JUPITER, MERCURE ET MOMUS.
1. JUPITER. Cessez donc, dieux, de murmurer comme cela ! Cessez de vous tenir
dans les coins, de vous parler bas à l'oreille et de paraître fâchés de ce que
nous admettons à notre table plusieurs convives que vous n'en croyez pas dignes.
Mais puisque je vous ai convoqués à cet effet, que chacun de vous expose
nettement son opinion et ses griefs. Allons, Mercure, fais la proclamation
légale.
MERCURE. Écoutez l silence ! Qui est-ce qui veut prendre, la parole parmi les
dieux que leur âge autorise (01) ? Il s'agit dans
ce débat des métèques (02) et des étrangers.
MOMUS. Moi, Jupiter, moi, Momus, si tu veux me permettre de parler.
JUPITER. La proclamation t'en donne le droit : ainsi tu n'as pas besoin de ma
permission.
2. MOMUS. Je dis donc que je vois se conduire d'une façon fort étrange
quelques-uns d'entre nous, auxquels il ne suffit pas d'être passés de l'état
d'homme à celui de dieu. Ils croient que, si leurs esclaves et leurs valets ne
marchent pas nos égaux, c'en est fait pour eux-mêmes de toute puissance, de
toute grandeur. Je demande donc, Jupiter, la permission de parler avec franchise
; sans cela, je ne pourrais rien dire (03). Tout le
monde sait quel est le sans-gêne de ma langue ; je ne sais rien taire de ce qui
n'est pas dans l'ordre ; je répands tout ; je dis net ce que j'ai sur le cœur :
ni crainte ni honte ne me fait déguiser ma pensée. Aussi bon nombre de gens me
regardent-ils comme un être insupportable, d'un naturel hargneux, et l'on
m'appelle l'accusateur public. Mais, puisque la proclamation m'autorise à
parler, et que toi aussi, Jupiter, tu me donnes la licence d'exposer mon avis,
je vais le faire sans rien dissimuler.
3. Plusieurs d'entre nous, comme je le disais, non contents d'être admis dans
nos assemblées et de s'asseoir à table au même titre que nous, quoiqu'ils soient
à moitié mortels, ont amené à leur suite dans le ciel une foule de valets et de
danseurs qu'ils ont fait inscrire indûment sur nos registres ; et maintenant ces
intrus prennent part aux distributions et aux sacrifices, sans avoir payé le
droit d'incolat (04).
JUPITER. Pas d'énigmes, Momus ; parle clairement et sans ambages ; spécifie les
noms. Tu t'exprimes en ce moment d'une manière trop vague ; tes reproches
peuvent s'appliquer indifféremment à l'un ou à l'autre. Un orateur qui fait
profession de franchise ne doit pas craindre de dire tout.
4. MOMUS. Fort bien, Jupiter ; tu as raison de m'engager à parler en toute
liberté. Tu agis en véritable roi, en prince de grand cœur. Je vais donc
préciser les noms. Eh bien ! ce beau Bacchus, cette moitié d'homme, qui n'est
pas même Grec du côté de sa mère, petite-fille d'un certain Cadmus ; marchand de
la Syro-Phénicie, le voilà dieu, et je m'abstiens de gloser sur sa mitre, son
ivrognerie et ses allures. Vous voyez tous, en effet, je pense, à quel point il
est efféminé, toujours à moitié fou, et sentant le vin dès le point du jour.
Mais il a introduit chez nous une phratrie entière, un chœur complet, et il a
fait dieux Pan, Silène et les Satyres, hommes rustiques, presque tous chevriers
et sauteurs d'étranges figures. L'un a des cornes au front ; ses jambes et ses
cuisses sont d'une chèvre, et la longueur de sa barbe le fait ressembler à un
bouc ; l'autre est un vieillard chauve et camus, le plus souvent monté sur un
âne : c'est un Lydien. Quant aux Satyres, ils ont les oreilles pointues, le
front chauve et orné de cornes semblables à celles des chevreaux nouveau-nés.
Ils sont Phrygiens. Ils ont tous une queue. Vous voyez quels dieux nous donne le
galant.
5. Après cela, devons-nous être surpris du mépris des hommes, quand ils voient
des dieux si monstrueux et si ridicules ? Je ne parle pas des deux femmes qu'il
a conduites ici, l'une sa maîtresse, Ariane, dont il a placé la couronne parmi
les astres ; et l'autre, Érigone, fille d'Icarius, un paysan. Mais ce qu'il y a
de plus ridicule, ô dieux, c'est qu'il nous amène aussi le chien de cette
Érigone, pour que la pauvre fille n'éprouve pas le chagrin de n'avoir pas dans
le ciel cette petite bête qu'elle aimait tant. N'est-ce pas là une insulte, un
acte d'ivrogne, une plaisanterie indigne ? Parlons des autres à présent.
6. JUPITER. Ne dis rien, Momus, d'Esculape et d'Hercule. Je prévois où va
t'emporter ton discours. De ceux-ci, du moins, l'un guérit, sauve des maladies,
et
A lui seul il en vaut mille autres réunis (05)
;
l'autre, c'est-à-dire Hercule, mon fils, s'est acquis l'immortalité par de
nombreux travaux. Ne les accuse donc pas.
MOMUS. Eh bien ! je me tairai par égard pour toi, Jupiter, quoique j'aie
beaucoup à dire. Je ferai seulement observer qu'ils ont le corps des marqués de
brûlure. Maintenant, s'il m'est permis de te parler de toi avec franchise,
j'aurai plus d'une parole à t'adresser.
JUPITER. A moi ? cela t'est permis ; voudrais-tu me reprocher aussi d'être un
intrus ?
MOMUS. On ne se gêne pas pour le dire en Crète, et l'on fait mieux, on y montre
ton tombeau (06). Pour moi, je ne crois ni les
Crétois, ni les habitants d'Aegium en Achaïe, qui prétendent que tu es un enfant
supposé.
7. Mais je passe à des griefs plus importants. L'origine de ces abus, la cause
de la bâtardise introduite dans nos assemblées, c’est toi-même, Jupiter, et ton
commerce avec les mortelles, auprès desquelles tu ne cesses de descendre, tantôt
sous une forme, tantôt sous une autre. Nous tremblons toujours, par exemple,
quand tu es taureau, que l'on ne te prenne pour t'immoler, quand tu es or, qu'un
ouvrier ne te fasse fondre au creuset et qu'en place, de Jupiter nous n'ayons un
collier, un bracelet, une boucle d'oreille. C'est comme cela que tu as rempli le
ciel de tous ces demi- dieux, car je ne peux pas les appeler autrement. Et ce
qu'il y a de plaisant, c'est d'apprendre tout à coup qu'Hercule est devenu dieu,
tandis qu'Eurysthée, qui lui donnait des ordres, est mort ; c'est de voir le
temple de l'esclave Hercule s'élever près du tombeau du maître Eurysthée. De
même, Bacchus est dieu à Thèbes, et ses cousins Penthée, Actéon et Léarque (07)
sont les plus malheureux des hommes.
8. Du jour, où par tes accointances avec les mortelles, Jupiter, tu as ouvert la
porte à ces gens-là, tous les dieux ont voulu t'imiter, et non seulement les
dieux mâles, mais, ce qui est plus honteux, les déesses femelles. Qui ne connaît
Anchise, Tithon, Endymion, Jasion et les autres ? Je laisse tout cela de côté :
je n'en finirais pas avec mes reproches.
JUPITER. Pas un mot sur Ganymède, Momus. Je me fâcherais si tu faisais de la
peine à ce jeune homme à propos de sa famille.
9. MOMUS. Faut-il aussi ne rien dire de l'aigle, qui s'est faufilé dans le ciel,
se place sur ton sceptre royal et fait son nid presque sur ta tête : on dirait
un dieu. Dois-je n'en point parler à cause de Ganymède ? Mais cet Attis,
Jupiter, ce Corybas, ce Sabasius, d'où nous les a-t-on voiturés ici ? Quel est
ce Mède Mithrès, avec sa robe persane, sa tiare, qui ne sait pas un mot de grec
? Quand on veut lui porter une santé, il ne comprend pas. Cela fait que les
Scythes et les Gètes, voyant avec quelle facilité ces hommes sont passés dieux,
ne s'inquiètent plus de nous et se mettent à déifier qui bon leur semble ; par
exemple leur Zamolxis, un esclave, inscrit sur nos rôles, sans qu'on sache
comment il s'y est coulé.
10. Tout cela, dieux, pourrait encore se tolérer. Mais toi, hé ! la tête de
chien, l'Égyptien, enveloppé de serviettes, qui es-tu, mon ami, et comment, avec
ton aboiement, as-tu la prétention d'être dieu ? Que veut ce taureau de Memphis,
celui qui est tout moucheté ? On l'adore, il rend des oracles, il a des prêtres.
Je rougis de vous parler des ibis, des singes, des boucs, et de mille autres
dieux encore plus ridicules, dont les Égyptiens ont inondé le ciel ; et je
m'étonne, ô dieux, que vous puissiez endurer qu'on leur rende des honneurs égaux
aux vôtres, s'ils ne sont pas plus grands. Toi, Jupiter, comment peux-tu
souffrir les cornes de bélier qu'ils t'ont plantées au front ?
11. JUPITER. C'est vraiment honteux, ce que tu nous dis là des Égyptiens.
Cependant, Momus, presque tout cela compose des emblèmes dont on ne doit pas se
moquer, quand on n'y est pas initié.
MOMUS. Il est vrai, Jupiter, qu'il faut être initié à ces mystères, pour savoir
que des dieux sont des dieux et des cynocéphales des cynocéphales.
JUPITER. Laisse là, te dis-je, le culte des Égyptiens : nous en causerons une
autre fois à notre aise. Parle des autres.
12. MOMUS. Alors parlons de Trophonius, Jupiter, et, ce qui me dépite encore
davantage, d'Amphiloque, qui, fils d'un scélérat, meurtrier de sa mère, est mis
au rang des dieux et rend des oracles en Cilicie, avec force mensonges, tours de
passe-passe, le tout pour deux oboles. De ce moment, Apollon, tu perds ta
célébrité ; il n'y a pas de pierre d'autel arrosé d'huile ou couronné de fleurs,
qui ne rende des oracles, dès qu'il a trouvé son charlatan, et il n'en manque
pas. La statue de l'athlète Polydamas guérit les fiévreux à Olympie, et celle de
Théagène à Thase ; dans Ilion, on sacrifie à Hector, et en face, dans la
Chersonèse, à Protésilas. Aussi, depuis que nous sommes devenus si nombreux, les
parjures et les sacrilèges se sont multipliés, nous en sommes en butte au mépris
des hommes, et ils ont raison.
13. Voilà ce que j'avais à dire au sujet des dieux bâtards et indûment inscrits.
Mais quels sont encore ces noms étrangers que j'entends prononcer tous les
jours, dont les objets ne sont point parmi nous et ne peuvent pas même subsister
? Vraiment, Jupiter, je ne puis m'empêcher d'en rire. Où donc est cette vertu si
vantée, et la Nature, et le Destin, et la Fortune, noms illusoires et vides de
sens, inventés par quelques philosophes stupides ? Cependant ces noms, pris au
hasard, imposent tellement aux imbéciles, qu'aucun homme ne veut plus nous
offrir de sacrifices, convaincu que, nous immolât-il dix mille hécatombes, la
Fortune n'accomplira pas moins les arrêts du Destin et ce qui est filé à chacun
par les fuseaux des Parques. Je te demanderais volontiers, Jupiter, si tu as
jamais vu la Vertu, la Nature ou le Destin. Car je ne doute pas que tu
n'entendes souvent prononcer ces mots dans les discussions des philosophes, et,
à moins d'être sourd, il me semble que leurs cris doivent arriver à tes
oreilles. J'en pourrais dire bien davantage, mais je m'arrête. Je vois que mes
discours offensent ici beaucoup d'auditeurs : quelques-uns même me sifflent,
surtout ceux qu'a blessés la liberté de mon langage.
14. Aussi, pour terminer la séance, je vais, si tu le veux bien, Jupiter, lire
un décret que j'ai rédigé sur cette question.
JUPITER. Lis : il y a du vrai dans quelques-uns de tes reproches. Il faut mettre
un terme à ces abus, afin qu'ils n'aillent pas plus loin.
MOMUS
DÉCRET.
À BON ENTENDEUR SALUT !
En assemblée légitimement convoquée, le
septième jour du mois, Jupiter étant prytane (08) ;
Neptune, proèdre, Apollon, épistate, et Momus, fils de la Nuit, greffier, le
Sommeil a proposé ce qui suit :
"Attendu qu'un grand nombre d'étrangers, non seulement Grecs, mais Barbares,
indignes de partager avec nous le droit de citoyens du ciel, se sont fait
inscrire sur nos registres, et faufilés, je ne sais comment, parmi les dieux, en
encombrant le ciel, à ce point que le banquet de l'Olympe n'est plus qu'une
cohue, un assemblage confus de gens qui parlent mille jargons divers ; attendu
que le nectar et l'ambroisie, épuisés par cette foule de buveurs, nous manquent
de manière à coûter une mine le cotyle ; attendu, enfin, que ces intrus ont
poussé l'insolence jusqu'à usurper la place des anciens et véritables dieux,
pour s'asseoir au premier rang, contrairement à tous nos usages nationaux, et se
font rendre sur la terre les premiers hommages.
15. Plaise au sénat et au peuple qu'il soit convoqué une nouvelle assemblée dans
l'Olympe, au solstice d'hiver, où l'on élira sept questeurs, choisis parmi les
dieux accomplis, trois de l'ancien sénat du temps de Saturne, et quatre des
douze dieux, parmi lesquels Jupiter. Ces questeurs n'entreront en séance
qu'après avoir prêté le serment requis par la loi, et juré par le Styx. Mercure,
par une proclamation, convoquera tous ceux qui prétendent avoir droit de siéger
au Conseil des dieux. Ils ne viendront qu'accompagnés de témoins assermentés et
avec leurs titres de famille. Alors ils se présenteront un à un aux questeurs,
qui, après examen, les déclareront dieux ou les renverront aux tombeaux et
monuments de leurs ancêtres. Si, par la suite, quelqu'un de ces réprouvés,
éliminé par les questeurs, est pris à entrer dans le ciel, il sera précipité
dans le Tartare.
16. Chacun des dieux ne se mêlera plus que de son emploi, on ne verra plus
Minerve guérir, ni Esculape rendre des oracles ; Apollon ne fera plus tant de
choses à la fois ; il en choisira une, et sera exclusivement devin, cithariste
ou médecin.
17. Défense aux philosophes d'inventer des noms vides de sens, et de divaguer
sur ce qu'ils n'entendent point.
18. Dans tous les temples, sur les autels dédiés aux divinités déclarées
indignes de ce titre, on enlèvera leurs statues et on y placera celles de
Jupiter, de Junon, d'Apollon, ou de quelque autre dieu. Cependant leur
ville pourra leur ériger un tombeau, avec un cippe au lieu d'autel. Si quelqu'un
refuse d'obéir à la proclamation et de se présenter devant les questeurs, il
sera condamné par défaut.
19. Voilà mon décret.
JUPITER. Il est trop juste, Momus. Que tous ceux qui l'approuvent lèvent la main
! Ou plutôt qu'il soit exécuté sur l'heure ; car j'en vois, ici beaucoup qui ne
lèveraient pas la main. A présent vous pouvez vous retirer. Quand Mercure fera
la proclamation, vous reviendrez, en ayant soin d'apporter ici vos insignes et
des preuves convaincantes ; noms de père et de mère, tribu, phratrie, comment et
pourquoi l'on est devenu dieu. Dès qu'on ne pourra pas fournir ces documents,
les questeurs s'inquiéteront peu de savoir si l'on possède un grand temple sur
la terre et si l'on passe pour un dieu aux yeux des hommes.
(01)
"Les lois d'Athènes ne permettaient de haranguer le peuple sur les matières
publiques qu'aux citoyens qui avaient atteint l'âge de cinquante ans". BELIN DE
BALLU.
(02) Étrangers domiciliés à Athènes, et
jouissant d'une partie des privilèges de la cité moyennant un impôt, qui
frappait le sixième de leur revenu.
(03) Parodie de Démosthène, 1er
Discours contre Aristogitos.
(04) Droit de résidence imposé aux métèques.
(05) Allusion à Homère, Iliade, XI, v.
514.
(06) Voy. Timon, 4.
(07) Voy., pour ces noms et les suivants, le
Dict. de Jacobi.
(08) Ce mot et les suivants sont empruntés à la
langue des tribunaux d'Athènes. Les villes et les bourgs de l'Attique étaient
divisés en cent soixante-quatorze districts, qui, par leurs différentes
réunions, formaient dix tribus. Chacune des dix tribus fournissait cinquante
représentants au sénat, composé ainsi de cinq cents membres, et divisé en dix
classes ou prytanies, qui gouvernaient chacune pendant trente-cinq jours. Les
cinquante gouverneurs, chargés de l'autorité, prenaient alors le nom de
prytanes. Les proèdres étaient présidents du sénat des cinq cents ou chefs de
chaque tribu. Les épistates étaient chefs du sénat ou assesseurs des présidents
de tribunal.
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