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LUCIEN
LIV
PRÉFACE OU BACCHUS
1. Lorsque Bacchus conduisit son armée contre les Indiens (car rien ne
m'empêche, je crois, de vous raconter une légende bachique), on dit que les
peuples du pays le méprisèrent d'abord au point de rire de son expédition. Il y
a mieux, ils eurent pitié de sa témérité, convaincus que, s'il osait leur
présenter la bataille, il serait aussitôt écrasé sous les pieds de leurs
éléphants. Ils avaient probablement appris par leurs espions d'étranges
nouvelles de cette troupe. La phalange et les bataillons sont, leur disait-on,
composés de femmes insensées et furieuses, couronnées de lierre, ceintes de
peaux de faons, ornées de petites piques de bois sans fer et entourées de
lierres aussi, avec de légers boucliers qui rendent un son éclatant quand on les
touche. On voit qu'ils avaient pris les tambours pour des boucliers. On voit
dans les rangs quelques jeunes rustres, nus, dansant le cordas, ornés de queues
et de cornes comme des chevreaux nouveau-nés.
2. Le chef de cette bande est porté sur un char attelé de panthères. Il n'a pas
du tout de barbe, pas le moindre duvet, mais il est cornu et couronné de
raisins, avec les cheveux retenus par une bandelette. Ses habits sont de
pourpre, ses chaussures d'or. Près du général marchent deux lieutenants, l'un
court, vieux, dodu, ventru, camus, à longues oreilles droites, chancelant,
s'étayant d'un bâton, le plus souvent à cheval sur un âne, revêtu d'un crocote (01),
digne pendant du général en chef ; l'autre est un être monstrueux, à figure
humaine, bouc dans sa partie inférieure, ayant les jambes velues, cornu, barbu,
rageur et violent, tenant dans la main gauche une syrinx, dans la droite une
baguette recourbée ; il parcourt, en bondissant, toute l'armée. Les femmes ont
peur de lui, elles s'enfuient laissant aller leurs cheveux au vent dès qu'il
approche, et se mettent à crier : "Évohé !" Les espions s'imaginèrent que
c'était le nom qu'elles donnaient à leur souverain. Ils rapportèrent, en outre,
qu'elles ravageaient les troupeaux, déchiraient de leurs mains les animaux tout
vivants, et que quelques-unes même se nourrissaient de chair crue.
3. A ce récit, les Indiens et leur roi se mettent naturellement à rire et
croient inutile de faire une sortie et de ranger leur armée en bataille. Tout au
plus enverront-ils leurs femmes contre ces ennemis, s'ils approchent. Pour eux,
ils rougiraient de remporter une pareille victoire et d'égorger des femmes
folles, un général efféminé, couronné d'une bandelette comme une fille, un petit
vieillard courtaud, à peu près ivre, l'autre une moitié de soldat (02),
puis des danseurs nus, tous parfaitement ridicules. Cependant, à la nouvelle que
le dieu dévastait le pays, brûlait les villes et les habitants, embrasait les
forêts, qu'en un mot il remplissait de feu l'Inde tout entière (le feu est, en
effet, l'arme de Bacchus; il la tient de son père, il l'a ravie à la foudre),
voilà les Indiens qui courent aux armes, équipent leurs éléphants, leur mettent
un frein à la bouche, les chargent de tours, marchent à la rencontre de
l'ennemi, tout en le méprisant, mais transportés de colère et résolus d'écraser
avec son armée ce général imberbe.
4. Quand les deux partis se sont rapprochés et mis en présence, les Indiens
placent les éléphants sur leur front de bandière, et les appuient de la
phalange. Bacchus, de son côté, se place au centre de ses troupes, tandis que
Silène commande l'aile droite et Pan l'aile gauche. Les Satyres remplissent les
fonctions de lochages et de taxiarques (03).
Le cri de guerre général est : "Évohé !" Tout à coup le tambour résonne, les
cymbales font entendre un bruit guerrier. Un des Satyres, prenant une corne,
sonne le nome orthien (04).
L'âne de Silène se met à braire d'un ton martial. Les Ménades, ceintes de
serpents, bondissent en hurlant, et mettent à nu le fer de leurs thyrses. Les
Indiens et leurs éléphants ploient bientôt et prennent la fuite en désordre,
sans oser s'avancer à la portée du trait. Enfin, ils sont complètement vaincus
et emmenés prisonniers par ceux mêmes dont ils se moquaient tout à l'heure,
apprenant par cette issue qu'il ne faut jamais mépriser, sur le bruit de la
renommée, des troupes que l'on ne connaît pas.
5. Mais que fait à Bacchus ce conte bachique ? dira-t-on. Le voici, et ne me
croyez pas, au nom des Grâces, agité de la folie des Corybantes ou plongé dans
l'ivresse, si je compare mes oeuvres à celles des dieux ! Il me semble que la
plupart des auditeurs, auxquels on annonce quelques nouvelles compositions, les
miennes par exemple, font absolument comme les Indiens. Ils s'imaginent que je
débite des pièces satyriques, plaisantes, vraiment comiques, croient ce qu'on
leur dit sans examen, et se font de moi je ne sais quelle opinion. Les uns
s'abstiennent de venir à mes séances, et, dédaignant de prêter l'oreille à des
folies de Bacchantes, à des danses de Satyres, ne descendent pas de leurs
éléphants ; d'autres attirés par ces objets mêmes, sont tout étonnés de trouver
à la place du pampre une pointe de fer, et, troublés de cette découverte
inattendue, n'osent plus revenir. Moi, je leur annonce en toute confiance que,
s'ils veulent encore aujourd'hui être initiés comme autrefois à nos mystères, si
mes anciens convives se rappellent la gaieté qui régnait dans nos festins, et
si, sans mépriser les Satyres et les Silènes, ils veulent boire dans cette coupe
jusqu'à l'ivresse, remplis à leur tour de l'esprit de Bacchus, ils s’écrieront
souvent avec moi : "Évohé !"
6. Ils en feront, du reste, tout ce qui leur plaira. L'audition est libre. Mais,
puisque nous sommes dans les Indes, je veux encore vous raconter une des
merveilles du pays. Elle n'est pas étrangère à Bacchus et rentre parfaitement
dans notre sujet. Chez les Indiens Machlées, qui occupent la rive gauche du
fleuve Indus, si vous considérez la direction de son cours, et qui descendent
jusqu'à l'Océan, il est un bois sacré renfermé dans une enceinte. Son étendue
n'est pas considérable, mais il est touffu, le lierre et la vigne y forment un
épais ombrage. Dans ce bois sont trois sources d'une eau fort belle et fort
limpide, l'une consacrée aux Satyres, l'autre à Pan, la troisième à Silène. Tous
les ans, les Indiens se rendent dans ce bois, afin d'y célébrer la fête de
Bacchus, et ils boivent à ces fontaines, non pas indistinctement, mais chacun
suivant son âge, les jeunes gens à la fontaine des Satyres, les hommes faits à
celle de Pan, et les vieillards de mon âge à celle de Silène.
7. Ce qui arrive aux enfants, après qu'ils ont bu à leur source, ou quelle est
l'audace des hommes qui ont puisé à celle de Pan, serait chose trop longue à
vous dire. Mais il n'est pas inutile de vous raconter ce que font les
vieillards, quand ils se sont enivrés à leur fontaine. À peine un vieillard
a-t-il bu, qu'il est tout à coup pénétré de l'esprit de Silène, il demeure
quelque temps sans voix, sa tête est lourde. Il ressemble à un homme
complètement plongé dans l'ivresse, puis soudain il recouvre la parole. Sa voix
devient pleine et sonore, son accent mélodieux. De muet qu'il était il se fait
bavard. En vain vous essayeriez de lui fermer la bouche pour l'empêcher de
parler et mettre un terme à ses longs discours. Cependant tout ce qu'il dit est
rempli de sens et d'agrément. Comme l'orateur d'Homère, ses paroles sont aussi
pressées que les flocons de neige qui tombent en hiver (05).
Il ne conviendrait pas de le comparer aux cygnes, à cause de son âge, mais son
éloquence ressemble plutôt aux chants rapides et précipités de la cigale, qui se
prolongent jusqu'à une heure avancée du soir. À ce moment, l'ivresse se dissipe,
le vieillard se tait, et il rentre dans son premier état. Je ne vous ai pourtant
pas dit encore ce qu'il y a de plus merveilleux : c'est que, si le vieillard,
forcé par le coucher du soleil d'interrompre son discours, le laisse inachevé,
l'année suivante, en buvant à la même source, il le reprend à l'endroit même où
l'ivresse qui l'inspirait l'avait abandonné.
8. Qu'à l'exemple de Momus, cette raillerie soit dirigée contre moi-même ! Et je
ne crois pas, par Jupiter ! qu'il soit besoin de montrer où ma fable veut en
venir. Vous voyez bien en quoi elle peut m'être appliquée. Si je suis dans le
délire, l'ivresse en est la cause, mais si mes discours vous semblent
raisonnables, c'est que Silène m'a été propice.
(01)
La robe, appelée κροκωτός, à cause de sa couleur jaune comme du safran,
κρόκος,
était un vêtement léger, réservé aux personnes voluptueuses, aux femmes et aux
hommes efféminés.
(02)
Pan, à moitié bouc.
(03)
Le lochos était une compagnie de dix, douze et quelquefois seize hommes de file
; la taxis comprenait huit lochos.
(04)
Air qui servait à sonner la charge. Voy. les remarques de Burette sur
le Traité de la musique de Plutarque, mémoires de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres, t. X.
(05)
Voy. Homère, Iliade, III, v. 212.
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