retour à l'entrée du site   table des matières de l'oeuvre d'Aristote

ARISTOTE

 

POLITIQUE

LIVRE VIII.


(Ordinairement placé le cinquième.)

THÉORIE GÉNÉRALE DES RÉVOLUTIONS.

texte grec

texte français sans notes

pour le texte grec d'un chapitre, cliquer sur le chapitre

 

CHAPITRE PREMIER.
Théorie des révolutions ; sa place dans cet ouvrage politique : cause générale de la diversité des constitutions; le besoin d'égalité mal compris. Procédés généraux des révolutions; elles s'adressent soit aux choses, soit aux personnes. De l'égalité positive et de l'égalité proportionnelle; la république a des chances particulières de stabilité.

§ 1. Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons étudier, d'une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les révolutions dans les États, les caractères qu'elles prennent selon les constitutions, et les relations qu'ont le plus ordinairement les principes qu'elles quittent avec ceux qu'elles adoptent; d'autre part, nous rechercherons quels sont pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation; et enfin nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d'eux.

§ 2. Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la diversité de toutes les constitutions, la voici : tous les systèmes politiques, quelque divers qu'ils soient, reconnaissent des droits et une égalité proportionnelle entre les citoyens; mais tous s'en écartent dans l'application. La démagogie est née presque toujours de ce qu'on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n'était réelle qu'à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu'ils devaient être égaux d'une manière absolue. L'oligarchie est née de ce qu'on a prétendu rendre absolue et générale, une inégalité qui n'était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n'étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu'ils devaient l'être en tout et sans limite.

§ 3. Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, clans toutes ses attributions, fût également réparti; les autres, appuyés sur cette inégalité, n'ont pensé qu'à accroître leurs privilèges; car les augmenter, c'était augmenter l'inégalité. Tous ces systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique. Aussi, de part et d'autre, dès que l'on n'obtient pas en pouvoir politique tout ce que l'on croit si faussement mériter, on a recours à une révolution. Certes le droit d'en faire une appartiendrait bien plus légitimement aux citoyens d'un mérite supérieur, quoique ceux-là n'usent jamais de ce choit; mais de fait, l'inégalité absolue n'est raisonnable que pour eux. Ce qui n'empêche pas que bien des gens, par cela seul que leur naissance est illustre, c'est-à-dire qu'ils ont pour eux la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se croient, grâce à cette seule inégalité, fort au-dessus de l'égalité commune.

§ 4. Telle est la cause générale, et l'on peut dire, la source des révolutions et des troubles qu'elles amènent. Dans les changements qu'elles produisent, elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s'attaquent au principe même du gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre, substituant par exemple l'oligarchie à la démocratie, ou réciproquement; ou bien, la république et l'aristocratie à l'une et à l'autre ; ou les deux premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s'adresser à la constitution en vigueur, la garde telle qu'elle la trouve; mais les vainqueurs prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution. Les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les États oligarchiques et monarchiques.

§ 5. Parfois la révolution renforce ou amoindrit un principe. Ainsi, l'oligarchie existant, la révolution l'augmente ou la restreint; de même pour la démocratie, qu'elle fortifie ou qu'elle affaiblit; et pour tout autre système, soit qu'elle y ajoute, soit qu'elle en retranche. Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu'une partie de la constitution, et par exemple n'a pour but que de fonder ou de renverser une certaine magistrature. C'est ainsi qu'a, Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut détruire la Royauté ; et Pausanias, l'Ephorie.

§ 6. C'est ainsi qu'à Epidamne un seul point de la constitution fut changé, et qu'un sénat fut substitué aux chefs des tribus. Aujourd'hui même, il y suffit du décret d'un seul magistrat pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en assemblée générale; et dans cette constitution, l'archonte unique est un reste d'oligarchie. L'inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu'elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable; et c'est en général pour conquérir l'égalité que l'on s'insurge.

§ 7. Cette égalité si recherchée est double. Elle peut s'entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l'égalité, l'identité en multitude, en étendue; par le mérite, l'égalité proportionnelle. Ainsi, numériquement, trois surpasse deux comme deux surpasse un; mais proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à quatre dans le même rapport qu'un est à deux; c'est la moitié de part et d'autre. On peut être d'accord sur le fond même du droit, et différer sur la proportion dans laquelle il doit être donné. Je l'ai déjà dit plus haut : les uns, égaux en un point, se croient égaux d'une manière absolue; les autres, inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception.

§ 8. De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou démocratiques. La noblesse, la vertu sont le partage du petit nombre ; et les qualités contraires, celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable; presque partout, au contraire, on trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer l'égalité réelle ou proportionnelle dans toutes ses conséquences ; les faits sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais solides, parce qu'il est impossible que, de l'erreur qui a été primitivement commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le plus sage est de combiner ensemble, et l'égalité suivant le nombre, et l'égalité suivant le mérite.

§ 9. Quoi qu'il en soit, la démocratie est plus stable et moins sujette aux bouleversements que l'oligarchie. Dans les gouvernements oligarchiques, l'insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui s'insurge contre elle-même ou contre le peuple; dans les démocraties, elle n'a que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s'insurge jamais contre lui-même, ou du moins, les mouvements de ce genre sont sans importance. La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l'oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces gouvernements.

§ 1. A peu près épuisées. Voir le début des livres II, V (8e) et VII (6e). Cette assertion si claire, par laquelle s'ouvre ce livre, me paraît confirmer une fois de plus et pleinement l'ordre que j'ai adopté. Aristote a traité presque toutes les parties de son sujet; il ne lui reste en effet qu'à parler des révolutions. Voir l'Appendice, où cette question est discutée longuement, et où l'ordre nouveau me semble tout à fait justifié et démontré.

§ 2. Nous avons déjà indiqué. Voir plus haut, liv. III, ch. v, § 8et suiv. La même pensée se retrouve dans plusieurs passages.

§ 3. Raisonnable que pour eux. Aristote a déjà plusieurs fois ex-primé cette pensée. Il a toujours fait les réserves les plus formelles pour le mérite et pour le génie, qui lui paraissent des exceptions trop rares et trop belles, pour que la société n'en fasse pas une estime toute particulière. L'expérience de tous les temps est d'accord avec la théorie du philosophe. Les titres de la capacité n'ont jamais été régulièrement, légalement reconnus; mais l'histoire est là pour attester qu'en fait ils ont été rarement méprisés. Voir un passage tout à fait analogue, liv. III, ch. viii, § 1.
La richesse de leurs ancêtres. Aristote fait ici fort bon marché des droits de la naissance et de la noblesse. Voir livre I, chapitre II, § 19, et livre VI (4e), chapitre VII, § 5.

§ 5. Lysandre. Le projet de Lysandre était de substituer l'élection à l'hérédité pour la dignité royale, et de renverser ainsi la famille des Héraclides. Des poursuites commencées contre lui ne purent fournir des preuves suffisantes. Lysandre mourut sept ans après, dans un combat contre les Béotiens, la première année de la XCVIe olympiade, 396 av. J: C. Voir Diod. de Sicile, liv. XIV, ch. XIII p. 555 et suiv., éd. Firmin Didot, et Ott. Müller, die Dorien, t. II, p. 409.
Pausanias, l'Bphorie. Le vrai crime de Pausanias fut d'avoir conspiré contre la liberté de Sparte et de la Grèce, avec le grand-roi. Voir Thucyd., livre I, chap. cxxviii-cxxxv. Pausanias mourut la quatrième année de la LXXVe olympiade, 477 avant J.-C. Voir Diod. de Sicile, livre XI, chap. XLV, § 7, p. 384, éd. de Firmin Didot.

§ 6. A Épidamne,. Voir plus haut, liv. III, ch. II, § 1, et Ott. Müller, die Dorien, t. II, p. 156.
En assemblée générale. D'après l'expression du texte, Chalcondyle et plusieurs commentateurs ont pensé qu'il s'agissait ici de la place Héliée, à Athènes. Du moins Chalcondyle a mis dans le manuscrit 2023 une glose marginale, où il explique ce qu'était à Athènes le tribunal des héliastes. C'est une erreur; il ne peut pas être ici question d'Athènes, qui n'a jamais eu d'archonte unique. M. Ott. Müller et M. Goettling ont pensé avec raison qu'il s'agissait de l'assemblée générale des citoyens, qui, dans toutes les républiques Doriennes, s'appelait du nom dont se sert Aristote. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, pages 86 et 156, et M. Goettling, p. 390.

§ 7. Est double. Cette distinction, très importante en politique comme ailleurs, est de Platon ; voir les Lois, liv. VI, p. 317.
Je l'ai déjà dit plus haut. Voir ci-dessus, dans ce chapitre, § 1, et les passages auxquels celui-là renvoie.

§ 9. La classe moyenne. Voir,  liv. VI (4e), ch. ix, toute la théorie d'Aristote sur l'importance et les vertus politiques de la classe  moyenne. Voir aussi ma préface  et ma discussion sur ce point.

 

CHAPITRE II.
Causes diverses des révolutions; disposition des esprits; but des révolutions ; circonstances déterminantes ; ces circonstances sont très complexes; on peut en distinguer un plus ou moins grand nombre : l'ambition des richesses, celle des honneurs, l'insulte, la peur, le mépris, l'accroissement disproportionné d'une classe, la brigue, la négligence, les causes insensibles, la diversité d'origine. Citations historiques à l'appui de ces considérations.

§  1. Puisque nous voulons étudier d'où naissent les discordes et les bouleversements politiques, examinons en d'abord, d'une manière toute générale, l'origine et les causes. Toutes ces causes, on doit dire, peuvent être ramenées à trois chefs, que nous indiquerons en peu de mots : ce sont la disposition morale de ceux qui s'insurgent, le but de l'insurrection, et en troisième lieu, les circonstances déterminantes qui amènent le trouble et la discorde parmi les citoyens. Nous avons déjà dit ce qui dispose en général les esprits à une révolution ; et cette cause est la principale de toutes. Les citoyens se soulèvent, tantôt par le désir de l'égalité, lorsqu'ils se voient, tout égaux qu'ils se prétendent, sacrifiés à des privilégiés ; tantôt par le désir de l'inégalité et de la prédominance politiques, lorsque, en dépit de l'inégalité qu'ils se supposent, ils n'ont pas plus de droits que les autres, ou n'en ont que d'égaux, ou même de moins étendus.

§ 2. Ces prétentions peuvent être raisonnables, comme aussi elles peuvent être injustes. Par exemple, inférieur, on s'insurge pour obtenir l'égalité; l'égalité une fois obtenue, on s'insurge pour dominer. Telle est donc, en général, la disposition d'esprit des citoyens qui commencent la révolution. Leur but, quand ils s'insurgent, c'est d'atteindre la fortune et les honneurs, ou bien de fuir l'obscurité et la misère ; car souvent la révolution n'a eu pour objet que de soustraire quelques citoyens, ou leurs amis, à une flétrissure ou au payement d'une amende.

§ 3. Enfin, quant aux causes et aux influences particulières qui déterminent la disposition morale et les désirs que nous avons signalés, elles sont, si l'on veut au nombre de sept, bien qu'on puisse à son gré en compter encore davantage. Deux d'abord sont identiques aux causes indiquées plus haut, bien qu'elles n'agissent point ici de la même manière. L'ambition des richesses et celle des honneurs, dont nous venons de parler, peuvent allumer la discorde, sans qu'on prétende pour soi-même ni aux unes, ni aux autres, mais seulement parce qu'on s'indigne de les voir justement ou injustement aux mains d'autrui. A ces deux premières causes, on peut joindre l'insulte, la peur, la supériorité, le mépris, l'accroissement disproportionné de quelques parties de la cité. On peut aussi, et d'un autre point de vue, compter comme causes de révolutions, la brigue, la négligence, les causes insensibles, et enfin les diversités d'origine.

§ 4. On voit, sans la moindre peine et avec pleine évidence, tout ce que l'insulte et l'intérêt peuvent avoir d'importance politique, et comment ces deux causes amènent des révolutions. Quand les hommes qui gouvernent sont insolents et avides, on se soulève contre eux et contre la constitution qui leur donne de si injustes privilèges, qu'ils fassent d'ailleurs fortune aux dépens des particuliers ou aux dépens du public. Il n'est pas plus difficile de comprendre quelle influence les honneurs peuvent exercer, et comment ils peuvent causer des séditions. On s'insurge quand on se voit privé personnellement de toute distinction, et que les autres en sont comblés. Il y a une égale injustice quand les uns sont honorés, les autres avilis hors de toute proportion ; il n'y a réellement justice que si la répartition du pouvoir est en rapport avec le mérite particulier de chacun.
La supériorité est aussi une source de discordes civiles, quand s'élève l'influence prépondérante soit d'un seul individu, soit de plusieurs, dans le sein de l'État ou du gouvernement lui-même ; elle donne ordinairement naissance à une monarchie ou à une dynastie oligarchique.

§ 5. Aussi a-t-on imaginé dans quelques États, contre ces grandes fortunes politiques, le moyen de l'ostracisme; c'est ce que firent Argos et Athènes. Mais il vaut bien mieux prévenir dès leur début les supériorités de ce genre, plutôt que de les guérir par un tel remède, après qu'on les a laissées se former.
La peur cause des séditions, lorsque des coupables, dans la crainte du châtiment, se révoltent ; ou lorsque dans la prévision d'un attentat, les citoyens se soulèvent avant qu'il ne soit commis contre eux. Ainsi à Rhodes, les principaux citoyens s'insurgèrent contre le peuple, pour se soustraire aux jugements qui les avaient frappés.

§ 6. Le mépris aussi donne naissance à des séditions et à des entreprises révolutionnaires : dans l'oligarchie, lorsque la majorité exclue de toute fonction publique sent la supériorité de ses forces ; dans la démocratie, lorsque les riches s'insurgent par dédain de la turbulence populaire et de l'anarchie. A Thèbes, après le combat des OEnophytes, le gouvernement démocratique fut renversé, parce que l'administration était détestable ; à Mégare, la démagogie fut vaincue par sa propre anarchie et ses désordres. Autant en advint à Syracuse, avant la tyrannie de Gélon ; et à Rhodes, avant la Défection.

§ 7. L'accroissement disproportionné de quelques classes de la cité cause aussi des bouleversements politiques. C'est comme le corps humain, dont toutes les parties doivent se développer proportionnellement, pour que la symétrie de l'ensemble continue de subsister ; ou bien elle courrait risque de périr, si le pied venait à croître de quatre coudées, et le reste du corps de deux palmes seulement. L'être pourrait même complètement changer d'espèce, s'il se développait sans proportion, non pas seulement de dimensions, mais encore d'éléments constitutifs. Le corps politique se compose également de parties diverses, dont quelques-unes prennent souvent, en secret un développement dangereux : par exemple, la classe des pauvres dans les démocraties et les républiques.

§ 8. Il arrive même quelquefois que ce sont des circonstances toutes fortuites qui amènent ce résultat. A Tarente, la majorité des citoyens distingués ayant été tués dans un combat contre les Japyges, la démagogie remplaça la république; c'était peu de temps après la guerre Médique. Argos, après la bataille du Sept, où Cléomène le Spartiate avait détruit l'armée Argienne, fut forcée d'accorder le droit de cité à des serfs. A Athènes, les classes distinguées perdirent de leur puissance, parce qu'elles durent servir à leur tour dans l'infanterie, après les pertes qu'avait éprouvées cette arme dans les guerres contre Lacédémone. Les révolutions de ce genre sont plus rares dans la démocratie que dans tous les autres gouvernements; toutefois, quand le nombre des riches s'accroît et que les fortunes s'augmentent, la démocratie peut dégénérer en oligarchie, soit tempérée, soit violente.

§ 9. Dans les républiques, la brigue suffit pour amener, même sans mouvement tumultueux, le changement de la constitution. A Hérée, par exemple, on abandonna la voie de l'élection pour celle du sort, parce que la première n'avait jamais amené que des intrigants au pouvoir.
La négligence aussi peut causer des révolutions, lorsqu'on la pousse jusqu'à laisser tomber le pouvoir aux mains d'hommes ennemis de l'État. A Orée, l'oligarchie fut renversée par cela seul qu'Héracléodore avait été élevé au rang des magistrats; il substitua la république et la démocratie au système oligarchique.
Quelquefois la révolution s'accomplit par suite des plus petits changements; et je veux dire par là que les lois peuvent subir une altération capitale par un fait qu'on regarde comme sans importance, et qu'on aperçoit à peine. A Ambracie, par exemple, le cens d'abord était fort léger; à la fin on l'abolit entièrement, sous prétexte qu'un cens aussi faible ne différait pas, ou du moins différait fort peu, de l'absence totale de cens.

§ 10. La diversité d'origine peut aussi produire des révolutions jusqu'à ce que le mélange des races soit complet; car l'État ne peut pas plus se former du premier peuple venu, qu'il ne se forme dans une circonstance quelconque. Le plus souvent, ces changements politiques ont été causés par l'admission au droit de cité d'étrangers domiciliés dès longtemps, ou nouveaux arrivants. Les Achéens s'étaient réunis aux Trézéniens pour fonder Sybaris; mais étant bientôt devenus les plus nombreux, ils chassèrent les autres, crime que plus tard les Sybarites durent expier. Les Sybarites ne furent pas, du reste, mieux traités par leurs compagnons de colonie à Thurium; ils se firent chasser, parce qu'ils prétendaient s'emparer de la meilleure partie du territoire, comme si elle leur eût appartenu en propre. A Byzance, les colons nouvellement arrivés dressèrent un guet-apens aux citoyens; mais ils furent battus et forcés de se retirer.

§ 11. Les Antisséens, après avoir reçu les exilés de Chios, durent s'en délivrer par une bataille. Les Zancléens furent expulsés de leur propre ville par les Samiens, qu'ils y avaient accueillis. Apollonie du Pont-Euxin eut à subir une sédition pour avoir accordé à des colons étrangers le droit de cité. A Syracuse, la discorde civile alla jusqu'au combat, parce que, après le renversement de la tyrannie, on avait fait citoyens les étrangers et les soldats mercenaires. A Amphipolis, l'hospitalité donnée à des colons de Chalcis devint fatale à la majorité des citoyens, qui se virent chasser de leur territoire.
Dans les oligarchies, c'est la multitude qui s'insurge, parce qu'elle se prétend, comme je l'ai déjà dit, lésée par l'inégalité politique, et qu'elle se croit des droits à l'égalité. Dans les démocraties, ce sont les hautes classes qui se soulèvent, parce qu'elles n'ont que des droits égaux, malgré leur inégalité.

§ 12. La position topographique suffit quelquefois à elle seule pour provoquer une révolution ; par exemple, quand la distribution même du sol empêche que la ville n'ait une véritable unité. Ainsi, voyez à Clazomène l'inimitié des habitants du Chytre et des habitants de l'Île; voyez les Colophoniens, les Notiens. A Athènes, il y a dissemblance entre les opinions politiques dés diverses parties de la ville; et les habitants du Pirée sont plus démocrates que ceux de la cité. Dans un combat, il suffit de quelques fossés à franchir et des moindres obstacles pour rompre les phalanges; dans l'État, toute démarcation suffit pour y porter la discorde. Mais le plus puissant motif de désaccord, c'est la vertu d'une part et le vice de l'autre ; la richesse et la pauvreté ne viennent qu'après; puis enfin bien d'autres causes plus ou moins influentes, et parmi elles, la cause toute physique dont je viens de parler.politique8gr.htm#33

§ 1. Nous avons déjà dit. Voir ci-dessus, chap. I, § 7. Platon ne reconnaît qu'une seule cause de révolution: c'est la discorde entre les membres mêmes du gouvernement. Républ., VIII, page 129, traduction de M. Cousin.
L'origine et les causes. Montesquieu a  de son point de vue traité un sujet  à peu près pareil, en étudiant,  dans le VIIIe livre de l'Esprit des  Lois, les causes qui corrompent  les principes des gouvernements,  et qui, par conséquent, les ruinent.

§ 3. Indiquées plus haut. Voir plus haut, § 2. Hobbes (de Corpore politico, cap. viii) a classé les causes de révolution à peu près comme le fait ici Aristote. Voir aussi Machiavel, Décades de Tite-Live, liv. III, ch. vi. Montesquieu a omis de faire une théorie générale des révolutions, et certainement c'est une lacune fort regrettable dans un si bel ouvrage; il a seulement indiqué ce sujet dans son Ve livre. Rousseau n'a point eu occasion de le traiter directement. On peut dire que c'est une des parties les moins travaillées, quoiqu'une des plus curieuses, de la science politique. Il est assez remarquable que notre grande révolution n'ait point encore inspiré d'ouvrage distingué sur un tel sujet. Voir ma Préface, à la fin.

§ 4. On s'insurge.... Cette cause a certainement exercé la plus grande influence sur notre révolution. - Dynastie oligarchique. Voir liv. VI (40), ch. v, § 1.

§ 5. Le moyen de t'ostracisme. Voir la discussion sur l'ostracisme, liv. III, ch. vii, § 2.
A Rhodes. M. Ott. Müller a prétendu (die Dorier, t. II, p. 149) que le fait dont il s'agit ici était le même que celui dont Aristote parle plus bas, § 6, et plus loin, ch. IV, § 2. Je pense comme Müller, bien que, dans le premier cas, Aristote attribue la révolution à la crainte, et dans le second, au mépris, ainsi que l'a remarqué M. Goettling, p. 392. Mais une seule révolution peut avoir à la fois plusieurs causes ; et Aristote peut fort bien avoir considéré le même fait sous les diverses faces qu'il présente. Voir plus loin, même livre, ch. VIII, § 8. Quoi qu'il en puisse être, Goettling, avec Kortiim (Zur Gesch. Hellen. Staats-Verf., p. 113), croit que la première révolution de Rhodes et la troisième, dont parle Aristote, se rapportent à la première année de la XCIVe olympiade, 396 ans avant J.-C., et l'autre, à la deuxième année de la XCIIe olympiade, 410 ans avant J.-C. Cette partie de l'histoire est d'ailleurs fort obscure, et l'érudition ne l'a point encore éclaircie.

§ 6. Le combat des OEnophytes. Voir Thucydide, livre I, ch. CVIII, et Diod. de Sicile, liv. XI, page 61. Cette bataille, où les Athéniens furent vainqueurs des Thébains, fut livrée la quatrième année de la LXXXe olympiade, 458 ans avant J.-C.
A Mégare. Voir plus bas, ch. IV, § 3, et Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 167. Müller suppose que ces excès de la démocratie à Mégare remontent au temps de Théognis, qui y a fait allusion, v. 677, environ 540 ans avant J.-C.
A Syracuse. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 156, vers la LXXIIe olympiade, 470 ans avant J.-C.; Hérodote, Polymnie, chap. CLV.
Et à Rhodes. Voir le paragraphe précédent et la note qui s'y rapporte. On a fort peu de renseignements sur Rhodes.
Défection. Ce mot fait sans doute allusion à quelque grand événement historique.

§ 8. A Tarente. Voir plus loin, ch. vi, § 2, et plus haut, liv. VII (6e), ch. III, § 5, et Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 175 et suiv. La bataille dont parle ici Aristote fut livrée la quatrième année de la LXXVIe olympiade, 473 ans avant J.-C., six ans après la bataille de Platée. Voir Hérodote, Polymnie, ch. CLXX, § 2, p. 366, édit. Firmin Didot, et Diodore de Sicile, liv. XI, ch. LII, § 4, p. 388, édit. Firmin Didot.
Après la bataille du Sept. Müller (die Dorier, t. I, p. 173, et II, p. 56) pense, d'après un passage de Plutarque (de Mulier. virt., p. 269), que le mot dont se sert Aristote, signifie le septième jour d'un mois dont on ignore le nom. M. Goettling, p. 393, prend ce mot pour un nom de lieu. Voir Hérodote, Erato, ch. LXXVI-LXXX, p. 298 édit Firmin Didot. Pausanias, Corinth., ch. xx, parle de la victoire de Cléomène, qui remonte à la LXIVe olympiade, 524 ans av. J.-C.
A Athènes. Thucyd., livre VI, ch. xxxi.
Dans les guerres contre Lacédémone. C'est la guerre du Péloponnèse, si fatale pour Athènes.

§ 9. A Hérée. Il y avait une ville de ce nom dans l'Arcadie.
A Orée. Colonie athénienne dans l'Étolie. Voir Strabon, liv. X, p. 429.
A Ambracie. Ambracie, colonie  de Corinthe, sur la mer d'Ionie.  Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II,  p. 155.

10. Pour fonder Sybaris. Voir Diod. de Sic., livre XII, p. 420 et suiv , édit. Firmin Didot.
A Byzance. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 169 et suiv.

§ 11. Les Antisséens. Voir Strabon, livre I, p. 55. Antisse avait d'abord été une île ; plus tard, par suite de bouleversements physiques, elle fut réunie à l'île de Lesbos.
 Les Zancléens. Zancle  fut d'abord le nom de Messine en  Sicile. Hérodote raconte le fait indiqué ici, Erato, ch. XXII et suiv., p. 283, édit. Firmin Didot.
Apollonie du Pont. Apollonie du Pont  était une colonie ionienne. Voir  plus bas, ch. v, § 7.
A Syracuse. Voir Hérodote, Polymnie, ch. ct,v,  p. 361, éd. Firniin Didot; Diod. de Sic., liv. XI, ch. LXV, § 5, p. 399, édit. Firmin Didot; quatrième année de la LXXIVe olympiade, 462 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 158. Voir aussi Montesquieu, Esprit des Lois, liv. VIII, chap. II.
A Amphipolis, ville de Thrace. Voir plus loin, ch. v, § 6.
 Comme je l'ai déjà dit. Voir plus haut, ch. 1, § 2.

§ 12. A Clazomène. Voir Strabon, liv. XIV, § 36, p. 551, édition Firmin Didot, où le Chytre est appelé Chytrion ; c'était l'emplacement primitif de la ville de Clazomène.
Les Colophoniens, les Notiens. Notium, ou Notiée, était la partie basse de Colophon, où se réfugièrent les habitants de la ville haute, quand elle fut prise par les Perses. Voir quelques détails dans Thucydide, livre III, chapitre xxxiv, p. 114, édit. Firmin Didot.

CHAPITRE III.
Suite de la théorie précédente; les causes réelles des révolutions sont toujours fort graves, mais l'occasion peut être futile ; l'égalité même des partis amène souvent des révolutions ; procédés ordinaires des révolutionnaires.

§  I. Les objets réels des révolutions sont toujours très importants, bien que l'occasion en puisse être futile ; on n'a jamais recours à une révolution que pour des motifs sérieux. Les plus petites choses, quand elles touchent les maîtres de l'État, sont peut-être celles qui ont la plus haute gravité. On peut voir ce qui arriva jadis à Syracuse. La constitution fut changée pour une querelle d'amour, qui poussa deux jeunes gens en place à l'insurrection. L'un d'eux fit un voyage ; l'autre, durant son absence, sut gagner l'affection du jeune homme que son collègue aimait. A son retour, celui-ci, pour se venger, parvint à séduire la femme de son rival ; et tous deux, engageant dans leur querelle les membres du gouvernement, causèrent une sédition.

§ 2. Il faut donc, dès l'origine, veiller avec soin sur ces sortes de querelles particulières, et les apaiser dès qu'elles s'élèvent entre les principaux et les plus puissants de l'État. Tous le mal est au début ; car le proverbe est bien sage : « Chose commencée est à demi faite. » Aussi, en toute chose, la faute la plus légère, quand elle est à la base, reparaît proportionnellement dans toutes les autres parties. En général, les divisions qui éclatent entre les principaux citoyens s'étendent à l'État entier, qui finit bientôt par y prendre part. Hestiée nous en fournit un exemple, peu après la guerre Médique. Deux frères se disputaient l'héritage paternel ; le plus pauvre prétendait que son frère avait caché l'argent et le trésor trouvé par leur père ; ils engagèrent dans leur dispute, celui-ci tous les gens du peuple, celui-là, dont la fortune était considérable, tous les gens riches de la cité.

§ 3. A Delphes, une querelle à l'occasion d'un mariage causa les troubles qui durèrent si longtemps. Un citoyen, en se rendant près de sa future épouse, eut un présage sinistre, et refusa de prendre la fiancée en mariage. Les parents, blessés de son refus, cachèrent dans son bagage quelques objets sacrés, pendant qu'il faisait un sacrifice, et ensuite le mirent à mort comme sacrilège. A Mytilène, la sédition excitée à l'occasion de quelques jeunes héritières fut l'origine de tous les malheurs qui suivirent, et de la guerre contre les Athéniens, dans laquelle Pachès s'empara de Mytilène. Un citoyen riche, nommé Timophane, avait laissé deux filles ; Doxandre, qui n'avait pu les obtenir pour ses fils, commença la sédition, et fomenta la colère des Athéniens, dont il était le chargé d'affaires en ces lieux.

§ 4. A Phocée, ce fut aussi l'union d'une riche héritière qui amena la querelle de Mnasée, père de Mnéson, et d'Euthycrate, père d'Onomarque, et par suite, la guerre sacrée, si funeste aux Phocéens. A Épidaure, ce fut encore une affaire de mariage qui fit changer la constitution. Un citoyen avait promis sa fille à un jeune homme dont le père devenu magistrat condamna le père de la fiancée à l'amende. Pour se venger de ce qu'il regardait comme une insulte, celui-ci fit insurger toutes les classes de la cité, qui n'avaient pas de droits politiques.

§  5. Pour amener une révolution qui fait passer le gouvernement à l'oligarchie, à la démocratie ou à la république, il suffit qu'on donne des honneurs ou des attributions exagérées à quelque magistrature, à quelque classe de l'État. Ainsi la considération excessive dont l'Aréopage fut entouré à l'époque de la guerre Médique, parut donner beaucoup trop de force au gouvernement. Et dans un autre sens, quand la flotte, dont les équipages étaient composés de gens du peuple, eut remporté la victoire de Salamine, et conquis pour Athènes le commandement de la Grèce, avec la prépondérance maritime, la démocratie ne manqua pas de reprendre tous ses avantages. A Argos, les principaux citoyens, tout glorieux de leur triomphe de Mantinée, contre les Lacédémoniens, voulurent en profiter pour renverser la démocratie.

§ 6. A Syracuse, le peuple, qui avait seul remporté la victoire sur les Athéniens, substitua la démocratie à la république. A Chalcis, le peuple s'empara du pouvoir, aussitôt après avoir tué le tyran Phoxus en même temps que les nobles. A Ambracie, le peuple chassa également le tyran Périandre avec les conjurés qui conspiraient contre lui, et s'investit lui-même de tout le pouvoir.

§ 7. Il faut bien savoir qu'en général, tous ceux qui ont acquis à leur patrie quelque puissance nouvelle, particuliers ou magistrats, tribus ou telle autre partie, quelle qu'elle soit, de la cité, deviennent pour l'État une cause de sédition. Ou l'on s'insurge contre eux par jalousie de leur gloire, ou bien eux-mêmes, enorgueillis de leurs succès, cherchent à détruire l'égalité, dont ils ne veulent plus.
Une autre source de révolutions, c'est l'égalité même de forces entre les parties de l'État qui semblent ennemies les unes des autres, entre les riches et les pauvres, par exemple, lorsqu'il n'y a point du tout entre eux de classe moyenne, ou que du moins cette classe est trop peu nombreuse. Mais du moment qu'une des deux parties a une supériorité incontestable et parfaitement évidente, l'autre se garde d'affronter inutilement le danger de la lutte. Et voilà encore pourquoi les citoyens distingués par leur mérite n'excitent jamais pour ainsi dire de sédition; il sont toujours dans une excessive minorité relativement à la masse.
Telles sont en général toutes les causes à peu près, et toutes les circonstances de désordres et de révolution dans les divers systèmes de gouvernement.

§ 8. Les révolutions procèdent tantôt par la violence, tantôt par la ruse. La violence peut agir tout d'abord et à l'improviste ; ou bien l'oppression peut ne venir que longtemps après; car la ruse peut agir aussi de deux façons : d'abord, par des promesses mensongères, elle fait consentir le peuple à la révolution, et n'a recours que plus tard à la force pour la maintenir contre sa résistance. A Athènes, les Quatre-Cents trompèrent le peuple, en lui persuadant que le Grand loi fournirait à l'État les moyens de continuer la guerre contre Sparte; et cette fraude leur ayant réussi, ils essayèrent de garder le pouvoir à leur profit. En second lieu, la seule persuasion suffit quelquefois à la ruse, pour conserver la puissance, du consentement de ceux qui obéissent, comme elle lui a suffi pour l'acquérir.

§ 9. Nous pouvons dire qu'en général les causes que nous avons indiquées amènent des révolutions dans les gouvernements de tous genres.

§ 1. A Syracuse. Voir Plutarque, Conseils pour bien gouverner, p. 281, édit. Reisk.

§ 2. Chose commencée... Proverbe  cité aussi par Platon, Lois, liv. VI,  p. 309, traduction de M Cousin.
Hestiée
, ville d'Eubée. Voir Diod. de Sic., liv. XV, § 3, p. 20, édition Firmin Didot.

§ 3. A Delphes. Plutarque raconte le même fait, Conseils politiques, p. 35, Reisk. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 182, sur la constitution de Delphes. Voir aussi Machiavel, Discours sur les Décades de Tite-Live, livre III, chap. XXVI.
Pachès. Voir Thucyd., liv. III, ch. xxvw, p. 112, édition Firmin Didot, 428 ans av. J.-C.
Le chargé d'affaires, le Proxène. Voir Boeckh, Économie politique des Athéniens, liv. I, chap. IX.

§ 4. A Phocée. Voir Diod. de Sic., liv. XVI, p.92, édit. Firmin Didot, la deuxième année de la CVIe olympiade, 356 ans av. J.-C. C'est à peu près l'époque de la naissance d'Alexandre.
A Épidaure.Voir plus haut, dans ce livre, ch. I, § 6.

§ 5.  L'Aréopage. Voir livre II, chap. IX,  § 2.
Leur triomphe de Mantinée. La bataille de Mantinée, où périt Épaminondas, fut livrée la deuxième année de la CIVe olympiade, 362 ans avant J: C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 143.

§ 6. A Syracuse. La défaite des Athéniens est de la quatrième année de la XCIe olympiade, 412 ans avant J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 160.
 Phoxus. On ne connaît pas ce personnage autrement que par ce passage d'Aristote.
Périandre. Ce Périandre paraît avoir été proche parent de celui de Corinthe. Voir Ott Müller, die Dorier, tome II, page 155; voir plus loin, dans ce livre, chapitre VIII, § 9.

§ 8. Les Quatre-Cents. La première année de la XCIIe olympiade, 411 ans avant J.-C. Voir Thucydide, livre VIII, chapitre LXVII, p. 357, édition Firmin  Didot.

 

CHAPITRE IV.
Des causes des révolutions dans les démocraties; la turbulence des démagogues en est la plus ordinaire, comme le prouve l'histoire. Des démagogues, qui sont en même temps chefs de l'armée; dangers de réunir de trop grandes attributions dans une même main ; utilité du vote par fractions, au lieu du vote en masse.

§ 1. Recherchons maintenant à quelles espèces de gouvernements s'applique spécialement chacune de ces causes, d'après les divisions que nous venons de faire.
Dans la démocratie, les révolutions naissent avant tout de la turbulence des démagogues. Pour ce qui concerne les particuliers, ils contraignent par leurs dénonciations perpétuelles les riches eux-mêmes à se réunir pour conspirer; car la communauté de crainte rapproche les gens les plus ennemis. Dans les affaires publiques, c'est la foule qu'ils poussent au soulèvement. On peut se convaincre que les choses se sont mille fois passées ainsi.

§ 2. A Cos, les excès des démagogues ont amené la chute de la démocratie, en forçant les principaux citoyens à se coaliser contre elle. A Rhodes, les démagogues, qui administraient les fonds destinés à la solde, empêchèrent de payer le prêt qui était dû aux commandants des galères; et ceux-ci, pour se soustraire à des vexations juridiques, n'eurent d'autre ressource que de conspirer et de renverser le gouvernement populaire. A Héraclée, peu de temps après la colonisation, les démagogues amenèrent aussi la destruction de la démocratie. Par leurs injustices, ils avaient contraint les citoyens puissants à quitter la ville; mais les exilés se réunirent, et, revenant contre le peuple, ils lui arrachèrent tout son pouvoir.

§ 3. La démocratie de Mégare fut anéantie de la même façon à peu près. Les démagogues, pour se créer de larges confiscations, firent bannir plusieurs des principaux citoyens, ce qui augmenta en peu de temps le nombre des exilés; ils revinrent bientôt, et, après avoir défait le peuple en bataille rangée, ils établirent un gouvernement oligarchique. Tel fut aussi, à Cume, le sort de la démocratie, que renversa Thrasymaque. L'observation de bien d'autres faits encore démontre que la marche la plus habituelle des révolutions dans la démocratie est celle-ci : tantôt les démagogues, voulant se rendre agréables au peuple, arrivent à soulever les classes supérieures de l'État par les injustices qu'ils commettent envers elles, en demandant le partage des terres, et en les chargeant de toutes les dépenses publiques; tantôt ils se contentent de la calomnie pour obtenir la confiscation des grandes fortunes.

§ 4. Dans les temps reculés, quand le même personnage était démagogue et général, le gouvernement se changeait promptement en tyrannie; et presque tous les anciens tyrans ont commencé par être démagogues. Si ces usurpations étaient alors beaucoup plus fréquentes que de nos jours, la raison en est simple : à cette époque, il fallait sortir des rangs de l'armée pour être démagogue ; car on ne savait point encore faire un habile usage de la parole. Aujourd'hui, grâce au progrès de la rhétorique, il suffit de savoir bien parler pour arriver à être chef du peuple; mais les orateurs n'usurpent point, à cause de leur ignorance militaire; ou du moins la chose est fort rare.

§ 5. Ce qui multipliait aussi les tyrannies dans ce temps plus que dans le nôtre, c'est que l'on concentrait d'énormes pouvoirs dans une seule magistrature : témoin le prytanée de Milet, où le magistrat revêtu de cette fonction réunissait de si nombreuses et si puissantes attributions. On peut ajouter encore qu'à cette époque les États étaient fort petits. Le peuple, occupé aux champs par les travaux qui le nourrissaient, laissait les chefs qu'il s'était donnés usurper la tyrannie, pour peu qu'ils fussent d'habiles militaires. C'était toujours en gagnant la confiance du peuple que tous arrivaient à leur but; et le moyen de la gagner, c'était de se déclarer l'ennemi des riches. Voyez Pisistrate, à Athènes, quand il excita la sédition contre les gens de la Plaine ; voyez Théagène, à Mégare, après qu'il eut égorgé les troupeaux des riches, qu'il surprit sur les bords du fleuve. En accusant Daphnæus et les riches, Denys parvint à se faire décerner la tyrannie. La haine qu'il avait vouée aux citoyens opulents lui gagna la confiance du peuple, qui le prit pour son ami le plus sincère.

§ 6. Parfois, une forme plus nouvelle de démocratie se substitue à l'ancienne. Quand les emplois sont à l'élection populaire et sans aucune condition de cens, les gens qui sont au pouvoir se font démagogues, et ils appliquent tous leurs soins à rendre le peuple souverain absolu, même des lois. Pour prévenir ce mal, ou du moins pour le rendre plus rare, on peut faire voter les tribus séparément pour la nomination des magistrats, au lieu de réunir le peuple en assemblée générale.

§ 7. Telles sont donc à peu près toutes les causes qui amènent des révolutions dans les États démocratiques.

§ 1. Dans la démocratie. Voir Montesquieu, Esprit des Lois, livre VIII, chapitre II et suiv.
La turbulence des démagogues. Voir livre VI (4e), ch. iv, § 5, le portrait du démagogue.

§ 2. A Cos. Cos, patrie d'Hippocrate. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 109; et Hérodote, Polymnie, ch. CLXIII, p. 364. édit. Firmin Didot.
A Rhodes. Voir ci-dessus quelques détails fort courts sur Rhodes, dans ce livre, ch. II, § 5.
A Héraclée du Pont. Voir plus bas, ch. v, § 5, et Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 171. L'événement dont il est ici question paraît appartenir à la première année de la CIXe olympiade, 364 ans avant J.-C.

§ 3. Mégare. Voir plus haut, dans ce livre, ch. ii, § 6.
A Cume. Aristote veut sans doute parler de Cume en Æolide. Il y avait plusieurs villes du même nom, et notamment celle qui est près de Naples. Voir liv. II, ch. v, § 12.

§ 4. Démagogue en général. Cette observation sur l'importance des talents militaires s'est, depuis Aristote, vérifiée bien des fois. Cromwell et Napoléon, pour ne citer que deux exemples, n'ont pu usurper que parce qu'ils étaient l'un et l'autre les personnages les plus importants de l'armée.

§ 5. Le prytanée de Milet. Je ne sais si le fait rapporté par Diod. de Sic., liv. XII, ch. XXVII, p. 429, éd. Firmin Didot, troisième année de la XCIIIe olympiade, n'a point rapport à celui qui est indiqué ici.
Les gens de la Plaine. Les habitants de l'Attique se divisaient en trois classes : gens du littoral, gens de la plaine, gens de la montagne. Voir Hérodote, Clio, chapitre LIX, p. 18, édit. Firmin Didot.
Théagène. Aristote en parle encore, Rhétor., liv. I, ch. ii, § 21, p. 29 de ma traduction. Voir ci-dessus, même livre, ch. § 8. Cylon, qui tenta de s'emparer de la tyrannie à Athènes, était gendre de Théagène. (Thucydide, liv. I, ch. CXXVI, p. 47, édit. Firmin Didot.)
Denys. Voir Diod. de Sic., liv. VIII, ch. 96, § 4, p. 532, édition Firmin Didot. Daphnæus était général des Syracusains; Denys le fit assassiner, la troisième année de la XCIIIe olympiade, 360 ans avant Jésus-Christ.

§ 6. Même des lois. Voir livre VI (4e), ch. iv, § 4.

CHAPITRE V.
Des causes des révolutions dans les oligarchies; division des oligarques entre eux; ceux qui sont exclus du pouvoir s'insurgent, et parfois se font démagogues; inconduite des oligarques, qui ne savent pas conserver leur fortune personnelle; causes des révolutions dans l'oligarchie en temps de guerre; violences des oligarques entre eux; circonstances tout accidentelles: Les oligarchies et les démocraties passent assez rarement aux gouvernements contraires.

§ 1. Dans les oligarchies, les causes les plus apparentes de bouleversement sont au nombre de deux : l'une, c'est l'oppression des classes inférieures, qui acceptent alors le premier défenseur, quel qu'il soit, qui se présenté à leur aide; l'autre, plus fréquente, c'est lorsque le chef du mouvement sort des rangs mêmes de l'oligarchie. Tel fut, à Naxos, Lygdumis, qui sut bientôt se faire le tyran de ses concitoyens.

§ 2. Quant aux causes extérieures qui renversent l'oligarchie, elles peuvent être fort diverses. Parfois, les oligarques eux-mêmes, mais non pas ceux qui sont au pouvoir, poussent au changement, lorsque la direction des affaires est concentrée dans un très petit nombre de mains, comme à Marseille, à Istros, à Héraclée et dans plusieurs autres États. Ceux qui étaient exclus du gouvernement s'agitèrent jusqu'à ce qu'ils obtinssent la jouissance simultanée du pouvoir, d'abord pour le père et l'aîné des frères, ensuite pour tous les frères plus jeunes. Dans quelques États, en effet, la loi défend au père et aux fils d'être en même temps magistrats; ailleurs, les deux frères, l'un plus jeune, l'autre plus âgé, sont soumis à la même exclusion. A Marseille, l'oligarchie devint plus républicaine ; à Istros, elle finit par se changer en démocratie. A Héraclée, le corps des oligarques dut s'étendre jusqu'à comprendre six cents membres.

§ 3. A Cnide, la révolution sortit d'une sédition excitée par les riches eux-mêmes dans leur propre sein ; le pouvoir y était restreint à quelques citoyens; le père, comme je viens de le dire, ne pouvait siéger en même temps que son fils, et parmi les frères, l'aîné seul pouvait occuper des fonctions publiques. Le peuple mit à profit la discorde des riches, et se choisissant un chef parmi eux, il sut bientôt s'emparer du pouvoir après sa victoire; car la discorde rend toujours bien faible le parti qu'elle divise. A Érythrée, sous l'antique oligarchie des Basilides, malgré toute la sollicitude réelle des chefs du gouvernement, dont la seule faute était d'être en petit nombre, le peuple, indigné de la servitude, renversa l'oligarchie.

§ 4. Parmi les causes de révolutions que les oligarchies portent dans leur propre sein, il faut compter même la turbulence des oligarques, qui se font démagogues; car l'oligarchie a aussi ses démagogues, et ils peuvent y être des deux sortes. D'abord, le démagogue peut se rencontrer parmi les oligarques eux-mêmes, quelque peu nombreux qu'ils soient : ainsi à Athènes, Chariclès fut bien certainement un démagogue parmi les Trente; et Phrynichus joua le même rôle parmi les Quatre-Cents.

§ 5. Ou bien les membres de l'oligarchie se font les chefs des classes inférieures : ainsi à Larisse, les Gardiens de la cité se firent les flatteurs du peuple, qui avait droit de les nommer. C'est le sort de toutes les oligarchies où les membres du gouvernement n'ont pas le pouvoir exclusif de nommer à toutes les fonctions publiques, mais où ces fonctions, tout en restant le privilège des grandes fortunes et de quelques coteries, sont cependant soumises à l'élection des guerriers ou du peuple. On peut voir, par exemple, la révolution d'Abydos. C'est le danger qui menace aussi les oligarchies où les tribunaux ne sont pas formés des membres mêmes du gouvernement ; car alors l'importance des arrêts judiciaires fait qu'on courtise le peuple et qu'on bouleverse la constitution, comme à Héraclée du Pont.

§ 6. Enfin c'est ce qui arrive lorsque l'oligarchie cherche à se trop concentrer ; ceux des oligarques qui réclament l'égalité pour eux sont forcés d'appeler le peuple à leur aide.
Une autre cause de révolution pour les oligarchies peut naître de l'inconduite des oligarques, dilapidant leur fortune personnelle par des excès. Une fois ruinés, il ne songent plus qu'à une révolution ; et alors, ou bien ils se saisissent de la tyrannie pour eux-mêmes, ou bien ils la préparent pour d'autres, comme Hipparinus la préparait pour Denys, à Syracuse. A Amphipolis, le faux Cléotime sut amener dans la ville des colons de Chalcis; et une fois établis, il les rua contre les riches. A Égine, ce fut pour réparer dés revers de fortune que celui qui dirigea le complot contre Charès essaya de changer la forme du gouvernement.

§ 7. Parfois, au lieu de renverser la constitution, les oligarques ruinés pillent le trésor public ; et alors, ou bien la discorde se met dans leurs rangs, ou bien la révolution sort des rangs même des citoyens, qui repoussent les voleurs par la force. Telle fut la révolution d'Apollonie du Pont.
Lorsque l'union règne dans l'oligarchie, elle court peu de risques de se détruire elle-même. On peut en trouver la preuve dans le gouvernement de Pharsale. Les membres de l'oligarchie, bien que dans une excessive minorité, y savent, grâce à leur sage modération, commander à de grandes masses de peuple.

§ 8. Mais l'oligarchie est perdue, lorsqu'une autre oligarchie surgit dans son sein. C'est ce qui a lieu quand, le gouvernement entier n'étant composé que d'une faible minorité, les membres de cette minorité n'ont point cependant tous part aux magistratures souveraines : témoin la révolution d'Élis, dont la constitution très oligarchique ne permettait l'entrée du sénat qu'à un très petit nombre des oligarques, parce que les places, au nombre de quatre-vingt-dix, étaient viagères, et que les choix, bornés aux familles puissantes, n'étaient pas meilleurs qu'à Lacédémone.

§ 9. La révolution atteint les oligarchies en temps de guerre aussi bien qu'en temps de paix. Pendant la guerre, le gouvernement est ruiné par sa défiance contre le peuple, qu'il se voit forcé d'employer pour repousser l'ennemi. Alors, ou le chef unique aux mains duquel on remet le pouvoir militaire s'empare de la tyrannie, comme Timophane à Corinthe; ou bien, si les chefs de l'armée sont nombreux, ils se créent, pour eux-mêmes et par la violence, une oligarchie. Parfois aussi, dans la crainte de ces deux écueils, les oligarchies ont accordé des droits politiques au peuple, dont elles étaient obligées d'employer les forces. En temps de paix, les oligarques, par suite de la défiance mutuelle qu'ils s'inspirent, remettent la garde de la cité à des soldats, sous le commandement d'un chef qui n'appartient à aucun parti politique, mais qui souvent sait devenir le maître de tous. Voilà ce que fit, à Larisse, Samus, sous le règne des Aleuades, qui lui avaient remis le commandement, et ce qu'on vit à Abydos sous le règne des associations, dont l'une était celle d'Iphiade.

§ 10. Souvent la sédition a pour cause les violences des oligarques eux-mêmes les uns envers les autres. Des mariages, des procès, sont pour eux des occasions suffisantes de bouleverser l'État. Nous avons déjà cité quelques faits du premier genre. A Érétrie, l'oligarchie des chevaliers fut renversée par Diagoras, froissé dans de légitimes prétentions de mariage. L'arrêt d'un tribunal causa la révolution d'Héraclée; une affaire d'adultère, celle de Thèbes. Le châtiment était mérité ; mais le moyen fut séditieux, à Héraclée, contre Euétion ; à Thèbes, contre Archias. L'acharnement de leurs ennemis fut si violent qu'on les exposa tous deux, en place publique, attachés au pilori.

§ 11. Bien des oligarchies se sont perdues par l'excès de leur despotisme, et ont été renversées par des membres du gouvernement même, qui avaient à se plaindre de quelque injustice. C'est l'histoire des oligarchies de Cnide et de Chios. Parfois un événement tout accidentel amène la révolution dans la république et dans les oligarchies. Dans ces systèmes, on exige des conditions de cens pour l'entrée du sénat et des tribunaux, et pour les autres fonctions. Or souvent le premier cens a été fixé d'après la situation du moment, de manière à donner le pouvoir, dans l'oligarchie, seulement à quelques citoyens, et aux classes moyennes, dans la république. Mais quand l'aisance vient à se répandre, par suite de la paix ou de telle autre circonstance favorable, les propriétés, tout en restant les mêmes, augmentent beaucoup de valeur, et payent plusieurs fois le cens, de telle sorte que tous les citoyens finissent par arriver à tous les emplois. Tantôt cette révolution s'opère par degrés, et s'établit petit à petit sans qu'on s'en aperçoive ; tantôt aussi elle s'accomplit plus rapidement.

§ 12. Telles sont les causes de révolutions et de séditions dans les oligarchies. J'ajoute qu'en général les oligarchies et les démocraties passent aux systèmes politiques de même espèce, plus souvent qu'elles ne passent aux systèmes opposés. Ainsi les démocraties et les oligarchies légales deviennent des démocraties et des oligarchies de violence ; et réciproquement.

§ 1. Lygdamis. Vers la LXVIIe olympiade, 510 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p.171. Naxos est une des Cyclades. Athénée, liv. VIII, p. 348, raconte ce fait, d'après Aristote lui-même,  dans son analyse de la constitution de Naxos.

§ 2. A Marseille. Aristote avait également analysé la constitution de Marseille; Athénée l'atteste, livvre VIII, p 516, et en citant l'ouvrage d'Aristote sur la république de Marseille, il parle d'une famille aristocratique, les Protiades, descendant des premiers fondateurs, qui possédait une influence souveraine. Voir Strabon, liv. IV, ch a, § 5, p. 149, édit. Firmin Didot. Le gouvernement de Marseille était encore oligarchique au temps où Strabon écrivait.
A Istros. On ne sait rien de l'histoire d'Istros.
A Héraclée. Il s'agit probablement encore ici de l'Héraclée du Pont. Voir plus haut, ch. iv, § 2, et plus loin, dans ce chapitre, § 5.


§ 3. A Cnide. Cette colonie de Sparte était soumise à une oligarchie fort puissante: Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 172.
A Érythrée, colonie athénienne dansl'Ionie. On ne sait rien deprécis sur la famille des Basilides.

§ 4. Chariclès. Voir Xénophon, Hellén., liv. II, ch. lu, § 2, p. 351, éd. Firmin Didot; Memor. Socrat., liv. I, ch. II, § 31, p. 531, édit. Firmin Didot.
Phrynichus. Thucyd., liv. VIII, ch. LXVI et XC.

§ 5. A Larisse, ville de Thessalie ; on ne sait rien sur son gouvernement. Voir plus haut, liv. III, ch. i, § 9.
La révolution d'Abydos, coIonie de Milet, sur l'Hellespont et sur la côte d'Asie. Voir plus loin, dans ce chapitre, § 9.
A Héraclée du Pont. Voir plus haut, ch. iv, § 2. Plusieurs villes portaient ce nom. Je ne sais si Aristote fait une différence entre Héraclée et Héraclée du Pont. Voir plus loin, dans ce chapitre, § 10, et liv. IV (7e), chapitre v, § 7.

§ 6. L'inconduite des oligarques. Mirabeau, dans notre révolution, a joué le même rôle que les oligarques dont Aristote parle ici. On pourrait en citer bien d'autres exemples encore.
Hipparinus, frère ou beau-frère de Denys l'Ancien. Voir Diod. de Sic , liv. XVI, ch. VI, § 2, p. 70, édit. Firmin Didot, et Plutarque, vie de Dion, p. 134, édit. Coraï.
A Amphipolis. Voir plus haut, même livre, ch. II, § 11, la révolution d'Amphipolis.
Contre Charès. Il ne paraît point que le fait dont il est ici question se rapporte à celui que raconte Hérodote, Erato, ch. LXX, page 302, édition Firmin Didot, comme Schneider l'avait cru ; les dates, d'ailleurs, ne peuvent concorder. Charès est le général athénien qui fut battu à Chéronée, en l'an 338 av. J.-C. Voir M. Goettling, p. 399.

§ 7. Apollonie du Pont. Voir plus haut, même livre, ch. II, § 11.
Elle court peu de risques. L'histoire de l'oligarchie vénitienne atteste la justesse de cette observation,déjà faite par Platon, Républ., VIII, p. 129.
Le gouvernement de Pharsale. Xénophon, Hellén., livre VI, chap. I.

§ 8. La révolution d'Élis. Elis, capitale de l'Élide, à l'ouest du Péloponèse.  Son gouvernement se rapprochait beaucoup de celui de Sparte. Voir Ott. Müller, die Dorier, tome II, p. 96, et Thucydide, liv. V, ch. XLVII, p. 223, édit. Firmin Didot.
Bornés aux familles puissantes. Ce passage, que Coraï voulait modifier, a été fort bien expliqué par Albert. « Potestativam, dit-il (potentes enim eligebant et saepe indignos) et similem ei quae in Lacedaemonia senum ubi (sicut dictum est in secundo libro, capitulo de Politica Lacedoemonica) potestativa indignorum sæpe fiebat electio» Voir liv. II, ch. VI, § 18. Il n'est besoin d'aucun changement.

§ 9. Timophane à Corinthe. Timophane, frère de Timoléon, qui le fit assassiner. Voir Ott Müller, die Dorier, tome II, page. 152, et le Voyage du jeune Anacharsis, t. II, ch. VIII.
Sous lerègne des Aleuades. Les Aleuades, grande famille de Thessalie, qui se prétendait issue d'Hercule. Voir Ott. Müller, die Dorier, tome 1er, pages 109 et 171, et M. Goettling, p. 399. Pour Larisse, voir plus haut, dans ce chapitre, § 5.
Ce qu'on vit à Abydos. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 5.

§ 10. Nous avons déjà, cité. Voir plus haut, ch. III, § 3.
A Érétrie. Erétrie, ville d'Eubée.
La révolution d'Héraclée. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 5, et liv. IV (7e), ch. v, § 7.
Euétion, Archias. On ne sait rien de précis sur ces personnages.

§ 11. Des oligarchies de Cnide. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 3.
Et de Chios. Chios, grande île, près des côtes de l'Asie Mineure. On sait peu de chose de son histoire. Chios soutint plusieurs fois la guerre contre les Perses, les Lacédémoniens et les Athéniens.

CHAPITRE VI.
Des causes de révolution dans les aristocraties ; minorité trop restreinte des membres du gouvernement; infraction au droit constitutionnel; influence des deux partis contraires exagérant leur principe; fortune excessive des principaux citoyens ; causes insensibles ; causes extérieures de destruction. - Fin de la théorie des révolutions dans les États républicains.

§ 1. Dans les aristocraties, la révolution peut venir d'abord de ce que les fonctions publiques sont le partage d'une minorité trop restreinte. Nous avons déjà reconnu que c'était aussi un motif de bouleversement pour les oligarchies ; car l'aristocratie est une sorte d'oligarchie ; et dans l'une comme dans l'autre, le pouvoir appartient à des minorités, bien que les minorités aient de part et d'autre des caractères différents. C'est même là ce qui fait qu'on prend souvent l'aristocratie pour une oligarchie. Le genre de révolution dont nous parlons, s'y produit nécessairement, dans trois cas surtout. D'abord, quand il se rencontre en dehors du gouvernement une masse de citoyens qui, pleins de fierté, se sentent par leur mérite les égaux de tout ce qui les entoure, par exemple, ceux qu'à Sparte on appela les Parthéniens, et dont les pères valaient ceux des autres Spartiates; on découvrit une conspiration parmi eux, et le gouvernement les envoya fonder une colonie à Tarente.

§ 2. Puis, en second lieu, lorsque des hommes éminents, et qui ne le cèdent en mérite à qui que ce soit, sont outragés par des gens placés au-dessus d'eux : tel fut Lysandre, qu'offensèrent les rois de Lacédémone. Enfin, quand on repousse de toute fonction un homme de coeur, comme Cinadon, qui tenta ce hardi coup de main contre les Spartiates, sous le règne d'Agésilas.
La révolution, dans les aristocraties, naît aussi de la misère extrême des uns, de l'opulence excessive des autres ; et ce sont là les conséquences assez habituelles de la guerre. Telle fut encore la situation de Sparte durant les guerres de Messénie, comme l'atteste le poème de Tyrtée nommé l'Eunornie. Quelques citoyens ruinés par la guerre avaient demandé le partage des immeubles. Parfois, la révolution a lieu dans l'aristocratie, parce qu'il y a quelque citoyen qui est puissant, et qui prétend le devenir encore davantage, pour s'emparer de tout le pouvoir à son profit. C'est ce que tenta, dit-on, à Sparte, Pausanias, général en chef de la Grèce durant la guerre Médique, et Hannon, à Carthage.

§ 3. Le mal le plus funeste à l'existence des républiques et des aristocraties, c'est l'infraction du droit politique tel que le reconnaît la constitution même. Ce qui cause la révolution alors, c'est que, pour la république, l'élément démocratique et l'élément oligarchique ne se trouvent pas en proportion convenable ; et, pour l'aristocratie, que ces deux éléments et le mérite sont mal combinés. Mais la désunion se prononce surtout entres les deux premiers éléments, je veux dire la démocratie et l'oligarchie, que cherchent à réunir les républiques et la plupart des aristocraties.

§ 4. La fusion absolue de ces trois éléments est précisément ce qui rend les aristocraties différentes de ce qu'on appelle les républiques, et leur donne plus ou moins de stabilité; car on range parmi les aristocraties tous les gouvernements qui inclinent à l'oligarchie, et parmi les républiques, tous ceux qui inclinent à la démocratie. Les formes démocratiques sont les plus solides de toutes, parce que c'est la majorité qui y domine, et que cette égalité dont on y jouit fait chérir 'la constitution qui la donne. Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une supériorité politique, ne cherchent qu'à satisfaire leur orgueil et leur ambition.

§ 5. De quelque côté, du reste, que penche le principe du gouvernement, il dégénère toujours, grâce à l'influence des deux partis contraires, qui ne pensent jamais qu'à l'accroissement de leur pouvoir : la république, en démagogie, et l'aristocratie, en oligarchie. Ou bien tout au contraire, l'aristocratie dégénère en démagogie, quand les plus pauvres, victimes de l'oppression, font prédominer le principe opposé ; et la république, en oligarchie; car la seule constitution stable est celle qui accorde l'égalité en proportion du mérite, et qui sait garantir les droits de tous les citoyens.

§ 6. Le changement politique dont je viens de parler s'est produit à Thurium. D'abord, parce que les conditions de cens, mises aux emplois publics, étant trop élevées, elles furent réduites, et les magistratures multipliées ; et puis, parce que les principaux citoyens, malgré le voeu de la loi, avaient accaparé tous les biens-fonds; car la constitution, tout à fait oligarchique, leur permettait de s'enrichir à leur gré. Mais le peuple, aguerri dans les combats, devint bientôt plus fort que les soldats qui l'opprimaient, et réduisit les propriétés de tous ceux qui en avaient de trop considérables.

§ 7. Ce mélange d'oligarchie que renferment toutes les aristocraties est précisément ce qui procure aux principaux citoyens la facilité de faire des fortunes excessives. A Lacédémone, tous les biens-fonds se sont accumulés dans quelques mains, et les citoyens puissants peuvent s'y conduire absolument comme ils veulent, et contracter des alliances de famille selon leurs convenances personnelles. Ce qui perdit la république de Locres, c'est qu'on permit à Denys de s'y marier. Une catastrophe pareille ne serait jamais arrivée ni dans la démocratie, ni dans une aristocratie sagement tempérée.
Le plus souvent les révolutions dans les aristocraties s'accomplissent sans qu'on s'en aperçoive et par une destruction insensible. On se rappelle qu'en traitant du principe général des révolutions, nous avons dit qu'il fallait compter aussi parmi les causes qui les amènent les déviations de principe même les plus légères. D'abord, on néglige un point de la constitution sans importance ; puis, on arrive avec moins de peine à en changer un autre qui est un peu plus grave, jusqu'à ce qu'enfin on en vienne à changer le principe tout entier.

§ 8. Je citerai de nouveau l'exemple de Thurium. Une loi limitait à cinq ans les fonctions de général ; quelques jeunes gens belliqueux, qui jouissaient d'une grande influence auprès des soldats, et qui, dans leur mépris pour les hommes en place, croyaient pouvoir les supplanter aisément, essayèrent en premier lieu de faire rapporter cette loi et d'obtenir par les suffrages du peuple, qui était tout prêt à les leur donner, la perpétuité dés emplois militaires. D'abord, les magistrats, que la question regardait, et qu'on nommait Cosénateurs, voulurent résister; néanmoins, s'imaginant que cette concession garantirait la stabilité du reste des lois, ils cédèrent comme les autres. Mais lorsque, plus tard, ils prétendirent empêcher de nouveaux changements, ils furent impuissants ; et la république devint bientôt une oligarchie violente, aux mains de ceux qui avaient tenté la première innovation.

§ 9. On peut dire en général de tous les gouvernements qu'ils succombent tantôt à des causes internes de destruction, tantôt à des causes qui leur sont extérieures; par exemple, quand ils ont à leurs portes un État constitué sur un principe opposé au leur, ou bien quand cet ennemi, tout éloigné qu'il est, possède une grande puissance. Voyez la lutte de Sparte et d'Athènes : partout les Athéniens renversaient les oligarchies, tandis que les Lacédémoniens renversaient des constitutions démocratiques.

§ 10. Telles sont à peu près les causes de bouleversement et de révolution dans les diverses espèces de gouvernements républicains

§ 1. Nous l'avons déjà reconnu. Voir plus haut, ch. V, §2.
Les
Parthéniens. Durant la première guerre de Messénie, vers la XVIIIe olympiade, 708 ans avant J.- C. Voir Strabon, liv.Vl, ch. III, p.231, édit. Firmin Didot.

§ 2. Lysandre. Voir plus haut,  même livre, ch. I,  § 5, et la vie de Lysandre, par Plutarque.
Cinadon. Voir Xénophon, Hellén., livre III, ch. III, § 4, p. 375, édition Firmin Didot.
Tyrtée fut envoyé, comme on sait, aux Lacédémoniens, par Athènes, dans la seconde guerre de Messénie, vers l'an 684 avant J.-C. Nous avons quelques-unes de ses poésies; elles sont admirables; mais il ne nous reste rien du poème dont parle ici Aristote.Voir Pausanias, Messén., ch. XVIII.
Pausanias. Voir plus haut, même livre, chap. 1, § 5, et liv. IV, ch. XIII, § 13. Voir aussi Thucydide, livre Ier, chap. CXXX et suiv., p. 49, édit. Firmin Didot.
 Et Hannon. Voir plus haut, liv. II, ch. viii, § 1; Justin, liv.XXI, ch. IV.

§ 4. Les formes démocratiques. Ceci est un bel éloge de la démocratie.

§ 5. La seule constitution stable. Il faut rapprocher ce passage de plusieurs qui ont été indiqués plus haut, et qui disculpent complétement Aristote des reproches qu'on lui a si souvent et si injustement adressés. Il est difficile de réclamer l'égalité en termes plus positifs. Malheureusement, l'égalité, telle que l'entendirent toujours les anciens, n'était qu'une déplorable injustice : à côté des citoyens, il y a toujours les esclaves. Voir dans ce livre, chap ix, § 7, et la préface.

§ 6. A Thurium., dans la Grande-Grèce. Voir plus loin quelques nouveaux renseignements, dans ce chapitre, § 8 ; et Diodore de Sicile, liv. XII, p. 420 et suiv., édit. Firmin Didot.

§ 7. A Lacédémone. Voir plus haut, liv. II, ch. vi, § 10. - La république de Locres. Voir Diodore de Sicile, liv. XIV, ch. XLIV, § 6, page 579, édit. Firmin Didot, et  Athénée, liv. XII, p. 153.
Nous avons dit. Voir plus haut, ch. II, § 3, cette théorie si ingénieuse et si vraie.

§ 8. De nouveau. Voir plus haut,dans ce chapitre, § 6.

§ 9. Un principe opposé au leur. Cette cause de guerre est celle qui  a mis la France aux prises avec toute l'Europe après la révolution.  La différence de principes est certainenaent aujourd'hui l'obstacle le plus grave à la paix du continent; c'est, en d'autres termes, « le gouvernement contraire » d 'Aristote.
 Les Lacédémoniens. Voir plus loin, ch. VIII, § 13.

CHAPITRE VII.
Théorie des moyens généraux de conservation et de salut pour les États démocratiques, oligarchiques et aristocratiques ; respect des lois; franchise politique; courte durée des fonctions ; surveillance active exercée par tous les citoyens ; révision fréquente du cens légal ; précautions à prendre contre les grandes fortunes politiques; censure pour les moeurs des citoyens; intégrité des fonctionnaires publics; concession des petits emplois au peuple ; amour de la majorité des citoyens pour la constitution; modération dans l'exercice du pouvoir; soins à donner à l'éducation publique.

§ 1. Cherchons maintenant quels sont, pour les États en général et pour chacun d'eux en particulier, les moyens de conservation. Un premier point évident, c'est que, si nous connaissons les causes qui ruinent les États, nous devons connaître aussi les causes qui les conservent. Le contraire produit toujours le contraire, et la ruine est l'opposé de la conservation.

§ 2. Dans tous les États bien constitués, le premier soin qu'il faut prendre est de ne point déroger, en quoi que ce soit, à la loi, et de se garder avec la plus scrupuleuse attention d'y apporter même les plus faibles atteintes. L'illégalité mine sourdement l'État, de même que de petites dépenses souvent répétées finissent par ruiner les fortunes. On ne remarque pas les pertes qu'on éprouve, parce qu'on ne les fait point en masse, elles échappent à l'observation et dupent la pensée, comme ce paradoxe des sophistes : « Si chaque partie est petite, le tout aussi doit l'être ». Or c'est là une idée qui est tout à la fois en partie vraie et en partie fausse, car l'ensemble, le tout lui-même n'est pas petit ; mais il se compose de parties qui sont petites. Il faut donc ici d'abord prévenir le mal dès l'origine. En second lieu, il ne faut pas se fier à ces ruses et à ces sophismes qu'on ourdit contre le peuple ; les faits sont là pour les condamner absolument. Nous avons déjà dit plus haut ce que nous entendons par sophismes politiques, manoeuvres que l'on croit si habiles.

§ 3. Mais on peut se convaincre que bien des aristocraties, et même quelques oligarchies, doivent leur durée moins à la bonté de cette constitution qu'à la prudente conduite des gouvernants, tant envers les simples citoyens qu'envers leurs collègues ; soigneux d'éviter toute injustice à l'égard de ceux qui sont exclus des emplois, mais ne manquant jamais d'en appeler les chefs au maniement des affaires se gardant de blesser dans leurs préjugés de considération les citoyens qui y prétendent, et les masses, dans leurs intérêts matériels; surtout conservant entre eux et parmi tous ceux qui prennent part à l'administration des formes toutes démocratiques; car, entre égaux, ce principe d'égalité que les démocrates croient trouver dans la souveraineté de la majorité, n'est pas seulement juste, il est encore utile.

§ 4. Si donc les membres de l'oligarchie sont nombreux, il sera bon que plusieurs des institutions qui la régissent soient toutes populaires; que, par exemple, les magistratures ne durent que six mois, pour que tous les oligarques égaux entre eux puissent les exercer tour à tour. Par cela seul qu'ils sont égaux, ils forment une sorte de peuple; et ceci est si vrai, qu'il peut s'élever parmi eux, comme je l'ai déjà dit, des démagogues. Cette courte durée des fonctions est de plus un moyen de prévenir, dans les aristocraties et dans les oligarchies, la domination des minorités violentes. Quand on reste peu de temps en fonctions, il n'est pas aussi facile d'y faire le mal que quand on y demeure longtemps. C'est uniquement la durée trop prolongée du pouvoir qui amène la tyrannie dans les États oligarchiques et démocratiques. Ou bien, de part et d'autre, ce sont des citoyens puissants qui visent à la tyrannie : ici les démagogues, là les membres de la minorité héréditaire; ou bien ce sont des magistrats investis de quelque grand pouvoir, après qu'ils en ont joui longtemps.

§ 5. Les États se conservent, non pas seulement parce que les causes de ruine sont éloignées, mais quelquefois aussi parce qu'elles sont imminentes; la peur alors fait qu'on s'occupe avec un redoublement de sollicitude des affaires publiques. Aussi, les magistrats qui ont à coeur le maintien de la constitution doivent-ils parfois, en supposant fort proches des dangers éloignés, préparer des paniques de ce genre, pour que les citoyens veillent comme dans une alerte nocturne, et ne désertent pas la garde de la cité. De plus, c'est toujours par des moyens légaux qu'il faut tâcher de prévenir les luttes et les dissensions des citoyens puissants, et de prémunir ceux qui sont en dehors de la querelle, avant qu'ils y prennent part personnellement. Mais reconnaître ainsi les symptômes du mal n'est pas d'un esprit vulgaire, et cette perspicacité n'appartient qu'à l'homme d'État.

§ 6. Pour empêcher, dans l'oligarchie et dans la république, les révolutions que la quotité du cens peut amener, quand il reste immuable au milieu de l'accroissement général du numéraire, il convient de réviser les cotes en les comparant au passé, soit tous les ans, dans les États où le cens est annuel, soit, dans les grands États, tous les trois ans ou tous les cinq ans. Si les revenus se sont accrus, ou réduits, comparativement à ceux qui ont servi d'abord de base aux droits politiques, il faut pouvoir, en vertu d'une loi, élever ou abaisser le cens; l'élever proportionnellement au niveau de la richesse publique, si elle s'est accrue; et en cas de diminution, le réduire dans une mesure égale.

§ 7.  Si l'on néglige cette précaution dans les États oligarchiques et républicains, il s'établit bientôt, ici l'oligarchie, là le gouvernement héréditaire et violent d'une minorité; ou bien la démagogie succède à la république; la république ou la démagogie, à l'oligarchie.
Un point également important pour la démocratie, l'oligarchie, en un mot, pour tout gouvernement, c'est de veiller à ce qu'aucune supériorité disproportionnée ne s'élève dans l'État; c'est de donner aux fonctions peu d'importance et une longue durée, plutôt que de leur abandonner en un seul coup une autorité fort étendue ; car le pouvoir est corrupteur , et tous les hommes ne sont pas capables de supporter la prospérité. Si l'on n'a pu organiser le pouvoir sur ces bases, on doit du moins se bien garder de le retirer tout à la fois, ainsi qu'on l'avait imprudemment donné; il faut le restreindre petit à petit.

§ 8. Mais c'est surtout par les lois mêmes qu'il convient de prévenir la formation de ces supériorités redoutables, qui s'appuient sur l'immensité de la fortune, sur les forces d'un parti nombreux. Quand on n'a pu les empêcher de se former, il faut faire en sorte qu'elles aillent étaler leur importance à l'étranger. D'un autre côté, comme les innovations peuvent s'introduire d'abord dans les moeurs des particuliers, on doit créer une magistrature chargée de veiller sur ceux dont la vie est peu d'accord avec la constitution : dans la démocratie, avec le principe démocratique; dans l'oligarchie, avec le principe oligarchique. Cette institution s'appliquerait également à tous les autres gouvernements. Par des motifs semblables, il faut ne jamais perdre de vue les accroissements de prospérité et de fortune que peuvent prendre les diverses classes de la société; et le moyen de prévenir le mal est de remettre le pouvoir et le maniement des affaires aux éléments opposés de l'État : j'entends par éléments opposés les gens distingués et le vulgaire, d'une part, et de l'autre, les pauvres et les riches. On doit s'attacher ou à confondre dans une union parfaite les pauvres et les riches, ou bien à augmenter la classe moyenne ; car c'est ainsi qu'on empêche les révolutions qui naissent de l'inégalité.

§ 9. Voici un objet capital dans tout État : il faut bien faire en sorte, par la législation ou tout autre moyen aussi puissant, que les fonctions publiques n'enrichissent jamais ceux qui les occupent. Dans les oligarchies surtout, ceci est de la plus haute importance. La masse des citoyens ne s'irrite pas autant d'être exclue des emplois, exclusion qui peut être compensée pour eux par l'avantage de vaquer à leurs propres affaires, qu'elle s'indigne de penser que les magistrats volent les deniers publics; car alors on a deux motifs de se plaindre, puisqu'on est à la fois privé et du pouvoir et du profit qu'il procure.

§ 10. Une administration honnête, quand on peut l'établir, est même le seul moyen de faire coexister dans l'État la démocratie et l'aristocratie, c'est-à-dire d'accorder aux citoyens distingués et à la foule leurs prétentions respectives. En effet, le principe populaire, c'est la faculté pour tous d'arriver aux emplois; le principe aristocratique, c'est de ne les confier qu'aux citoyens éminents. Cette combinaison sera réalisée, si les emplois ne peuvent être lucratifs. Les pauvres alors, qui n'auraient rien à gagner, ne voudront pas du pouvoir et penseront de préférence à leurs intérêts personnels; les riches pourront accepter le pouvoir, parce qu'ils n'ont pas besoin que la richesse publique vienne ajouter à la leur. De cette façon encore, les pauvres s'enrichiront en vaquant à leurs propres affaires, et les hautes classes ne seront point forcées d'obéir à des hommes sans consistance.

§ 11. Pour éviter du reste la dilapidation des revenus publics, qu'on fasse rendre les comptes en présence de tous les citoyens assemblés, et que des copies en soient affichées dans les phratries, les cantons et les tribus ; et pour que les magistrats soient intègres, que la loi ait soin de payer en honneurs ceux qui se distinguent par leur bonne administration.
Dans les démocraties, il faut empêcher non seulement qu'on en vienne à partager les biens des riches, mais même qu'on partage l'usufruit; ce qui, dans quelques États, a lieu par des moyens détournés. Il vaut mieux aussi ne pas accorder aux riches, même quand ils le demandent, le droit de subvenir aux dépenses publiques considérables, mais sans utilité réelle, telles que les représentations théâtrales, les fêtes aux flambeaux et autres dépenses du même genre.

§ 12. Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du gouvernement doit être fort vive pour les pauvres; et parmi les emplois, il faut qu'on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement que les outrages des riches entre eux. Le système oligarchique a grand intérêt aussi à ce que les héritages s'acquièrent seulement par droit de naissance, et non à titre de donation, et qu'on ne puisse jamais en cumuler plusieurs. Par ce moyen, en effet, les fortunes tendent à se niveler ; et les pauvres arrivent en plus grand nombre à l'aisance.

§ 13. Une institution également avantageuse à l'oligarchie et à la démocratie, c'est d'assurer l'égalité ou même la prééminence, pour tous les emplois qui ne sont pas de première importance dans l'État, aux citoyens qui ont une moindre part de pouvoir politique : dans la démocratie, aux riches ; dans l'oligarchie, aux pauvres. Quant à ces hautes fonctions, elles doivent être toutes, ou du moins la plupart, exclusivement remises aux mains des citoyens qui jouissent des droits politiques.

§ 14. L'exercice des fonctions suprêmes demande dans ceux qui les obtiennent trois qualités : d'abord un attachement sincère à la constitution, une grande capacité pour les affaires, et en troisième lieu, une vertu et une justice analogues, dans chaque espèce de gouvernement, au principe spécial sur lequel il se fonde; car le droit variant selon les constitutions diverses, il faut nécessairement aussi que la justice se modifie pour chacune d'elles. Mais ici se présente une question. Comment se décider et choisir quand toutes les qualités requises ne se trouvent pas réunies dans le même individu? Par exemple, si tel citoyen, doué d'un grand talent militaire, est improbe et peu dévoué à la constitution; et si tel autre, fort honnête et partisan sincère de la constitution, est sans capacité militaire, lequel des deux choisira-t-on ?

§ 15. Il faut, ce semble, s'attacher ici à bien connaître deux choses : quelle est la qualité vulgaire et quelle est la qualité rare. Ainsi pour le grade de général, il faut regarder à l'expérience plutôt qu'à la probité ; car la probité se rencontre beaucoup plus aisément que le talent militaire. Pour la garde du trésor public, il convient de prendre un tout autre parti. Les fonctions de trésorier exigent beaucoup plus de probité que n'en ont la plupart des hommes, tandis que la dose d'intelligence nécessaire pour les remplir est fort commune. Mais, peut-on dire encore, si un citoyen est à la fois rempli de capacité et d'attachement à la constitution, à quoi bon lui demander en outre de la vertu? Les deux qualités qu'il possède ne lui suffiront-elles donc pas pour bien faire? Non sans doute ; car ces deux qualités éminentes peuvent s'unir à des passions sans frein. Les hommes, dans leurs propres intérêts, qu'ils connaissent et qu'ils aiment, ne se servent pas toujours fort bien eux-mêmes; qui répond qu'ils n'en feront pas autant quelquefois, quand il s'agira dé l'intérêt public ?

§ 16. En général, tout ce qui dans la loi concourt, d'après nos théories, au principe même de la constitution, est essentiel à la conservation de l'État. Mais l'objet le plus important c'est, ainsi que nous l'avons souvent répété, de rendre la partie des citoyens qui veut le maintien du gouvernement plus forte que celle qui en veut la chute. Il faut par-dessus tout se bien garder de négliger ce que négligent aujourd'hui tous les gouvernements corrompus, la modération et la mesure en toutes choses. Bien des institutions, en apparence démocratiques, sont précisément celles qui ruinent la démocratie; bien des institutions qui paraissent oligarchiques détruisent l'oligarchie.

§ 17.  Quand on croit avoir trouvé le principe unique de vertu politique, on le pousse aveuglément à l'excès; mais l'erreur est grossière. Ainsi dans le visage humain, le nez, tout en s'écartant de la ligne droite, qui est la plus belle, pour se rapprocher de l'aquilin et du camus, peut cependant rester encore assez beau et assez agréable; mais si l'on poussait cette déviation à l'excès, on ôterait d'abord à cette partie la juste mesure qu'elle doit avoir, et elle perdrait enfin toute apparence de nez, par ses propres dimensions qui seraient monstrueuses, et par les dimensions beaucoup trop petites des parties voisines. Cette observation, qui pourrait s'appliquer également à toute autre partie du visage, s'applique absolument aussi à toutes les espèces de gouvernements.

§ 18. La démocratie et l'oligarchie, tout en s'éloignant de la constitution parfaite, peuvent être assez bien constituées pour se maintenir; mais si l'on exagère le principe de l'une ou de l'autre, on en fera d'abord des gouvernements plus mauvais, et l'on finira par les réduire à n'être plus même des gouvernements. Il faut donc que le législateur et l'homme d'État sachent bien distinguer, parmi les mesures démocratiques ou oligarchiques, celles qui conservent, et celles qui ruinent la démocratie ou l'oligarchie. Aucun de ces deux gouvernements ne saurait être et subsister sans renfermer dans son sein des riches et des pauvres. Mais quand l'égalité vient à s'établir dans les fortunes, la constitution est nécessairement changée; et en voulant détruire des lois faites en vue de certaines supériorités politiques, on détruit avec elles la constitution même.

§ 19. Les démocraties et les oligarchies commettent ici une faute également grave. Dans les démocraties oit la foule peut faire souverainement les lois, les démagogues, par leurs attaques continuelles contre les riches, divisent toujours la cité en deux camps, tandis qu'ils devraient dans leurs harangues ne paraître préoccupés que de l'intérêt des riches; de même que, dans les oligarchies, le gouvernement ne devrait sembler avoir en vue que l'intérêt du peuple. Les oligarques devraient surtout renoncer à prêter des serments comme ceux qu'ils prêtent aujourd'hui; car voici les serments que de nos jours ils font dans quelques États : « JE SERAI L'ENNEMI CONSTANT DU PEUPLE; JE LUI FERAI TOUT LE MAL QUE JE POURRAI LUI FAIRE. »
Il faudrait concevoir la chose d'une façon tout opposée, et en prenant un masque tout différent, dire hautement dans les serments de ce genre : « JE NE NUIRAI JAMAIS AU PEUPLE. »

§ 20. Le point le plus important de tous ceux dont nous avons parlé pour la stabilité des États, bien que de nos jours il soit partout négligé, c'est de conformer l'éducation au principe même de la constitution.  Les lois les plus utiles, les lois sanctionnées par l'approbation unanime de tous les citoyens, deviennent complètement illusoires, si les moeurs et l'éducation ne répondent pas aux principes politiques : démocratiques dans la démocratie, oligarchiques dans l'oligarchie ; car il faut bien le savoir, si un seul citoyen est sans discipline, l'État lui-même participe de ce désordre.

§ 21. Une éducation conforme à la constitution, n'est pas celle qui apprend à faire tout ce qui plaît soit aux membres de l'oligarchie, soit aux partisans de la démocratie; c'est celle qui enseigne à pouvoir vivre sous un gouvernement oligarchique, ou sous un gouvernement démocratique. Dans les oligarchies actuelles, les fils des hommes au pouvoir vivent dans la mollesse, tandis que les enfants des pauvres, s'endurcissant au travail et à la fatigue, acquièrent le désir et la force de faire une révolution.

§ 22. Dans les démocraties, surtout dans celles qui paraissent constituées le plus démocratiquement, l'intérêt de l'État est tout aussi mal compris, parce qu'on s'y fait une idée très fausse de la liberté. Selon l'opinion commune, les deux caractères distinctifs de la démocratie sont la souveraineté du plus grand nombre et la liberté. L'égalité est le droit commun ; et cette égalité, c'est précisément que la volonté de la majorité soit souveraine. Dès lors, liberté et égalité se confondent dans la faculté laissée à chacun de faire tout ce qu'il veut : « Tout à sa guise », comme dit Euripide. C'est là un bien dangereux système; car il ne faut pas que l'obéissance constante à la constitution puisse paraître aux citoyens un esclavage ; au contraire, ils doivent y trouver sauvegarde et bonheur.

§ 23. Nous avons donc énuméré d'une manière à peu près complète les causes de révolution et de ruine, de salut et de stabilité, pour les gouvernements républicains.

§ 2. Plus haut. Liv. VI (4e), chapitre X, § 6.

§ 3. Bien des aristocraties. On peut rapprocher de ces théories  celles de Montesquieu, Esprit des  Lois, liv. V, ch. VIII.

§ 4. Comme je l'ai déjà dit. Voir plus haut, ch. V, § 4.
Des minorités violentes. Voir plus haut,  liv. VI (4e), ch. V, § 1.

§ 5. Avec un redoublement de sollicitude. Voir Montequieu, Esprit des Lois, liv. VIII, ch. V, qui fait les mêmes remarques.

§ 7. Héréditaire et violent. Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. V, § 1.

§  8. Peu d'accord avec la constitution. C'est ce même motif qui fit créer les censeurs à Rome. Aristote avait deviné, sans avoir d'exemple sous les yeux, toute l'importance qu'une pareille magistrature pouvait exercer dans une république bien gouvernée. Voir Rousseau, Contract social, liv. IV, ch. VII. Platon n'a proposé la censure que pour les magistrats ; mais il a organisé avec beaucoup de soin la responsabilité du pouvoir, dont Aristote n'a point parlé. Voir les Lois, livre XII, p. 346 et suiv., trad. de M. Cousin.
A confondre dans une union parfaite... Ceci s'est bien vérifié dans l'histoire de presque tous les Etats modernes, mais surtout en France. Le Tiers état acquit dans l'ombre, et sans que les classes privilégiées et la royauté elle-même y prissent garde, des richesses considérables et des lumières supérieures. Il eût été prudent dès lors de lui accorder une part dans le gouvernement des affaires publiques; et ce système, pris de loin et suivi avec persévérance, aurait certainement adouci la grande catastrophe où périrent la monarchie et la noblesse. Mais les gouvernements, quelque pressant que soit leur intérêt, voient rarement juste, parce que, sans doute, ils sont trop près de la réalité, et qu'elle leur donne des vertiges. Placée plus haut, la philosophie a le coup d'oeil plus calme; elle voit le mal, et indique le remède, mais inutilement.

§ 11. Des copies. A Athènes, les comptes de l'Etat étaient gravés sur pierre, et exposés publiquement, comme les décrets du peuple. Voir Boeckh, Econ. Pol. des Ath., liv. II, ch. VIII. On peut trouver des inscriptions de ce genre dans Chandler, Inscript. ant., p. 17; Visconti, Mémoires, n° 36; L. Elgin, Pursuits in Greece, p. 17 et 18.
Les représentations théâtrales. On sait que les citoyens riches faisaient, à Athènes, les frais des chœurs de musique et de danse pour le théâtre. Voir Bceckh, Écon. polit. des Athén., liv. III, ch. XXI.
Les fêtes aux flambeaux, id., Econ. polit. des Athén., livre III, ch. XXIII. C'étaient des fêtes où l'on faisait des courses aux flambeaux.. Cicéron paraît avoir fait allusion à ce passage, de Officiis, lib. II, cap. LVI. A l'opinion de Théophraste, qui, dans son livre sur les Richesses, approuve les profusions des citoyens opulents, Cicéron oppose le sentiment d'Aristote qui les blâme. Voir Thurot, p. 347.

§ 12. Sur les pauvres. C'est un soin que le gouvernement royal, en 1789, perdit complétement de vue. Il s'étudia, au contraire, à humilier le Tiers état, les pauvres de l'époque. Le Tiers état fit chèrement payer son humiliation, en se rappelant le 5 mai.

§ 14. Le droit variant. Voir livre III, ch. V, §§, 8, 9 et suiv.

§ 16. Souvent répété. Voir liv. VI (4e), ch. X, § 1; voir aussi liv. III, ch. XII, § 5, où des idées analogues ont été exprimées.

§ 17. On le pousse aveuglément à l'excès. Platon a montré admirablementla nécessité de tempérer le principe de l'État, Lois, liv. III,  p. 190 et 199, trad. de M. Cousin.  voir plus haut, ma préface.

§ 19. Renoncer à prêter des serments. « On lit dans les Politiques d'Aristote que, de son temps, dans quelques villes, on jurait et l'on dénonçait haine au peuple, toute haine au peuple; cela se fait partout; mais on y jure le contraire. Cette impudence ne se con çoit pas. » Diderot, Politique des Souverains, § 76.
Stobée, Sermo 41, p. 243, nous a conservé le serment tout démocratique que prêtaient les jeunes Athéniens, quand ils étaient inscrits sur le registre civique; ce serment est fort beau.

§ 20. Le point le plus important. Aristote a si bien senti l'importance politique de l'éducation, qu'il lui a consacré un livre et demi de son ouvrage, le IVe (7e) et le Ve (8e). Montesquieu lui a donné tout le livre IV de l'Esprit des Lois. Rousseau a fait l'Émile, dont la publication a eu certainement des conséquences politiques très graves, en appelant sur l'éducation la méditation de tous les esprits sérieux. Il est à remarquer que la Convention est le premier gouvernement, en France, qui se soit occupé politiquement de ce sujet, et elle a eu le bonheur de doter le pays de plusieurs des grands établissements d'instruction publique qu'il possède, et de commencer l'instruction primaire. Depuis 1830, on a suivi ses traces, on a réalisé ses voeux, et l'on n'a fait en cela que reconnaître un des principes les plus évidents et les plus essentiels de toute bonne organisation politique. On peut compter parmi les fautes, nécessaires peut-être, de l'ancienne monarchie, mais parmi celles qui ont été le plus funestes, cet abandon presque absolu de l'éducation populaire; elle n'a jamais pensé à la tourner à son profit. Voir plus bas, ch. IX, § 2.

§ 21. Les fils des hommes au pouvoir. Voir plus haut, dans ce chapitre, des réflexions pareilles sur ce sujet, § 8.

§ 22. La souveraineté du plus grand nombre. Voir plus haut, livre VII (6e), ch. I, §§ 6 et 11.
 Euripide. On ne sait de quelle pièce d'Euripide cette expression est tirée.
De stabilité et de salut. Hégewisch, Essai sur les finances de Rome, p. 44, a remarqué qu'on ne citerait dans l'antiquité aucune révolution causée par le mauvais état des finances, source habituelle - et inévitable de bouleversements politiques dans les temps modernes. L'explication de ceci est fort simple: les Etats de l'antiquité étaient en général démocratiques, et la sollicitude que mettait le peuple à surveiller la dépense publique et à se faire rendre des comptes prévenait toute dilapidation. Il est vrai aussi, d'un autre côté, que le crédit, avec ses dangereux attraits, n'avait point encore été imaginé. La remarque d'Hégewisch est parfaitement juste; l'histoire en prouve toute l'exactitude.
 

CHAPITRE VIII.
Des causes de révolution et de conservation pour les monarchies, royautés ou tyrannies ; différence du roi et du tyran ; les causes de révolution dans les monarchies sont identiques en partie à celles des républiques. Conspirations contre les personnes et contre le pouvoir ; insultes faites par les tyrans ; influence de la peur, et surtout du mépris; conspirations tramées par ambition de la gloire ; attaques extérieures contre la tyrannie; attaques de ses propres partisans; causes de ruine pour la royauté ; dangers de l'hérédité.

§ 1. Il nous reste à voir quelles sont les causes les plus ordinaires de renversement et de conservation pour la monarchie. Les considérations qu'il convient de présenter sur le destin des royautés et des tyrannies, se rapprochent beaucoup de celles que nous avons indiquées à propos des États républicains. La royauté se rapproche de l'aristocratie, et la tyrannie se compose des éléments de l'oligarchie extrême et de la démagogie; aussi est-elle pour les sujets le plus funeste des systèmes, parce qu'elle est formée de deux mauvais gouvernements, et qu'elle réunit les lacunes et les vices de l'un et de l'autre.

§ 2. Du reste, ces deux espèces de monarchies sont tout opposées, même dès leur point de départ. La royauté est créée par les hautes classes, qu'elle doit défendre contre le peuple, et le roi est pris dans le sein même des classes élevées, parmi lesquelles il se distingue par sa vertu supérieure, ou par les actions éclatantes qu'elle lui inspire, ou par l'illustration non moins méritée de sa race. Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse, contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l'oppression.

§ 3. On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les tyrans, on peut dire, ont été d'abord des démagogues, qui avaient gagné la confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens. Quelques tyrannies se sont formées de cette manière quand les États étaient déjà puissants. D'autres, plus anciennes, n'étaient que des royautés violant toutes les lois du pays, et prétendant à une autorité despotique. D'autres ont été fondées par des hommes parvenus en vertu d'une élection aux premières magistratures, parce que jadis le peuple donnait à longue échéance tous les grands emplois et toutes les fonctions publiques. D'autres enfin sont sorties de gouvernements oligarchiques qui avaient imprudemment confié à un seul individu des attributions politiques d'une excessive importance.

§ 4. Grâce à ces circonstances, l'usurpation était alors facile à tous les tyrans ; de fait, ils n'ont eu qu'à vouloir le devenir, parce qu'ils possédaient préalablement ou la puissance royale, ou celle qu'assure une haute considération : témoin Phidon d'Argos et tous les autres tyrans qui débutèrent par être rois ; témoin tous les tyrans d'Ionie, et Phalaris, qui avaient d'abord été revêtus de hautes magistratures : Panoetius à Léontium, Cypsèle à Corinthe, Pisistrate à Athènes, Denys à Syracuse, et tant d'autres tyrans qui, comme eux, sont sortis de la démagogie.

§ 5. La royauté, je le répète, se classe auprès de l'aristocratie, en ce qu'elle est, comme elle, le prix de la considération personnelle, d'une vertu éminente, de la naissance, de grands services rendus, ou de tous ces avantages réunis à la capacité. Tous ceux qui ont rendu d'éminents services à des cités, à des peuples, ou qui étaient assez forts pour en rendre, ont obtenu cette haute distinction : les uns ayant par des victoires préservé le peuple de l'esclavage, comme Codrus; les autres lui ayant rendu la liberté, comme Cyrus; d'autres ayant fondé l'État lui-même, ou possédant le territoire, comme les rois des Spartiates, des Macédoniens et des Molosses.

§ 6. Le roi a pour mission spéciale de veiller à ce que ceux qui possèdent n'éprouvent aucun tort dans leur fortune, et le peuple aucun outrage dans son honneur. Le tyran, au contraire, comme je l'ai dit plus d'une fois, n'a jamais eu vue, dans les affaires communes, que son intérêt personnel. Le but du tyran, c'est la jouissance; celui du roi, c'est la vertu. Aussi, en fait d'ambition, le tyran songe-t-il surtout à l'argent; le roi, surtout à l'honneur. La garde d'un roi se compose de citoyens ; celle d'un tyran, d'étrangers.

§ 7. Il est du reste bien facile de voir que la tyrannie a tous les inconvénients de la démocratie et de l'oligarchie. Comme celle-ci, elle ne pense qu'à la richesse, qui nécessairement peut seule lui garantir et la fidélité des satellites, et la jouissance du luxe. La tyrannie se défie aussi des masses, et leur enlève le droit de posséder des armes. Nuire au peuple, éloigner les citoyens de la cité, les disperser, sont des manoeuvres communes à l'oligarchie et à la tyrannie. A la démocratie, la tyrannie emprunte ce système de guerre continuelle contre les citoyens puissants, cette lutte secrète et publique qui les détruit, ces bannissements qui les frappent sous prétexte qu'ils sont factieux et ennemis de l'autorité; car elle n'ignore pas que c'est des rangs des hautes classes que sortiront contre elle les conspirations, que les uns ourdissent dans l'intention de se saisir du pouvoir à leur profit, et les autres, pour se soustraire à l'esclavage qui les opprime. voilà ce que signifiait le conseil de Périandre à Thrasybule ; et ce nivellement des épis qui dépassaient les autres, voulait dire qu'il fallait toujours se défaire des citoyens éminents.

§ 8. Tout ce que je viens de dire montre assez que les causes de révolution doivent être les mêmes à peu près dans les monarchies que dans les républiques. L'injustice, la peur, le mépris, ont presque toujours déterminé les conspirations des sujets contre les monarques. L'injustice les a cependant causées moins souvent encore que l'insulte, et parfois aussi les spoliations individuelles. Le but que se proposent les conspirations dans les républiques est aussi le même dans les États soumis à un tyran ou à un roi ; elles ont toujours lieu parce que le monarque est comblé d'honneurs et de richesses, que lui envient tous les autres.

§ 9. Les conspirations s'attaquent, tantôt à la personne de ceux qui ont le pouvoir, tantôt au pouvoir lui-même. Le sentiment d'une insulte pousse surtout aux premières; et comme l'insulte peut être de bien des genres, le ressentiment qu'elle provoque peut avoir autant de caractères différents. Dans la plupart des cas, la colère en conspirant ne songe qu'à la vengeance; et elle n'est point ambitieuse. Témoin le sort des Pisistratides : ils avaient déshonoré la soeur d'Harmodius; Harmodius conspira pour venger sa soeur; Aristogiton, pour soutenir Harmodius. La conspiration tramée contre Périandre, tyran d'Ambracie, n'eut pas d'autre motif qu'une plaisanterie du tyran, qui, dans une orgie, avait demandé à l'un de ses mignons s'il ne l'avait pas rendu mère.

§ 10. Pausanias tua Philippe, parce que Philippe l'avait laissé insulter par les partisans d'Attale. Derdas conspira contre Amyntas le Petit, qui s'était vanté d'avoir eu la fleur de sa jeunesse. L'Eunuque tua Évagoras de Chypre, dont le fils l'avait outragé en lui enlevant sa femme.

§ 11. Bien des conspirations n'ont eu pour cause que les attentats dont quelques monarques s'étaient rendus coupables sur la personne d'un de leurs sujets. Telle fut la conspiration ourdie contre Archélaüs par Cratée, qui n'avait jamais souffert qu'avec horreur ces indignes rapports. Aussi ne manqua-t-il point de saisir le premier prétexte plausible, beaucoup moins grave cependant que ne l'était celui-là. Archélaüs, après lui avoir promis une de ses filles, lui manqua de parole, et les maria toutes deux, l'une, par suite de sa défaite dans la guerre contre Sirrha et Arrhabæus, au roi d' Elimée; l'autre, qui était la plus jeune, à Amyntas, fils de ce roi, comptant par là apaiser tout ressentiment entre Cratée et le fils de Cléopâtre. Mais le véritable motif de son inimitié fut l'indignation que ressentait le jeune homme des liens qui l'unissaient au roi.

§ 12. Hellanocrate de Larisse entra dans la conspiration pour un semblable outrage. Le tyran, qui avait abusé de sa jeunesse, ne le renvoyant pas dans sa patrie, comme il l'avait promis, Hellanocrate se persuada que cette intimité du roi ne venait point d'une passion réelle, et qu'elle n'avait pour but que de le déshonorer. Parrhon et Héraclide, tous deux d'Ænos, tuèrent Cotys pour venger leur père; et Adamas trahit Cotys, pour se venger de la mutilation outrageante qu'il lui avait fait subir dans son enfance.

§ 13. Bien souvent on conspire par colère des mauvais traitements que l'on a personnellement éprouvés. Même des magistrats, des membres de familles royales ont tué des tyrans, ou du moins ont conspiré, pour satisfaire des ressentiments de ce genre. A Mytilène, par exemple, les Penthalides, qui se plaisaient à parcourir la ville, en frappant du bâton tous ceux qu'ils rencontraient, furent massacrés par Mégaclès, aidé de quelques amis; et plus tard, Smerdis tua Penthilus, qui l'avait maltraité, et dont la femme le poussait à cette vengeance. Si, dans la conspiration contre Archélaüs, Décanlnichus se fit le chef des conspirateurs, en les excitant le premier, c'est qu'il était plein de fureur de ce qu'Archélaiis l'eût livré au poète Euripide, qui le fit cruellement fouetter, pour l'avoir raillé sur sa mauvaise haleine. Bien des monarques ont payé de semblables outrages de leur vie ou de leur repos.

§ 14. La peur, que nous avons indiquée comme une cause de bouleversement dans les républiques, n'agit pas moins dans les monarchies. Ainsi Artabane tua Xerxès dans la seule crainte qu'on n'apprit au roi qu'il avait fait pendre Darius, malgré l'ordre contraire qu'il en avait reçu. Mais Artabane avait espéré d'abord que Xerxès oublierait cette défense, qu'il lui avait faite au milieu d'un festin. Le mépris amène aussi des révolutions dans les états monarchiques. Sardanapale fut tué par un de ses sujets qui, si l'on en croit la tradition, l'avait vu tenant la quenouille au milieu de ses femmes. En admettant que ce fait soit faux pour Sardanapale, il peut certainement être vrai pour un autre. Dion ne conspira que par mépris contre le Jeune Denys, en voyant que tous ses sujets en faisaient si peu de cas, et qu'il était lui-même plongé dans une perpétuelle ivresse.

§ 15. C'est surtout par des motifs de cet ordre que se déterminent même parfois les amis du tyran; la confiance dont ils jouissent auprès de lui leur inspire le dédain, et l'espoir de cacher leurs complots.
Souvent, quand on se croit en position de saisir le pouvoir de quelque manière que ce soit, il suffit de mépriser le tyran pour conspirer contre lui; car lorsqu'on est puissant et que, poussé par la conscience de ses forces, on dédaigne le danger, on se décide aisément à l'action. C'est ainsi que bien souvent les généraux n'ont pas d'autres motifs pour conspirer contre les rois qui les emploient. Par exemple, Cyrus renversa Astyage, dont il méprisait la conduite et la puissance, et qui avait renoncé à l'exercice personnel du pouvoir, pour se livrer à tous les excès du plaisir. Seuthès le Thrace conspira de même contre Amodocus, dont il était général. Plusieurs motifs de ce genre peuvent se réunir pour déterminer les conspirations. Parfois, la cupidité se joint au mépris : témoin la conspiration de Mithridate contre Ariobarzane. Ces sentiments agissent surtout puissamment sur les hommes d'un caractère hardi, et qui ont su obtenir près des monarques une haute fonction militaire. Le courage, quand il est aidé de ressources puissantes, devient de l'audace ; et, décidé par ces deux motifs, on conspire parce qu'on se croit à peu près certain du succès.

§ 16. Les conspirations par désir de la gloire ont un tout autre caractère que celles dont nous avons parlé jusqu'à présent. Elles n'ont pour mobiles ni l'envie des richesses immenses, ni le désir des honneurs suprêmes que le tyran possède et qui font si souvent conspirer contre lui. Ce n'est point par des considérations de ce genre que l'homme ambitieux se risque aux dangers d'un complot. Il laisse à d'autres les motifs vils et bas que nous venons de rappeler; mais de même qu'il s'aventurerait dans toute entreprise inutile, mais qui pourrait donner renom et célébrité, de même il conspire contre le monarque, avide non de puissance mais de gloire.

§ 17. Les hommes de cette trempe sont excessivement rares, parce que de telles résolutions supposent toujours un mépris absolu de sa propre vie, dans le cas où l'entreprise viendrait à échouer. La seule pensée dont on doive alors être animé est celle de Dion ; mais il est difficile qu'elle puisse venir à bien des coeurs. Dion, quand il marcha contre Denys, n'avait avec lui que quelques soldats, déclarant que, quel que fût d'ailleurs le succès, c'en était assez pour lui d'avoir mis la main à cette entreprise, et que mourût-il aussitôt en touchant la terre de Sicile, sa mort serait toujours assez belle.

§ 18. La tyrannie peut être renversée, comme tout autre gouvernement, par une attaque extérieure, venant d'un État plus puissant qu'elle et constitué sur un principe opposé. Il est clair que ce gouvernement voisin, par l'opposition même de son principe, n'attend que le moment de l'attaque ; et dès qu'on le peut, on fait toujours ce qu'on désire. Les États de principes différents sont toujours ennemis entre eux : la démocratie, par exemple, est l'ennemie de la tyrannie, tout autant que le potier peut l'être du potier, comme dit Hésiode; ce qui n'empêche pas que la démagogie poussée à son dernier terme ne soit aussi une véritable tyrannie. La royauté et l'aristocratie sont ennemies par la différence même de leur principe. Aussi, les Lacédémoniens avaient-ils pour système constant de renverser les tyrannies, comme le firent aussi les Syracusains, tant qu'ils furent régis par un bon gouvernement.

§ 19. La tyrannie trouve dans son propre sein une autre cause de ruine, quand l'insurrection vient de ceux même qu'elle emploie. Témoin la chute de la tyrannie fondée par Gélon; et de nos jours, celle de Denys. Thrasybule, frère d'Hiéron, s'attachait à flatter toutes les folles passions du fils que Gélon avait laissé, et le plongeait dans les plaisirs pour régner sous son nom. Les familiers du jeune prince conspirèrent, non pas tant pour renverser la tyrannie même, que pour supplanter Thrasybule ; mais les associés qu'ils s'étaient donnés, saisirent cette favorable occasion pour les chasser tous. Quant à Denys, ce fut Dion, son parent, qui marcha contre lui et put, avant de mourir, expulser le tyran à l'aide du peuple soulevé.

§ 20. Des deux sentiments qui causent le plus souvent les conspirations contre les tyrannies, la haine et le mépris, les tyrans méritent toujours au moins l'un, c'est la haine. Mais le mépris qu'ils inspirent amène fréquemment leur chute. Ce qui le prouve bien, c'est que ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir ont su le conserver, et que ceux qui l'ont reçu par héritage l'ont presque aussitôt perdu. Avilis par les dérèglements de leur conduite, ils tombent aisément dans le mépris et fournissent de nombreuses et excellentes occasions aux conspirateurs.

§ 21. On peut ranger aussi la colère dans la même classe que la haine ; l'une et l'autre poussent à des actions toutes pareilles ; seulement la colère est encore plus active que la haine, parce qu'elle conspire avec d'autant plus d'ardeur que la passion ne réfléchit pas. C'est surtout le ressentiment d'une insulte qui livre les coeurs aux emportements de la colère : témoin la chute des Pisistratides et de tant d'autres. Cependant la haine est plus redoutable. La colère est toujours accompagnée d'un sentiment de douleur qui ne laisse pas de place à la prudence ; l'aversion n'a point de douleur qui la trouble dans ses complots.
Pour nous résumer, nous dirons que toutes les causes de révolution assignées par nous à l'oligarchie excessive et sans contrepoids, et à la démagogie extrême, s'appliquent également à la tyrannie; car ces deux formes de gouvernement sont de véritables tyrannies divisées entre plusieurs mains.

§ 22. La royauté a beaucoup moins à redouter les dangers du dehors, et c'est ce qui en garantit la durée. Mais c'est en elle-même qu'il faut rechercher toutes les causes de sa ruine. On peut les réduire à deux : l'une est la conjuration des agents qu'elle emploie; l'autre est sa tendance au despotisme, quand les rois prétendent accroître leur puissance, même aux dépens des lois. On ne voit guère de nos jours se former encore des royautés; et celles qui s'élèvent sont bien plutôt des monarchies absolues et des tyrannies que des royautés. C'est qu'en effet la véritable royauté est un pouvoir librement consenti, et jouissant seulement de prérogatives supérieures. Mais comme aujourd'hui les citoyens se valent en général, et qu'aucun n'a une supériorité tellement grande qu'il puisse exclusivement prétendre à une aussi haute position dans l'État, il s'ensuit qu'on ne donne plus son assentiment à une royauté, et que, si quelqu'un prétend régner par la fourbe ou par la violence, on le regarde aussitôt comme un tyran.

§ 23. Dans les royautés héréditaires, il faut ajouter cette cause de ruine toute spéciale, à savoir que la plupart de ces rois par héritage deviennent bien vite méprisables, et qu'on ne leur pardonne point un excès de pouvoir, .attendu qu'ils possèdent non pas une autorité tyrannique, mais une simple dignité royale. La royauté est très facile à renverser; car il n'y a plus de roi du moment qu'on ne veut plus en avoir ; le tyran, au contraire, s'impose malgré la volonté générale.

§ 24. Telles sont pour les monarchies les principales causes de ruine; je n'en énumère point quelques autres qui se rapprochent de celles-là.

§ 1. Le plus funeste des systèmes. Voir plus bas, § 7, et plus haut,liv. VI (4e), ch. II, § 2, et ch. VI,  § 1, les mêmes idées.

§ 3. Toutes les fonctions publiques. Voir Ott. Müller, Aeginet., p. 134 et suiv.

§ 4. Phidon d'Argos paraît avoir régné dans le huitième siècle. On le donne pour un tyran fort audacieux et fort habile. Il établit, dit- on, dans le Péloponèse l'unité des  poids et mesures parmi toutes les  peuplades doriennes; il frappa le premier de la monnaie. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 155, et t. II, p. 108; et Hérodote, Érato, ch. CXXVII, § 4, p. 313, édit. Firmin Didot.
Tous les tyrans d'Ionie. Hérodote, Melpomène, ch. CXXXVII, p. 225, édit. Firmin Didot, fait l'histoire de ces petits tyrans.
Phalaris, tyran d'Agrigente, vers la LIVe olympiade, 564 ans avant J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 163.
Panætius, dont Aristote parle encore dans ce livre, ch. X, § 4, n'est pas autrement connu.
Léontium, ville voisine de Syracuse, en Sicile.
Cypsèle à Corinthe. Cypsèle usurpa la tyrannie, à Corinthe, vers la xXXXe olympiade, 658 ans av. J.-C.
Pisistrate, 550 ans avant J.-C.
Denys à Syracuse. Voir plus haut, dans ce livre, ch. IV, § 5.

§ 5. Je le répète. Voir plus haut, § 1.
Comme Codrus. Dans le XIe siècle avant J.-C.
Et des Molosses. Voir plus loin, dans ce liv. ch. IX, § 1, quelques mots sur la monarchie des Molosses.

§ 6. Comme je l'ai dit. Voir plus  haut, liv. III, ch. V, § 4.

§ 7. De la démocratie et de l'oligarchie. Voir plus haut, § 1.
De Périandre. Voir plus haut, liv. III,  ch. VIII, § 3.

§ 8. Tout ce que je viens de dire.  Voir plus haut, ch. II, § 3.

§ 9. Les conspirations s'attaquent. Voir dans Machiavel ses réflexions sur les conspirations, Discours sur les Décades de Tite-Live, liv. III, ch. VI.
Harmodius. Thucydide raconte la conspiration d'Harmodius, liv. I, ch. XX, p. 8, édit. Firmin Didot, et liv. VI, ch. LIV et suiv., p. 266, édit. Firmin Didot.
 Contre Périandre. Voir plus haut, dans ce livre, chapitre III, § 6, quelques mots sur Périandre.

§ 10. Pausanias tua Philippe. Philippe fut assassiné l'an. 336 avant J.- C. C'est là le fait le plus récent dont il soit question dans la Politique d'Aristote. Pour les détails, voir Diodore de Sicile, livre XVI, ch.  XCIII, p. 128, édit. Firmin Di-dot, et le récit de Machiavel, Discours sur les Décades de Tite-Live, liv. II, ch. XXVIII.
L'Eunuque. C'est Nicoclès, surnommé l'Eunuque. Il assassina Evagoras, la troi¬ième année de la CIe olympiade, 374 ans avant Jésus-Christ. Voir Diodore de Sicile, livre XV, chapitre XLVII, § 8, page 32, édit. Firmin Didot.

§ 11. Archélaüs. Je ne sais si cet Archélaüs est celui dont il est question dans le Gorgias de Platon, p. 253, traduct. de M. Cousin.
Cratée. Diodore de Sicile prétend que Cratée, qu'il appelle Craterus, tua le roi par mégarde à la chasse, liv. XIV, ch. XXXVII, § 5, p. 574, édit. Firmin Didot. Toute cette partie de l'histoire de Macédoine est fort obscure.

§ 12. Parrhon, ou, comme l'appelle Diogène de Laërte, Python, tua Cotys, tyran d''Enos, en Thrace, et se réfugia à Athènes. Voir Diog. Laër., liv. III, § 46, et Plutarque, Advers. Colot., t. X, p. 629, et De sui laude, t. XIII, 146.


§ 13. Les Penthalides. Schneider et Coraï ont corrigé « Penthilides », sans doute à cause de «Penthilus», qui est plus bas. Mais je n'ai point adopté la correction, parce qu'aucun manuscrit ne l'autorise.
Smerdis. On ne sait quel est ce Smerdis.
Contre Archélaüs. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 11.
Décamnichus. Voir Suidas, au mot « Euripide ».

§ 14. La peur que nous avons in¬iquée. Voir plus haut, ch. II, § 3.
Artabane tua Xerxès. Dans la quatrième année de la LXXXVIIe olympiade, 465 ans av. J.-C. Voir Ctésias, Persic., cap. XXIX, ap. Photium; Diodore de Sicile, liv. XI, ch. LXIX, § 1, p. 399, édit. Firmin Didot; Justin, liv. III, ch. I. La mort de Xerxès est diversement racontée par les historiens. La version qu'a suivie Aristote paraît la plus probable ; toute cette partie de l'histoire est d'ailleurs peu connue.
 Par un de ses sujets. C'est Arbace, qui renversa Sardanapale. Voir Diodore de Sicile, livre II, ch. XXIV, § 1, p. 99, édit. Firmin Didot.
Dion. L'expédition de Dion contre Denys le Jeune est de la quatrième année de la CIXe olympiade, 357 ans av. J.-C.

§ 15. Cyrus renversa Astyage. Cyrus détrôna Astyage mais il ne le fit pas mourir. Hérodote, Clio, ch. CXXX.
Seuthès le Thrace. Voir Xénophon, Anab., liv. VII, ch. II,  et Hellén., liv. IV, ch. VIII.
La conspiration de Mithridate. Voir Xénoph., Cyrop., liv. VIII, ch. VIII.

§ 17. Celle de Dion. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 14.

§ 18. Constitué sur un principe opposé. Voir plus haut, dans ce livre, ch. VI, § 9.
Comme dit Hésiode.Voir les Oeuvres et les Jours. Vers 25.
Les Lacédémoniens. Voir plus haut, dans ce livre, chap. VI, § 9, où il est dit que les Lacédémoniens renversaient partout les démocraties.

§ 19. Fondée par Gélon. Gélon régna dans la quatrième année de la LXXIIIe olympiade, 484 ans av. J. -C. Il était, depuis six ans, tyran de Gèle. Hérodote, Polymnie, chapitre CLIII et suiv.
 Celle de Denys. Les mots « de nos jours » indiquent qu'il s'agit ici d'un fait moins ancien que l'expédition de Dion : c'est celle de Timoléon dans la deuxième année de la CIXe olympiade, 343 ans avant J.-C. L'expression d'Aristote ne signifie pas cependant que le fait se passait au moment où l'auteur écrivait, puisqu'il parle ailleurs de la mort de Philippe, qui est postérieure de sept ans à l'expédition de Timoléon. Voir plus haut dans ce chapitre, § 10.

§ 20. Ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir. Voir plus bas, § 23, et Machiavel, le Prince, ch. VI. Platon aussi condamne vivement l'hérédité; Lois, III, pages  183 et suiv., trad. de M. Cousin. 

§ 21. La chute des Pisistratides.  Voir plus haut, § 9.

§ 22. De royautés... des monarchies. On sent quelle est ici la diférence de ces deux mots : «Roi», c'est le monarque régnant suivant des lois qu'il doit observer et qu'il n'a point faites ; « monarque », c'est le souverain régnant sans autre loi que sa volonté, mais n'abusant pas de sa toute puissance; le « tyran » enfin abuse du pouvoir qu'il possède. Ces distinctions sont  importantes. Voir liv. III, ch. X, § 7.

§ 23. Bien vite méprisables. On peut joindre cette déclaration formelle contre l'hérédité à celle qu'Aristote a déjà faite, livre III, ch. X, § 9. Il faut vouloir fermer les yeux à la lumière, pour prétendre que le philosophe a fait une oeuvre de courtisan, et qu'il a cherché, dans la Politique, à flatter Alexandre, dont le droit tout héréditaire s'accordait certainement fort peu avec les principes indépendants de son maître.
Il n'y a plus de roi... Voir la même pensée dans Platon, Le Politique, p. 386, traduction de M. Cousin.

CHAPITRE IX.
Des moyens de conservation pour les États monarchiques ; la royauté se sauve par la modération. Les tyrannies ont deux systèmes fort différents pour se maintenir : la violence avec la ruse, et la bonne administration; esquisse du premier système ; ses vices ; esquisse du second système; ses avantages ; portrait du tyran; durée des diverses tyrannies; détails historiques.

§ 1. En général, les États monarchiques doivent évidemment se conserver par des causes opposées à toutes celles dont nous venons de parler, suivant la nature spéciale de chacun d'eux. La royauté, par exemple, se maintient par la modération. Moins ses attributions souveraines sont étendues, plus elle a de chances de durer dans toute son intégrité. Le roi songe moins alors à se faire despote ; il respecte plus dans toutes ses actions l'égalité commune; et les sujets de leur côté sont moins enclins à lui porter envie. Voilà ce qui explique la durée si longue de la royauté chez les Molosses. Chez les Lacédémoniens, elle n'a tant vécu que parce que, dès l'origine, le pouvoir fut partagé entre deux personnes; et que plus tard, Théopompe le tempéra par plusieurs institutions, sans compter le contre-poids qu'il lui donna dans l'établissement de l'Éphorie. En affaiblissant la puissance de la royauté, il lui assura plus de durée; il l'agrandit donc en quelque sorte, loin de la réduire; et il avait bien raison de répondre à sa femme, qui lui demandait s'il n'avait pas honte de transmettre à ses fils la royauté moins puissante qu'il ne l'avait reçue de ses ancêtres : « Non, » sans doute; car je la leur laisse beaucoup plus durable. »

§ 2. Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans. C'est à Périandre de Corinthe qu'on fait honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut offrir aussi bon nombre d'exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est possible. Réprimer toute supériorité qui s'élève ; se défaire des gens de coeur ; défendre les repas communs et les associations; interdire l'instruction et tout ce qui tient aux lumières, c'est-à-dire, prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi ; empêcher les loisirs et toutes les réunions où l'on pourrait trouver des amusements communs; tout faire pour que les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent une mutuelle confiance;

§ 3. de plus, bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de ce qu'ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d'âme : tels sont les moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques qui tendent tous au même but. En voici d'autres : savoir tout ce qui se dit, tout ce qui se fait parmi les sujets; avoir des espions pareils à ces femmes appelées à Syracuse les délatrices ; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout écouter dans les sociétés, dans les réunions, parce qu'on est moins franc quand on redoute l'espionnage, et que si l'on parle, tout se sait ;

§ 4. semer la discorde et la calomnie parmi les citoyens; mettre aux prises les amis entre eux; irriter le peuple contre les hautes classes, qu'on désunit entre elles. Un autre principe de la tyrannie est d'appauvrir les sujets, pour que, d'une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l'autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C'est dans cette vue qu'ont été élevés les pyramides d'Égypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n'ont qu'un seul et même objet, l'occupation constante et l'appauvrissement du peuple.

§ 5. On peut voir un moyen analogue dans un système d'impôts établis comme ils l'étaient à Syracuse : en cinq ans, Denys absorbait par l'impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l'activité de ses sujets, et leur imposer le besoin perpétuel d'un chef militaire. Si la royauté se conserve en s'appuyant sur des dévouements, la tyrannie ne se maintient que par une perpétuelle défiance de ses amis, parce qu'elle sait bien que, si tous les sujets veulent renverser le tyran, ses amis surtout sont en position de le faire.

§ 6. Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie : licence accordée aux femmes dans l'intérieur des familles pour qu'elles trahissent leur maris ; licence aux esclaves, pour qu'ils dénoncent aussi leurs maîtres; car le tyran n'a rien à redouter des esclaves et des femmes ; et les esclaves, pourvu qu'on les laisse vivre à leur gré, sont très partisans de la tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque; et voilà pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable flatteur; près du despote, on trouve ses vils courtisans, qui ne font qu'ouvre de flatterie perpétuelle. Aussi la tyrannie n'aime-t-elle que les méchants, précisément parce qu'elle aime la flatterie, et qu'il n'est point de coeur libre qui s'y abaisse. L'homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De plus, les méchants sont d'un utile emploi dans des projets pervers : « Un clou chasse l'autre », dit le proverbe.

§ 7. Le propre du tyran est de repousser tout ce qui porte une âme fière et libre ; car il se croit seul capable de posséder ces hautes qualités; et l'éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité et l'indépendance d'un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures, comme attentatoires à sa puissance. C'est encore l'usage du tyran d'inviter à sa table et d'admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux; ceux-ci sont pour lui des ennemis ; ceux-là n'ont aucun motif d'agir contre son autorité.
Toutes ces manoeuvres et tant d'autres du même genre, que la tyrannie emploie pour se maintenir, sont d'une profonde perversité.

§ 8. En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont le but permanent de la tyrannie : d'abord, l'abaissement moral des sujets; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l'égard des autres ; car la tyrannie ne lieut être renversée qu'autant que des citoyens ont assez d'union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu'ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu'ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c'est l'affaiblissement et l'appauvrissement des sujets ; car on n'entreprend guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n'a pas les moyens de la renverser.

§ 9. Ainsi, toutes les préoccupations du tyran peuvent se diviser en trois classes que nous venons d'indiquer, et l'on peut dire que toutes ses ressources de salut se groupent autour de ces trois bases : la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur dégradation morale.
Telle est donc la première méthode de conservation pour les tyrannies.

§ 10. Quant à la seconde, elle s'attache à des soins radicalement opposés à tous ceux que nous venons d'indiquer. On peut la tirer de ce que nous avons dit des causes qui ruinent les royautés; car de même que la royauté compromet son autorité en voulant la rendre plus despotique, de même la tyrannie assure la sienne en la rendant plus royale. Il n'est ici qu'un point essentiel qu'elle ne doit jamais oublier : qu'elle ait toujours la force nécessaire pour gouverner, non pas seulement avec l'assentiment général, mais aussi malgré la volonté générale ; renoncer à ce point, ce serait renoncer à la tyrannie même. Mais cette base une fois assurée, le tyran peut pour tout le reste se conduire comme un véritable roi, ou du moins en prendre adroitement toutes les apparences.

§ 11. D'abord, il paraîtra s'occuper avec sollicitude des intérêts publics, et il ne se montrera point follement dissipateur de ces riches offrandes que le peuple a tant de peine à lui faire, et que le maître tire des fatigues et de la sueur de ses sujets, pour les prodiguer à des courtisanes, à des étrangers, à des artistes cupides. Le tyran rendra compte des recettes et des dépenses de l'État, chose que du reste plus d'un tyran a faite; car il a par là cet avantage de paraître un administrateur plutôt qu'un despote; il n'a point à redouter d'ailleurs de jamais manquer de fonds tant qu'il reste maître absolu du gouvernement.

§ 12. S'il vient à voyager loin de sa résidence, il vaut mieux avoir ainsi placé son argent plutôt que de laisser derrière soi des trésors accumulés; car alors ceux à la garde de qui il se confie sont moins tentés par ses richesses. Lorsque le tyran se déplace, il redoute ceux qui le gardent plus que les autres citoyens : ceux-là le suivent dans sa route, tandis que ceux-ci restent dans la ville. D'un autre côté, en levant des impôts, des redevances, il faut qu'il semble n'agir que dans l'intêrêt de l'administration publique, et seulement pour préparer des ressources en cas de guerre ; en un mot, il doit paraître le gardien et le trésorier de la fortune générale et non de sa fortune personnelle.

§ 13. Il ne faut pas que le tyran se montre d'un difficile accès ; toutefois son abord doit être grave, pour inspirer non la crainte, mais le respect. La chose est du reste fort délicate; car le tyran est toujours bien près d'être méprisé; mais, pour provoquer le respect, il doit, même en faisant peu de cas des autres talents, tenir beaucoup au talent politique, et se faire à cet égard une réputation inattaquable. De plus, qu'il se garde bien lui-même, qu'il empêche soigneusement tous ceux qui l'entourent d'insulter jamais la jeunesse de l'un ou l'autre sexe. Que les femmes dont il dispose montrent la même réserve avec les autres femmes; car les querelles féminines ont perdu plus d'une tyrannie.

§ 14. S'il aime le plaisir, qu'il ne s'y livre jamais comme le font certains tyrans de notre époque, qui, non contents de se plonger dans les jouissances dès le soleil levé et pendant plusieurs jour de suite, veulent encore étaler leur licence sous les yeux de tous les citoyens, auxquels ils prétendent faire admirer ainsi leur bonheur et leur félicité. C'est en ceci surtout que le tyran doit user de modération; et s'il ne le peut, qu'il sache au moins se dérober aux regards de la foule. L'homme qu'on surprend sans peine et qu'on méprise, ce n'est point l'homme tempérant et sobre, c'est l'homme ivre; ce n'est point celui qui veille, c'est celui qui dort.

§ 15. Le tyran prendra le contre-pied de toutes ces vieilles maximes qu'on dit à l'usage de la tyrannie. Il faut qu'il embellisse la ville, comme s'il en était l'administrateur et non le maître. Surtout qu'il affiche avec le plus grand soin une piété exemplaire. On ne redoute pas autant l'injustice de la part d'un homme qu'on croit religieusement livré à tous ses devoirs envers les dieux; et l'on ose moins conspirer contre lui, parce qu'on lui suppose le ciel même pour allié. Il faut toutefois que le tyran se garde de pousser les apparences jusqu'à une ridicule superstition. Quand un citoyen se distingue par quelque belle action, il faut le combler de tant d'honneurs qu'il ne pense pas pou-voir en obtenir davantage d'un peuple indépendant. Le tyran répartira en personne les récompenses de ce genre, et laissera aux magistrats inférieurs et aux tribunaux le soin des châtiments.

§ 16. Tout gouvernement monarchique, quel qu'il soit, doit se garder d'accroître outre mesure la puissance d'un individu ; ou, si la chose est inévitable, il faut alors prodiguer les mêmes dignités à plusieurs autres; c'est le moyen de les maintenir mutuellement. S'il faut nécessairement créer une de ces brillantes fortunes, que le tyran ne s'adresse pas du moins à un homme audacieux ; car un coeur rempli d'audace est toujours prêt à tout entreprendre; et s'il faut renverser quelque haute influence, qu'il y procède par degrés, et qu'il ait soin de ne point détruire d'un seul coup les fondements sur lesquels elle repose.

§ 17. Que le tyran, en ne se permettant jamais d'outrage d'aucun genre, en évite deux surtout : c'est de porter la main sur qui que ce soit, et d'insulter la jeunesse. Cette circonspection est particulièrement nécessaire à l'égard des coeurs nobles et fiers. Les âmes cupides souffrent impatiemment qu'on les froisse dans leurs intétets d'argent; mais les âmes fières et honnêtes souffrent bien davantage d'une atteinte portée à leur honneur. De deux choses l'une : ou il faut renoncer à toute vengeance contre des hommes de ce caractère, ou bien les punitions qu'on leur inflige doivent sembler toutes paternelles, et non le résultat du mépris. Si le tyran a quelques relations avec la jeunesse, il faut qu'il paraisse ne céder qu'à sa passion, et non point abuser de son pouvoir. En général, dès qu'il peut y avoir apparence de déshonneur, il faut que la réparation l'emporte de beaucoup sur l'offense.

§ 18. Parmi les ennemis qui en veulent à la personne même du tyran, ceux-là sont les plus dangereux et les plus à surveiller, qui ne tiennent point à leur vie pourvu qu'ils aient la sienne. Aussi faut-il se garder avec la plus grande attention des hommes qui se croient insultés dans leur personne ou dans celle de gens qui leur sont chers. Quand on conspire par ressentiment, on ne s'épargne pas soi-même, et ainsi que le dit Héraclite : « Le ressentiment est bien difficile à combattre, car il met sa vie à l'enjeu ».

§ 19. Comme l'État se compose toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, il faut persuader aux uns et aux autres qu'ils ne trouveront de garantie que dans le pouvoir, et. prévenir entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux partis, le plus fort est toujours celui qu'il faut prendre pour instrument du pouvoir, afin que, dans un cas extrême, le tyran ne soit pas forcé ou de donner la liberté aux esclaves, ou d'enlever les armes aux citoyens. Ce parti suffit toujours à lui seul pour défendre l'autorité, dont il est l'appui, et pour lui assurer le triomphe contre ceux qui l'attaquent.

§ 20. Du reste, nous croyons qu'il serait inutile d'entrer dans de plus longs détails. L'objet essentiel est ici bien évident. Il faut que le tyran paraisse à ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi; non point un homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non pas les excès. Il faut qu'il admette dans sa société les citoyens distingués, et qu'il s'attire par ses manières l'affection de la foule. Par là, il sera infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu'il n''excitera ni haine, ni crainte; mais encore il rendra son autorité plus durable. En un mot, il faut qu'il se montre complétenient vertueux ou du moins vertueux à demi, et qu'il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant qu'on peut l'être.

§ 21. Et cependant, malgré toutes ces précautions, les moins stables des gouvernements sont l'oligarchie et la tyrannie. La plus longue tyrannie a été celle d'Orthagoras et de ses descendants, à Sicyone ; elle a duré cent ans ; c'est qu'ils surent habilement ménager leurs sujets et se soumettre eux-mêmes en bien des choses au joug de la loi. Clisthène évita le mépris. par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se concilier l'amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu'à couronner de ses mains le juge qui avait prononcé contre lui en faveur de son antagoniste ; et si l'on en croit la tradition, la statue assise qui est dans la place publique est celle de ce juge indépendant. Pisistrate, dit-on aussi, se laissa citer en justice devant l'Aréopage.

§ 22. La plus longue tyrannie est en second lieu celle des Cypsélides, à Corinthe. Elle dura soixante-treize ans et six mois. Cypsèle régna personnellement trente ans, et Périandre quarante-quatre ; Psammétichus, fils de Gordius, régna trois ans. Cesont les mêmes causes qui maintinrent si longtemps la tyrannie de Cypsèle ; car il était démagogue aussi ; et, durant tout son règne, il ne voulut jamais avoir de satellites. Périandre était un despote, mais un grand général.

§ 23. Il faut mettre en troisième lieu, après ces deux premières tyrannies, celle des Pisistratides, à Athènes ; mais elle eut des intervalles. Pisistrate, durant sa puissance, fut forcé de prendre deux fois la fuite, et en trente-trois ans, il n'en régna réellement que dix-sept ; ses enfants en régnèrent dix-huit : en tout trente-cinq ans. Viennent ensuite les tyrannies d'Hiéron et de Gélon à Syracuse. Cette dernière ne fut pas longue, et à elles deux, elles durèrent dix-huit années. Gélon mourut dans la huitième année de son règne ; Hiéron régna dix ans ; Thrasybule fut renversé au bout du onzième mois. A tout prendre, la plupart des tyrannies n'ont eu qu'une très courte existence.

§ 24. Telles sont à peu près, pour les gouvernements républicains et pour les monarchies, toutes les causes de ruine qui les menacent ; et tels sont les moyens de salut qui les maintiennent.

§ 1. Chez les Molosses. Voir plus haut, ch. VIII, § 5. Plutarque nous apprend, vie de Pyrrhos, chap. V, que, tous les ans, les rois molosses renouvelaient dans l'assemblée générale du peuple leur serment d'obéir aux lois.
Théopompe le tempéra. Voir liv. II, ch. VI, § 5. Platon aussi rapporte à Théopompe l'institution des Éphores ; Lois, III, 174, trad. de M. Cousin. Voir encore ce qu'il dit de la royauté, id., p. 188. Xénophon, au début de son éloge d'Agésilas, loue les rois de Sparte de n'avoir jamais cherché à étendre leur puissance.

§ 2. Périandre de Corinthe. Périandre, fils de Cypsèle, lui succéda, la première année de la XXXVIIIe olympiade, 623 ans avant J: C. Voir plus haut, livre III, ch. VIII, § 3. Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 165, et Diogène de Laërte, vie de Périandre, livre I, page 37. Platon n'a pas meilleure opinion de Périandre et de son habileté de tyran. Voir la République, liv. I, p. 23, trad. de M. Cousin.
Déjà nous avons indiqué.Voir le chapitre précédent, § 7.
Réprimer toute supériorité. Voir Platon, Républ., livre VIII, page 173, trad. de M. Cousin.

§ 3. Les délatrices. Je n'ai pas cru devoir adopter, contre le témoignage de tous les mauuscrits,la leçon admise par Schneider et Coraï, d'après Budée, p. 321, et qui substituerait des hommes à des femmes dans ce rôle d'espions à Syracuse. Les passages de Plutarque cités par Budée, Traité de la Curiosité, t. VIII, p. 74, édit. Reisk, et dans la Vie de Dion, ch. XXVIII, sont certainement en faveur de la correction ; mais Aristote, beaucoup plus ancien que Plutarque, était aussi beaucoup mieux placé pour connaître l'histoire de Syracuse ; et M. Goettling pense avec raison qu'il vaudrait mieux corriger le texte de Plutarque par celui d'Aristote. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 159.
Comme Hiéron. Hiéron succéda à Gélon, son frère, dans la troisième année de la LXXVe olympiade, 478 ans av. J.-C.
Des gens pour tout écouter. Voilà l'origine des espions. Voir Montesquieu, liv. XII, ch. XXIII.

§ 4 D'appauvrir les sujets. Voir la même pensée dans Platon, Républ., liv. VIII, p. 177, traduct. de M. Cousin.
Les pyramides d'Égypte. Cette appréciation du but politique des pyramides et d'autres grands travaux de l'antiquité est aussi profonde que réelle.
Les monuments sacrés des Cypsélides. Voir plus loin, ch. IX, § 22, et Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 166, et Suidas, au mot Cypsélides.
Le temple de Jupiter Olympien. Vitruve,dans la préface de son Traité d'Architecture, parle du temple de Jupiter Olympien. Pausanias en donne la description (in Attica). Ce temple avait quatre stades ou sept cent soixante mètres de tour; il ne fut achevé que sous le règne de l'empereur Adrien.
De Polycrate à Samos. Hérodote, Thalie, ch. LX, décrit ces grands travaux faits à Samos. Polycrate mourut en 522 av. J.- C., après onze ans de règne. Voir le Voyage du Jeune  Anacharsis, ch. LXXIV.

§ 6. Le flatteur est en haute estime. Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. IV, § 4.
« Un clou chasse l'autre ». Eustathe, citant ce passage, Commentaire sur l'Iliade, à la page 104, dit : « Selon le proverbe cité dans les Républiques ». Ou Eustathe se trompe, ou, de son temps, la Politique ne portait pas le titre qu'elle a aujourd'hui. «Les Républiques, les Constitutions », était le titre de l'ouvrage d'Aristote sur les gouvernements, c'est-à-dire de son Recueil des Constitutions.

§ 7. Le tyran hait donc ces nobles natures. Voir le Gorgias de Platon, page 370, trad. de M. Cousin.
D'une profonde perversité. Après ce portrait du tyran, qui vaut bien en réalité et en finesse tout ce qu'on a jamais écrit sur le même sujet, Aristote condamne formellement toutes ces manoeuvres de la tyrannie. Ceci est une nouvelle réponse aux accusations si peu fondées dons sa Politique a été l'objet. Voir dans ce livre, ch. IX, § 21, et plus haut, liv. III, ch. VIII, § 1. Si Machiavel avait eu le soin de fairela même réserve qu'Aristote, il n'aurait point passé, grâce peut-être aussi aux calomnies de la cour de Rome, pour un partisan aussi corrompu qu'éhonté de la tyrannie. Il faut dire qu'il avait pourtant consacré ses talents et sa vie entière au service d'une république. Voir plus bas la note du chap. X, § 6, et la préface. Montesquieu a résumé toutes ces théories sur le tyran, en faisant de la crainte le principe du gouvernement despotique; Esprit des Lois, liv. III, ch. IX.

§ 9. Ainsi toutes les préoccupations... dégradation morale. Schneider, Coraï, M. Goettling ont pensé que cette répétition appartenait non à Aristote, mais à l'un de ses anciens éditeurs. Rien ne démontre l'inexactitude de cette hypothèse.

§ 10. Quant à la seconde. Ceci est le complément de ce qui a été dit plus haut, dans ce chapitre, § 2. Voir ce que dit Montesquieu des moeurs du monarque; Esprit des Lois, liv. XII, ch. XXVII.

§ 11. D'abord, il paraîtra s'occuper. Voir le prince de Machiavel, chap. XVI.

§ 13. Le respect. Voir le Prince de Machiavel, ch. xvn ; Montesquieu, liv. XII, ch. XXVI et XXVVI.
Bien près d'être méprisé. Id., ch. XIX.
Des autres talents. Voir le Prince de Machiavel, ch. XVIII. 
D'insulter jamais. Voir le Prince  de Machiavel, ch. XVIII et XIX, et  Montesquieu, liv. XII, ch. XXVIII. Montesquieu rappelle la vengeance de Narsès, celle du comte Julien et celle de la duchesse de Montpensier contre Henri III.
Les querelles féminines. Voir les Discours de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, liv. Ill, ch. XXVI.
Toutes ces vieilles maximes. Voir dans ce chapitre, § 3 et suiv. On peut rapprocher des conseils qu'Aristote donne aux tyrans ceux que Simonide adresse au tyran de Syracuse, dans le petit traité de Xénophon intitulé Hiéron. On peut lire aussi avec fruit ce que Descartes a dit sur ces matières, en analysaut le Prince de Machiavel, t. IX, p. 388 et suiv., édition de M. Cousin.

§ 15. A tous ses devoirs envers les dieux. Voir le Prince de Machiavel, chapitre XVI.
Le soin des châtiments. Voir plus haut, ivre VI (4°), chapitre II, § 10,  le Prince de Machiavel, chapitre XIX, et Montesquieu, livre II, chapitre XXXIII.

§ 17. D'outrage d'aucun genre.  Voir Montesquieu, liv. XII, chapitre XXVIII, et en outre les Discours de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, livre II, cha pitres XXVI et XXVIII.

§ 18. Comme dit Héraclite. Héraclite d'Éphèse vivait vers la fin du VIe siècle avant J.-C. - Voir le Prince de Machiavel, ch. XIX.

§ 19. Pour instrument du pouvoir.  Voir Montesquieu, livre XII, chapitre XXVII. - On peut, à côté de ce portrait du tyran par Aristote, placer celui qu'eu a fait Platon, à la fin du VIIe livre et au commencement du IXe de la République, Traduct. de N. Cousin, p. 176, 200 et suiv.

§ 20. Un administrateur. J'ai gardé ce mot que donnent tous les manuscrits sans exception: La variante adoptée par Sylburge et les éditeurs qui l'ont suivi se rapporte, il est vrai, fort bien aux expressions mêmes d'Aristote, livre I, chap. I, § 2; mais rien ne l'autorise ici, et elle n'est pas indispensable.

§ 21. Les moins stables des gouvernements. Nouvelle condamnation de la tyrannie. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 7. Voir aussi Montesquieu, Esprit des Lois, livre VIII, chap. X.
D' Orthagoras et de ses descendants. Orthagoras s'empara de la tyrannie, vers la XXVIe olympiade, 676 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller (die Dorier, t. I, p. 161). Le plus célèbre des descendants d'Orthagoras fut Clisthène ; les autres sont à peine connus. Sicyone était voisine de Corinthe, et au nord-ouest de cette ville.

§ 22. Celle des Cypsélides. Cypsèle régna vers la XXXe olympiade, 658 ans avant J.-C.
 Régna trois ans. Il y a ici une erreur évidente dans les chiffres. Si l'on comprend Psammétichus parmi les Cypséides, et le contexte d'Aristote ne permet guère de l'en exclure, ce n'est plus soixante-treize ans, mais soixante-seize, qu'auront régné les Cypsélides. Ott. Müller, Aeginet., p. 66, a proposé ici une conjecture fort ingénieuse : il veut lire PI (six), au lieu de III (trois) ; la différence consisterait dans un simple trait. On ne sait, du reste, ce que c'est que Psammétichus, dont le nom est égyptien. M. Goettling suppose qu'il ne fait point partie de la race des Cypsélides, et que, commandant des troupes de Périandre, il occupa le trône pendant trois années, au bout desquelles Périandre parvint à le renverser. L'histoire est complétement muette sur tous ces faits ; ce qui paraît certain, d'après le témoignage de tous les chronologistes, c'est que Cypsèle régna trente ans. et Périandre quarante-quatre, ainsi que le dit Aristote.Voir Ott. Müller (die Dorier, t. I, p. 168).

§ 23. Celle des Pisistratides. Pisistrate usurpa en 560, et mourut en 528. Hippias fut chassé d'Athènes en 510 avant J.-C.
Gélon mourut. Voir plus haut, ch. VIII, § 9 et suiv.
Hiéron régna. Voir plus haut, chap. IX, § 3, dans ce livre.
Thrasybule. Voir plus haut, ch. VIII, § 9, dans ce livre quelques détails sur Thrasybule.

CHAPITRE X.
Critique de la théorie de Platon sur les révolutions ; erreurs commises par Platon relativement â l'ordre où se succèdent le plus ordinairement les divers gouvernements ; Platon a trop restreint la question.

§ 1. Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions; mais il n'a pas fort bien traité ce sujet. Il n'assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au premier gouvernement. A son avis, les révolutions viennent de ce que rien ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un certain laps de temps; et il ajoute que « ces perturbations dont la racine augmentée d'un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors des êtres vicieux et radicalement incorrigibles ». Cette dernière partie de son raisonnement n'est peut-être pas fausse; car il est des hommes naturellement incapables de recevoir de l'éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi cette révolution dont parle Socrate s'appliquerait-elle à cette république qu'il nous donne comme parfaite, plus spécialement qu'à tout autre État, ou à tout autre objet de ce monde?

§ 2. Puis, dans cet instant qu'il as-signe à la révolution universelle, même les choses qui n'ont point commencé d'être ensemble changeront ce-pendant à la fois ! et un être né le premier jour de la catastrophe y sera compris comme les autres ! On peut demander encore pourquoi la parfaite république de Socrate passe en se changeant au système Lacédémonien. Un système politique quel qu'il soit se change dans le système qui lui est diamétralement opposé plus ordinairement que dans le système qui en est proche. On en peut dire autant de toutes les révolutions qu'admet Socrate, quand il assure que le système Lacédémonien se change en oligarchie, l'oligarchie en démagogie, et celle-là enfin en tyrannie. Mais c'est précisément tout le contraire. L'oligarchie, par exemple, succède à la démagogie bien plus souvent que la monarchie.

§ 3. De plus, Socrate ne dit pas si la tyrannie a ou n'a pas de révolutions; il ne dit rien des causes qui les amènent, ni du gouvernement qui se substitue à celui-là. On conçoit aisément son silence, qu'il avait grand'peine à ne pas garder ; tout ici doit rester complétement obscur, parce que, dans les idées de Socrate, il faut que de la tyrannie on revienne à cette première république parfaite qu'il a conçue, seul moyen d'obtenir ce cercle sans fin dont il parle. Mais la tyrannie succède aussi à la tyrannie : témoin celle de Clisthène succédant à celle de Myron, à Sicyone. La tyrannie peut encore se changer en oligarchie, comme celle d'Antiléon à Chalcis; ou en démagogie, comme celle de Gélon à Syracuse; ou en aristocratie, comme celle de Charilaüs à Lacédémone, et comme on le vit à Carthage.

§ 4. L'oligarchie, de son côté, se change en tyrannie, et c'est ce qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu'on se souvienne qu'à l'oligarchie succéda la tyrannie de Panætius à Léontium; à Gèle, celle de Cléandre; à Rhéges, celle d'Anaxilas ; et qu'on se rappelle tant d'autres exemples qu'on pourrait citer également. C'est encore une erreur de faire naître l'oligarchie de l'avidité et des occupations mercantiles des chefs de l'Etat. Il faut bien plutôt en demander l'origine à cette opinion des hommes à grandes fortunes, qui croient que l'égalité politique n'est pas juste entre ceux qui possèdent et ceux qui ne pos¬sèdent pas. Dans presque aucune oligarchie, les magistrats ne peuvent se livrer au commerce; et la loi le leur interdit. Bien plus, à Carthage, qui est un État démocratique, les magistrats font le commerce; et l'État cependant n'a point encore éprouvé de révolution.

§ 5. Il est encore fort singulier d'avancer que dans l'oligarchie l'Etat est divisé en deux partis, les pauvres et les riches ; est-ce bien là une condition plus spéciale de l'oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes égales, ou ne sont pas tous également vertueux ? En supposant même que personne ne s'appauvrisse, l'Etat n'en passe pas moins de l'oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvres s'accroît, et de la démocratie à l'oligarchie, si les riches deviennent plus puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres s'appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui amènent les révolutions, pour s'attacher àune seule, attribuant exclusivement la pauvreté à l'inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins presque tous naissaient dans l'opulence.

§ 6. C'est une grave erreur. Ce qui est vrai, c'est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune, recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur, l'État n'en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n'amènent pas non plus la démagogie plus fréquemment que tout autre système. Il suffit d'une exclusion politique, d'une injustice, d'une insulte, pour causer une insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n'a souvent pas d'autre motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté dont Socrate attribue l'origine à un excès de liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d'oligarchies et de démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d'elles était unique en son genre.

§ 1. Dans la République. Voir la République de Platon, livre VIII, p. 130, trad. de M. Cousin, et la note de la page 323. Cette note, fort développée, de M. Cousin, discute et résume toutes les recherches des éditeurs et des commentateurs sur ce passage de Platon; et le résultat général est que ce passage est pour nous complétement inintelligible. L'était-il également pour les anciens et, ici en particulier, pour Aristote ? La chose n'est pas supposable. Rien dans la citation qu'il en fait ne l'indique. Il trouve bien, il est vrai, la théorie de Platon erronée, puisque la dernière partie est, selon lui, la seule qui ne soit pas fausse ; mais il ne dit pas que l'expression de cette théorie est pour lui un non-sens, comme elle l'est pour nous. Il faut donc croire qu'il la comprenait sans peine tout en la désapprouvant; on peut en dire autant des commentateurs anciens de Platon, que ce passage ne semble point avoir arrêtés comme inintelligible. S'il ne nous offre aujourd'hui aucun sens, c'est probablement que les expressions géométriques qui y sont employées, ne nous sont pas assez familières. Ce qui paraît le plus probable, c'est qne ces multiplications successives doivent produire le nombre cinq mille quarante, qui a une haute importance dans la théorie politique de Platon (voir plus haut, livre II, ch. in, § 2), et qui marque sans doute aussi la grande période des révolutions. Après une assez longue étude de cette énigme, je n'ai à proposer aucune solution nouvelle. J'aurais peut-être même dû, à l'exemple de M. Cousin, supprimer dans ma traduction un passage aussi peu satisfaisant. Du reste, la critique d'Aristote ne porte pas absolument sur les mots, et l'on peut fort bien la comprendre, indépendamment de la citation qu'il tire de l'ouvrage de son maître. Ilfaut voir aussi sur les causes des révolutions, suivant Platon, les Lois, liv. III, p. 131 et suiv., trad. de M. Cousin. Pour prévenir les révolutions, Platon a créé le corps des Gardiens des Lois. C'est une institution admirable, qui, sous une forme ou sous une autre, devrait se retrouver dans tous les États. Aristote a eu tort de ne point discuter cette pensée de son maître. Voir les Lois, livre XII, à la fin, et les livres V, VI, VII, VIII de la République. Polybe et Machiavel ont tracé aussi le cercle que suivent fatalement les révolutions des États, Histoire générale, liv. IV, ch. V et suiv., et ch. LVII; et Discours sur les Décades de Tite-Live, I. ch. II.

§ 2. Au système lacédémonien. Voir la République, livre VIII, p. 144, trad. de M. Cousin.

§ 3. La tyrannie succède aussi à la tyrannie. Platon ne fait venir la tyrannie que de la démocratie extrême, Républ., livre VIII, p. 165 et 169, trad. de M. Cousin.
De Myron à Sicyone. Myron était un des descendants d'Orthagoras. Voir plus haut, ch. IX, § 21.
Antilèon. On ne connaît point autrement Antiléon.
A Carthage. Ceci est tout à fait en contradiction avec ce qu'Aristote a dit plus haut, livre II, ch. VIII, § 1, et ce qu'il dira quelques lignes plus bas, dans ce chapitre, § 4. Il faudrait probablement ici Chalcédoine et non Carthage; on sait que ces deux mots ont été souvent en grec confondus l'un avec l'autre.

§ 4. Panxtius. Voir plus haut, ch. VIII, § 4.
Celle de Cléandre. Voir Hérodote, Polymnie, chapitre CLIV. Cléandre existait vers l'époque de la guerre Médique.
Celle d'Anaxilas. Hérodote, Erato, ch.XXIII. Anaxilas  vivait dans le même temps que  Cléandre.
L'égalité politique. Voir  une remarque toute pareille,  livre III, ch. III. §§ 3, 4.
A Carthage. Voir plus haut la note sur  Carthage, dans ce chapitre, § 3.

§ 5. Socrate néglige. Voir Platon, République, livre VIII, trad. de M. Cousin, p. 141.
Tennemann, Histoire de la philosophie, t. III, p. 325, a fait un bel et juste éloge de ce livre de la Politique, qui est certainement le plus remarquable de tous. « Aristote a déposé dans ce livre un trésor d'expérience et de connaissance des hommes, éternellement applicables et utiles. » Puis Tennemann ajoute : « Les moyens de conservation qu'il assigne à la tyrannie ne sont pas au-dessous du génie d'un Machiavel.» Voir plus haut, chapitre IX, § 5. Bodin a imité ce VIIIe livre dans le IVe de sa République. - Voir sur la conclusion de ce livre l'Appendice, où sont discutés les motifs de l'ordre nouveau des livres.

§ 6. Socrate. On peut remarquer qu'Aristote a commencé son ouvrage par une critique des théories de Platon, son maître, et qu'il le termine de même.