CICÉRON
ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA
TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M.
NISARD PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.
- TOME TROISIÈME - PARIS, J. J. DUBOCHET, LE
CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS,
RUE RICHELIEU, N° 60. 1848.
TOME ΙΙΙ.
SECONDES ACADEMIQUES,
LIVRE Ι - LIBER PRIMUS
Oeuvre numérisée et mise en page par Patrick Hoffman
premières académiques : livre2
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CICÉRON,
AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS,
PUBLIÉES
SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD,
PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.
TOME TROISIEME
PARIS,
J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS,
RUE RICHELIEU, N° 60.
1848.
423 OEUVRES PHILOSOPHIQUES.
SECONDES ACADEMIQUES,
A. M. TERRENTIUS VARRON.
LIVRE PREMIER.
ARGUMENT.
Le sujet des Livres Académiques est l'exposition de la doctrine de la nouvelle Académie et des controverses auxquelles elle donna naissance. Ce sujet a été traité deux fois par Cicéron, d'abord en deux livres intitulés Catulus et Lucullus ; ensuite en quatre dédiés à Varron. De là ces titres de Premières et Secondes Académiques. Des Premières, le second livre entier nous a été conservé ; dans l'histoire des Lettres, on le désigne d'ordinaire sous le nom de Lucullus. Des Secondes, nous n'avons qu'un fragment du premier livre ; tout le reste de l'ouvrage a péri, sauf quelques passages du quatrième livre cités par les grammairiens, et qui prouveraient que ce livre n'était qu'une seconde édition du Lucullus. Dans le premier des livres dédiés à Varron, Cicéron esquissait l'histoire des doctrines philosophiques depuis Socrate jusqu'à son époque, autant du moins que nous pouvons le conjecturer par la nature et l'étendue du fragment qui nous est resté. Le livre était rempli par un entretien entre Varron, Cicéron et Atticus, qui ne sortait guère, il est vrai, du rôle d'auditeur. Varron expose d'abord les principes de la philosophie platonicienne, développée et soutenue par l'ancienne Académie et par le Lycée, qui, selon lui, exprimaient en des termes différents les mêmes dogmes. Il indique ensuite les changements introduits par Zénon dans les diverses parties de la philosophie. Cicéron se fait alors l'interprète et le défenseur d'Arcésilas, qui avait attaqué Zénon, et remis en honneur le doute socratique exagéré et devenu le scepticisme dans l'esprit de la nouvelle Académie d'Arcésilas. Cicéron vient à Carnéade ; mais ici s'arrête notre fragment.
Dans le livre intitulé Lucullus, la nouvelle Académie est successivement attaquée par Lucullus et défendue par Cicéron. Ce qui est surtout en question dans les controverses académiques, c'est la possibilité de la science. Et comme toute connaissance certaine, d'après Zénon, naît de l'expérience, c'est l'autorité du témoignage des sens que l'on attaque d'un côté, et que l'on défend de l'autre. Zénon disait que le fondement de la certitude se trouve dans des représentations sensibles exactement semblables aux objets dont elles expriment la nature ; et que jamais de fausses apparences ne peuvent être confondues avec ces représentations vraies. Arcésilas et l'Académie admettent avec les stoïciens, que la certitude devrait en effet reposer sur de telles images sensibles ; mais ils soutiennent qu'on chercherait en vain des représentations vraies en regard desquelles on ne pût mettre de fausses apparences entièrement semblables. Ils concluaient de l'imperfection des sens et de la confusion des représentations, à la nécessité pour le sage de ne se prononcer positivement sur rien, et de maintenir son esprit dans une liberté qui ressemble un peu au vide. Ils anéantissaient la science ; mais comme ils ne voulaient pas tomber dans la folie d'interdire l'action, ils décidaient que le sage suivrait les probabilités. Dans la discussion, ils se montraient pleins de zèle et de goût pour la vérité, déclarant qu'elle existait certainement, et que parfois l'intelligence en était manifestement frappée, sans que l'on put cependant trouver dans les apparences les plus convaincantes le signe indélébile et inimitable du vrai, seul capable de fonder une certitude absolue.
Cette thèse est attaquée et soutenue avec beaucoup d'esprit dans le Lucullus. On ne peut nier que Cicéron ne réponde avec succès aux objections des stoïciens, et qu'il ne sache donner aux arguments de l'Académie un certain tour heureux et sensé qui ressemble au moins à une victoire probable.
L'ordre, généralement suivi, qui place le premier livre des Secondes Académiques avant le second des Premières, n'est pas arbitraire. En effet, si ces deux livres ne sont que des fragments de deux éditions du même ouvrage, il importe pour la clarté que le fragment par lequel commençait sans doute la deuxième édition soit lu avant le livre qui terminait la première. Si la rédaction avait varié d'une édition à l'autre, il est probable que le plan de l'ouvrage avait été maintenu. La lecture successive des deux morceaux fera d'ailleurs apprécier la convenance de l'ordre établi.
---------
LIBER PRIMUS I. In Cumano nuper cum mecum Atticus noster esset, nuntiatum est nobis a M. Varrone venisse eum Roma pridie vesperi et, nisi de via fessus esset, continuo ad nos venturum fuisse. Quod cum audissemus, nullam moram interponendam putavimus quin videremus hominem nobiscum et studiis eisdem et vetustate amicitiae coniunctum. Itaque confestim ad eum ire perreximus ; paulumque cum ab eius villa abessemus, ipsum ad nos venientem vidimus ; atque illum complexi, ut mos amicorum est, satis enim longo intervallo ad suam villam reduximus. hic pauca primo, atque ea percunctantibus nobis ecquid forte Roma novi. : Atticus, Omitte ista quae nec percunctari nec audire sine molestia possumus quaeso, inquit, et quaere potius ecquid ipse novi. Silent enim diutius Musae Varronis quam solebant, nec tamen istum cessare sed celare quae scribat existimo. Minime vero, inquit ille ; intemperantis enim arbitror esse scribere quod occultari velit ; sed habeo magnum opus in manibus, quae iam pridem ; ad hunc enim ipsum (me autem dicebat,) quaedam institui, quae et sunt magna sane et limantur a me politius. Et ego, Ista quidem, inquam, Varro iam diu expectans non audeo tamen flagitare ; audivi enim e Libone nostro, cuius nosti studium (nihil enim eius modi celare possumus), non te ea intermittere, sed accuratius tractare nec de manibus umquam deponere. Illud autem mihi ante hoc tempus numquam in mentem venit a te requirere. Sed nunc postea quam sum ingressus res eas quas tecum simul didici mandare monumentis philosophiamque veterem illam a Socrate ortam Latinis litteris illustrare, quaero quid sit cur cum multa scribas genus hoc praetermittas, praesertim cum et ipse in eo excellas et id studium totaque ea res longe ceteris et studiis et artibus antecedat. II. Tum ille, Rem a me saepe deliberatam et multum agitatam requiris. Itaque non haesitans respondebo, sed ea dicam quae mihi sunt in promptu, quod ista ipsa de re multum ut dixi et diu cogitavi. Nam cum philosophiam viderem diligentissime Graecis litteris explicatam, existimavi si qui de nostris eius studio tenerentur, si essent Graecis doctrinis eruditi, Graeca potius quam nostra lecturos, sin a Graecorum artibus et disciplinis abhorrerent, ne haec quidem curaturos, quae sine eruditione Graeca intellegi non possunt. Itaque ea nolui scribere quae nec indocti intellegere possent nec docti legere curarent. Vides autem eadem ipse ; didicisti enim non posse nos Amafinii aut Rabirii similes esse, qui nulla arte adhibita de rebus ante oculos positis vulgari sermone disputant, nihil definiunt nihil partiuntur nihil apta interrogatione concludunt, nullam denique artem esse nec dicendi nec disserendi putant ; nos autem praeceptis dialecticorum et oratorum etiam, quoniam utramque vim virtutem esse nostri putant, sic parentes ut legibus verbis quoque novis cogimur uti, quae docti ut dixi a Graecis petere malent, indocti ne a nobis quidem accipient, ut frustra omnis suscipiatur. Iam vero physica, si Epicurum id est si Democritum probarem, possem scribere ita plane ut Amafinius. Quid est enim magnum, cum causas rerum efficientium sustuleris, de corpusculorum (ita enim appellat atomos) concursione fortuita loqui ? Nostra tu physica nosti ; quae cum contineantur ex effectione et ex materia ea quam fingit et format effectio, adhibenda etiam geometria est ; quam quibusnam quisquam enuntiare verbis aut quem ad intellegendum poterit adducere ? Haec ipsa de vita et moribus et de expetendis fugiendisque rebus illi simpliciter, pecudis enim et hominis idem bonum esse censent ; apud nostros autem non ignoras quae sit et quanta subtilitas. sive enim Zenonem sequare, magnum est efficere ut quis intellegat quid sit illud verum et simplex bonum quod non possit ab honestate seiungi (quod bonum quale sit negat omnino Epicurus sine voluptatibus sensum moventibus ne suspicari ; si vero Academiam veterem persequemur, quam nos ut scis probamus, quam erit illa acute explicanda nobis, quam argute quam obscure etiam contra Stoicos disserendum. Totum igitur illud philosophiae studium mihi quidem ipse sumo et ad vitae constantiam quantum possum et ad delectationem animi, nec ullum arbitror, ut apud Platonem est, maius aut melius a diis datum munus homini ; sed meos amicos in quibus est studium in Graeciam mitto id est ad Graecos ire iubeo, ut ex a fontibus potius hauriant quam rivulos consectentur. Quae autem nemo adhuc docuerat nec erat unde studiosi scire possent, ea quantum potui (nihil enim magnopere meorum miror) feci ut essent nota nostris ; a Graecis enim peti non poterant ac post L. Aelii nostri occasum ne a Latinis quidem. Et tamen in illis veteribus nostris, quae Menippum imitati non interpretati quadam hilaritate conspersimus, multa admixta ex intima philosophia, multa dicta dialectice, quae quo facilius minus docti intellegerent, iucunditate quadam ad legendum invitati ; in laudationibus, in his ipsis antiquitatum prooemiis philosophiae scribere voluimus, si modo consecuti sumus. III. Tum ego, Sunt, inquam, ista Varro. Nam nos in nostra urbe peregrinantis errantisque tamquam hospites tui libri quasi domum deduxerunt, ut possemus aliquando qui et ubi essemus agnoscere. Tu aetatem patriae tu descriptiones temporum, tu sacrorum iura tu sacerdotum, tu domesticam tu bellicam disciplinam, tu sedum regionum locorum tu omnium divinarum humanarumque rerum nomina genera officia causas aperuisti ; plurimum quidem poetis nostris omninoque Latinis et litteris luminis et verbis attulisti atque ipse varium et elegans omni fere numero poema fecisti, philosophiamque multis locis inchoasti, ad impellendum satis, ad edocendum parum. Causam autem probabilem tu quidem affers : aut enim Graeca legere malent qui erunt eruditi, aut ne haec quidem qui illa nescient. Sed eam mihi non sane probas ; immo vero et haec qui illa non poterunt, et qui Graeca poterunt non contemnent sua. Quid enim causae est cur poetas Latinos Graecis litteris eruditi legant, philosophos non legant ? An quia delectat Ennius Pacuvius Accius multi alii, qui non verba sed vim Graecorum expresserunt poetarum—quanto magis philosophi delectabunt, si ut illi Aeschylum Sophoclem Euripidem sic hi Platonem imitentur Aristotelem Theophrastum. Oratores quidem laudari video si qui e nostris Hyperidem sint aut Demosthenem imitati. Ego autem Varro (dicam enim ut res est), dum me ambitio dum honores dum causae, dum rei publicae non solum cura sed quaedam etiam procuratio multis officiis implicatum et constrictum tenebat, animo haec inclusa habebam et ne obsolescerent renovabam cum licebat legendo ; nunc vero et fortunae gravissimo percussus vulnere et administratione rei publicae liberatus doloris medicinam a philosophia peto et otii oblectationem hanc honestissimam iudico. Aut enim huic aetati hoc maxime aptum est, aut his rebus si quas dignas laude gessimus hoc in primis consentaneum, aut etiam ad nostros cives erudiendos nihil utilius, aut si haec ita non sunt nihil aliud video quod agere possimus. Brutus quidem noster excellens omni genere laudis sic philosophiam Latinis litteris persequitur nihil ut isdem de rebus Graeca desideres ; et eandem quidem sententiam sequitur quam tu, nam Aristum Athenis audivit aliquamdiu, cuius tu fratrem Antiochum. Quam ob rem da quaeso te huic etiam generi litterarum. IV. Tum ille, Istuc quidem considerabo, nec vero sine te. Sed de te ipso quid est, inquit, quod audio ? Quanam, inquam, de re ? Relictam a te veterem Academiam, inquit, tractari autem novam. Quid ergo, inquam, Antiocho id magis licuerit nostro familiari, remigrare in domum veterem e nova, quam nobis in novam e vetere ? Certe enim recentissima quaeque sunt correcta et emendata maxime. Quamquam Antiochi magister Philo, magnus vir ut tu existimas ipse, †negaret in libris, quod coram etiam ex ipso audiebamus, duas Academias esse, erroremque eorum qui ita putarent coarguit. Est, inquit, ut dicis ; sed ignorare te non arbitror quae contra Philonis Antiochus scripserit. Immo vero et ista et totam veterem Academiam, a qua absum tam diu, renovari a te nisi molestum est velim, et simul adsidamus, inquam, si videtur. Sane istuc quidem, inquit, sum enim admodum infirmus. Sed videamus idemne Attico placeat fieri a me quod te velle video. Mihi vero, ille ; quid est enim quod malim quam ex Antiocho iam pridem audita recordari et simul videre satisne ea commode dici possint Latine ? Quae cum essent dicta, in conspectu consedimus omnes. Tum Varro ita exorsus est, Socrates mihi videtur, id quod constat inter omnes, primus a rebus occultis et ab ipsa natura involutis, in quibus omnes ante eum philosophi occupati fuerunt, avocavisse philosophiam et ad vitam communem adduxisse, ut de virtutibus et de vitiis omninoque de bonis rebus et malis quaereret, caelestia autem vel procul esse a nostra cognitione censeret vel, si maxime cognita essent, nihil tamen ad bene vivendum. hic in omnibus fere sermonibus, qui ab is qui illum audierunt perscripti varie copioseque sunt, ita disputat ut nihil affirmet ipse refellat alios, nihil se scire dicat nisi id ipsum, eoque praestare ceteris, quod illi quae nesciant scire se putent, ipse se nihil scire id unum sciat, ob eamque rem se arbitrari ab Apolline omnium sapientissimum esse dictum, quod haec esset una hominis sapientia, non arbitrari sese scire quod nesciat. Quae cum diceret constanter et in ea sententia permaneret, omnis eius oratio tantum in virtute laudanda et in hominibus ad virtutis studium cohortandis consumebatur, ut e Socraticorum libris maximeque Platonis intellegi potest. Platonis autem auctoritate, qui varius et multiplex et copiosus fuit, una et consentiens duobus vocabulis philosophiae forma instituta est Academicorum et Peripateticorum, qui rebus congruentes nominibus differebant. Nam cum Speusippum sororis filium Plato philosophiae quasi heredem reliquisset, duo autem praestantissimo studio atque doctrina, Xenocratem Calchedonium et Aristotelem Stagiritem, qui erant cum Aristotele Peripatetici dicti sunt, quia disputabant inambulantes in Lycio, illi autem, quia Platonis instituto in Academia, quod est alterum gymnasium, coetus erant et sermones habere soliti, e loci vocabulo nomen habuerunt. Sed utrique Platonis ubertate completi certam quandam disciplinae formulam composuerunt et eam quidem plenam ac refertam, illam autem Socraticam dubitanter de omnibus rebus et nulla affirmatione adhibita consuetudinem disserendi reliquerunt. Ita facta est, quod minime Socrates probabat, ars quaedam philosophiae et rerum ordo et descriptio disciplinae. Quae quidem erat primo duobus ut dixi nominibus una ; nihil enim inter Peripateticos et illam veterem Academiam differebat. Abundantia quadam ingenii praestabat, ut mihi quidem videtur, Aristoteles, sed idem fons erat utrisque et eadem rerum expetendarum fugiendarumque partitio. V. Sed quid ago, inquit, aut sumne sanus qui haec vos doceo ? Nam etsi non sus Minervam ut aiunt, tamen inepte quisquis Minervam docet. Tum Atticus, Tu vero, inquit, perge Varro ; valde enim amo nostra atque nostros, meque ista delectant cum Latine dicuntur et isto modo. Quid me, inquam, putas, qui philosophiam iam professus sim populo nostro me exhibiturum. Pergamus igitur, inquit, quoniam placet. Fuit ergo iam accepta a Platone philosophandi ratio triplex, una de vita et moribus, altera de natura et rebus occultis, tertia de disserendo et quid verum quid falsum quid rectum in oratione pravumve quid consentiens quid repugnet iudicando. Ac primum illam partem bene vivendi a natura petebant eique parendum esse dicebant, neque ulla alia in re nisi in natura quaerendum esse illud summum bonum quo omnia referrentur, constituebantque extremum esse rerum expetendarum et finem bonorum adeptum esse omnia e natura et animo et corpore et vita. Corporis autem alia ponebant esse in toto alia in partibus, valetudinem vires pulchritudinem in toto, in partibus autem sensus integros et praestantiam aliquam partium singularum, ut in pedibus celeritatem, vim in manibus, claritatem in voce, in lingua etiam explanatam vocum impressionem ; animi autem quae essent ad comprehendendam ingeniis virtutem idonea, eaque ab his in naturam et mores dividebantur. Naturae celeritatem ad discendum et memoriam dabant, quorum utrumque mentis esset proprium et ingenii ; morum autem putabant studia esse et quasi consuetudinem, quam partim assiduitate exercitationis partim ratione formabant, in quibus erat ipsa philosophia ; in qua quod inchoatum est neque <absolutum> progressio quaedam ad virtutem appellatur, quod autem absolutum, id est virtus, quasi perfectio naturae omniumque rerum quas in animis ponunt una res optima. ergo haec animorum ; vitae autem (id enim erat tertium) adiuncta esse dicebant quae ad virtutis usum valerent. Iam virtus in animi bonis et in corporis cernitur et in quibusdam quae non tam naturae quam beatae vitae adiuncta sunt. Hominem enim esse censebant quasi partem quandam civitatis et universi generis humani, eumque esse coniunctum cum hominibus humana quadam societate. Ac de summo quidem atque naturali bono sic agunt ; cetera autem pertinere ad id putant aut adaugendum aut ad tenendum, ut divitias ut opes ut gloriam ut gratiam. Ita tripertita ab his inducitur ratio bonorum. VI. Atque haec illa sunt tria genera quae putant plerique Peripateticos dicere. Id quidem non falso ; est enim haec partitio illorum ; illud imprudenter, si alios esse Academicos qui tum appellarentur alios Peripateticos arbitrantur. Communis haec ratio, et utrisque hic bonorum finis videbatur, adipisci quae essent prima in natura quaeque ipsa per sese expetenda aut omnia aut maxima ; ea sunt autem maxima, quae in ipso animo atque in ipsa virtute versantur. Itaque omnis illa antiqua philosophia sensit in una virtute esse positam beatam vitam, nec tamen beatissimam nisi adiungerentur etiam corporis et cetera quae supra dicta sunt ad virtutis usum idonea. Ex hac descriptione agendi quoque aliquid in vita et officii ipsius initium reperiebatur, quod erat in conservatione <sui et in appetitione> earum rerum quas natura praescriberet. Hinc gignebatur fuga desidiae voluptatumque contemptio, ex quo laborum dolorumque susceptio multorum magnorum<que> recti honestique causa et earum rerum quae erant congruentes cum praescriptione naturae ; unde et amicitia exsistebat et iustitia atque aequitas, eaeque et voluptatibus et multis vitae commodis anteponebantur. Haec quidem fuit apud eos morum institutio et eius partis quam primam posui forma atque descriptio. De natura autem (id enim sequebatur) ita dicebant ut eam dividerent in res duas, ut altera esset efficiens, altera autem quasi huic se praebens, eaque efficeretur aliquid. In eo quod efficeret vim esse censebant, in eo autem quod efficeretur tantum modo materiam quandam ; in utroque tamen utrumque : neque enim materiam ipsam cohaerere potuisse si nulla vi contineretur, neque vim sine aliqua materia ; nihil est enim quod non alicubi esse cogatur. Sed quod ex utroque, id iam corpus et quasi qualitatem quandam nominabant ; dabitis enim profecto ut in rebus inusitatis (quod Graeci ipsi faciunt a quibus haec iam diu tractantur, utamur verbis interdum inauditis. VI. Nos vero, inquit Atticus ; quin etiam Graecis licebit utare cum voles, si te Latina forte deficient.. Bene sane facis ; sed enitar ut Latine loquar, nisi in huiusce modi verbis ut philosophiam aut rhetoricam aut physicam aut dialecticam appellem, quibus ut aliis multis consuetudo iam utitur pro Latinis. Qualitates igitur appellavi quas ποιότητας Graeci vocant, quod ipsum apud Graecos non est vulgi verbum sed philosophorum, atque id in multis ; dialecticorum vero verba nulla sunt publica, suis utuntur. Et id quidem commune omnium fere est artium ; aut enim nova sunt rerum novarum facienda nomina aut ex aliis transferenda. Quod si Graeci faciunt qui in his rebus tot iam saecla versantur, quanto id nobis magis concedendum est, qui haec nunc primum tractare conamur. Tu vero, inquam, Varro bene etiam meriturus mihi videris de tuis civibus, si eos non modo copia rerum auxeris, ut effecisti, sed etiam verborum. Audebimus ergo, inquit, novis verbis uti te auctore, si necesse erit.—earum igitur qualitatum sunt aliae principes aliae ex his ortae. Principes sunt unius modi et simplices ; ex his autem ortae variae sunt et quasi multiformes. Itaque aer (hoc quoque utimur enim pro Latino) et ignis et aqua et terra prima sunt ; ex his autem ortae animantium formae earumque rerum quae gignuntur e terra. Ergo illa initia et ut e Graeco vertam elementa dicuntur ; e quibus aer et ignis movendi vim habent et efficiendi, reliquae partes accipiendi et quasi patiendi, aquam dico et terram. Quintum genus, e quo essent astra mentesque, singulare eorumque quattuor quae supra dixi dissimile Aristoteles quoddam esse rebatur. Sed subiectam putant omnibus sine ulla specie atque carentem omni illa qualitate (faciamus enim tractando usitatius hoc verbum et tritius) materiam quandam, ex qua omnia expressa atque effecta sint, quae tota omnia accipere possit omnibusque modis mutari atque ex omni parte eoque etiam interire, non in nihilum sed in suas partes, quae infinite secari ac dividi possint, cum sit nihil omnino in rerum natura minimum quod dividi nequeat. Quae autem moveantur omnia intervallis moveri, quae intervalla item infinite dividi possint. Et cum ita moveatur illa vis quam qualitatem esse diximus, et cum sic ultro citroque versetur, et materiam ipsam totam penitus commutari putant et illa effici quae appellant qualia ; e quibus in omni natura cohaerente et continuata cum omnibus suis partibus unum effectum esse mundum, extra quem nulla pars materiae sit nullumque corpus. Partis autem esse mundi omnia quae insint in eo, quae natura sentiente teneantur, in qua ratio perfecta insit, quae sit eadem sempiterna (nihil enim valentius esse a quo intereat) ; quam vim animum esse dicunt mundi, eandemque esse mentem sapientiamque perfectam, quem deum appellant, omniumque rerum quae sunt ei subiectae quasi prudentiam quandam procurantem caelestia maxime, deinde in terris ea quae pertineant ad homines ; quam interdum eandem necessitatem appellant, quia nihil aliter possit atque ab ea constitutum sit, inter, quasi fatalem et immutabilem continuationem ordinis sempiterni, non numquam quidem eandem fortunam, quod efficiat multa improvisa et necopinata nobis propter obscuritatem ignorationemque causarum. VIII. Tertia deinde philosophiae pars, quae erat in ratione et in disserendo, sic tractabatur ab utrisque. Quamquam oriretur a sensibus tamen non esse iudicium veritatis in sensibus. Mentem volebant rerum esse iudicem, solam censebant idoneam cui crederetur, quia sola cerneret id quod semper esset simplex et unius modi et tale quale esset (hanc illi ἰδέαν appellabant, iam a Platone ita nominatam, nos recte speciem possumus dicere). sensus autem omnis hebetes et tardos esse arbitrabantur nec percipere ullo modo res eas quae subiectae sensibus viderentur, quod essent aut ita parvae ut sub sensum cadere non possent, aut ita mobiles et concitatae ut nihil umquam unum esset constans, ne idem quidem, quia continenter laberentur et fluerent omnia. Itaque hanc omnem partem rerum opinabilem appellabant ; scientiam autem nusquam esse censebant nisi in animi notionibus atque rationibus. Qua de causa definitiones rerum probabant et has ad omnia de quibus disceptabatur adhibebant ; verborum etiam explicatio probabatur, id est qua de causa quaeque essent ita nominata, quam ἐτυμολογίαν appellabant ; post argumentis quibusdam et quasi rerum notis ducibus utebantur ad probandum et ad concludendum id quod explanari volebant. In qua tradebatur omnis dialecticae disciplina id est orationis ratione conclusae ; huic quasi ex altera parte oratoria vis dicendi adhibebatur, explicatrix orationis perpetuae ad persuadendum accommodatae. Haec forma erat illis prima, a Platone tradita ; cuius quas acceperim dissupationes si vultis exponam. Nos vero volumus, inquam, ut pro Attico etiam respondeam. IX. Et recte quidem, inquit, respondes ; praeclare enim explicatur Peripateticorum et Academiae veteris auctoritas. Aristoteles igitur primus species quas paulo ante dixi labefactavit, quas mirifice Plato erat amplexatus, ut in iis quiddam divinum esse diceret. Theophrastus autem, vir et oratione suavis et ita moratus ut prae se probitatem quandam et ingenuitatem ferat, vehementius etiam fregit quodam modo auctoritatem veteris disciplinae ; spoliavit enim virtutem suo decore imbecillamque reddidit, quod negavit in ea sola positum esse beate vivere. Nam Strato eius auditor quamquam fuit acri ingenio tamen ab ea disciplina omnino semovendus est ; qui cum maxime necessariam partem philosophiae, quae posita est in virtute et in moribus, reliquisset totumque se ad investigationem naturae contulisset, in ea ipsa plurimum dissedit a suis. Speusippus autem et Xenocrates, qui primi Platonis rationem auctoritatemque susceperant, et post eos Polemo et Crates unaque Crantor in Academia congregati diligenter ea quae a superioribus acceperant tuebantur. Iam Polemonem audiverant assidue Zeno et Arcesilas. sed Zeno, cum Arcesilam anteiret aetate valdeque subtiliter dissereret et peracute moveretur, corrigere conatus est disciplinam. Eam quoque si videtur correctionem explicabo, sicut solebat Antiochus. Mihi vero, inquam, videtur, quod vides idem significare Pomponium. X. Zeno igitur nullo modo is erat qui ut Theophrastus nervos virtutis inciderit, sed contra qui omnia quaeque ad beatam vitam pertinerent in una virtute poneret nec quicquam aliud numeraret in bonis idque appellaret honestum quod esset simplex quoddam et solum et unum bonum. cetera autem etsi nec bona nec mala essent tamen alia secundum naturam dicebat alia naturae esse contraria ; his ipsis alia interiecta et media numerabat. Quae autem secundum naturam essent ea sumenda et quadam aestimatione dignanda docebat, contraque contraria ; neutra autem in mediis relinquebat, in quibus ponebat nihil omnino esse momenti. sed quae essent sumenda, ex iis alia pluris esse aestimanda alia minoris. Quae pluris ea praeposita appellabat, reiecta autem quae minoris. Atque ut haec non tam rebus quam vocabulis commutaverat, sic inter recte factum atque peccatum officium et contra officium media locabat quaedam, recte facta sola in bonis actionibus ponens, prave id est peccata in malis ; officia autem conservata praetermissaque media putabat ut dixi. cumque superiores non omnem virtutem in ratione esse dicerent sed quasdam virtutes quasi natura aut more perfectas, hic omnis in ratione ponebat. Cumque illi ea genera virtutum quae supra dixi seiungi posse arbitrarentur, hic nec id ullo modo fieri posse disserebat, nec virtutis usum modo ut superiores sed ipsum habitum per se esse praeclarum, nec tamen virtutem cuiquam adesse quin ea semper uteretur. Cumque perturbationem animi illi ex homine non tollerent naturaque et condolescere et concupiscere et extimescere et efferri laetitia dicerent, sed ea contraherent in angustumque deducerent, hic omnibus his quasi morbis voluit carere sapientem. cumque eas perturbationes antiqui naturales esse dicerent et rationis expertes aliaque in parte animi cupiditatem alia rationem collocarent, ne his quidem assentiebatur ; nam et perturbationes voluntarias esse putabat opinionisque iudicio suscipi et omnium perturbationum matrem esse arbitrabatur immoderatam quandam intemperantiam. Haec fere de moribus. XI. De naturis autem sic sentiebat, primum ut in quattuor initiis rerum illis quintam hanc naturam, ex qua superiores sensus et mentem effici rebantur, non adhiberet ; statuebat enim ignem esse ipsam naturam quae quidque gigneret et mentem atque sensus. Discrepabat etiam ab isdem, quod nullo modo arbitrabatur quicquam effici posse ab ea quae expers esset corporis, cuius generis Xenocrates et superiores etiam animum esse dixerant, nec vero aut quod efficeret aliquid aut quod efficeretur posse esse non corpus. Plurima autem in illa tertia philosophiae parte mutavit. In qua primum de sensibus ipsis quaedam dixit nova, quos iunctos esse censuit e quadam quasi impulsione oblata extrinsecus, quam ille φαντασίαν, nos visum appellemus licet, et teramus hoc quidem verbum, erit enim utendum in reliquo sermone saepius— sed ad haec quae visa sunt et quasi accepta sensibus assensionem adiungit animorum, quam esse vult in nobis positam et voluntariam. visis non omnibus adiungebat fidem sed is solum quae propriam quandam haberent declarationem earum rerum quae viderentur ; id autem visum cum ipsum per se cerneretur, comprehendibile. (Feretis haec ? Nos vero, inquit ; quonam enim alio modo καταλημπτὸν diceres ?) Sed cum acceptum iam et approbatum esset, comprehensionem appellabat, similem is rebus quae manu prenderentur ; ex quo etiam nomen hoc duxerat at, cum eo verbo antea nemo tali in re usus esset, plurimisque idem novis verbis (nova enim dicebat) usus est. Quod autem erat sensu comprensum id ipsum sensum appellabat, et si ita erat comprensum ut convelli ratione non posset scientiam, sin aliter inscientiam nominabat ; ex qua existebat etiam opinio, quae esset imbecilla et cum falso incognitoque communis. sed inter scientiam et inscientiam comprehensionem illam quam dixi collocabat, eamque neque in rectis neque in pravis numerabat, sed soli credendum esse dicebat. E quo sensibus etiam fidem tribuebat, quod ut supra dixi comprehensio facta sensibus et vera esse illi et fidelis videbatur, non quod omnia quae essent in re comprehenderet, sed quia nihil quod cadere in eam posset relinqueret, quodque natura quasi normam scientiae et principium sui dedisset unde postea notiones rerum in animis imprimerentur ; e quibus non principia solum sed latiores quaedam ad rationem inveniendam viae reperiuntur. Errorem autem et temeritatem et ignorantiam et opinationem et suspicionem et uno nomine omnia quae essent aliena firmae et constantis assensionis a virtute sapientiaque removebat. Atque in his fere commutatio constitit omnis dissensioque Zenonis a superioribus. XII. Quae cum dixisset : Et breviter sane minimeque obscure exposita est, inquam, a te Varro et veteris Academiae ratio et Stoicorum. Horum esse autem arbitror, ut Antiocho nostro familiari placebat, correctionem veteris Academiae potius quam aliquam novam disciplinam putandam. Tum Varro, Tuae sunt nunc partes, inquit, qui ab antiquorum ratione desciscis et ea quae ab Arcesila novata sunt probas, docere quod et qua de causa discidium factum sit, ut videamus satisne ista sit iusta defectio. Tum ego, Cum Zenone, inquam, ut accepimus Arcesilas sibi omne certamen instituit, non pertinacia aut studio vincendi ut quidem mihi videtur, sed earum rerum obscuritate, quae ad confessionem ignorationis adduxerant Socratem et vel ut iam ante Socratem Democritum Anaxagoram Empedoclem omnes paene veteres, qui nihil cognosci nihil percipi nihil sciri posse dixerunt, angustos sensus imbecillos animos brevia curricula vitae et ut Democritus in profundo veritatem esse demersam, opinionibus et institutis omnia teneri, nihil veritati relinqui, deinceps omnia tenebris circumfusa esse dixerunt. itaque Arcesilas negabat esse quicquam quod sciri posset, ne illud quidem ipsum quod Socrates sibi reliquisset, ut nihil scire se sciret ; sic omnia latere censebat in occulto neque esse quicquam quod cerni aut intellegi posset ; quibus de causis nihil oportere neque profiteri neque affirmare quemquam neque assensione approbare, cohibereque semper et ab omni lapsu continere temeritatem, quae tum esset insignis cum aut falsa aut incognita res approbaretur, neque hoc quicquam esse turpius quam cognitioni et perceptioni assensionem approbationemque praecurrere. Huic rationi quod erat consentaneum faciebat, ut contra omnium sententias disserens de sua plerosque deduceret, ut cum in eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum invenirentur facilius ab utraque parte assensio sustineretur. Hanc Academiam novam appellant, quae mihi vetus videtur, si quidem Platonem ex illa vetere numeramus, cuius in libris nihil affirmatur et in utramque partem multa disseruntur, de omnibus quaeritur nihil certi dicitur—sed tamen illa quam exposuisti vetus, haec nova nominetur. Quae usque ad Carneadem perducta, qui quartus ab Arcesila fuit, in eadem Arcesilae ratione permansit. Carneades autem nullius philosophiae partis ignarus et, ut cognovi ex is qui illum audierant maximeque ex Epicureo Zenone, qui cum ab eo plurimum dissentiret unum tamen praeter ceteros mirabatur, incredibili quadam fuit facultate... |
I. J'étais dans ma campagne de Cumes, en compagnie de mon cher Atticus, quand M. Varron me fit annoncer qu'il était arrivé de Rome la veille au soir, et que, n'eût été la fatigue de la route, il serait venu incontinent nous trouver. A 424 cette nouvelle, nous décidâmes qu'il ne fallait mettre aucun retard à voir un homme avec qui nous étions liés par la communauté de nos études et par une vieille amitié. Sur-le-champ, nous nous mimes en route pour le joindre ; nous étions encore à quelque distance de sa villa, lorsque nous le, vîmes qui venait à nous ; nous lui donnâmes le baiser d'amis, et le reconduisîmes chez lui. Il nous restait à faire un chemin assez long. Je demandai d'abord à Varron s'il y avait à Rome quelque chose de nouveau ; mais bientôt Atticus nous interrompit : Laissez là, me dit-il, je vous en conjure, un sujet sur lequel on ne peut rien demander et rien apprendre sans douleur ; et que Varron vous dise plutôt ce qu'il y a de nouveau chez lui. Les muses de notre ami gardent un silence plus long que de coutume ; et pourtant, à ce que je crois, il n'a pas cessé d'écrire ; mais il nous cache ce qu'il fait. — Point du tout, dit Varron ; ce serait, selon moi, une folie que de faire des livres pour les cacher. Mais j'ai un grand ouvrage sur le métier ; il y a déjà longtemps que j'ai mis le nom de cet ami (c'est de moi qu'il parlait) en tête d'un travail assez considérable, et que je tiens à exécuter avec le plus grand soin. — Il y a longtemps aussi, lui dis-je, que j'attends cet ouvrage, et cependant je n'ose pas le réclamer ; car j'ai appris de notre ami Libon, dont vous connaissez le zèle pour les lettres (ce sont là des choses qu'on ne peut cacher), que vous n'interrompez pas un seul moment ce travail, que vous y employez tous vos soins, et que jamais il ne quitte vos mains. Mais il est une demande que jusqu'ici je n'avais jamais songé à vous faire, et que je vous ferai, maintenant que j'ai entrepris d'élever quelque monument à ces études qui m'ont été communes avec vous, et d'introduire dans notre littérature latine cette ancienne philosophie, fille de Socrate. Pourquoi, dites-moi, vous qui écrivez sur tant de sujets, ne traitez-vous pas celui-là, surtout lorsque vous y excellez, et que ce genre d'études et la philosophie entière l'emportent tellement sur toutes les autres études et occupations de l'esprit ? II. Vous me parlez là, dit Varron, d'une chose sur laquelle j'ai souvent délibéré, et que j'ai, fort agitée en moi-même. C'est pourquoi je répondrai sans hésitation ; mais je dirai sans recherche ce qui me viendra à l'esprit, parce que, je le répète, c'est une question à laquelle j'ai beaucoup réfléchi. Voyant que la philosophie était parfaitement traitée par les écrivains grecs, j'ai pensé que si quelques-uns de nos compatriotes avaient du goût pour elle, ou ils connaîtraient la langue et la littérature grecques, et aimeraient mieux lire les ouvrages originaux que les nôtres ; ou ils éprouveraient de la répugnance pour les arts et l'esprit de la Grèce, et ne trouveraient aucun intérêt à des livres que l'on ne pourrait comprendre sans avoir une certaine érudition grecque. Je n'ai donc pas voulu écrire ce que les ignorants ne pourraient comprendre, et ce que les doctes ne voudraient pas lire. Vous le voyez vous-même ; car vous savez que nous ne pouvons ressembler à ces Amafinius, à ces Rabirius, qui, sans aucun art, dissertent sur toutes choses en style vulgaire, n'emploient ni définitions ni divisions, argumentent sans aucune rigueur, et croient enfin que l'art de la parole et celui du raisonnement sont de pures chimères. Pour nous, qui obéissons aux préceptes des dialecticiens et des orateurs comme à des lois (car les nôtres tiennent que c'est une obligation 425 d'y demeurer fidèles), nous sommes cependant, forcés d'employer des termes nouveaux, que les gens instruits aimeront mieux aller chercher dans les écrivains grecs, et que les ignorants ne voudront pas entendre même de nous ; en sorte que toutes nos peines seraient perdues. En physique, si je suivais Épicure, c'est-à-dire, Démocrite, je pourrais écrire tout aussi clairement qu'Amafinius. Quel grand mérite y a-t-il, lorsque vous avez supprimé les vraies causes efficientes, à venir parler du concours fortuit des corpuscules (c'est ainsi qu'ils nomment leurs atomes) ? Vous connaissez notre physique, et vous savez quels en sont les principes, une cause efficiente et une matière que cette force motrice moule et forme ; il y faut de plus employer la géométrie ; mais je vais plus loin, et je crois qu'il serait très-difficile d'exprimer et de faire comprendre cette partie de notre doctrine qui concerne les mœurs et la vie pratique, la détermination des biens et des maux. Les épicuriens pensent tout simplement que le bien de l'homme et celui de la brute, c'est tout un ; mais vous savez combien ici les principes de nos écoles sont relevés et difficiles à entendre. Si vous suivez Zénon, il ne fait pas un médiocre effort pour faire comprendre ce que c'est que ce vrai et unique bien que l'on ne peut séparer de la vertu, et qui, selon Épicure, ne peut même pas être imaginé hors des voluptés qui chatouillent nos sens. Si vous êtes, comme moi, partisan de l'ancienne Académie, avec quelle finesse ne devez-vous pas en développer les principes ? avec quelle subtilité et quelle obscurité ne vous faudra-t-il pas combattre les Stoïciens ? Je fais donc pour ma part un grand usage de la philosophie, à laquelle je demande la force et des jouissances pour mon esprit ; je crois, comme Platon, que c'est le présent le plus beau et le plus précieux que les dieux aient fait aux hommes ; mais quand quelqu'un de mes amis témoigne du goût pour cette étude ; je l'envoie en Grèce, je veux dire, aux écrivains grecs, pour qu'il aille puiser à la source plutôt que de recueillir les eaux des conduits dérivés. Mais il est des notions dont personne encore ne s'était fait l'interprète public, et qu'avec le plus vif désir de s'instruire on ne savait où trouver ; ce sont ces notions que j'ai essayé, selon mes forces (car je n'attache de prix extraordinaire à aucun de mes livres), de répandre parmi nous. On ne pouvait pas les demander aux Grecs, ni aux Latins eux-mêmes depuis la mort de notre cher L. Ellius. Toutefois, dans ces écrits de ma jeunesse, où je semai la plaisanterie, comme Ménippe que j'imitai, sans le traduire, j'avais puisé plus d'une réflexion au cœur même de la philosophie et pris plus d'une fois le langage de la dialectique. Après avoir facilité ainsi, par un certain attrait, l'intelligence de ces idées aux gens d'une instruction médiocre, j'ai voulu, je ne sais si j'y suis parvenu, introduire la philosophie dans mes Éloges, et dans les préambules de mes Antiquités. III. Vous avez raison, Varron, lui dis-je alors ; nous étions dans Rome errants et voyageurs comme des étrangers ; grâce à vos livres, nous nous sommes, en quelque façon, retrouvés chez nous, en apprenant enfin à connaître où et qui nous étions. Vous avez révélé l'âge de Rome, l'ordre chronologique de son histoire, le droit religieux et sacerdotal ; vous nous avez fait connaître ses 426 institutions politiques et militaires, la distribution de ses quartiers, la situation de ses monuments ; en un mot, les noms, les espèces, la destination et les causes de toutes les choses divines et humaines ; vous avez répandu beaucoup de lumière sur les œuvres de nos poètes, et en général sur toute la littérature et la langue latines. Vous avez composé vous-même un poème plein de variété et d'élégance, où vous employez le jeu de presque tous les rythmes ; enfin, vous avez mis en beaucoup d'endroits un premier trait de philosophie, qui est bien capable de nous en donner le goût, mais non la science. Vous nous dites, il est vrai, d'une façon assez plausible que les gens instruits aimeraient mieux lire les écrivains originaux, tandis que ceux qui ne seraient pas versés dans les lettres grecques ne voudraient pas même lire nos livres. Mais, je vous le demande, est-ce là une raison sans réplique ? Ne serait-on pas bien plus fondé à croire que les livres latins seraient lus par ceux qui n'entendent pas le grec, et ne seraient nullement méprisés par ceux qui l'entendent ? Pourquoi nos compatriotes, à qui les lettres grecques sont familières, lisent-ils les poètes latins, et ne liraient-ils pas les philosophes ? Est-ce parce qu'ils trouvent du charme dans Ennius, Pacuvius, Accius, et tant d'autres, qui, sans traduire les poètes grecs, se sont accommodés à leur génie ? Mais combien plus de charme ne trouverait-on pas dans les philosophes, si à l'émulation des poètes qui prennent pour modèles Eschyle, Sophocle, Euripide, ils imitaient Platon, Aristote, Théophraste! Je vois que l'on fait l'éloge de nos orateurs quand ils imitent Hypcride et Démosthène. Pour moi (je veux dire les choses telles qu'elles sont), tandis que l'ambition, les honneurs, le barreau, la politique, et plus encore ma participation au gouvernement de mon pays, m'enlaçaient dans un réseau d'affaires et de devoirs, je renfermais en moi mes connaissances philosophiques ; et pour que le temps ne les ternît point, je les renouvelais, à mes loisirs, par la lecture. Mais aujourd'hui que la fortune m'a frappé d'un coup terrible, et que le fardeau du gouvernement ne pèse plus sur moi, je demande à la philosophie l'adoucissement de ma douleur, et je la regarde comme l'occupation de mes loisirs la plus noble et la plus douce à la fois. Cette occupation sied parfaitement à mon âge ; elle est, plus que toute autre, en harmonie avec ce que je puis avoir fait de louable dans ma vie publique : rien de plus utile pour l'instruction de mon pays ; et quand même ce seraient là des illusions, je ne vois pas quel autre travail je pourrais entreprendre. Brutus, notre excellent ami, qui réunit à un si haut degré tous les mérites, exprime avec tant de perfection la philosophie dans notre langue, que la Grèce elle-même ne saurait souhaiter mieux. Il est de la même école que vous ; car il a entendu quelque temps à Athènes Aristus, frère d'Antiochus, votre maître. Essayez-vous donc, vous aussi, je vous en conjure, dans ce genre de compositions. IV. J'y réfléchirai, me dit-il ; et en tout cas je vous consulterai. Mais qu'est-ce que j'entends dire de vous ? — A quel sujet ? lui demandai-je. — On prétend que vous abandonnez l'ancienne Académie, et que vous vous faites l'organe de la nouvelle. — Eh quoi! lui dis-je, il sera permis à Antiochus, notre ami, de retourner d'une nouvelle maison dans l'ancienne, et moi je ne pourrais quitter l'ancienne pour la nouvelle! Est-ce que toujours la dernière édition n'est pas la plus châtiée et la plus irréprochable ? Et toutefois, le maître d'Antiochus, Philon, un grand esprit, comme vous 427 le reconnaissez vous-même, prétend dans ses livres, ce que d'ailleurs nous avons entendu de sa propre bouche, qu'il n'y a pas deux Académies, et réfute ceux qui ont introduit cette erreur. — Cela est vrai, repartit Varron ; mais vous n'ignorez certainement pas ce qu'Antiochus a écrit contre cette opinion de Pbilon. — Non, sans doute ; et je voudrais, si ce n'est pas une demande indiscrète, vous entendre développer les raisons d'Antiochus, et tout le système de l'ancienne Académie, que j'ai abandonnée depuis si longtemps : mais, si vous le trouvez bon, nous pourrions nous reposer. — Bien volontiers, reprit-il ; car je me sens très-faible. Mais il faut voir s'il plaît à Atticus que je fasse ce dont vous m'exprimez le désir. — Certainement, répondit Atticus ; rien ne pourrait m'être plus agréable que d'entendre rappeler ce que je recueillis naguère de la bouche d'Antiochus, et de voir en même temps si ces idées peuvent être commodément exprimées dans la langue latine. Après ces mots, nous nous assîmes tous, en présence les uns des autres. Alors Varron commença ainsi : Socrate me paraît être le premier, et tout le monde d'ailleurs en tombe d'accord, qui rappela la philosophie des nuages et de cette poursuite des mystères de la nature, où tous les philosophes s'étaient engagés avant lui, pour s'appliquer à la vie commune, et lui donner pour objet les vertus et les vices et toute la question des biens et des maux. Il pensait qu'il ne nous appartient pas d'expliquer les phénomènes célestes, et que quand même l'homme pourrait s'élever jusqu'à cette science, elle ne leur servirait de rien pour bien vivre. Dans presque tous les discours qu'on reproduits avec tant de variété et en si grand nombre ceux qui l'avaient entendu, nous voyons que sa méthode est toujours de ne rien affirmer, mais de réfuter les autres ; il confesse son ignorance, et déclare que c'est là son unique science ; il ajoute que la supériorité qu'il a sur les autres, c'est qu'ils pensent savoir ce qu'ils ignorent ; tandis que lui, la seule chose qu'il sache, c'est qu'il ne sait rien ; c'est là, selon lui, le motif qui lui a valu d'Apollon l'éloge d'être le plus sage des hommes ; car toute la sagesse consiste simplement à ne pas estimer que l'on sache ce que l'on ne sait pas. Ce fut là sa maxime constante et son opinion invariable ; aussi tourna-t-il tous ses efforts à louer la vertu, à en inspirer l'amour aux hommes, comme nous le montrent les livres des Socratiques et surtout ceux de Platon. A l'ombre du génie de Platon, génie fécond, varié, universel, s'établit une philosophie unique sous la double bannière des académiciens et des péripatéticiens, qui, d'accord sur les choses, ne différaient que sur les termes. Car Platon, qui avait fait en quelque sorte Speusippe, fils de sa sœur, l'héritier de sa philosophie, laissait aussi deux disciples de grand talent et d'une rare science, Xénocrate de Chalcédoine et Aristote de Stagire : ceux qui suivaient Aristote, forent nommés péripatéticiens, parce qu'ils discouraient en se promenant dans le Lycée ; tandis que ceux qui, d'après l'institution de Platon, tenaient leurs assemblées et dissertaient dans l'Académie, l'autre gymnase d'Athènes, reçurent de ce lieu même le nom d'Académiciens. Mais les uns et les autres, tous pénétrés du fécond génie de Platon, formulèrent la philosophie en un certain système 428 complet et achevé, et abandonnèrent le doute universel de Socrate, et son habitude de discuter sur tout sans rien affirmer. Il y eut alors ce que Socrate désapprouvait entièrement, une science philosophique, avec des divisions régulières et tout un appareil méthodique. Cette philosophie, comme je l'ai dit, sous une double dénomination, était une ; car, entre la doctrine des péripatéticiens et l'ancienne Académie, il n'y avait aucune différence. Aristote l'emportait, à mon sens, par la richesse de son génie ; mais les uns et les autres avaient les mêmes principes, et jugeaient pareillement des biens et des maux. V. Mais à quoi donc mon esprit pense-t-il ? n'est-ce pas une folie que de vous apprendre ces choses ? Car si l'on ne peut pas précisément me dire ici que je suis l'animal proverbial qui en remontre à Minerve, cependant c'est toujours une sottise que de lui faire la leçon. — Continuez, Varron, lui-dit Attlcus ; j'aime beaucoup tout ce qui est romain, hommes et choses, et j'ai grand plaisir à entendre cette philosophie parler latin et le parler de cette façon. — Et moi, dis-je à mon tour, qui ai pris l'engagement de faire connaître la philosophie à mes compatriotes, que pensez-vous que j'éprouve ? — Poursuivons donc, puisque vous le voulez, reprit Varron. C'est à Platon que remonte la division de la philosophie en trois parties, dont l'une traite de la vie et des mœurs ; la seconde, de la nature et de ses mystères ; la troisième, du raisonnement de l'art de distinguer le vrai et le faux, de discerner ce qui est bien ou mal dans le discours, de saisir la conséquence ou la contradiction dans le jugement. Relativement aux mœurs, la doctrine de cette école était de prendre pour règle la nature, et de lui obéir ; on y établissait qu'il ne fallait chercher nulle part ailleurs que dans la nature ce souverain bien auquel tous les autres se rapportent, et que le comble de la fortune et de dernier terme de tous les biens, était d'avoir reçu de la nature tous les trésors de l'âme, du corps et de la vie. Les biens du corps étaient, selon ces philosophes, les uns généraux, les autres particuliers. Parmi les premiers, ils comptaient la santé, les forces, la beauté ; parmi les seconds, l'intégrité des sens et une certaine excellence propre à chacun de ses membres ou de ses organes, telle que la vitesse des pieds, la vigueur des mains, la clarté de la voix, et, pour la langue elle-même, l'articulation distincte des sons. Ils appelaient biens de l'âme ceux qui étaient capables de graver en nous la vertu ; de ces biens les uns étaient naturels, les autres constituaient les mœurs. Ils regardaient la facilité d'apprendre et la mémoire comme des dons naturels, tous deux propres à l'intelligence. Ils pensaient, au contraire, que les mœurs étaient le fruit de nos efforts, et reposaient en quelque sorte sur une habitude que l'exercice et la raison concouraient à former. Un de ces derniers biens était la philosophie elle-même. Ce qu'il y a d'ébauché et d'inachevé en elle est appelé un acheminement à la vertu ; ce qu'il y a d'achevé, c'est-à-dire, la vertu, est regardé comme la perfection de notre nature, et de tous les biens de l'âme le plus excellent. Voilà ce qu'ils disaient de ces biens. Quant au troisième genre de biens, ceux de la vie, ils les considéraient comme des accessoires utiles à l'exercice de la vertu ; car souvent la vertu brille en de certaines actions qui ont moins leur condition dans la nature que dans quelques accessoires 429 d'une vie heureuse. Ils voyaient dans l'homme le membre d'une grande cité et du genre humain tout entier, et le regardaient comme lié avec tous les hommes par les liens d'une certaine société universelle. Voilà ce qu'ils pensaient sur le souverain bien conforme à la nature ; ils estimaient que les autres avaient pour effet ou de l'accroître, ou de le maintenir. Et c'est ainsi qu'ils arrivaient aux trois parties de leur division des biens. VI. C'est là cette division que l'on attribue d'ordinaire aux péripatéticiens, et avec raison, car elle leur appartient ; mais une très-fausse opinion serait de croire que les académiciens, comme on les nommait alors, et les péripatéticiens, fissent deux écoles. Les uns et les autres employaient cette division, et tenaient que le souverain bien est la possession de ces premiers trésors de la nature que l'on doit rechercher pour eux-mêmes, de tous ou au moins des principaux. Les principaux sont ceux dont le siège est dans l'âme et dans la vertu. Ainsi, toute cette ancienne philosophie a pensé que c'est dans la vertu seule que réside le bonheur, lequel toutefois ne serait pas complet si l'on ne réunissait eu outre les biens du corps et les autres dont nous avons parlé plus haut, et qui donnent tant de facilités à l'exercice de la vertu. De ces principes découlaient naturellement l'obligation d'agir et la règle des devoirs, dont l'unique fondement était de conserver ce que la nature voulait que l'on conservât. De là résultait la fuite de la mollesse et le mépris des voluptés ; et, en conséquence, on devait s'imposer beaucoup de labeurs et de souffrances, et supporter de rudes épreuves pour la cause du bien et de la justice, et de tout ce qui est conforme à la nature bien entendue ; sortaient l'amitié, la justice, l'équité, que l'on, mettait bien au-dessus des voluptés et de tous les, agréments de la vie. Telle était chez ces philosophes la doctrine des mœurs, la distribution et la teneur de cette partie de la philosophie que j'ai mise en tête des autres. Vient ensuite ce qui concerne la nature ; ils y reconnaissaient deux principes, dont l'un était, la cause efficiente, et l'autre, se prêtant en quelque façon à la puissance du premier, recevait de son opération une forme déterminée. Selon eux, le principe actif contenait une certaine force, et le principe passif, une certaine matière ; mais chacun d'eux aussi renfermait l'autre ; car il est impossible qu'il y ait de la cohésion dans la matière, si elle n'est contenue par aucune force ; tout comme il est impossible qu'il existe une force en dehors de toute matière ; car rien n'est qui ne doive occuper un certain lieu. Le composé de matière et de force constituait le corps, qu'ils nommaient aussi une certaine qualité. Vous me permettrez, sans doute, d'employer quelquefois des termes nouveaux pour exprimer des choses qui n'ont jamais été nommées dans notre langue, comme font les Grecs, qui depuis si longtemps déjà s'occupent de ces sujets. VII. — Bien certainement, dit Atticus. Nous vous permettons même d'employer les expressions grecques, si les termes latins vous font défaut. — Je vous en remercie ; mais je ferai tous mes efforts pour parler toujours notre langue, tout en employant certains mots, comme ceux de philosophie, rhétorique, physique, dialectique, que la coutume a déjà naturalisés chez nous, avec une foulé d'autres. J'ai donc appelé qualité ce que les 430 Grecs nomment ποιότητας ; expression, qui, chez les Grecs eux-mêmes, ne fait pas partie du langage ordinaire, mais appartient à la langue philosophique, ainsi que beaucoup d'autres du même genre. Aucun des termes de la dialectique n'appartient au domaine public ; elle a sa langue à part : c'est là d'ailleurs la condition dans laquelle se trouvent presque toutes les sciences. Car il faut bien pour exprimer des choses nouvelles, créer des mots nouveaux, ou mettre à contribution les langues étrangères. Et si les Grecs usent encore de cette licence, eux qui depuis tant de siècles sont versés dans ce genre d'études, à plus forte raison devons-nous en jouir, nous qui nous y essayons pour la première. Fois. — Selon moi, Varron, lui dis-je, vous rendrez encore de grands services à vos concitoyens si, après les avoir enrichi de tant de connaissances, vous les enrichissez aussi d'expressions nouvelles. — Nous oserons suivre vos conseils, me répondit-il, et créer, s'il le faut, des mots nouveaux. De ces qualités dont les unes sont primordiales, et les autres sortent des premières. Les primordiales sont uniformes et simples. Leurs dérivées, au contraire, sont variées, et revêtent mille formes diverses. Ainsi l'air (on peut recevoir ce mot dans notre langue), le feu, l'eau et la terre, sont les qualités primitives ; de ces qualités sont sorties les espèces animales et toutes celles que la terre engendre. Tels sont les principes, et, suivant la force du grec, les éléments des choses ; parmi ces éléments, l'air et le feu ont une puissance motrice et efficiente ; les deux autres, à savoir l'eau et la terre, ont la capacité d'être modifiés, et en quelque façon de pâtir. Aristote admettait un cinquième élément tout particulier, distinct de ceux que j'ai nommés, et dont étaient faits les astres et les esprits. Mais nos philosophes pensent que tous les êtres ont au fond de leur substance une même matière qui n'a aucune forme, est dépouillée de toute qualité (l'emploi fréquent de cette expression la rendra moins étrange et d'un usage plus commode), mais avec laquelle tout est composé et formé, qui peut recevoir toutes les déterminations, subir tous les changements et dans toutes ses parties, et par là même périr, non par anéantissement, mais par le retour à ses propres éléments, que l'on peut couper et diviser à l'infini ; car il n'est pas de si petite particule dans la nature qu'on ne paisse encore diviser ; et d'ailleurs tout ce qui se ment, se meut dans l'espace, dont les parties peuvent aussi se diviser à l'infini. La force, que nous avons appelée qualité, se meut, se répand de tous côtés sur la matière, qu'elle pénètre, transforme tout entière, et d'où elle tire ces êtres déterminés et caractérisés, dont la réunion partante la nature où tout se joint, et où la continuité n'est jamais rompue, compose le monde, en dehors duquel il n'y a plus ni matière ni corps. Les parties du monde sont tout ce qu'il renferme, et qui est contenu par une nature animée, douée d'une raison parfaite et qui vit éternellement ; car il n'est rien de plus puissant qui puisse la faire périr. C'est cette force vivante qu'ils nomment l'âme du monde, et qu'ils appellent aussi un esprit et une sagesse parfaite ; c'est leur dieu, et en quelque façon la providence du monde entier, qui lui est soumis ; providence qui gouverne surtout les corps célestes, et sur cette terre les choses humaines : tantôt ils la nomment nécessité, parce 431 que rien ne peut se faire autrement qu'il n'a été réglé par elle, et que ne le demande la suite immuable et fatale de l'ordre éternel ; quelquefois ils la nomment fortune, parce qu'elle fait naître beaucoup d'événements imprévus, et que nous ne pouvions soupçonner, attendu notre ignorance des causes et leur obscurité. VIII. Quant à la troisième partie de la philosophie, qui a pour objet l'intelligence et ses opérations, voici la doctrine commune aux deux écoles. Quoique l'esprit débute par la sensation, on n'accorde point aux sens le droit de juger de la vérité. La raison est l'unique juge des choses. Seule, elle mérite que l'on se fie à elle, parce qu'elle voit seule ce qui est toujours simple et uniforme, et le voit tel qu'il est. C'est cet objet de la raison qu'ils nommaient, et que Platon avant eux avait nommé idée, ce que nous pouvons assez bien exprimer par le mot espèce. Ils pensaient que tous les sens sont des instruments grossiers et lents, qu'ils ne peuvent en aucune manière percevoir même les objets qui semblent tomber sous leur prise ; car ces objets sont ou si petits qu'ils échappent à nos sens, ou si mobiles et agités, qu'aucun d'eux ne garde un seul instant de fixité, qu'aucun même ne conserve d'identité, parce que tout est dans une décomposition et un flux continuels. C'est pourquoi ils appelaient toute cette partie des choses la région des opinions. Ils n'admettaient pas que la science pût se trouver ailleurs que dans les notions et les raisonnements de l'esprit : et ni conséquence, ils établissaient des définitions et les faisaient intervenir dans tous les sujets soumis à leurs discussions. Ils donnaient aussi une explication raisonnée des mots, en montrant les causes diverses de leur acception ; c'est ce qu'ils appelaient étymologie. S'étant fait par ce travail comme des marques précises des choses, ils arrivaient, par leur secours et celui des arguments, à prouver et démontrer ce qu'ils voulaient établir ; c'est ici qu'étaient expliquées toutes les règles de la dialectique, qui est l'art du discours terminé par une conclusion logique. En regard de la dialectique, on plaçait l'art oratoire, qui donne les règles du discours développé et disposé pour produire la persuasion. Voilà la philosophie telle qu'ils la reçurent d'abord des mains de Platon ; je vous exposerai, si vous le voulez, d'après Antiochus, les vicissitudes qu'elle a subies. — Nous le voulons sans doute, lui dis-je ; car je puis répondre pour Atticus comme pour moi. IX. Et vous avez raison, reprit Varron. Antiochus nous fait en effet une histoire fort intéressante des doctrines des péripatéticiens et de l'ancienne Académie. Aristote le premier porta une grave atteinte à la théorie des espèces, dont je parlais il y a un instant, et que Platon avait embrassée avec tant d'ardeur, qu'il déclarait voir dans les idées quelque chose de divin. Théophraste, homme d'une douce éloquence, et de mœurs si pures, qu'il s'exhale de ses écrits comme un parfum de probité et de candeur, ébranla plus fortement encore l'autorité de l'ancienne doctrine ; car il dépouilla la vertu de ses beaux privilèges, et l'énerva en soutenant qu'elle ne pouvait suffire pour le bonheur. Quant à Straton, son disciple, malgré la pénétration de son esprit, on ne peut l'admettre dans les rangs de cette école ; il négligea la partie la plus essentielle de la philosophie, celle qui a pour objet la vertu et les mœurs ; et se 432 tournant, tout entier vers l'étude de la nature, il s'écarta, même ici, en beaucoup de points, des opinions du Lycée. Speusippe et Xénocrate, au contraire, qui les premiers avaient continué l'enseignement de Platon et reçu l'héritage de sa doctrine ; et après eux Polémon, Cratès et Crantor, réunis dans l'Académie, conservèrent avec un soin religieux le dépôt qui leur fut successivement transmis. Zénon et Arcésilas avaient suivi assidûment les leçons de Polémon. Mais Zenon, plus âgé qu'Arcésilas, et qui avait une subtilité d'esprit et une finesse de dialectique peu communes, entreprit de réformer la philosophie. Si vous le voulez, je vous expliquerai cette réforme, comme le faisait Antiochus. — C'est tout à fait mon désir, lui dis-je, et vous voyez que Pomponius le manifeste comme moi. X. Zénon n'était pas homme à briser, comme Théophraste, les ressorts de la vertu, mais à mettre au contraire tous les éléments du bonheur dans la vertu seule, en refusant à tout ce qui n'est pas elle le titre de biens ; ce bien simple, unique, sans partage, est ce qu'il appelait l'honnête. Quoique toutes choses en dehors de la vertu ne méritassent le titre ni de biens ni de maux, il avouait cependant que les unes étaient conformes et les autres contraires à la nature ; entre les deux, il en admettait d'intermédiaires et de neutres. Il enseignait que celles qui sont conformes à la nature pouvaient être recueillies, et qu'on en devait faire une certaine estime ; des opposées, le contraire : quant aux intermédiaires, il les laissait entre deux : on devait, selon lui, y être parfaitement indifférent. Dans la première classe, il distinguait des choses plus dignes d'estime les unes que les autres ; celles qui en méritaient le plus, il les nommait préférées ; les autres, rejetées. Dans tout ceci, comme on peut le voir, ce n'est pas tant les choses que les noms qu'il avait changés ; c'est ainsi encore qu'entre l'accomplissement du bien et la faute, il plaçait, comme de certains intermédiaires, l'observation ou la négligence des devoirs. Il mettait l'accomplissement du bien dans les seules bonnes actions ; le mal, dans les mauvaises ; et il pensait qu'entre ces extrêmes, observer les devoirs ou y manquer, formaient comme des degrés moyens. Les anciennes écoles disaient que toutes les vertus ne sont pas le fruit de la raison, mais qu'il y en a de naturelles et d'autres acquises par l'habitude' ; Zénon les ramène toutes à l'exercice de la raison : elles pensaient que les diverses sortes de vertus dont nous avons parlé plus haut peuvent se rencontrer les unes sans les autres ; il démontrait que, d'aucune manière, il ne peut en être ainsi ; il soutenait que la beauté morale n'est pas seulement dans la pratique de la vertu, mais dans l'état même de l'âme vertueuse, quoiqu'il fût impossible d'avoir la vertu sans en faire un continuel usage. Elles ne proscrivaient pas toutes les émotions de l'âme ; car elles disaient que le chagrin, les désirs, la crainte et la joie nous sont inspirés par la nature ; mais elles les restreignaient et leur laissaient le moins de jeu possible : Zénon les regarde comme des maladies, et veut que le sage n'en soit jamais atteint. Considérant ces émotions comme naturelles et irraisonnables, les anciens en plaçaient le siège dans une partie de l'âme et mettaient la raison dans une autre ; Zénon pensait tout différemment ; selon lui, les émotions sont volontaires ; elles nais- 433 sent d'un faux jugement de notre esprit, et la mère commune de toutes les maladies de l'âme, c'est un certain dérèglement de la volonté sortie des gonds. Voilà à peu près toute sa doctrine sur les mœurs. XI. Dans la philosophie naturelle, il pensait d'abord qu'il ne fallait point ajouter aux quatre éléments des choses ce cinquième principe dont les anciens voulaient que les sens et l'esprit fussent composés. Le feu, selon lui, était cette nature qui engendre tout, et en particulier l'esprit et les sens. Il différait d'eux encore, en ce qu'il pensait qu'on ne peut attribuer aucune puissance affective à une nature tout à fait incorporelle ; car c'est ainsi que Xénocrate et les philosophes anciens avaient défini l'âme ; mais il soutenait qu'aucun être ne pouvait produire ou être produit qui ne fût un corps. Il fit surtout beaucoup d'innovations dans la troisième partie de la philosophie. Il y dit d'abord plusieurs choses nouvelles touchant les sens dont l'exercice, selon lui, était déterminé par l'impulsion extérieure de ce qu'il nomme φαντασίαν, et que nous pouvons appeler représentation : retenons cette expression, car elle nous sera fort utile dans la suite du discours. A ces objets aperçus, et en quelque façon reçus par les sens, correspond l'affirmation de l'esprit, affirmation qu'il prétend être en notre puissance et dépendre de notre volonté. Cet assentiment n'est pas accordé à toutes les représentations, mais à celles-là seules qui dénotent, par un certain tour exact, leur correspondance aux objets réels qu'elles font connaître. Une telle représentation, considérée en elle-même, est ce qu'il nommait le compréhensible. Me passerez-vous cette expression ? —Certainement, dit Atticus. Par quel autre terme pourriez-vous traduire κατάληπτον ? Mais reçue et approuvée par l'esprit, elle devenait la compréhension, parce que nous la possédions alors comme ces objets que la main a saisis ; c'est même dans cette similitude qu'il faut chercher l'origine d'une expression que personne, avant Zénon., n'avait employée dans un tel sujet ; il se servit d'ailleurs de beaucoup de mots nouveaux, car il apportait des idées nouvelles. Ce qui avait été saisi par les sens, s'appelait sensation ; et si la compréhension était assez forte pour que la raison n'eût point de prise sur elle, c'était la science ; sinon, l'incertitude, d'où naissait l'opinion, dont le caractère est la faiblesse, et qui ressemble beaucoup à l'ignorance et à l'erreur. Entre la science et son opposé, il plaçait cette compréhension dont je parlais, qu'il déclarait n'être, de sa nature, ni bonne ni mauvaise, mais dont il faisait l'unique fondement de notre créance. C'est pourquoi il maintenait l'autorité des sens, dont les perceptions, comme je l'ai dit, lui paraissaient vraies et fidèles ; non pas qu'elles fussent une représentation complète de leur objet, mais parce qu'elles comprenaient exactement tout ce qui pouvait entrer en elles, et parce que la nature nous les avait données comme un type de science et un premier linéament d'elle-même, d'où les notions des choses pussent sortir ensuite et se graver dans l'esprit. Ces notions ne nous apprennent pas seulement quels sont les éléments du monde, mais nous ouvrent des routes bien plus larges pour en connaître le vrai système. Quant à l'erreur, aux préjugés, à l'ignorance, aux opinions, aux soupçons, en un mot à tous les modes de connaissance qui ne sont pas la ferme et inébranlable conviction, Zénon les regarde comme inconciliables avec la vertu et la 434 sagesse. Voilà à peu près tous les changements dont il est l'auteur, et la différence qu'il y a entre lui et l'ancienne école. XII. Lorsque Varron eut achevé : Vous nous avez, lui dis-je, exposé brièvement, et toutefois avec beaucoup de clarté, la doctrine de l'ancienne Académie et celle des Stoïciens. Mais ce dernier système, si nous en croyons notre ami Antiochus, c'est plutôt l'ancienne Académie amendée qu'une doctrine véritablement nouvelle. — Alors Varron : C'est à vous, qui vous séparez maintenant de l'ancienne école, et qui vous déclarez partisan des nouveautés introduites par Arcésilas, à nous apprendre en quoi consiste notre dissentiment, et sur quels motifs il se fonde, afin que nous voyions si notre défection était légitime. —Arcésilas, dis-je alors, dirigea toute sa controverse contre Zénon, non par opiniâtreté ou par le désir de triompher, à ce qu'il me semble, mais à cause même de l'obscurité de ces hautes questions qui avaient amené Socrate à confesser son ignorance ; et déjà avant Socrate, Démocrite, Anaxagore, Empédocle, presque tous les anciens philosophes, dont l'opinion fut qu'on ne peut rien connaître, rien entendre, rien savoir ; que les sens sont bornés ; l'esprit, débile ; la vie, trop promptement écoulée ; et la vérité (comme le dit Démocrite), profondément enfouie ; que les opinions et les conventions ont tout envahi ; qu'il n'y a plus de place pour la vérité ; qu'en un mot, tout est couvert d'épaisses ténèbres. C'est pourquoi Arcésilas soutenait qu'on ne peut rien savoir, et non plus seulement qu'on ne sait rien ; où s'en était tenu Socrate : tant les choses sont profondément cachées. Il n'est rien, selon lui, que l'on puisse voir ou comprendre ; en conséquence, on doit ne rien tenir pour certain, ne rien affirmer, ne donner à rien son assentiment, mais retenir toujours son jugement, et se garder de toute précipitation fâcheuse et de cette légèreté qui se signale surtout lorsque l'on donne les mains à l'erreur, ou à des opinions sans motifs connus, tandis que rien n'est plus honteux que de se prononcer et d'affirmer avant d'être arrivé à la vue claire et à la connaissance exacte. Conséquent à ces maximes, il argumentait la plupart du temps contre tous les systèmes, pour donner, sur une même question, à chacune des deux thèses opposées, des raisons de même force, et faciliter par là la suspension de l'esprit entre les deux affirmations contraires. Voilà ce que l'on nomme la nouvelle Académie : j'avoue que, pour moi, elle ressemble beaucoup à l'ancienne, si toutefois l'ancienne comprend Platon, qui dans ses livres, n'affirme rien, présente des preuves nombreuses à l'appui des deux opinions opposées, est toujours en quête de la vérité, et n'arrive à aucune conclusion positive. Appelons cependant, j'y consens, ancienne Académie cette première école, et nouvelle Académie, celle-ci, où la doctrine d'Arcisilas s'est fidèlement maintenue et transmise depuis son fondateur jusqu'à Carnéade, quatrième successeur d'Arcésilas. Carnéade était versé dans toutes les parties de la philosophie, et, comme je l'ai appris de ceux qui l'avaient entendu, surtout de Zénon l'épicurien, qui, tout en professant une doctrine fort différente de la sienne, l'admirait cependant plus qu'homme au monde. Il était doué d'un incroyable génie... |