CHÉRÉPHON, SOCRATE.
1. CHÉRÉPHON. Quelle voix,
Socrate, est arrivée jusqu'à nous, de ces rivages et de ce promontoire !
Qu'elle est douce à l'oreille ! Quel est donc l'animal qui peut la
produire ? Car on dit que les habitants des eaux sont muets.
SOCRATE. C'est un oiseau marin (02),
cher Chéréphon ; on le nomme alcyon, il a la voix gémissante et pleine
de larmes : les hommes débitent à son sujet une fable antique. On dit
que, jadis femme et fille d’Éole, fils d’Hellen, elle pleurait amèrement
un époux, objet de sa plus vive tendresse, mort à la fleur de l'âge :
c'était Céyx, de Trachine, fils de Lucifer et d’une beauté égale à celle
de son père : la volonté des dieux lui a donné des ailes ; et
maintenant, semblable à un oiseau, elle vole le long des mers, cherchant
son époux, et errant par toute la terre, sans pouvoir le rencontrer.
2. CHÉRÉPHON. C'est Alcyon, dis-tu ! Jamais auparavant je n'avais
entendu cette voix, qui m'est arrivée toute nouvelle. C'est un son
vraiment lugubre que fait entendre cet oiseau : comment est-il donc
fait, Socrate ?
SOCRATE. Il n'est pas grand, mais il a reçu des dieux une grande
récompense de sa tendresse conjugale : durant tout le temps qu'il couve
ses petits, le monde passe des jours nommés alcyoniens, remarquables par
le calme qui règne su milieu même de la mauvaise saison ; c'est
aujourd'hui l'un de ces plus beaux jours. Vois comme le temps est serein
! comme la mer tout entière est calme, sans vagues, et ressemble, pour
ainsi dire, à un miroir !
CHÉRÉPHON. Tu dis vrai : on s'aperçoit que c'est aujourd'hui un jour
alcyonien ; hier c'en était encore un. Mais, au nom des dieux, que
devons-nous croire, Socrate, de ces légendes anciennes, qui prétendent
que des oiseaux sont devenus femmes, et des femmes oiseaux. Ces sortes
de métamorphoses me paraissent de tout point impossibles.
3. SOCRATE. Cher Chéréphon, il me semble que nous sommes des juges bien
peu clairvoyants de ce qui est ou non possible. Car nous jugeons des
choses d'après la raison humaine, ignorante, infidèle, à vue courte : il
s'ensuit que nous trouvons difficile ce qui est facile, et impraticable
ce qui ne l'est pas ; bon nombre de ses erreurs viennent de notre
inexpérience, bon nombre de la jeunesse de notre esprit. En effet, tout
homme n'est réellement qu'un enfant, fût-ce même un vieillard, attendu
que le temps de la vie est rapide comme celui de l'enfance, si on le
compare à l'éternelle durée. Comment donc, cher ami, des hommes, qui ne
connaissent la puissance ni des dieux ni des génies, pourraient-ils
affirmer que des transformations de cette espèce peuvent se faire ou non
? Tu as vu, Chéréphon, quelle tempête s'est élevée, il y a trois jours ;
tu frémis encore au souvenir des éclairs, du tonnerre, de la fureur des
vents : on eût dit que la terre entière allait s'abîmer.
4. Peu de temps après, il succéda un calme étonnant et qui dure encore.
Eh bien ! lequel des deux crois-tu le plus grand et le plus difficile,
ou de rendre au ciel un aspect calme et brillant après un ouragan et un
trouble effroyable, et de ramener partout la sérénité, ou bien de
changer la forme d'une femme en celle d'un oiseau ! N'est-ce pas ainsi
que chez nous les enfants prennent de la cire ou de l'argile, la
pétrissent, et donnent successivement à la même masse mille diverses
figures ? La divinité, dont le pouvoir immense ne saurait se comparer à
nos forces, a donc facilement à sa portée et comme sous la main des
moyens semblables. Maintenant, de combien tout le ciel te paraît-il plus
grand que toi ! pourrais-tu le dire ?
5. CHÉRÉPHON. Quel homme, Socrate, peut comprendre ces sortes de
problèmes et les exprimer ? Les paroles n'y peuvent atteindre.
SOCRATE. Comparons les hommes entre eux. N'existe-t-il pas une extrême
différence entre la force des uns et la faiblesse des autres ? Mettons
en regard des hommes à la fleur de l'âge et des enfants nouveau-nés, de
cinq ou de dix jours ; quelle différence de force dans l'accomplissement
de tous les actes de la vie, qui exigent une si grande adresse des
mains, une telle souplesse du corps et de l'âme ! Ces mouvements ne
sauraient venir à la pensée d'enfants aussi jeunes que ceux dont j'ai
parlé.
6. Et telle est l'étendue de la vigueur d'un seul homme fait, qu'on ne
saurait la mesurer avec celle de ces petits êtres : dix mille d'entre
eux seraient aisément vaincus par ce seul homme : un âge, en effet,
dénué de tout secours, privé de toute ressource, est le premier partage
des hommes d'après la loi de la nature. Si donc l'homme nous paraît
tellement différer de son semblable, quelle idée aurons-nous de la
différence qui peut exister entre le ciel tout entier et nos forces, aux
yeux de ceux à qui il est permis de considérer ces objets ? Sans doute,
on croira facilement qu'autant l'univers l'emporte par sa grandeur sur
la taille de Socrate ou de Chéréphon, autant sa puissance, sa sagesse,
son intelligence doivent, par analogie, être au-dessus de nos facultés.
7. C'est ainsi qu'à toi, à moi, et à bien des gens qui nous ressemblent,
bon nombre de choses paraissent impossibles qui sont faciles à d'autres.
Jouer de la flûte quand on ne le sait pas, lire ou écrire régulièrement
quand on ne connaît pas les lettres, semblent chose plus impraticable à
ceux qui sont étrangers à ces sortes d'art, que de changer des femmes en
oiseaux, ou des oiseaux en femmes. La nature commence par jeter dans un
rayon de miel un être sans pattes et sans ailes, puis elle lui donne des
ailes, des pattes, teint et nuance son corps de mille couleurs variées
et charmantes, et produit enfin une abeille, habile faiseuse de miel
divin : d'oeufs qui sont muets et inanimés, la nature façonne mille
espèces d'animaux ailés, terrestres, ou aquatiques, employant, dit-on,
plusieurs secrets, et l'influence mystérieuse de l'immense éther (03).
8. Si donc la puissance des Immortels est si grande, comment nous,
mortels chétifs, incapables de sonder ces grands mystères et même de
moindres secrets, embarrassés même pour voir ce qui se passe chaque jour
devant nous, pourrions-nous rien dire de certain sur les alcyons ou sur
les rossignols (04). Aussi, ces
fables célèbres que nos pères nous ont transmises, je les raconterai à
mon tour à mes enfants, oiseau, chantre de regrets, en mémoire de tes
doux accents : je redirai souvent ta piété, ta tendresse conjugale, à
mes deux femmes Xanthippe et Myrte ; et le reste de ton histoire, et la
récompense que tu as obtenue des dieux. Et toi, n'en feras-tu pas
autant, Chéréphon ?
CHÉRÉPHON. C'est trop juste, Socrate, et ce que tu viens de dire
contient une double leçon de tendresse pour les femmes et pour les
maris.
SOCRATE. Disons adieu maintenant à Alcyon ; il est temps de retourner à
la ville et de quitter Phalère.
CHÉRÉPHON. Volontiers, faisons ce que tu dis.
(01)
On doute que ce dialogue soit de Lucien ; on l'attribue à un certain
Léon, philosophe académicien. Voy., sur la fable d'Alcyon et Céyx,
Ovide, Métam., XI, v. 426.
(02) Voici la description qu'en
donne le scoliaste : "L'alcyon est un oiseau de la grandeur d'un petit
moineau franc, d'un plumage nuancé de différentes couleurs. Il est tout
à la fois vert, bleu et un peu rouge ; son bec est petit, allongé et de
couleur verdâtre : il vit le long des rivages de la Sicile : il ne pond
que cinq oeufs, et construit son nid avec des épines et des arêtes de
poisson entrelacées, comme les fils d'une toile, et il n'y a que les
hommes qui puissent le détruire ; aucun autre animal ne le peut. Ce nid,
par sa forme, ressemble à un récipient de chimiste ; le fond en est sa
partie la plus large ; l'entrée est fort étroite, et si cachée, qu’il
n'y a que l'alcyon qui puisse s'y glisser et la reconnaître ; la femelle
s'accouple en tout temps avec le mâle de son espèce ; mais c'est au
milieu de l'hiver qu'elle devient mère ; elle emploie sept jours à
construire son nid, et sept autres à pondre et à élever ses petits ; le
temps de sa ponte passe pour un temps sacré ; ce temps est ordinairement
celui du coucher des Pléiades (fin de novembre). Cet oiseau se pose sur
les pierres, et chante assez agréablement ; alors la mer devient
absolument calme et n'est plus agitée par le vent. Des deux sortes
d'alcyons, la plus grosse n'a point de voix ; c’est, la plus petite qui
chante : leurs plumes, comme les cheveux des hommes, changent avec
l'âge, et l'on reconnaît les vieux alcyons à leur plumage. On dit que
les femelles ne survivent guère aux mâles, et qu'à la mort de ceux-ci,
elles restent sans boire ni manger. Les femelles s’appellent Céyces,
et l'on prétend que, quand quelqu'un les entend chanter, c'est un signe
très certain qu'il mourra bientôt. " (Trad. de Belin de Ballu.) Cf.
Aristote, Des animaux, IV, XIV. Plutarque au traité De la
tendresse qu'on a pour les enfants, décrit le nid de l'alcyon d'une
manière très intéressante. L'alcyon paraît être le martin-pêcheur des
naturalistes modernes.
(03) Voyez l'Oiseau de M.
Michelet : l'oeuf.
(04) Allusion à la fable de
Philomèle.
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