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LUCIEN

 

XLV

 

 

LE SONGE OU LE COQ (01)  

 



MICYLLE, LE COQ, SIMON

1. MICYLLE. Mais, maudit coq (02), que Jupiter t'écrase, cruel ennemi de mon sommeil, toi qui viens m'éveiller par tes cris aigus et perçants, tandis que, charmé du songe le plus agréable, je jouissais, au sein de l'opulence, de la félicité la plus parfaite. Quoi donc ! ne puis-je, même pendant la nuit, éviter la pauvreté mille fois plus détestable que toi ? Cependant le profond silence qui règne partout, ce froid piquant du matin, sûr avant-coureur de l'arrivée du jour, que je ne sens pas encore, m'annoncent qu'il n'est pas minuit. Ce malheureux coq, qui ne dort pas plus que s'il gardait la fameuse Toison d'or, se met à crier dès le soir. Mais, sur ma foi, tu t'en repentiras. Que le jour paraisse, je m'en venge en t'assommant à coups de bâton. Dans ce moment tu me donnerais trop à faire en sautillant dans les ténèbres.
LE COQ. Micylle, mon cher maître, je croyais, en t'éveillant le plus matin possible, t'obliger et te donner les moyens de faire plus d'ouvrage. Quand tu n'aurais raccommodé qu'une savate avant le lever du soleil, ce serait autant de gagné pour avoir du pain. Si tu aimes mieux dormir, je te laisserai en repos, et je deviendrai plus muet que les poissons. Mais prends garde de n'être riche qu'en songe et d'avoir faim à ton réveil.
2. MICYLLE. Ô Jupiter, qui détournes les prodiges, et toi, Hercule, destructeur des monstres, quelle étrange nouveauté ! Mon coq a parlé comme un homme !
LE COQ. Eh quoi ! tu cries au prodige, parce que je parle comme vous !
MICYLLE. Comment n'en serait-ce pas un ? Encore une fois, grands dieux, écartez de moi tout malheur !
LE COQ. Tu as l'air bien ignorant, Micylle. Tu n'as donc jamais lu les poèmes d'Homère, où Xanthus, cheval d'Achille, dit un long adieu au hennissement, et s'arrête au milieu du combat pour dialoguer comme un vrai rhapsode, et non pas en prose, comme je le fais (
03) ? Bien plus, il prédisait l'avenir, et l'annonçait par des oracles. Cependant cela ne parut pas étrange, et celui qui l'entendait ne s'avisa pas, comme toi, d'implorer le dieu destructeur des monstres, pour détourner un sinistre présage. Et qu'aurais-tu donc fait, si le navire Argo t'eût parlé (04), ainsi qu'autrefois ce fameux chêne de la forêt de Dodone (05), qui rendait des oracles ? ou si tu avais vu des peaux d'animaux tout frais écorchés se traîner par terre, et entendu mugir des morceaux de viande de bœuf à demi-grillés, bouillis et embrochés (06). Pour moi, qui suis l'interprète de Mercure, le plus grand parleur et le plus éloquent de tous les dieux, qui d'ailleurs vit et loge journellement avec vous, j'ai dû apprendre sans peine le langage des hommes. Au reste, si tu me promets un secret inviolable, je te donnerai la véritable raison de la conformité de mon langage avec le vôtre, et t'expliquerai d'où me vient ce don de la parole.
3. MICYLLE. Un coq, tenir conversation avec moi ! Ne serait-ce pas encore un songe ? Je t'en conjure par Mercure, dis-moi, mon coq, cette autre cause du prodige que je vois. Quant au silence que tu me demandes, ne crains rien. Qui me croirait, si je faisais le récit de ma conversation avec un coq ?
LE COQ. Écoute, Micylle, je vais te dire une chose, qui te paraîtra sans doute bien étrange. Tu me vois à présent sous la figure d'un coq. Eh bien ! j'étais homme, il n'y a pas longtemps.
MICYLLE. On m'a conté autrefois une histoire qui paraît avoir du rapport avec ce que tu dis là. Un jeune homme, nommé Alectryon, était l'ami de Mars, son compagnon de table et d'ivresse, le confident de ses amours. Toutes les fois que Mars allait voir Vénus, sa maîtresse, il emmenait avec lui Alectryon, et comme il craignait surtout d'être aperçu par le Soleil, qui n'aurait pas manqué d'avertir Vulcain, il laissait le jeune homme en sentinelle à la porte, pour lui annoncer quand paraîtrait le Soleil. Un jour Alectryon s'endort et trahit son mandat sans le vouloir. Le Soleil, en tapinois, surprend Vénus et Mars, qui reposent sans inquiétude, se fiant à la vigilance d'Alectryon, s'il survenait quelqu'un. Puis il va prévenir Vulcain, qui enveloppe les deux amants dans les filets qu'il avait depuis longtemps préparés. Aussitôt après sa délivrance, Mars se met en colère contre Alectryon, et, pour le punir, le change tout armé en un oiseau, qui porte encore sur la tête l'aigrette de son casque. Depuis ce temps, pour vous justifier auprès de Mars, quoique cela soit inutile, vous chantez longtemps avant le lever du Soleil, et vous annoncez qu'il va paraître (
07).
4. LE COQ. On rapporte cette histoire, Micylle, mais la mienne est bien différente, et c'est tout récemment que je suis devenu coq.
MICYLLE. Comment cela ? Voilà qui pique fort ma curiosité.
LE COQ. Il n'est pas que tu n'aies entendu parler de Pythagore ?
MICYLLE. De cet orgueilleux sophiste, qui défend de goûter de la chair des animaux, de manger des fèves, qui sont à mon goût le meilleur de tous les mets et le plus facile à assaisonner, et qui, en outre, condamne ses disciples à cinq ans entiers de silence ?
LE COQ. II faut que tu saches aussi que ce philosophe, avant d'être Pythagore, était Euphorbe (
08).
MICYLLE. Il passe pour un imposteur, pour un homme à prestiges.
LE COQ. C'est moi qui suis ce Pythagore dont il est question. Ainsi, mon bel ami, cesse de m'injurier, d'autant plus que tu ignores quel était mon caractère.
MICYLLE. Quoi ! un coq philosophe ! voilà qui est encore plus merveilleux. Dis-moi donc cependant, fils de Mnésarque, comment d'homme tu es devenu oiseau, et Tanagréen (
09) de citoyen de Samos. Cela est bien inconcevable et bien difficile à croire. D'ailleurs, j'ai, si je ne me trompe, remarqué en toi deux choses tout à fait contraires aux principes de Pythagore.
LE COQ. Quelles sont-elles ?
MICYLLE. D'abord, que tu es un grand bavard et que tu fais tien du bruit, au lieu que Pythagore exhortait, je crois, ses disciples à garder le silence cinq ans entiers. Tu as ensuite transgressé ses lois, car hier, en rentrant chez moi, s'il t'en souvient, je t'ai jeté des fèves, n'ayant rien autre chose à te donner, et tu en as parfaitement fait ton profit. Ainsi, ou tu n'es qu'un imposteur, sous un nom qui ne t'appartient pas, ou, si tu es en effet Pythagore, tu as violé tes lois, et commis en avalant des fèves une impiété aussi grande que si tu avais mangé la cervelle de ton père.
5. LE COQ. Tu ne connais donc, Micylle ni les motifs de ma conduite ni les devoirs relatifs à chaque condition. Quand j'étais Pythagore je ne mangeais pas de fèves, parce que j'étais Pythagore, mais aujourd'hui, j'use de cette nourriture qui convient à la volaille et qui ne nous est pas interdite. Cependant, apprends, si tu veux, comment de Pythagore je suis à présent ce que tu vois, et quels avantages j'ai retirés de mes métamorphoses.
MICYLLE. Parle, mon coq, car le récit de tes aventures me plaira au point que, si on me laissait le choix ou d'entendre ton histoire ou de retomber dans ce bienheureux songe, qui me donnait tant de plaisir tout à l'heure, je ne sais auquel je me déterminerais, tant cette conversation et ce songe délicieux ont un air de famille, tant je prise également ta personne et la vision qui a charmé mes sens.
LE COQ. Quoi ! tu reviens encore sur ce songe suranné ! Tu conserves encore un vain fantôme, et ton imagination court après un bonheur chimérique qui, pour te parler comme les poètes, se dissipe en fumée !
6. MICYLLE. Oui, coq, mets-toi bien dans la tête que jamais je n'oublierai mon songe. À la vérité, il s'est évanoui, mais il a laissé sur mes yeux un baume si agréable, que j'ai peine à ouvrir mes paupières qui se referment d'elles-mêmes au sommeil. Imagine le chatouillement que l'on ressent à tourner une plume dans l'oreille, et tu auras l'idée de la sensation que m'a fait éprouver mon songe.
LE COQ. Voilà un attachement bien étrange pour un songe, car les poètes nous représentent les songes avec des ailes, et le sommeil est le terme de leur vol, au lieu que le tien s'est élancé au-delà de ses limites et s'est reposé sur des yeux éveillés, plein de douceur et si près de la réalité ! Assurément, je veux entendre le détail d'un songe qui te plaît si fort.
MICYLLE. Tu seras obéi, car rien ne m'amuse tant que de me le rappeler et d'en raconter les circonstances, et toi, Pythagore, quand me parleras-tu de tes métamorphoses ?
LE COQ. Ce sera, Micylle, quand tu ne rêveras plus, et que tu auras essuyé le miel versé sur tes paupières. En attendant, parle le premier, afin que j'apprenne si ton songe est sorti par la porte d'ivoire ou celle de corne.
MICYLLE. Ni par l'une ni par l'autre, Pythagore.
LE COQ. Cependant Homère ne parle que de celles-là (
10).
MICYLLE. Laisse-là ton radoteur de poète tout à fait ignorant en matière de songes. Les songes qui ne représentent que la pauvreté et la misère, il est possible qu'ils sortent par ces portes-là, des songes tels que les voyait Homère, pas trop clairement encore, aveugle qu'il était. Quant au songe délicieux que j'ai eu, il est sorti par des portes d'or, il était lui-même tout d'or, environné d'or, et m'apportait beaucoup d'or.
LE COQ. Cesse, mon cher Midas, de parler d'or, car ton songe provient sûrement de la passion qui tourmenta Midas. On dirait que tu es devenu maître de mines d'or tout entières.
7. MICYLLE. Ah ! Pythagore, j'ai vu beaucoup d'or, oui, beaucoup d'or. Peux-tu t'imaginer combien il était beau, de quel éclat il brillait ! Sais-tu ce que dit Pindare en parlant de l'or ? Rappelle-moi ce passage, où, après avoir dit que l'eau est le plus excellent des éléments, il passe à l'or, dont il place adroitement l'éloge au commencement de la plus belle de ses odes (
11).
LE COQ. N'est-ce pas ceci que tu demandes ?
L'eau sur les éléments a droit à la victoire ;
Mais, tel qu'on voit au sein des cieux
Scintiller dans la nuit un astre lumineux,
L'or, vainqueur des métaux, en efface la gloire.
MICYLLE. Par Jupiter, c'est cela même. Pindare fait l'éloge de l'or, comme s'il avait vu mon songe. Mais pour ne te plus faire languir, écoute, ô très savant coq. Tu sais qu'hier je ne mangeai pas à la maison. Le riche Eucrate, m'ayant rencontré sur la place publique, me dit de venir souper chez lui au sortir du bain.
8. LE COQ. Je ne le sais que trop bien, car je jeûnai tout le jour. Tu ne revins le soir que fort tard, la tête échauffée par le vin, et tu me jetas ces malheureuses fèves que je vois encore, repas bien mesquin pour un coq autrefois athlète et qui s'est distingué dans les Jeux Olympiques.
MICYLLE. À mon retour de ce souper, je ne t'eus pas plus tôt jeté ces fèves que je m'endormis, et pendant une nuit d'ambroisie, selon l'expression d'Homère (
12), un songe véritablement divin m'étant survenu...
LE COQ. Raconte-moi d'abord ce qui t'arriva chez Eucrate, quelle chère tu fis à souper, et en général tout ce qui s'y passa. Rien ne t'empêche de souper une seconde fois en songe, en t'imaginant manger encore des mets qu'on y a servis.
9. MICYLLE. Je pensais que ce récit ne serait bon qu'à t'ennuyer, mais, puisque tu le désires, je commence. Mon cher Pythagore, je n'avais, de ma vie, soupé chez un riche, lorsque le plus heureux hasard me fait rencontrer Eucrate. Après lui avoir dit à mon ordinaire : "Bonjour, maître", je m'en allais de peur de lui faire honte avec mes haillons. "Micylle, me dit-il, c'est aujourd'hui l'anniversaire de la naissance de ma fille, et je régale mes amis. Comme l'un d'eux est indisposé et hors d'état, à ce qu'on dit, de souper avec nous, viens à sa place au sortir du bain, à moins toutefois qu'il ne me fasse avertir qu'il viendra, car il est encore indécis." Sur cette invitation, je lui fais une profonde révérence, et me retire en conjurant les dieux d'envoyer une bonne fièvre chaude, ou une pleurésie, ou la goutte, à ce valétudinaire que je devais doubler à table, et dont l'absence me valait un bon repas. Le temps qui s'écoula jusqu'à celui du bain me parut un siècle entier. Je ne détournais pas les yeux du cadran, pour voir quelle heure il marquait, et à quel moment il serait possible de se baigner. L'heure arrive enfin, je pars précipitamment, vêtu le mieux possible, ayant tourné mon manteau à l'envers, afin de ne montrer que le côté le plus propre.
10. J'étais à la porte d'Eucrate et, parmi les conviés, je vois, devines-tu ? celui-là même que je devais remplacer. On le disait malade, et, à dire vrai, tout l'annonçait assez. On le portait à quatre. Il respirait avec peine, toussait, crachait avec les plus grands efforts, d'une pâleur extrême, le corps enflé, avec cela soixante ans environ. On disait que c'était un de ces philosophes qui content des sornettes aux garçons. Aussi, sa barbe était sale, et certes avait besoin de passer par la main du barbier. Le médecin Archibius le querella d'être venu en cet état : "Il ne sied à personne répondit-il, et encore moins à un philosophe de manquer à ses engagements, fût-il assiégé de dix mille maladies. Eucrate croirait qu'on le méprise. - Point du tout, lui dis-je, il vous aurait su meilleur gré de mourir chez vous, que de venir à sa table cracher l'âme avec les poumons." L'orgueil de notre philosophe ne lui permit pas de faire attention à ma plaisanterie. Peu de temps après arrive Eucrate qui sortait du bain. Dès qu'il aperçut Thesmopolis, c'était le nom du philosophe, "Docteur, lui dit-il, que vous êtes charmant de venir nous voir ! Vous n'auriez pourtant rien perdu à rester chez vous, car je vous aurais envoyé de tous les plats." Tout en disant cela, il entre et prend par la main notre homme déjà soutenu de ses esclaves.
11. Pour moi, je me disposais à m'en aller. Eucrate, se tournant de mon côté, réfléchit un moment, et me voyant un air triste : "Entre aussi, Micylle, tu souperas avec nous. Pour te trouver place, j'enverrai mon fils souper avec sa mère dans le gynécée (
13)." J'entrai donc comme un loup qui a presque manqué sa proie, un peu confus de ce que je paraissais avoir banni du festin le fils de la maison. Enfin arrive le moment de se mettre à table. D'abord, cinq valets, oui, sur ma foi, cinq robustes valets enlèvent notre Thesmopolis, le placent sur son lit, ce qui n'était pas une entreprise fort aisée, je te jure, et le remparent de quantité d'oreillers, afin qu'il pût rester quelque temps dans la même position. Ensuite, personne ne s'empressant de l'avoir pour voisin, je fus mis à ses côtés, afin qu'il ne fût pas seul sur son lit. Nous soupons donc, mon cher Pythagore. Le repas était splendide et somptueux : vaisselle d'or et d'argent, coupes d'or, maîtres d'hôtel très élégants, musiciens, plaisants de toute espèce, rien ne manquait à la fête. Cependant une chose m'importunait fort, c'est que Thesmopolis me faisait de très longues dissertations sur je ne sais quelle vertu, m'apprenait que deux négations valent une affirmation, que, quand il fait jour, il ne fait pas nuit. Il me prouvait aussi que j'avais des cornes (14) et mille autres plaisanteries philosophiques dont je me serais fort bien passé. Il m'arrachait ainsi au plaisir d'entendre les instruments et les voix. Voilà, coq, voilà mon souper.
LE COQ. Il n'était pas très divertissant, Micylle, surtout à cause du voisinage de ce vieux radoteur.
12. MICYLLE. Écoute à présent mon songe. Je rêvais qu'Eucrate lui-même était, je ne sais comment, sur le point de mourir sans enfants, que ce même Eucrate m'ayant fait venir, m'avait, moi qui parle, institué par testament son légataire universel, que, peu de temps après, il était venu à mourir. Je croyais entrer en possession de tous ses biens, et puiser dans de grands vases de l'or et de l'argent, qui tombaient avec fracas et coulaient à grands flots. Robes, tables, coupes, valets, tout m'appartenait, comme de raison. Un char attelé de chevaux blancs me promenait dans tous les quartiers de la ville, couché nonchalamment, objet de curiosité et d'envie pour tous les spectateurs. J'avais quantité de courriers, beaucoup de cavaliers à mes côtés, un plus grand nombre encore à ma suite. J'étais revêtu de la robe d'Eucrate, et ses bagues, chargées de seize gros diamants, brillaient à mes doigts. On avait préparé, selon mes ordres, un magnifique repas pour la réception de mes amis, et, comme il en doit être dans un songe, ils étaient déjà arrivés, déjà la table était servie, et l'on se mettait à trinquer. J'en étais là, je commençais à porter des santés dans ma coupe d'or, on apportait le dessert, lorsque, tes cris venant fort mal à propos se faire entendre, la fête a été troublée, les tables renversées, mes richesses dissipées et perdues dans les airs. De bonne foi, n'avais-je pas bien raison d'être furieux contre toi, moi qui aurais vu très volontiers ce songe pendant trois nuits entières
13. LE COQ. Quelle passion pour l'or et pour les richesses ! Quoi ! tu ne connais rien au monde de plus admirable ! selon toi, le souverain bonheur consisterait à posséder beaucoup d'or ?
MICYLLE. Je ne suis pas seul de cet avis, Pythagore. Toi-même, quand tu étais Euphorbe, et que tu marchais au combat contre les Grecs, ne nouais-tu pas les boucles de tes cheveux avec des fils d'or ou d'argent ? À la guerre, où le fer est un meuble plus utile que l'or, tu ne croyais pas pouvoir affronter les dangers, si l'or n'eût brillé sur tes cheveux tressés avec art. Homère (
15), selon moi, ne compare ta chevelure à celle des Grâces que parce que l'or et l'argent en relevaient la beauté. Car assurément, elle paraissait bien plus belle et bien plus brillante, entrelacée de ce précieux métal et resplendissant de son éclat. Mais après tout, il t'était bien permis à toi, qui n'étais que le fils de Panthoüs, de tant priser l'or. En effet, le père des dieux et des hommes, le fils de Saturne et de Rhéa, étant amoureux d'une jeune fille d'Argos, et ne sachant en quoi se transformer pour lui plaire, ni comment séduire les gardes d'Acrise, se change en or, et se coule à travers le toit pour jouir de son amante. Que te dirai-je de plus ? Vois combien sont grands les avantages de l'or ! Te dirai-je qu'il élève au comble des honneurs et de la gloire, qu'il rend beaux, sages et puissants ceux qui le possèdent, qu'il change tout à coup des hommes vils et obscurs en des personnages importants et célèbres (16) ?
14. Il n'est pas que tu ne connaisses mon voisin et confrère Simon, qui, aux dernières Saturnales, soupa chez moi avec un plat de purée flanquée de deux morceaux de lard.
LE COQ. Si je le connais, ce petit bout d'homme, ce camus qui nous a pris notre écuelle de terre, la seule qui nous restait, et qui disparut après souper, la cachant sous son bras ! Je l'ai vu de mes yeux, Micylle.
MICYLLE. Quoi ! c'est ce maraud qui nous a volé et qui osait encore prendre tous les dieux à témoin de son innocence ? Mais puisque tu le voyais nous dépouiller ainsi, pourquoi ne m'as-tu pas averti en criant ?
LE COQ. Je criais comme un coq, et c'est tout ce que je pouvais faire alors. Mais que t'a donc fait ce Simon ? Tu avais, je crois, quelque historiette sur son compte.
MICYLLE. Ce Simon avait un cousin extrêmement riche, nommé Drimyle, qui, de son vivant, ne lui eût pas donné une seule obole, et comment l'eût-il fait ? lui-même ne touchait pas à son argent. Il vient de mourir enfin, ce cousin, et Simon, autrefois couvert de vieux haillons, trop heureux de lécher son écuelle, se trouve, en vertu des lois, son seul héritier. Il étale toute son opulence d'un air satisfait, il a des habits de pourpre, des esclaves, des équipages, des vases d'or, des tables à pieds d'ivoire. Enfin adoré de tout le monde, il ne daigne plus me regarder. Dernièrement je le vis passer : "Eh ! bonjour, Simon. - Allez dire à ce gueux de ne pas estropier mon nom, je ne m'appelle pas Simon, mais Simonide." Ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'il est la coqueluche de toutes les femmes, et qu'il les regarde avec dédain, du haut de sa grandeur. Il en est parfois dont il consent à être aimé. D'autres, qu'il néglige, ne parlent de rien moins que de se pendre. Tu vois par là tout ce que peut l'or, puisque, semblable à cette ceinture si vantée dans la poésie, il transforme les plus laids en des hommes beaux et aimables. Aussi entend-on des poètes s'écrier (
17) :
O bienheureux métal en miracles fertile

Et encore (
18) :
L'or règne en souverain sur le cœur des mortels.

Mais qu'avais-tu donc à rire, mon coq, pendant que je te parlais ?
15. LE COQ. C'est, Micylle, de te voir partager l'erreur commune sur le compte des riches. Va, sois persuadé que leur vie est plus malheureuse que la tienne. Tu peux m'en croire, puisque j'ai été pauvre, j'ai été riche, qu'enfin j'ai essayé de tout. Tu en seras bientôt convaincu par toi-même.
MICYLLE. Il est temps, en vérité, que tu m'instruises de tes métamorphoses et des réflexions que tu as faites dans chacune de tes conditions.
LE COQ. Écoute, mais sache auparavant une grande vérité, c'est que je n'ai jamais vu de mortel plus heureux que toi.
MICYLLE. Que moi, mon coq ! Veuillent les dieux t'envoyer une pareille félicité, car tu me provoques à te souhaiter malheur. Quoi qu'il en soit, dis-moi comment d'Euphorbe tu as été transformé en Pythagore, puis ce que tu as été, jusqu'à ce que tu sois devenu coq.
16. LE COQ. Je ne finirais pas si je voulais te raconter comment mon âme, descendue d'Apollon, vint ici-bas pour y être revêtue d'un corps mortel, et y expier quelque crime. D'ailleurs il n'est permis ni à moi de révéler ces mystères ni à toi de les entendre. Lors donc que j'étais Euphorbe...
MICYLLE. Arrête là, mon coq, et dis-moi si j'étais quelque chose avant d'être Micylle.
LE COQ. N'en doute pas.
MICYLLE. Dis-le-moi, si tu en as connaissance, car je suis impatient de le savoir.
LE COQ. Tu étais une de ces fourmis indiennes qui déterrent l'or (
19).
MICYLLE. Hélas ! après m'être nourri d'or, je n'ai pas pensé à m'en réserver quelques parcelles. Comme tu sais probablement ce que je deviendrai ensuite, dis-le-moi, car, si quelque bonne fortune m'attend, je vais incontinent me pendre au bâton sur lequel tu te perches.
17. LE COQ. Il n'y a pas moyen de le savoir. Mais pour en revenir à mon récit, quand j'étais Euphorbe, je combattis à Troie, où je fus tué par Ménélas. Plus tard, je devins Pythagore. Alors mon âme fut sans demeure fixe jusqu'à ce que Mnésarque m'en procurât une.
MICYLLE. Se peut-il, mon ami, que tu aies vécu sans boire ni manger ?
LE COQ. Assurément, car il n'y a que le corps qui éprouve ces besoins.
MICYLLE. Raconte-moi d'abord ce qui est arrivé au siège de Troie. Les choses se sont-elles passées comme le dit Homère ?
LE COQ. Comment l'aurait-il su, lui qui pendant ce temps était chameau dans la Bactriane ? Je vais te dire une chose bien surprenante : c'est qu'Ajax n'était pas si grand, ni Hélène elle-même si belle qu'on le croit. Je la vois encore avec sa figure pâle, emmanchée d'un long cou, ce qui faisait dire qu'elle était fille d'un cygne. Du reste, elle était vieille et de même âge qu'Hécube à peu près. Elle fut d'abord enlevée par Thésée, contemporain d'Hercule. Or celui-ci avait déjà pris Troie du temps de nos pères, qui existaient précisément à cette époque. Je tiens ces faits de Panthoüs, qui me disait que dans son enfance, il avait vu Hercule.
MICYLLE. Achille était-il un héros accompli, ou faut-il aussi regarder comme une fable ce qu'on en dit de merveilleux ?
LE COQ. Je ne me suis jamais mesuré avec lui, Micylle. D'ailleurs, j'aurais de la peine à faire un récit exact de ce qui s'est passé chez les Grecs, et comment le pourrais-je, moi qui étais leur ennemi ? Mais pour Patrocle, son ami, je le tuai sans peine en le perçant de ma lance (
20).
MICYLLE. Ménélas te le rendit ensuite avec moins de peine encore (
21). Mais brisons là, et revenons à l'histoire de Pythagore.
18. LE COQ. En somme, Micylle, je n'étais qu'un vrai sophiste car il faut, je crois, te parler de bonne foi, du reste, assez instruit et versé dans les hautes sciences. Je voyageai en Égypte pour avoir des entretiens particuliers avec les sages de ce pays, je pénétrai jusque dans leur sanctuaire, et j'étudiai à fond la doctrine contenue dans les livres d'Horus et d'Isis (
22). Je fis une seconde fois voile pour l'Italie, où je disposai si bien en ma faveur les Grecs de ce pays-là, qu'ils me regardèrent comme un dieu.
MICYLLE. Je sais tout cela aussi bien que la merveille de ta résurrection, ainsi que la cuisse d'or que tu leur as montrée. Mais, dis-moi, qui t'a mis dans la tête d'interdire à tes disciples l'usage de la viande et des fèves ?
LE COQ. Trêve de pareilles questions, Micylle.
MICYLLE. Et pourquoi donc, mon coq ?
LE COQ. C'est qu'il m'en coûterait trop de te dire la vérité sur cet article.
MICYLLE. Cependant tu devrais parler sans crainte à un homme qui est ton compagnon, ton ami, car désormais je n'oserai plus dire ton maître.
LE COQ. Eh bien ! cette défense ne portait sur rien de sensé et de plausible, mais je voyais qu'en suivant la route vulgaire et déjà frayée, je ne réussirais pas à me faire admirer, et qu'au contraire, on me regarderait comme un personnage d'autant plus extraordinaire, que ma doctrine serait plus bizarre. En conséquence, j'ai pris le parti de donner dans la nouveauté, et d'imposer par, un air de mystère, qui partageât les esprits dans leurs conjectures et ne les réunît que pour m'admirer, comme les oracles qu'on n'entend pas.
MICYLLE. Ah ! je vois que tu te moques de moi comme des habitants de Crotone, de Métaponte, de Tarente, des autres muets qui marchaient sous ta bannière et adoraient humblement tes pas.
19. Mais après avoir été Pythagore, sous quelle forme nouvelle as-tu existé ?
LE COQ. Sous la forme d'Aspasie, cette fameuse courtisane de Milet.
MICYLLE. Que dis-tu là ? Tu as aussi été femme, Pythagore ! Comment, maître coq, il a donc été un temps où tu pondais ? Et tu as couché avec Périclès, quand tu étais Aspasie. Tu as été enceinte de ses oeuvres, tu as filé de la laine, tenu la navette, et fait le métier de courtisane ?
LE COQ. Je ne suis pas le seul qui ait fait tout cela. Tirésias, avant moi, et Cénéus, fils d'Élatus (
23), ont été femmes, si bien qu'en te moquant de moi, tu te moques d'eux.
MICYLLE. Sous lequel des deux sexes as-tu goûté le plus de plaisir ? Était-ce quand tu étais homme ou bien quand Périclès te caressait ?
LE COQ. Fais attention à ce que tu me demandes. Pareille question a été funeste à Tirésias (
24).
MICYLLE. Eh bien ! si tu ne veux pas me répondre, je m'en tiendrai à ce que dit Euripide (
25), qu'il aimerait mieux aller trois fois, bouclier en main, à la guerre, que d'accoucher une seule.
LE COQ. Un jour viendra, Micylle, où tu accoucheras à ton tour : tu seras femme aussi, après une longue révolution de siècles.
MICYLLE. Tu ne t'étrangleras pas, maudit coq ! Prends-tu tout le monde pour des Milésiens ou des Samiens ? On dit qu'étant Pythagore, tu étais assez joli garçon dans ta jeunesse, et que tu servis plus d'une fois d'Aspasie au tyran de Samos.
20. Et après Aspasie, as-tu été homme ou femme ?
LE COQ. Cratès le cynique.
MICYLLE. Ô Dioscures ! quelle étrange métamorphose ! de courtisane, philosophe.
LE COQ. Ensuite roi, puis pauvre, peu de temps après satrape, puis cheval, geai, grenouille, puis bien d'autres choses qu'il serait long de raconter en détail. J'ai fini par être coq, je l'ai été plusieurs fois, car j'aimais beaucoup ce genre de vie. Je me suis trouvé au service de beaucoup de personnes, de rois, de pauvres et de riches. Enfin, me voici maintenant avec toi, riant de te voir te lamenter tous les jours sur ta pauvreté, t'extasier sur le bonheur des riches, faute de connaître les maux qui les assiègent. Oui, si tu voyais combien de soucis les rongent, tu rirais tout le premier d'avoir cru que les riches sont les plus heureux des mortels.
MICYLLE. Ainsi, Pythagore, ou tout autre nom qu'il te plaira, car je ne veux pas t'interrompre au milieu de ton récit en t'appelant tantôt d'une façon, tantôt d'une autre...
LE COQ. Appelle-moi Euphorbe, Pythagore, Aspasie, Cratès, peu m'importe, puisque je suis tout cela. Cependant tu feras mieux de m'appeler coq comme je le suis à présent, ne fût-ce que par respect pour un animal qui n'a de bas que les apparences, et qui réunit en lui tant d'âmes différentes.
21. MICYLLE. Or çà, mon coq, puisque tu as essayé de presque toutes les conditions et que tu as tout vu, fais-moi un tableau fidèle de la vie des riches et de celle des pauvres, afin que je sache si tu ne m'abuses pas en me disant que je suis plus heureux que les riches.
LE COQ. Écoute bien, Micylle. N'est-il pas vrai que quand on te dit : "L'ennemi approche", cette nouvelle ne t'inquiète pas ? Tu ne crains pas qu'il ravage tes terres, qu'il gâte tes vignes, qu'il, foule aux pieds tes jardins. Au premier son de la trompette, si même tu l'entends, tu regardes autour de toi, cherchant un sentier qui te dérobe au péril et te mette en sûreté. Outre que les riches ont à craindre comme toi pour leur propre vie, ils ont encore la douleur de voir du haut des murs saccager et emporter tout ce qu'ils possèdent dans les champs. A-t-on besoin d'impôts, on s'adresse à eux seuls. Faut-il se mettre en campagne, le danger n'est que pour les riches, qui commandent l'infanterie ou la cavalerie, tandis que toi, avec ton bouclier d'osier et ton équipage, leste pour la fuite, tu es prêt à partager la table du vainqueur, s'il donne des fêtes pour célébrer sa victoire.
22. En temps de paix, tu viens en qualité de citoyen dans les assemblées. Là, tu règnes sur les riches qui tremblent devant toi, redoutent ton courroux et te flattent par des largesses. Ils se donnent mille peines pour te procurer le plaisir des bains, des jeux, des spectacles. Toi, pendant ce temps-là, tu joues le rôle de juge, d'inspecteur, de maître sévère, quelquefois sans autre raison que ton bon plaisir. Quand il te plaît, tu fais pleuvoir sur eux une grêle de pierres, et tu confisques leurs biens. Tu ne crains ni la bassesse d'un délateur ni l'adresse d'un voleur qui voudrait faire un trou à tes murs ou escalader ta maison pour enlever ton or. Tu n'as l'embarras, ni de rendre des comptes, ni d'en exiger, ni de batailler avec de maudits intendants. Libre de tous soins quand tu as raccommodé ta savate et reçu tes sept oboles, tu quittes l'ouvrage, et le soir, s'il t'en prend envie, tu vas au bain. Tu achètes des anchois, des goujons et des têtes d'oignons, tu te régales, chantant de tout ton cœur et philosophant avec l'heureuse pauvreté (
26).
23. Ainsi, tu te portes à merveille, tu es robuste et impénétrable au froid. Le travail, qui te tient en haleine, te met en état de résister avec vigueur à ce que d'autres croient au-dessus de leurs forces, de manière que tu ne ressens jamais l'atteinte des maladies dangereuses. S'il te survient un léger accès de fièvre, tu lui cèdes quelques instants, bientôt tu la secoues et t'en débarrasses par la diète. La fièvre s'enfuit épouvantée à la vue d'un malade qui se gorge d'eau froide et envoie promener les médecins avec tout leur régime. Les riches, au contraire, victimes de leur intempérance, que de maux ne souffrent-ils pas ? Goutte, phtisie, pulmonie, hydropisie ! car voilà les enfants de leurs magnifiques repas. Aussi, ceux d'entre eux qui, semblables à Icare, ont pris un essor trop élevé, sans voir que leurs ailes n'étaient attachées qu'avec de la cire, sont tombés avec fracas dans la mer. Ceux au contraire qui, à l'exemple de Dédale, moins hardis dans leur vol, rasent la surface des eaux afin de tenir la cire de leurs ailes dans une humidité convenable, ceux-là se voient à l'abri de tout danger.
MICYLLE. Ah ! voilà des gens sages et raisonnables.
LE COQ. Tu peux encore, Mycille, t'instruire d'après les honteux naufrages de plusieurs autres. Ici, c'est Crésus dépouillé de ses ailes, montant sur le bûcher, et prêtant à rire à ses vainqueurs. Là, c'est Denys détrôné, qui montre à lire dans Corinthe, et qui, après avoir régné sur de puissants États, la férule en main, fait épeler de petits enfants.
24. MICYLLE. Dis-moi, mon coq, et toi, lorsque tu étais roi, car tu me dis l'avoir été, comment te trouvais-tu de ce genre de vie ? Sans doute que, possédant le plus grand de tous les biens, tu étais au comble de la félicité ?
LE COQ. Ne me le rappelle pas, Micylle, tant j'étais malheureux alors ! Il est vrai qu'au-dehors rien ne semblait manquer à mon bonheur, mais au-dedans j'étais rongé de soucis.
MICYLLE. Comment ! voilà une chose bien étrange et bien difficile à croire.
LE COQ. Je régnais, Micylle, sur un vaste pays fertile en productions de toute espèce, célèbre par la multitude de ses habitants, par la beauté de ses villes, arrosé de fleuves navigables, environné d'une mer munie de bons ports. J'avais infanterie considérable, cavalerie bien disciplinée, garde nombreuse, galères, richesses immenses, quantité de vaisselles d'or, enfin tout ce que la pompe royale a de plus imposant et de plus majestueux. Aussi, dès que je paraissais en public, mes peuples se prosternaient devant moi, croyant voir une divinité. Les uns accouraient en foule et se poussaient pour me voir, les autres, montés sur les toits, regardaient comme un grand honneur d'avoir vu mon attelage, mon manteau royal, mon diadème, mon avant- et mon arrière-garde. Et moi, qui connaissais tous mes chagrins et mes tourments, j'excusais leur ignorance en plaignant ma misère. Je me comparais à vos statues colossales, chefs-d'œuvre de Phidias, de Myron ou de Praxitèle. Au-dehors, c'est Neptune, le trident en main, c'est Jupiter, tout brillant d'or et d'ivoire, orné de foudres et d'éclairs. Mais regarde au-dedans : des leviers, des coins, des barres de fer, des clous, qui traversent la machine de part en part, des chevilles, de la poix, de la poussière, et d'autres choses aussi choquantes à la vue, voilà ce que tu y trouveras, sans parler encore d'une infinité de mouches et de musaraignes, qui y établissent leur république. Telle est à peu près la royauté.
25. MICYLLE. Mais cela ne me dit pas encore ce que tu entends par ces clous, ces leviers, ce vil amas de poussière et d'ordure, que tu prétends voir dans la royauté, car enfin, paraître en public, attirer tous les regards, être adoré comme un dieu, tout cela ressemble assez à l'extérieur du colosse, et offre même quelque chose de divin. Dis-moi donc à présent quel est l'intérieur de ce colosse.
LE COQ. Par où commencer ? Te peindrai-je, Micylle, les rois en proie aux alarmes, aux remords, aux soupçons, à la haine et aux embûches de ceux qui les approchent ? De là un sommeil court et encore superficiel, des rêves pleins de troubles, des pensées qui se combattent, des attentes toujours fâcheuses. Te dirai-je que tout leur temps ils le donnent à des audiences publiques ou particulières, à des expéditions, des ordres, des traités, des calculs ? De là, nul plaisir, pas même en songe. Ils sont réduits à veiller seuls pour leurs sujets et à porter seuls le fardeau des affaires.
...Le puissant fils d'Atrée
Veille, et de soins divers son âme est déchirée,
tandis que tous les Grecs ronflent à ses côtés
(
27).
Ici, c'est le roi de Lydie, qu'afflige le mutisme de son fils (
28), là, le roi de Perse, inquiet des levées de troupes étrangères, que Cléarque fait pour Cyrus (29). Dion parlant à l'oreille de quelques Syracusains, afflige celui-ci (30) ; les éloges dont on comble Parménion mortifient celui-là (31) ; Ptolémée inquiète Perdiccas, Séleucus inquiète Ptolémée (32). L'amour remplit le cœur d'un autre de chagrin. Sa maîtresse lui est infidèle, ou ne lui accorde ses faveurs qu'avec répugnance. Ce n'est pas tout. Apprennent-ils que quelques-uns de leurs sujets méditent une révolte, voient-ils deux ou trois de leurs gardes se parler tout bas, voilà encore un sujet d'affliction. Mais ce qu'il y a de plus terrible pour eux, c'est d'avoir à se défier surtout de leurs plus chers favoris et de s'attendre toujours à quelque chose de fâcheux de leur part. En effet, l'un meurt empoisonné par son fils, l'autre par l'objet de sa passion, un troisième périt d'une mort à peu prés pareille.
26. MICYLLE. Bons dieux ! tu me dis là des choses effrayantes, mon coq. Je suis donc bien plus en sûreté, courbé sur mon ouvrage et coupant mon cuir, que si je buvais dans une coupe d'or de l'aconit et de la ciguë, présentés des mains de l'amitié, car pour moi, tout le risque que je cours, si mon alène vient à glisser de travers, c'est de me piquer légèrement le doigt et de saigner. Les grands cœurs, tu dis, trouvent au contraire la mort au milieu des festins qu'ils célèbrent, quoique investis de mille maux. Sont-ils déchus de leur grandeur, ils ressemblent on ne peut mieux à des personnages de théâtre. Tant que ceux-ci représentent Cécrops, Sisyphe ou Télèphe, ils portent un diadème, une épée à garde d'ivoire, une chevelure flottante et un manteau tissu d'or. Mais ont-ils le malheur, ce qui n'est pas rare, de faire un faux pas et de tomber au milieu du théâtre, ils deviennent la risée des spectateurs, le masque et le diadème sont brisés, la véritable tête du comédien ensanglantée, ses cuisses à nu en grande partie. On ne voit plus que ses misérables haillons et son cothurne tout difforme et nullement proportionné à ses pieds. Vois-tu, mon coq, comme tu m'as aussi appris à faire des comparaisons ? Telle est à peu près l'idée que tu t'es formée de la royauté. Mais lorsque tu étais cheval, chien, poisson ou grenouille, comment te trouvais-tu de ces différents genres de vie ?
27. LE COQ. Tu entames là une matière aussi longue qu'étrangère à la circonstance présente. Cependant, en général, de toutes les conditions, celle de l'homme m'a paru la moins tranquille. Tous les autres animaux, en effet, se renferment dans les désirs et les besoins de la nature. Tu ne trouveras parmi eux, ni un cheval financier, ni une grenouille sycophante, ni un geai sophiste, ni une mouche cuisinière, ni aucune des autres misères de l'espèce humaine.
28. MICYLLE. Tu as peut-être raison, mon coq. Cependant, je ne rougirai pas de te découvrir mon faible. Je ne puis aujourd'hui même me défaire de l'envie de devenir riche, envie qui date de mon enfance. Le beau songe qui m'étalait tant d'or, je l'ai encore sous les yeux, et surtout j'enrage de la position de ce maraud de Simon, qui vit dans les délices, comblé de tant de biens.
LE COQ. Je vais te guérir, Micylle, et, puisqu'il est encore nuit, lève-toi et me suis. Je te conduirai chez ce même Simon et chez d'autres riches pour te rendre témoin de ce qui s'y passe.
MICYLLE. Comment cela, puisque les portes sont fermées ? Faudra-t-il percer le mur ?
LE COQ. Point du tout. Mercure, à qui je suis consacré, m'a accordé un privilège précieux. Avec la plus longue plume de ma queue, qui par sa souplesse se replie sur elle-même...
MICYLLE. Mais tu en as deux pareilles.
LE COQ. Eh bien ! avec cette plume droite. Celui pour qui je l'arracherai, et à qui je la donnerai, peut, avec mon consentement, ouvrir toutes les portes et voir tout sans être vu.
MICYLLE. Je ne te savais pas sorcier. Si une bonne fois tu me donnes ton talisman, tu me verras bientôt transporter ici les trésors de Simon. Je ne sortirai pas de chez lui sans avoir fait ce bon coup, et je le réduirai de nouveau à ronger son cuir en le tirant avec les dents.
LE COQ. Cela ne peut pas être. Mercure m'a ordonné de faire du bruit pour découvrir celui qui ferait servir cette plume à un artifice aussi criminel.
MICYLLE. Il n'est pas croyable que Mercure, qui est lui même un voleur, soit ennemi de ses pareils. Mais avançons, je ne toucherai pas à son or, si je puis.
LE COQ. Commence, Micylle, par arracher la plume. Quoi ! tu les arraches toutes deux ?
MICYLLE. Pour plus de sûreté, mon coq. Ta queue en sera moins difforme, et gardera mieux l'équilibre.
29. LE COQ. Soit ! Allons-nous d'abord au logis de Simon, ou chez quelque autre riche ?
MICYLLE. N'allons que chez Simon qui, depuis qu'il a fait fortune, a jugé à propos d'allonger son nom de deux syllabes... Mais nous voici à sa porte, que faire à présent ?
LE COQ. Mets ta plume dans la serrure.
MICYLLE. Par Hercule ! la porte s'ouvre comme avec une clef.
LE COQ. Avance. Vois-tu comme il compte ses écus ?
MICYLLE. Par Jupiter ! je le vois auprès d'une petite lampe, obscure et sans huile. Quelle pâleur, quelle maigreur ! Ceci m'étonne. Il faut croire qu'il est rongé de soucis, car on ne lui connaît pas d'autre maladie.
LE COQ. Écoute ce qu'il dit, et tu sauras la cause de son mal.
SIMON. Voilà soixante-dix talents, mis en lieu de sûreté. Je les ai cachés en terre sous mon lit, sans que personne m'ait aperçu. Mais les seize talents que j'ai déposés sous la mangeoire de l'écurie, Sosyle, mon palefrenier, les aura vus. Aussi est-il continuellement autour de ses chevaux, lui qui d'ailleurs n'est ni soigneux, ni laborieux de son naturel. Il m'en aura vraisemblablement escroqué bien d'autres. Sans cela, comment Tibius lui aurait-il fait ces fortes provisions de viandes salées ? On assure aussi qu'il vient d'acheter pour sa femme un collier de cinq drachmes. Je suis perdu, ces coquins-là me ruineront tout à fait. À propos, ma vaisselle n'est pas bien cachée, et ce n'est pas une vaisselle ordinaire. On pourrait percer les murs et me l'enlever. J'ai tant d'envieux, tant de gens qui me dressent des pièges, à commencer par mon voisin Micylle !
MICYLLE. Oui, je te ressemble, n'est-ce pas, et j'emporte comme toi des plats sous mon bras ?
LE COQ. Paix, Micylle ! ne trahis pas notre présence.
SIMON. C'est le plus sûr parti de se trouver sur ses gardes. Faisons la ronde dans toute la maison. Qui va là ? Par Jupiter, je te vois, scélérat, qui perces les murailles. Les dieux soient loués, ce n'est qu'une colonne. Comptons une seconde fois l'argent que j'ai enfoui dernièrement. Peut-être me serai-je trompé dans mon calcul .... J'entends encore du bruit ! On m'assiège, on me dresse de tous côtés des embûches ! Où est mon épée ? Si j'attrape quelqu'un ! Enterrons de nouveau mon trésor.
30. LE COQ. Voilà, Micylle, la vie de Simon ! Allons voir aussi chez quelque autre riche, puisque la nuit n'est pas finie.
MICYLLE. Le misérable ! quelle vie est la sienne ! Je souhaite de pareils trésors à mes ennemis. Avant de partir, je veux lui appliquer un bon coup de poing sur la mâchoire.
SIMON. Au meurtre ! au voleur !
MICYLLE. Lamente-toi, veille, deviens aussi jaune que cet or que tu couves sans cesse de tes yeux. Pour nous, allons, s'il te plaît, chez l'usurier Gniphon. Sa demeure n'est pas éloignée. Voilà la porte qui s'ouvre d'elle-même.
31. LE COQ. Le vois-tu veillant, en proie à mille soucis, comptant une fois, deux fois, le gain de ses usures avec ses doigts crochus ? Il lui faudra bientôt quitter tout pour devenir cloporte, cousin ou moucheron.
MICYLLE. L'insensé qu'il est, il ne vit pas plus heureux que ces insectes. Comme il est tout desséché à force de calculs ! Voyons-en un autre.
32. LE COQ. Ton Eucrate, si tu veux. Voilà ses portes ouvertes d'elles-mêmes.
MICYLLE. Tout cela était à moi tout à l'heure.
LE COQ. Quoi ! tu rêves encore à toutes ces richesses ? Tiens ! regarde Eucrate, couché avec son valet, lui, un vieillard !
MICYLLE. Ah ! par Jupiter, je vois là de jolies choses ! Un pédéraste, un complaisant infâme, une impudeur plus qu'humaine. Et la femme d'Eucrate, qui, de son côté, couche avec son cuisinier !
33. LE COQ. Voudrais-tu maintenant être l'héritier d'Eucrate et posséder tous ses biens ?
MICYLLE. Point du tout, mon coq. Plutôt mourir de faim que d'éprouver un tel sort ! Adieu festins et richesses. Il vaut, en vérité, mieux n'avoir que deux oboles pour tout bien que de vivre chez soi dans des transes continuelles.
LE COQ. Mais le jour va bientôt paraître. Retournons au logis, Micylle. Tu verras le reste une autre fois.

(01) Nous avons eu sous les yeux et nous avons suivi de près l'élégante traduction que M. E. Geruzez a faite de ce dialogue, Paris, J. Delalain.
(
02) Cf. Alciphron, III, Ep. X. Cette épître du romancier grec a de nombreux points de ressemblance avec le dialogue de Lucien.
(
03) Homère, Iliade, V, v. 408.
(
04) Apollonius de Rhodes, Argonautiques, IV.
(
05) Homère, Odyssée, XIV, v. 328
(
06) Odyssée, XII, v. 395.
(
07) Voy., sur cette historiette, Eustathe, Commentaire sur le huitième livre de l’Iliade, et Aristophane, les Oiseaux, p. 286 de la traduction de M. Artaud.
(
08) Fils de Panthoüs, tué par Ménélas au siège de Troie. Voy. Horace, liv. 1, Ode XXVII.
(
09) Tanagre, ville de Béotie, était renommée pour ses volailles.
(
10) Odyssée, XIX, v 661.
(
11) Pindare, 1re Olympique. Voy. la traduction de M. C. Poyard.
(
12) Iliade, II, v. 56.
(
13) Appartement des femmes.
(
14) Allusion aux sophismes des Stoïciens.
(
15) Iliade, XVII. v. 51.
(
16) Cf. Boileau, Sat. VIII, v. 484 et suivants ; Épître V, v. 85 et suivants.
(
17) Euripide, fragment de Bellérophon.
(
18Id., ibid.
(
19) Voy. Hérodote, Thalie, CII. Cf. Pomponius Méla, III, VII ; Arrien, Hist. de l'Inde, XV ; Strabon, XV.
(
20) Iliade, XV I, v. 807.
(
21) Iliade, XVII, v. 50.
(
22) Voy. les mots Arouère et Isis dans le Dictionnaire de Jacobi.
(
23) Voy. Caenéus dans le Dictionnaire de Jacobi.
(
24) Voy. Ovide, Métam,, III, v. 324. Cf. le XXVIIIe Dialogue des morts.
(
25) Euripide, Médée, v. 260.
(
26) Voy. Le savetier et le financier de La Fontaine.
(
27) Iliade, II, v. 1 et suivants.
(
28) Crésus. Voy. Xénophon, Cyropédie, livre VIII.
(
29) Artaxerxès. Allusion à la guerre des deux frères, qui se termina par la bataille de Cunaxa (404 avant Jésus-Christ), et la retraite des dix mille.
(
30) Denys le tyran.
(
31) Alexandre. Voy. Quinte Curce, VII, II.
(
32) Voy. Justin, XXVII, II.