Cicéron, de officiis

CICÉRON

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.
 - TOME TROISIÈME - PARIS, J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS,
RUE RICHELIEU, N° . .

TOME IV.

TRAITE DES DEVOIRS. - DE OFFICIIS

LIVRE I - LIBER PRIMUS (autre traduction)

Oeuvre numérisée et mise en page par Patrick Hoffman

 - de officiis livre ii

 

ŒUVRES

COMPLÈTES



DE CICÉRON,


AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS,

PUBLIÉES

SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD,

DE L'ACADÉMIE

INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.
 

TOME QUATRIEME






PARIS,


CHEZ FIRMIN DIDOT FRERES, FILS ET Cie, LIBRAIRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT DE FRANCE

RUE JACOB,  .

M DCCC LXIV

 

TRAITE DES DEVOIRS.

 

PRÉFACE.

 

Le traité des Devoirs est l'un des derniers écrits philosophiques de Cicéron; c'est du moins le dernier qui nous ait été conservé. Il fut composé l'année même où Marc-Antoine ressaisît le pouvoir, qui avait semblé un moment, après la mort de César, revenir aux mains du sénat, et de ces derniers représentants de l'aristocratie romaine que Cicéron a loués, encouragés, secondés, et dont il pleure ici la perte. Quelques mois après avoir achevé ce livre de morale, le plus complet et le plus solide de toute l'antiquité, il prononça les deux premières philippiques, et se lança dans une lutte inégale où la mort l'attendait.

En proposant à son fils les règles de la morale, en lui donnant ces graves préceptes sur lesquels le doute ne peut être permis, et qui doivent être les plus respectées de toutes les lois, Cicéron n'eut garde de recourir à la forme du dialogue et de suivre la méthode de l'Académie, qui, à force de discussions et de prétendus scrupules, ébranlait toutes les vérités. On peut même croire que si cet ouvrage fut dédié au jeune Tullius, parce que son père avait depuis longtemps résolu de composer pour lui quelques livres d'éducation, il le fut tout autant pour permettre au moraliste de parler avec plus d'autorité, et pour faire pardonner au philosophe le ton dogmatique contre lequel il s'était si souvent élevé lui-même. Il est vrai que jamais on ne vit de grands dissentiments entre les philosophes sur les devoirs positifs, et que toutes les fois qu'il fallut en venir à déterminer les règles pratiques de la conduite, toutes les écoles s'entendirent assez bien, malgré la divergence de leurs opinions sur les premiers principes de la morale. La nature indique à toute âme un peu élevée quels sont les devoirs les plus importants, et quelle route il faut suivre dans la vie. C'est du moins ainsi que le jugeait l'antiquité; et cette conviction explique comment Cicéron pouvait se trouver ici dans une région supérieure à celle de la philosophie proprement dite, et surtout inaccessible aux attaques de l'esprit académique, plutôt sceptique qu'impartial sur les questions élevées.

Le traité des Devoirs est divisé en trois livres. Dans le premier, Cicéron parle de l'honnête ; dans le second, de l'utile; dans le troisième, il compare l'utile avec l'honnête.

La plupart des maximes développées dans les diverses parties de cet ouvrage portent le cachet de la sévérité stoïcienne; elles reviennent à ces principes fondamentaux que l'école de Zénon avait établis avec tant de force et qui convenaient si bien au génie romain : Que rien n'est utile que ce qui est honnête; que c'est un préjugé déplorable de séparer l'utile de l'honnête, et d'en parler comme de deux choses distinctes et parfois même opposées ; que l'homme se doit à ses semblables, et ne s'appartient que très-incomplètement à lui-même; que rien par conséquent n'est utile pour l'individu qui ne le soit en même temps pour la société, et qu'il faut consulter l'intérêt public pour connaître le sien.

Avec de tels principes il est facile de prévoir quelles solutions l'auteur donnera aux questions, souvent embarrassantes pour le simple bon sens, que soulève la comparaison des intérêts et des devoirs, et surtout celle des devoirs entre eux. Dans un pays illustré par tant de grandes âmes et par l'héroïsme de Régulus, il n'était même pas besoin de recourir aux dogmes du stoïcisme pour immoler l'intérêt à la vertu, et prononcer que l'utilité la plus manifeste doit toujours être sacrifiée au devoir.

Ce qui donne un caractère particulier aux œuvres morales de Cicéron, c'est qu'elles ne s'adressent qu'imparfaitement à tous les hommes, et sont destinées surtout aux nobles Romains, dont la perfection était de bien gouverner la république, d'être généreux pour leurs clients, de se montrer dignes de leurs fiers aïeux. On pourrait appeler ces livres le Code de la sagesse patricienne. Il faut donc s'attendre à trouver dans le traité des Devoirs beaucoup de préceptes admirables, mais qui souvent ne conviennent qu'à des hommes d'une naissance privilégiée, et sont plus d'une fois à l'adresse des Romains seulement. C'est ainsi que dans le premier livre, Cicéron s'occupe presque autant des bienséances que de la vertu, et que, dans le second, il n'enseigne guère à son fils que les moyens d'arriver à la faveur et à la gloire.

Tel qu'il est, ce bel ouvrage ne mérite pas moins l'éloge qu'on lui a toujours donné, d'être l'ouvrage de morale le plus complet et le plus solide de toute l'antiquité. En répétant cet éloge, nous croyons mettre le traité des Devoirs à un rang qui justifie bien ce mot d'un disciple de Port-Royal : « Il faut avouer que Dieu a voulu que la raison humaine fit ses plus grands efforts avant la loi de grâce, et il ne se trouvera plus de Cicéron ni de Virgile. »

Au suffrage de l'abbé de Saint-Cyran, nous en pourrions joindre une foule d'autres ; peu d'auteurs ont été plus admirés que Cicéron, et, parmi ses ouvrages, il n'en est pas un qui ait été plus goûté que celui-ci. De tous ces témoignages, nous ne voulons 425 plus en citer qu'un seul, mais qui est curieux et précieux à la fois : celui de Louis XII, le père du peuple, qui faisait, au rapport de Naudé, « un grand estât des Commentaires de César, et des livres de Cicéron traitant du Devoir d'un chascun en sa vocation. »

 

 

I. Quamquam te, Marce fili, annum iam audientem Cratippum, idque Athenis, abundare oportet praeceptis institutisque philosophiae propter summam et doctoris auctoritatem et urbis, quorum alter te scientia augere potest, altera exemplis, tamen, ut ipse ad meam utilitatem semper cum Graecis Latina coniunxi neque id in philosophia solum, sed etiam in dicendi exercitatione feci, idem tibi censeo faciendum, ut par sis in utriusque orationis facultate. Quam quidem ad rem nos, ut videmur, magnum attulimus adiumentum hominibus nostris, ut non modo Graecarum litterarum rudes, sed etiam docti aliquantum se arbitrentur adeptos et ad dicendum et ad iudicandum. Quam ob rem disces tu quidem a principe huius aetatis philosophorum, et disces, quam diu voles; tam diu autem velle debebis, quoad te, quantum proficias, non paenitebit; sed tamen nostra legens non multum a Peripateticis dissidentia, quoniam utrique Socratici et Platonici volumus esse, de rebus ipsis utere tuo iudicio (nihil enim impedio), orationem autem Latinam efficies profecto legendis nostris pleniorem. Nec vero hoc arroganter dictum existimari velim. Nam philosophandi scientiam concedens multis, quod est oratoris proprium, apte, distincte, ornate dicere, quoniam in eo studio aetatem consumpsi, si id mihi assumo, videor id meo iure quodam modo vindicare. Quam ob rem magnopere te hortor, mi Cicero, ut non solum orationes meas, sed hos etiam de philosophia libros, qui iam illis fere se aequarunt, studiose legas; vis enim maior in illis dicendi, sed hoc quoque colendum est aequabile et temperatum orationis genus. Et id quidem nemini video Graecorum adhuc contigisse, ut idem utroque in genere elaboraret sequereturque et illud forense dicendi et hoc quietum disputandi genus, nisi forte Demetrius Phalereus in hoc numero haberi potest, disputator subtilis, orator parum vehemens, dulcis tamen, ut Theophrasti discipulum possis agnoscere. Nos autem quantum in utroque profecerimus, aliorum sit iudicium, utrumque certe secuti sumus. Equidem et Platonem existimo, si genus forense dicendi tractare voluisset, gravissime et copiosissime potuisse dicere, et Demosthenem, si illa, quae a Platone didicerat, tenuisset et pronuntiare voluisset, ornate splendideque facere potuisse; eodemque modo de Aristotele et Isocrate iudico, quorum uterque suo studio delectatus contempsit alterum.

II. Sed cum statuissem scribere ad te aliquid hoc tempore, multa posthac, ab eo ordiri maxime volui, quod et aetati tuae esset aptissimum et auctoritati meae. Nam cum multa sint in philosophia et gravia et utilia accurate copioseque a philosophis disputata, latissime patere videntur ea, quae de officiis tradita ab illis et praecepta sunt. Nulla enim vitae pars neque publicis neque privatis neque forensibus neque domesticis in rebus, neque si tecum agas quid, neque si cum altero contrahas, vacare officio potest, in eoque et colendo sita vitae est honestas omnis et neglegendo turpitude. Atque haec quidem quaestio communis est omnium philosophorum; quis est enim, qui nullis officii praeceptis tradendis philosophum se audeat dicere? Sed sunt non nullae disciplinae, quae propositis bonorum et malorum finibus officium omne pervertant. Nam qui summum bonum sic instituit, ut nihil habeat cum virtute coniunctum, idque suis commodis, non honestate metitur, hic, si sibi ipse consentiat et non interdum naturae bonitate vincatur neque amicitiam colere possit nec iustitiam nec liberalitatem; fortis vero dolorem summum malum iudicans aut temperans voluptatem summum bonum statuens esse certe nullo modo potest. Quae quamquam ita sunt in promptu, ut res disputatione non egeat, tamen sunt a nobis alio loco disputata. Hae disciplinae igitur si sibi consentaneae velint esse, de officio nihil queant dicere, neque ulla officii praecepta firma, stabilia, coniuncta naturae tradi possunt nisi aut ab iis, qui solam, aut ab iis, qui maxime honestatem propter se dicant expetendam. Ita propria est ea praeceptio Stoicorum, Academicorum, Peripateticorum, quoniam Aristonis, Pyrrhonis, Erilli iam pridem explosa sententia est; qui tamen haberent ius suum disputandi de officio, si rerum aliquem dilectum reliquissent, ut ad officii inventionem aditus esset. Sequemur igitur hoc quidem tempore et hac in quaestione potissimum Stoicos non ut interpretes, sed, ut solemus, e fontibus eorum iudicio arbitrioque nostro, quantum quoque modo videbitur, hauriemus.

Placet igitur, quoniam omnis disputatio de officio futura est, ante definire, quid sit officium; quod a Panaetio praetermissum esse miror. Omnis enim, quae a ratione suscipitur de aliqua re institutio, debet a definitione proficisci, ut intellegatur, quid sit id, de quo disputetur.

III. Omnis de officio duplex est quaestio: unum genus est, quod pertinet ad finem bonorum, alterum, quod positum est in praeceptis, quibus in omnis partis usus vitae conformari possit. Superioris generis huius modi sunt exempla: omniane officia perfecta sint, num quod officium aliud alio maius sit, et quae sunt generis eiusdem. Quorum autem officiorum praecepta traduntur, ea quamquam pertinent ad finem bonorum, tamen minus id apparet, quia magis ad institutionem vitae communis spectare videntur; de quibus est nobis his libris explicandum. Atque etiam alia divisio est officii. Nam et medium quoddam officium dicitur et perfectum. Perfectum officium rectum, opinor, vocemus, quoniam Graeci κατόρθωμα, hoc autem commune officium καθῆκον vocant. Atque ea sic definiunt, ut, rectum quod sit, id officium perfectum esse definiant; medium autem officium id esse dicunt, quod cur factum sit, ratio probabilis reddi possit. Triplex igitur est, ut Panaetio videtur, consilii capiendi deliberatio. Nam aut honestumne factu sit an turpe dubitant id, quod in deliberationem cadit; in quo considerando saepe animi in contraries sententias distrahuntur. Tum autem aut anquirunt aut consultant, ad vitae commoditatem iucunditatemque, ad facultates rerum atque copias, ad opes, ad potentiam, quibus et se possint iuvare et suos, conducat id necne, de quo deliberant; quae deliberatio omnis in rationem utilitatis cadit. Tertium dubitandi genus est, cum pugnare videtur cum honesto id, quod videtur esse utile; cum enim utilitas ad se rapere, honestas contra revocare ad se videtur, fit ut distrahatur in deliberando animus afferatque ancipitem curam cogitandi.  Hac divisione, cum praeterire aliquid maximum vitium in dividendo sit, duo praetermissa sunt; nec enim solum utrum honestum an turpe sit, deliberari solet, sed etiam duobus propositis honestis utrum honestius, itemque duobus propositis utilibus utrum utilius. Ita, quam ille triplicem putavit esse rationem, in quinque partes distribui debere reperitur. Primum igitur est de honesto, sed dupliciter, turn pari ratione de utili, post de comparatione eorum disserendum.

IV. Principio generi animantium omni est a natura tributum, ut se, vitam corpusque tueatur, declinet ea, quae nocitura videantur, omniaque, quae sint ad vivendum necessaria, anquirat et paret, ut pastum, ut latibula, ut alia generis eiusdem. Commune item animantium omnium est coniunctionis adpetitus procreandi causa et cura quaedam eorum, quae procreata sint; sed inter hominem et beluam hoc maxime interest, quod haec tantum, quantum sensu movetur, ad id solum, quod adest quodque praesens est, se accommodat paulum admodum sentiens praeteritum aut futurum; homo autem, quod rationis est particeps, per quam consequentia cernit, causas rerum videt earumque praegressus et quasi antecessiones non ignorat, similitudines comparat rebusque praesentibus adiungit atque annectit futuras, facile totius vitae cursum videt ad eamque degendam praeparat res necessarias. Eademque natura vi rationis hominem conciliat homini et ad orationis et ad vitae societatem ingeneratque in primis praecipuum quendam amorem in eos, qui procreati sunt, impellitque, ut hominum coetus et celebrationes et esse et a se obiri velit ob easque causas studeat parare ea, quae suppeditent ad cultum et ad victum, nec sibi soli, sed coniugi, liberis ceterisque, quos caros habeat tuerique debeat; quae cura exsuscitat etiam animos et maiores ad rem gerendam facit. In primisque hominis est propria veri inquisitio atque investigatio. Itaque cum sumus necessariis negotiis curisque vacui, tum avemus aliquid videre, audire, addiscere cognitionemque rerum aut occultarum aut admirabilium ad beate vivendum necessariam ducimus. Ex quo intellegitur, quod verum, simplex sincerumque sit, id esse naturae hominis aptissimum. Huic veri videndi cupiditati adiuncta est appetitio quaedam principatus, ut nemini parere animus bene informatus a natura velit nisi praecipienti aut docenti aut utilitatis causa iuste et legitime imperanti; ex quo magnitudo animi exsistit humanarumque rerum contemptio. Nec vero illa parva vis naturae est rationisque. quod unum hoc animal sentit, quid sit ordo, quid sit, quod deceat, in factis dictisque qui modus. Itaque eorum ipsorum, quae aspectu sentiuntur, nullum aliud animal pulchritudinem, venustatem, convenientiam partium sentit; quam similitudinem natura ratioque ab oculis ad animum transferens multo etiam magis pulchritudinem, constantiam, ordinem in consiliis factisque conservandam putat cavetque, ne quid indecore effeminateve faciat, turn in omnibus et opinionibus et factis ne quid libidinose aut faciat aut cogitet. Quibus ex rebus conflatur et efficitur id, quod quaerimus, honestum, quod etiamsi nobilitatum non sit, tamen honestum sit, quodque vere dicimus, etiamsi a nullo laudetur, natura esse laudabile.

V. Formam quidem ipsam, Marce fili, et tamquam faciem honesti vides, “quae si oculis cerneretur, mirabiles amores,” ut ait Plato, “excitaret sapientiae.” Sed omne, quod est honestum, id quattuor partium oritur ex aliqua: aut enim in perspicientia veri sollertiaque versatur aut in hominum societate tuenda tribuendoque suum cuique et rerum contractarum fide aut in animi excelsi atque invicti magnitudine ac robore aut in omnium, quae fiunt quaeque dicuntur, ordine et modo, in quo inest modestia et temperantia. Quae quattuor quamquam inter se colligata atque implicata sunt, tamen ex singulis certa officiorum genera nascuntur, velut ex ea parte, quae prima discripta est, in qua sapientiam et prudentiam ponimus, inest indagatio atque inventio veri, eiusque virtutis hoc munus est proprium. Ut enim quisque maxime perspicit, quid in re quaque verissimum sit. quique acutissime et celerrime potest et videre et explicare rationem, is prudentissimus et sapientissimus rite haberi solet. Quocirca huic quasi materia, quam tractet et in qua versetur, subiecta est veritas. Reliquis autem tribus virtutibus necessitates propositae sunt ad eas res parandas tuendasque, quibus actio vitae continetur, ut et societas hominum coniunctioque servetur et animi excellentia magnitudoque cum in augendis opibus utilitatibusque et sibi et suis comparandis, tum multo magis in his ipsis despiciendis eluceat. Ordo autem et constantia et moderatio et ea, quae sunt his similia, versantur in eo genere, ad quod est adhibenda actio quaedam, non solum mentis agitatio. Iis enim rebus, quae tractantur in vita, modum quendam et ordinem adhibentes honestatem et decus conservabimus.

VI. Ex quattuor autem locis, in quos honesti naturam vimque divisimus, primus ille, qui in veri cognitione consistit, maxime naturam attingit humanam. Omnes enim trahimur et ducimur ad cognitionis et scientiae cupiditatem, in qua excellere pulchrum putamus, labi autem, errare, nescire, decipi et malum et turpe ducimus. In hoc genere et naturali et honesto duo vitia vitanda sunt, unum, ne incognitapro cognitis habeamus iisque temere assentiamur; quod vitium effugere qui volet (omnes autem velle debent), adhibebit ad considerandas res et tempus et diligentiam. Alterum est vitium, quod quidam nimis magnum studium multamque operam in res obscuras atque difficiles conferunt easdemque non necessarias. Quibus vitiis declinatis quod in rebus honestis et cognitione dignis operae curaeque ponetur, id iure laudabitur, ut in astrologia C. Sulpicium audivimus, in geometria Sex. Pompeium ipsi cognovimus, multos in dialecticis, plures in iure civili, quae omnes artes in veri investigatione versantur; cuius studio a rebus gerendis abduci contra officium est. Virtutis enim laus omnis in actione consistit; a qua tamen fit intermissio saepe multique dantur ad studia reditus; tum agitatio mentis, quae numquam acquiescit, potest nos in studiis cognitionis etiam sine opera nostra continere. Omnis autem cogitatio motusque animi aut in consiliis capiendis de rebus honestis et pertinentibus ad bene beateque vivendum aut in studiis scientiae cognitionisque versabitur. Ac de primo quidem officii fonte diximus.

VII. De tribus autem reliquis latissime patet ea ratio, qua societas hominum inter ipsos et vitae quasi communitas continetur; cuius partes duae, iustitia, in qua virtutis est splendor maximus, ex qua viri boni nominantur, et huic coniuncta beneficentia, quam eandem vel benignitatem vel liberalitatem appellari licet. Sed iustitiae primum munus est, ut ne cui quis noceat nisi lacessitus iniuria, deinde ut communibus pro communibus utatur, privatis ut suis. Sunt autem privata nulla natura, sed aut vetere occupatione, ut qui quondam in vacua venerunt, aut victoria, ut qui bello potiti sunt, aut lege, pactione, condicione, sorte; ex quo fit, ut ager Arpinas Arpinatium dicatur, Tusculanus Tusculanorum; similisque est privatarum possessionum discriptio. Ex quo, quia suum cuiusque fit eorum, quae natura fuerant communia, quod cuique obtigit, id quisque teneat; e quo si quis sibi appetet, violabit ius humanae societatis. Sed quoniam, ut praeclare scriptum est a Platone, non nobis solum nati sumus ortusque nostri partem patria vindicat, partem amici, atque, ut placet Stoicis, quae in terris gignantur, ad usum hominum omnia creari, homines autem hominum causa esse generates, ut ipsi inter se aliis alii prodesse possent, in hoc naturam debemus ducem sequi, communes utilitates in medium afferre mutatione officiorum, dando accipiendo, tum artibus, tum opera, tum facultatibus devincire hominum inter homines societatem. Fundamentum autem est iustitiae fides, id est dictorum conventorumque constantia et veritas. Ex quo, quamquam hoc videbitur fortasse cuipiam durius, tamen audeamus imitari Stoicos, qui studiose exquirunt, unde verba sint ducta, credamusque, quia fiat, quod dictum est, appellatam fidem. Sed iniustitiae genera duo sunt, unum eorum, qui inferunt, alterum eorum, qui ab iis, quibus infertur, si possunt, non propulsant iniuriam. Nam qui iniuste impetum in quempiam facit aut ira aut aliqua perturbatione incitatus, is quasi manus afferre videtur socio; qui autem non defendit nec obsistit, si potest, iniuriae, tam est in vitio, quam si parentes aut amicos aut patriam deserat. Atque illae quidem iniuriae, quae nocendi causa de industria inferuntur, saepe a metu proficiscuntur, cum is, qui nocere alteri cogitat, timet ne, nisi id fecerit, ipse aliquo afficiatur incommodo. Maximam autem partem ad iniuriam faciendam aggrediuntur, ut adipiscantur ea, quae concupiverunt; in quo vitio latissime patet avaritia.

VIII. Expetuntur autem divitiae cum ad usus vitae necessarios, tum ad perfruendas voluptates. In quibus autem maior est animus, in iis pecuniae cupiditas spectat ad opes et ad gratificandi facultatem, ut nuper M. Crassus negabat ullam satis magnam pecuniam esse ei, qui in re publica princeps vellet esse, cuius fructibus exercitum alere non posset. Delectant etiam magnifici apparatus vitaeque cultus cum elegantia et copia; quibus rebus effectum est, ut infinita pecuniae cupiditas esset. Nec vero rei familiaris amplificatio nemini nocens vituperanda est, sed fugienda semper iniuria est. Maxime autem adducuntur plerique, ut eos iustitiae capiat oblivio, cum in imperiorum, honorum, gloriae cupiditatem inciderunt. Quod enim est apud Ennium:

Nulla sancta societas
Nec fides regni est.

id latius patet. Nam quicquid eius modi est, in quo non possint plures excellere, in eo fit plerumque tanta contentio, ut difficillimum sit servare “sanctam societatem.” Declaravit id modo temeritas C. Caesaris, qui omnia iura divina et humana pervertit propter eum, quem sibi ipse opinionis errore finxerat, principatum. Est autem in hoc genere molestum, quod in maximis animis splendidissimisque ingeniis plerumque exsistunt honoris, imperii, potentiae, gloriae cupiditates. Quo magis cavendum est, ne quid in eo genere peccetur. Sed in omni iniustitia permultum interest, utrum perturbatione aliqua animi, quae plerumque brevis est et ad tempus, an consulto et cogitata fiat iniuria. Leviora enim sunt ea, quae repentino aliquo motu accidunt, quam ea, quae meditata et praeparata inferuntur. Ac de inferenda quidem iniuria satis dictum est.

IX. Praetermittendae autem defensionis deserendique officii plures solent esse causae; nam aut inimicitias aut laborem aut sumptus suscipere nolunt aut etiam neglegentia, pigritia, inertia aut suis studiis quibusdam occupationibusve sic impediuntur, ut eos, quos tutari debeant, desertos esse patiantur. Itaque videndum est, ne non satis sit id, quod apud Platonem est in philosophos dictum, quod in veri investigatione versentur quodque ea, quae plerique vehementer expetant, de quibus inter se digladiari soleant, contemnant et pro nihilo putent, propterea iustos esse. Nam alterum iustitiae genus assequuntur, ut inferenda ne cui noceant iniuria, in alterum incidunt; discendi enim studio impediti, quos tueri debent, deserunt. Itaque eos ne ad rem publicam quidem accessuros putat nisi coactos. Aequius autem erat id voluntate fieri; namhoc ipsum ita iustum est, quod recte fit, si est voluntarium. Sunt etiam, qui aut studio rei familiaris tuendae aut odio quodam hominum suum se negotium agere dicant nec facere cuiquam videantur iniuriam. Qui altero genere iniustitiae vacant, in alterum incurrunt; deserunt enim vitae societatem, quia nihil conferunt in eam studii, nihil operae, nihil facultatum. Quando igitur duobus generibus iniustitiae propositis adiunximus causas utriusque generis easque res ante constituimus, quibus iustitia contineretur, facile, quod cuiusque temporis officium sit, poterimus, nisi nosmet ipsos valde amabimus, iudicare; est enim difficilis cura rerum alienarum. Quamquam Terentianus ille Chremes “humani nihil a se alienum putat”; sed tamen, quia magis ea percipimus atque sentimus, quae nobis ipsis aut prospera aut adversa eveniunt, quam illa, quae ceteris, quae quasi longo intervallo interiecto videmus, aliter de illis ac de nobis iudicamus. Quocirca bene praecipiunt, qui vetant quicquam agere, quod dubites aequum sit an iniquum. Aequitas enim lucet ipsa per se, dubitatio cogitationem significat iniuriae.

X. Sed incidunt saepe tempora, cum ea, quae maxime videntur digna esse iusto homine eoque, quem virum bonum dicimus, commutantur fiuntque contraria, ut reddere depositum, facere promissum quaeque pertinent ad veritatem et ad fidem, ea migrare interdum et non servare fit iustum. Referri enim decet ad ea, quae posui principio, fundamenta iustitiae, primum ut ne cui noceatur, deinde ut communi utilitati serviatur. Ea cum tempore commutantur, commutatur officium et non semper est idem. Potest enim accidere promissum aliquod et conventum, ut id effici sit inutile vel ei, cui promissum sit, vel ei, qui promiserit. Nam si, ut in fabulis est, Neptunus, quod Theseo promiserat, non fecisset, Theseus Hippolyto filio non esset orbatus; ex tribus enim optatis, ut scribitur, hoc erat tertium, quod de Hippolyti interitu iratus optavit; quo impetrato in maximos luctus incidit. Nec promissa igitur servanda sunt ea, quae sint iis, quibus promiseris, inutilia, nec, si plus tibi ea noceant quam illi prosint, cui promiseris, contra officium est maius anteponi minori; ut, si constitueris cuipiam te advocatum in rem praesentem esse venturum atque interim graviter aegrotare filius coeperit, non sit contra officium non facere, quod dixeris, magisque ille, cui promissum sit, ab officio discedat, si se destitutum queratur. Iam illis promissis standum non esse quis non videt, quae coactus quis metu, quae deceptus dolo promiserit? quae quidem pleraque iure praetorio liberantur, non nulla legibus. Exsistunt etiam saepe iniuriae calumnia quadam et nimis callida, sed malitiosa iuris interpretatione. Ex quo illud “Summum ius summa iniuria” factum est iam tritum sermone proverbium. Quo in genere etiam in re publica multa peccantur, ut ille, qui, cum triginta dierum essent cum hoste indutiae factae, noctu populabatur agros, quod dierum essent pactae, non noctium indutiae. Ne noster quidem probandus, si verum est Q. Fabium Labeonem seu quem alium (nihil enim habeo praeter auditum) arbitrum Nolanis et Neapolitanis de finibus a senatu datum, cum ad locum venisset, cum utrisque separatim locutum, ne cupide quid agerent, ne appetenter, atque ut regredi quam progredi mallent. Id cum utrique fecissent, aliquantum agri in medio relictum est. Itaque illorum finis sic, ut ipsi dixerant, terminavit; in medio relictum quod erat, populo Romano adiudicavit. Decipere hoc quidem est, non iudicare. Quocirca in omni est re fugienda talis sollertia.

LIVRE PREMIER.

I. Voici un an, mon cher fils, que vous suivez les leçons de Cratippe, et que vous êtes à Athènes; les enseignements de la sagesse, les ressources philosophiques ne doivent pas vous manquer au milieu d'une telle ville et avec un si grand maître; et quand je pense à la science de l'un et aux exemples de l'autre, je vous trouve à bonne école: cependant, comme j'ai toujours, à mon grand profit, réuni les lettres grecques aux lettres latines, non-seulement en philosophie , mais dans l'exercice de l'art oratoire, je crois que vous ferez bien de suivre la même méthode , pour en venir à posséder les deux langues avec une égale perfection. J'ai rendu, dans cet esprit, d'assez grands services à mes compatriotes, comme ils veulent bien le reconnaître ; grâce à mes travaux, ceux qui sont étrangers aux lettres grecques, et même ceux à qui elles étaient familières, pensent avoir fait beaucoup de profit et dans l'art de la parole et dans la sagesse. Restez donc le disciple du premier philosophe de ce siècle, restez-le aussi longtemps que vous voudrez, et vous devez le vouloir tant que vous ne vous repentirez pas du temps que vous lui consacrez; mais cependant lisez mes écrits, que vous ne trouverez pas trop en désaccord avec la doctrine des Péripatéticiens, puisque je suis le disciple fidèle de Socrate et de Platon en même temps; lisez-les, jugez du fond des choses avec la plus parfaite indépendance, je n'y mets point obstacle : mais soyez certain que le style vous fera mieux connaître toutes les richesses de notre langue latine. Ce n'est point par vanité que je parle ainsi ; je cède bien facilement la palme de la philosophie à beaucoup d'autres plus habiles que moi; mais en ce qui touche les qualités de l'orateur, la clarté, la propriété, l'élégance du discours, comme j'en ai fait l'étude de toute ma vie, si j'en réclame le privilège, il me semble que j'use d'un droit bien et légitimement acquis. Je vous exhorte donc, mon fils, à lire avec grand soin non-seulement mes discours, mais encore mes livres de philosophie, dont le nombre égale presque aujourd'hui celui de mes harangues. Vous trouverez plus d'éloquence dans les premiers ; mais il faut cultiver aussi ce genre d'écrire égal et tempéré. Je ne vois parmi les Grecs aucun auteur qui ait réuni ce double talent de style, et qui ait su allier la véhémence de l'orateur à la simplicité calme du philosophe; si ce n'est peut-être Démétrius de Phalère, dont les ouvrages didactiques sont ingénieusement écrits, et dont les discours, assez froids, ont cette douceur qui trahit le disciple de Théophraste. Pour moi, je laisse aux autres à juger si j'ai réussi dans l'un et l'autre genre; ce qu'il y a de certain, c'est que je les ai cultivés tous les deux. Je suis persuadé que Platon, en présence du peuple ou devant les tribunaux, aurait parlé avec beaucoup de force et d'abondance; et que Démosthène, retenant les enseignements de Platon, et les voulant mettre par écrit, aurait composé des livres pleins de beautés et d'éclat J'en dirai tout 426 autant d'Aristote et d'Isocrate; mais chacun d'eux, entraîné par ses travaux de prédilection, a méprisé les goûts et le genre de l'autre.

II. M'étant décidé à composer pour vous un ouvrage en ce moment, et bien d'autres dans la suite, j'ai voulu commencer par traiter celui de tous les sujets qui convient le mieux à votre âge, et qui sied le mieux à l'autorité d'un père. Il y a dans la philosophie un nombre considérable de questions graves et de grande conséquence, mises en lumière et approfondies par les maîtres les plus célèbres; mais rien dans leurs doctrines ne me parait plus important et plus fécond que les enseignements et les préceptes qu'ils nous out laissés sur les devoirs. La vie entière est réglée par le devoir; que vous soyez homme public ou privé, dans le sein de votre maison ou en plein forum, que vous ayez affaire à vous-même ou h votre semblable, vous êtes soumis à des devoirs : si vous les respectez, vous êtes honnête homme ; malhonnête homme si vous les négligez. C'est là une matière traitée par tous les philosophes. Comment se dire philosophe, si l'on ne parle à l'homme de ses devoirs? Cependant il est des doctrines qui, par leur définition du souverain bien et du souverain mal, suppriment tous les devoirs de la vie. Car si vous établissez un souverain bien qui n'ait rien de commun avec la vertu, et dont votre propre utilité et non l'honnêteté soit la mesure, pour peu que vous soyez conséquent avec vous-même, et que vous sachiez résister à l'entraînement de votre bon naturel, vous ne connaîtrez ni l'amitié, ni la justice, ni la générosité. Vous ne pourrez non plus être courageux si vous regardez la douleur comme le plus grand des maux, ou tempérant si la volupté est pour vous le souverain bien. Tout  ce que je dis ici est d'une telle évidence, qu'il semble n'avoir pas besoin de démonstration; cependant je l'ai expliqué fort au long dans un de mes ouvrages. Je soutiens donc que si de telles doctrines veulent être conséquentes avec elles-mêmes, il ne leur appartient pas de parler des devoirs ; nous ne pouvons recevoir de règles de morale, solides, invariables, conformes à la nature, que de ceux qui pensent que la vertu seule est â rechercher en ce monde, ou que du moins elle est supérieure à tous les autres biens. Il convient aux Stoïciens, aux philosophes de l'Académie et du Lycée de nous entretenir de nos devoirs : je ne dis rien d'Ariston, de Pyrrhon et d'Hérillus, car leurs doctrines sont abandonnées depuis longtemps; eux aussi seraient fondés à nous donner des règles de conduite, s'ils ne supprimaient la différence naturelle qui existe entre les choses, et ne rendaient par là impossible la détermination des devoirs. Aujourd'hui et pour traiter cette question, je suivrai de préférence les Stoïciens, non pas toutefois en simple interprète, mais, selon ma méthode favorite, en puisant à leur source avec discernement, en faisant un choix parmi leurs dogmes, et donnant à leurs pensées un tour qui me soit propre. La première chose à faire, puisque tout ce que nous avons à dire doit porter sur les devoirs, c'est de donner une définition du devoir ; et je m'étonne que Panétius ait négligé ce soin; car toutes les fois que l'on veut traiter un sujet complètement et avec méthode, il faut qu'une définition serve de point de départ, afin que l'on entende bien ce dont il s'agit dans la discussion.

III. Toute la morale se divise en deux parties. Dans la première on s'occupe à déterminer le souverain bien, dans la seconde on donne les pré- 427 ceptes qui doivent régler toutes les actions de la vie. Dans la première partie, on résout des questions de ce genre : Tous les devoirs sont-ils parfaits? N'y a-t-il pas des devoirs plus grands les uns que les autres?... et toutes celles du même genre. Les préceptes relatifs aux diverses parties de la conduite se rattachent aussi à la question du souverain bien, mais moins évidemment, car ils paraissent surtout destinés a régler et composer la vie ordinaire. Nous voulons, dans ce traité, faire connaître et expliquer ces règles de morale. On divise quelquefois les devoirs en devoirs moyens et parfaits. Le devoir parfait est ce qui constitue une obligation stricte, les Grecs le nomment κατόρθωμα; ils appellent καθκον le devoir moyen ou devoir de convenance. Ils les définissent ainsi : Le devoir parfait est tout ce qui est essentiellement conforme au bien ; le devoir moyen est une règle d'action dont l'homme peut donner une raison plausible.

Selon Panétius, toute délibération revient à l'un de ces trois chefs : Ou l'on délibère si ce que l'on a en vue est honnête ou honteux, et c'est là une première question sur laquelle les esprits sont souvent partagés ; ou bien l'on recherche et l'on examine si ce qu'on se propose de faire servira ou non à augmenter les aises et l'agrément de la vie, à accroître nos richesses, nos ressources et notre puissance, en un mot, si nous en pouvons tirer quelque avantage nous ou les nôtres ; ici la délibération se rapporte tout entière à l'utile. Enfin, on délibère encore lorsque l'honnête nous semble en contradiction avec l'utile. D'un côté l'utile nous séduit, de l'autre l'honnête nous rappelle, et l'esprit partagé entre deux ne sait auquel se rendre. Telle est la division de Panétius ; mais le premier devoir d'une division est de ne rien omettre, et je trouve dans celle-ci une double lacune; car on ne délibère pas seulement pour savoir si une chose est honnête ou honteuse; mais entre deux partis honnêtes, on se demande lequel l'est le plus ; et pareillement, entre deux choses utiles, laquelle est la plus utile. Ainsi, au lieu de trois chefs, Panétius devait en mettre cinq dans sa division. Nous parlerons d'abord de l'honnête, et sous un double rapport; nous nous occuperons ensuite de l'utile sous un double point de vue également; enfin, nous arriverons à la comparaison de l'utile avec l'honnête.

IV. Et d'abord tous les êtres animés sont portés par la nature à se défendre, à protéger leur corps, à éviter ce qui leur paraît nuisible, à rechercher et se procurer tout ce qui leur est nécessaire pour vivre, comme la nourriture, une retraite, et les autres choses de même sorte; tous ressentent aussi cet aiguillon qui pousse les deux sexes l'un vers l'autre pour perpétuer la race, tous prennent soin de leur progéniture. Mais entre l'homme et la bête il y a surtout cette différence que la bête, n'écoutant que ses sensations, est tout entière absorbée dans le présent ; à peine le passé et l'avenir existent-ils pour elle; tandis que l'homme, doué de la raison, peut, à l'aide de la lumière, voir l'enchaînement des choses, la liaison , les causes, le principe et la suite des événements , saisir les ressemblances, nouer l'avenir au présent, et de cette sorte embrasser d'un coup d'œil le cours entier de sa vie, et préparer tout ce qui lui sera nécessaire pour arriver heureusement jusqu'au terme. C'est encore par la 428 puissance de la raison que la nature rapproche les hommes, et les fait vivre et s'entretenir ensemble. Elle leur inspire avant tout une vive tendresse pour leurs enfants ; elle les porte ensuite à former des sociétés, à les maintenir, à s'y plaire. C'est à elle qu'ils obéissent quand ils rassemblent de toutes parts ce qui est utile, et que, non contents de travailler pour eux, ils veillent aux besoins de leurs femmes, de leurs enfants, et de tous ceux qui leur sont chers et qu'ils doivent protéger. Cette tendresse tient naturellement leur esprit en éveil et double leurs forces.

Parmi les traits distinctifs de la nature de l'homme, un des plus saillants est la recherche et la poursuite de la vérité. Aussi, dès que nous sommes libres des soins ordinaires de la vie, nous éprouvons le désir de voir, d'entendre, de nous instruire; et nous regardons la connaissance des secrets et des merveilles de la nature comme nécessaire au bonheur. Et par là il devient manifeste que tout ce qui est vrai, pur et simple, convient admirablement à la nature de l'homme. A ce besoin de connaître le vrai se joint un goût très-vif pour l'indépendance : une âme bien née ne veut obéira personne, si ce n'est à ceux qui l'instruisent ou qui ont reçu un juste et légitime pouvoir dans l'intérêt de tous; c'est de cette fierté naturelle que naît la grandeur d'âme et le mépris des choses humaines. Ce n'est pas non plus une médiocre prérogative pour l'homme que ce bel attribut de la raison, de comprendre ce que c'est que l'ordre, la décence, quelle mesure il faut apporter dans les paroles et les actions. Seul parmi les animaux, l'homme sait goûter la beauté, la grâce, la proportion de tout ce qu'il voit. Mais la raison l'élève bientôt de ce spectacle des sens à la conception de la beauté morale; il attache alors un bien plus grand prix à l'ordre, à la constance dans les desseins et les actions ; il prend garde à ne rien commettre de honteux et d'indigne de lui, à ce que rien de vicieux ne s'introduise dans ses pensées, ne lui échappe dans sa conduite. C'est de toutes ces choses que se compose et résulte l'honnêteté que nous cherchons, l'honnêteté qui, inconnue et sans honneur, n'en conserverait pas moins tout son prix , et dont il est vrai de dire qu'elle serait digne de toute louange, lors même qu'elle ne serait louée de personne.

V. Voilà, mon fils, la forme et, pour ainsi dire, la figure de l'honnêteté; si elle venait d'elle-même se manifester à nos yeux, elle exciterait en nous, comme dit Platon, un amour incroyable de la sagesse. Mais tout ce qui est honnête vient de l'une de ces quatre sources principales : L'honnêteté consiste ou à découvrir la vérité et former de bons conseils; ou à maintenir la société humaine, en rendant à chacun ce qui lui appartient, et en gardant avec fidélité sa parole; ou à déployer la grandeur et l'énergie d'une âme haut placée et invincible; ou à mettre dans tout ce que l'on fait et ce que l'on dit cette convenance et cette mesure, qui est le cachet de la modération et de la tempérance. Ces quatre sources de l'honnêteté se mêlent et se pénètrent le plus souvent; toutefois il naît de chacune d'elle un ordre de devoirs tout particulier. C'est ainsi qu'à la première que nous avons nommée, 429 et qui est proprement la sagesse ou la prudence, appartiennent la recherche et la découverte de la vérité; c'est là en effet le propre de cette vertu. Lorsqu'un homme découvre sûrement la vérité en toutes choses, lorsqu'il peut la saisir d'un regard perçant et prompt comme l'éclair, et tout aussitôt la faire comprendre, on le regarde à bon droit comme un modèle de prudence et de sagesse. Le véritable objet de la prudence, et en quelque sorte la matière sur laquelle elle s'exerce, est donc la vérité. Les trois autres vertus ont ce caractère commun, qu'elles se rapportent toutes à la vie active, et lui sont en quelque façon consacrées. Une d'elles fonde et maintient la société humaine ; la seconde fait paraître l'excellence et la grandeur de l'âme, tantôt chez l'homme qui conquiert le pouvoir, la richesse, tous les biens du monde pour lui et pour les siens, tantôt et plus encore chez celui qui les méprise. L'ordre, la constance, la modération et toutes les qualités qui s'y rattachent, ne demandent pas seulement on pur travail d'esprit, mais des efforts et le déploiement de l'action. C'est dans les affaires de la vie qu'il faut exercer cette vertu de la modération, sans laquelle il n'est plus ni honnêteté ni dignité pour l'homme.

VI. Des quatre vertus qui contiennent en elles le principe de tous les devoirs, la première, celle qui consiste dans la connaissance de la vérité, semble être la vertu de l'homme par excellence. Nous éprouvons tous un désir ardent de connaître et de savoir : exceller dans la science nous parait une grande gloire ; être dans l'erreur ou dans l'ignorance, se tromper ou être déçu, nous parait un malheur et une honte. Dans cette poursuite de la vérité, à la fois si naturelle et si louable, il y a deux défauts à éviter : le premier est de prendre pour connu ce qui demeure inconnu, et de donner légèrement son assentiment à ce qui n'est pas démontré. Celui qui voudra éviter cet écueil (et il n'est personne qui ne doive le vouloir) mettra à examiner les choses tout le temps et les soins convenables. L'autre défaut est de s'appliquer avec un zèle déplacé à l'étude de choses obscures, difficiles, et qui ne sont d'aucune nécessité. A la condition d'éviter ces deux défauts, tout ce que l'on emploie de travail et de soins à recueillir des connaissances nobles et dignes de l'homme, mérite les plus justes louanges. C'est ainsi que C. Sulpicius se distingua dans l'astronomie, à ce que nous disent nos pères; Sex. Pompée dans la géométrie, comme nous en avons été témoins; beaucoup d'autres dans la dialectique, un plus grand nombre dans l'étude du droit civil. Toutes ces sciences ont pour but la découverte de la vérité; mais malgré tout leur prix, celui qui négligerait les affaires pour les cultiver irait contre le devoir. Car c'est dans l'action, et dans l'action seule, que la vertu se signale. Cependant l'homme n'a pas toujours à agir, et il peut revenir souvent à ses études favorites; souvent aussi l'activité de notre esprit, qui ne se repose jamais, peut nous retenir, sans que nous y conspirions, au milieu des préoccupations de la science. Nous voyons donc que l'office de la pensée est double : ou elle s'emploie à nous faire discerner le bien, à nous montrer la route de la vertu et du bonheur, ou elle se livre solitairement aux travaux de la science. Voilà ce que j'avais à dire de la première source de nos devoirs.

VII. Des trois autres sources, la plus féconde est celle qui maintient la société humaine, et qui est en quelque sorte le fondement de l'union des 430 hommes. II faut distinguer en elle d'abord la Justice, où la vertu éclate dans tout son lustre, et qui est la qualité par excellence de l'homme de bien; ensuite, la bienfaisance, sœur de la justice, et que l'on peut aussi nommer bonté ou générosité. Le premier caractère de l'homme juste est de ne jamais nuire à personne, à moins qu'il ne soit injustement attaqué; ensuite, de se servir des biens communs comme appartenant à tous, et des siens seulement comme lui appartenant en propre. Primitivement tous les biens étaient communs; ce que l'on nomme propriété a pour origine et pour titre ou une ancienne occupation, comme celle des hommes qui vinrent habiter une contrée déserte, ou la victoire et le droit de la guerre, ou bien une loi, un contrat, une convention, un partage. C'est ainsi que la campagne d'Arpinum s'appelle le territoire des Arpinates; celle de Tusculum, la terre des Tusculans. La propriété privée a la même origine et le même fondement. De cette façon, les biens que la nature avait mis en commun étant partagés entre tous les hommes, chacun doit s'en tenir au lot qui lui est échu ; vouloir entreprendre sur le lot d'autrui, c'est porter atteinte au principe même de la société des hommes. Mais comme, suivant les belles paroles de Platon, nous ne sommes pas nés pour nous seuls, et que notre patrie, nos parents, nos amis ont tous des droits sur nous; comme, suivant les Stoïciens, tout ce que la terre produit est créé pour l'usage de l'homme, et l'homme lui-même pour ses semblables ; comme notre loi est de nous entraider mutuellement, nous devons demeurer fidèles aux inspirations de la nature, mettre tous nos avantages en commun par un échange réciproque de bons offices, donnant et recevant tour à tour, employant notre esprit, notre travail, nos ressources, à resserrer les liens qui unissent les hommes dans la société.

Le fondement de la justice est la bonne foi, c'est-à-dire le respect de notre parole, et l'inviolable fidélité à nos engagements. Et ici, au risque de rencontrer quelques incrédules, osons imiter les Stoïciens, qui recherchent avec grand soin l'étymologie des mots, et affirmer que bonne foi (fides) vient de faire (quia fiat), parce qu'on fait ce qu'on a dit. On peut être injuste de deux manières : ou en faisant soi-même du mal à autrui, ou en laissant faire celui que l'on peut empêcher. L'homme qui, dans un accès de colère, ou entraîné par la passion, fait violence à un autre homme, me semble porter la main sur son frère; et celui qui ne fait pas tous ses efforts pour arrêter les effets de cet emportement est aussi coupable, selon moi, que s'il abandonnait sa patrie, ses parents ou ses amis en péril. Souvent, quand nous faisons du mal à autrui de propos délibéré, c'est la crainte qui nous pousse; et plus d'un homme se résout à nuire à son semblable, parce qu'il a peur d'être attaqué, s'il ne devient agresseur. Mais la plupart du temps, les hommes se portent à commettre l'injustice pour satisfaire leur cupidité, la plus insatiable et la plus injuste des passions.

VIII. On poursuit les richesses, soit pour fournir aux besoins de la vie, soit comme instrument de plaisirs. Ceux qui ont l'âme un peu relevée veulent être riches pour devenir puissants et pour faire des largesses. Nous avons entendu naguère M. Crassus déclarer qu'un homme qui voulait jouer le premier rôle dans une république n'a- 432 vait jamais assez de fortune, tant qu'il ne pouvait entretenir une armée à ses frais. L'élégance, le luxe, une vie recherchée, un train somptueux séduisent bien des hommes; et de là cet amour effréné de la richesse. Je ne dis pas qu'il faille condamner celui qui s'enrichit par des moyens légitimes; mais il faut toujours fuir l'injustice. Où l'on voit surtout Injustice mise en oubli, c'est quand la passion de la gloire, des honneurs, du pouvoir s'est emparée de l'âme. Ce qu'Ennius dit des rois : " Que rien ne leur est sacré, pas même leur propre parole,» peut s'étendre beaucoup plus loin. Car tous les biens qui de leur nature sont le privilège de quelques hommes excitent ordinairement de telles rivalités, qu'il est difficile, dans l'acharnement de la lutte, de conserver un religieux respect pour la justice. C'est ce que nous a prouvé dernièrement la conduite criminelle de César qui a mis à ses pieds toutes les lois divines et humaines , pour arriver à cet empire qu'il croyait follement être le comble de la grandeur humaine. Mais ici il faut reconnaître cette triste vérité, que c'est d'ordinaire dans les plus grandes âmes et les plus brillants génies que s'allume l'ambition , et cette passion dévorante des honneurs et de la gloire. Raison de plus pour se mettre en garde contre un tel écueil.

Lorsqu'une injustice est commise, il importe beaucoup de distinguer si elle vient d'un de ces mouvements soudains qui le plus souvent ne durent pas, ou, si elle a été préméditée. Une faute est moins grave quand elle échappe à l'homme dans un moment d'effervescence, que lorsqu'elle est réfléchie et faite de sang-froid. Mais en voilà assez  sur les injustices que l'on commet soi-même.

IX. Souvent aussi les hommes négligent de défendre leurs semblables en péril ; c'est un devoir que plusieurs causes leur font trahir. Tantôt ils craignent de s'attirer des ennemis, de prendre trop de peines, d'aventurer leur argent; tantôt la négligence, la paresse, l'inertie, ou encore les préoccupations de leur esprit et leurs travaux, les retiennent, et les forcent à abandonner ceux dont ils devraient être les protecteurs. Ne pourrait-on pas reprocher à Platon d'avoir trop peu demandé à des philosophes? Ils auront la parfaite justice, dit-il, quand ils s'occuperont à rechercher la vérité, et qu'ils mépriseront en même temps et compteront pour rien tous ces faux biens que le monde se dispute avec tant de véhémence et d'acharnement. De cette façon sans doute ils évitent la première espèce d'injustice, puisqu'ils ne font de tort à personne; mais ils tombent dans l'autre, puisque, tout absorbés dans leurs études, ils abandonnent ceux qu'ils devraient protéger. Aussi Platon Va-t-il jusqu'à déclarer que jamais ils ne se mêleront des affaires publiques, à moins d'y être contraints. Cependant il vaudrait beaucoup mieux que leur volonté les y portât; car, à bien voir les choses, il n'est de bien que celui qui se fait volontairement Il est certains hommes qui, occupés exclusivement de leurs propres intérêts ou nourrissant je ne sais quelle haine contre le genre humain, disent qu'ils ne se mêlent que de leurs affaires, de peur qu'on ne les accuse de faire tort à autrui ; ces gens-là vraiment ne sont justes qu'à moitié, car ils abandonnent et trahissent la société humaine, en lui refusant le tribut de leurs efforts, de leurs ressources et de leurs soins.

Voilà quelles sont les deux espèces d'injus- 432  tices, et de quels principes elles viennent; nous avons montré auparavant en quoi consiste la justice ; il nous sera donc facile de reconnaître notre devoir dans toutes les circonstances de la vie, à moins que nous ne nous aimions aveuglément nous-mêmes. Il est vrai que nous nous intéressons ordinairement assez peu à ce qui touche les autres. Le Chrêmes de Térence dit bien que rien ne lui est étranger de ce qui touche les hommes; mais cependant il faut avouer que nous remarquons et sentons mieux nos prospérités et nos adversités que celles d'autrui, qui nous semblent si fort éloignées de nous ;et que nous avons, pour juger des intérêts de nos semblables et des nôtres, deux poids et deux balances. C'est donc un excellent précepte que celui qui nous défend de faire une chose quand nous ne savons si elle est juste ou injuste. L'équité brille assez d'elle-même ; l'incertitude dans la conscience est la marque de l'injustice.

X. Mais il se présente des circonstances où la nature des devoirs vient subitement à changer, où l'homme de bien ne doit plus faire ce qui paraît le plus digne de lui et le plus conforme à la justice. C'est ainsi que parfois la justice consistera à ne point rendre un dépôt, à ne pas tenir sa promesse, à manquer apparemment aux règles de la bonne foi. Il faut, pour entendre ceci, remonter aux fondements de la justice, tels que nous les avons établis en commençant. L'essence de la justice est d'abord de ne nuire à personne ; en second lieu, de veiller à l'utilité publique. Quand l'intérêt public ou privé vient à changer, le devoir change et varie avec lui. Il peut arriver que l'exécution d'une promesse soit nuisible à celui qui l'a reçue comme à celui qui l'a faite; j'en dirai autant des conventions. La fable nous en montre un exemple frappant : si Neptune n'avait point accompli la promesse que Thésée avait reçue de lui, Thésée n'eût point perdu son fils Hippolyte. Des trois vœux que Neptune devait exaucer, c'était là le dernier : Thésée dans sa colère lui demande de faire périr son fils ; son souhait est accompli, et le voilà plongé dans le plus grand deuil. Vous pouvez donc ne pas tenir votre promesse quand elle devient nuisible à celui à qui vous l'avez faite, ou même quand elle vous est plus nuisible qu'elle ne lui est avantageuse; j'entends par là qu'il faut préférer le plus grand devoir au moindre. Si, par exemple, vous avez promis à votre client de plaider sa cause un tel jour, et que cependant votre fils vienne à tomber dangereusement malade, vous ne manquerez pas à votre devoir en ne tenant point cet engagement; et celui qui l'a reçu de vous manquerait à son devoir, en se plaignant que vous l'ayez trompé. Quant aux promesses qui nous ont été arrachées par les menaces ou par la fraude, qui ne voit qu'elles ne sauraient être obligatoires? aussi en sommes-nous relevés le plus souvent par le droit prétorien, et quelquefois même par les lois. On commet encore bien des injustices en tirant un parti coupable des lois, qu'on affecte d'interpréter avec une scrupuleuse exactitude, et dont on dénature l'esprit. De là ce proverbe : Droit extrême, extrême injustice. Les hommes chargés des intérêts publics commettent souvent des injustices de ce genre. Je vous citerai pour exemple ce général qui, ayant conclu avec l'ennemi une armistice de trente jours, ravageait de nuit leurs campagnes, alléguant que dans l'armistice il était question des jours et non des nuits. On cite un 433 trait tout aussi condamnable de Q. Fabius Labéon ou de quelque autre Romain, car je n'en sais rien que par ouï-dire. Le sénat l'avait donné pour arbitre aux habitants de Noie et aux Napolitains, en contestation sur une question de frontière; Labéon, arrivé sur les lieux, parla séparément aux uns et aux autres, les exhorta à la modération, au désintéressement Croyez-moi, leur dit-il, il serait plus sage pour vous de reculer que d'avancer. II persuade ses gens; des deux côtés on se retire, et voilà un champ qui reste libre au milieu. Labéon leur déclare alors qu'eux-mêmes ont marqué leurs frontières, et que le champ laissé entre deux appartient désormais au peuple romain. Ce n'est pas là juger, c'est tromper. Fuyons en toutes choses une aussi misérable habileté.

 

XI. Sunt autem quaedam officia etiam adversus eos servanda, a quibus iniuriam acceperis. Est enim ulciscendi et puniendi modus; atque haud scio an satis sit eum, qui lacessierit, iniuriae suae paenitere, ut et ipse ne quid tale posthac et ceteri sint ad iniuriam tardiores. Atque in re publica maxime conservanda sunt iura belli. Nam cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem, alterum per vim, cumque illud proprium sit hominis, hoc beluarum, confugiendum est ad posterius, si uti non licet superiore. Quare suscipienda quidem bella sunt ob earn causam, ut sine iniuria in pace vivatur, parta autem victoria conservandi ii, qui non crudeles in bello, non immanes fuerunt, ut maiores nostri Tusculanos, Aequos, Volscos, Sabinos, Hernicos in civitatem etiam acceperunt, at Carthaginem et Numantiam funditus sustulerunt; nollem Corinthum, sed credo aliquid secutos, opportunitatem loci maxime, ne posset aliquando ad bellum faciendum locus ipse adhortari. Mea quidem sententia paci, quae nihil habitura sit insidiarum, semper est consulendum. In quo si mihi esset optemperatum, si non optimam, at aliquam rem publicam, quae nunc nulla est, haberemus. Et cum iis, quos vi deviceris, consulendum est, turn ii, qui armis positis ad imperatorum fidem confugient, quamvis murum aries percusserit, recipiendi. In quo tantopere apud nostros iustitia culta est, ut ii, qui civitates aut nationes devictas bello in fidem recepissent, earum patroni essent more maiorum. Ac belli quidem aequitas sanctissime fetiali populi Romani iure perscripta est. Ex quo intellegi potest nullum bellum esse iustum, nisi quod aut rebus repetitis geratur aut denuntiatum ante sit et indictum. Popilius imperator tenebat provinciam, in cuius exercitu Catonis filius tiro militabat. Cum autem Popilio videretur unam dimittere legionem, Catonis quoque filium, qui in eadem legione militabat, dimisit. Sed cum amore pugnandi in exercitu remansisset, Cato ad Popilium scripsit, ut, si eum patitur in exercitu remanere, secundo eum obliget militiae sacramento, quia priore amisso iure cum hostibus pugnare non poterat. Adeo summa erat observatio in bello movendo. M. quidem Catonis senis est epistula ad M. filium, in qua scribit se audisse eum missum factum esse a consule, cum in Macedonia bello Persico miles esset. Monet igitur, ut caveat, ne proelium ineat; negat enim ius esse, qui miles non sit, cum hoste pugnare.

XII. Equidem etiam illud animadverto, quod, qui proprio nomine perduellis esset, is hostis vocaretur, lenitate verbi rei tristitiam mitigatam. Hostis enim apud maiores nostros is dicebatur, quem nunc peregrinum dicimus. Indicant duodecim tabulae: “aut status dies cum hoste,” itemque: “adversus hostem aeterna auctoritas.” Quid ad hanc mansuetudinem addi potest, eum, quicum bellum geras, tam molli nomine appellare? Quamquam id nomen durius effect iam vetustas; a peregrino enim recessit et proprie in eo, qui arma contra ferret, remansit. Cum vero de imperio decertatur belloque quaeritur gloria, causas omnino subesse tamen oportet easdem, quas dixi paulo ante iustas causas esse bellorum. Sed ea bella, quibus imperii proposita gloria est, minus acerbe gerenda sunt Ut enim cum civi aliter contendimus, si est inimicus, aliter, si competitor (cum altero certamen honoris et dignitatis est, cum altero capitis et famae), sic cum Celtiberis, cum Cimbris bellum ut cum inimicis gerebatur, uter esset, non uter imperaret, cum Latinis, Sabinis, Samnitibus, Poenis, Pyrrho de imperio dimicabatur. Poeni foedifragi, crudelis Hannibal, reliqui iustiores. Pyrrhi quidem de captivis reddendis illa praeclara:

Nec mi aurum posco nec mi pretium dederitis,
Nec cauponantes bellum, sed belligerantes
Ferro, non auro vitam cernamus utrique.
Vosne velit an me regnare era, quidve ferat Fors,
Virtute experiamur. Et hoc simul accipe dictum:
Quorum virtuti belli fortuna pepercit,
Eorundem libertati me parcere certum est.
Dono, ducite, doque volentibus cum magnis dis.

Regalis sane et digna Aeacidarum genere sententia.

XIII. Atque etiam si quid singuli temporibus adducti hosti promiserunt, est in eo ipso fides conservanda, ut primo Punico bello Regulus captus a Poenis cum de captivis commutandis Romam missus esset iurassetque se rediturum, primum, ut venit, captivos reddendos in senatu non censuit, deinde, cum retineretur a propinquis et ab amicis, ad supplicium redire maluit quam fidem hosti datam fallere. Secundo autem Punico bello post Cannensem pugnam quos decem Hannibal Romam astrictos misit iure iurando se redituros esse, nisi de redimendis iis, qui capti erant, impetrassent, eos omnes censores, quoad quisquc eorum vixit, qui peierassent, in aerariis reliquerunt nec minus ilium, qui iuris iurandi fraude culpam invenerat. Cum enim Hannibalis permissu exisset de castris, rediit paulo post, quod se oblitum nescio quid diceret; deinde egressus e castris iure iurando se solutum putabat, et erat verbis, re non erat. Semper autem in fide quid senseris, non quid dixeris, cogitandum. Maximum autem exemplum est iustitiae in hostem a maioribus nostris constitutum, cum a Pyrrho perfuga senatui est pollicitus se venenum regi daturum et cum necaturum, senatus et C. Fabricius perfugam Pyrrho dedidit. Ita ne hostis quidem et potentis et bellum ultro inferentis interitum cum scelere approbavit. Ac de bellicis quidem officiis satis dictum est. Meminerimus autem etiam adversus infimos iustitiam esse servandam. Est autem infima condicio et fortuna servorum, quibus non male praecipiunt qui ita iubent uti, ut mercennariis: operam exigendam, iusta praebenda. Cum autem duobus modis, id est aut vi aut fraude, fiat iniuria, fraus quasi vulpeculae, vis leonis videtur; utrumque homine alienissimum, sed fraus odio digna maiore. Totius autem iniustitiae nulla capitalior quam eorum, qui tum, cum maxime fallunt, id agunt, ut viri boni esse videantur. De iustitia satis dictum.

XIV. Deinceps, ut erat propositum, de beneficentia ae de liberalitate dicatur, qua quidem nihil est naturae hominis accommodatius, sed habet multas cautiones. Videndum est enim, primum ne obsit benignitas et iis ipsis, quibus benigne videbitur fieri et ceteris, deinde ne maior benignitas sit quam facultates, tum ut pro dignitate cuique tribuatur; id enim est iustitiae fundamentum, ad quam haec referenda sunt omnia. Nam et qui gratificantur cuipiam, quod obsit illi, cui prodesse velle videantur, non benefici neque liberales, sed perniciosi assentatores iudicandi sunt, et qui aliis nocent, ut in alios liberales sint, in eadem sunt iniustitia, ut si in suam rem aliena convertant. Sunt autem multi, et quidem cupidi splendoris et gloriae, qui eripiunt aliis, quod aliis largiantur, iique arbitrantur se beneficos in suos amicos visum iri, si locupletent eos quacumque ratione. Id autem tantum abest ab officio, ut nihil magis officio possit esse contrarium. Videndum est igitur, ut ea liberalitate utamur, quae prosit amicis, noceat nemini. Quare L. Sullae, C. Caesaris pecuniarum translatio a iustis dominis ad alienos non debet liberalis videri; nihil est enim liberale, quod non idem iustum. Alter locus erat cautionis, ne benignitas maior esset quam facultates, quod, qui benigniores volunt esse, quam res patitur, primum in eo peccant, quod iniuriosi sunt in proximos; quas enim copias his et suppeditari aequius est et relinqui, eas transferunt ad alienos. Inest autem in tali liberalitate cupiditas plerumque rapiendi et auferendi per iniuriam, ut ad largiendum suppetant copiae. Videre etiam licet plerosque non tam natura liberales quam quadam gloria ductos, ut benefici videantur, facere multa, quae proficisci ab ostentatione magis quam a voluntate videantur. Talis autem sinulatio vanitati est coniunctior quam aut liberalitati aut honestati. Tertium est propositum, ut in beneficentia dilectus esset dignitatis; in quo et mores eius erunt spectandi, in quem beneficium conferetur, et animus erga nos et communitas ac societas vitae et ad nostras utilitates officia ante collata; quae ut concurrant omnia, optabile est; si minus, plures causae maioresque ponderis plus habebunt.

XV. Quoniam autem vivitur non cum perfectis hominibus planeque sapientibus, sed cum iis, in quibus praeclare agitur si sunt simulacra virtutis, etiam hoc intellegendum puto, neminem omnino esse neglegendum, in quo aliqua significatio virtutis appareat, colendum autem esse ita quemque maxime, ut quisque maxime virtutibus his lenioribus erit ornatus, modestia, temperantia, hac ipsa, de qua multa iam dicta sunt, iustitia. Nam fortis animus et magnus in homine non perfecto nec sapiente ferventior plerumque est, illae virtutes bonum virum videntur potius attingere. Atque haec in moribus. De benivolentia autem, quam quisque habeat erga nos, primum illud est in officio, ut ei plurimum tribuamus, a quo plurimum diligamur, sed benivolentiam non adulescentulorum more ardore quodam amoris, sed stabilitate potius et constantia iudicemus. Sin erunt merita, ut non ineunda, sed referenda sit gratia, maior quaedam cura adhibenda est; nullum enim officium referenda gratia magis necessarium est. Quodsi ea, quae utenda acceperis, maiore mensura, si modo possis, iubet reddere Hesiodus, quidnam beneficio provocati facere debemus? an imitari agros fertiles, qui multo plus efferunt quam acceperunt? Etenim si in eos, quos speramus nobis profuturos, non dubitamus officia conferre, quales in eos esse debemus, qui iam profuerunt? Nam cum duo genera liberalitatis sint, unum dandi beneficii, alterum reddendi, demus necne, in nostra potestate est, non reddere viro bono non licet, modo id facere possit sine iniuria. Acceptorum autem beneficiorum sunt dilectus habendi, nec dubium, quin maximo cuique plurimum debeatur. In quo tamen in primis, quo quisque animo, studio, benivolentia fecerit, ponderandum est. Multi enim faciunt multa temeritate quadam sine iudicio vel morbo in omnes vel repentino quodam quasi vento impetu animi incitati; quae beneficia aeque magna non sunt habenda atque ea, quae iudicio, considerate constanterque delata sunt. Sed in collocando beneficio et in referenda gratia, si cetera paria sunt, hoc maxime officii est, ut quisque maxime opis indigeat, ita ei potissimum opitulari; quod contra fit a plerisque; a quo enim plurimum sperant, etiamsi ille iis non eget, tamen ei potissimum inserviunt.

XVI. Optime autem societas hominum coniunctioque servabitur, si, ut quisque erit coniunctissimus, ita in eum benignitatis plurimum conferetur. Sed, quae naturae principia sint communitatis et societatis humanae, repetendum videtur altius; est enim primum, quod cernitur in universi generis humani societate. Eius autem vinculum est ratio et oratio, quae docendo, discendo, communicando, disceptando, iudicando conciliat inter se homines coniungitque naturali quadam societate; neque ulla re longius absumus a natura ferarum, in quibus inesse fortitudinem saepe dicimus, ut in equis, in leonibus, iustitiam, aequitatem, bonitatem non dicimus; sunt enim rationis et orationis expertes. Ac latissime quidem patens hominibus inter ipsos, omnibus inter omnes societas haec est; in qua omnium rerum, quas ad communem hominum usum natura genuit, est servanda communitas, ut, quae discripta sunt legibus et iure civili, haec ita teneantur, ut sit constitutum legibus ipsis, cetera sic observentur, ut in Graecorum proverbio est, amicorum esse communia omnia. Omnium autem communia hominum videntur ea, quae sunt generis eius, quod ab Ennio positum in una re transferri in permultas potest:

Homo, qui erranti cómiter monstrat viam,
Quasi lumen de suo lumine accendat, facit.
Nihilo minus ipsi lucet, cum illi accenderit.

Una ex re satis praecipit, ut, quicquid sine detrimento commodari possit, id tribuatur vel ignoto; ex quo sunt illa communia: non prohibere aqua profluente, pati ab igne ignem capere, si qui velit, consilium fidele deliberanti dare, quae sunt iis utilia, qui accipiunt, danti non molesta. Quare et his utendum est et semper aliquid ad communem utilitatem afferendum. Sed quoniam copiae parvae singulorum sunt, eorum autem, qui his egeant, infinita est multitudo, vulgaris liberalitas referenda est ad illum Ennii finem: “Nihilo minus ipsi lucet,” ut facultas sit, qua in nostros simus liberales.

XVII. Gradus autem plures sunt societatis hominum. Ut enim ab illa infinita discedatur, propior est eiusdem gentis, nationis, linguae, qua maxime homines coniunguntur; interius etiam est eiusdem esse civitatis; multa enim sunt civibus inter se communia, forum, fana, porticus, viae, leges, iura: iudicia, suffragia, consuetudines praeterea et familiaritates multisque cum multis res rationesque contractae. Artior vero colligatio est societatis propinquorum; ab illa enim immensa societate humani generis in exiguum angustumque concluditur. Nam cum sit hoc natura commune animantium, ut habeant libidinem procreandi, prima societas in ipso coniugio est, proxima in liberis, deinde una domus, communia omnia; id autem est principium urbis et quasi seminarium rei publicae. Sequuntur fratrum coniunctiones, post consobrinorum sobrinorumque, qui cum una domo iam capi non possint, in alias domos tamquam in colonias exeunt. Sequuntur conubia et affinitates, ex quibus etiam plures propinqui; quae propagatio et suboles origo est rerum publicarum. Sanguinis autem coniunctio et benivolentia devincit homines et caritate; magnum est enim eadem habere monumenta maiorum, eisdem uti sacris, sepulcra habere communia. Sed omnium societatum nulla praestantior est, nulla firmior, quam cum viri boni moribus similes sunt familiaritate coniuncti; illud enim honestum quod saepe dicimus, etiam si in alio cernimus, tamen nos movet atque illi, in quo id inesse videtur, amicos facit. Et quamquam omnis virtus nos ad se allicit facitque, ut eos diligamus, in quibus ipsa inesse videatur, tamen iustitia et liberalitas id maxime efficit. Nihil autem est amabilius nec copulatius quam morum similitudo bonorum; in quibus enim eadem studia sunt, eaedem voluntates, in iis fit ut aeque quisque altero delectetur ac se ipso, efficiturque id, quod Pythagoras vult in amicitia, ut unus fiat ex pluribus. Magna etiam illa communitas est, quae conficitur ex beneficiis ultro et citro datis acceptis, quae et mutua et grata dum sunt, inter quos ea sunt, firma devinciuntur societate. Sed cum omnia ratione animoque lustraris, omnium societatum nulla est gravior, nulla carior quam ea, quae cum re publica est uni cuique nostrum. Cari sunt parentes, cari liberi, propinqui, familiars, sed omnes omnium caritates patria una complexa est, pro qua quis bonus dubitet mortem oppetere, si ei sit profuturus? Quo est detestabilior istorum immanitas, qui lacerarunt omni scelere patriam et in ea funditus delenda occupati et sunt et fuerunt. Sed si contentio quaedam et comparatio fiat, quibus plurimum tribuendum sit officii, principes sint patria et parentes, quorum beneficiis maximis obligati sumus,proximi liberi totaque domus, quae spectat in nos solos neque aliud ullum potest habere perfugium, deinceps bene convenientes propinqui, quibuscum communis etiam fortuna plerumque est. Quam ob rem necessaria praesidia vitae debentur iis maxime, quos ante dixi, vita autem victusque communis, consilia, sermones, cohortationes, consolationes, interdum etiam obiurgationes in amicitiis vigent maxime, estque ea iucundissima amicitia, quam similitudo morum coniugavit.

XVIII. Sed in his omnibus officiis tribuendis videndum erit, quid cuique maxime necesse sit, et quid quisque vel sine nobis aut possit consequi aut non possit. Ita non iidem erunt necessitudinum gradus, qui temporum; suntque officia, quae aliis magis quam aliis debeantur; ut vicinum citius adiuveris in fructibus percipiendis quam aut fratrem aut familiarem, at, si lis in iudicio sit, propinquum potius et amicum quam vicinum defenderis. Haec igitur et talia circumspicienda sunt in omni officio et consuetudo exercitatioque capienda, ut boni ratiocinatores officiorum esse possimus et addendo deducendoque videre, quae reliqui summa fiat, ex quo, quantum cuique debeatur, intellegas. Sed ut nec medici nec imperatores nec oratores, quamvis artis praecepta perceperint, quicquam magna laude dignum sine usu et exercitatione consequi possunt, sic officii conservandi praecepta traduntur illa quidem, ut facimus ipsi, sed rei magnitude usum quoque exercitationemque desiderat. Atque ab iis rebus, quae sunt in iure societatis humanae, quem ad modum ducatur honestum, ex quo aptum est officium, satis fere diximus. Intelligendum autem est, cum proposita sint genera quattuor, e quibus honestas officiumque manaret, splendidissimum videri, quod animo magno elatoque humanasque res despiciente factum sit. Itaque in probris maxime in promptu est si quid tale dici potest:

Vos enim, iuvenes, animum geritis muliebrem,
“illa” virgo “viri”

et si quid eius modi:

Salmaci, da spolia sine sudore et sanguine.

Contraque in laudibus, quae magno animo et fortiter excellenterque gesta sunt, ea nescio quo modo quasi pleniore ore laudamus. Hinc rhetorum campus de Marathone, Salamine, Plataeis, Thermopylis, Leuctris, hine noster Cocles, hinc Decii, hinc Cn. et P. Scipiones, hinc M. Marcellus, innumerabiles alii, maximeque ipse populus Romanus animi magnitudine excellit. Declaratur autem studium bellicae gloriae, quod statuas quoque videmus ornatu fere militari.

XIX. Sed ea animi elatio, quae cernitur in periculis et laboribus, si iustitia vacat pugnatque non pro salute communi, sed pro suis commodis, in vitio est; non modo enim id virtutis non est, sed est potius immanitatis omnem humanitatem repellentis. Itaque probe definitur a Stoicis fortitudo, cum eam virtutem esse dicunt propugnantem pro aequitate. Quocirca nemo, qui fortitudinis gloriam consecutus est insidiis et malitia, laudem est adeptus; nihil enim honestum esse potest, quod iustitia vacat. Praeclarum igitur illud Platonis: “Non,” inquit, “solum scientia, quae est remota ab iustitia, calliditas potius quam sapientia est appellanda, verum etiam animus paratus ad periculum, si sua cupiditate, non utilitate communi impellitur, audaciae potius nomen habeat quam fortitudinis.” Itaque viros fortes et magnanimnos eosdem bonos et simplices, veritatis amicos minimeque fallaces esse volumus; quae sunt ex media laude iustitiae. Sed illud odiosum est, quod in hac elatione et magnitudine animi facillime pertinacia et nimia cupiditas principatus innascitur. Ut enim apud Platonem est, omnem morem Lacedaemoniorum inflammatum esse cupiditate vincendi, sic, ut quisque animi magnitudine maxime excellet, ita maxime vult princeps omnium vel potius solus esse. Difficile autem est, cum praestare omnibus concupieris, servare aequitatem, quae est iustitiae maxime propria. Ex quo fit, ut neque disceptatione vinci se nec ullo publico ac legitimo iure patiantur, exsistuntque in re publica plerumque largitores et factiosi, ut opes quam maximas consequantur et sint vi potius superiores quam iustitia pares. Sed quo difficilius, hoc praeclarius; nullum enim est tempus, quod iustitia vacare debeat. Fortes igitur et magnanimi sunt habendi, non qui faciunt, sed qui propulsant iniuriam. Vera autem et sapiens animi magnitudo honestum illud, quod maxime natura sequitur, in factis positum, non in gloria iudicat principemque se esse mavult quam videri; etenim qui ex errore imperitae multitudinis pendet, hic in magnis viris non est habendus. Facillime autem ad res iniustas impellitur, ut quisque altissimo animo est, gloriae cupiditate; qui locus est sane lubricus, quod vix invenitur, qui laboribus susceptis periculisque aditis non quasi mercedem rerum gestarum desideret gloriam.

XX. Omnino fortis animus et magnus duabus rebus maxime cernitur, quarum una in rerum externarum despicientia ponitur, cum persuasum est nihil hominem, nisi quod honestum decorumque sit, aut admirari aut optare aut expetere oportere nullique neque homini neque perturbationi animi nec fortunae succumbere. Altera est res, ut, cum ita sis affectus animo, ut supra dixi, res geras magnas illas quidem et maxime utiles, sed ut vehementer arduas plenasque laborum et periculorum cum vitae, tum multarum rerum, quae ad vitam pertinent. Harum rerum duarum splendor omnis, amplitudo, addo etiam utilitatem, in posteriore est, causa autem et ratio efficiens magnos viros in priore; in eo est enim illud, quod excellentes animos et humana contemnentes facit. Id autem ipsum cernitur in duobus, si et solum id, quod honestum sit, bonum iudices et ab omni animi perturbatione liber sis. Nam et ea. quae eximia plerisque et praeclara videntur, parva ducere eaque ratione stabili firmaque contemnere fortis animi magnique ducendum est, et ea, quae videntur acerba, quae multa et varia in hominum vita fortunaque versantur, ita ferre, ut nihil a statu naturae discedas, nihil a dignitate sapientis, robusti animi est magnaeque constantiae. Non est autem consentaneum, qui metu non frangatur, eum frangi cupiditate nec, qui invictum se a labore praestiterit, vinci a voluptate. Quam ob rem et haec vitanda et pecuniae figienda cupiditas; nihil enim est tam angusti animi tamque parvi quam amare divitias, nihil honestius magnificentiusque quam pecuniam contemnere, si non habeas, si habeas, ad beneficentiam liberalitatemque conferre. Cavenda etiam est gloriae cupiditas, ut supra dixi; eripit enim libertatem, pro qua magnanimis viris omnis debet esse contentio. Nee vero imperia expetenda ac potius aut non accipienda interdum aut deponenda non numquam. Vacandum autem omni est animi perturbatione, cum cupiditate et metu, tum etiam aegritudine et voluptate nimia et iracundia, ut tranquillitas animi et securitas adsit, quae affert cum constantiam, turn etiam dignitatem. Multi autem et sunt et fuerunt, qui eam, quam dico, tranquillitatem expetentes a negotiis publicis se removerint ad otiumque perfugerint; in his et nobilissimi philosophi longeque principes et quidam homines severi et graves nec populi nec principum mores ferre potuerunt, vixeruntque non nulli in agris delectati re sua familiari. His idem propositum fuit, quod regibus, ut ne qua re egerent, ne cui parerent, libertate uterentur, cuius proprium est sic vivere, ut velis.

 

XI. Il y a des devoirs à observer envers ceux mêmes de qui nous avons reçu quelque offense. La vengeance et les représailles doivent avoir des bornes ; je ne sais même si les remords de notre injuste ennemi ne nous vengent pas assez, et je crois volontiers qu'ils suffisent pour l'arrêter dans l'avenir, et pour rendre les autres plus circonspects. Une république doit surtout respecter les droits de la guerre. Il faut observer que les contestations qui divisent les hommes, pouvant se soutenir ou par la raison ou par la force, la première voie appartient en propre à l'homme tandis que la seconde est celle des animaux ; et qu'ainsi l'on ne doit recourir à la dernière que si l'autre nous est interdite. Il faut bien entreprendre la guerre, lorsqu'il n'est plus permis de conserver une paix respectée et tranquille; mais, après la victoire, on doit épargner ceux qui n'ont été ni cruels ni barbares dans la lutte. Nos ancêtres ont même accordé le droit de cité à des peuples vaincus, comme les Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Berniques; mais ils ont ruiné jusqu'aux fondements Carthage et Numance. Pour Corinthe, j'ai regret de la voir si terriblement châtiée ; j'imagine toutefois que nos pères avaient leurs raisons, et qu'ils songeaient surtout à cette situation admirable, qui inspire tant de confiance et semble d'elle-même provoquer à la guerre. A mon avis, il faut toujours accepter une paix honorable qui est franchement offerte. Si on m'en avait cru, nous aurions encore, sinon la plus parfaite république, du moins une république; au lieu que maintenant il n'en est plus pour nous. Tout de même qu'on doit se montrer généreux pour ceux qu'on a vaincus, il faut recevoir en grâce, lors même que la brèche est déjà ouverte, ceux qui déposent les armes et viennent se remettre à la merci des généraux. Nos ancêtres avaient tellement en honneur ce grand acte de justice, que les généraux de la république devenaient les patrons des villes et des nations qui étaient ainsi abandonnées à leur foi. Le droit fécial du peuple romain a déterminé avec soin tout ce qui concerne l'équité de la guerre. Il nous apprend qu'une guerre ne peut être juste, si elle n'a été précédée de demande en réparation, et si elle n'est régulièrement déclarée. Popilius, chargé de soutenir une guerre loin de Rome, avait dans son armée le fils de Caton, qui faisait alors ses premières armes. Le général trouve convenable de licencier une légion, et, avec elle, le fils de Caton, qui se trouvait dans ses rangs ; le jeune Romain, qui aimait la guerre, reste à l'armée. Caton écrit alors à Popilius, que s'il veut bien conserver son fils dans son armée, il lui fasse 434 prêter un nouveau serment militaire, parce que, le premier étant rompu, il ne pourrait légitimement en venir aux mains avec les ennemis. Tellement nos ancêtres apportaient de scrupule et de religion dans la guerre I Nous avons encore la lettre que Caton écrivait alors à son fils Marcus, qui portait les armes en Macédoine contre Persée. « Je viens d'apprendre, lui dit-il, que vous avez été licencié parle consul. Gardez-vous donc bien de combattre l'ennemi, car celui qui n'est plus soldat n'a point le droit d'en venir aux mains. »

XII. Je remarque que celui à qui l'on devrait proprement donner le nom de perduellis a été appelé hostis, pour que la douceur du terme diminuât en quelque façon l'amertume de la chose. Dans les temps anciens on nommait hostis celui que nous appelons maintenant peregrinus ( étranger ). Les douze Tables en font foi, quand elles disent » qu'il y ait jour pris avec l'étranger ( cum hoste ) ; » et encore : « Le droit est éternel contre l'étranger (advenus hostem). » Y a-t-il rien de plus humain que de donner un nom si doux a celui avec qui nous sommes en guerre? Cependant l'usage a donné une couleur plus sombre à l'expression d'hostis; peu à peu elle a cessé de désigner l'étranger, et a été appliquée à celui qui porte les armes contre notre pays. Lorsque l'on combat uniquement pour la suprématie et la gloire, il faut toujours que l'on se fonde sur les motifs dont nous avons parlé, et qui seuls peuvent rendre une guerre légitime. Mais quand le but dernier de la guerre est la gloire d'un peuple, on doit y rapporter plus de tempéraments. La lutte entre deux concitoyens a un tout autre caractère, si ce sont des ennemis ou seulement des compétiteurs : dans le dernier cas, c'est entre eux une rivalité de titres et d'honneurs; dans le premier, ils ont à défendre leur réputation et leur tête. Ainsi, nous avons combattu avec les Celtibériens et les Cimbres comme avec des ennemis; car ce n'est pas seulement notre suprématie, c'est notre existence qu'ils mettaient en péril. Mais avec les Latins, les Sabins, les Samnites, les Carthaginois et Pyrrhus, nous avons lutté pour l'empire. Carthage était sans foi, Annibal était cruel; les autres montrèrent plus de justice. On connaît ces belles paroles de Pyrrhus sur la rançon des prisonniers : « Je ne demande point d'or, et je ne veux point de votre rançon. Je ne fais point la guerre en marchand, mais en soldat ; c'est le fer et non pas l'or que je veux vous voir en mains. Demandons au destin des batailles à qui de vous ou de moi la fortune a réservé l'empire. Et retenez bien ces paroles de Pyrrhus : Je respecte toujours la liberté de ceux dont le fer ennemi a respecté les jours. Emmenez-les, je vous les donne avec l'agrément des Dieux immortels. » Voilà des sentiments dignes d'un roi et du sang des Éacides.

XIII. Lorsqu'un citoyen est amené par les circonstances à faire une promesse à l'ennemi, il doit tenir fidèlement sa parole. Vous savez ce que fit Reçu lus lors de la première guerre punique. Il était tombé entre les mains des Carthaginois , qui l'envoyèrent à Rome pour traiter de l'échange des captifs, et à qui il fit le serment de revenir. Arrivé à Rome, il soutint dans le I sénat que l'on ne devait point rendre les prisonniers: puis il aima mieux, malgré les instances de ses amis et de ses proches, retourner au supplice, que de manquer à la parole donnée aux ennemis. [Pendant la seconde guerre punique, Annibal envoya à Rome, après la bataille de Cannes, dix captifs qui s'étaient engagés par serment à 435 revenir dans son camp, s'ils ne pouvaient obtenir du sénat l'échange des prisonniers. Ceux d'entre eux qui se parjurèrent furent relégués par les censeurs dans la classe des tributaires, et y demeurèrent tout le reste de leur vie. Celui qui avait eu recours à un subterfuge pour éluder son serment, ne fut pas épargné davantage. Il était sorti du camp avec la permission d Annibal; un moment après il y rentre, sous prétexte d'avoir oublié je ne sais quoi. Bientôt il en ressort, et se prétend pour le coup délié de son serment. A la lettre il avait raison, mais véritablement il était toujours captif : quand il s'agit de parole, c'est à ce que Ton a pensé et non pas à ce que l'on a dit qu'il faut avoir égard. Nos ancêtres nous ont laissé un très-bel exemple de justice envers un ennemi. Un transfuge de l'armée de Pyrrhus étant venu offrir au sénat de faire périr son maître par le poison, le sénat et Fabricius livrèrent ce traître à Pyrrhus. On ne voulait pas acheter au prix d'un crime la mort d'un ennemi puissant, et qui était venu de lui-même attaquer Rome.] En voilà assez sur les devoirs de la guerre. Rappelons-nous aussi que nous avons des devoirs à remplir envers les gens de la plus basse condition. Il n'est pas de condition inférieure à celle des esclaves, et j'approuve beaucoup ceux qui nous recommandent de les traiter comme on traite les mercenaires; de leur demander leur travail, mais de leur fournir le nécessaire. Disons encore que l'injustice se commettant ou par fraude ou par violence, la fraude semble être l'injustice du renard, la violence celle du lion; que l'une et l'autre sont tout à fait indignes de la nature de l'homme ; mais que la fraude a quelque chose de plus odieux. La pire de toutes les injustices est celle de Γ homme qui, au moment même où il vous porte le coup le plus perfide, a Fart de se faire passer pour un homme de bien. Mais nous avons assez parlé de la justice.

XIV. Je dois maintenant, en suivant mon dessein, vous entretenir de la bienfaisance et de la générosité. Il n'y a pas de vertu qui aille mieux à la nature humaine, mais elle demande à être pratiquée avec de grandes précautions. II faut prendre garde d'abord à ce que notre bienfaisance ne tourne pas au préjudice de celui à qui elle s'adresse, ni de personne autre; il faut veiller ensuite à ne pus être plus libéral que nos moyens ne nous le permettent; et enfin a ce que chacun reçoive selon son mérite ; car c'est là le fondement de la justice, à laquelle tous ces devoirs se rattachent. L'homme qui rend un service nuisible n'est ni bienfaisant, ni libéral; on doit le regarder comme un flatteur pernicieux; et celui qui fait tort aux uns pour être utile aux autres, commet la même injustice que s'il s'emparait à son bénéfice du bien d'autrui. Il y a beaucoup de gens, et surtout parmi ceux qui veulent briller et se faire un grand nom, qui dépouillent les uns pour faire des largesses aux autres; ils se figurent qu'ils auront la réputation d'être bienfaisants pour leurs amis, s'ils les enrichissent par quelque moyen que ce soit. Ce n'est pas là remplir un devoir; bien au contraire, c'est aller contre tous les devoirs. Il faut donc régler sa libéralité de telle sorte, qu'en obligeant ses amis on ne fasse tort à personne. Aussi doit-on faire très-bon marché de la libéralité d'un Sylla et d'un César, qui dépouillaient les possesseurs légitimes pour faire litière à leurs créatures. On n'est pas libé- 436 ral quand on est injuste. Nous avons dit, en second lieu, que notre générosité ne devait pas excéder nos moyens. Ceux qui veulent être plus généreux qu'ils ne le peuvent, commettent d'abord la faute de frustrer leurs proches d'un bien qu'ils auraient dû partager avec eux ou leur laisser en héritage, plutôt que d'en gratifier des étrangers. Quand on est généreux de cette façon, le plus souvent on se trouve tenté d'étendre les mains sur le bien d'autrui, pour alimenter ses propres largesses. Il y a aussi des hommes, et le nombre en est grand, qui sont généreux non par bonté de cœur, mais par fausse gloire; qui veulent en avoir la réputation, et se mettent en frais de bienfaisance, non pour faire le bien, mais pour qu'on parle du bien qu'ils font: cette générosité de parade est plutôt de la vanité que de la libéralité et de la vertu. Nous avons dit qu'il fallait proportionner ses bienfaits au mérite; quand on veut obliger un homme, il faut considérer ses mœurs, ses dispositions envers nous, il faut avoir égard à nos rapports mutuels, aux services qu'il peut nous avoir rendus. Le mieux est d'adresser nos bienfaits à qui les mérite à tous les titres, ou du moins à qui peut y prétendre avec le plus de droits.

XV. Comme nous vivons avec des hommes qui ne sont ni parfaits ni souverainement sages, mais avec qui il en va très-bien quand ils ont quelque ombre de vertu, je crois qu'il ne faut négliger aucun de ceux en qui le bien paraît par quelque endroit, mais que nous devons toujours montrer plus d'empressement pour ceux qui sont ornés de ces douces vertus, la modération, la tempérance, la justice elle-même, dont nous avons déjà tant parlé. Quant à la force et à la grandeur d'âme, elles sont d'ordinaire assez voisines de l'emportement chez un homme qui n'a ni la perfection ni la vraie sagesse; les autres vertus semblent mieux exprimer le caractère de l'homme de bien. Mais en voilà assez sur les mœurs. La bienveillance qu'on éprouve pour nous est aussi un titre à nos services, et nous devons obliger surtout ceux qui nous aiment le plus; toutefois il ne faut pas, comme les enfants, juger du dévouement de nos amis par le feu de leurs démonstrations, mais par la solidité et la constance de leur attachement. Lorsque nous sommes leurs obligés, et que tous nos services ne peuvent témoigner que notre reconnaissance, c'est alors même que nous devons redoubler de zèle ; car la reconnaissance est le premier de tous les devoirs. Hésiode nous ordonne de rendre avec usure, si faire se peut, ce qu'on nous a prêté : à quoi donc un bienfait ne nous engage-t-il pas ? Ne devons-nous pas imiter ces champs fertiles, qui rapportent beaucoup plus qu'ils n'ont reçu ? Si nous n'hésitons pas à rendre des services à ceux qui peuvent nous être utiles, que ne devons-nous pas à ceux qui nous ont prévenus? Il y a en tout deux sortes de libéralités : l'une consiste à donner, et l'autre à rendre. Nous sommes libres de donner, oui ou non ; mais ne pas rendre, c'est ce qui n'est point permis à un honnête homme, lorsqu'il peut s'acquitter sans faire tort à personne. Tous les services rendus ne nous obligent pas également; il faut savoir distinguer entre eux. Sans doute, la reconnaissance dort se proportionner à la grandeur du bienfait; mais quand il s'agit d'apprécier un service, ce qui doit passer en première ligne, c'est l'esprit dans lequel il nous 437 a été rendu, la bienveillance, l'affection qu'on nous a témoignée.  Il y a tant de gens qui agissent par caprices, sans règle ni mesure, obligeant le premier venu, allant par saccades, emportés par le moindre vent! Leurs services n'ont certainement pas le prix de ceux qui sont réfléchis, délibérés, rendus avec suite. Mais, toutes choses égales d'ailleurs, lorsque nous exerçons notre générosité, le devoir veut que nous secourions surtout ceux dont les besoins sont le plus pressants. Le plus souvent on fait tout le contraire, et l'on est perte à obliger avant tous les autres ceux dont on espère le plus, lors même qu'ils n'ont aucun besoin.

XVI. Le meilleur moyen de maintenir la société et l'union des hommes, c'est de rendre surtout service à ceux qui nous touchent de plus près. Mais pour bien entendre quels sont les premiers fondements de la société humaine, dont nous parlons, il faut reprendre les choses de plus haut. Le premier principe de l'union des hommes est dans la société même du genre humain et la fraternité de tous ses membres. Le lien qui nous réunit tous dans une même famille, c'est la raison et le langage, deux instruments qui nous servent à enseigner, à apprendre, à communiquer nos pensées, à nous éclairer mutuellement, à discerner le vrai, et qui par là forment entre nous et nos semblables une société étroite et naturelle. Cest là le trait distinctif de l'humanité; nous reconnaissons quelquefois dans les animaux un certain courage, comme dans le cheval ou le lion, mais jamais nous ne leur attribuons ni justice, ni équité, ni bonté; car ils sont privés de la raison et de la parole. Voilà donc le premier degré de société entre les hommes, c'est le lien qui les réunit tous dans une même famille. A ce titre, la justice nous oblige à maintenir la communauté de toutes les choses que la nature a faites pour le commun usage des hommes, tout en observant ce qui est prescrit par les lois et déterminé par le droit civil. En dehors du cercle tracé par les lois, il faut avoir pour maxime constante ce qui est exprimé par ce proverbe grec : Entre amis tout est commun. Il y a beaucoup de choses communes entre tous les hommes ; Ennius nous en cite un exemple, qui nous peut faire entendre les autres :

« Montrer poliment le chemin à un homme dévoyé, c'est comme lui laisser allumer son flambeau au nôtre, qui ne nous éclaire pas moins, après avoir allumé le sien. »

Cet exemple nous montre assez que nous devons partager, même avec un inconnu, tout bien qui ne diminue pas en se communiquant. De là ces maximes vulgaires : Ne disputer à personne l'usage d'une eau courante ; donner du feu à celui qui en demande; conseiller de bonne foi celui qui délibère; toutes choses utiles à qui les reçoit, et ne contant rien à qui les donne. Ce sont là des biens dont il faut user, mais en les tenant sans cesse à la disposition de tout le monde. Toutefois , comme chacun les possède dans une mesure très-bornée, et que le nombre de ceux qui en ont besoin est infini, il est bon de régler notre générosité sur le conseil d'Ennius : Que notre flambeau ne nous en éclaire pas moins, afin de pouvoir toujours rendre service à nos proches.

XVII. Mais la société des hommes a plusieurs degrés. Après le genre humain, qui corn- 438 pose une seule grande société, il y a les peuples qui habitent une même contrée et parlent une même langue; ce sont là des liens qui nous touchent de plus près : il y a ensuite la cité, où les hommes se trouvent encore plus intimement unis. Beaucoup de choses sont communes entre des concitoyens, le forum, les temples, les portiques, la voie publique, les lois, les droits, les tribunaux, les suffrages; dans une même cité on se fréquente, on forme amitié, on noue mille relations d'intérêts et d'affaires : enfin la société la plus étroite de toutes est celle de la famille; la première était d'une étendue immense, celle-ci est restreinte au possible. La nature ayant donné à tous les êtres animés le besoin de se reproduire, le mariage est la première société; après elle vient, dans l'ordre de la nature, la société des parents et des enfants, puis le développement de la famille dans une même maison, l'usage de toutes choses en commun. La famille est le principe de la cité, et en quelque façon la semence de la république. La famille se partage tout en demeurant unie : les frères, leurs enfants, et les enfants de ceux-ci, ne pouvant plus être contenus dans la maison paternelle, en sortent pour aller fonder, comme autant de colonies, des maisons nouvelles. Ils forment des alliances; de là les affinités, et l'accroissement de la famille. Peu à peu les maisons se multiplient, tout grandit, tout se développe, et la république prend naissance. Les liens du sang sont en même temps les liens du cœur; ceux qui tiennent à une même souche sont tout naturellement portés à s'entr'aider. Ils ont les mêmes monuments de famille, les mêmes dieux Pénates, un tombeau commun : n'est-ce pas là le plus solide fondement d'union qui soit au monde ?

Mais la société la plus bielle et la mieux cimentée est celle qui se forme entre des gens de bien, de mœurs semblables, et que l'amitié rapproche. Lorsque nous voyons dans un de nos semblables l'impression de ce lien, dont nous avons souvent parlé, nous sommes remués et entraînés vers lui par le cœur. En général, il n'est point de vertu qui n'exerce cet empire sur nous et qui ne rende aimables ceux en qui elle se montre ; mais entre toutes, la libéralité et la justice ont un attrait particulier. Rien ne fait naître et ne consolide les amitiés avec plus de force que la ressemblance des bonnes mœurs. Lorsqu'il se rencontre des hommes ayant les mêmes goûts et la même volonté, il arrive bientôt que chacun d'eux se complaît dans son semblable aussi parfaitement qu'en lui-même, et que, suivant le vœu de Pythagore, plusieurs êtres n'en font qu'un seul. Un échange de bienfaits mutuels forme aussi une belle et durable société ; s'obliger l'un l'autre, c'est se lier pour la vie. Si vous parcourez en esprit toutes ces diverses sociétés, vous n'en trouverez point de plus essentielle , de plus inviolable que celle qui lie chacun de nous à sa patrie. Nous aimons tendrement nos parents, nos enfants, nos proches, nos amis; mais l'amour de la patrie renferme à lui seul tous les autres. Est-il un homme de bien qui hésiterait à donner ses jours pour servir son pays? A cette pensée, on sent redoubler l'horreur que nous inspirent ces citoyens infâmes qui ont déchiré la république par leurs forfaits, et qui n'ont jamais travaillé et ne travaillent encore 439 qu'à la ruiner jusqu'au dernier fondement. Si nous voulons établir des comparaisons et nous demander à qui nous devons rendre le plus de devoirs, nous mettrons en première ligne notre patrie et nos parents, de qui nous avons reçu les plus grands bienfaits ; après eux, nos enfants et toute notre famille, qui n'a d'espoir et de ressources qu'en nous seuls; ensuite nos proches, avec qui nous sommes en relations constantes, et dont tous les intérêts sont si souvent confondus avec les nôtres. Voilà ceux aux besoins de qui nous devons veiller sans cesse; mais pour ce commerce intime, cette communauté de sentiments et de pensées, cette tendresse qui exhorte, console et reprend quelquefois, c'est dans l'amitié qu'il faut les chercher; et il n'y a point d'amitié plus douce que celle qui naît de la sympathie des caractères.

XVIII. Mais toutes les fois que le devoir nous commande de servir nos semblables, il nous faut examiner quels sont surtout les besoins de chacun , et ce que ceux envers qui nous sommes obligés pourraient faire ou ne pas faire sans nous. Suivant les temps, nous devrons venir en aide à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là ; il est des services que les uns réclament plutôt que les autres., S'il s'agit de faire la récolte, vous aiderez votre voisin, de préférence à votre frère ou à votre ami ; s'il est question d'un procès, vous défendrez plutôt votre parent ou votre ami que votre voisin. Vous voyez à quelles sortes de considérations il faut recourir dans l'accomplissement de ses devoirs ; on ne peut trop s'exercer à cette appréciation difficile: c'est l'habitude surtout qui aura la vertu de nous éclairer, et nous apprendre à calculer exactement ce que nous avons reçu, ce que nous avons rendu, ce que nous devons encore. Mais s'il est vrai que 439 ni les médecins, ni les généraux, ni les orateurs, quelque connaissance qu'ils aient des préceptes de leur art, ne peuvent rien faire de grand et de glorieux, s'ils ne sont formés par la pratique et l'expérience ; tout pareillement il est assez facile de donner, comme je le fais ici, les règles de la morale : mais accomplir le bien est une si grande chose, qu'on n'y peut arriver non plus sans la pratique et l'usage, nous avons montré comment l'honnête dérive des principes qui constituent la société humaine, et comment à sa lumière les devoirs se déterminent. C'est une question suffisamment traitée. Parmi les quatre vertus mères, d'où découle le bien dans toutes les actions, et qui comprennent tous les devoirs, celle qui a le plus d'éclat est certainement la force de ces grandes âmes, élevées au-dessus du monde et méprisant toutes les choses humaines. Aussi quand on veut faire un reproche sanglant, emploie-t-on ordinairement ce langage : « Vous êtes des hommes, et, au courage, on vous prendrait pour des femmes ; cette jeune fille a le cœur d'un homme; » ou bien encore. «Efféminés, rendez-vous, ne résistez point, vous n'êtes pas faits pour combattre. » Quand nous voulons, au contraire, louer la grandeur d'âme, l'énergie, la vaillance, nous ne trouvons pas d'expressions assez magnifiques. De là cette prédilection des rhéteurs pour célébrer Marathon, Salamine, Platée, les Thermopyles, Leuctres ; de là tous ces éloges de Coclès, des Décius, de Cn. et de P. Scipion, de Marcellus, et de tant d'autres qu'on ne saurait nombrer. Quel peuple a jamais égalé la grandeur d'âme des Romains? Toutes nos statues couvertes de vêtements militaires ne disent-elles pas assez quel est notre amour pour la gloire des combats?

XIX. Mais cette fierté d'âme qui brille dans les 440 travaux et les dangers cesse d'être louable dès qu'elle n'a plus la justice pour compagne, et ne se met plus au service de la patrie. Bien loin d'être alors une vertu, elle est plutôt la marque d'un caractère cruel, et quia dépouillé tout sentiment d'humanité. Les Stoïciens ont très-bien défini la force d'âme une vertu qui combat pour l'équité. Aussi f tous ceux qui ont voulu se faire une réputation de vaillants hommes par des moyens indignes n'ont-ils réussi qu'à se déshonorer, car sans la justice il n'est point d'honneur. Voici à ce sujet une belle pensée de Platon : « Non-seulement, nous dit-il, la science que l'honnêteté n'accompagne pas est plutôt de l'habileté que de la sagesse; mais on doit tenir qu'un esprit toujours prêt à affronter les dangers, s'il n'écoute que ses passions et non l'intérêt commun, a plutôt de l'audace que de la force. » Nous voulons que l'homme fort et magnanime soit en même temps bon et simple, ami de la vérité et incapable de tromper; et ce sont là tout autant de qualités essentielles à la justice. Mais on ne peut observer sans amertume que l'élévation et la grandeur d'âme donnent si facilement naissance à une opiniâtreté blâmable et à une ambition effrénée. Platon nous dit que tout à Lacédémone respirait le désir ardent de la victoire; en la même sorte, dès qu'un homme se sent quelque grandeur naturelle , il aspire aussitôt à dominer sur tous les autres, ou plutôt à remplir seul le monde. Mais il est difficile, quand on veut s'élever au-dessus de tous, de respecter l'équité, qui est la première condition de la justice. Ces ambitieux ne veulent jamais que l'on ait raison contre eux; ni les droits acquis, ni la majesté des lois ne les arrêtent; ils corrompent le peuple par des largesses, ils lèvent la tête en factieux, travaillent par tous les moyens à étendre leur pouvoir; ce qui leur convient , c'est la domination par la force, et non la justice dans l'égalité. Mais plus les passions parlent haut, plus il y a de gloire à les maîtriser. Ce qui est certain, c'est que la justice est de tous les temps, c'est que le courage et la magnanimité consistent non pas à faire, mais à empêcher le mal. La véritable grandeur d'âme, celle que la sagesse éclaire, comprend que cet honneur qu'elle poursuit sans cesse est situé en elle quand elle fait le bien, et non dans les discours des hommes ; elle aspire à mériter et non à occuper le premier rang. Celui qui est l'esclave de l'opinion insensée de la multitude ne doit pas être compté parmi les grands hommes. C'est cette passion pour la gloire qui corrompt souvent les plus grandes âmes ; c'est en elle que bien des injustices prennent leur source : le pas est glissant. Où est l'homme, en effet, qui, après de grands travaux et de grands périls, ne demande pas d'en être récompensé par la gloire?

XX. En dernère analyse, la force et la grandeur d'âme se reconnaissent surtout à une double marque. D'abord une grande âme méprise tous les biens extérieurs ; elle est persuadée que l'homme ne doit rien admirer, souhaiter ou rechercher que ce qui est honnête et honorable, et que jamais il ne doit s'incliner ni devant les hommes, ni de¬vant la fortune, ni sous le joug des passions. Ensuite une âme qui est aussi haut placée se porte à faire de grandes choses et à servir les hommes : plus les entreprises sont difficiles et périlleuses, plus son ardeur est excitée; elle ne tient nul compte ni de la vie ni de tous les biens qui s'y rattachent. De ces deux parties de la grandeur d'âme, la dernière est sans contredit la plus éclatante, la plus honorée, j'ajouterai même la plus utile ; mais la première est la pl us intime et la plus essentiel le, el le est la grandeur même. C'est par elle que l'homme est véritablement élevé, et supérieur aux choses humaines ; car l'élévation consiste surtout à ne reconnaître pour bien que ce qui est honnête, et à être affranchi de toute passion. Compter pour peu de chose ce qui paraît excellent et magnifique aux yeux de la multitude, dédaigner d'une raison ferme et constante tous les biens vulgaires, c'est là certainement le propre d'un grand cœur; supporter tous les maux de la vie, les revers et les injures de la fortune, avec cette tranquillité d'âme qui ne s'altère jamais et l'inviolable dignité du sage, c'est le signe de la vraie noblesse et d'une force admirable de caractère. Il serait honteux que celui sur qui la crainte n'a point de prise fût l'esclave des passions; et que la volupté vînt à triompher de l'homme qui est sorti victorieux des plus rudes épreuves. Il faut donc se mettre en garde contre les plaisirs, et mépriser les richesses. Rien ne décèle plus une âme misérable et basse que l'amour de l'or ; rien de plus noble et de plus digne de l'homme que de mépriser la fortune quand elle nous manque, et de l'employer, quand nous l'avons, en bienfaits et en libéralités. Il faut se défier aussi de la passion de la gloire, comme je l'ai dit plus haut; car elle nous rend esclaves, et une grande âme doit livrer les plus terribles combats pour conserver sa liberté. Elle ne poursuivra pas non plus les honneurs et le pouvoir, quelquefois même elle les refusera; elle s'en dépouillera dans certaines occasions : son devoir est de ne s'ouvrir à aucune passion, d'être inaccessible aux désirs immodérés comme à la crainte, aux vains chagrins et à l'ivresse de la joie, comme à la colère, et de retenir toujours cette tranquillité et cette sérénité, qui font la constance et la dignité de la vie. On a vu dans tous les temps, et il existe encore aujourd'hui des hommes qui se sont éloignés des affaires publiques et réfugiés dans la retraite, pour y trouver la tranquillité dont je parle. On compte parmi eux les plus grands et les plus célèbres philosophes, des personnages graves et austères, qui, n'ayant pu s'accommoder aux mœurs du peuple ni à celles de la noblesse, se retirèrent pour la plupart à la campagne, où ils ont trouvé le bonheur au sein des occupations domestiques. Ils voulaient vivre comme les rois, sans besoins, sans maître, dans une entière liberté , et jouissant de ce beau privilège de se conduire en tout à leur guise.

 

XXI. Quare cum hoc commune sit potentiae cupidorum cum iis, quos dixi, otiosis, alteri se adipisci id posse arbitrantur, si opes magnas habeant, alteri, si contenti sint et suo et parvo. In quo neutrorum omnino contemnenda sententia est, sed et facilior et tutior et minus aliis gravis aut molesta vita est otiosorum, fructuosior autem hominum generi et ad claritatem amplitudinemque aptior eorum, qui se ad rem publicam et ad magnas res gerendas accommodaverunt. Quapropter et iis forsitan concedendum sit rem publicam non capessentibus, qui excellenti ingenio doctrinae sese dediderunt, et iis, qui aut valetudinis imbecillitate aut aliqua graviore causa impediti a re publica recesserunt, cum eius administrandae potestatem aliis laudemque concederent. Quibus autem talis nulla sit causa, si despicere se dicant ea, quae plerique mirentur, imperia et magistratus, iis non modo non laudi, verum etiam vitio dandum puto; quorum iudicium in eo, quod gloriam contemnant et pro nihilo putent, difficile factu est non probare; sed videntur labores et molestias, tum offensionum et repulsarum quasi quandam ignominiam timere et infamiam. Sunt enim, qui in rebus contrariis parum sibi constent, voluptatem severissime contemnant, in dolore sint molliores, gloriam neglegant, frangantur infamia, atque ea quidem non satis constanter. Sed iis, qui habent a natura adiumenta rerum gerendarum, abiecta omni cunctatione adipiscendi magistratus et gerenda res publica est; nec enim aliter aut regi civitas aut declarari animi magnitudo potest. Capessentibus autem rem publicam nihilo minus quam philosophis, haud scio an magis etiam et magnificentia et despicientia adhibenda est rerum humanarum, quam saepe dico, et tranquillitas animi atque securitas, siquidem nec anxii futuri sunt et cum gravitate constantiaque victuri. Quae faciliora sunt philosophis, quo minus multa patent in eorum vita, quae fortuna feriat, et quo minus multis rebus egent, et quia, si quid adversi eveniat, tam graviter cadere non possunt. Quocirca non sine causa maiores motus animorum concitantur maioraque studia efficiendi rem publicam gerentibus quam quietis, quo magis iis et magnitudo est animi adhibenda et vacuitas ab angoribus. Ad rem gerendam autem qui accedit, caveat, ne id modo consideret, quam illa res honesta sit, sed etiam ut habeat efficiendi facultatem; in quo ipso considerandum est, ne aut temere desperet propter ignaviam aut nimis confidat propter cupiditatem. In omnibus autem negotiis, prius quam aggrediare, adhibenda est praeparatio diligens.

XXII. Sed cum plerique arbitrentur res bellicas maiores esse quam urbanas, minuenda est haec opinio. Multi enim bella saepe quaesiverunt propter gloriae cupiditatem, atque id in magnis animis ingeniisque plerumque contingit, eoque magis, si sunt ad rem militarem apti et cupidi bellorum gerendorum; vere autem si volumus iudicare, multae res exstiterunt urbanae maiores clarioresque quam bellicae. Quamvis enim Themistocles iure laudetur et sit eius nomen quam Solonis illustrius citcturque Salamis clarissimae testis victoriae, quae anteponatur consilio Solonis ei, quo primum constituit Areopagitas, non minus praeclarum hoc quam illud iudicandum est; illud enim semel profuit, hoc semper proderit civitati; hoc consilio leges Atheniensium, hoc maiorum instituta servantur; et Themistocles quidem nihil dixerit, in quo ipse Areopagum adiuverit, at ille vere a se adiutum Themistoclem; est enim bellum gestum consilio senatus eius, qui a Solone erat constitutus. Licet eadem de Pausania Lysandroque dicere, quorum rebus gestis quamquam imperium Lacedaemoniis partum putatur, tamen ne minima quidem ex parte Lycurgi legibus et disciplinae confercndi sunt; quin etiam ob has ipsas causas et parentiores habuerunt exercitus et fortiores. Mihi quidem neque pueris nobis M. Scaurus C. Mario neque, cum versaremur in re publica, Q. Catulus Cn. Pompeio cedere videbatur; parvi enim sunt foris arma, nisi est consilium domi; nec plus Africanus, singularis et vir et imperator, in exscindenda Numantia rei publicae profuit quam eodem tempore P. Nasica privatus, cum Ti. Gracchum interemit; quamquam haec quidem res non solum ex domestica est ratione (attingit etiam bellicam, quoniam vi manuque confecta est), sed tamen id ipsum est gestum consilio urbano sine exercitu. Illud autem optimum est, in quod invadi solere ab improbis et invidis audio:

“Cedant arma togae, concedat laurea laudi.

Ut enim alios omittam, nobis rem publicam gubernantibus nonne togae arma cesserunt? neque enim periculum in re publica fuit gravius umquam nec maius otium. Ita consiliis diligentiaque nostra celeriter de manibus audacissimorum civium delapsa arma ipsa ceciderunt. Quae res igitur gesta umquam in bello tanta? qui triumphus conferendus? licet enim mihi, M. fill, apud te gloriari, ad quem et hereditas huius gloriae et factorum imitatio pertinet. Mihi quidem certe vir abundans bellicis laudibus, Cn. Pompeius, multis audientibus hoc tribuit, ut diceret frustra se triumphum tertium deportaturum fuisse, nisi meo in rem publicam beneficio, ubi triumpharet, esset habiturus. Sunt igitur domesticae fortitudines non inferiores militaribus; in quibus plus etiam quam in his operae studiique ponendum est.

XXIII. Omnino illud honestum, quod ex animo excelso magnificoque quaerimus, animi efficitur, non corporis viribus. Exercendum tamen corpus et ita afficiendum est, ut oboedire consilio rationique possit in exsequendis negotiis et in labore tolerando. Honestum autem id, quod exquirimus, totum est positum in animi cura et cogitatione; in quo non minorem utilitatem afferunt, qui togati rei publicae praesunt, quam qui bellum gerunt. Itaque eorum consilio saepe aut non suscepta aut confecta bella sunt, non numquam etiam illata, ut M. Catonis bellum tertium Punicum, in quo etiam mortui valuit auctoritas. Quare expetenda quidem magis est decernendi ratio quam decertandi fortitudo, sed cavendum, ne id bellandi magis fuga quam utilitatis ratione faciamus. Bellum autem ita suscipiatur, ut nihil aliud nisi pax quaesita videatur. Fortis vero animi et constantis est non perturbari in rebus asperis nec tumultuantem de gradu deici, ut dicitur, sed praesenti animo uti et consilio nec a ratione discedere. Quamquam hoc animi, illud etiam ingenii magni est, praecipere cogitatione futura et aliquanto ante constituere, quid accidere possit in utramque partem, et quid agendum sit, cum quid evenerit, nec committere, ut aliquando dicendum sit: “Non putaram.” Haec sunt opera magni animi et excelsi et prudentia consilioque fidentis; temere autem in acie versari et manu cum hoste confligere immane quiddam et beluarum simile est; sed cum tempus necessitasque postulat, decertandum manu est et mors servituti turpitudinique anteponenda.

XXIV. De evertendis autem diripiendisque urbibus valde considerandum est ne quid temere, ne quid crudeliter. Idque est magni viri, rebus agitatis punire sontes, multitudinem conservare, in omni fortuna recta atque honesta retinere. Ut enim sunt, quem ad modum supra dixi, qui urbanis rebus bellicas anteponant, sic reperias multos, quibus periculosa et calida consilia quietis et cogitatis splendidiora et maiora videantur. Numquam omnino periculi fuga committendum est, ut imbelles timidique videamur, sed fugiendum illud etiam, ne offeramus nos periculis sine causa, quo esse nihil potest stultius. Quapropter in adeundis periculis consuetudo imitanda medicorum est, qui leviter aegrotantes leniter curant, gravioribus autem morbis periculosas curationes et ancipites adhibere coguntur. Quare in tranquillo tempestatem adversam optare dementis est, subvenire autem tempestati quavis ratione sapientis, eoque magis, si plus adipiscare re explicata boni quam addubitata mali. Periculosae autem rerum actiones partim iis sunt, qui eas suscipiunt, partim rei publicae. Itemque alii de vita, alii de gloria et benivolentia civium in discrimen vocantur. Promptiores igitur debemus esse ad nostra pericula quam ad communia dimicareque paratius de honore et gloria quam de ceteris commodis. Inventi autem multi sunt, qui non modo pecuniam, sed etiam vitam profundere pro patria parati essent, iidem gloriae iacturam ne minimam quidem facere vellent, ne re publica quidem postulante; ut Callicratidas, qui, cum Lacedaemoniorum dux fuisset Peloponnesiaco bello multaque fecisset egregie, vertit ad extremum omnia, cum consilio non paruit eorum, qui classem ab Arginusis removendam nec cum Atheniensibus dimicandum putabant; quibus ille respondit Lacedaemonios classe illa amissa aliam parare posse, se fugere sine suo dedecore non posse. Atque haec quidem Lacedaemoniis plaga mediocris, illa pestifera, qua, cum Cleombrotus invidiam timens temere cum Epaminonda conflixisset, Lacedaemoniorum opes corruerunt. Quanto Q. Maximus melius! de quo Ennius:

Unus homo nobis cunctando restituit rem.
Non hic rumores ponebat ante salutem.
Ergo postque magisque viri nunc gloria claret.

Quod genus peccandi vitandum est etiam in rebus urbanis. Sunt enim, qui, quod sentiunt, etsi optimum sit, tamen invidiae metu non audeant dicere.

XXV. Omnino qui rei publicae praefuturi sunt, duo Platonis praecepta teneant, unum, ut utilitatem civium sic tueantur, ut, quaecumque agunt, ad eam referant obliti commodorum suorum, alterum, ut totum corpus rei publicae curent, ne, dum partem aliquam tuentur, reliquas deserant. Ut enim tutela, sic procuratio rei publicae ad eorum utilitatem, qui commissi sunt, non ad eorum, quibus commissa est, gerenda est. Qui autem parti civium consulunt, partem neglegunt, rem perniciosissimam in civitatem inducunt, seditionem atque discordiam; ex quo evenit, ut alii populares, alii studiosi optimi cuiusque videantur, pauci universorum. Hinc apud Atheniensis magnae discordiae, in nostra re publica non solum seditiones, sed etiam pestifera bella civilia; quae gravis et fortis civis et in re publica dignus principatu fugiet atque oderit tradetque se totum rei publicae neque opes aut potentiam consectabitur totamque eam sic tuebitur, ut omnibus consulat; nec vero criminibus falsis in odium aut invidiam quemquam vocabit omninoque ita iustitiae honestatique adhaerescet, ut, dum ea conservet, quamvis graviter offendat mortemque oppetat potius quam deserat illa, quae dixi. Miserrima omnino est ambitio honorumque contentio, de qua praeclare apud eundem est Platonem, “similiter facere eos, qui inter se contenderent, uter potius rem publicam administraret, ut si nautae certarent, quis eorum potissimum gubernaret.” Idemque praecipit, ut “eos adversaries existimemus, qui arma contra ferant, non eos, qui suo iudicio tueri rem publicam velint,” qualis fuit inter P. Africanum et Q. Metellum sine acerbitate dissensio. Nec vero audiendi, qui graviter inimicis irascendum putabunt idque magnanimi et fortis viri esse censebunt; nihil enim laudabilius, nihil magno et praeclaro viro dignius placabilitate atque clementia. In liberis vero populis et in iuris aequabilitate exercenda etiam est facilitas et altitudo animi, quae dicitur, ne, si irascamur aut intempestive accedentibus aut impudenter rogantibus, in morositatem inutilem et odiosam incidamus. Et tamen ita probanda est mansuetudo atque dementia, ut adhibeatur rei publicae causa severitas, sine qua administrari civitas non potest. Omnis autem et animadversio et castigatio contumelia vacare debet neque ad eius, qui punitur aliquem aut verbis castigat, sed ad rei publicae utilitatem referri. Cavendum est etiam, ne maior poena quam culpa sit, et ne isdem de causis alii plectantur, alii ne appellentur quidem. Prohibenda autem maxime est ira in puniendo; numquam enim, iratus qui accedet ad poenam, mediocritatem illam tenebit, quae est inter nimium et parum, quae placet Peripateticis, et recte placet, modo ne laudarent iracundiam et dicerent utiliter a natura datam. Illa vero omnibus in rebus repudianda est optandumque, ut ii, qui praesunt rei publicae, legum similes sint, quae ad puniendum non iracundia, sed aequitate dicuntur.

XXVI. Atque etiam in rebus prosperis et ad voluntatem nostram fluentibus superbiam magnopere, fastidium arrogantiamque fugiamus. Nam ut adversas res, sic secundas immoderate ferre levitatis est, praeclaraque est aequabilitas in omni vita et idem semper vultus eademque frons, ut de Socrate itemque de C. Laelio accepimus. Philippum quidem, Macedonum regem, rebus gestis et gloria superatum a filio, facilitate et humanitate video superiorem fuisse; itaque alter semper magnus, alter saepe turpissimus; ut recte praecipere videantur, qui monent, ut, quanto superiores simus, tanto nos geramus summissius. Panaetius quidem Africanum, auditorem et familiarem suum, solitum ait dicere, “ut equos propter crebras contentiones proeliorum ferocitate exsultantes domitoribus tradere soleant, ut iis facilioribus possint uti, sic homines secundis rebus effrenatos sibique praefidentes tamquam in gyrum rationis et doctrinae duci oportere, ut perspicerent rerum humanarum imbecillitatem varietatemque fortunae.” Atque etiam in secundissimis rebus maxime est utendum consilio amicorum iisque maior etiam quam ante tribuenda auctoritas. Isdemque temporibus cavendum est, ne assentatoribus patefaciamus auris neve adulari nos sinamus, in quo falli facile est; tales enim nos esse putamus, ut iure laudemur; ex quo nascuntur innumerabilia peccata, cum homines inflati opinionibus turpiter irridentur et in maximis versantur erroribus. Sed haec quidem hactenus. Illud autem sic est iudicandum, maximas geri res et maximi animi ab iis, qui res publicas regant, quod earum administratio latissime pateat ad plurimosque pertineat; esse autem magni animi et fuisse multos etiam in vita otiosa, qui aut investigarent aut conarentur magna quaedam seseque suarum rerum finibus continerent aut interiecti inter philosophos et eos, qui rem publicam administrarent, delectarentur re sua familiari non eam quidem omni ratione exaggerantes neque excludentes ab eius usu suos potiusque et amicis impertientes et rei publicae, si quando usus esset. Quae primum bene parta sit nullo neque turpi quaestu neque odioso, deinde augeatur ratione, diligentia, parsimonia, tum quam plurimis, modo dignis, se utilem praebeat nec libidini potius luxuriaeque quam liberalitati et beneficentiae pareat. Haec praescripta servantem licet magnifice, graviter animoseque vivere atque etiam simpliciter, fideliter, ° vere hominum amice.

XXVII. Sequitur, ut de una reliqua parte honestatis dicendum sit, in qua verecundia et quasi quidam ornatus vitae, temperantia et modestia omnisque sedatio perturbationum animi et rerum modus cernitur. Hoc loco continetur id, quod dici Latine decorum potest; Graece enim πρέπον dicitur. Huius vis ea est, ut ab honesto non queat separari; nam et, quod decet, honestum est et, quod honestum est, decet; qualis autem differentia sit honesti et decori, facilius intellegi quam explanari potest. Quicquid est enim, quod deceat, id tum apparet, cum antegressa est honestas. Itaque non solum in hac parte honestatis, de qua hoc loco disserendum est, sed etiam in tribus superioribus quid deceat apparet. Nam et ratione uti atque oratione prudenter et agere, quod agas, considerate omnique in re quid sit veri videre et tueri decet, contraque falli, errare, labi, decipi tam dedecet quam delirare et mente esse captum; et iusta omnia decora sunt, iniusta contra, ut turpia, sic indecora. Similis est ratio fortitudinis. Quod enim viriliter animoque magno fit, id dignum viro et decorum videtur, quod contra, id ut turpe, sic indecorum. Quare pertinet quidem ad omnem honestatem hoc, quod dico, decorum, et ita pertinet, ut non recondita quadam ratione cernatur, sed sit in promptu. Est enim quiddam, idque intellegitur in omni virtute, quod deceat; quod cogitatione magis a virtute potest quam re separari. Ut venustas et pulchritudo corporis secerni non potest a valetudine, sic hoc, de quo loquimur, decorum totum illud quidem est cum virtute confusum, sed mente et cogitatione distinguitur. Est autem eius discriptio duplex; nam et generale quoddam decorum intellegimus, quod in omni honestate versatur, et aliud huic subiectum, quod pertinet ad singulas partes honestatis. Atque illud superius sic fere definiri solet: decorum id esse, quod consentaneum sithominis excellentiae in eo, in quo natura eius a reliquis animantibus differat. Quae autem pars subiecta generi est, earn sic definiunt, ut id decorum velint esse, quod ita naturae consentaneum sit, ut in eo moderatio et temperantia appareat cum specie quadam liberali.

XXVIII. Haec ita intellegi possumus existimare ex eo decoro, quod poetae sequuntur; de quo alio loco plura dici solent. Sed tum servare illud poë- tas, quod deceat, dicimus, cum id, quod quaque persona dignum est, et fit et dicitur; ut, si Aeacus aut Minos diceret:

Oderint, dum metuant,

aut:

Natis sepulchre ipse est parens,

indecorum videretur, quod eos fuisse iustos accepimus; at Atreo dicente plausus excitantur; est enim digna persona oratio. Sed poëtae, quid quemque deceat, ex persona iudicabunt; nobis autem personam imposuit ipsa natura magna cum excellentia praestantiaque animantium reliquarum. Quocirca poëtae in magna varietate personarum, etiam vitiosis quid conveniat et quid deceat, videbunt, nobis autem cum a natura constantiae, moderationis, temperantiae, verecundiae partes datae sint, cumque eadem natura doceat non neglegere, quem ad modum nos adversus homines geramus, efficitur, ut et illud, quod ad omnem honestatem pertinet, decorum quam late fusum sit, appareat et hoc, quod spectatur in uno quoque genere virtutis. Ut enim pulchritudo corporis apta compositione membrorum movet oculos et delectat hoc ipso, quod inter se omnes partes cum quodam lepore consentiunt, sic hoc decorum, quod elucet in vita, movet approbationem eorum, quibuscum vivitur, ordine et constantia et moderatione dictorum omnium atque factorum. Adhibenda est igitur quaedam reverentia adversus homines et optimi cuiusque et reliquorum. Nam neglegere, quid de se quisque sentiat, non solum arrogantis est, sed etiam omnino dissoluti. Est autem, quod differat in hominum ratione habenda inter iustitiam et verecundiam. Iustitiae partes sunt non violare homines, verecundiae non offendere; in quo maxime vis perspicitur decori. His igitur expositis, quale sit id, quod decere dicimus, intellectum puto. Officium autem, quod ab eo ducitur, hanc primum habet viam, quae deducit ad convenientiam conservationemque naturae; quam si sequemur ducem, numquam aberrabimus sequemurque et id, quod acutum et perspicax natura est, et id, quod ad hominum consociationem accommodatum, et id, quod vehemens atque forte. Sed maxima vis decori in hac inest parte, de qua disputamus; neque enim solum corporis, qui ad naturam apti sunt, sed multo etiam magis animi motus probandi, qui item ad naturam accommodati sunt. Duplex est enim vis animorum atque natura; una pars in appetitu posita est, quae est ὁρμή Graece, quae hominem huc et illuc rapit, altera in ratione, quae docet et explanat, quid faciendum fugiendumque sit. Ita fit, ut ratio praesit, appetitus obtemperet.

XXIX. Omnis autem actio vacare debet temeritate et neglegentia nec vero agere quicquam, cuius non possit causam probabilem reddere; haec est enim fere discriptio officii. Efficiendum autem est, ut appetitus rationi oboediant eamque neque praecurrant nee propter pigritiam aut ignaviam deserant sintque tranquilli atque omni animi perturbatione careant; ex quo elucebit omnis constantia omnisque moderatio. Nam qui appetitus longius evagantur et tamquam exsultantes sive cupiendo sive fugiendo non satis a ratione retinentur, ii sine dubio finem et modum transeunt; relinquunt enim et abiciunt oboedientiam nec rationi parent, cui sunt subiecti lege naturae; a quibus non modo animi perturbantur, sed etiam corpora. Licet ora ipsa cernere iratorum aut eorum, qui aut libidine aliqua aut metu commoti sunt aut voluptate nimia gestiunt; quorum omnium voltus, voces, motus statusque mutantur. Ex quibus illud intellegitur, ut ad officii formam revertamur, appetitus omnes contrahendos sedandosque esse excitandamque animadversionem et diligentiam, ut ne quid temere ac fortuito, inconsiderate neglegenterque agamus. Neque enim ita generati a natura sumus, ut ad ludum et iocum facti esse videamur, ad severitatem potius et ad quaedam studia graviora atque maiora. Ludo autem et ioco uti illo quidem licet, sed sicut somno et quietibus ceteris tum, cum gravibus seriisque rebus satis fecerimus. Ipsumque genus iocandi non profusum nec immodestum, sed ingenuum et facetum esse debet. Ut enim pueris non omnem ludendi licentiam damus, sed eam, quae ab honestatis actionibus non sit aliena, sic in ipso ioco aliquod probi ingenii lumen eluceat. Duplex omnino est iocandi genus, unum illiberale, petulans, flagitiosum, obscenum, alterum elegans, urbanum, ingeniosum, facetum. Quo genere non modo Plautus noster et Atticorum antiqua comoedia, sed etiam philosophorum Socraticorum libri referti sunt, multaque multorum facete dicta, ut ea, quae a sene Catone collecta sunt, quae vocant ἀποφθέγματα. Facilis igitur est distinctio ingenui et illiberalis ioci. Alter est, si tempore fit, ut si remisso animo, gravissimo homine dignus, alter ne libero quidem, si rerum turpitudini adhibetur verborum obscenitas. Ludendi etiam est quidam modus retinendus, ut ne nimis omnia profundamus elatique voluptate in aliquam turpitudinem delabamur. Suppeditant autem et campus noster et studia venandi honesta exempla ludendi.

XXX. Sed pertinet ad omnem officii quaestionem semper in promptu habere, quantum natura hominis pecudibus reliquisque beluis antecedat; illae nihil sentiunt nisi voluptatem ad eamque feruntur omni impetu, hominis autem mens discendo alitur et cogitando, semper aliquid aut anquirit aut agit videndique et audiendi delectatione ducitur. Quin etiam, si quis est paulo ad voluptates propensior, modo ne sit ex pecudum genere (sunt enim quidam homines non re, sed nomine), sed si quis est paulo erectior, quamvis voluptate capiatur, occultat et dissimulat appetitum voluptatis propter verecundiam. Ex quo intellegitur corporis voluptatem non satis esse dignam hominis praestantia, eamque contemni et reici oportere; sin sit quispiam, qui aliquid tribuat voluptati, diligenter ei tenendum esse eius fruendae modum. Itaque victus cultusque corporis ad valetudinem referatur et ad vires, non ad voluptatem. Atque etiam si considerare volumus, quae sit in natura excellentia et dignitas, intellegemus, quam sit turpe diffluere luxuria et delicate ac molliter vivere quamque honestum parce, continenter, severe, sobrie. Intellegendum etiam cst duabus quasi nos a natura indutos esse personis; quarum una communis est ex eo, quod omnes participes sumus rationis praestantiaeque eius, qua antecellimus bestiis, a qua omne honestum decorumque trahitur, et ex qua ratio inveniendi officii exquiritur, altera autem, quae proprie singulis est tributa. Ut enim in corporibus magnae dissimilitudines sunt (alios videmus velocitate ad cursum, alios viribus ad luctandum valere, itemque in formis aliis dignitatem inesse, aliis venustatem), sic in animis exsistunt maiores etiam varietates. Erat in L. Crasso, in L. Philippo multus lepos, maior etiam magisque de industria in C. Caesare L. filio; at isdem temporibus in M. Scauro et in M. Druso adulescente singularis severitas, in C. Laelio multa hilaritas, in eius familiari Scipione ambitio maior, vita tristior. De Graecis autem dulcem et facetum festivique sermonis atque in omni oratione simulatorem, quem εἴρωνα Graeci nominarunt, Socratem accepimus, contra Pythagoram et Periclem summam auctoritatem consecutos sine ulla hilaritate. Callidum Hannibalem ex Poenorum, ex nostris ducibus Q. Maximum accepimus, facile celare, tacere, dissimulare, insidiari, praeripere hostium consilia. In quo genere Graeci Themistoclem et Pheraeum Iasonem ceteris anteponunt; in primisque versutum et callidum factum Solonis, qui, quo et tutior eius vita esset et plus aliquanto rei publicae prodesset, furere se simulavit. Sunt his alii multum dispares, simplices et aperti. qui nihil ex occulto, nihil de insidiis agendum putant, veritatis cultores, fraudis inimici, itemque alii, qui quidvis perpetiantur, cuivis deserviant, dum, quod velint, consequantur, ut Sullam et M. Crassum videbamus. Quo in genere versutissimum et patientissimum Lacedaemonium Lysandrum accepimus, contraque Callicratidam, qui praefectus classis proximus post Lysandrum fuit; itemque in sermonibus alium quemque, quamvis praepotens sit, efficere, ut unus de multis esse videatur; quod in Catulo, et in patre et in filio, itemque in Q. Mucio ° Mancia vidimus. Audivi ex maioribus natu hoc idem fuisse in P. Scipione Nasica, contraque patrem eius, illum qui Ti. Gracchi conatus perditos vindicavit, nullam comitatem habuisse sermonis ne Xenocratem quidem, severissimum philosophorum, ob eamque rem ipsam magnum et clarum fuisse. Innumerabiles aliae dissimilitudines sunt naturae morumque, minime tamen vituperandorum.

XXI. Tel est le but commun et à ceux qui briguent le pouvoir et à ceux dont je parle, qui s'ensevelissent dans le repos : les uns croient pouvoir l'atteindre s'ils se font une grande fortune, les autres s'ils se résignent de bon cœur à leur modeste lot. Il ne faut condamner absolument ni les uns ni les autres; mais une vie qui s'écoule dans la retraite est plus facile, plus sûre, plus inoffensive, et fait moins d'ombrage ; celle au contraire qui est toute vouée aux soins politiques et qui se passe dans la conduite des grandes affaires, est plus profitable au genre humain et mieux faite pour donner la grandeur et la gloire. C'est pourquoi il faudrait peut-être autoriser à se retirer de la scène du monde ceux qui ont le génie de la science et passent leur vie dans l'étude, et ceux que la faiblesse de leur santé ou quelque 442 grave empêchement tiennent éloignés des affaires publiques, et obligent à laisser à d'autres le soin et la gloire d'administrer les États. Mais les hommes qui ne peuvent alléguer aucun de ces motifs , et qui se vantent de dédaigner les honneurs et le pouvoir, qui ont pour tant d'autres des attraits si magiques, me paraissent bien plutôt dignes de blâme que d'éloges. Sans doute, il est difficile de ne pas approuver le jugement qu'ils portent sur la gloire, et le mépris qu'ils en font; mais il semble qu'ils redoutent les travaux et la peine, et que leur fierté s'indigne à l'idée des échecs et des refus qu'ils pourraient essuyer. On trouve en effet des hommes qui démentent toutes leurs belles maximes dans l'infortune; ils avaient un mépris austère pour la volupté, la douleur les abat; ils dédaignaient la gloire, ils sont anéantis par le moindre affront; heureux encore s'ils avaient toujours ce salutaire effroi de tout ce qui fait tache à l'honneur! Nous le déclarons donc, tous ceux à qui la nature ouvre d'elle-même le chemin des affaires doivent, sans hésiter, s'offrir aux suffrages de leurs concitoyens et se vouer à la vie politique ; car autrement les États n'auraient point de chefs, et les grandes âmes ne se montreraient jamais. L'homme qui est chargé des destinées de l'État, doit avoir, tout autant que le philosophe, et peut-être plus encore, cette noblesse de sentiment, ce mépris des choses humaines et surtout cette tranquillité parfaite sur laquelle j'insiste tant; il ne faut point que le trouble pénètre dans son esprit, et sa vie doit être un modèle de constance et de gravité. Tout cela est assez facile au philosophe, dont la vie est bien moins exposée aux coups du sort, dont les besoins sont comparativement très-bornés, et qu'un revers de fortune ne peut précipiter d'aussi haut. Il est tout naturel de ressentir des épreuves plus violentes et de plus graves soucis à la tête d'un État que dans une retraite ignorée ; aussi les hommes politiques ont-ils plus besoin que les autres de calme et de grandeur d'âme. Celui qui veut prendre sa part du fardeau des affaires ne doit pas songer seulement à la beauté du rôle qu'il ambitionne, il faut encore qu'il soit fait pour ce rôle ; et quand il mesure ses forces, il doit se garder de la défiance honteuse que la lâcheté inspire, et de la présomption que donne souvent l'ardeur de se distinguer. Enfin, il ne faut rien entreprendre sans s'y être préparé de longue main.

XXII. Mais comme on met d'ordinaire la gloire des armes au-dessus du mérite civil, nous devons ici attaquer ce préjugé. Beaucoup n'ont cherché dans la guerre que la gloire qu'elle donne. C'est ce qui arrive d'habitude aux grands hommes, surtout quand ils ont des talents militaires et qu'ils aiment la vie des camps. Cependant, si nous voulons bien voir les choses, le mérite civil l'emporte souvent sur les plus beaux exploits des guerriers. La gloire de Thémistocle est certes très-légitime ; le nom de ce grand capitaine est même plus illustre que celui de Solon. On cite avec éclat la victoire de Salamine, on la met au-dessus de l'établissement de l'Aréopage, création du sage législateur; et cependant l'œuvre de Solon n'est pas moins admirable que l'exploit de Thémistocle. Salamine a rendu un service signale à Athènes, l'Aréopage lui en rend de continuels; car c'est lui qui maintient le dépôt sacré des lois et les institutions des ancêtres. Thémistocle au¬rait-il pu dire quels secours il avait rendus à l'Aréopage? N'aurait-il pas avoué au contraire qu'il lui 442 devait beaucoup? car la guerre fut conduite par , les conseils de ce sénat qu'avait institué Solon. On en peut dire autant de Pausanias et de Lysandre. Sans doute leurs victoires ont agrandi l'empire de Lacédémone; mais tous leurs titres de gloire rassemblés ne soutiendraient pas la comparaison avec les lois et les institutions de Lycurgue. Bien plus, c'est grâce à cette belle discipline qu'ils ont eu des années si obéissantes et si braves. Je n'ai pas vu, pendant ma jeunesse, que M. Scaurus le cédât à Marius ; et quand j'ai été mêlé aux affaires publiques, Pompée ne me paraissait nullement l'emporter sur Q. Catulus. Que peuvent au dehors les plus fortes armées, quand la sagesse des conseils manque au dedans? L'Africain , cet homme admirable et ce grand capitaine , n'a pas rendu un service plus important à la république en détruisant Numance, que P. Nasica, à la même époque, en mettant à mort Tib. Gracchus de son autorité privée. Il est vrai que ce n'est pas seulement un mérite civil que celui de Nasica, puisqu'il fallut employer la force et en venir aux mains; mais après tout, ce grand acte de civisme ne fut ni résolu par un homme de guerre, ni exécuté par une armée. Je crois avoir exprimé une belle maxime dans ce vers que les méchants et que mes envieux attaquent si vivement : « Que les armes le cèdent à la toge, et les lauriers à la gloire.  Pour ne rien dire des autres, est-ce que pendant mon consulat les armes ne l'ont point cédé à la toge? Jamais Rome ne courut de plus grands périls, et jamais le repos public ne fut plus profond. Notre vigilance et nos sages conseils avaient pourvu à tout avec la promptitude de l'éclair, et les armes tombèrent  des mains des citoyens les plus audacieux qui furent jamais. Y a-t-il dans le monde un exploit guerrier, et un triomphe qui se puisse comparer à cette victoire pacifique? Il m'est permis, mon fils, de vous parler de ma gloire, à vous qui en hériterez et qui devrez vous en montrer digne. Un homme tout couvert de lauriers, Pompée, me rendit publiquement ce témoignage : que c'est en vain qu'il aurait obtenu les honneurs d'un troisième triomphe, et qu'il n'eût pas eu où triompher, si je n'avais sauvé la république. Le courage civil ne le cède donc point au courage militaire, et l'on peut affirmer qu'il demande plus d'application et d'efforts.

XXIII. La vertu dont nous parlons maintenant, et dans laquelle se montre toute la grandeur et la noblesse de l'homme, est située dans la force de l'âme et non dans celle du corps. Cependant il faut exercer le corps, le plier à l'empire de la raison dont il doit exécuter les commandements, le disposer à servir la pensée et à souffrir le travail. Mais le véritable courage dépend tout entier de la vigilante sagesse de l'âme. C'est un fruit de raison ; il ne brille donc pas moins dans les magistrats civils qui gouvernent les républiques, que dans les généraux qui livrent les batailles. Souvent les premiers décident par leurs conseils de la paix ou de la guerre, achèvent les guerres commencées, en font déclarer de nouvelles ; témoin la troisième guerre Punique, dont le véritable auteur est Caton, qui eut le crédit même après sa mort d'armer Rome contre Carthage. Il faut donc préférer la sagesse qui donne les bons conseils à la valeur qui fait les belles actions; mais il faut que cette préférence soit librement 444  avouée par la raison et non point déterminée par la crainte des dangers. Quand nous nous décidons à la guerre, il faut que tout le monde voie clairement que notre but dernier c'est la paix. Il est d'un homme ferme et courageux de ne point se troubler dans les périls, de ne point s'agiter follement, et se démonter, comme on dit; mais d'avoir toujours la tête présente, d'agir avec sang-froid et réflexion. Voilà comment devra se montrer une grande âme; mais en même temps un génie élevé saura prévoir l'avenir, en discuter les chances, se préparer à tout événement, et veiller à ce qu'un jour il ne lui faille pas faire ce triste aveu : Je n'y avais point pensé. C'est à de tels signes que vous pourrez reconnaître une âme noble et élevée, qui n'agit qu'avec lumière, et guidée par la raison. Mais se précipiter en aveugle dans la mêlée, et lutter corps à corps avec l'ennemi, est quelque chose de féroce, qui sent la bête sauvage ; cependant si la nécessité nous y contraint, il faut bien combattre de cette façon, car l'homme doit toujours préférer la mort à la servitude et au déshonneur.

XXIV. Quand on en est réduit à détruire ou à saccager une ville, il faut apporter le plus grand soin à ne rien faire avec témérité et cruauté. En temps de sédition, il est d'un grand homme de ne punir que les coupables, d'épargner le grand nombre, et dans toutes les phases de sa fortune retenir scrupuleusement les préceptes du juste et de l'honnête. De même que l'on trouve beaucoup d'esprits qui mettent la valeur guerrière au-dessus du courage civil, il en est un grand nombre aux yeux de qui les avis violents et périlleux paraissent avoir plus de noblesse et de dignité que les conseils calmes et modérés. Nous devons prendre garde de fuir les périls comme des gens qui les redoutent ; mais nous devons prendre garde aussi d'aller nous offrir aux périls sans motif, car il n'est rien de plus insensé. Quand il est question de dangers, suivons l'exemple des médecins qui traitent les maladies légères avec des remèdes légers, et qui n'appliquent les remèdes violents et incertains qu'aux maladies graves. Quand la mer est tranquille, il faut être en démence pour souhaiter la tempête; mais quand la tempête se déclare, le sage lutte contre elle par tous les moyens. Le meilleur parti est celui de la hardiesse, quand on a plus de bien à espérer en provoquant l'orage, que de mal à craindre en le laissant sourdement gronder. Les périls qu'on affronte menacent à la fois les citoyens qui se jettent tout au travers, et la république. Les uns combattent pour la vie, les autres pour la gloire et la popularité. Quand il s'agit des intérêts de la pairie, nous devons y regarder de plus près avant de les mettre en jeu, que s'il était question des nôtres ; et en ce qui nous touche, nous devons livrer des luttes plus ardentes pour l'honneur et la gloire que pour tous les autres biens. On a vu souvent des hommes tout près à sacrifier non-seulement leur fortune, mais leur vie, pour les intérêts de leur pays, et qui ne voulaient pas souffrir la moindre tache à leur gloire même quand la patrie le réclamait. Tel fut Callicratidas, général lacédémonien, qui, après s'être illustré par plusieurs exploits dans la guerre du Péloponnèse, finit par compromettre très-grièvement les affaires de Sparte, en refusant de déférer aux conseils de ceux qui voulaient qu'on éloignât la flotte des Arginuses et qu'on évitât de combattre avec les Athéniens. « Les Lacédémoniens, leur ré- 445 pondit-il, s'ils perdent cette flotte, peuvent en équiper une autre ; et moi, je ne puis prendre la fuite sans déshonneur. » La défaite de cette flotte ne fut pas encore un trop grand malheur pour Lacédémone, mais un échec irréparable; ce fut lorsque Cléombrote, dans la crainte de donner une mauvaise idée de sa vaillance, engagea témérairement la bataille avec Épaminondas et ruina à tout jamais la puissance de Sparte. Mettez en regard notre admirable Fabius, dont Ennius a dit : « Un seul homme a rétabli la fortune romaine en temporisant. C'est qu'il ne mettait pas les rumeurs du peuple au-dessus du salut de l'État; aussi la gloire de ce héros grandit-elle tous les jours. » Il faut éviter même, dans les affaires civiles, la faute de Cléombrote. Il y a tant de gens qui n'osent dire ce qu'ils pensent, alors même qu'ils pourraient rendre de grands services, dans la crainte où ils sont de se faire des ennemis !

XXV. Ceux qui sont chargés du gouvernement des peuples doivent observer fidèlement ces deux préceptes de Platon : Veiller d'abord aux intérêts de leurs concitoyens avec un dévouement de tous les instants et un désintéressement absolu; donner ensuite les mêmes soins à tout le corps de la république, et ne point témoigner à l'une de ses parties une prédilection qui tournerait au détriment des autres. L'administration des États est une véritable tutelle, établie pour le bien de ceux qui sont gouvernés et non de celui qui gouverne. D'un autre côté, l'homme public qui est exclusivement dévoué à une classe de citoyens et néglige toutes les autres introduit dans l'État le plus pernicieux des fléaux, je veux dire la sédition et la discorde; on ne compte plus alors que des partisans du peuple ou des sectateurs des grands ; mais le parti de la république, qu'est-il devenu? De là toutes ces fameuses discordes qui ont déchiré Athènes, de là toutes les séditions et les guerres civiles qui ont désolé Rome. Le grand citoyen, celui qui est vraiment digne de tenir le premier rang dans l'État, aura en horreur tous ces bouleversements effroyables ; il se dévouera sans réserve aux intérêts du pays; il ne cherchera ni la fortune ni l'éclat de la puissance ; il veillera enfin sur tous les membres de la société, sans acception d'ordres ni de personnes. Jamais une accusation calomnieuse ne lui échappera, jamais il n'excitera à la haine ou au mépris de qui que ce soit; les règles de la justice et de l'honnêteté seront tellement gravées dans son cœur, qu'il s'exposerait aux plus terribles inimitiés et souffrirait plutôt mille morts, que de les mettre un seul moment en oubli. Il n'y a rien de plus misérable que l'ambition et les rivalités qu'elle fait naître. Platon dit encore avec une raison supérieure : « Ceux qui luttent entre eux pour en venir à gouverner l'État ressemblent à des matelots qui se battraient pour s'arracher le gouvernail. » Platon nous recommande aussi de ne tenir pour ennemis que ceux qui portent les armes contre notre pays, et non pas ceux dont les convictions politiques diffèrent des nôtres ; c'est ainsi que l'on a vu Scipion l'Africain et Q. Métellus se combattre perpétuellement, sans se haïr jamais. N'écoutons pas les gens qui veulent qu'on soit accessible aux inimitiés, qu'on les ressente fortement, et que par là on témoigne de la grandeur d'âme. Rien au contraire n'est plus louable que le pardon des inju-res et la clémence; rien n'est plus digne d'une belle 446 âme et d'un noble cœur. Dans un Etat libre, où tous les citoyens ont les mêmes droits, il faut montrer beaucoup de facilité et de douceur. Témoigner avec trop de vivacité sa mauvaise humeur contre les importuns et les solliciteurs impudents, c'est se faire des ennemis sans nécessité- Cependant la douceur et la clémence doivent a voir pour correctif cette juste sévérité de l'homme d'État, sans laquelle on ne peut gouverner les peuples. Il ne faut jamais ajouter l'injure au châtiment. Le magistrat qui punit ou réprimande un citoyen ne doit point songer h sa propre satisfaction , mais à l'intérêt public. Il faut prendre garde aussi que la peine ne soit plus grande que la faute, et que, pour les mêmes motifs, les uns soient châtiés, tandis que les autres ne sont pas même appelés en justice. On doit surtout éviter de mêler la colère au châtiment; car celui qui inflige une peine dans l'emportement de la colère ne peut garder cette modération qui nous tient à égale distance des extrêmes, et dont les Péripatéticiens font un si grand éloge. Je souscris de bon cœur à cet éloge, mais je trouve qu'ils le gâtent en y ajoutant celui de la colère, et en disant qu'elle nous a été donnée à bon escient parla nature. Jamais la colère n'est permise aux hommes ; et l'on doit souhaiter que ceux qui gouvernent les républiques soient semblables aux lois qui châtient les cou¬pables, non par emportement, mais par équité.

XXVI. Quand la fortune nous seconde et que le bonheur nous arrive de tous côtés, notre grand soin doit être de nous défendre contre l'orgueil, l'arrogance, la présomption hautaine. Qu'on se laisse emporter hors des gonds par les prospérités ou par l'adversité, c'est toujours la marque d'un pauvre caractère. Ce qui fait honneur à l'homme, c'est de conserver pendant toute la vie une parfaite égalité d'âme, d'avoir toujours la même sévérité, le même visage : tels furent, nous dit-on, Socrate et Lélius. Les grandes actions et la gloire d'Alexandre l'emportent de beaucoup sur celles de son père ; mais nous voyons que Philippe avait plus de douceur et d'humanité. Celui-ci fut toujours grand, celui-là fut souvent le dernier des hommes ; c'est donc un excellent précepte que les sages nous donnent, quand ils nous recommandent d'être d'autant plus modérés que nous sommes plus élevés. Panétius nous dit que l'Africain, son disciple et ami, répétait souvent : « Que de même que l'on fait dompter par d'habiles écuyers les chevaux que l'habitude des combats a rendus trop farouches, ainsi faut-il conduire les hommes gâtés et enorgueillis par la prospérité, à l'école de la raison et de la sagesse, qui leur apprendront la vanité des choses humaines et l'inconstance de la fortune. » C'est dans la prospérité surtout que nous devons nous entourer des conseils de nos amis ; c'est alors plus que jamais qu'il faut leur donner de l'autorité sur nous, et en même temps nous défier des flatteurs et leur fermer l'oreille. II est si facile de se laisser prendre à leurs pièges ! Nous avons toujours la faiblesse de nous croire dignes de louanges; et cette vanité pousse contre des écueils sans nombre les hommes enflés de leur vain mérite, qui deviennent la fable et le jouet du monde, et qui commettent les plus grandes extravagances. Mais en voilà assez sur ce sujet. Ajoutons toutefois que si les hommes d'Etat ont, par l'importance même de leur rang et l'étendue des intérêts qu'ils conduisent, le privilège de se mêler des grandes affaires et de se trouver portés sur le terrain des grandes âmes, il se rencontre souvent dans la vie privée des génies éminents, qui, sans sortir de 447 leur cercle modeste, entreprennent aussi de grandes choses. On trouve encore des hommes de bien, qui, tenant le milieu entre les philosophes et les politiques, se plaisent à administrer leur fortune, refusent de l'accroître par des moyens indignes, et, bien loin d'en concentrer toute la jouissance en eux-mêmes, sont toujours prêts à servir leurs parents, leurs amis et leur pays. Que votre fortune soit légitimement acquise; repoussez tout profit honteux ou odieux; rendez le plus de services possible, pourvu que vous les adressiez bien ; augmentez vos richesses par un ordre et une économie bien entendus, et qu'elles ne soient pas dans vos mains un instrument de débauche, mais plutôt une source de libéralités et de bienfaits. En gardant ces préceptes , vous vivrez avec dignité, grandeur, magnificence, et cependant vous serez simple, honnête, utile aux hommes.

XXVII. Il nous reste à parler de cette quatrième vertu qui comprend à la fois la modestie, la modération, la tempérance, tous ces ornements de la vie; qui calme les passions, et met la mesure en toutes choses. C'est ici que se rencontre ce que nous pouvons nommer la bienséance, et que les Grecs appellent πρέπον. Elle est naturellement inséparable de l'honnête, car ce qui est bienséant est honnête, et ce qui est honnête est bienséant Cependant il y a entre l'un et l'autre une différence que l'on comprend bien, mais qu'il est difficile d'expliquer. La bienséance est comme le reflet de l'honnêteté. Aussi n'accompagne-t-elle pas seulement la modération, mais apparaît-elle encore partout où les trois autres vertus se produisent. En effet, mettre de la prudence dans ses conseils et ses discours, bien savoir ce que l'on fait, examiner tout avec maturité , saisir le vrai et y demeurer fidèle, ce sont autant de choses bienséantes ; au contraire, donner dans l'erreur, faillir, être trompé, sont autant de choses malséantes. Tout pareillement, la justice est toujours bienséante, l'injustice est honteuse et déshonorante. J'en dirai autant de la force d'âme : tout ce qui se fait virilement et avec un grand cœur est digne de l'homme et bienséant ; toute lâcheté déshonore. Ainsi, entre le bienséant et l'honnête, il y a un rapport naturel, qui n'est point caché, mais qui saute aux yeux, pour ainsi dire. La bienséance est donc comme une certaine fleur de la vertu ; et si l'on peut les séparer l'une de l'autre par la pensée, en réalité elles sont inséparables. Comme la grâce et la beauté du corps ne vont pas sans la santé ; en même sorte la bienséance dont nous parlons est indissolublement unie à la vertu, et n'en peut être distinguée que par un effort de l'esprit. La bienséance a un double caractère : elle est d'abord le signe de la vertu en général ; elle est ensuite la marque particulière et distinctive de chacune des vertus. La première espèce de bienséance se définit ordinairement : «Ce qui maintient dans l'homme l'excellence de sa nature, ce par quoi il se distingue des autres animaux. » Pour la seconde, qui paraît dans chaque vertu en particulier, on la définit : « Ce qui est si parfaitement conforme à la nature, que la modération et la 448 tempérance en reçoivent comme un nouveau lustre. »

XXVIII. C'est bien là l'idée qu'on se forme de la bienséance ; ce qui le prouve, ce sont les lois imposées aux poètes, et dont ce n'est pas ici le lieu de traiter longuement. Remarquons seulement que l'on dit d'un poète qu'il conserve les convenances lorsqu'il fait agir et parler chaque personnage suivant son caractère. Si Éacus ou Minos disait : « Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent I » ou bien, « Le père est lui-même le tombeau de ses enfants ; » les convenances seraient blessées, car nous savons que, Éacus et Minos étaient des justes. Mais quand c'est Atrée qui tient ce langage, on applaudit, parce que de tels sentiments sont bien placés dans sa bouche. Ainsi les poètes jugent au caractère des personnages ce qui convient à chacun. Pour cela, la nature, en nous élevant au-dessus de tous les autres êtres animés, nous a donné un rôle magnifique. Les poètes, qui ont à mettre en scène tant de personnages variés, doivent chercher ce qui est bienséant à chacun, et même ce qui convient au vice; l'homme qui doit être sur la scène du monde le personnage constant, modéré, réservé, tempérant, plein d'égards pour ses semblables, voit clairement en quoi consiste cette bienséance qui est le caractère général de toutes les bonnes actions, et cette autre bienséance qui est la marque distinctive de chacune des vertus. Comme un beau corps charme nos yeux par la juste proportion de ses membres, et par cette harmonie pleine de grâce qui règne entre toutes ses parties , de même la bienséance qui reluit dans la conduite se concilie les suffrages de ceux avec qui nous vivons, et qui admirent l'ordre, la modération et la conséquence de nos paroles et de nos actions. Il nous faut donc témoigner une certaine déférence pour nos semblables, d'abord pour les plus dignes, ensuite pour tous les autres. Il n'y a que les arrogants et même les hommes sans mœurs qui ne s'inquiètent en aucune façon des jugements que l'on fait d'eux. En ce qui touche nos semblables, il y a une assez grande différence entre la justice et la retenue : la justice nous commande de ne point faire tort aux hommes; la retenue, de ne les point offenser; et c'est en cela surtout que consiste la bienséance. Mais je crois que ces explications vous font assez comprendre l'essence de celte vertu. Les devoirs qui en découlent ont d'abord pour but de nous régler et de nous faire vivre conformément à notre nature. Tant que nous prendrons la nature pour guide, nous ne nous égarerons jamais; c'est elle qui saura nous donner un esprit sur et pénétrant, cette inflexible équité qui est le plus solide fondement des sociétés humaines, et cette énergie qui fait les grandes âmes. Mais la bienséance brille surtout dans la vertu qui nous occupe maintenant. — Ce ne sont pas seulement les mouvements du corps, mais aussi et bien plutôt ceux de l'âme, que l'on doit régler suivant la nature. Notre âme est composée de deux parties : l'une d'elles est l'appétit animal, que les Grecs nomment ὁρμή, et qui pousse l'homme dans mille directions différentes; l'autre est la raison, qui nous enseigne et nous fait comprendre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. Na- 449 turellement donc In raison doit commander et l'appétit obéir.

XXIX. Jamais l'homme ne doit agir avec précipitation et en aveugle; il faut que toujours il puisse donner une raison plausible de ce qu'il fait. C'est là, en quelque façon, le sommaire de tous les devoirs. Nos efforts doivent tendre à réduire nos appétits sous l'empire de la raison, de telle sorte que jamais ils ne la préviennent, et que jamais aussi ils ne lui fassent défaut par paresse ou lâcheté, il faut que la tranquillité de l'âme ne soit troublée en aucun temps par les passions; c'est la condition première de toute modération et de toute constance. L'émotion qui va trop loin, le désir ou la crainte qui nous transporte et n'est plus sous le frein de la raison, excède indubitablement la mesure. Les appétits qui s émancipent, et n'obéissent plus à cette raison qui leur doit commander par la loi de nature, mettent le trouble non-seulement dans l'âme, mais dans le corps. Regardez la physionomie d'un homme livré à la colère ou à quelque passion, abattu par la crainte ou enivré par le plaisir; et voyez comme sa figure, sa voix, ses gestes, sa posture, annoncent le bouleversement de son âme. Tout cela ne nous fait-il pas comprendre, pou? en revenir aux règles du devoir, qu'il faut réprimer et calmer nos passions; employer tous nos soins et une application infinie à ne rien faire témérairement, au hasard, inconsidérément, sans réflexion? La nature ne nous a pas formés apparemment pour la dissipation et les jeux, mais plutôt pour mener une vie grave, et nourrir des goûts élevés et sévères. Sans doute le jeu et les amusements ne nous sont pas interdits ; mais il en est d'eux comme du sommeil et du repos, il ne faut en user qu'après avoir vaqué aux affaires sérieuses. Les amusements que l'homme se permet ne doivent être ni excessifs ni licencieux, mais délicats et d'un goût relevé. Puisque nous ne permettons pas aux enfants de se livrer à toute espèce de jeux, mais à ceux-là seulement qui ne blessent pas l'honnêteté, nous devons nous-mêmes n'accepter d'autres divertissements que ceux qui sont marqués au cachet du bon goût. Il y a deux sortes de plaisanterie bien distinctes : l'une grossière, effrontée, cynique, obscène; l'autre élégante, délicate, fine, piquante. Plaute et les anciennes comédies attiques nous donnent des modèles de cette dernière; on la trouve à profusion dans les livres des philosophes socratiques; on en cite une foule d'exemples, que les Grecs nomment apophtegmes : nous en avons même un recueil composé par Caton. Il est facile de distinguer la bonne plaisanterie de la mauvaise. L'une est pleine d'à-propos et cligne d'un galant homme ; l'autre, qui joint l'obscénité des idées a la saleté de l'expression, est bonne tout au plus pour dos esclaves. Il faut toujours apporter une certaine mesure à nos divertissements, de crainte de nous oublier nous-mêmes, et, dans l'excès du plaisir, de nous laisser aller à quelque chose de. honteux. Le champ de Mars et la chasse nous offrent des exemples de divertissements honnêtes.

XXX. Toutes les fois qu'il est question de devoirs, il est bon de se remettre devant les yeux l'immense différence qu'il y a entre l'homme et les animaux. Ceux-ci n'ont de sentiment que pour le plaisir et d'autre impulsion que celle des besoins physiques; l'esprit de l'homme trouve son aliment dans la méditation et l'étude, il est tou- 450 jours en mouvement, et en quête de la vérité; son plaisir est de voir et d'entendre. Bien mieux, l'homme qui éprouve quelque penchant un peu vif pour la volupté, dès lors qu'il n'est pas de l'espèce des brutes et qu'il ne ressemble pas à certains êtres qui n'ont de l'homme que le nom, dès lors qu'il a un peu d'âme, malgré l'empire de la volupté sur lui, il cache et dissimule par pudeur l'aiguillon qui le presse. N'est-ce pas là une preuve convaincante que les voluptés du corps ne sont pas assez dignes d'un être excellent comme est l'homme, et que nous devons les mépriser et nous y soustraire? Si quelqu'un de nous veut cependant accorder un certain prix à la volupté, il devra mettre un soin scrupuleux à n'en jouir qu'avec mesure. La nourriture et l'entretien du corps ont pour fin, suivant les bienséances , la santé et les forces, et non la volupté. Pour peu que l'on veuille faire réflexion sur l'excellence et la dignité de la nature humaine, on comprendra facilement combien il est honteux de vivre dans les délices, la mollesse et toutes les recherches des plaisirs, et combien il est honorable de mener une vie sobre, retenue, chaste et austère. Il faut savoir encore que la nature a mis en chacun de nous, pour ainsi dire, deux personnes ; l'une, qui est la même chez tous les hommes, parce qu'ils participent tous à la raison et à cette excellence naturelle qui fait notre supériorité sur les animaux, contient le principe de toute honnêteté et de toute bienséance, et nous sert de pierre de touche dans la détermination des devoirs; l'autre personne varie suivant les hommes et caractérise chacun d'eux. Il y a de grandes différences entre les corps : les uns sont plus agiles à la course, les autres plus forts à la lutte; ceux- ci ont plus de noblesse, ceux-là plus de grâce; mais l'on voit encore bien plus de diversité dans les esprits. L. Crassus, L. Philippus avaient beaucoup d'agrément; C. César, le fils de Lucius, en avait encore davantage, mais où Fart se faisait plus sentir. À la même époque, on voyait dans M. Scaurus et le jeune M. Drusus deux hommes d'au caractère très-grave; Lélius était naturellement fort enjoué, et Scipion, son ami, avec plus d'ambition, avait l'humeur un peu sombre. Parmi les Grecs, Socrate, nous dit-on, était d'un commerce agréable, aimait à plaisanter, et employait perpétuellement dans le discours cet artifice que les Grecs ont appelé ironie ; Pythagore et Périclès, au contraire, s'ils ont conquis an grand empire sur les esprits, ce n'a pas été en les égayant. Nous savons que le plus rusé des généraux carthaginois ce fut Annibal, et le plus rusé des Romains, Fabius Maximus, experts l'un et l'autre à cacher, à se taire, à dissimuler, à dresser des embûches et à éventer les projets de l'ennemi. Pour ces parties de l'homme de guerre, les Grecs donnent la priorité à Thémistocle et à Jason de Phères; ils citent surtout comme un modèle de ruse et de finesse le trait de Solon, qui, pour mettre sa vie plus en sûreté et mieux servir son pays, contrefit l'insensé. Il y a des caractères tout opposés à ceux-là, des hommes simples et ouverts, qui n'entendent rien à la dissimulation et ne veulent pas employer la ruse, qui ont un respect scrupuleux pour la vérité et ne peuvent souffrir le mensonge. Il en est d'autres qui se résignent à tout souffrir, qui se plient à toutes les sujétions, pour arriver à leurs fins; tels nous avons vu Sylla et Crassus. Le Lacédémonien Lysandre était l'homme le plus patient, 451 le plus souple du monde, et personne ne lui ressemblait moins que Callicratidas, qui lui succéda dans le commandement de la flotte. On voit quelquefois les hommes les plus puissants mettre tant de simplicité dans leur conversation, qu'on les prendrait pour des gens ordinaires ; c'est ce dont nous ayons fait l'expérience avec les deux Catulus, le père et le fils, et Q. Mucius Mancia. J'ai entendu dire à des vieillards pareille chose de P. Scipion Nasica; ils ajoutaient que son père, celui qui vengea la république des complots de Tib. Gracchus, n'avait, au contraire, aucune affabilité, aucune grâce dans le langage. On faisait le même reproche à Xénocrate, le plus grave des philosophes , et qui dut à cette gravité sa considération et bientôt sa célébrité. Il y a enfin un nombre prodigieux de caractères différents, qui en eux-mêmes sont loin d'être blâmables.

 

XXXI. Admodum autem tenenda sunt sua cuique non vitiosa, sed tamen propria, quo facilius decorum illud, quod quaerimus, retineatur. Sic enim est faciendum, ut contra universam naturam nihil contendamus, ea tamen conservata propriam nostram sequamur, ut, etiamsi sint alia graviora atque meliora, tamen nos studia nostra nostrae naturae regula metiamur; neque enim attinet naturae repugnare nec quicquam sequi, quod assequi non queas. Ex quo magis emergit, quale sit decorum illud, ideo quia nihil decet invita Minerva, ut aiunt, id est adversante et repugnante natura. Omnino si quicquam est decorum, nihil est profecto magis quam aequabilitas cum universae vitae, tum singularum actionum, quam conservare non possis, si aliorum naturam imitans omittas tuam. Ut enim sermone eo debemus uti, qui innatus est nobis, ne, ut quidam, Graeca verba inculcantes iure optimo rideamur, sic in actiones omnemque vitam nullam discrepantiam conferre debemus. Atque haec differentia naturarum tantam habet vim, ut non numquam mortem sibi ipse consciscere alius debeat, alius in eadem causa non debeat. Num enim alia in causa M. Cato fuit, alia ceteri, qui se in Africa Caesari tradiderunt? Atqui ceteris forsitan vitio datum esset, si se interemissent, propterea quod lenior eorum vita et mores fuerant faciliores, Catoni cum incredibilem tribuisset natura gravitatem eamque ipse perpetua constantia roboravisset semperque in proposito susceptoque consilio permansisset, moriendum potius quam tyranni vultus aspiciendus fuit. Quam multa passus est Ulixes in illo errore diuturno, cum et mulieribus, si Circe et Calypso mulieres appellandae sunt, inserviret et in omni sermone omnibus affabilem et iucundum esse se vellet! domi vero etiam contumelias servorun ancillarumque pertulit, ut ad id aliquando, quod cupiebat, veniret. At Aiax, quo animo traditur, milies oppetere mortem quam illa perpeti maluisset. Quae contemplantes expendere oportebit, quid quisque habeat sui, eaque moderari nee velle experiri, quam se aliena deceant; id enim maxime quemque decet, quod est cuiusque maxime suum. Suum quisque igitur noscat ingenium acremque se et bonorum et vitiorum suorum iudicem praebeat, ne scaenici plus quam nos videantur habere prudentiae. Illi enim non optimas, sed sibi accommodatissimas fabulas eligunt; qui voce freti sunt, Epigonos Medumque, qui gestu, Melanippam, Clytemnestram, semper Rupilius, quem ego memini, Antiopam, non saepe Aesopus Aiacem. Ergo histrio hoc videbit in scaena, non videbit sapiens vir in vita? Ad quas igitur res aptissimi erimus, in iis potissimum elaborabimus; sin aliquando necessitas nos ad ea detruserit, quae nostri ingenii non erunt, omnis adhibenda erit cura, meditatio, diligentia, ut ea si non decore, at quam minime indecore facere possimus; nec tam est enitendum, ut bona, quae nobis data non sint, sequamur, quam ut vitia fugiamus.

XXXII. Ac duabus iis personis, quas supra dixi, tertia adiungitur, quam casus aliqui aut tempus imponit; quarta etiam, quam nobismet ipsi iudicio nostro accommodamus. Nam regna, imperia, nobilitas, honores, divitiae, opes eaque, quae sunt his contraria, in casu sita temporibus gubernantur; ipsi autem gerere quam personam velimus, a nostra voluntate proficiscitur. Itaque se alii ad philosophiam, alii ad ius civile, alii ad eloquentiam applicant, ipsarumque virtutum in alia alius mavult excellere. Quorum vero patres aut maiores aliqua gloria praestiterunt, ii student plerumque eodem in genere laudis excellere, ut Q. Mucius P. f. in iure civili, Pauli filius Africanus in re militari. Quidam autem ad eas laudes, quas a patribus acceperunt, addunt aliquam suam, ut hic idem Africanus eloquentia cumulavit bellicam gloriam; quod idem fecit Timotheus Cononis filius, qui cum belli laude non inferior fuisset quam pater, ad eam laudem doctrinae et ingenii gloriam adiecit. Fit autem interdum, ut non nulli omissa imitatione maiorum suum quoddam institutum consequantur, maximeque in eo plerumque elaborant ii, qui magna sibi proponunt obscuris orti maioribus. Haec igitur omnia, cum quaerimus, quid deceat, complecti animo et cogitatione debemus; in priris autem constituendum est, quos nos et quales esse velimus et in quo genere vitae, quae deliberatio est omnium difficillima. Ineunte enim adulescentia, cum est maxima imbecillitas consilii, tur id sibi quisque genus aetatis degendae constituit, quod maxime adamavit; itaque ante implicatur aliquo certo genere cursuque vivendi, quam potuit, quod optimum esset, iudicare. Nam quod Herculem Prodicus dicit, ut est apud Xenophontem, cum primum pubesceret, quod tempus a natura ad deligendum, quam quisque viam vivendi sit ingressurus, datum est, exisse in solitudinem atque ibi sedentem diu secum multumque dubitasse, cum duas cerneret vias, unam Voluptatis, alteram Virtutis, utram ingredi melius esset, hoc Herculi “Iovis satu edito” potuit fortasse contingere, nobis non item, qui imitamur, quos cuique visum est, atque ad eorum studia institutaque impellimur; plerumque autem parentium praeceptis imbuti ad eorum consuetudinem moremque deducimur; alii multitudinis iudicio feruntur, quaeque maiori parti pulcherrima videntur, ea maxime exoptant; non nulli tamen sive felicitate quadam sive bonitate naturae sine parentium disciplina rectam vitae secuti sunt viam.

XXXIII. Illud autem maxime rarum genus est eorum, qui aut excellenti ingenii magnitudine aut praeclara eruditione atque doctrina aut utraque re ornati spatium etiam deliberandi habuerunt, quem potissimum vitae cursum sequi vellent; in qua deliberatione ad suam cuiusque naturam consilium est omne revocandum. Nam cum in omnibus, quae aguntur, ex eo, quo modo quisque natus est, ut supra dictum est, quid deceat, exquirimus, tum in tota vita constituenda multo est ei rei cura maior adhibenda, ut constare in perpetuitate vitae possimus nobismet ipsis nec in ullo officio claudicare. Ad hanc autem rationem quoniam maximam vim natura habet, fortuna proximam, utriusque omnino habenda ratio est in deligendo genere vitae, sed naturae magis; multo enim et firmior est et constantior, ut fortuna non numquam tamquam ipsa mortalis cum immortali natura pugnare videatur. Qui igitur ad naturae suae non vitiosae genus consilium vivendi omne contulerit, is constantiam teneat (id enim maxime decet), nisi forte se intellexerit errasse in deligendo genere vitae. Quod si acciderit (potest autem accidere), facienda morum institutorumque mutatio est. Eam mutationem si tempora adiuvabunt, facilius commodiusque faciemus; sin minus, sensim erit pedetemptimque facienda, ut amicitias, quae minus delectent et minus probentur, magis decere censent sapientes sensim diluere quam repente praecidere. Commutato autem genere vitae omni ratione curandum est, ut id bono consilio fecisse videamur. Sed quoniam paulo ante dictum est imitandos esse maiores, primum illud exceptum sit, ne vitia sint imitanda, deinde si natura non feret, ut quaedam imitari posit (ut superioris filius Africani, qui hunc Paulo natum adoptavit, propter infirmitatem valetudinis non tam potuit patris similis esse, quam ille fuerat sui); si igitur non poterit sive causas defensitare sive populum contionibus tenere sive bella gerere, illa tamen praestare debebit, quae erunt in ipsius potestate, iustitiam, fidem, liberalitatem, modestiam, temperantiam, quo minus ab eo id, quod desit, requiratur. Optima autem hereditas a patribus traditur liberis omnique patrimonio praestantior gloria virtutis rerumque gestarum, cui dedecori esse nefas et vitium iudicandum est.

XXXIV. Et quoniam officia non eadem disparibus aetatibus tribuuntur aliaque sunt iuvenum, alia seniorum, aliquid etiam de hac distinctione dicendum est. Est igitur adulescentis maiores natu vereri exque iis deligere optimos et probatissimos, quorum consilio atque auctoritate nitatur; ineuntis enim aetatis inscitia senum constituenda et regenda prudentia est. Maxime autem haec aetas a libidinibus arcenda est exercendaque in labore patientiaque et animi et corporis, ut eorum et in bellicis et in civilibus officiis vigeat industria. Atque etiam cum relaxare animos et dare se iucunditati volent, caveant intemperantiam, meminerint verecundiae, quod erit facilius, si ne in eius modi quidem rebus maiores natu nolent interesse. Senibus autem labores corporis minuendi, exercitationes animi etiam augendae videntur; danda vero opera, ut et amicos et iuventutem et maxime rem publicam consilio et prudentia quam plurimum adiuvent. Nihil autem magis cavendum est senectuti, quam ne languori se desidiaeque dedat; luxuria vero cum omni aetati turpis, tum senectuti foedissima est; sin autem etiam libidinum intemperantia accessit, duplex malum est, quod et ipsa senectus dedecus concipit et facit adulescentium impudentioren intemperantiarn. Ac ne illud quidem alienum est, de magistratuum, de privatorum, de civium, de peregrinorum officiis dicere. Est igitur proprium munus magistratus intellegere se gerere personam civitatis debereque eius dignitatern et decus sustinere, servare leges, iura discribere, ea fidei suae commissa meminisse. Privatum autem oportet aequo et pari cum civibus iure vivere neque summissum et abiectum neque se efferentem, tum in re publica ea velle, quae tranquilla et honesta sint; talem enim solemus et sentire bonum civem et dicere. Peregrini autem atque incolae officium est nihil praeter suurn negotium agere, niihil de alio anquirere minimeque esse in aliena re publica curiosum. Ita fere officia reperientur, cum quaeretur, quid deceat, et quid aptum sit personis, temporibus, aetatibus. Nihil est autem, quod tam deceat, quam in omni re gerenda consilioque capiendo servare constantiam.

XXXV. Sed quoniam decorum il!id in omnibus factis, dictis, in corporis denique motu et statu cernitur idque positum est in tribus rebus, formositate, ordine, ornatu ad actionem apto, difficilibus ad eloquendum, sed satis erit intellegi, in his autem tribus continetur cura etiam illa, ut probemur iis, quibuscum apud quosque vivamus, his quoque de rebus pauca dicantur. Principio corporis nostri magnam natura ipsa videtur habuisse rationem, quae formam nostram reliquamque figuram, in qua esset species honesta, eam posuit in promptu, quae partes autem corporis ad naturae necessitatem datae aspectum essent deformem habiturae atque foedum, eas contexit atque abdidit. Hane naturae tam diligentem fabricam imitata est hominum verecundia. Quae enim natura occultavit, eadem omnes, qui sana mente sunt, removent ab oculis ipsique necessitati dant operam ut quam occultissime pareant; quarumque partium corporis usus sunt necessarii, eas neque partes neque earum usus suis nominibus appellant; quodque facere turpe non est, modo occulte, id dicere obscenum est. Itaque nec actio rerum illarum aperta petulantia vacat nec orationis obscenitas. Nec vero audiendi sunt Cynici, aut si qui filerunt Stoici paene Cynici, qui reprehendunt et irrident, quod ea, quae turpia non sint, verbis flagitiosa ducamus, illa autem, quae turpia sint, nominibus appellemus suis. Latrocinari, fraudare, adulterare re turpe est, sed dicitur non obscene; liberis dare operam re honestum est, nomine obscenum; pluraque in ear sententiam ab eisdem contra verecundiam disputantur. Nos autem naturam sequamur et ab omni, quod abhorret ab oculorum auriumque approbatione, fugiamus; status incessus, sessio accubitio, vultus oculi manuum motus teneat illud decorum. Quibus in rebus duo maxime sunt fugienda, ne quid effeminatum aut molle et ne quid durum aut rusticum sit. Nec vero histrionibus oratoribusque concedendum est, ut iis haec apta sint, nobis dissoluta. Scaenicorum quidem mos tantam habet vetere disciplina verecundiam, ut in scaenam sine subligaculo prodeat nemo; verentur enim, ne, si quo casn evenerit, ut corporis partes quaedam aperiantur, aspiciantur non decore. Nostro quidem more cum parentibus puberes filii, cum soceris generi non lavantur. Retinenda igitur est huius generis verecundia, praesertim natura ipsa magistra et duce.

XXXVI. Cum autem pulchritudinis duo genera sint, quorum in altero venustas sit, in altero dignitas, venustatem muliebrem ducere debemus, dignitatem virilem. Ergo et a forma removeatur omnis viro non dignus ornatus, et huic simile vitium in gestu motuque caveatur. Nam et palaestrici motus sunt saepe odiosiores, et histrionum non nulli gestus ineptiis non vacant, et in utroque genere quae sunt recta et simplicia, laudantur. Formae autem dignitas coloris bonitate tuenda est, color exercitationibus corporis. Adhibenda praeterea munditia est non odiosa neque exquisita nimis, tantum quae fugiat agrestem et inhumanam neglegentiam. Eadem ratio est habenda vestitus, in quo, sicut in plerisque rebus, mediocritas optima est. Cavendum autem est, ne aut tarditatibus utamur in ingressu mollioribus, ut pomparum ferculis similes esse videamur, aut in festinationibus suscipiamus nimias celeritates, quae cum fiunt, anhelitus moventur, vultus mutantur, ora torquentur; ex quibus magna significatio fit non adesse constantiam. Sed multo etiam magis elaborandum est, ne animi motus a natura recedant; quod assequemur, si cavebimus, ne in perturbationes atque exanimationes incidamus, et si attentos animos ad decoris conservationem tenebimus. Motus autem animorum duplices sunt, alteri cogitationis, alteri appetitus; cogitatio in vero exquirendo maxime versatur, appetitus impellit ad agendum. Curandum est igitur, ut cogitatione ad res quam optimas utamur, appetitum rationi oboedientem praebeamus.

XXXVII. Et quoniam magna vis orationis est, eaque duplex, altera contentionis, altera sermonis, contentio disceptationibus tribuatur iudiciorum, contionum, senatus, sermo in circulis, disputationibus, congressionibus familiarium versetur, sequatur etiam convivia. Contentionis praecepta rhetorum sunt, nulla sermonis, quamquam haud scio an possint haec quoque esse. Sed discentium studiis inveniuntur magistri, huic autem qui studeant, sunt nulli, rhetorum turba referta omnia; quamquam, quae verborum sententiarumque praecepta sunt, eadem ad sermonem pertinebunt. Sed cum orationis indicem vocem habeamus, in voce autem duo sequamur, ut clara sit, ut suavis, utrumque omnino a natura petundum est, verum alterum exercitatio augebit, alterum imitatio presse loquentium et leniter. Nihil fuit in Catulis, ut eos exquisite iudicio putares uti litterarum, quamquam erant litterati; sed et alii; hi autem optime uti lingua Latina putabantur; sonus erat dulcis, litterae neque expressae neque oppressae, ne aut obscurum esset aut putidum, sine contentione vox nec languens nec canora. Uberior oratio L. Crassi nec minus faceta, sed bene loquendi de Catulis opinio non minor. Sale vero et facetiis Caesar, Catuli patris frater, vicit omnes, ut in illo ipso forensi genere dicendi contentiones aliorum sermone vinceret. In omnibus igitur his elaborandum est, si in omni re quid deceat exquirimus.

Sit ergo hic sermo, in quo Socratici maxime excellunt, lenis minimeque pertinax, insit in eo lepos; nec vero, tamquam in possessionem suam venerit, excludat alios, sed cum reliquis in rebus, turn in sermone communi vicissitudinem non iniquam putet; ac videat in primis, quibus de rebus loquatur; si seriis, severitatem adhibeat, si iocosis, leporem; in primisque provideat, ne sermo vitium aliquod indicet inesse in moribus; quod maxime tum solet evenire, cum studiose de absentibus detrahendi causa aut per ridiculum aut severe maledice contumelioseque dicitur.  Habentur autem plerumque sermones aut de domesticis negotiis aut de re publica aut de artium studiis atque doctrina. Danda igitur opera est, ut, etiamsi aberrare ad alia coeperit, ad haec revocetur oratio, sed utcumque aderunt; neque enim isdem de rebus nec omni tempore nec similiter delectamur. Animadvertendum est etiam, quatenus sermo delectationem habeat, et, ut incipiendi ratio fuerit, ita sit desinendi modus.

XXXVIII. Sed quo modo in omni vita rectissime praecipitur, ut perturbationes fugiamus, id est motus animi nimios rationi non optemperantes, sic eius modi motibus sermo debet vacare, ne aut ira exsistat aut cupiditas aliqua aut pigritia aut ignavia aut tale aliquid appareat, maximeque curandum est, ut eos, quibuscum sermonem conferemus, et vereri et diligere videamur. Obiurgationes etiam non numquam incidunt necessariae, in quibus utendum est fortasse et vocis contentione maiore et verborum gravitate acriore, id agendum etiam, ut ea facere videamur irati. Sed, ut ad urendum et secandum, sic ad hoc genus castigandi raro invitique veniemus nec umquam nisi necessario, si nulla reperietur alia medicina; sed tamen ira procul absit,cum qua nihil recte fieri, nihil considerate potest. Magnam autem partem clementi castigatione licet uti, gravitate tamen adiuncta, ut severitas adhibeaturetcontumelia repellatur, atque etiam illud ipsum, quod acerbitatis habet obiurgatio, significandum est, ipsius id causa, qui obiurgetur, esse susceptum. Rectum est autem etiam in illis contentionibus, quae cum inimicissimis fiunt, etiamsi nobis indigna audiamus, tamen gravitatem retinere, iracundiam pellere. Quae enim cum aliqua perturbatione fiunt, ea nec constanter fieri possunt neque iis, qui adsunt, probari. Deforme etiam est de se ipsum praedicare falsa praesertim et cum irrisione audientium imitari militem gloriosum.

XXXIX. Et quoniam omnia persequimur, volumus quidem certe, dicendum est etiam, qualern hominis honorati et principis domum placeat esse, cuius finis est usus, ad quem accommodanda est aedificandi descriptio et tamen adhibenda commoditatis dignitatisque diligentia. Cn. Octavio, qui primus ex illa familia consul factus est, honori fuisse accepimus, quod praeclaram aedificasset in Palatio et plenam dignitatis domum; quae cum vulgo viseretur, suffragata domino, novo homini, ad consulatum putabatur; hanc Scaurus demolitus accessionem adiunxit aedibus. Itaque ille in suam domum consulatum primus attulit, hic, summi et clarissimi viri filius, in domum multiplicatam non repulsam solum rettulit, sed ignominiam etiam et calamitatem. Ornanda enim est dignitas domo, non ex domo tota quaerenda, nec domo dominus, sed domino domus honestanda est, et, ut in ceteris habenda ratio non sua solum, sed etiam aliorum, sic in domo clari hominis, in quam et hospites multi reeipiendi et admittenda hominum cuiusque modi multitude, adhibenda cura est laxitatis; aliter ampla domus dedecori saepe domino fit, si est in ea solitudo, et maxime, si aliquando alio domino solita est frequentari. Odiosum est enim, cum a praetereuntibus dicitur:

O domus antiqua, heu quam dispari
dominare domino!

Quod quidem his temporibus in multis licet dicere. Cavendum autem est, praesertim si ipse aedifices, ne extra modum sumptu et magnificentia prodeas; quo in genere multum mali etiam in exemplo est. Studiose enim plerique praesertim in hane partem facta principum imitantur, ut L. Luculli, summi viri, virtutem quis? at quam multi villarum magnificentiam imitati! quarum quidem certe est adhibendus modus ad mediocritatemque revocandus. Eademque mediocritas ad omnem usum cultumque vitae transferenda est. Sed haec hactenus. In omni autem actione suscipienda tria sunt tenenda, primum ut appetitus rationi pareat, quo nihil est ad officia conservanda accommodatius, deinde ut animadvertatur, quanta illa res sit, quam efficere velimus, ut neve maior neve minor cura et opera suscipiatur, quam causa postulet. Tertium est, ut caveamus, ut ea, quae pertinent ad liberalem speciem et dignitatem, moderata sint. Modus autem est optimus decus ipsum tenere, de quo ante diximus, nec progredi longius. Horum tamen trium praestantissimum est appetitum optemperare rationi.

XL. Deinceps de ordine rerum et de opportunitate temporum dicendum est. Haec autem scientia continentur ea, quam Graeci εὐταξίαν nominant, non hanc, quam interpretamur modestiam, quo in verbo modus inest, sed illa est εὐταξία, in qua intellegitur ordinis conservatio. Itaque, ut eandem nos modestiam appellemus, sic definitur a Stoicis, ut modestia sit scientia rerum earum, quae agentur aut dicentur, loco suo collocandarum. Ita videtur eadem vis ordinis et collocationis fore; nam et ordinem sic definiunt: compositionem rerum aptis et accommodatis locis; locum autem actionis opportunitatem temporis esse dicunt; tempus autem actionis opportunum Graece εὐκαιρία Latine appellatur occasio. Sic fit, ut modestia haec, quam ita interpretamur, ut dixi, scientia sit opportunitatis idoneorum ad agendum temporum. Sed potest eadem esse prudentiae definitio, de qua principio diximus; hoc autem loco de moderatione et temperantia et harum similibus virtutibus quaerimus. Itaque, quae erant prudentiae propria, suo loco dicta sunt; quae autem harum virtutum, de quibus iam diu loquimur, quae pertinent ad verecundiam et ad eorum approbationem, quibuscum vivimus, nunc dicenda sunt. Talis est igitur ordo actionum adhibendus, ut, quem ad modum in oratione constanti, sic in vita omnia sint apta inter se et convenientia; turpe enimn valdeque vitiosum in re severa convivio digna aut delicatum aliquem inferre sermonem. Bene Pericles, cum haberet collegam in praetura Sophoclem poëtam iique de communi officio convenissent et casu formosus puer praeteriret dixissetque Sophocles: “O puerum pulchrum, Pericle!” “At enim praetorem, Sophocle, decet non solum manus, sed etiam oculos abstinentes habere.” Atqui hoc idem Sophocles si in athletarum probatione dixisset, iusta reprehensione caruisset. Tanta vis est et loci et temporis. Ut, si qui, cum causam sit acturus, in itinere aut in ambulatione secum ipse meditetur, aut si quid aliud attentius cogitet, non reprehendatur, at hoc idem si in convivio faciat, inhumanus videatur inscitia temporis. Sed ea, quae multum ab humanitate discrepant, ut si qui in foro cantet, aut si qua est alia magna perversitas, facile apparet nec magnopere admonitionem et praecepta desiderat; quae autem parva videntur esse delicta neque a multis intellegi possunt, ab iis est diligentius declinandum. Ut in fidibus aut tibiis, quamvis paulum discrepent, tamen id a sciente animadverti solet, sic videndum est in vita ne forte quid diserepet, vel multo etiam magis, quo maior et melior actionum quam sonorum concentus est.

XXXI. Que chacun s'en tienne donc à son génie naturel, quand ce génie toutefois ne le porte pas au mal; c'est le meilleur moyen de garder la bienséance dont nous voulons donner les lois. Notre devoir est d'abord de ne jamais nous mettre en opposition avec cette première personne dont nous parlions, qui est la même dans tous les hommes ; mais dès qu'elle est sauve, le mieux pour nous, c'est d'être nous-mêmes. Laissons aux autres, s'il le faut, la belle part et les hautes vocations; acceptons le destin qui est à notre taille. A quoi sert-il de lutter contre la nature et de poursuivre ce qu'on ne peut pas atteindre? Si vous voulez savoir ce que c'est que la bienséance, entendez bien le proverbe : // ne faut rien entreprendre malgré Minerve, c'est-à-dire en dépit de la nature. S'il y a quelque chose de bienséant, rien ne l'est davantage, sans !aucun doute, que l'égalité de la vie, la conséquence de toutes les actions; et comment ne pas vous démentir, si vous cessez d'être vous-même et prétendez jouer le rôle d'un autre? Quand nous parlons, la convenance nous engage à nous servir de la langue qui nous est familière ; celui qui fait entrer du grec dans tout ce qu'il dit est à bon droit ridicule : eh bien ! il en est de nos actions et de notre vie entière comme d'un discours ; les disparates y font un très-mauvais effet. La nature a si diversement trempé nos caractères, que, dans certaine circonstance, un homme doit se donner la mort, tandis qu'un autre, dans la même situation, ne le doit pas. Caton, en Afrique, était-il dans une autre condition que ses compagnons d'armes qui se rendirent à César? Et cependant si ces derniers s'étaient donné la mort, on leur en eût peut-être fait un crime, parce que c'étaient des gens de vie élégante et de mœurs faciles ; mais Caton qui avait reçu de la nature une incroyable gravité, qui avait encore fortifié son caractère par l'habitude de ne varier jamais, qu'on n'avait jamais vu ni reculer ni se démentir, Caton devait mourir plutôt que de supporter la vue d'un tyran. Quelles ne fu rent pas les souffrances d'Ulysse dans cette longue course sur les mers, quand il lui fallut obéir aux caprices de deux femmes (si toutefois Circé et Calypso doivent être appelées des femmes), se montrer continuellement affable, et complaire à ses hôtes dans tous ses discours! De retour chez lui, il supporta les affronts de ses esclaves et de ses servantes, pour arriver enfin où il en voulait venir. Mais Ajax, du caractère dont on le représente, aurait mille fois mieux ! aimé souffrir la mort, que de se plier à ces né-  452  cessités. Que chacun examine donc comment la nature l'a fait, s'attache à régler son caractère, et non pas à essayer si celui des autres lui convient; car rien ne nous va mieux que ce qui nous est le plus naturel. Apprenons à nous connaître, sachons démêler sûrement ce qu'il y a de bon et de mauvais en nous; ne mettons pas dans notre conduite moins de bon sens que les comédiens n'en portent sur la scène. Ce n'est pas le plus beau rôle qu'ils choisissent, mais celui qui est le mieux assorti à leur talent; ceux qui ont beaucoup de voix aiment à jouer les Épigones ou Médus; ceux qui brillent par le geste préfèrent Mélanippe ou Clytemnestre; Rupilius, dont je me souviens, avait Antiope pour pièce favorite; Ésopus ne jouait pas souvent Ajax. Un histrion aura donc au théâtre le tact qui manquera au sage dans la vie! Ne le souffrons pas, consultons notre aptitude, et demeurons-y fidèles. Si quelquefois la nécessité nous force à remplir un rôle qui ne soit pas le nôtre, employons alors tous nos soins, tous nos efforts, tout notre esprit à nous en acquitter, je ne dis pas avec un grand succès, mais le moins mal possible. Nous devons alors bien moins songer à faire montre des qualités que ne nous a pas données la nature, qu'à nous garder de tout défaut.

XXXII. Nous avons dit qu'il y avait comme deux personnes en chacun de nous : il faut y joindre le personnage que nous devons faire dans certaines circonstances et suivant les temps; il faut y joindre encore celui que nous nous imposons librement à nous-mêmes. La royauté, le pouvoir, les titres, les honneurs, le crédit, les richesses, et d'un autre côté l'obscurité et la misère, dépendent de la fortune et sont soumis aux fluctuations des temps. Mais il nous appartient de décider quelle carrière nous embrasserons. Les uns se vouent à la philosophie, d'autres au droit, d'autres à l'éloquence ; parmi les vertus elles-mêmes, il y en a toujours une dans laquelle nous voulons exceller de préférence aux autres. Ceux dont le père et les aïeux se sont illustrés dans quelque genre de gloire, aiment d'ordinaire à suivre leurs traces et à s'en montrer les dignes héritiers; c'est ainsi que Q. Mucius fut un célèbre jurisconsulte comme son père, et le second Africain un grand guerrier comme Paul-Emile. Quelques-uns ajoutent à la gloire paternelle une illustration qui leur est propre; le second Africain, par exemple, réunit la palme de l'orateur à celle du guerrier; et avant lui Timothée, fils de Conon, aussi fameux capitaine que son père, avait allié la gloire des armes à celle de la science et de l'esprit. Quelques autres, au contraire, renonçant à imiter leurs ancêtres, s'ouvrent une carrière toute nouvelle; c est ce que font surtout les hommes d'une naissance obscure, qui se proposent de grandes choses. Il faut avoir devant les yeux tout ce que je viens de vous rappeler, lorsqu'on cherche ce que la bienséance demande de nous. En premier lieu, nous devons nous fixer sur le choix d'une carrière, et il n'est pas de détermination plus difficile à bien prendre que celle-là. A l'entrée de la jeunesse, lorsque la raison n'est pas encore formée, chacun choisit le genre de vie qui lui plaît le plus; et Ton se trouve ainsi engagé dans une certaine carrière, avant d'avoir pu juger quelle était la meilleure. Prodicius disait, au rapport de Xénophon, qu'Hercule arrivé à l'âge de puberté, époque marquée par la nature pour le choix d'un genre 453 de vie, se retira dans la solitude pour y méditer, et que voyant devant lui deux chemins, celui de la volupté et celui de la vertu, il hésita longtemps sur le parti qu'il devait prendre. Je crois bien qu'un fils de Jupiter put ainsi réfléchir à son aise; mais nous autres mortels, nous commençons par imiter ceux dont la vie nous plaît, et nous nous précipitons dans la première voie qui nous séduit; le plus souvent même, imbus des préceptes de nos parents, nous prenons leurs goûts et suivons leur exemple. D'autres sont entraînés par les préjugés de la foule, et ne rêvent que ce qui a le don de l'éblouir. Quelques-uns cependant, soit par bonheur, soit par l'ascendant de leur bon naturel, soit par les sages conseils de leurs parents, sont entrés dans la bonne voie.

XXXIII. L'espèce d'hommes la plus rare, ce sont ceux qui doués d'un excellent génie, éclairés par une belle éducation, ou réunissant l'un et l'autre privilège, ont pris du temps pour délibérer sur le genre de vie qui leur convenait le mieux. Dans une telle délibération, c'est à sa propre nature que chacun doit demander conseil. Si dans les diverses circonstances de la vie, pour découvrir ce qui est bienséant, nous sommes obligés, comme je l'ai dit, de consulter notre caractère et d'y être fidèles ; à plus forte raison, quand il s'agit de donner une direction à la vie entière, devons-nous obéir à ce précepte, si nous voulons être toujours conséquents avec nous-mêmes, et ne jamais broncher dans l'accomplissement de nos devoirs. Deux choses doivent influer sur notre destinée, la nature d'abord, et ensuite la fortune; c'est pourquoi, lorsque nous choisissons notre carrière, il nous faut tenir compte de l'une et de l'autre, mais surtout de la nature, 453 dont l'influence est plus forte et plus constante; souvent, en effet, quand on voit la fortune aux prises avec la nature, il semble que ce soit une mortelle luttant contre une immortelle. Celui donc qui, dans cette détermination importante, a consulté ses dispositions naturelles, pourvu toutefois qu'elles ne fussent pas vicieuses, doit tenir ferme jusqu'au bout; car rien ne sied mieux à l'homme que la constance, à moins qu'il ne découvre qu'il s'est trompé dans le choix de sa carrière. Dans ce dernier cas, qui n'est rien moins qu'impossible, il faut changer de façon de vivre. C'est un changement qui nous sera facile, si les circonstances nous favorisent ; si elles s'y prêtent mal, nous devrons l'opérer ' lentement et par degrés insensibles. C'est ainsi que les sages nous conseillent d'agir en fait d'amitié : ils veulent que l'on délie doucement et non pas que l'on coupe brusquement les nœuds qui nous attachent à des amis peu faits pour nous plaire longtemps, ou pour garder notre estime. Lorsque l'on change de carrière, il faut toujours avoir grand soin de ne paraître le faire que pour d'excellentes raisons. Nous avons dit qu'il était bon de marcher sur les traces de ses ancêtres : mais d'abord il faut établir comme première exception qu'on ne doit pas imiter leurs défauts; ensuite il peut se faire que la nature ne nous permette pas d'imiter toutes leurs bonnes parties. C'est ainsi que le fils du premier Africain, celui qui adopta le fils de Paul-Émile, ne put, à cause de sa faible santé, ressembler à son père aussi parfaitement que son fils adoptif ressembla au sien. Il y a bien des hommes qui ne pourraient ni paraître au barreau , ni haranguer le peuple, ni commander les armées; mais il est toujours en leur pouvoir de 454 pratiquer la justice, la bonne foi, la libéralité, la modération, la tempérance; et ils doivent s'appliquer à reproduire ces vertus de leurs pères avec assez d'éclat pour que l'on regrette moins les qualités qui leur manquent. Le meilleur héritage et le plus riche patrimoine qu'un père puisse laisser à ses enfants, c'est la gloire de ses vertus et de ses belles actions; souiller cette gloire est une impiété et un sacrilège.

XXXIV. Comme les devoirs varient suivant les âges, et que ceux des jeunes gens ne sont pas ceux des vieillards, il est à propos de dire quelque chose de cette différence. Le devoir du jeune homme est de respecter les vieillards, de choisir parmi eux les plus considérés et les plus dignes de l'être, pour leur demander l'appui de leurs conseils et de leur autorité; car l'inexpérience du jeune âge a besoin d'être gouvernée et maintenue par la prudence de la vieillesse. Il faut surtout garantir les jeunes gens du souffle des passions, fortifier leur esprit et leur corps, et les exercer à de rudes labeurs, afin qu'un jour ils puissent remplir avec distinction les charges civiles et militaires. Lorsqu'ils veulent donner quelque relâche à leur esprit et se livrer aux divertissements de leur âge, ils doivent éviter tout excès, et se ressouvenir de la bienséance; ce qui sera facile, si quelques vieillards prennent le soin d'assister à leurs jeux. De leur côté, les vieillards doivent donner du repos à leur corps, mais exercer plus que jamais leur esprit ; leur principale application doit être de prêter le plus possible le secours de leurs conseils et de leur expérience à leurs amis, à la jeunesse, et surtout à la république. Il n'est rien dont la vieillesse se doive garder avec plus de soin 454  que de tomber dans l'oisiveté et la langueur. Le goût des plaisirs, qui est honteux à toutes les autres époques de la vie, est infâme dans la vieillesse. Si elle y joint encore les passions et la débauche, elle est doublement coupable; car elle se déshonore elle-même, et autorise par son exemple les débordements de la jeunesse. Il ne sera pas étranger à mon sujet de parler des devoirs du magistrat et de l'homme privé, du citoyen et de l'étranger. Le devoir du magistrat est de bien entendre qu'il représente la société, qu'il doit dans sa personne en soutenir la dignité et l'honneur, veiller au maintien des lois, faire respecter les droits des citoyens, et se souvenir que c'est là un dépôt sacré confié à sa garde. Le devoir de l'homme privé est de vivre sur le pied d'égalité parfaite avec ses concitoyens, de ne point s'humilier et ramper comme de ne point montrer d'arrogance, d'être toujours dans l'État du parti de la tranquillité et de l'honnêteté : telle est en effet l'idée que Ton se fait d'ordinaire du bon citoyen et la définition que l'on en donne. L'étranger et l'hôte ont le devoir de s'occuper exclusivement de leurs propres affaires, de ne point s'occuper de celles d'autrui, et de retenir une curiosité indiscrète dans un pays qui n'est pas le leur. C'est ainsi que l'on déterminera tous les devoirs, en recherchant ce qui convient et ce qui est assorti aux personnes, aux âges, aux circonstances. Mais, en général, rien ne sied mieux à l'homme que de se montrer conséquent dans tous ses desseins et dans toutes ses actions.

XXXV. La décence, qui a sa place dans les actions et les paroles, se remarque aussi dans les mouvements et les attitudes du corps, et ici elle consiste en trois choses, la grâce, la bien- 455 séance des gestes, et la tenue. Ce sont là des choses difficiles à bien rendre, mais l'important est de les sentir ; toutes trois viennent du soin que nous prenons naturellement de plaire à ceux avec qui et chez qui nous vivons; et je crois qu'il convient d'en toucher aussi quelque chose. D'abord la nature elle-même semble avoir pris grand soin de notre corps; elle a mis en évidence notre figure et ceux de nos membres dont l'aspect a de la bienséance ; pour les parties qui sont destinées à satisfaire les nécessités naturelles et dont la vue aurait été choquante, elle les a couvertes et cachées. La pudeur de l'homme s'est conformée à cette sage économie de la nature ; ce qu'elle a caché, tous ceux qui n'ont pas l'esprit renversé le dérobent à la vue. Ils prennent grand soin de ne satisfaire qu'en secret aux nécessités du corps, et pour eux les parties réservées à ces usages et leurs fonctions sont des choses qu'on ne nomme pas; de telle sorte que ce qu'il n'est pas honteux de faire, pourvu que ce soit en secret, il est obscène de le dire. C'est pourquoi il y a une grossière impudence à faire ces sortes de choses publiquement, et de l'obscénité à en parler. N'écoutons ni les Cyniques, ni certains Stoïciens presque Cyniques, qui se raillent de nous et nous reprochent de n'oser appeler par leur nom, sans croire manquer à la pudeur, des choses qui n'ont rien de honteux, et de nommer au contraire sans aucun embarras des actions réellement honteuses. Voler, tromper, commettre un adultère, sont des choses honteuses , mais on les nomme sans obscénité ; faire des enfants est chose très-honnête, et l'on ne peut en parler sans blesser les oreilles. Ainsi raisonnent- ils, et ce n'est là qu'un échantillon de leurs arguments contre la pudeur. Pour nous, suivons la nature, et évitons de montrer et de nommer ce qu'il nous répugne de voir et d'entendre. Que notre maintien et notre démarche, notre manière de nous asseoir, notre pose sur le lit de table, nos yeux, notre air, notre geste expriment toujours la décence. Pour y arriver, il faut éviter deux excès : l'un qui est la mollesse et l'air efféminé, l'autre la dureté et la rusticité. Ne donnons pas aux comédiens le privilège d'être seuls décents ; ne nous abandonnons pas à un laisser aller peu convenable. Les acteurs sont accoutumés par l'ancienne discipline du théâtre à un tel soin de la pudeur, qu'ils ne se montrent jamais sur la scène sans un vêtement de dessous qui leur sauverait la honte de paraître à découvert, si quelque partie de leur costume venait à se relever. Nos mœurs ne souffrent pas qu'un père se baigne avec son fils arrivé à l'âge de puberté, ou un beau-père avec son gendre. Il faut conserver avec scrupule toutes ces règles de la pudeur, par l'excellente raison surtout qu'elles ont été inspirées et dictées par la nature.

XXXVI. lIly a deux sortes de beautés ; l'une a pour expression la grâce et l'autre la dignité. La grâce appartient à la femme, la dignité à l'homme. Nous devons donc nous interdire dans la parure tout ornement qui ne serait pas digne de l'homme ; jamais non plus nous ne devons manquer de dignité dans nos mouvements et nos gestes. Souvent les maîtres de gymnase ont des mouvements qui nous choquent, et les comédiens des gestes que nous trouvons ridicules; mais les uns et les autres, quand ils joignent la simplicité à la con - 456 venance, enlèvent tous les suffrages. Il n'y a pas de figure mâle sans de belles couleurs, et ces couleurs il faut les demander à l'exercice du corps. La propreté est de rigueur ; il ne faudrait cependant pas qu'elle dégénérât en une recherche insupportable; ce qui est bienséant, c'est de ne pas nous négliger grossièrement et nous montrer dans une tenue de sauvages. On en doit user de même pour les vêtements : en fait de parure comme de bien d'autres choses, ni trop ni trop peu, c'est le mieux. Prenons garde aussi de mettre dans notre démarche trop de mollesse et de lenteur, car nous pourrions bien ressembler à des gens qui mènent la pompe sacrée; ou de nous élancer avec trop de précipitation , car alors on perd haleine, le visage se décompose, les traits sont renversés, et il n'y a pas de signes plus certains du peu de gravité d'un homme. Mais il faut apporter bien plus de soin encore à ce que les mouvements de notre âme ne soient pas contraires à la nature ; nous y parviendrons, si nous savons nous garantir de toute agitation et des frayeurs subites, et si perpétuellement nous nous montrons attentifs à conserver la bienséance. Les mouvements de rame sont de deux sortes, les pensées et les désirs. La pensée s'emploie surtout à rechercher la vérité ; le désir nous porte à l'action. Notre devoir est donc de diriger notre pensée vers les objets les plus excellents, et de mettre nos désirs sous les lois de la raison.

XXXVII. La parole joue un grand rôle dans la vie humaine; il faut distinguer à ce sujet le discours soutenu, de la conversation ; le premier a sa place au barreau, dans l'assemblée du peuple , au sénat ; la conversation a la sienne dans les cercles, les discussions, les entretiens familiers ; c'est elle aussi qui anime les festins. Le discours a les règles que les rhéteurs nous donnent. On ne trouve nulle part de règles pour la conversation ; je ne sais trop s'il ne serait pas possible d'en tracer quelques-unes; mais sans élèves, il n'est pas de maîtres; et personne n'est curieux d'apprendre à régler ses discours familiers, tandis que les rhéteurs abondent entons lieux. Cependant les préceptes relatifs au choix des expressions et des pensées sont applicables a la conversation. Mais le discours est impossible sans la voix, et cet organe doit être à la fois clair et agréable. C'est à la nature, sans doute, qu'il faut d'abord demander ces deux qualités; mais nous pouvons développer l'une par l'exercice, et l'autre en imitant ceux qui prononcent avec netteté et douceur. Il semble qu'au premier abord rien ne justifie la grande réputation que s'étaient faite les deux Catulus en matière de goût; ils avaient des lettres, mais bien d'autres en avaient autant qu'eux ; où était donc leur mérite? c'est qu'ils parlaient la langue latine avec une rare perfection. Leur accent était doux, leur prononciation n'était ni étouffée et obscure, ni affectée et prétentieuse ; leur voix, qui sortait-sans effort, n'avait rien de sourd ni d'enflé. L. Crassus parlait avec plus d'abondance et non moins d'agrément; mais pour le charme de la parole c'était beaucoup déjà que de disputer le premier rang aux deux Catulus. César, ronde de Catulus, les surpassa tous par le sel et les grâces piquantes de ses discours, à tel point qu'au barreau même, toute l'éloquence des autres venait échouer contre ses bons mots et son naturel. Ce sont là des qualités qu'il nous faut acquérir, si nous voulons apporter en toutes choses une con- 457 venance parfaite. Le discours familier, dont les disciples de Socrate nous offrent de délicieux modèles, doit réunir la douceur, l'abandon et la grâce. Qu'on n'aille pas s'emparer de la conversation comme de sa propriété exclusive, et réduire au silence tout le reste de la compagnie; ici, comme en toutes choses, on ne doit pas trouver mauvais que chacun ait son tour. Voyez, en premier lieu, de quoi l'on parle ; si c'est de choses sérieuses, mettez-y de la gravité, et de l'enjouement si c'est de choses plaisantes. Ayez grand soin que votre langage ne donne pas une mauvaise idée de vous, ce qui arrive toutes les fois qu'on parle mal des absents, qu'on les veut mettre eu pièces ou tourner en ridicule, et qu'on se permet la médisance ou la calomnie. La conversation roule ordinairement ou sur des affaires de famille, ou sur la politique, ou sur les sciences et les arts. Si l'on perdait de même le sujet, il faudrait essayer d'y revenir, mais avec tact, et sans rien forcer; car il n'est guère de sujet qui intéresse tout le monde, ou qui plaise toujours et au même degré à ceux qu'il intéresse. Il faut encore avoir le tact de saisir le moment où la conversation cesse de plaire. Elle a eu son à-propos; quand il disparait, le mieux est de savoir la finir.

XXXVIII. De même qu'il nous est prescrit avec beaucoup de sagesse de fuir dans tout le cours de la vie les passions violentes, c'est-à-dire les mouvements emportés d'une âme qui n'obéit plus à la raison; ainsi est-il dans les bienséances de ne laisser percer dans nos discours aucun mouvement de ce genre ; on ne doit voir dans notre langage ni emportements, ni colère, ni indolence, ni lâcheté, ni rien de semblable. Il faut que no- 457 tre application se tourne à montrer de l'affection et du respect pour ceux avec qui nous conversons. Quelquefois cependant il devient nécessaire de faire des reproches; alors le ton aura quelque chose de plus élevé, les paroles seront empreintes de sévérité et d'âpreté ; nous irons même jusqu'à témoigner une colère mêlée d'indignation. Mais c'est là une extrémité à laquelle nous en viendrons rarement; comme les médecins qui ne se décident pas facilement à employer le fer et le feu, nous attendrons que la nécessité nous impose un remède aussi violent; et malgré toutes les apparences , nous conserverons toujours ce sang-froid sans lequel on ne peut rien faire avec tempérament et sagesse. Le plus souvent nos reproches doivent être mêlés de douceur, mais cependant relevés par un air grave ; ce que nous devons faire paraître, c'est la sévérité et non pas le mépris. Il faut même faire voir que si nous mettons de la dureté dans nos reproches, c'est dans l'intérêt de ceux à qui ils s'adressent. Le devoir veut encore que, dans nos contestations avec nos plus grands ennemis, nous conservions toujours notre gravité et soyons inaccessibles a la colère, lors même que nous nous entendrions traiter indignement. Toutes les fois que la passion est en jeu, la raison s'éclipse, et ceux qui nous écoutent cessent de nous approuver. Disons encore qu'il est indécent de se vanter soi-même, surtout de ce qu'on n'a pas fait, et d'exciter le rire des auditeurs en imitant le soldat fanfaron.

XXXIX. Puisque nous ne passons rien sous silence (telle est du moins notre intention), nous dirons ici comment doit être la maison d'un citoyen considérable et élevé en dignité. Une maison, avant tout, est faite pour qu'on l'habite ; en 458 la construisant l'architecte ne doit jamais perdre de vue l'usage auquel elle est destinée ; cependant il songera à rendre celle d'un noble citoyen digne de son rang et le plus commode possible. Nous savons que ce fut un titre d'honneur pour Cn. Octavius, le premier de cette famille qui obtint le consulat, d'avoir fait élever sur le mont Palatin une maison magnifique et pleine de dignité ; tout le monde allait la visiter, et on disait qu'elle n'avait pas peu contribué à porter son maître, homme nouveau, au consulat. Plus tard, Scaurus la fit démolir, et agrandit d'autant plus son vaste palais. Ainsi l'un fit entrer le premier les faisceaux consulaires dans sa maison, tandis que l'autre, fils d'un grand homme, d'un citoyen illustre, ne put apporter dans la sienne, ainsi agrandie, que la honte d'un refus, l'opprobre et l'infortune. Il faut donc chercher un nouveau lustre dans sa maison, mais ne pas croire que toute notre dignité puisse venir d'elle; c'est le maître qui doit faire honneur à sa maison, et non la maison à son maître. Cependant, comme en toutes choses il faut penser aux autres et non pas seulement à soi-même, un citoyen distingué songera qu'il est appelé à recevoir des hôtes nombreux , et à donner accès auprès de lui à une multitude de gens de toute espèce ; et il veillera à ce que sa maison soit assez vaste pour les contenir. Il est vrai que souvent une maison spacieuse fait peu d'honneur à son maître quand il s'y trouve dans la solitude ; surtout lorsqu'elle a été fréquentée du temps d'un autre maître. C'est un triste compliment que l'on reçoit de ceux qui passent, quand ils s'écrient : « Antique demeure, hélas! combien tu as perdu en changeant de maître! » Et certes, il est aujourd'hui bien des palais auxquels on pourrait adresser cette apostrophe. Si vous bâtissez vous-même, ayez bien soin de ne pas pousser le luxe et la magnificence à l'excès; c'est ici encore où le mauvais exemple devient très-funeste. Nous le voyons, tout le monde veut se signaler comme la noblesse, mais I en ce point seulement. Qui songe à reproduire les vertus de Lucullus, ce grand citoyen? Mais on imite à l'envi la magnificence de ses maisons de campagne. Il faut renoncer à ces extravagances et revenir à des goûts plus simples. Cette simplicité d'ailleurs convient en toutes choses, et il n'est rien que la modération ne doive régler dans la vie. Mais en voilà assez sur ce sujet. Nous ne devons jamais rien entreprendre sans observer ces trois préceptes : le premier est de subordonner nos désirs à la raison, et rien ne nous dispose mieux à accomplir nos devoirs; le second est d'examiner l'importance de l'action que nous voulons faire, afin de prendre le soin et la peine que la circonstance réclame, et de ne pas frapper au delà ou en deçà du but. Le troisième est de soutenir notre dignité sans exagération, avec cette juste mesure dont nous parlions, qui consiste dans la bienséance, et hors de laquelle il n'y a plus qu'excès répréhensible. De ces trois préceptes le plus important est celui qui veut que nous soumettions nos désirs à l'autorité de la raison.

XL. Nous allons parler maintenant de l'ordre et de l'à-propos. C'est là l'objet d'une science particulière que les Grecs nomment ευταξία, ce qui ne veut point dire modération ou tempérament mais conservation de l'ordre. Cependant nous pouvons donner à cet art de conserver l'ordre le nom de modération; car les Stoïciens définissent la modération, l'art de mettre chacune de nos actions et de nos paroles à sa place. Mettre 459 les choses à leur place ou les mettre dans l'ordre, c'est tout un. L'ordre, suivant les mêmes philoso¬phes, c'est la disposition et l'arrangement des choses dans les lieux convenables; le lieu d'une action, ils le nomment l'à-propos. Cet à-propos, les Grecs l'appellent εκαιρία, et nous, occasion. La modération, ainsi entendue, est donc la science des occasions ou de l'à-propos. Il est vrai que la même définition pourrait convenir à la prudence, dont nous avons parlé en premier lieu; tandis que maintenant nous nous occupons de la modération, de la tempérance, et de toutes les vertus qui appartiennent à la même famille. Nous avons exposé en son lieu ce qui est relatif à la prudence; nous parlerons en ce moment de ce qui concerne les vertus dont nous avons commencé depuis quelque temps déjà à tracer l'image, et qui reviennent toutes à nous faire garder les bienséances et à nous concilier l'approbation d'autrui. Il doit y avoir un ordre parfait dans notre conduite, et notre vie entière doit ressembler à un de ces discours admirablement suivis dont toutes les parties sont à leur place et s'enchaînent à merveille. C'est, par exemple, une chose honteuse et une grande faute de tenir, dans l'accomplissement d une grave fonction, des propos de table ou des discours de jeune homme. On cite une fort belle repartie de Périclès. Il avait Sophocle pour collègue dans le commandement de l'armée ; pendant qu'ils étaient réunis pour s'occuper de leurs devoirs communs, un bel esclave vint à passer; Sophocle de s'écrier : « Ο le bel esclave, Périclès ! — Un magistrat, Sophocle, doit savoir contenir ses yeux aussi bien que ses mains, répondit Périclès. » Si la même exclamation eût échappé à Sophocle au moment de l'examen des athlètes, il n'eût encouru aucun reproche, tant l'à-propos a de puissance. Qu'un homme, en voyage ou eu promenade, réfléchisse à une cause qu'il va bientôt plaider, ou se préoccupe de toute autre pensée, il n'y a là rien d'inconvenant; mais qu'au milieu d'un festin il se laisse entraîner mal à propos à ses distractions, il passera pour un personnage impoli. Il y a des choses d'une inconvenance manifeste, comme serait de chanter au milieu du forum ou de faire quelque autre extravagance ; celles-là se dénoncent elles-mêmes, il n'est pas besoin de les faire remarquer et de prémunir les hommes contre elles. Mais il est des fautes qui paraissent de peu de conséquence, et que la plupart des hommes n'aperçoivent pas; c'est contre celles-ci surtout qu'il faut nous mettre en garde. Jouez de la lyre ou de la flûte, la plus petite discordance n'échappera pas à l'oreille exercée d'un musicien ; ne devez-vous donc pas tenir à ce que rien dans votre conduite ne produise un mauvais effet? L'accord des actions n'est-il pas plus important et d'un plus grand prix que l'harmonie des sons?

 

XLI. Itaque, ut in fidibus musicorum aures vel minima sentiunt, sic nos, si acres ac diligentes esse volumus animadversoresque vitiorum, magna saepe intellegemus ex parvis. Ex oculorum optutu, superciliorum aut remissione aut contractione, ex maestitia, ex hilaritate, ex risu, ex locutione, ex reticentia, ex contentione vocis, ex summissione, ex ceteris similibus facile iudicabimus, quid eorum apte fiat, quid ab officio naturaque discrepet. Quo in genere non est incommodum, quale quidque eorum sit, ex aliis iudicare, ut, si quid dedeceat in illis, vitemus ipsi; fit enim nescio quo modo, ut magis in aliis cernamus quam in nobismet ipsis, si quid delinquitur. Itaque facillime corriguntur in discendo, quorum vitia imitantur emendandi causa magistri. Nec vero alienum est ad ea eligenda, quae dubitationem afferunt, adhibere doctos homines vel etiam usu peritos et, quid iis de quoque officii genere placeat, exquirere. Maior enim pars eo fere deferri solet, quo a natura ipsa deducitur. In quibus videndum est, non modo quid quisque loquatur, sed etiam quid quisque sentiat atque etiam de qua causa quisque sentiat. Ut enim pictores et ii, qui signa fabricantur, et vero etiam poeitae suum quisque opus a vulgo considerari vult, ut, si quid reprehensum sit a pluribus, id corrigatur, iique et secum et ab aliis, quid in eo peccatum sit, exquirunt, sic aliorum iudicio permulta nobis et facienda et non facienda et mutanda et corrigenda sunt. Quae vero more agentur institutisque civilibus, de iis nihil est praecipiendum; illa enim ipsa praecepta sunt, nec quemquam hoc errore duci oportet, ut, si quid Socrates aut Aristippus contra rnorem consuetudinemque civilem fecerint locutive sint, idem sibi arbitretur licere; magnis illi et divinis bonis hane licentiam assequebantur. Cynicorum vero ratio tota est eicienda; est enim inimica verecundiae, sine qua nihil rectum esse potest, nihil honestum. Eos autem, quorum vita perspecta in rebus honestis atque magnis est, bene de re publica sentientes ac bene meritos aut merentes sic ut aliquo honore aut imperio affectos observare et colere debemus, tribuere etiam multum senectuti, cedere iis, qui magistratum habebunt, habere dilectum civis et peregrini in ipsoque peregrino, privatimne an publice venerit. Ad summam, ne agam de singulis, communem totius generis hominum conciliationem et consociationem colere, tueri, servare debemus.

XLII. Iam de artificiis et quaestibus, qui liberales habendi, qui sordidi sint, haec fere accepimus. Primum improbantur ii quaestus, qui in odia hominum incurrunt, ut portitorum, ut faeneratorum. Illiberales autem et sordidi quaestus mercennariorum omnium, quorum operae, non quorum artes emuntur; est enim in illis ipsa merces auctoramentum servitutis. Sordidi etiam putandi, qui mercantur a mercatoribus, quod statim vendant; nihil enim proficiant, nisi admodum mentiantur; nec vero est quicquam turpius vanitate. Opificesque omnes in sordida arte versantur; nec enim quicquam ingenuum habere potest officina. Minimeque artes eae probandae, quae ministrae sunt voluptatum:

Cetarii, lanii, coqui, fartores, piscatores,

ut ait Terentius; adde hue, si placet, unguentarios, saltatores totumque ludum talarium. Quibus autem artibus aut prudentia maior inest aut non mediocris utilitas quaeritur, ut medicina, ut architectura, ut doctrina rerum honestarum, eae sunt iis, quorum ordini conveniunt, honestae. Mercatura autem, si tenuis est. sordida putanda est; sin magna et copiosa, multa undique apportans multisque sine vanitate impertiens, non est admodum vituperanda, atque etiam, si satiata quaestu vel contenta potius, ut saepe ex alto in portum, ex ipso portu se in agros possessionesque contulit, videtur iure optimo posse laudari. Omnium autem rerum, ex quibus aliquid acquiritur, nihil est agri cultura melius, nihil uberius, nihil dulcius, nihil homine libero dignius; de qua quoniam in Catone Maiore satis multa diximus, illim assumes, quae ad hunc locum pertinebunt.

XLIII. Sed ab iis partibus, quae sunt honestatis, quem ad modum officia ducerentur, satis expositum videtur. Eorum autem ipsorum, quae honesta sunt, potest incidere saepe contentio et comparatio, de duobus honestis utrum honestius, qui locus a Panaetio est praetermissus. Nam cum omnis honestas manet a partibus quattuor, quarum una sit cognitionis, altera communitatis, tertia magnanimitatis, quarta moderationis, haec in deligendo officio saepe inter se comparentur necesse est. Placet igitur aptiora esse naturae ea officia, quae ex communitate, quam ea, quae ex cognitione ducantur, idque hoc argumento confirmari potest, quod, si contigerit ea vita sapienti, ut omnium rerum affluentibus copiis quamvis omnia, quae cognitione digna sint, summo otio secum ipse consideret et contempletur, tamen, si solitudo tanta sit, ut hominem videre non possit, excedat e vita. Princepsque omnium virtutum illa sapientia, quam σοφίαν Graeci vocant—prudentiam enim, quam Graeci φρόνησιν dicunt, aliam quandam intellegimus, quae est rerum expetendarum fugiendarumque scientia; illa autem sapientia, quam principem dixi, rerum est divinarum et humanarum scientia, in qua continetur deorum et hominum communitas et societas inter ipsos; ea si maxima est, ut est certe, necesse est, quod a communitate ducatur officium, id esse maximum. Etenim cognitio contemplatioque naturae manca quodam modo atque inchoata sit, si nulla actio rerum consequatur. Ea autem actio in hominum commodis tuendis maxime cernitur; pertinet igitur ad societatem generis humani; ergo haec cognition anteponenda est. Atque id optimus quisque re ipsa ostencit et iudicat. Quis enim est tam cupidus in perspicienda cognoscendaque rerum natura, ut, si ei tractanti contemplantique res cognitione dignissimas subito sit allatum periculum discrimenque patriae, cui subvenire opitularique possit, non illa omnia relinquat atque abiciat, etiamsi dinumerare se stellas aut metiri mundi magnitudinem posse arbitretur? atque hoc idem in parentis, in amici re aut periculo fecerit.  Quibus rebus intellegitur studiis officiisque scientiae praeponenda esse officia iustitiae, quae pertinent ad hominum utilitatem,qua nihil homini esse debet antiquius.

XLIV. Atque illi, quorum studia vitaque omnis in rerum cognitione versata est, tamen ab augendis hominum utilitatibus et commodis non recesserunt; nam et erudiverunt multos, quo meliores cives utilioresque rebus suis publicis essent, ut Thebanum Epaminondam Lysis Pythagoreus, Syracosium Dionem Plato multique multos, nosque ipsi, quicquid ad rem publicam attulimus, si modo aliquid attulimus, a doctoribus atque doctrina instructi ad eam et ornati accessimus. Neque solum vivi atque praesentes studiosos discendi erudiunt atque docent, sed hoc idem etiam post mortem monumentis litterarum assequuntur. Nec enim locus ullus est praetermissus ab iis, qui ad leges, qui ad mores, qui ad disciplinam rei publicae pertineret, ut otium suum ad nostrum negotium contulisse videantur. Ita illi ipsi doctrinae studiis et sapientiae dediti ad hominum utilitatem suam prudentiam intellegentiamque potissimum conferunt; ob eamque etiam causam eloqui copiose, modo prudenter, melius est quam vel acutissime sine eloquentia cogitare, quod cogitatio in se ipsa vertitur, eloquentia complectitur eos, quibuscum communitate iuncti sumus. Atque ut apium examina non fingendorum favorum causa congregantur, sed, cum congregabilia natura sint, fingunt favos, sic homines, ac multo etiam magis, natura congregati adhibent agendi cogitandique sollertiam. Itaque, nisi ea virtus, quae constat ex hominibus tuendis, id est ex societate generis humani, attingat cognitionem rerum, solivaga cognitio et ieiuna videatur, itemque magnitudo animi remota communitate coniunctioneque humana feritas sit quaedam et immanitas. Ita fit, ut vincat cognitionis studium consociatio hominum atque communitas. Nec verum est, quod dicitur a quibusdam, propter necessitatem vitae, quod ea, quae natura desideraret, consequi sine aliis atque efficere non possemus, idcirco initam esse cum hominibus communitatem et societatem; quodsi omnia nobis, quae ad victum cultumque pertinent, quasi virgula divina, ut aiunt, suppeditarentur, turn optimo quisque ingenio negotiis omnibus omissis totum se in cognitione et scientia collocaret. Non est ita; nam et solitudinem fugeret et socium studii quaereret, tum docere turn discere vellet, turn audire turn dicere. Ergo omne officium, quod ad coniunctionem hominum et ad societatem tuendam valet, anteponendum est illi officio, quod cognitione et scientia continetur.

XLIV. Illud forsitan quaerendum sit, num haec communitas, quae maxime est apta naturae, sit etiam moderationi modestiaeque semper anteponenda. Non placet; sunt enim quaedam partim ita foeda, partim ita flagitiosa, ut ea ne conservandae quidem patriae causa sapiens facturus sit. Ea Posidonius collegit permulta, sed ita taetra quaedam, ita obscena, ut dictu quoque videantur turpia. Haec igitur non suscipiet rei publicae causa, ne res publica quidem pro se suscipi volet. Sed hoc commodius se res habet, quod non potest accidere tempus, ut intersit rei publicae quicquam illorum facere sapientem. Quare hoc quidem effectum sit, in officiis deligendis id genus officiorum excellere, quod teneatur hominum societate. Etenim cognitionem prudentiamque sequetur considerata actio; ita fit, ut agere considerate pluris sit quam cogitare prudenter. Atque haec quidem hactenus. Patefactus enim locus est ipse, ut non difficile sit in exquirendo officio, quid cuique sit praeponendum, videre. In ipsa autem communitate sunt gradus officiorum, ex quibus, quid cuique praestet, intellegi possit, ut prima dis immortalibus, secunda patriae, tertia parentibus, deinceps gradatim reliquis debeantur. Quibus ex rebus breviter disputatis intellegi potest non solum id homines solere dubitare, honestumne an turpe sit, sed etiam duobus propositis honestis utrum honestius sit. Hie locus a Panaetio est, ut supra dixi, praetermissus. Sed iam ad reliqua pergamus.

 

XLI. Si, dans le jeu de la lyre, l'oreille d'un musicien peut sentir la plus légère imperfection, exerçons-nous à noter attentivement, sévèrement, toutes les imperfections de la conduite, et notre tact finira par découvrir dans les moindres choses le signe des plus grandes qualités ou des plus grands vices. Un regard, un mouvement du sourcil , un accès de joie ou de tristesse, un sourire, une parole, une réticence, le ton que Ton élève ou que Ton abaisse, mille indices de ce genre nous feront juger facilement si l'on se conforme à la bienséance, ou si l'on s'écarte de son devoir et de la nature. Il nous sera fort avantageux 460 d'observer ainsi chez les autres ce qui est bien ou mal ; car nous serons tout disposés à éviter ce que nous trouverons en eux de contraire à la bienséance. Il arrive en effet, je ne sais comment, que nous apercevons mieux les défauts d'autrui que les nôtres. Aussi les élèves ne se corrigent jamais mieux que lorsqu'ils voient leurs défauts contrefaits par le maître. Lorsqu'on est dans le doute et que l'on ne sait quel parti prendre, la raison nous conseille de consulter des hommes instruits ou expérimentés, et de leur demander quel jugement ils portent sur les diverses difficultés où nous nous trouvons. La plupart des hommes ont coutume d aller sans réflexion où leur nature les entraîne. Quand on reçoit les avis, il ne suffit pas d'écouter ce que l'on nous dit; il faut aller plus loin, et voir ce que chacun pense et par quels motifs il le pense. Les peintres, les sculpteurs, les poètes même tiennent à offrir leurs ouvrages à l'examen du public, pour corriger ce qui serait généralement blâmé; on les voit s'interroger eux-mêmes et mettre les autres à contribution pour découvrir les imperfections qui peuvent s'être glissées dans leurs œuvres; nous devons, a leur exemple, consulter le jugement d'autrui pour faire ou ne pas faire certaines choses, les changer ou les corriger. A l'égard des coutumes et des institutions civiles, nous n'avons aucun précepte à donner, car eues sont elles-mêmes des préceptes. Qu'aucun de nous n'aille follement s'imaginer que si Socrate et Aristippe ont, dit-on, fait quelque chose contre les usages et les coutumes de leur pays, il lui est bien permis de suivre cet exemple. Faisons réflexion que ces hommes divins avaient rendu d'assez grands services pour avoir certains privilèges. Quant aux discours des Cyniques, il leur faut absolument fermer l'oreille; car ils vont au renversement de la pudeur, sans laquelle il n'est rien de bien, rien d'honnête. Nous devons encore témoigner de la déférence et du respect aux hommes dont la vie a été honorable et employée â de grandes choses ; qui sont dévoués aux intérêts de leur pays, et lui ont rendu des services ou lui en rendent encore ; à ceux enfin qui sont revêtus de certains honneurs, ou dépositaires de l'autorité publique. Nous devons accorder beaucoup de prérogatives à la vieillesse, reconnaître la suprématie des magistrats ; faire une différence entre le citoyen et l'étranger, et même des étrangers entre eux, suivant qu'ils sont venus ou non remplir une mission publique. En un mot, pour ne pas poursuivre les détails jusqu'à l'infini, nous devons respecter, maintenir et défendre les liens qui réunissent tout le genre humain en une seule famille, et constituent la société universelle.

XLII. Parmi les différents arts, et relativement aux gains qu'ils procurent, les uns sont réputés libéraux et les autres mercenaires. On attache d'abord une idée déshonorante aux gains qui ont par eux-mêmes quelque chose d'odieux, comme ceux des exacteurs et des usuriers. On tient pour indignes d'un homme libre ceux de tous les mercenaires qui louent leurs bras et rien de plus, l'argent qu'où leur donne est comme le prix de leur servitude. On regarde encore comme peu honorables les profits de ces gens qui achètent aux marchands pour revendre immédiatement après; car ils ne peuvent rien gagner s'ils ne mentent effrontément, et rien n'est plus honteux que le mensonge. En général, tous les artisans exercent des professions viles, et la place 461 d'un homme libre n'est pas dans une boutique. Mais les métiers les plus méprisables sont ceux qui s'occupent exclusivement de nos jouissances; comme, par exemple, ceux de poissonnier, de boucher, de cuisinier, de charcutier, de pêcheur, dont parle Térence. Ajoutez-y, si vous voulez, ceux de parfumeur, de danseur, de joueur de gobelets. Mais les arts dont la profession demande plus de savoir et qui sont d'une utilité réelle, comme la médecine, l'architecture, l'enseignement des sciences ou des lettres, n'ont rien que d'honorable pour ceux qui se trouvent de condition à les exercer. Le commerce ne convient qu'aux esclaves, s'il se fait en petit; mais il se relève lorsqu'il se fait en grand, qu'il apporte dans un môme pays les productions du monde entier, qu'il les met à la portée du grand nombre et garde toujours une parfaite loyauté. Si le commerçant, lorsque les richesses affluent chez lui, ou plutôt lorsqu'il est satisfait de sa fortune, se retire, du port où son vaisseau l'a si souvent ramené, dans la campagne et au milieu de ses terres, il me semble alors mériter de tous points le nom d'homme honorable. Mais, de toutes les sources de richesses, l'agriculture est incomparablement la meilleure, la plus abondante, celle où il est le plus doux et où il convient le mieux à un homme libre de puiser. J'en ai parlé avec assez de détails dans mon Caton Γ ancien; c'est là que vous devrez chercher ce qui, sur ce point, a rapport à notre sujet.

XLIII. Je crois vous avoir suffisamment montré comment tous les devoirs dérivent des quatre vertus fondamentales. Mais il ne suffit pas de savoir ce qui est honnête; car il arrive souvent qu'entre deux choses honnêtes il faille établir une comparaison, et se demander laquelle l'est davantage; c'est là toute une question négligée par Panétius. Puisque l'honnête dans les actions dérive de quatre sources, dont l'une est la connaissance du vrai, l'autre la garantie de la société humaine, la troisième la grandeur d'âme, et la quatrième la modération; il devient souvent nécessaire de les comparer entre elles, pour nous éclairer sur le choix de nos devoirs. C'est ainsi que l'on découvre que les devoirs relatifs au maintien de la société humaine sont plus conformes à la nature que ceux dont la recherche du vrai est le principe; et on le prouve de cette manière. Mettons par la pensée un sage dans l'abondance de tous les biens, donnons-leur le pouvoir de contempler, d'entendre, dans un loisir que rien ne trouble, toutes les choses dignes d'être connues; si cependant nous le reléguons dans une telle solitude qu'il ne puisse voir un seul homme, il n'aura dès lors qu'à sortir de la vie. La première de toutes les vertus est la sagesse, que les Grecs nomment σοφία, et que l'on ne doit point confondre avec la prudence. Cette dernière vertu, appelée φρνησις par les Grecs. est proprement la science des choses à rechercher et à fuir. Mais la sagesse, qui est la reine de toutes les vertus, est la science des choses divines et humaines, le fondement de toute communauté entre les dieux et entre les hommes, et des deux grandes sociétés qu'ils composent. S'il n'y a rien de plus excellent au monde que l'union et la communauté des hommes, il en résulte nécessairement que les devoirs relatifs au maintien de la société sont les premiers de tous. La contemplation de la nature, la science, est une vertu en quelque façon mutilée et incomplète, si elle n'aboutit pas à l'action. Or, l'action qui la 462 peut suivre a surtout pour but l'utilité des hommes; elle est donc destinée à maintenir la société humaine; d'où il faut conclure que la connaissance du vrai le cède à la pratique de la justice. Il n'est pas une belle âme qui ne pense ainsi, et ne le manifeste au besoin. Trouveriez-vous un homme de bien tellement avide de connaissances que si, au milieu de ses contemplations les plus sublimes, on venait lui annoncer que sa patrie est menacée d'un grand péril, et qu'il pût la secourir, il n'interrompit tout aussitôt ses recherches et ne rejetât la science loin de lui, quand même il croirait pouvoir nombrer les étoiles ou mesurer la grandeur du monde? Et ce n'est pas seulement pour sa patrie, mais pour son parent ou son ami, que l'on ferait un semblable sacrifice. Tout cela nous fait entendre que les soins de la justice doivent passer avant ceux de la science, parce qu'ils concernent directement l'amour que nous devons avoir pour nos semblables. Aimer les hommes et les servir, c'est là notre premier devoir.

XLIV. Ceux dont la vie entière s'est passée dans les méditations et dans la recherche de la vérité n'ont pas laissé, pour cela, de se rendre utiles aux hommes. Ils ont formé beaucoup de disciples qui sans eux. n'auraient été ni si bons citoyens, ni d'un si grand secours à leur pays. Vous savez qu'Épaminondas fut l'élève du pythagoricien Lysis, et Dion de Syracuse, celui de Platon ; vous savez combien d'hommes d'État ont été formés par des philosophes; et nous-mêmes, si nous avons pu rendre quelque service à la république, c'a été grâces aux leçons de nos maîtres et aux lumières de la sagesse. Et ce n'est pas seulement pendant leur vie que ces grands génies peuvent instruire et éclairer ceux qui viennent chercher leurs doctes enseignements, ils le peuvent, même après leur mort, par les écrits impérissables qu'ils nous ont légués. Ea effet, ils n'ont rien omis de ce qui regarde les lois, les mœurs, le gouvernement des États; et ils semblent ainsi avoir consacré leurs loisirs à régler et servir nos affaires. Nous voyons donc que les hommes voués à la science et à la poursuite de la sagesse, ont fait tourner avec une application toute particulière leurs lumières et leur prudence à l'utilité du genre humain. On conçoit dès lors pourquoi le talent de la parole, quand il appartient à un esprit sage, est préférable à une extrême pénétration d'esprit qui ne serait pas en compagnie d'un peu d'éloquence. Avec ce don de la pensée, l'homme serait concentré en lui-même; avec celui de l'éloquence il se produit au-dehors, et se rend utile à la société entière dont il est membre. Les abeilles ne se réunissent pas en essaims pour faire du miel, mais, réunies par un instinct de leur nature, elles composent leurs rayons : tout pareillement, les hommes rassemblés par une impulsion naturelle, bien plus puissante encore, donnent, une fois en société, l'essor à leur activité et à leur esprit. Si donc cette vertu, dont la destination est de protéger les hommes, c'est-à-dire de maintenir la société humaine, ne se mêle pas à notre amour de la connaissance, cette recherche de la vérité devient un travail sans but, et perd tout son prix. Il en est de même de la grandeur d'âme: si l'amour des hommes ne l'inspire, ce n'est plus qu'une espèce de férocité, assez semblable à la force brutale des animaux. Il est donc bien démontré que le désir de savoir doit être subordonné aux intérêts et au maintien de la société hu- 463 maine. Il n'est pas vrai, comme certains philosophes le prétendent, que la société humaine ait été formée uniquement pour satisfaire aux nécessités de la vie, et parce que l'homme ne pouvait fournir à ses besoins sans le concours de ses semblables; et que si tout ce qui regarde notre subsistance et notre entretien nous était constamment donné par une baguette divine, comme on dit, alors tout esprit un peu relevé, laissant là les affaires, s'appliquerait sans réserve à l'étude et à la recherche de la vérité. Il n'en va pas ainsi; l'esprit dont on nous parle fuirait la solitude et chercherait un compagnon de ses travaux; il voudrait instruire et être instruit, écouter et parler. Donc, en dernier résultat, tout devoir qui est relatif au maintien de la société, de l'union des hommes, l'emporte sur celui que la prudence ou la recherche du vrai nous impose seule.

XLV. On demandera peut-être si cette vertu qui tend au maintien de la société, et qui est si conforme à notre nature, doit toujours l'emporter sur la modération et la pudeur? Ce n'est pas mon avis ; car il est de telles abominations et de telles infamies, qu'un sage ne les commettra jamais , même pour sauver sa patrie. Posidonius en citent grand nombre, et il en est quelques-unes de si odieuses et de si obscènes, qu'on rougirait de les nommer. Le sage ne se dégradera pas à ce point-là pour l'amour de son pays ; bien plus, son pays ne lui demandera jamais de tels services. Ces suppositions désolantes sont entièrement gratuites; car jamais il ne peut se présenter de circonstance où il soit de l'intérêt de la république que le sage commette une infamie. Nous avons montré que, dans la comparaison des devoirs, il faut mettre au premier rang ceux qui tendent au maintien de la société humaine. La connaissance du vrai et le bon conseil doivent aboutir à une sage action ; d'où il résulte que bien agir vaut mieux que bien penser. Mais en voilà assez sur cette question. Les indications que nous avons données sur le sujet permettront à chacun de découvrir dans chaque circonstance quel est le devoir qui l'emporte sur les autres. Parmi les devoirs qui se rapportent au maintien de la société, on en reconnaîtra facilement de plus élevés les uns que les autres. Nos premières obligations sont envers les dieux; les secondes, envers la patrie; celles envers nos parents viennent en troisième lieu, et les autres ensuite par degrés d'importance. Cette courte discussion fait voir clairement que les hommes ne se demandent pas seulement à propos du devoir si une chose est honnête ou ne l'est pas, mais souvent encore, de deux choses honnêtes, laquelle Test davantage. Panétius, comme je l'ai déjà dit, a négligé toute cette question. Mais il est temps de passer outre.

 

noncer à ces extravagances et revenir à des goûts plus