ARISTOTE
POLITIQUE
LIVRE VIII.
(Ordinairement placé le cinquième.)
THÉORIE GÉNÉRALE DES RÉVOLUTIONS.
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CHAPITRE PREMIER.
§ 1. Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc
à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons
étudier, d'une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les
révolutions dans les États, les caractères qu'elles prennent selon les
constitutions, et les relations qu'ont le plus ordinairement les principes
qu'elles quittent avec ceux qu'elles adoptent; d'autre part, nous rechercherons
quels sont pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation; et enfin
nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d'eux.
§ 2. Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la
diversité de toutes les constitutions, la voici : tous les systèmes politiques,
quelque divers qu'ils soient, reconnaissent des droits et une égalité
proportionnelle entre les citoyens; mais tous s'en écartent dans l'application.
La démagogie est née presque toujours de ce qu'on a prétendu rendre absolue et
générale une égalité qui n'était réelle qu'à certains égards. Parce que tous
sont également libres, ils ont cru qu'ils devaient être égaux d'une manière
absolue. L'oligarchie est née de ce qu'on a prétendu rendre absolue et
générale, une inégalité qui n'était réelle que sur quelques points, parce que,
tout en n'étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu'ils devaient
l'être en tout et sans limite.
§ 3. Les uns, forts de cette égalité, ont voulu
que le pouvoir politique, clans toutes ses attributions, fût également
réparti; les autres, appuyés sur cette inégalité, n'ont pensé qu'à accroître
leurs privilèges; car les augmenter, c'était augmenter l'inégalité. Tous ces
systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la
pratique. Aussi, de part et d'autre, dès que l'on n'obtient pas en pouvoir
politique tout ce que l'on croit si faussement mériter, on a recours à une
révolution. Certes le droit d'en faire une appartiendrait bien plus
légitimement aux citoyens d'un mérite
supérieur, quoique ceux-là n'usent jamais de ce choit; mais de fait, l'inégalité
absolue n'est raisonnable que pour eux. Ce qui n'empêche pas que bien des gens,
par cela seul que leur naissance est illustre, c'est-à-dire qu'ils ont pour eux
la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se
croient, grâce à cette seule inégalité, fort au-dessus de l'égalité commune.
§ 4. Telle est la cause générale, et l'on peut dire, la source des révolutions
et des troubles qu'elles amènent. Dans les changements qu'elles produisent,
elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s'attaquent au principe même du
gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre,
substituant par exemple l'oligarchie à la démocratie, ou réciproquement; ou
bien, la république et l'aristocratie à l'une et à l'autre ; ou les deux
premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s'adresser à la
constitution en vigueur, la garde telle qu'elle la trouve; mais les vainqueurs
prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution. Les
révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les
États oligarchiques et monarchiques.
§ 5. Parfois la révolution renforce ou
amoindrit un principe. Ainsi, l'oligarchie existant, la révolution l'augmente ou
la restreint; de même pour la démocratie, qu'elle fortifie ou qu'elle affaiblit;
et pour tout autre système, soit qu'elle y ajoute, soit qu'elle en retranche.
Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu'une partie de la constitution,
et par exemple n'a pour but que de fonder ou de renverser une certaine
magistrature. C'est ainsi qu'a, Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut
détruire la Royauté ; et Pausanias, l'Ephorie.
§ 6. C'est ainsi qu'à Epidamne
un seul point de la constitution fut changé, et qu'un sénat fut substitué aux
chefs des tribus. Aujourd'hui même, il y suffit du décret d'un seul magistrat
pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en
assemblée générale; et dans cette constitution, l'archonte unique est un reste d'oligarchie.
L'inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne
la compense pour ceux qu'elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est
une inégalité insupportable; et c'est en général pour conquérir l'égalité que
l'on s'insurge.
§ 7. Cette égalité si recherchée est double. Elle peut
s'entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l'égalité,
l'identité en multitude, en étendue; par le mérite, l'égalité proportionnelle.
Ainsi, numériquement, trois surpasse deux comme deux surpasse un; mais
proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à
quatre dans le même rapport qu'un est à deux; c'est la moitié de part et
d'autre. On peut être d'accord sur le fond même du droit, et différer sur la
proportion dans laquelle il doit être donné. Je l'ai déjà dit plus haut : les
uns, égaux en un point, se croient égaux d'une manière absolue; les autres,
inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception.
§ 8. De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou
démocratiques. La noblesse, la vertu sont le partage du petit nombre ; et les
qualités contraires, celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait
cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable; presque partout, au
contraire, on
trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer
l'égalité réelle ou proportionnelle dans toutes ses conséquences ; les faits
sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais
solides, parce qu'il est impossible que, de l'erreur qui a été primitivement
commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le
plus sage est de combiner ensemble, et l'égalité suivant le nombre, et l'égalité
suivant le mérite.
§ 9. Quoi qu'il en soit, la démocratie est plus stable et
moins sujette aux bouleversements que l'oligarchie. Dans les gouvernements
oligarchiques, l'insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui
s'insurge contre elle-même ou contre le peuple; dans les démocraties, elle n'a
que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s'insurge jamais contre
lui-même, ou du moins, les mouvements de ce genre sont sans importance. La
république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie
plus que ne le fait l'oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces
gouvernements.
CHAPITRE II.
§ 1. Puisque nous voulons étudier d'où naissent les discordes et les
bouleversements politiques, examinons en d'abord, d'une manière toute générale,
l'origine et les causes. Toutes ces causes, on doit dire, peuvent être
ramenées à trois chefs, que nous indiquerons en peu de mots : ce sont la
disposition morale de ceux qui s'insurgent, le but de l'insurrection, et en
troisième lieu, les circonstances déterminantes qui amènent le trouble et la
discorde parmi les citoyens. Nous avons déjà dit ce qui dispose en général les
esprits à une révolution ; et cette cause est la principale de toutes. Les
citoyens se soulèvent, tantôt par le désir de l'égalité, lorsqu'ils se voient,
tout égaux qu'ils
se prétendent, sacrifiés à des privilégiés ; tantôt par le désir de l'inégalité
et de la prédominance politiques, lorsque, en dépit de l'inégalité qu'ils se
supposent, ils n'ont pas plus de droits que les autres, ou n'en ont que d'égaux,
ou même de moins étendus.
§ 2. Ces prétentions peuvent être raisonnables, comme
aussi elles peuvent être injustes. Par exemple, inférieur, on s'insurge pour
obtenir l'égalité; l'égalité une fois obtenue, on s'insurge pour dominer. Telle
est donc, en général, la disposition d'esprit des citoyens qui commencent la
révolution. Leur but, quand ils s'insurgent, c'est d'atteindre la fortune et
les honneurs, ou bien de fuir l'obscurité et la misère ; car souvent la
révolution n'a eu pour objet que de soustraire quelques citoyens, ou leurs amis,
à une flétrissure ou au payement d'une amende.
§ 3. Enfin, quant aux causes et aux influences particulières qui déterminent la
disposition morale et les désirs que nous avons signalés, elles sont, si l'on
veut au nombre de sept, bien qu'on puisse à son gré en compter encore davantage.
Deux d'abord sont identiques aux causes indiquées plus haut, bien qu'elles
n'agissent point ici de la même manière. L'ambition
des richesses et celle des honneurs, dont nous venons de parler, peuvent allumer
la discorde, sans qu'on prétende pour soi-même ni aux unes, ni aux autres, mais
seulement parce qu'on s'indigne de les voir justement ou injustement aux mains
d'autrui. A ces deux premières causes, on peut joindre l'insulte, la peur, la
supériorité, le mépris, l'accroissement disproportionné de quelques parties de
la cité. On peut aussi, et d'un autre point de vue, compter comme causes de
révolutions, la brigue, la négligence, les causes insensibles, et enfin les
diversités d'origine.
§ 4. On voit, sans la moindre peine et avec pleine évidence, tout ce que
l'insulte et l'intérêt peuvent avoir d'importance politique, et comment ces deux
causes amènent des révolutions. Quand les hommes qui gouvernent sont insolents
et avides, on se soulève contre eux et contre la constitution qui leur donne de
si injustes privilèges, qu'ils fassent d'ailleurs fortune aux dépens des
particuliers ou aux dépens du public. Il n'est pas plus difficile de comprendre
quelle influence les honneurs peuvent exercer, et comment ils peuvent causer des
séditions. On s'insurge quand on se voit privé personnellement de toute
distinction, et que les autres en sont comblés. Il y a une égale injustice quand
les uns sont honorés, les autres avilis hors de toute proportion ; il n'y a
réellement justice que si la répartition du pouvoir est en rapport avec le
mérite particulier de chacun.
§ 5. Aussi a-t-on imaginé dans quelques États, contre ces grandes
fortunes politiques, le moyen de l'ostracisme; c'est ce que firent Argos et
Athènes. Mais il vaut bien mieux prévenir dès leur début les supériorités de ce
genre, plutôt que de les guérir par un tel remède, après qu'on les a laissées se
former.
§ 6. Le mépris aussi donne naissance à des séditions et à des entreprises
révolutionnaires : dans l'oligarchie, lorsque la majorité exclue de toute
fonction publique sent la supériorité de ses forces ; dans la
démocratie, lorsque les riches s'insurgent par dédain de la
turbulence populaire et de l'anarchie. A Thèbes, après le combat des
OEnophytes, le gouvernement démocratique fut renversé, parce que
l'administration était détestable ; à Mégare, la démagogie fut
vaincue par sa propre anarchie et ses désordres. Autant en advint à
Syracuse, avant la tyrannie de Gélon ; et à Rhodes, avant la
Défection.
§ 7. L'accroissement disproportionné de quelques classes de la cité
cause aussi des bouleversements politiques. C'est comme le corps
humain, dont toutes les parties doivent se développer
proportionnellement, pour que la symétrie de l'ensemble continue de
subsister ; ou bien elle courrait risque de périr, si le pied venait
à croître de quatre coudées, et le reste du corps de deux palmes
seulement. L'être pourrait même complètement changer d'espèce, s'il
se développait sans proportion, non pas seulement de dimensions,
mais encore d'éléments constitutifs. Le corps politique se compose
également de parties diverses, dont quelques-unes prennent souvent,
en secret un développement dangereux : par exemple, la classe des
pauvres dans les démocraties et les républiques.
§ 8. Il arrive même quelquefois que ce sont des circonstances toutes
fortuites qui amènent ce résultat. A Tarente, la majorité des
citoyens distingués ayant été tués dans un combat contre les
Japyges, la démagogie remplaça la république; c'était peu de temps
après la guerre Médique. Argos, après la bataille du Sept, où
Cléomène le Spartiate avait détruit l'armée Argienne, fut forcée
d'accorder le droit de cité à des serfs. A Athènes, les classes
distinguées perdirent de leur puissance, parce qu'elles durent
servir à leur tour dans l'infanterie, après les pertes qu'avait
éprouvées cette arme dans les guerres contre Lacédémone. Les
révolutions de ce genre sont plus rares dans la démocratie que dans
tous les autres gouvernements; toutefois, quand le nombre des riches
s'accroît et que les fortunes s'augmentent, la démocratie peut
dégénérer en oligarchie, soit tempérée, soit violente.
§ 9. Dans les républiques, la brigue suffit pour amener, même sans
mouvement tumultueux, le changement de la constitution. A Hérée, par
exemple, on abandonna la voie de l'élection pour celle du sort,
parce que la première n'avait jamais amené que des intrigants au
pouvoir.
§ 10. La diversité d'origine peut aussi produire des révolutions
jusqu'à ce que le mélange des races soit complet; car l'État ne peut
pas plus se former du premier peuple venu, qu'il ne se forme dans
une circonstance quelconque. Le plus souvent, ces changements
politiques ont été causés par l'admission au droit de cité
d'étrangers domiciliés dès longtemps, ou nouveaux arrivants. Les
Achéens s'étaient réunis aux Trézéniens pour fonder Sybaris; mais
étant bientôt devenus les plus nombreux, ils chassèrent les autres,
crime que plus tard les Sybarites durent expier. Les Sybarites ne
furent pas, du reste, mieux traités par leurs compagnons de colonie
à Thurium; ils se firent chasser, parce qu'ils prétendaient
s'emparer de la meilleure partie du territoire, comme si elle leur
eût appartenu en propre. A Byzance, les colons nouvellement arrivés
dressèrent un guet-apens aux citoyens; mais ils furent battus et
forcés de se retirer.
§ 11. Les Antisséens, après avoir reçu les exilés de Chios, durent
s'en délivrer par une bataille. Les Zancléens furent expulsés de
leur propre ville par les Samiens, qu'ils y avaient accueillis.
Apollonie du Pont-Euxin eut à subir une sédition pour avoir accordé
à des colons étrangers le droit de cité. A Syracuse, la discorde
civile alla jusqu'au combat, parce que, après le renversement de la
tyrannie, on avait fait citoyens les étrangers et les soldats
mercenaires. A Amphipolis, l'hospitalité donnée à des colons de
Chalcis devint fatale à la majorité des citoyens, qui se virent
chasser de leur territoire.
§
12. La position topographique suffit quelquefois à elle seule pour
provoquer une révolution ; par exemple, quand la distribution même
du sol empêche que la ville n'ait une véritable unité. Ainsi, voyez
à Clazomène l'inimitié des habitants du Chytre et des habitants de
l'Île; voyez les Colophoniens, les Notiens. A Athènes, il y a
dissemblance entre les opinions politiques dés diverses parties de
la ville; et les habitants du Pirée sont plus démocrates que ceux de
la cité. Dans un combat, il suffit de quelques fossés à franchir et
des moindres obstacles pour rompre les phalanges; dans l'État, toute
démarcation suffit pour y porter la discorde. Mais le plus puissant
motif de désaccord, c'est la vertu d'une part et le vice de l'autre
; la richesse et la pauvreté ne viennent qu'après; puis enfin bien
d'autres causes plus ou moins influentes, et parmi elles, la cause
toute physique dont je viens de parler.politique8gr.htm#33
CHAPITRE III.
§ I. Les objets réels des révolutions sont toujours très importants,
bien que l'occasion en puisse être futile ; on n'a jamais recours à
une révolution que pour des motifs sérieux. Les plus petites choses,
quand elles touchent les maîtres de l'État, sont peut-être celles
qui ont la plus haute gravité. On peut voir ce qui arriva jadis à
Syracuse. La constitution fut changée pour une querelle d'amour, qui
poussa deux jeunes gens en place à l'insurrection. L'un d'eux fit un
voyage ; l'autre, durant son absence, sut gagner l'affection du
jeune homme que son collègue aimait. A son retour, celui-ci, pour se
venger, parvint à séduire la femme de son rival ; et tous deux,
engageant dans leur querelle les membres du gouvernement, causèrent
une sédition.
§ 2. Il faut donc, dès l'origine, veiller avec soin sur ces sortes
de querelles particulières, et les apaiser dès qu'elles s'élèvent
entre les principaux et les plus puissants de l'État. Tous le mal
est au début ; car le proverbe est bien sage : « Chose commencée est
à demi faite. » Aussi, en toute chose, la faute la plus légère,
quand elle est à la base, reparaît proportionnellement dans toutes
les autres parties. En général, les divisions qui éclatent entre les
principaux citoyens s'étendent à l'État entier, qui finit bientôt
par y prendre part. Hestiée nous en fournit un exemple, peu après la
guerre Médique. Deux frères se disputaient l'héritage paternel ; le
plus pauvre prétendait que son frère avait caché l'argent et le
trésor trouvé par leur père ; ils engagèrent dans leur dispute,
celui-ci tous les gens du peuple, celui-là, dont la fortune était
considérable, tous les gens riches de la cité.
§ 3. A Delphes, une querelle à l'occasion d'un mariage causa les
troubles qui durèrent si longtemps. Un citoyen, en se rendant près
de sa future épouse, eut un présage sinistre, et refusa de prendre
la fiancée en mariage. Les parents, blessés de son refus, cachèrent
dans son bagage quelques objets sacrés, pendant qu'il faisait un
sacrifice, et ensuite le mirent à mort comme sacrilège. A Mytilène,
la sédition excitée à l'occasion de quelques jeunes héritières fut
l'origine de tous les malheurs qui suivirent, et de la guerre contre
les Athéniens, dans laquelle Pachès s'empara de Mytilène. Un
citoyen riche, nommé Timophane, avait laissé deux filles ; Doxandre,
qui n'avait pu les obtenir pour ses fils, commença la sédition, et
fomenta la colère des Athéniens, dont il était le chargé d'affaires
en ces lieux.
§ 4. A Phocée, ce fut aussi l'union d'une riche héritière qui amena
la querelle de Mnasée, père de Mnéson, et d'Euthycrate, père
d'Onomarque, et par suite, la guerre sacrée, si funeste aux
Phocéens. A Épidaure, ce fut encore une affaire de mariage qui fit
changer la constitution. Un citoyen avait promis sa fille à un jeune
homme dont le père devenu magistrat condamna le père de la fiancée à
l'amende. Pour se venger de ce qu'il regardait comme une insulte,
celui-ci fit insurger toutes les classes de la cité, qui n'avaient
pas de droits politiques.
§ 5. Pour amener une révolution qui fait passer le
gouvernement à l'oligarchie, à la démocratie ou à la république, il
suffit qu'on donne des honneurs ou des attributions exagérées à
quelque magistrature, à quelque classe de l'État. Ainsi la
considération excessive dont l'Aréopage fut entouré à l'époque de la
guerre Médique, parut donner beaucoup trop de force au gouvernement.
Et dans un autre sens, quand la flotte, dont les équipages étaient
composés de gens du peuple, eut remporté la victoire de Salamine, et
conquis pour Athènes le commandement de la Grèce, avec la
prépondérance maritime, la démocratie ne manqua pas de reprendre
tous ses avantages. A Argos, les principaux citoyens, tout glorieux
de leur triomphe de Mantinée, contre les Lacédémoniens, voulurent en
profiter pour renverser la démocratie.
§ 6. A Syracuse, le peuple, qui avait seul remporté la victoire sur
les Athéniens, substitua la démocratie à la république. A Chalcis,
le peuple s'empara du pouvoir, aussitôt après avoir tué le tyran
Phoxus en même temps que les nobles. A Ambracie, le peuple chassa
également le tyran Périandre avec les conjurés qui conspiraient
contre lui, et s'investit lui-même de tout le pouvoir.
§ 7. Il faut bien savoir qu'en général, tous ceux qui ont acquis à
leur patrie quelque puissance nouvelle, particuliers ou magistrats,
tribus ou telle autre partie, quelle qu'elle soit, de la cité,
deviennent pour l'État une cause de sédition. Ou l'on s'insurge
contre eux par jalousie de leur gloire, ou bien eux-mêmes,
enorgueillis de leurs succès, cherchent à détruire l'égalité, dont
ils ne veulent plus.
§ 8. Les révolutions procèdent tantôt par la violence, tantôt par la
ruse. La violence peut agir tout d'abord et à l'improviste ; ou bien
l'oppression peut ne venir que longtemps après; car la ruse peut
agir aussi de deux façons : d'abord, par des promesses mensongères,
elle fait consentir le peuple à la révolution, et n'a recours que
plus tard à la force pour la maintenir contre sa résistance. A
Athènes, les Quatre-Cents trompèrent le peuple, en lui persuadant
que le Grand loi fournirait à l'État les moyens de continuer la
guerre contre Sparte; et cette fraude leur ayant réussi, ils
essayèrent de garder le pouvoir à leur profit. En second lieu, la
seule persuasion suffit quelquefois à la ruse, pour conserver la
puissance, du consentement de ceux qui obéissent, comme elle lui a
suffi pour l'acquérir.
§
9. Nous pouvons dire qu'en général les causes que nous avons
indiquées amènent des révolutions dans les gouvernements de tous
genres.
CHAPITRE IV.
§ 1. Recherchons maintenant à quelles espèces de gouvernements s'applique
spécialement chacune de ces causes, d'après les divisions que nous venons de
faire.
§ 2. A Cos, les excès des
démagogues ont amené la chute de la démocratie, en forçant les principaux
citoyens à se coaliser contre elle. A Rhodes, les démagogues, qui administraient
les fonds
destinés à la solde, empêchèrent de payer le prêt qui était dû aux commandants
des galères; et ceux-ci, pour se soustraire à des vexations juridiques, n'eurent
d'autre ressource que de conspirer et de renverser le gouvernement populaire. A
Héraclée, peu de temps après la colonisation, les démagogues amenèrent aussi la
destruction de la démocratie. Par leurs injustices, ils avaient contraint les
citoyens puissants à quitter la ville; mais les exilés se réunirent, et,
revenant contre le peuple, ils lui arrachèrent tout son pouvoir.
§ 3. La
démocratie de Mégare fut anéantie de la même façon à peu près. Les démagogues,
pour se créer de larges confiscations, firent bannir plusieurs des principaux
citoyens, ce qui augmenta en peu de temps le nombre des exilés; ils revinrent
bientôt, et, après avoir défait le peuple en bataille rangée, ils établirent un
gouvernement oligarchique. Tel fut aussi, à Cume, le sort de la démocratie, que
renversa Thrasymaque. L'observation de bien d'autres faits encore démontre que
la marche la plus habituelle des révolutions dans la démocratie est celle-ci :
tantôt les démagogues, voulant se rendre agréables au peuple, arrivent à
soulever les classes supérieures de l'État par les injustices qu'ils commettent
envers elles, en demandant le partage des terres, et en les chargeant de toutes
les dépenses publiques; tantôt ils se contentent de la calomnie pour
obtenir la confiscation des grandes fortunes.
§ 4. Dans les temps reculés, quand
le même personnage était démagogue et général, le gouvernement se changeait
promptement en tyrannie; et presque tous les anciens tyrans ont commencé par
être démagogues. Si ces usurpations étaient alors beaucoup plus fréquentes que
de nos jours, la raison en est simple : à cette époque, il fallait sortir des
rangs de l'armée pour être démagogue ; car on ne savait point encore faire un
habile usage de la parole. Aujourd'hui, grâce au progrès de la rhétorique, il
suffit de savoir bien parler pour arriver à être chef du peuple; mais les
orateurs n'usurpent point, à cause de leur ignorance militaire; ou du moins la
chose est fort rare.
§ 5. Ce qui multipliait aussi les tyrannies dans ce temps plus que dans le
nôtre, c'est que l'on concentrait d'énormes pouvoirs dans une seule magistrature
: témoin le prytanée de Milet, où le magistrat revêtu de cette fonction
réunissait de si nombreuses et si puissantes attributions. On peut ajouter
encore qu'à cette époque les États étaient fort petits. Le peuple, occupé aux
champs par les travaux qui le nourrissaient, laissait les chefs qu'il s'était
donnés usurper la tyrannie, pour peu qu'ils fussent d'habiles militaires. C'était toujours en gagnant la confiance du peuple que tous arrivaient à
leur but; et le moyen de la gagner, c'était de se déclarer l'ennemi des riches.
Voyez Pisistrate, à Athènes, quand il excita la sédition contre les gens de la
Plaine ; voyez Théagène, à Mégare, après qu'il eut égorgé les troupeaux des
riches, qu'il surprit sur les bords du fleuve. En accusant Daphnæus et les
riches, Denys parvint à se faire décerner la tyrannie. La haine qu'il avait
vouée aux citoyens opulents lui gagna la confiance du peuple, qui le prit pour
son ami le plus sincère.
§
6. Parfois, une forme plus nouvelle de démocratie se substitue à l'ancienne.
Quand les emplois sont à l'élection populaire et sans aucune condition de cens,
les gens qui sont au pouvoir se font démagogues, et ils appliquent tous leurs
soins à rendre le peuple souverain absolu, même des lois. Pour prévenir ce mal,
ou du moins pour le rendre plus rare, on peut faire voter les tribus séparément
pour la nomination des magistrats, au lieu de réunir le peuple en assemblée
générale.
§
7. Telles sont donc à peu près toutes les causes qui amènent des révolutions
dans les États démocratiques.
CHAPITRE V.
§ 1. Dans les oligarchies, les causes les plus apparentes de bouleversement sont
au nombre de deux : l'une, c'est l'oppression des classes inférieures, qui
acceptent alors le premier défenseur, quel qu'il soit, qui se présenté à leur
aide; l'autre, plus fréquente, c'est lorsque le chef du mouvement sort des rangs
mêmes de l'oligarchie. Tel fut, à Naxos, Lygdumis, qui sut bientôt se faire le
tyran de ses concitoyens.
§ 2. Quant aux causes extérieures qui renversent l'oligarchie, elles peuvent
être fort diverses. Parfois, les oligarques eux-mêmes, mais non pas ceux qui
sont au pouvoir, poussent au changement, lorsque la direction des affaires est
concentrée dans un très petit nombre de mains, comme à Marseille, à Istros, à
Héraclée et dans plusieurs autres États. Ceux qui étaient
exclus du gouvernement s'agitèrent jusqu'à ce qu'ils obtinssent la jouissance
simultanée du pouvoir, d'abord pour le père et l'aîné des frères, ensuite pour
tous les frères plus jeunes. Dans quelques États, en effet, la loi défend au
père et aux fils d'être en même temps magistrats; ailleurs, les deux frères,
l'un plus jeune, l'autre plus âgé, sont soumis à la même exclusion. A
Marseille, l'oligarchie devint plus républicaine ; à Istros, elle finit par se
changer en démocratie. A Héraclée, le corps des oligarques dut s'étendre jusqu'à
comprendre six cents membres.
§ 3. A Cnide, la révolution sortit d'une sédition
excitée par les riches eux-mêmes dans leur propre sein ; le pouvoir y était
restreint à quelques citoyens; le père, comme je viens de le dire, ne pouvait
siéger en même temps que son fils, et parmi les frères, l'aîné seul pouvait
occuper des fonctions publiques. Le peuple mit à profit la discorde des riches,
et se choisissant un chef parmi eux, il sut bientôt s'emparer du pouvoir après
sa victoire; car la discorde rend toujours bien faible le parti qu'elle divise.
A Érythrée, sous l'antique oligarchie des Basilides, malgré toute la sollicitude
réelle des chefs du gouvernement, dont la seule faute était d'être
en petit nombre, le peuple, indigné de la servitude, renversa l'oligarchie.
§ 4. Parmi les causes de révolutions que les oligarchies portent dans leur
propre sein, il faut compter même la turbulence des oligarques, qui se font
démagogues; car l'oligarchie a aussi ses démagogues, et ils peuvent y être des
deux sortes. D'abord, le démagogue peut se rencontrer parmi les oligarques
eux-mêmes, quelque peu nombreux qu'ils soient : ainsi à Athènes, Chariclès fut
bien certainement un démagogue parmi les Trente; et Phrynichus joua le même
rôle parmi les Quatre-Cents.
§ 5. Ou bien les membres de l'oligarchie se font
les chefs des classes inférieures : ainsi à Larisse, les Gardiens de la cité se
firent les flatteurs du peuple, qui avait droit de les nommer. C'est le sort de
toutes les oligarchies où les membres du gouvernement n'ont pas le pouvoir
exclusif de nommer à toutes les fonctions publiques, mais où ces fonctions, tout
en restant le privilège des grandes fortunes et de quelques coteries, sont
cependant soumises à l'élection des guerriers ou du peuple. On peut voir, par
exemple, la révolution d'Abydos. C'est le danger qui menace aussi les
oligarchies où les tribunaux ne sont pas formés des membres mêmes du
gouvernement ; car alors l'importance des arrêts judiciaires fait qu'on
courtise le peuple et qu'on bouleverse la
constitution, comme à Héraclée du Pont.
§ 6. Enfin c'est ce qui arrive lorsque
l'oligarchie cherche à se trop concentrer ; ceux des oligarques qui réclament
l'égalité pour eux sont forcés d'appeler le peuple à leur aide.
§ 7. Parfois, au lieu de renverser la constitution, les
oligarques ruinés pillent le trésor public ; et alors, ou bien la discorde se met dans leurs rangs, ou bien la révolution sort des rangs même des
citoyens, qui repoussent les voleurs par la force. Telle fut la révolution
d'Apollonie du Pont.
§
8. Mais l'oligarchie est perdue, lorsqu'une autre oligarchie surgit dans son
sein. C'est ce qui a lieu quand, le gouvernement entier n'étant composé que
d'une faible minorité, les membres de cette minorité n'ont point cependant tous
part aux magistratures souveraines : témoin la révolution d'Élis, dont la
constitution très oligarchique ne permettait l'entrée du sénat qu'à un
très petit nombre des oligarques, parce que les places, au nombre de
quatre-vingt-dix, étaient viagères, et que les choix, bornés aux familles
puissantes, n'étaient pas meilleurs qu'à Lacédémone.
§ 9. La révolution atteint les oligarchies en temps de
guerre aussi bien qu'en temps de paix. Pendant la guerre, le gouvernement est
ruiné par sa défiance contre le peuple, qu'il se voit forcé d'employer pour
repousser l'ennemi. Alors, ou le chef unique aux mains duquel on remet le
pouvoir militaire s'empare de la tyrannie, comme Timophane à Corinthe; ou bien,
si les chefs de l'armée sont nombreux, ils se créent, pour eux-mêmes et par la
violence, une oligarchie. Parfois aussi, dans la crainte de ces deux écueils,
les oligarchies ont accordé des droits politiques au peuple, dont elles étaient
obligées d'employer les forces. En temps de paix, les oligarques, par suite de
la défiance mutuelle qu'ils s'inspirent, remettent la garde de la cité à des
soldats, sous le commandement d'un chef qui n'appartient à aucun parti
politique, mais qui souvent sait devenir le maître de tous. Voilà ce que fit, à
Larisse, Samus, sous le règne des Aleuades, qui lui avaient remis le
commandement, et ce qu'on vit à Abydos sous le règne des associations, dont
l'une était celle d'Iphiade.
§ 10. Souvent la sédition a pour cause les violences des oligarques eux-mêmes
les uns envers les autres. Des mariages, des procès, sont pour eux des occasions
suffisantes de bouleverser l'État. Nous avons déjà cité quelques faits du
premier genre. A Érétrie, l'oligarchie des chevaliers fut renversée
par Diagoras, froissé dans de légitimes prétentions de mariage.
L'arrêt d'un tribunal causa la révolution d'Héraclée; une affaire
d'adultère, celle de Thèbes. Le châtiment était mérité ; mais le
moyen fut séditieux, à Héraclée, contre Euétion ; à Thèbes, contre
Archias. L'acharnement de leurs ennemis fut si violent qu'on les
exposa tous deux, en place publique, attachés au pilori.
§ 11. Bien des oligarchies se sont perdues par l'excès de leur
despotisme, et ont été renversées par des membres du gouvernement
même, qui avaient à se plaindre de quelque injustice. C'est
l'histoire des oligarchies de Cnide et de Chios. Parfois un
événement tout accidentel amène la révolution dans la république et
dans les oligarchies. Dans ces systèmes, on exige des conditions de
cens pour l'entrée du sénat et des tribunaux, et pour les autres
fonctions. Or souvent le premier cens a été fixé d'après la
situation du moment, de manière à donner le pouvoir, dans
l'oligarchie, seulement à quelques citoyens, et aux classes
moyennes, dans la république. Mais quand l'aisance vient à se
répandre, par suite de la paix ou de telle autre circonstance
favorable, les propriétés, tout en restant les mêmes, augmentent
beaucoup de valeur, et payent plusieurs fois le cens, de telle sorte
que tous les citoyens finissent par arriver à tous les emplois.
Tantôt cette révolution s'opère par degrés, et s'établit petit à
petit sans qu'on s'en aperçoive ; tantôt aussi elle s'accomplit plus
rapidement.
§ 12. Telles sont les causes de révolutions et de séditions dans les
oligarchies. J'ajoute qu'en général les oligarchies et les
démocraties passent aux systèmes politiques de même espèce, plus
souvent qu'elles ne passent aux systèmes opposés. Ainsi les
démocraties et les oligarchies légales deviennent des démocraties et
des oligarchies de violence ; et réciproquement.
CHAPITRE VI.
§ 1. Dans les aristocraties, la révolution peut venir d'abord de ce
que les fonctions publiques sont le partage d'une minorité trop
restreinte. Nous avons déjà reconnu que c'était aussi un motif de
bouleversement pour les oligarchies ; car l'aristocratie est une
sorte d'oligarchie ; et dans l'une comme dans l'autre, le pouvoir
appartient à des minorités, bien que les minorités aient de part et
d'autre des caractères différents. C'est même là ce qui fait qu'on
prend souvent l'aristocratie pour une oligarchie. Le genre de
révolution dont nous parlons, s'y produit nécessairement, dans trois
cas surtout. D'abord, quand il se rencontre en dehors du
gouvernement une masse de citoyens qui, pleins de fierté, se sentent
par leur mérite les égaux de tout ce qui les entoure, par exemple,
ceux qu'à Sparte on appela les Parthéniens, et dont les pères
valaient ceux des autres Spartiates; on découvrit une conspiration
parmi eux, et le gouvernement les envoya fonder une colonie à
Tarente.
§ 2. Puis, en second lieu, lorsque des hommes éminents, et qui ne le
cèdent en mérite à qui que ce soit, sont outragés par des gens
placés au-dessus d'eux : tel fut Lysandre, qu'offensèrent les rois
de Lacédémone. Enfin, quand on repousse de toute fonction un homme
de coeur, comme Cinadon, qui tenta ce hardi coup de main contre les
Spartiates, sous le règne d'Agésilas.
§ 3. Le mal le plus funeste à l'existence des républiques et des
aristocraties, c'est l'infraction du droit politique tel que le
reconnaît la constitution même. Ce qui cause la révolution alors,
c'est que, pour la république, l'élément démocratique et l'élément
oligarchique ne se trouvent pas en proportion convenable ; et, pour
l'aristocratie, que ces deux éléments et le mérite sont mal
combinés. Mais la désunion se prononce surtout entres les deux
premiers éléments, je veux dire la démocratie et l'oligarchie, que
cherchent à réunir les républiques et la plupart des aristocraties.
§ 4. La fusion absolue de ces trois éléments est précisément ce qui
rend les aristocraties différentes de ce qu'on appelle les
républiques, et leur donne plus ou moins de stabilité; car on range
parmi les aristocraties tous les gouvernements qui inclinent à
l'oligarchie, et parmi les républiques, tous ceux qui inclinent à la
démocratie. Les formes démocratiques sont les plus solides de
toutes, parce que c'est la majorité qui y domine, et que cette
égalité dont on y jouit fait chérir 'la constitution qui la donne.
Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une
supériorité politique, ne cherchent qu'à satisfaire leur orgueil et
leur ambition.
§ 5. De quelque côté, du reste, que penche le principe du
gouvernement, il dégénère toujours, grâce à l'influence des deux
partis contraires, qui ne pensent jamais qu'à l'accroissement de
leur pouvoir : la république, en démagogie, et l'aristocratie, en
oligarchie. Ou bien tout au contraire, l'aristocratie dégénère en
démagogie, quand les plus pauvres, victimes de l'oppression, font
prédominer le principe opposé ; et la république, en oligarchie; car
la seule constitution stable est celle qui accorde l'égalité en
proportion du mérite, et qui sait garantir les droits de tous les
citoyens.
§ 6.
Le changement politique dont je viens de parler s'est produit à
Thurium. D'abord, parce que les conditions de cens, mises aux
emplois publics, étant trop élevées, elles furent réduites, et les
magistratures multipliées ; et puis, parce que les principaux
citoyens, malgré le voeu de la loi, avaient accaparé tous les
biens-fonds; car la constitution, tout à fait oligarchique, leur
permettait de s'enrichir à leur gré. Mais le peuple, aguerri dans
les combats, devint bientôt plus fort que les soldats qui
l'opprimaient, et réduisit les propriétés de tous ceux qui en
avaient de trop considérables.
§ 7. Ce mélange d'oligarchie que renferment toutes les aristocraties
est précisément ce qui procure aux principaux citoyens la facilité
de faire des fortunes excessives. A Lacédémone, tous les biens-fonds
se sont accumulés dans quelques mains, et les citoyens puissants
peuvent s'y conduire absolument comme ils veulent, et contracter des
alliances de famille selon leurs convenances personnelles. Ce qui
perdit la république de Locres, c'est qu'on permit à Denys de s'y
marier. Une catastrophe pareille ne serait jamais arrivée ni dans la
démocratie, ni dans une aristocratie sagement tempérée.
§ 8. Je citerai de nouveau l'exemple de Thurium. Une loi limitait
à cinq ans les fonctions de général ; quelques jeunes gens
belliqueux, qui jouissaient d'une grande influence auprès des
soldats, et qui, dans leur mépris pour les hommes en place,
croyaient pouvoir les supplanter aisément, essayèrent en premier
lieu de faire rapporter cette loi et d'obtenir par les suffrages du
peuple, qui était tout prêt à les leur donner, la perpétuité dés
emplois militaires. D'abord, les magistrats, que la question
regardait, et qu'on nommait Cosénateurs, voulurent résister;
néanmoins, s'imaginant que cette concession garantirait la stabilité
du reste des lois, ils cédèrent comme les autres. Mais lorsque, plus
tard, ils prétendirent empêcher de nouveaux changements, ils furent
impuissants ; et la république devint bientôt une oligarchie
violente, aux mains de ceux qui avaient tenté la première
innovation.
§ 9. On peut dire en général de tous les gouvernements qu'ils
succombent tantôt à des causes internes de destruction, tantôt à des
causes qui leur sont extérieures; par exemple, quand ils ont à leurs
portes un État constitué sur un principe opposé au leur, ou bien
quand cet ennemi, tout éloigné qu'il est, possède une grande
puissance. Voyez la lutte de Sparte et d'Athènes : partout les
Athéniens renversaient les oligarchies, tandis que les Lacédémoniens
renversaient des constitutions démocratiques.
§ 10. Telles sont à peu près les causes de bouleversement et de
révolution dans les diverses espèces de gouvernements républicains
CHAPITRE VII.
§ 1. Cherchons maintenant quels sont, pour les États en général et
pour chacun d'eux en particulier, les moyens de conservation. Un
premier point évident, c'est que, si nous connaissons les causes qui
ruinent les États, nous devons connaître aussi les causes qui les
conservent. Le contraire produit toujours le contraire, et la ruine
est l'opposé de la conservation.
§
2. Dans tous les États bien constitués, le premier soin qu'il faut
prendre est de ne point déroger, en quoi que ce soit, à la loi, et
de se garder avec la plus scrupuleuse attention d'y apporter même
les plus faibles atteintes. L'illégalité mine sourdement l'État, de
même que de petites dépenses souvent répétées finissent par ruiner
les fortunes. On ne remarque pas les pertes qu'on éprouve, parce
qu'on ne les fait point en masse, elles échappent à l'observation et
dupent la pensée, comme ce paradoxe des sophistes : « Si chaque
partie est petite, le tout aussi doit l'être ». Or c'est là une idée
qui est tout à la fois en partie vraie et en partie fausse, car
l'ensemble, le tout lui-même n'est pas petit ; mais il se compose de
parties qui sont petites. Il faut donc ici d'abord prévenir le mal
dès l'origine. En second lieu, il ne faut pas se fier à ces ruses et
à ces sophismes qu'on ourdit contre le peuple ; les faits sont là
pour les condamner absolument. Nous avons déjà dit plus haut ce que
nous entendons par sophismes politiques, manoeuvres que l'on croit
si habiles.
§ 3. Mais on peut se convaincre que bien des aristocraties, et même
quelques oligarchies, doivent leur durée moins à la bonté de cette
constitution qu'à la prudente conduite des gouvernants, tant envers
les simples citoyens qu'envers leurs collègues ; soigneux d'éviter
toute injustice à l'égard de ceux qui sont exclus des emplois, mais
ne manquant jamais d'en appeler les chefs au maniement des affaires
se gardant de blesser dans leurs préjugés de considération les
citoyens qui y prétendent, et les masses, dans leurs intérêts
matériels; surtout conservant entre eux et parmi tous ceux qui
prennent part à l'administration des formes toutes démocratiques;
car, entre égaux, ce principe d'égalité que les démocrates croient
trouver dans la souveraineté de la majorité, n'est pas seulement
juste, il est encore utile.
§ 4. Si donc les membres de l'oligarchie sont nombreux, il sera bon
que plusieurs des institutions qui la régissent soient toutes
populaires; que, par exemple, les magistratures ne durent que six
mois, pour que tous les oligarques égaux entre eux puissent les
exercer tour à tour. Par cela seul qu'ils sont égaux, ils forment
une sorte de peuple; et ceci est si vrai, qu'il peut s'élever parmi
eux, comme je l'ai déjà dit, des démagogues. Cette courte durée des
fonctions est de plus un moyen de prévenir, dans les aristocraties
et dans les oligarchies, la domination des minorités violentes.
Quand on reste peu de temps en fonctions, il n'est pas aussi facile
d'y faire le mal que quand on y demeure longtemps. C'est uniquement
la durée trop prolongée du pouvoir qui amène la tyrannie dans les
États oligarchiques et démocratiques. Ou bien, de part et d'autre,
ce sont des citoyens puissants qui visent à la tyrannie : ici les
démagogues, là les membres de la minorité héréditaire; ou bien ce
sont des magistrats investis de quelque grand pouvoir, après qu'ils
en ont joui longtemps.
§ 5. Les États se conservent, non pas seulement parce que les causes
de ruine sont éloignées, mais quelquefois aussi parce qu'elles sont
imminentes; la peur alors fait qu'on s'occupe avec un redoublement
de sollicitude des affaires publiques. Aussi, les magistrats qui ont
à coeur le maintien de la constitution doivent-ils parfois, en
supposant fort proches des dangers éloignés, préparer des paniques
de ce genre, pour que les citoyens veillent comme dans une alerte
nocturne, et ne désertent pas la garde de la cité. De plus, c'est
toujours par des moyens légaux qu'il faut tâcher de prévenir les
luttes et les dissensions des citoyens puissants, et de prémunir
ceux qui sont en dehors de la querelle, avant qu'ils y prennent part
personnellement. Mais reconnaître ainsi les symptômes du mal n'est
pas d'un esprit vulgaire, et cette perspicacité n'appartient qu'à
l'homme d'État.
§ 6. Pour empêcher, dans l'oligarchie et dans la république, les
révolutions que la quotité du cens peut amener, quand il reste
immuable au milieu de l'accroissement général du numéraire, il
convient de réviser les cotes en les comparant au passé, soit tous
les ans, dans les États où le cens est annuel, soit, dans les grands
États, tous les trois ans ou tous les cinq ans. Si les revenus se
sont accrus, ou réduits, comparativement à ceux qui ont servi
d'abord de base aux droits politiques, il faut pouvoir, en vertu
d'une loi, élever ou abaisser le cens; l'élever proportionnellement
au niveau de la richesse publique, si elle s'est accrue; et en cas
de diminution, le réduire dans une mesure égale.
§ 7. Si l'on néglige cette précaution dans les États oligarchiques
et républicains, il s'établit bientôt, ici l'oligarchie, là le
gouvernement héréditaire et violent d'une minorité; ou bien la
démagogie succède à la république; la république ou la démagogie, à
l'oligarchie.
§ 8. Mais c'est surtout par les lois mêmes qu'il convient de
prévenir la formation de ces supériorités redoutables, qui
s'appuient sur l'immensité de la fortune, sur les forces d'un parti
nombreux. Quand on n'a pu les empêcher de se former, il faut faire
en sorte qu'elles aillent étaler leur importance à l'étranger. D'un
autre côté, comme les innovations peuvent s'introduire d'abord dans
les moeurs des particuliers, on doit créer une magistrature chargée
de veiller sur ceux dont la vie est peu d'accord avec la
constitution : dans la démocratie, avec le principe démocratique;
dans l'oligarchie, avec le principe oligarchique. Cette institution
s'appliquerait également à tous les autres gouvernements. Par des
motifs semblables, il faut ne jamais perdre de vue les
accroissements de prospérité et de fortune que peuvent prendre les
diverses classes de la société; et le moyen de prévenir le mal est
de remettre le pouvoir et le maniement des affaires aux éléments
opposés de l'État : j'entends par éléments opposés les gens
distingués et le vulgaire, d'une part, et de l'autre, les pauvres et
les riches. On doit s'attacher ou à confondre dans une union
parfaite les pauvres et les riches, ou bien à augmenter la classe
moyenne ; car c'est ainsi qu'on empêche les révolutions qui naissent
de l'inégalité.
§ 9. Voici un objet capital dans tout État : il faut bien faire en
sorte, par la législation ou tout autre moyen aussi puissant, que
les fonctions publiques n'enrichissent jamais ceux qui les occupent.
Dans les oligarchies surtout, ceci est de la plus haute importance.
La masse des citoyens ne s'irrite pas autant d'être exclue des
emplois, exclusion qui peut être compensée pour eux par l'avantage
de vaquer à leurs propres affaires, qu'elle s'indigne de penser que
les magistrats volent les deniers publics; car alors on a deux
motifs de se plaindre, puisqu'on est à la fois privé et du pouvoir
et du profit qu'il procure.
§ 10. Une administration honnête, quand on peut l'établir, est même
le seul moyen de faire coexister dans l'État la démocratie et
l'aristocratie, c'est-à-dire d'accorder aux citoyens distingués et à
la foule leurs prétentions respectives. En effet, le principe
populaire, c'est la faculté pour tous d'arriver aux emplois; le
principe aristocratique, c'est de ne les confier qu'aux citoyens
éminents. Cette combinaison sera réalisée, si les emplois ne peuvent
être lucratifs. Les pauvres alors, qui n'auraient rien à gagner, ne
voudront pas du pouvoir et penseront de préférence à leurs intérêts
personnels; les riches pourront accepter le pouvoir, parce qu'ils
n'ont pas besoin que la richesse publique vienne ajouter à la leur.
De cette façon encore, les pauvres s'enrichiront en vaquant à leurs
propres affaires, et les hautes classes ne seront point forcées
d'obéir à des hommes sans consistance.
§ 11. Pour éviter du reste la dilapidation des revenus publics,
qu'on fasse rendre les comptes en présence de tous les citoyens
assemblés, et que des copies en soient affichées dans les phratries,
les cantons et les tribus ; et pour que les magistrats soient
intègres, que la loi ait soin de payer en honneurs ceux qui se
distinguent par leur bonne administration.
§ 12. Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du
gouvernement doit être fort vive pour les pauvres; et parmi les
emplois, il faut qu'on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut
punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement
que les outrages des riches entre eux. Le système oligarchique a
grand intérêt aussi à ce que les héritages s'acquièrent seulement
par droit de naissance, et non à titre de donation, et qu'on ne
puisse jamais en cumuler plusieurs. Par ce moyen, en effet, les
fortunes tendent à se niveler ; et les pauvres arrivent en plus
grand nombre à l'aisance.
§ 13. Une institution également avantageuse à l'oligarchie et à la
démocratie, c'est d'assurer l'égalité ou même la prééminence, pour
tous les emplois qui ne sont pas de première importance dans l'État,
aux citoyens qui ont une moindre part de pouvoir politique : dans la
démocratie, aux riches ; dans l'oligarchie, aux pauvres. Quant à ces
hautes fonctions, elles doivent être toutes, ou du moins la plupart,
exclusivement remises aux mains des citoyens qui jouissent des
droits politiques.
§ 14. L'exercice des fonctions suprêmes demande dans ceux qui les
obtiennent trois qualités : d'abord un attachement sincère à la
constitution, une grande capacité pour les affaires, et en troisième
lieu, une vertu et une justice analogues, dans chaque espèce de
gouvernement, au principe spécial sur lequel il se fonde; car le
droit variant selon les constitutions diverses, il faut
nécessairement aussi que la justice se modifie pour chacune d'elles.
Mais ici se présente une question. Comment se décider et choisir
quand toutes les qualités requises ne se trouvent pas réunies dans
le même individu? Par exemple, si tel citoyen, doué d'un grand
talent militaire, est improbe et peu dévoué à la constitution; et si
tel autre, fort honnête et partisan sincère de la constitution, est
sans capacité militaire, lequel des deux choisira-t-on ?
§ 15. Il faut, ce semble, s'attacher ici à bien connaître deux
choses : quelle est la qualité vulgaire et quelle est la qualité
rare. Ainsi pour le grade de général, il faut regarder à
l'expérience plutôt qu'à la probité ; car la probité se rencontre
beaucoup plus aisément que le talent militaire. Pour la garde du
trésor public, il convient de prendre un tout autre parti. Les
fonctions de trésorier exigent beaucoup plus de probité que n'en ont
la plupart des hommes, tandis que la dose d'intelligence nécessaire
pour les remplir est fort commune. Mais, peut-on dire encore, si un
citoyen est à la fois rempli de capacité et d'attachement à la
constitution, à quoi bon lui demander en outre de la vertu? Les deux
qualités qu'il possède ne lui suffiront-elles donc pas pour bien
faire? Non sans doute ; car ces deux qualités éminentes peuvent
s'unir à des passions sans frein. Les hommes, dans leurs propres
intérêts, qu'ils connaissent et qu'ils aiment, ne se servent pas
toujours fort bien eux-mêmes; qui répond qu'ils n'en feront pas
autant quelquefois, quand il s'agira dé l'intérêt public ?
§ 16. En général, tout ce qui dans la loi concourt, d'après nos
théories, au principe même de la constitution, est essentiel à la
conservation de l'État. Mais l'objet le plus important c'est, ainsi
que nous l'avons souvent répété, de rendre la partie des citoyens
qui veut le maintien du gouvernement plus forte que celle qui en
veut la chute. Il faut par-dessus tout se bien garder de négliger ce
que négligent aujourd'hui tous les gouvernements corrompus, la
modération et la mesure en toutes choses. Bien des institutions, en
apparence démocratiques, sont précisément celles qui ruinent la
démocratie; bien des institutions qui paraissent oligarchiques
détruisent l'oligarchie.
§ 17. Quand on croit avoir trouvé le principe unique de vertu
politique, on le pousse aveuglément à l'excès; mais l'erreur est
grossière. Ainsi dans le visage humain, le nez, tout en s'écartant
de la ligne droite, qui est la plus belle, pour se rapprocher de
l'aquilin et du camus, peut cependant rester encore assez beau et
assez agréable; mais si l'on poussait cette déviation à l'excès, on
ôterait d'abord à cette partie la juste mesure qu'elle doit avoir,
et elle perdrait enfin toute apparence de nez, par ses propres
dimensions qui seraient monstrueuses, et par les dimensions beaucoup
trop petites des parties voisines. Cette observation, qui pourrait
s'appliquer également à toute autre partie du visage, s'applique
absolument aussi à toutes les espèces de gouvernements.
§ 18. La démocratie et l'oligarchie, tout en s'éloignant de la
constitution parfaite, peuvent être assez bien constituées pour se
maintenir; mais si l'on exagère le principe de l'une ou de l'autre,
on en fera d'abord des gouvernements plus mauvais, et l'on finira
par les réduire à n'être plus même des gouvernements. Il faut donc
que le législateur et l'homme d'État sachent bien distinguer, parmi
les mesures démocratiques ou oligarchiques, celles qui conservent,
et celles qui ruinent la démocratie ou l'oligarchie. Aucun de ces
deux gouvernements ne saurait être et subsister sans renfermer dans
son sein des riches et des pauvres. Mais quand l'égalité vient à
s'établir dans les fortunes, la constitution est nécessairement
changée; et en voulant détruire des lois faites en vue de certaines
supériorités politiques, on détruit avec elles la constitution même.
§ 19. Les démocraties et les oligarchies commettent ici une faute
également grave. Dans les démocraties oit la foule peut faire
souverainement les lois, les démagogues, par leurs attaques
continuelles contre les riches, divisent toujours la cité en deux
camps, tandis qu'ils devraient dans leurs harangues ne paraître
préoccupés que de l'intérêt des riches; de même que, dans les
oligarchies, le gouvernement ne devrait sembler avoir en vue que
l'intérêt du peuple. Les oligarques devraient surtout renoncer à
prêter des serments comme ceux qu'ils prêtent aujourd'hui; car voici
les serments que de nos jours ils font dans quelques États : « JE
SERAI L'ENNEMI CONSTANT DU PEUPLE; JE LUI FERAI TOUT LE MAL QUE JE
POURRAI LUI FAIRE. »
§ 20. Le point le plus important de tous ceux dont nous avons parlé
pour la stabilité des États, bien que de nos jours il soit partout
négligé, c'est de conformer l'éducation au principe même de la
constitution. Les lois les plus utiles, les lois sanctionnées
par l'approbation unanime de tous les citoyens, deviennent
complètement illusoires, si les moeurs et l'éducation ne répondent
pas aux principes politiques : démocratiques dans la démocratie,
oligarchiques dans l'oligarchie ; car il faut bien le savoir, si un
seul citoyen est sans discipline, l'État lui-même participe de ce
désordre.
§ 21. Une éducation conforme à la constitution, n'est pas celle qui
apprend à faire tout ce qui plaît soit aux membres de l'oligarchie,
soit aux partisans de la démocratie; c'est celle qui enseigne à
pouvoir vivre sous un gouvernement oligarchique, ou sous un
gouvernement démocratique. Dans les oligarchies actuelles, les fils
des hommes au pouvoir vivent dans la mollesse, tandis que les
enfants des pauvres, s'endurcissant au travail et à la fatigue,
acquièrent le désir et la force de faire une révolution.
§ 22. Dans les démocraties, surtout dans celles qui paraissent
constituées le plus démocratiquement, l'intérêt de l'État est tout
aussi mal compris, parce qu'on s'y fait une idée très fausse de la
liberté. Selon l'opinion commune, les deux caractères distinctifs de
la démocratie sont la souveraineté du plus grand nombre et la
liberté. L'égalité est le droit commun ; et cette égalité, c'est
précisément que la volonté de la majorité soit souveraine. Dès lors,
liberté et égalité se confondent dans la faculté laissée à chacun de
faire tout ce qu'il veut : « Tout à sa guise », comme dit Euripide.
C'est là un bien dangereux système; car il ne faut pas que
l'obéissance constante à la constitution puisse paraître aux
citoyens un esclavage ; au contraire, ils doivent y trouver
sauvegarde et bonheur.
§ 23. Nous avons donc énuméré d'une manière à peu près complète les
causes de révolution et de ruine, de salut et de stabilité, pour les
gouvernements républicains.
CHAPITRE VIII.
§ 1. Il nous reste à voir quelles sont les causes les plus
ordinaires de renversement et de conservation pour la monarchie. Les
considérations qu'il convient de présenter sur le destin des
royautés et des tyrannies, se rapprochent beaucoup de celles que
nous avons indiquées à propos des États républicains. La royauté se
rapproche de l'aristocratie, et la tyrannie se compose des éléments
de l'oligarchie extrême et de la démagogie; aussi est-elle pour les
sujets le plus funeste des systèmes, parce qu'elle est formée de
deux mauvais gouvernements, et qu'elle réunit les lacunes et les
vices de l'un et de l'autre.
§ 2. Du reste, ces deux espèces de monarchies sont tout opposées,
même dès leur point de départ. La royauté est créée par les hautes
classes, qu'elle doit défendre contre le peuple, et le roi est pris
dans le sein même des classes élevées, parmi lesquelles il se
distingue par sa vertu supérieure, ou par les actions éclatantes
qu'elle lui inspire, ou par l'illustration non moins méritée de sa
race. Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse,
contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l'oppression.
§ 3. On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les
tyrans, on peut dire, ont été d'abord des démagogues, qui avaient
gagné la confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens.
Quelques tyrannies se sont formées de cette manière quand les États
étaient déjà puissants. D'autres, plus anciennes, n'étaient que des
royautés violant toutes les lois du pays, et prétendant à une
autorité despotique. D'autres ont été fondées par des hommes
parvenus en vertu d'une élection aux premières magistratures, parce
que jadis le peuple donnait à longue échéance tous les grands
emplois et toutes les fonctions publiques. D'autres enfin sont
sorties de gouvernements oligarchiques qui avaient imprudemment
confié à un seul individu des attributions politiques d'une
excessive importance.
§ 4. Grâce à ces circonstances, l'usurpation était alors facile à
tous les tyrans ; de fait, ils n'ont eu qu'à vouloir le devenir,
parce qu'ils possédaient préalablement ou la puissance royale, ou
celle qu'assure une haute considération : témoin Phidon d'Argos et
tous les autres tyrans qui débutèrent par être rois ; témoin tous
les tyrans d'Ionie, et Phalaris, qui avaient d'abord été revêtus de
hautes magistratures : Panoetius à Léontium, Cypsèle à Corinthe,
Pisistrate à Athènes, Denys à Syracuse, et tant d'autres tyrans qui,
comme eux, sont sortis de la démagogie.
§ 5. La royauté, je le répète, se classe auprès de l'aristocratie,
en ce qu'elle est, comme elle, le prix de la considération
personnelle, d'une vertu éminente, de la naissance, de grands
services rendus, ou de tous ces avantages réunis à la capacité. Tous
ceux qui ont rendu d'éminents services à des cités, à des peuples,
ou qui étaient assez forts pour en rendre, ont obtenu cette haute
distinction : les uns ayant par des victoires préservé le peuple de
l'esclavage, comme Codrus; les autres lui ayant rendu la liberté,
comme Cyrus; d'autres ayant fondé l'État lui-même, ou possédant le
territoire, comme les rois des Spartiates, des Macédoniens et des
Molosses.
§ 6. Le roi a pour mission spéciale de veiller à ce que ceux qui
possèdent n'éprouvent aucun tort dans leur fortune, et le peuple
aucun outrage dans son honneur. Le tyran, au contraire, comme je
l'ai dit plus d'une fois, n'a jamais eu vue, dans les affaires
communes, que son intérêt personnel. Le but du tyran, c'est la
jouissance; celui du roi, c'est la vertu. Aussi, en fait d'ambition,
le tyran songe-t-il surtout à l'argent; le roi, surtout à l'honneur.
La garde d'un roi se compose de citoyens ; celle d'un tyran,
d'étrangers.
§ 7. Il est du reste bien facile de voir que la tyrannie a tous les
inconvénients de la démocratie et de l'oligarchie. Comme celle-ci,
elle ne pense qu'à la richesse, qui nécessairement peut seule lui
garantir et la fidélité des satellites, et la jouissance du luxe. La
tyrannie se défie aussi des masses, et leur enlève le droit de
posséder des armes. Nuire au peuple, éloigner les citoyens de la
cité, les disperser, sont des manoeuvres communes à l'oligarchie et
à la tyrannie. A la démocratie, la tyrannie emprunte ce système de
guerre continuelle contre les citoyens puissants, cette lutte
secrète et publique qui les détruit, ces bannissements qui les
frappent sous prétexte qu'ils sont factieux et ennemis de
l'autorité; car elle n'ignore pas que c'est des rangs des hautes
classes que sortiront contre elle les conspirations, que les uns
ourdissent dans l'intention de se saisir du pouvoir à leur profit,
et les autres, pour se soustraire à l'esclavage qui les opprime.
voilà ce que signifiait le conseil de Périandre à Thrasybule ; et ce
nivellement des épis qui dépassaient les autres, voulait dire qu'il
fallait toujours se défaire des citoyens éminents.
§ 8. Tout ce que je viens de dire montre assez que les causes de
révolution doivent être les mêmes à peu près dans les monarchies que
dans les républiques. L'injustice, la peur, le mépris, ont presque
toujours déterminé les conspirations des sujets contre les
monarques. L'injustice les a cependant causées moins souvent encore
que l'insulte, et parfois aussi les spoliations individuelles. Le
but que se proposent les conspirations dans les républiques est
aussi le même dans les États soumis à un tyran ou à un roi ; elles
ont toujours lieu parce que le monarque est comblé d'honneurs et de
richesses, que lui envient tous les autres.
§ 9. Les conspirations s'attaquent, tantôt à la personne de ceux qui
ont le pouvoir, tantôt au pouvoir lui-même. Le sentiment d'une
insulte pousse surtout aux premières; et comme l'insulte peut être
de bien des genres, le ressentiment qu'elle provoque peut avoir
autant de caractères différents. Dans la plupart des cas, la colère
en conspirant ne songe qu'à la vengeance; et elle n'est point
ambitieuse. Témoin le sort des Pisistratides : ils avaient déshonoré
la soeur d'Harmodius; Harmodius conspira pour venger sa soeur;
Aristogiton, pour soutenir Harmodius. La conspiration tramée contre
Périandre, tyran d'Ambracie, n'eut pas d'autre motif qu'une
plaisanterie du tyran, qui, dans une orgie, avait demandé à l'un de
ses mignons s'il ne l'avait pas rendu mère.
§ 10. Pausanias tua Philippe, parce que Philippe l'avait laissé
insulter par les partisans d'Attale. Derdas conspira contre Amyntas
le Petit, qui s'était vanté d'avoir eu la fleur de sa jeunesse.
L'Eunuque tua Évagoras de Chypre, dont le fils l'avait outragé en
lui enlevant sa femme.
§ 11. Bien des conspirations n'ont eu pour cause que les attentats
dont quelques monarques s'étaient rendus coupables sur la personne
d'un de leurs sujets. Telle fut la conspiration ourdie contre
Archélaüs par Cratée, qui n'avait jamais souffert qu'avec horreur
ces indignes rapports. Aussi ne manqua-t-il point de saisir le
premier prétexte plausible, beaucoup moins grave cependant que ne
l'était celui-là. Archélaüs, après lui avoir promis une de ses
filles, lui manqua de parole, et les maria toutes deux, l'une, par
suite de sa défaite dans la guerre contre Sirrha et Arrhabæus, au
roi d' Elimée; l'autre, qui était la plus jeune, à Amyntas, fils de
ce roi, comptant par là apaiser tout ressentiment entre Cratée et le
fils de Cléopâtre. Mais le véritable motif de son inimitié fut
l'indignation que ressentait le jeune homme des liens qui
l'unissaient au roi.
§ 12. Hellanocrate de Larisse entra dans la conspiration pour un
semblable outrage. Le tyran, qui avait abusé de sa jeunesse, ne le
renvoyant pas dans sa patrie, comme il l'avait promis, Hellanocrate
se persuada que cette intimité du roi ne venait point d'une passion
réelle, et qu'elle n'avait pour but que de le déshonorer. Parrhon et
Héraclide, tous deux d'Ænos, tuèrent Cotys pour venger leur père; et
Adamas trahit Cotys, pour se venger de la mutilation outrageante
qu'il lui avait fait subir dans son enfance.
§ 13. Bien souvent on conspire par colère des mauvais traitements
que l'on a personnellement éprouvés. Même des magistrats, des
membres de familles royales ont tué des tyrans, ou du moins ont
conspiré, pour satisfaire des ressentiments de ce genre. A Mytilène,
par exemple, les Penthalides, qui se plaisaient à parcourir la
ville, en frappant du bâton tous ceux qu'ils rencontraient, furent
massacrés par Mégaclès, aidé de quelques amis; et plus tard, Smerdis
tua Penthilus, qui l'avait maltraité, et dont la femme le poussait à
cette vengeance. Si, dans la conspiration contre Archélaüs,
Décanlnichus se fit le chef des conspirateurs, en les excitant le
premier, c'est qu'il était plein de fureur de ce qu'Archélaiis l'eût
livré au poète Euripide, qui le fit cruellement fouetter, pour
l'avoir raillé sur sa mauvaise haleine. Bien des monarques ont payé
de semblables outrages de leur vie ou de leur repos.
§ 14. La peur, que nous avons indiquée comme une cause de
bouleversement dans les républiques, n'agit pas moins dans les
monarchies. Ainsi Artabane tua Xerxès dans la seule crainte qu'on
n'apprit au roi qu'il avait fait pendre Darius, malgré l'ordre
contraire qu'il en avait reçu. Mais Artabane avait espéré d'abord
que Xerxès oublierait cette défense, qu'il lui avait faite au milieu
d'un festin. Le mépris amène aussi des révolutions dans les états
monarchiques. Sardanapale fut tué par un de ses sujets qui, si l'on
en croit la tradition, l'avait vu tenant la quenouille au milieu de
ses femmes. En admettant que ce fait soit faux pour Sardanapale, il
peut certainement être vrai pour un autre. Dion ne conspira que par
mépris contre le Jeune Denys, en voyant que tous ses sujets en
faisaient si peu de cas, et qu'il était lui-même plongé dans une
perpétuelle ivresse.
§ 15. C'est surtout par des motifs de cet ordre que se déterminent
même parfois les amis du tyran; la confiance dont ils jouissent
auprès de lui leur inspire le dédain, et l'espoir de cacher leurs
complots.
§ 16. Les conspirations par désir de la gloire ont un tout autre
caractère que celles dont nous avons parlé jusqu'à présent. Elles
n'ont pour mobiles ni l'envie des richesses immenses, ni le désir
des honneurs suprêmes que le tyran possède et qui font si souvent
conspirer contre lui. Ce n'est point par des considérations de ce
genre que l'homme ambitieux se risque aux dangers d'un complot. Il
laisse à d'autres les motifs vils et bas que nous venons de
rappeler; mais de même qu'il s'aventurerait dans toute entreprise
inutile, mais qui pourrait donner renom et célébrité, de même il
conspire contre le monarque, avide non de puissance mais de gloire.
§ 17. Les hommes de cette trempe sont excessivement rares, parce que
de telles résolutions supposent toujours un mépris absolu de sa
propre vie, dans le cas où l'entreprise viendrait à échouer. La
seule pensée dont on doive alors être animé est celle de Dion ; mais
il est difficile qu'elle puisse venir à bien des coeurs. Dion, quand
il marcha contre Denys, n'avait avec lui que quelques soldats,
déclarant que, quel que fût d'ailleurs le succès, c'en était assez
pour lui d'avoir mis la main à cette entreprise, et que mourût-il
aussitôt en touchant la terre de Sicile, sa mort serait toujours
assez belle.
§ 18. La tyrannie peut être renversée, comme tout autre
gouvernement, par une attaque extérieure, venant d'un État plus
puissant qu'elle et constitué sur un principe opposé. Il est clair
que ce gouvernement voisin, par l'opposition même de son principe,
n'attend que le moment de l'attaque ; et dès qu'on le peut, on fait
toujours ce qu'on désire. Les États de principes différents sont
toujours ennemis entre eux : la démocratie, par exemple, est
l'ennemie de la tyrannie, tout autant que le potier peut l'être du
potier, comme dit Hésiode; ce qui n'empêche pas que la démagogie
poussée à son dernier terme ne soit aussi une véritable tyrannie. La
royauté et l'aristocratie sont ennemies par la différence même de
leur principe. Aussi, les Lacédémoniens avaient-ils pour système
constant de renverser les tyrannies, comme le firent aussi les
Syracusains, tant qu'ils furent régis par un bon gouvernement.
§ 19. La tyrannie trouve dans son propre sein une autre cause de
ruine, quand l'insurrection vient de ceux même qu'elle emploie.
Témoin la chute de la tyrannie fondée par Gélon; et de nos jours,
celle de Denys. Thrasybule, frère d'Hiéron, s'attachait à flatter
toutes les folles passions du fils que Gélon avait laissé, et le
plongeait dans les plaisirs pour régner sous son nom. Les familiers
du jeune prince conspirèrent, non pas tant pour renverser la
tyrannie même, que pour supplanter Thrasybule ; mais les associés
qu'ils s'étaient donnés, saisirent cette favorable occasion pour les
chasser tous. Quant à Denys, ce fut Dion, son parent, qui marcha
contre lui et put, avant de mourir, expulser le tyran à l'aide du
peuple soulevé.
§ 20. Des deux sentiments qui causent le plus souvent les
conspirations contre les tyrannies, la haine et le mépris, les
tyrans méritent toujours au moins l'un, c'est la haine. Mais le
mépris qu'ils inspirent amène fréquemment leur chute. Ce qui le
prouve bien, c'est que ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir
ont su le conserver, et que ceux qui l'ont reçu par héritage l'ont
presque aussitôt perdu. Avilis par les dérèglements de leur
conduite, ils tombent aisément dans le mépris et fournissent de
nombreuses et excellentes occasions aux conspirateurs.
§ 21. On peut ranger aussi la colère dans la même classe que la
haine ; l'une et l'autre poussent à des actions toutes pareilles ;
seulement la colère est encore plus active que la haine, parce
qu'elle conspire avec d'autant plus d'ardeur que la passion ne
réfléchit pas. C'est surtout le ressentiment d'une insulte qui livre
les coeurs aux emportements de la colère : témoin la chute des
Pisistratides et de tant d'autres. Cependant la haine est plus
redoutable. La colère est toujours accompagnée d'un sentiment de
douleur qui ne laisse pas de place à la prudence ; l'aversion n'a
point de douleur qui la trouble dans ses complots.
§ 22. La royauté a beaucoup moins à redouter les dangers du dehors,
et c'est ce qui en garantit la durée. Mais c'est en elle-même qu'il
faut rechercher toutes les causes de sa ruine. On peut les réduire à
deux : l'une est la conjuration des agents qu'elle emploie; l'autre
est sa tendance au despotisme, quand les rois prétendent accroître
leur puissance, même aux dépens des lois. On ne voit guère de nos
jours se former encore des royautés; et celles qui s'élèvent sont
bien plutôt des monarchies absolues et des tyrannies que des
royautés. C'est qu'en effet la véritable royauté est un pouvoir
librement consenti, et jouissant seulement de prérogatives
supérieures. Mais comme aujourd'hui les citoyens se valent en
général, et qu'aucun n'a une supériorité tellement grande qu'il
puisse exclusivement prétendre à une aussi haute position dans
l'État, il s'ensuit qu'on ne donne plus son assentiment à une
royauté, et que, si quelqu'un prétend régner par la fourbe ou par la
violence, on le regarde aussitôt comme un tyran.
§ 23. Dans les royautés héréditaires, il faut ajouter cette cause de
ruine toute spéciale, à savoir que la plupart de ces rois par
héritage deviennent bien vite méprisables, et qu'on ne leur pardonne
point un excès de pouvoir, .attendu qu'ils possèdent non pas une
autorité tyrannique, mais une simple dignité royale. La royauté est
très facile à renverser; car il n'y a plus de roi du moment qu'on ne
veut plus en avoir ; le tyran, au contraire, s'impose malgré la
volonté générale.
§ 24. Telles sont pour les monarchies les principales causes de
ruine; je n'en énumère point quelques autres qui se rapprochent de
celles-là.
CHAPITRE IX.
§ 1. En général, les États monarchiques doivent évidemment se conserver par des
causes opposées à toutes celles dont nous venons de parler, suivant la nature
spéciale de chacun d'eux. La royauté, par
exemple, se maintient par la modération. Moins ses attributions souveraines sont
étendues, plus elle a de chances de durer dans toute son intégrité. Le roi songe
moins alors à se faire despote ; il respecte plus dans toutes ses actions
l'égalité commune; et les sujets de leur côté sont moins enclins à lui porter
envie. Voilà ce qui explique la durée si longue de la royauté chez les Molosses.
Chez les Lacédémoniens, elle n'a tant vécu que parce que, dès l'origine, le
pouvoir fut partagé entre deux personnes; et que plus tard, Théopompe le tempéra
par plusieurs institutions, sans compter le contre-poids qu'il lui donna dans
l'établissement de l'Éphorie. En affaiblissant la puissance de la royauté, il
lui assura plus de durée; il l'agrandit donc en quelque sorte, loin de la
réduire; et il avait bien raison de répondre à sa femme, qui lui demandait s'il
n'avait pas honte de transmettre à ses fils la royauté moins puissante qu'il ne
l'avait reçue de ses ancêtres : « Non, » sans doute; car je la leur laisse
beaucoup plus durable. »
§ 2. Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument
opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque
tous les tyrans. C'est à Périandre de Corinthe qu'on fait
honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut
offrir aussi bon nombre d'exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des
moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est
possible. Réprimer toute supériorité qui s'élève ; se défaire des gens de coeur
; défendre les repas communs et les associations; interdire l'instruction et
tout ce qui tient aux lumières, c'est-à-dire, prévenir tout ce qui donne
ordinairement courage et confiance en soi ; empêcher les loisirs et toutes les
réunions où l'on pourrait trouver des amusements communs; tout faire pour que
les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent
une mutuelle confiance;
§ 3. de plus, bien connaître les moindres déplacements
des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de
la cité, pour toujours être au courant de ce qu'ils font, et les accoutumer par
ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d'âme : tels sont les
moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques
qui tendent tous au même but. En voici d'autres : savoir tout ce qui se dit,
tout ce qui se fait parmi les sujets; avoir des espions pareils à ces femmes
appelées à Syracuse les délatrices ; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout
écouter dans
les sociétés, dans les réunions, parce qu'on est moins franc quand on redoute
l'espionnage, et que si l'on parle, tout se sait ;
§ 4. semer la discorde et la
calomnie parmi les citoyens; mettre aux prises les amis entre eux; irriter le
peuple contre les hautes classes, qu'on désunit entre elles. Un autre principe
de la tyrannie est d'appauvrir les sujets, pour que, d'une part, sa garde ne lui
coûte rien à entretenir, et que, de l'autre, occupés à gagner leur vie de chaque
jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C'est dans cette vue
qu'ont été élevés les pyramides d'Égypte, les monuments sacrés des Cypsélides,
le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de
Polycrate à Samos, travaux qui n'ont qu'un seul et
même objet, l'occupation constante et l'appauvrissement du peuple.
§ 5. On peut
voir un moyen analogue dans un système d'impôts établis comme ils l'étaient à
Syracuse : en cinq ans, Denys absorbait par l'impôt la valeur de toutes les
propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l'activité de ses sujets,
et leur imposer le besoin perpétuel d'un chef militaire. Si la royauté se
conserve en s'appuyant sur des dévouements, la tyrannie ne se maintient que par
une perpétuelle défiance de ses amis, parce qu'elle sait bien que, si tous les
sujets veulent renverser le tyran, ses amis surtout sont en position de le
faire.
§ 6. Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie
: licence accordée aux femmes dans l'intérieur des familles pour qu'elles
trahissent leur maris ; licence aux esclaves, pour qu'ils dénoncent aussi leurs
maîtres; car le tyran n'a rien à redouter des esclaves et des femmes
; et les esclaves, pourvu qu'on les laisse vivre à leur gré, sont
très partisans de la
tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque; et voilà
pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du
tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable
flatteur; près du despote, on trouve ses vils courtisans, qui ne font qu'ouvre
de flatterie perpétuelle. Aussi la tyrannie n'aime-t-elle que les méchants,
précisément parce qu'elle aime la flatterie, et qu'il n'est point de coeur
libre qui s'y abaisse. L'homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De
plus, les méchants sont d'un utile emploi dans des projets pervers : « Un clou
chasse l'autre », dit le proverbe.
§ 7. Le propre du tyran est de repousser tout
ce qui porte une âme fière et libre ; car il se croit seul capable de posséder
ces hautes qualités; et l'éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité
et l'indépendance d'un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la
tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures,
comme attentatoires à sa puissance. C'est encore l'usage du tyran d'inviter à sa
table et d'admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux;
ceux-ci sont pour lui des ennemis ; ceux-là n'ont aucun motif d'agir contre son
autorité.
§ 8. En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont
le but permanent de la tyrannie : d'abord, l'abaissement moral des sujets; car
des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer; en second lieu, la défiance des
citoyens les uns à l'égard des autres ; car la tyrannie ne lieut être renversée
qu'autant que des citoyens ont assez d'union pour se concerter. Aussi, le tyran
poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non
pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme
dégradant, mais encore parce qu'ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la
confiance des autres, et qu'ils sont incapables de se trahir entre eux ou de
trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie,
c'est l'affaiblissement et l'appauvrissement des sujets ; car on n'entreprend
guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on
n'a pas les moyens de la renverser.
§ 9. Ainsi, toutes les préoccupations du
tyran peuvent se diviser en trois classes que nous venons d'indiquer, et l'on
peut dire que toutes ses ressources de salut se groupent autour de ces trois
bases : la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur
dégradation morale.
§ 10. Quant à la seconde, elle s'attache à des soins radicalement opposés à tous
ceux que nous venons d'indiquer. On peut la tirer de ce que nous avons dit des
causes qui ruinent les royautés; car de même que la royauté compromet son
autorité en voulant la rendre plus despotique, de même la tyrannie assure la
sienne en la rendant plus royale. Il n'est ici qu'un point essentiel qu'elle ne
doit jamais oublier : qu'elle ait toujours la force nécessaire pour gouverner,
non pas seulement avec l'assentiment général, mais aussi malgré la volonté
générale ; renoncer à ce point, ce serait renoncer à la tyrannie même. Mais
cette base une fois assurée, le tyran peut pour tout le reste se conduire comme
un véritable roi, ou du moins en prendre adroitement toutes les apparences.
§ 11. D'abord, il paraîtra s'occuper avec sollicitude des intérêts publics, et
il ne se montrera point follement dissipateur de ces riches offrandes que le
peuple a tant de peine à lui faire, et que le maître tire des fatigues et de la
sueur de ses sujets, pour les prodiguer à des courtisanes, à des étrangers, à
des artistes cupides. Le tyran rendra compte des recettes et des dépenses de
l'État, chose que du reste plus d'un tyran a faite; car il a par là cet avantage
de paraître un administrateur plutôt qu'un despote; il n'a point à redouter
d'ailleurs de
jamais manquer de fonds tant qu'il reste maître absolu du gouvernement.
§ 12.
S'il vient à voyager loin de sa résidence, il vaut mieux avoir ainsi placé son
argent plutôt que de laisser derrière soi des trésors accumulés; car alors ceux
à la garde de qui il se confie sont moins tentés par ses richesses. Lorsque le
tyran se déplace, il redoute ceux qui le gardent plus que les autres citoyens :
ceux-là le suivent dans sa route, tandis que ceux-ci restent dans la ville. D'un
autre côté, en levant des impôts, des redevances, il faut qu'il semble n'agir
que dans l'intêrêt de l'administration publique, et seulement pour préparer des
ressources en cas de guerre ; en un mot, il doit paraître le gardien et le
trésorier de la fortune générale et non de sa fortune personnelle.
§ 13. Il ne faut pas que le tyran se montre d'un difficile accès ; toutefois
son abord doit être grave, pour inspirer non la crainte, mais le respect. La
chose est du reste fort délicate; car le tyran est toujours bien près d'être
méprisé; mais, pour provoquer le respect, il doit, même en faisant peu de cas
des autres talents, tenir beaucoup au talent politique, et se faire à cet égard
une réputation inattaquable. De plus, qu'il se garde bien lui-même, qu'il
empêche soigneusement tous ceux qui l'entourent d'insulter jamais la jeunesse de
l'un ou l'autre sexe. Que les femmes dont il dispose montrent la même réserve
avec les autres femmes;
car les querelles féminines ont perdu plus d'une tyrannie.
§ 14. S'il aime le
plaisir, qu'il ne s'y livre jamais comme le font certains tyrans de notre
époque, qui, non contents de se plonger dans les jouissances dès le soleil levé
et pendant plusieurs jour de suite, veulent encore étaler leur licence sous les
yeux de tous les citoyens, auxquels ils prétendent faire admirer ainsi leur
bonheur et leur félicité. C'est en ceci surtout que le tyran doit user de
modération; et s'il ne le peut, qu'il sache au moins se dérober aux regards de
la foule. L'homme qu'on surprend sans peine et qu'on méprise, ce n'est point
l'homme tempérant et sobre, c'est l'homme ivre; ce n'est point celui qui veille,
c'est celui qui dort.
§ 15. Le tyran prendra le contre-pied de toutes ces vieilles maximes qu'on dit à
l'usage de la tyrannie. Il faut qu'il embellisse la ville, comme s'il en était
l'administrateur et non le maître. Surtout qu'il affiche avec le plus grand
soin une piété exemplaire. On ne redoute pas autant l'injustice de la part d'un
homme qu'on croit religieusement livré à tous ses devoirs envers les dieux; et
l'on ose moins conspirer contre lui, parce qu'on lui suppose le ciel même pour
allié. Il
faut toutefois que le tyran se garde de pousser les apparences jusqu'à une
ridicule superstition. Quand un citoyen se distingue par quelque belle action,
il faut le combler de tant d'honneurs qu'il ne pense pas pou-voir en obtenir
davantage d'un peuple indépendant. Le tyran répartira en personne les
récompenses de ce genre, et laissera aux magistrats inférieurs et aux tribunaux
le soin des châtiments.
§ 16. Tout gouvernement monarchique, quel qu'il soit,
doit se garder d'accroître outre mesure la puissance d'un individu ; ou, si la
chose est inévitable, il faut alors prodiguer les mêmes dignités à plusieurs
autres; c'est le moyen de les maintenir mutuellement. S'il faut nécessairement
créer une de ces brillantes fortunes, que le tyran ne s'adresse pas du moins à
un homme audacieux ; car un coeur rempli d'audace est toujours prêt à tout
entreprendre; et s'il faut renverser quelque haute influence, qu'il y procède
par degrés, et qu'il ait soin de ne point détruire d'un seul coup les fondements
sur lesquels elle repose.
§ 17. Que le tyran, en ne se permettant jamais d'outrage d'aucun genre, en
évite deux surtout : c'est de porter la main sur qui que ce soit, et d'insulter
la jeunesse. Cette circonspection est particulièrement nécessaire à l'égard
des coeurs nobles et fiers. Les âmes cupides souffrent impatiemment qu'on les
froisse dans
leurs intétets d'argent; mais les âmes fières et honnêtes souffrent bien
davantage d'une atteinte portée à leur honneur. De deux choses l'une : ou il
faut renoncer à toute vengeance contre des hommes de ce caractère, ou bien les
punitions qu'on leur inflige doivent sembler toutes paternelles, et non le
résultat du mépris. Si le tyran a quelques relations avec la jeunesse, il faut
qu'il paraisse ne céder qu'à sa passion, et non point abuser de son pouvoir. En
général, dès qu'il peut y avoir apparence de déshonneur, il faut que la
réparation l'emporte de beaucoup sur l'offense.
§ 18. Parmi les ennemis qui en veulent à la personne même du tyran, ceux-là
sont les plus dangereux et les plus à surveiller, qui ne tiennent point à leur
vie pourvu qu'ils aient la sienne. Aussi faut-il se garder avec la plus grande
attention des hommes qui se croient insultés dans leur personne ou dans celle de
gens qui leur sont chers. Quand on conspire par ressentiment, on ne s'épargne
pas soi-même, et ainsi que le dit Héraclite : « Le ressentiment est bien
difficile à combattre, car il met sa vie à l'enjeu ».
§ 19. Comme l'État se
compose toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, il
faut persuader aux uns et aux autres qu'ils ne trouveront de garantie que dans
le pouvoir, et. prévenir entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux
partis, le plus fort est toujours celui qu'il faut prendre pour instrument du
pouvoir, afin que, dans un cas extrême, le tyran ne soit pas forcé ou de donner
la liberté aux esclaves, ou d'enlever les armes aux citoyens. Ce parti suffit
toujours à lui seul pour défendre l'autorité, dont il est l'appui, et pour lui
assurer le triomphe contre ceux qui l'attaquent.
§
20. Du reste, nous croyons qu'il serait inutile d'entrer dans de plus longs
détails. L'objet essentiel est ici bien évident. Il faut que le tyran paraisse à
ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi; non point un
homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des
autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non
pas les excès. Il faut qu'il admette dans sa société les citoyens distingués, et
qu'il s'attire par ses manières l'affection de la foule. Par là, il sera
infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus
aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu'il
n''excitera ni haine, ni crainte; mais encore il rendra son autorité plus
durable. En un mot, il faut qu'il se montre complétenient vertueux ou du moins
vertueux à demi, et qu'il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant
qu'on peut l'être.
§
21. Et cependant, malgré toutes ces précautions,
les moins stables des gouvernements sont l'oligarchie et la tyrannie. La plus
longue tyrannie a été celle d'Orthagoras et de ses descendants, à Sicyone ; elle
a duré cent ans ; c'est qu'ils surent habilement ménager leurs sujets et se
soumettre eux-mêmes en bien des choses au joug de la loi. Clisthène évita le
mépris. par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se
concilier l'amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu'à couronner de ses
mains le juge qui avait prononcé contre lui en faveur de son antagoniste ; et
si l'on en croit la tradition, la statue assise qui est dans la place publique
est celle de ce juge indépendant. Pisistrate, dit-on aussi, se laissa citer en
justice devant l'Aréopage.
§ 22. La plus longue tyrannie est en second lieu
celle des Cypsélides, à Corinthe. Elle dura soixante-treize ans et six mois.
Cypsèle régna personnellement trente ans, et Périandre quarante-quatre ;
Psammétichus, fils de Gordius, régna trois ans. Cesont les mêmes causes qui maintinrent si longtemps la tyrannie de Cypsèle ; car
il était démagogue aussi ; et, durant tout son règne, il ne voulut jamais avoir
de satellites. Périandre était un despote, mais un grand général.
§ 23. Il faut
mettre en troisième lieu, après ces deux premières tyrannies, celle des
Pisistratides, à Athènes ; mais elle eut des intervalles. Pisistrate, durant
sa puissance, fut forcé de prendre deux fois la fuite, et en trente-trois ans,
il n'en régna réellement que dix-sept ; ses enfants en régnèrent dix-huit : en
tout trente-cinq ans. Viennent ensuite les tyrannies d'Hiéron et de Gélon à
Syracuse. Cette dernière ne fut pas longue, et à elles deux, elles durèrent
dix-huit années. Gélon mourut dans la huitième année de son règne ; Hiéron régna
dix ans ; Thrasybule fut renversé au bout du onzième mois. A tout prendre, la
plupart des tyrannies n'ont eu qu'une très courte existence.
§ 24. Telles sont à peu près, pour les gouvernements républicains et pour les
monarchies, toutes les causes de ruine qui les menacent ; et tels sont les
moyens de salut qui les maintiennent.
CHAPITRE X.
§ 1. Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions; mais il n'a pas
fort bien traité ce sujet. Il
n'assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au
premier gouvernement. A son avis, les révolutions viennent de ce que rien
ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un
certain laps de temps; et il ajoute que « ces perturbations dont la racine
augmentée d'un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque
le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors
des êtres vicieux et radicalement incorrigibles ». Cette dernière partie de son
raisonnement n'est peut-être pas fausse; car il est des hommes naturellement
incapables de recevoir de l'éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi
cette révolution dont parle Socrate s'appliquerait-elle à cette république qu'il
nous donne comme parfaite, plus spécialement qu'à tout autre État, ou à tout
autre objet de ce monde?
§ 2. Puis, dans cet instant qu'il assigne à la
révolution universelle, même les choses qui n'ont point commencé d'être ensemble
changeront ce-pendant à la fois ! et un être né le premier jour de la
catastrophe y sera compris comme les autres ! On peut demander encore pourquoi
la parfaite république de
Socrate passe en se changeant au système Lacédémonien. Un système politique
quel qu'il soit se change dans le système qui lui est diamétralement opposé plus
ordinairement que dans le système qui en est proche. On en peut dire autant de
toutes les révolutions qu'admet Socrate, quand il assure que le système
Lacédémonien se change en oligarchie, l'oligarchie en démagogie, et celle-là
enfin en tyrannie. Mais c'est précisément tout le contraire. L'oligarchie, par
exemple, succède à la démagogie bien plus souvent que la monarchie.
§ 3. De
plus, Socrate ne dit pas si la tyrannie a ou n'a pas de révolutions; il ne dit
rien des causes qui les amènent, ni du gouvernement qui se substitue à
celui-là. On conçoit aisément son silence, qu'il avait grand'peine à ne pas
garder ; tout ici doit rester complétement obscur, parce que, dans les idées de
Socrate, il faut que de la tyrannie on revienne à cette première république
parfaite qu'il a conçue, seul moyen d'obtenir ce cercle sans fin dont il parle.
Mais la tyrannie succède aussi à la tyrannie : témoin celle de Clisthène
succédant à celle de Myron, à Sicyone. La tyrannie peut encore se changer en
oligarchie, comme celle d'Antiléon à Chalcis; ou en démagogie, comme celle de
Gélon à Syracuse; ou en aristocratie, comme celle de Charilaüs à Lacédémone, et
comme on le vit
à Carthage.
§ 4. L'oligarchie, de son côté, se change en tyrannie, et c'est ce
qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu'on se souvienne
qu'à l'oligarchie succéda la tyrannie de Panætius à Léontium; à Gèle, celle de
Cléandre; à Rhéges, celle d'Anaxilas ; et qu'on se rappelle tant d'autres
exemples qu'on pourrait citer également. C'est encore une erreur de faire naître
l'oligarchie de l'avidité et des occupations mercantiles des chefs de l'Etat. Il
faut bien plutôt en demander l'origine à cette opinion des hommes à grandes
fortunes, qui croient que l'égalité politique n'est pas juste entre ceux qui
possèdent et ceux qui ne pos¬sèdent pas. Dans presque aucune oligarchie, les
magistrats ne peuvent se livrer au commerce; et la loi le leur interdit. Bien
plus, à Carthage, qui est un État démocratique, les magistrats font le commerce;
et l'État cependant n'a point encore éprouvé de révolution.
§ 5. Il est encore
fort singulier d'avancer que dans l'oligarchie l'Etat est divisé en deux partis,
les pauvres et les riches ; est-ce bien là une condition plus spéciale de
l'oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre
gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes
égales, ou ne sont pas tous également vertueux ? En supposant même que personne
ne s'appauvrisse, l'Etat
n'en passe pas moins de l'oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvres
s'accroît, et de la démocratie à l'oligarchie, si les riches deviennent plus
puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres
s'appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui
amènent les révolutions, pour s'attacher àune seule, attribuant exclusivement la
pauvreté à l'inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins
presque tous naissaient dans l'opulence.
§ 6. C'est une grave erreur. Ce qui est
vrai, c'est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune,
recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur,
l'État n'en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n'amènent pas non
plus la démagogie plus fréquemment que tout autre système. Il suffit d'une
exclusion politique, d'une injustice, d'une insulte, pour causer une
insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes
des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n'a souvent pas d'autre
motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté
dont Socrate attribue l'origine à un excès de
liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d'oligarchies et de
démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d'elles
était unique en son genre. |