporter tout ce qu'ils possèdent dans les champs.
A-t-on besoin d'impôts, on s'adresse à eux seuls. Faut-il se mettre en campagne,
le danger n'est que pour les riches, qui commandent l'infanterie ou la
cavalerie, tandis que toi, avec ton bouclier d'osier et ton équipage, leste pour
la fuite, tu es prêt à partager la table du vainqueur, s'il donne des fêtes pour
célébrer sa victoire.
22. En temps de paix, tu viens en qualité de citoyen dans les assemblées. Là, tu
règnes sur les riches qui tremblent devant toi, redoutent ton courroux et te
flattent par des largesses. Ils se donnent mille peines pour te procurer le
plaisir des bains, des jeux, des spectacles. Toi, pendant ce temps-là, tu joues
le rôle de juge, d'inspecteur, de maître sévère, quelquefois sans autre raison
que ton bon plaisir. Quand il te plaît, tu fais pleuvoir sur eux une grêle de
pierres, et tu confisques leurs biens. Tu ne crains ni la bassesse d'un délateur
ni l'adresse d'un voleur qui voudrait faire un trou à tes murs ou escalader ta
maison pour enlever ton or. Tu n'as l'embarras, ni de rendre des comptes, ni
d'en exiger, ni de batailler avec de maudits intendants. Libre de tous soins
quand tu as raccommodé ta savate et reçu tes sept oboles, tu quittes l'ouvrage,
et le soir, s'il t'en prend envie, tu vas au bain. Tu achètes des anchois, des
goujons et des têtes d'oignons, tu te régales, chantant de tout ton cœur et
philosophant avec l'heureuse pauvreté (26).
23. Ainsi, tu te portes à merveille, tu es robuste et impénétrable au froid. Le
travail, qui te tient en haleine, te met en état de résister avec vigueur à ce
que d'autres croient au-dessus de leurs forces, de manière que tu ne ressens
jamais l'atteinte des maladies dangereuses. S'il te survient un léger accès de
fièvre, tu lui cèdes quelques instants, bientôt tu la secoues et t'en
débarrasses par la diète. La fièvre s'enfuit épouvantée à la vue d'un malade qui
se gorge d'eau froide et envoie promener les médecins avec tout leur régime. Les
riches, au contraire, victimes de leur intempérance, que de maux ne
souffrent-ils pas ? Goutte, phtisie, pulmonie, hydropisie ! car voilà les
enfants de leurs magnifiques repas. Aussi, ceux d'entre eux qui, semblables à
Icare, ont pris un essor trop élevé, sans voir que leurs ailes n'étaient
attachées qu'avec de la cire, sont tombés avec fracas dans la mer. Ceux au
contraire qui, à l'exemple de Dédale, moins hardis dans leur vol, rasent la
surface des eaux afin de tenir la cire de leurs ailes dans une humidité
convenable, ceux-là se voient à l'abri de tout danger.
MICYLLE. Ah ! voilà des gens sages et raisonnables.
LE COQ. Tu peux encore, Mycille, t'instruire d'après les honteux naufrages de
plusieurs autres. Ici, c'est Crésus dépouillé de ses ailes, montant sur le
bûcher, et prêtant à rire à ses vainqueurs. Là, c'est Denys détrôné, qui montre
à lire dans Corinthe, et qui, après avoir régné sur de puissants États, la
férule en main, fait épeler de petits enfants.
24. MICYLLE. Dis-moi, mon coq, et toi, lorsque tu étais roi, car tu me dis
l'avoir été, comment te trouvais-tu de ce genre de vie ? Sans doute que,
possédant le plus grand de tous les biens, tu étais au comble de la félicité ?
LE COQ. Ne me le rappelle pas, Micylle, tant j'étais malheureux alors ! Il est
vrai qu'au-dehors rien ne semblait manquer à mon bonheur, mais au-dedans j'étais
rongé de soucis.
MICYLLE. Comment ! voilà une chose bien étrange et bien difficile à croire.
LE COQ. Je régnais, Micylle, sur un vaste pays fertile en productions de toute
espèce, célèbre par la multitude de ses habitants, par la beauté de ses villes,
arrosé de fleuves navigables, environné d'une mer munie de bons ports. J'avais
infanterie considérable, cavalerie bien disciplinée, garde nombreuse, galères,
richesses immenses, quantité de vaisselles d'or, enfin tout ce que la pompe
royale a de plus imposant et de plus majestueux. Aussi, dès que je paraissais en
public, mes peuples se prosternaient devant moi, croyant voir une divinité. Les
uns accouraient en foule et se poussaient pour me voir, les autres, montés sur
les toits, regardaient comme un grand honneur d'avoir vu mon attelage, mon
manteau royal, mon diadème, mon avant- et mon arrière-garde. Et moi, qui
connaissais tous mes chagrins et mes tourments, j'excusais leur ignorance en
plaignant ma misère. Je me comparais à vos statues colossales, chefs-d'œuvre de
Phidias, de Myron ou de Praxitèle. Au-dehors, c'est Neptune, le trident en main,
c'est Jupiter, tout brillant d'or et d'ivoire, orné de foudres et d'éclairs.
Mais regarde au-dedans : des leviers, des coins, des barres de fer, des clous,
qui traversent la machine de part en part, des chevilles, de la poix, de la
poussière, et d'autres choses aussi choquantes à la vue, voilà ce que tu y
trouveras, sans parler encore d'une infinité de mouches et de musaraignes, qui y
établissent leur république. Telle est à peu près la royauté.
25. MICYLLE. Mais cela ne me dit pas encore ce que tu entends par ces clous, ces
leviers, ce vil amas de poussière et d'ordure, que tu prétends voir dans la
royauté, car enfin, paraître en public, attirer tous les regards, être adoré
comme un dieu, tout cela ressemble assez à l'extérieur du colosse, et offre même
quelque chose de divin. Dis-moi donc à présent quel est l'intérieur de ce
colosse.
LE COQ. Par où commencer ? Te peindrai-je, Micylle, les rois en proie aux
alarmes, aux remords, aux soupçons, à la haine et aux embûches de ceux qui les
approchent ? De là un sommeil court et encore superficiel, des rêves pleins de
troubles, des pensées qui se combattent, des attentes toujours fâcheuses. Te
dirai-je que tout leur temps ils le donnent à des audiences publiques ou
particulières, à des expéditions, des ordres, des traités, des calculs ? De là,
nul plaisir, pas même en songe. Ils sont réduits à veiller seuls pour leurs
sujets et à porter seuls le fardeau des affaires.
...Le puissant fils d'Atrée
Veille, et de soins divers son âme est déchirée,
tandis que tous les Grecs ronflent à ses côtés (27).
Ici, c'est le roi de Lydie, qu'afflige le mutisme de son fils (28),
là, le roi de Perse, inquiet des levées de troupes étrangères, que Cléarque fait
pour Cyrus (29).
Dion parlant à l'oreille de quelques Syracusains, afflige celui-ci (30)
; les éloges dont on comble Parménion mortifient celui-là (31)
; Ptolémée inquiète Perdiccas, Séleucus inquiète Ptolémée (32).
L'amour remplit le cœur d'un autre de chagrin. Sa maîtresse lui est infidèle, ou
ne lui accorde ses faveurs qu'avec répugnance. Ce n'est pas tout. Apprennent-ils
que quelques-uns de leurs sujets méditent une révolte, voient-ils deux ou trois
de leurs gardes se parler tout bas, voilà encore un sujet d'affliction. Mais ce
qu'il y a de plus terrible pour eux, c'est d'avoir à se défier surtout de leurs
plus chers favoris et de s'attendre toujours à quelque chose de fâcheux de leur
part. En effet, l'un meurt empoisonné par son fils, l'autre par l'objet de sa
passion, un troisième périt d'une mort à peu prés pareille.
26. MICYLLE. Bons dieux ! tu me dis là des choses effrayantes, mon coq. Je suis
donc bien plus en sûreté, courbé sur mon ouvrage et coupant mon cuir, que si je
buvais dans une coupe d'or de l'aconit et de la ciguë, présentés des mains de
l'amitié, car pour moi, tout le risque que je cours, si mon alène vient à
glisser de travers, c'est de me piquer légèrement le doigt et de saigner. Les
grands cœurs, tu dis, trouvent au contraire la mort au milieu des festins qu'ils
célèbrent, quoique investis de mille maux. Sont-ils déchus de leur grandeur, ils
ressemblent on ne peut mieux à des personnages de théâtre. Tant que ceux-ci
représentent Cécrops, Sisyphe ou Télèphe, ils portent un diadème, une épée à
garde d'ivoire, une chevelure flottante et un manteau tissu d'or. Mais ont-ils
le malheur, ce qui n'est pas rare, de faire un faux pas et de tomber au milieu
du théâtre, ils deviennent la risée des spectateurs, le masque et le diadème
sont brisés, la véritable tête du comédien ensanglantée, ses cuisses à nu en
grande partie. On ne voit plus que ses misérables haillons et son cothurne tout
difforme et nullement proportionné à ses pieds. Vois-tu, mon coq, comme tu m'as
aussi appris à faire des comparaisons ? Telle est à peu près l'idée que tu t'es
formée de la royauté. Mais lorsque tu étais cheval, chien, poisson ou
grenouille, comment te trouvais-tu de ces différents genres de vie ?
27. LE COQ. Tu entames là une matière aussi longue qu'étrangère à la
circonstance présente. Cependant, en général, de toutes les conditions, celle de
l'homme m'a paru la moins tranquille. Tous les autres animaux, en effet, se
renferment dans les désirs et les besoins de la nature. Tu ne trouveras parmi
eux, ni un cheval financier, ni une grenouille sycophante, ni un geai sophiste,
ni une mouche cuisinière, ni aucune des autres misères de l'espèce humaine.
28. MICYLLE. Tu as peut-être raison, mon coq. Cependant, je ne rougirai pas de
te découvrir mon faible. Je ne puis aujourd'hui même me défaire de l'envie de
devenir riche, envie qui date de mon enfance. Le beau songe qui m'étalait tant
d'or, je l'ai encore sous les yeux, et surtout j'enrage de la position de ce
maraud de Simon, qui vit dans les délices, comblé de tant de biens.
LE COQ. Je vais te guérir, Micylle, et, puisqu'il est encore nuit, lève-toi et
me suis. Je te conduirai chez ce même Simon et chez d'autres riches pour te
rendre témoin de ce qui s'y passe.
MICYLLE. Comment cela, puisque les portes sont fermées ? Faudra-t-il percer le
mur ?
LE COQ. Point du tout. Mercure, à qui je suis consacré, m'a accordé un privilège
précieux. Avec la plus longue plume de ma queue, qui par sa souplesse se replie
sur elle-même...
MICYLLE. Mais tu en as deux pareilles.
LE COQ. Eh bien ! avec cette plume droite. Celui pour qui je l'arracherai, et à
qui je la donnerai, peut, avec mon consentement, ouvrir toutes les portes et
voir tout sans être vu.
MICYLLE. Je ne te savais pas sorcier. Si une bonne fois tu me donnes ton
talisman, tu me verras bientôt transporter ici les trésors de Simon. Je ne
sortirai pas de chez lui sans avoir fait ce bon coup, et je le réduirai de
nouveau à ronger son cuir en le tirant avec les dents.
LE COQ. Cela ne peut pas être. Mercure m'a ordonné de faire du bruit pour
découvrir celui qui ferait servir cette plume à un artifice aussi criminel.
MICYLLE. Il n'est pas croyable que Mercure, qui est lui même un voleur, soit
ennemi de ses pareils. Mais avançons, je ne toucherai pas à son or, si je puis.
LE COQ. Commence, Micylle, par arracher la plume. Quoi ! tu les arraches toutes
deux ?
MICYLLE. Pour plus de sûreté, mon coq. Ta queue en sera moins difforme, et
gardera mieux l'équilibre.
29. LE COQ. Soit ! Allons-nous d'abord au logis de Simon, ou chez quelque autre
riche ?
MICYLLE. N'allons que chez Simon qui, depuis qu'il a fait fortune, a jugé à
propos d'allonger son nom de deux syllabes... Mais nous voici à sa porte, que
faire à présent ?
LE COQ. Mets ta plume dans la serrure.
MICYLLE. Par Hercule ! la porte s'ouvre comme avec une clef.
LE COQ. Avance. Vois-tu comme il compte ses écus ?
MICYLLE. Par Jupiter ! je le vois auprès d'une petite lampe, obscure et sans
huile. Quelle pâleur, quelle maigreur ! Ceci m'étonne. Il faut croire qu'il est
rongé de soucis, car on ne lui connaît pas d'autre maladie.
LE COQ. Écoute ce qu'il dit, et tu sauras la cause de son mal.
SIMON. Voilà soixante-dix talents, mis en lieu de sûreté. Je les ai cachés en
terre sous mon lit, sans que personne m'ait aperçu. Mais les seize talents que
j'ai déposés sous la mangeoire de l'écurie, Sosyle, mon palefrenier, les aura
vus. Aussi est-il continuellement autour de ses chevaux, lui qui d'ailleurs
n'est ni soigneux, ni laborieux de son naturel. Il m'en aura vraisemblablement
escroqué bien d'autres. Sans cela, comment Tibius lui aurait-il fait ces fortes
provisions de viandes salées ? On assure aussi qu'il vient d'acheter pour sa
femme un collier de cinq drachmes. Je suis perdu, ces coquins-là me ruineront
tout à fait. À propos, ma vaisselle n'est pas bien cachée, et ce n'est pas une
vaisselle ordinaire. On pourrait percer les murs et me l'enlever. J'ai tant
d'envieux, tant de gens qui me dressent des pièges, à commencer par mon voisin
Micylle !
MICYLLE. Oui, je te ressemble, n'est-ce pas, et j'emporte comme toi des plats
sous mon bras ?
LE COQ. Paix, Micylle ! ne trahis pas notre présence.
SIMON. C'est le plus sûr parti de se trouver sur ses gardes. Faisons la ronde
dans toute la maison. Qui va là ? Par Jupiter, je te vois, scélérat, qui perces
les murailles. Les dieux soient loués, ce n'est qu'une colonne. Comptons une
seconde fois l'argent que j'ai enfoui dernièrement. Peut-être me serai-je trompé
dans mon calcul .... J'entends encore du bruit ! On m'assiège, on me dresse de
tous côtés des embûches ! Où est mon épée ? Si j'attrape quelqu'un ! Enterrons
de nouveau mon trésor.
30. LE COQ. Voilà, Micylle, la vie de Simon ! Allons voir aussi chez quelque
autre riche, puisque la nuit n'est pas finie.
MICYLLE. Le misérable ! quelle vie est la sienne ! Je souhaite de pareils
trésors à mes ennemis. Avant de partir, je veux lui appliquer un bon coup de
poing sur la mâchoire.
SIMON. Au meurtre ! au voleur !
MICYLLE. Lamente-toi, veille, deviens aussi jaune que cet or que tu couves sans
cesse de tes yeux. Pour nous, allons, s'il te plaît, chez l'usurier Gniphon. Sa
demeure n'est pas éloignée. Voilà la porte qui s'ouvre d'elle-même.
31. LE COQ. Le vois-tu veillant, en proie à mille soucis, comptant une fois,
deux fois, le gain de ses usures avec ses doigts crochus ? Il lui faudra bientôt
quitter tout pour devenir cloporte, cousin ou moucheron.
MICYLLE. L'insensé qu'il est, il ne vit pas plus heureux que ces insectes. Comme
il est tout desséché à force de calculs ! Voyons-en un autre.
32. LE COQ. Ton Eucrate, si tu veux. Voilà ses portes ouvertes d'elles-mêmes.
MICYLLE. Tout cela était à moi tout à l'heure.
LE COQ. Quoi ! tu rêves encore à toutes ces richesses ? Tiens ! regarde Eucrate,
couché avec son valet, lui, un vieillard !
MICYLLE. Ah ! par Jupiter, je vois là de jolies choses ! Un pédéraste, un
complaisant infâme, une impudeur plus qu'humaine. Et la femme d'Eucrate, qui, de
son côté, couche avec son cuisinier !
33. LE COQ. Voudrais-tu maintenant être l'héritier d'Eucrate et posséder tous
ses biens ?
MICYLLE. Point du tout, mon coq. Plutôt mourir de faim que d'éprouver un tel
sort ! Adieu festins et richesses. Il vaut, en vérité, mieux n'avoir que deux
oboles pour tout bien que de vivre chez soi dans des transes continuelles.
LE COQ. Mais le jour va bientôt paraître. Retournons au logis, Micylle. Tu
verras le reste une autre fois.
(01)
Nous avons eu sous les yeux et nous avons suivi de près l'élégante traduction
que M. E. Geruzez a faite de ce dialogue, Paris, J. Delalain.
(02)
Cf. Alciphron, III, Ep. X. Cette épître du romancier grec a de nombreux points
de ressemblance avec le dialogue de Lucien.
(03)
Homère, Iliade, V, v. 408.
(04)
Apollonius de Rhodes, Argonautiques,
IV.
(05)
Homère, Odyssée, XIV, v. 328
(06)
Odyssée, XII, v. 395.
(07) Voy.,
sur cette historiette, Eustathe,
Commentaire sur le huitième livre de l’Iliade, et Aristophane, les Oiseaux, p. 286 de la traduction de M. Artaud.
(08)
Fils de Panthoüs, tué par Ménélas au siège de Troie. Voy. Horace, liv. 1, Ode XXVII.
(09)
Tanagre, ville de Béotie, était renommée pour ses volailles.
(10)
Odyssée, XIX, v 661.
(11)
Pindare, 1re Olympique.
Voy. la traduction de M. C. Poyard.
(12)
Iliade, II, v. 56.
(13)
Appartement des femmes.
(14)
Allusion aux sophismes des Stoïciens.
(15)
Iliade, XVII. v. 51.
(16) Cf.
Boileau, Sat. VIII, v. 484 et
suivants ;
Épître V, v. 85 et suivants.
(17) Euripide,
fragment de Bellérophon.
(18) Id.,
ibid.
(19)
Voy.
Hérodote,
Thalie, CII. Cf. Pomponius Méla, III,
VII ; Arrien, Hist. de l'Inde, XV ;
Strabon, XV.
(20)
Iliade, XV I, v. 807.
(21)
Iliade, XVII, v. 50.
(22) Voy.
les mots Arouère et Isis dans le
Dictionnaire
de Jacobi.
(23)
Voy. Caenéus dans le Dictionnaire de
Jacobi.
(24)
Voy. Ovide, Métam,, III, v. 324. Cf.
le XXVIIIe Dialogue des morts.
(25)
Euripide, Médée, v. 260.
(26)
Voy. Le savetier et le financier
de La Fontaine.
(27)
Iliade, II, v. 1 et suivants.
(28)
Crésus. Voy. Xénophon, Cyropédie,
livre VIII.
(29)
Artaxerxès. Allusion à la guerre des deux frères, qui se termina par la
bataille de Cunaxa (404 avant Jésus-Christ), et la retraite des dix mille.
(30)
Denys le tyran.
(31)
Alexandre. Voy. Quinte Curce, VII, II.
(32)
Voy. Justin, XXVII, II.
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