ARISTOTE
POLITIQUE
LIVRE VIII.
(Ordinairement placé le cinquième.)
THÉORIE GÉNÉRALE DES RÉVOLUTIONS.
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CHAPITRE PREMIER. |
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§ 1. Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons étudier, d'une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les révolutions dans les États, les caractères qu'elles prennent selon les constitutions, et les relations qu'ont le plus ordinairement les principes qu'elles quittent avec ceux qu'elles adoptent; d'autre part, nous rechercherons quels sont pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation; et enfin nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d'eux. § 2. Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la diversité de toutes les constitutions, la voici : tous les systèmes politiques, quelque divers qu'ils soient, reconnaissent des droits et une égalité proportionnelle entre les citoyens; mais tous s'en écartent dans l'application. La démagogie est née presque toujours de ce qu'on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n'était réelle qu'à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu'ils devaient être égaux d'une manière absolue. L'oligarchie est née de ce qu'on a prétendu rendre absolue et générale, une inégalité qui n'était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n'étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu'ils devaient l'être en tout et sans limite. § 3. Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, clans toutes ses attributions, fût également réparti; les autres, appuyés sur cette inégalité, n'ont pensé qu'à accroître leurs privilèges; car les augmenter, c'était augmenter l'inégalité. Tous ces systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique. Aussi, de part et d'autre, dès que l'on n'obtient pas en pouvoir politique tout ce que l'on croit si faussement mériter, on a recours à une révolution. Certes le droit d'en faire une appartiendrait bien plus légitimement aux citoyens d'un mérite supérieur, quoique ceux-là n'usent jamais de ce choit; mais de fait, l'inégalité absolue n'est raisonnable que pour eux. Ce qui n'empêche pas que bien des gens, par cela seul que leur naissance est illustre, c'est-à-dire qu'ils ont pour eux la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se croient, grâce à cette seule inégalité, fort au-dessus de l'égalité commune. § 4. Telle est la cause générale, et l'on peut dire, la source des révolutions et des troubles qu'elles amènent. Dans les changements qu'elles produisent, elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s'attaquent au principe même du gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre, substituant par exemple l'oligarchie à la démocratie, ou réciproquement; ou bien, la république et l'aristocratie à l'une et à l'autre ; ou les deux premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s'adresser à la constitution en vigueur, la garde telle qu'elle la trouve; mais les vainqueurs prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution. Les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les États oligarchiques et monarchiques. § 5. Parfois la révolution renforce ou amoindrit un principe. Ainsi, l'oligarchie existant, la révolution l'augmente ou la restreint; de même pour la démocratie, qu'elle fortifie ou qu'elle affaiblit; et pour tout autre système, soit qu'elle y ajoute, soit qu'elle en retranche. Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu'une partie de la constitution, et par exemple n'a pour but que de fonder ou de renverser une certaine magistrature. C'est ainsi qu'a, Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut détruire la Royauté ; et Pausanias, l'Ephorie. § 6. C'est ainsi qu'à Epidamne un seul point de la constitution fut changé, et qu'un sénat fut substitué aux chefs des tribus. Aujourd'hui même, il y suffit du décret d'un seul magistrat pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en assemblée générale; et dans cette constitution, l'archonte unique est un reste d'oligarchie. L'inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu'elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable; et c'est en général pour conquérir l'égalité que l'on s'insurge. § 7. Cette égalité si recherchée est double. Elle peut s'entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l'égalité, l'identité en multitude, en étendue; par le mérite, l'égalité proportionnelle. Ainsi, numériquement, trois surpasse deux comme deux surpasse un; mais proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à quatre dans le même rapport qu'un est à deux; c'est la moitié de part et d'autre. On peut être d'accord sur le fond même du droit, et différer sur la proportion dans laquelle il doit être donné. Je l'ai déjà dit plus haut : les uns, égaux en un point, se croient égaux d'une manière absolue; les autres, inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception. § 8. De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou démocratiques. La noblesse, la vertu sont le partage du petit nombre ; et les qualités contraires, celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable; presque partout, au contraire, on trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer l'égalité réelle ou proportionnelle dans toutes ses conséquences ; les faits sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais solides, parce qu'il est impossible que, de l'erreur qui a été primitivement commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le plus sage est de combiner ensemble, et l'égalité suivant le nombre, et l'égalité suivant le mérite. § 9. Quoi qu'il en soit, la démocratie est plus stable et moins sujette aux bouleversements que l'oligarchie. Dans les gouvernements oligarchiques, l'insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui s'insurge contre elle-même ou contre le peuple; dans les démocraties, elle n'a que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s'insurge jamais contre lui-même, ou du moins, les mouvements de ce genre sont sans importance. La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l'oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces gouvernements. |
§ 1. A peu près épuisées. Voir le début des livres II, V (8e) et VII (6e). Cette assertion si claire, par laquelle s'ouvre ce livre, me paraît confirmer une fois de plus et pleinement l'ordre que j'ai adopté. Aristote a traité presque toutes les parties de son sujet; il ne lui reste en effet qu'à parler des révolutions. Voir l'Appendice, où cette question est discutée longuement, et où l'ordre nouveau me semble tout à fait justifié et démontré. § 2. Nous avons déjà indiqué. Voir plus haut, liv. III, ch. v, § 8et suiv. La même pensée se retrouve dans plusieurs passages.
§ 3. Raisonnable que pour eux. Aristote a déjà
plusieurs fois ex-primé cette
pensée. Il a toujours fait les réserves les plus formelles pour le mérite et
pour le génie, qui lui paraissent des exceptions trop rares et trop belles, pour
que la société n'en fasse pas une estime toute particulière. L'expérience de
tous les temps est d'accord avec la théorie du philosophe. Les titres de la
capacité n'ont jamais été régulièrement, légalement reconnus; mais l'histoire est là pour
attester qu'en fait ils ont été rarement méprisés. Voir un passage tout à fait
analogue, liv. III, ch. viii, § 1. § 5. Lysandre. Le projet de Lysandre était de substituer l'élection à
l'hérédité pour la dignité royale, et de renverser ainsi la famille des
Héraclides. Des poursuites commencées contre lui ne purent fournir des preuves
suffisantes. Lysandre mourut sept ans après, dans un combat contre les
Béotiens, la première année de la XCVIe olympiade, 396 av. J: C. Voir Diod. de
Sicile, liv. XIV, ch. XIII p. 555 et suiv., éd. Firmin Didot, et Ott. Müller, die
Dorien, t. II, p. 409.
§ 6. A Épidamne,. Voir plus haut, liv. III, ch.
II, § 1, et Ott. Müller, die
Dorien, t. II, p. 156.
§
7. Est double. Cette distinction, très importante en politique comme ailleurs, est de Platon ; voir les
Lois, liv. VI, p. 317. § 9. La classe moyenne. Voir, liv. VI (4e), ch. ix, toute la théorie d'Aristote sur l'importance et les vertus politiques de la classe moyenne. Voir aussi ma préface et ma discussion sur ce point.
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CHAPITRE II. |
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§ 1. Puisque nous voulons étudier d'où naissent les discordes et les bouleversements politiques, examinons en d'abord, d'une manière toute générale, l'origine et les causes. Toutes ces causes, on doit dire, peuvent être ramenées à trois chefs, que nous indiquerons en peu de mots : ce sont la disposition morale de ceux qui s'insurgent, le but de l'insurrection, et en troisième lieu, les circonstances déterminantes qui amènent le trouble et la discorde parmi les citoyens. Nous avons déjà dit ce qui dispose en général les esprits à une révolution ; et cette cause est la principale de toutes. Les citoyens se soulèvent, tantôt par le désir de l'égalité, lorsqu'ils se voient, tout égaux qu'ils se prétendent, sacrifiés à des privilégiés ; tantôt par le désir de l'inégalité et de la prédominance politiques, lorsque, en dépit de l'inégalité qu'ils se supposent, ils n'ont pas plus de droits que les autres, ou n'en ont que d'égaux, ou même de moins étendus. § 2. Ces prétentions peuvent être raisonnables, comme aussi elles peuvent être injustes. Par exemple, inférieur, on s'insurge pour obtenir l'égalité; l'égalité une fois obtenue, on s'insurge pour dominer. Telle est donc, en général, la disposition d'esprit des citoyens qui commencent la révolution. Leur but, quand ils s'insurgent, c'est d'atteindre la fortune et les honneurs, ou bien de fuir l'obscurité et la misère ; car souvent la révolution n'a eu pour objet que de soustraire quelques citoyens, ou leurs amis, à une flétrissure ou au payement d'une amende. § 3. Enfin, quant aux causes et aux influences particulières qui déterminent la disposition morale et les désirs que nous avons signalés, elles sont, si l'on veut au nombre de sept, bien qu'on puisse à son gré en compter encore davantage. Deux d'abord sont identiques aux causes indiquées plus haut, bien qu'elles n'agissent point ici de la même manière. L'ambition des richesses et celle des honneurs, dont nous venons de parler, peuvent allumer la discorde, sans qu'on prétende pour soi-même ni aux unes, ni aux autres, mais seulement parce qu'on s'indigne de les voir justement ou injustement aux mains d'autrui. A ces deux premières causes, on peut joindre l'insulte, la peur, la supériorité, le mépris, l'accroissement disproportionné de quelques parties de la cité. On peut aussi, et d'un autre point de vue, compter comme causes de révolutions, la brigue, la négligence, les causes insensibles, et enfin les diversités d'origine.
§ 4. On voit, sans la moindre peine et avec pleine évidence, tout ce que
l'insulte et l'intérêt peuvent avoir d'importance politique, et comment ces deux
causes amènent des révolutions. Quand les hommes qui gouvernent sont insolents
et avides, on se soulève contre eux et contre la constitution qui leur donne de
si injustes privilèges, qu'ils fassent d'ailleurs fortune aux dépens des
particuliers ou aux dépens du public. Il n'est pas plus difficile de comprendre
quelle influence les honneurs peuvent exercer, et comment ils peuvent causer des
séditions. On s'insurge quand on se voit privé personnellement de toute
distinction, et que les autres en sont comblés. Il y a une égale injustice quand
les uns sont honorés, les autres avilis hors de toute proportion ; il n'y a
réellement justice que si la répartition du pouvoir est en rapport avec le
mérite particulier de chacun.
§ 5. Aussi a-t-on imaginé dans quelques États, contre ces grandes
fortunes politiques, le moyen de l'ostracisme; c'est ce que firent Argos et
Athènes. Mais il vaut bien mieux prévenir dès leur début les supériorités de ce
genre, plutôt que de les guérir par un tel remède, après qu'on les a laissées se
former. § 6. Le mépris aussi donne naissance à des séditions et à des entreprises révolutionnaires : dans l'oligarchie, lorsque la majorité exclue de toute fonction publique sent la supériorité de ses forces ; dans la démocratie, lorsque les riches s'insurgent par dédain de la turbulence populaire et de l'anarchie. A Thèbes, après le combat des OEnophytes, le gouvernement démocratique fut renversé, parce que l'administration était détestable ; à Mégare, la démagogie fut vaincue par sa propre anarchie et ses désordres. Autant en advint à Syracuse, avant la tyrannie de Gélon ; et à Rhodes, avant la Défection. § 7. L'accroissement disproportionné de quelques classes de la cité cause aussi des bouleversements politiques. C'est comme le corps humain, dont toutes les parties doivent se développer proportionnellement, pour que la symétrie de l'ensemble continue de subsister ; ou bien elle courrait risque de périr, si le pied venait à croître de quatre coudées, et le reste du corps de deux palmes seulement. L'être pourrait même complètement changer d'espèce, s'il se développait sans proportion, non pas seulement de dimensions, mais encore d'éléments constitutifs. Le corps politique se compose également de parties diverses, dont quelques-unes prennent souvent, en secret un développement dangereux : par exemple, la classe des pauvres dans les démocraties et les républiques. § 8. Il arrive même quelquefois que ce sont des circonstances toutes fortuites qui amènent ce résultat. A Tarente, la majorité des citoyens distingués ayant été tués dans un combat contre les Japyges, la démagogie remplaça la république; c'était peu de temps après la guerre Médique. Argos, après la bataille du Sept, où Cléomène le Spartiate avait détruit l'armée Argienne, fut forcée d'accorder le droit de cité à des serfs. A Athènes, les classes distinguées perdirent de leur puissance, parce qu'elles durent servir à leur tour dans l'infanterie, après les pertes qu'avait éprouvées cette arme dans les guerres contre Lacédémone. Les révolutions de ce genre sont plus rares dans la démocratie que dans tous les autres gouvernements; toutefois, quand le nombre des riches s'accroît et que les fortunes s'augmentent, la démocratie peut dégénérer en oligarchie, soit tempérée, soit violente.
§ 9. Dans les républiques, la brigue suffit pour amener, même sans
mouvement tumultueux, le changement de la constitution. A Hérée, par
exemple, on abandonna la voie de l'élection pour celle du sort,
parce que la première n'avait jamais amené que des intrigants au
pouvoir. § 10. La diversité d'origine peut aussi produire des révolutions jusqu'à ce que le mélange des races soit complet; car l'État ne peut pas plus se former du premier peuple venu, qu'il ne se forme dans une circonstance quelconque. Le plus souvent, ces changements politiques ont été causés par l'admission au droit de cité d'étrangers domiciliés dès longtemps, ou nouveaux arrivants. Les Achéens s'étaient réunis aux Trézéniens pour fonder Sybaris; mais étant bientôt devenus les plus nombreux, ils chassèrent les autres, crime que plus tard les Sybarites durent expier. Les Sybarites ne furent pas, du reste, mieux traités par leurs compagnons de colonie à Thurium; ils se firent chasser, parce qu'ils prétendaient s'emparer de la meilleure partie du territoire, comme si elle leur eût appartenu en propre. A Byzance, les colons nouvellement arrivés dressèrent un guet-apens aux citoyens; mais ils furent battus et forcés de se retirer.
§ 11. Les Antisséens, après avoir reçu les exilés de Chios, durent
s'en délivrer par une bataille. Les Zancléens furent expulsés de
leur propre ville par les Samiens, qu'ils y avaient accueillis.
Apollonie du Pont-Euxin eut à subir une sédition pour avoir accordé
à des colons étrangers le droit de cité. A Syracuse, la discorde
civile alla jusqu'au combat, parce que, après le renversement de la
tyrannie, on avait fait citoyens les étrangers et les soldats
mercenaires. A Amphipolis, l'hospitalité donnée à des colons de
Chalcis devint fatale à la majorité des citoyens, qui se virent
chasser de leur territoire. § 12. La position topographique suffit quelquefois à elle seule pour provoquer une révolution ; par exemple, quand la distribution même du sol empêche que la ville n'ait une véritable unité. Ainsi, voyez à Clazomène l'inimitié des habitants du Chytre et des habitants de l'Île; voyez les Colophoniens, les Notiens. A Athènes, il y a dissemblance entre les opinions politiques dés diverses parties de la ville; et les habitants du Pirée sont plus démocrates que ceux de la cité. Dans un combat, il suffit de quelques fossés à franchir et des moindres obstacles pour rompre les phalanges; dans l'État, toute démarcation suffit pour y porter la discorde. Mais le plus puissant motif de désaccord, c'est la vertu d'une part et le vice de l'autre ; la richesse et la pauvreté ne viennent qu'après; puis enfin bien d'autres causes plus ou moins influentes, et parmi elles, la cause toute physique dont je viens de parler.politique8gr.htm#33 |
§ 1. Nous avons déjà dit. Voir ci-dessus, chap. I,
§ 7. Platon ne reconnaît qu'une seule cause de révolution: c'est la
discorde entre les membres mêmes du gouvernement. Républ., VIII,
page 129, traduction de M. Cousin. § 3. Indiquées plus haut. Voir plus haut, § 2. Hobbes (de Corpore politico, cap. viii) a classé les causes de révolution à peu près comme le fait ici Aristote. Voir aussi Machiavel, Décades de Tite-Live, liv. III, ch. vi. Montesquieu a omis de faire une théorie générale des révolutions, et certainement c'est une lacune fort regrettable dans un si bel ouvrage; il a seulement indiqué ce sujet dans son Ve livre. Rousseau n'a point eu occasion de le traiter directement. On peut dire que c'est une des parties les moins travaillées, quoiqu'une des plus curieuses, de la science politique. Il est assez remarquable que notre grande révolution n'ait point encore inspiré d'ouvrage distingué sur un tel sujet. Voir ma Préface, à la fin. § 4. On s'insurge.... Cette cause a certainement exercé la plus grande influence sur notre révolution. - Dynastie oligarchique. Voir liv. VI (40), ch. v, § 1.
§ 5. Le moyen de t'ostracisme. Voir la discussion sur l'ostracisme, liv. III,
ch. vii, § 2.
§ 6. Le combat des OEnophytes. Voir
Thucydide, livre I, ch. CVIII, et Diod. de Sicile, liv. XI, page 61.
Cette bataille, où les Athéniens furent vainqueurs des Thébains, fut
livrée la quatrième année de la LXXXe olympiade, 458 ans avant J.-C.
§ 8. A Tarente. Voir plus loin, ch. vi,
§ 2, et plus haut, liv. VII (6e), ch. III, § 5, et Ott. Müller,
die Dorier, t. II, p. 175 et suiv. La bataille dont parle ici
Aristote fut livrée la quatrième année de la LXXVIe olympiade, 473
ans avant J.-C., six ans après la bataille de Platée. Voir Hérodote,
Polymnie, ch. CLXX, § 2, p. 366, édit. Firmin Didot, et Diodore de
Sicile, liv. XI, ch. LII, § 4, p. 388, édit. Firmin Didot.
§ 9. A Hérée. Il y avait une ville de
ce nom dans l'Arcadie.
10. Pour fonder Sybaris. Voir Diod. de
Sic., livre XII, p. 420 et suiv , édit. Firmin Didot.
§ 11. Les Antisséens. Voir Strabon,
livre I, p. 55. Antisse avait d'abord été une île ; plus tard, par
suite de bouleversements physiques, elle fut réunie à l'île de
Lesbos.
§ 12. A Clazomène. Voir Strabon, liv.
XIV, § 36, p. 551, édition Firmin Didot, où le Chytre est appelé
Chytrion ; c'était l'emplacement primitif de la ville de Clazomène. |
CHAPITRE III. |
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§ I. Les objets réels des révolutions sont toujours très importants, bien que l'occasion en puisse être futile ; on n'a jamais recours à une révolution que pour des motifs sérieux. Les plus petites choses, quand elles touchent les maîtres de l'État, sont peut-être celles qui ont la plus haute gravité. On peut voir ce qui arriva jadis à Syracuse. La constitution fut changée pour une querelle d'amour, qui poussa deux jeunes gens en place à l'insurrection. L'un d'eux fit un voyage ; l'autre, durant son absence, sut gagner l'affection du jeune homme que son collègue aimait. A son retour, celui-ci, pour se venger, parvint à séduire la femme de son rival ; et tous deux, engageant dans leur querelle les membres du gouvernement, causèrent une sédition. § 2. Il faut donc, dès l'origine, veiller avec soin sur ces sortes de querelles particulières, et les apaiser dès qu'elles s'élèvent entre les principaux et les plus puissants de l'État. Tous le mal est au début ; car le proverbe est bien sage : « Chose commencée est à demi faite. » Aussi, en toute chose, la faute la plus légère, quand elle est à la base, reparaît proportionnellement dans toutes les autres parties. En général, les divisions qui éclatent entre les principaux citoyens s'étendent à l'État entier, qui finit bientôt par y prendre part. Hestiée nous en fournit un exemple, peu après la guerre Médique. Deux frères se disputaient l'héritage paternel ; le plus pauvre prétendait que son frère avait caché l'argent et le trésor trouvé par leur père ; ils engagèrent dans leur dispute, celui-ci tous les gens du peuple, celui-là, dont la fortune était considérable, tous les gens riches de la cité. § 3. A Delphes, une querelle à l'occasion d'un mariage causa les troubles qui durèrent si longtemps. Un citoyen, en se rendant près de sa future épouse, eut un présage sinistre, et refusa de prendre la fiancée en mariage. Les parents, blessés de son refus, cachèrent dans son bagage quelques objets sacrés, pendant qu'il faisait un sacrifice, et ensuite le mirent à mort comme sacrilège. A Mytilène, la sédition excitée à l'occasion de quelques jeunes héritières fut l'origine de tous les malheurs qui suivirent, et de la guerre contre les Athéniens, dans laquelle Pachès s'empara de Mytilène. Un citoyen riche, nommé Timophane, avait laissé deux filles ; Doxandre, qui n'avait pu les obtenir pour ses fils, commença la sédition, et fomenta la colère des Athéniens, dont il était le chargé d'affaires en ces lieux. § 4. A Phocée, ce fut aussi l'union d'une riche héritière qui amena la querelle de Mnasée, père de Mnéson, et d'Euthycrate, père d'Onomarque, et par suite, la guerre sacrée, si funeste aux Phocéens. A Épidaure, ce fut encore une affaire de mariage qui fit changer la constitution. Un citoyen avait promis sa fille à un jeune homme dont le père devenu magistrat condamna le père de la fiancée à l'amende. Pour se venger de ce qu'il regardait comme une insulte, celui-ci fit insurger toutes les classes de la cité, qui n'avaient pas de droits politiques. § 5. Pour amener une révolution qui fait passer le gouvernement à l'oligarchie, à la démocratie ou à la république, il suffit qu'on donne des honneurs ou des attributions exagérées à quelque magistrature, à quelque classe de l'État. Ainsi la considération excessive dont l'Aréopage fut entouré à l'époque de la guerre Médique, parut donner beaucoup trop de force au gouvernement. Et dans un autre sens, quand la flotte, dont les équipages étaient composés de gens du peuple, eut remporté la victoire de Salamine, et conquis pour Athènes le commandement de la Grèce, avec la prépondérance maritime, la démocratie ne manqua pas de reprendre tous ses avantages. A Argos, les principaux citoyens, tout glorieux de leur triomphe de Mantinée, contre les Lacédémoniens, voulurent en profiter pour renverser la démocratie. § 6. A Syracuse, le peuple, qui avait seul remporté la victoire sur les Athéniens, substitua la démocratie à la république. A Chalcis, le peuple s'empara du pouvoir, aussitôt après avoir tué le tyran Phoxus en même temps que les nobles. A Ambracie, le peuple chassa également le tyran Périandre avec les conjurés qui conspiraient contre lui, et s'investit lui-même de tout le pouvoir.
§ 7. Il faut bien savoir qu'en général, tous ceux qui ont acquis à
leur patrie quelque puissance nouvelle, particuliers ou magistrats,
tribus ou telle autre partie, quelle qu'elle soit, de la cité,
deviennent pour l'État une cause de sédition. Ou l'on s'insurge
contre eux par jalousie de leur gloire, ou bien eux-mêmes,
enorgueillis de leurs succès, cherchent à détruire l'égalité, dont
ils ne veulent plus.
§ 8. Les révolutions procèdent tantôt par la violence, tantôt par la
ruse. La violence peut agir tout d'abord et à l'improviste ; ou bien
l'oppression peut ne venir que longtemps après; car la ruse peut
agir aussi de deux façons : d'abord, par des promesses mensongères,
elle fait consentir le peuple à la révolution, et n'a recours que
plus tard à la force pour la maintenir contre sa résistance. A
Athènes, les Quatre-Cents trompèrent le peuple, en lui persuadant
que le Grand loi fournirait à l'État les moyens de continuer la
guerre contre Sparte; et cette fraude leur ayant réussi, ils
essayèrent de garder le pouvoir à leur profit. En second lieu, la
seule persuasion suffit quelquefois à la ruse, pour conserver la
puissance, du consentement de ceux qui obéissent, comme elle lui a
suffi pour l'acquérir.
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§ 1. A Syracuse. Voir Plutarque, Conseils pour bien gouverner, p. 281, édit. Reisk.
§
2. Chose commencée... Proverbe
cité aussi par Platon, Lois, liv. VI, p. 309,
traduction de M Cousin.
§
3. A Delphes. Plutarque raconte le même
fait, Conseils politiques, p. 35, Reisk. Voir Ott. Müller,
die Dorier, t. II, p. 182, sur la constitution de Delphes. Voir
aussi Machiavel, Discours sur les Décades de Tite-Live, livre
III, chap. XXVI.
§
4. A Phocée. Voir Diod. de Sic., liv.
XVI, p.92, édit. Firmin Didot, la deuxième année de la CVIe
olympiade, 356 ans av. J.-C. C'est à peu près l'époque de la
naissance d'Alexandre.
§
5. L'Aréopage. Voir livre II,
chap. IX, § 2.
§
6. A Syracuse. La défaite des Athéniens
est de la quatrième année de la XCIe olympiade, 412 ans avant J.-C.
Voir Ott. Müller, die Dorier, t. II, p. 160. § 8. Les Quatre-Cents. La première année de la XCIIe olympiade, 411 ans avant J.-C. Voir Thucydide, livre VIII, chapitre LXVII, p. 357, édition Firmin Didot.
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CHAPITRE IV. |
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§ 1. Recherchons maintenant à quelles espèces de gouvernements s'applique
spécialement chacune de ces causes, d'après les divisions que nous venons de
faire. § 2. A Cos, les excès des démagogues ont amené la chute de la démocratie, en forçant les principaux citoyens à se coaliser contre elle. A Rhodes, les démagogues, qui administraient les fonds destinés à la solde, empêchèrent de payer le prêt qui était dû aux commandants des galères; et ceux-ci, pour se soustraire à des vexations juridiques, n'eurent d'autre ressource que de conspirer et de renverser le gouvernement populaire. A Héraclée, peu de temps après la colonisation, les démagogues amenèrent aussi la destruction de la démocratie. Par leurs injustices, ils avaient contraint les citoyens puissants à quitter la ville; mais les exilés se réunirent, et, revenant contre le peuple, ils lui arrachèrent tout son pouvoir. § 3. La démocratie de Mégare fut anéantie de la même façon à peu près. Les démagogues, pour se créer de larges confiscations, firent bannir plusieurs des principaux citoyens, ce qui augmenta en peu de temps le nombre des exilés; ils revinrent bientôt, et, après avoir défait le peuple en bataille rangée, ils établirent un gouvernement oligarchique. Tel fut aussi, à Cume, le sort de la démocratie, que renversa Thrasymaque. L'observation de bien d'autres faits encore démontre que la marche la plus habituelle des révolutions dans la démocratie est celle-ci : tantôt les démagogues, voulant se rendre agréables au peuple, arrivent à soulever les classes supérieures de l'État par les injustices qu'ils commettent envers elles, en demandant le partage des terres, et en les chargeant de toutes les dépenses publiques; tantôt ils se contentent de la calomnie pour obtenir la confiscation des grandes fortunes. § 4. Dans les temps reculés, quand le même personnage était démagogue et général, le gouvernement se changeait promptement en tyrannie; et presque tous les anciens tyrans ont commencé par être démagogues. Si ces usurpations étaient alors beaucoup plus fréquentes que de nos jours, la raison en est simple : à cette époque, il fallait sortir des rangs de l'armée pour être démagogue ; car on ne savait point encore faire un habile usage de la parole. Aujourd'hui, grâce au progrès de la rhétorique, il suffit de savoir bien parler pour arriver à être chef du peuple; mais les orateurs n'usurpent point, à cause de leur ignorance militaire; ou du moins la chose est fort rare. § 5. Ce qui multipliait aussi les tyrannies dans ce temps plus que dans le nôtre, c'est que l'on concentrait d'énormes pouvoirs dans une seule magistrature : témoin le prytanée de Milet, où le magistrat revêtu de cette fonction réunissait de si nombreuses et si puissantes attributions. On peut ajouter encore qu'à cette époque les États étaient fort petits. Le peuple, occupé aux champs par les travaux qui le nourrissaient, laissait les chefs qu'il s'était donnés usurper la tyrannie, pour peu qu'ils fussent d'habiles militaires. C'était toujours en gagnant la confiance du peuple que tous arrivaient à leur but; et le moyen de la gagner, c'était de se déclarer l'ennemi des riches. Voyez Pisistrate, à Athènes, quand il excita la sédition contre les gens de la Plaine ; voyez Théagène, à Mégare, après qu'il eut égorgé les troupeaux des riches, qu'il surprit sur les bords du fleuve. En accusant Daphnæus et les riches, Denys parvint à se faire décerner la tyrannie. La haine qu'il avait vouée aux citoyens opulents lui gagna la confiance du peuple, qui le prit pour son ami le plus sincère.
§
6. Parfois, une forme plus nouvelle de démocratie se substitue à l'ancienne.
Quand les emplois sont à l'élection populaire et sans aucune condition de cens,
les gens qui sont au pouvoir se font démagogues, et ils appliquent tous leurs
soins à rendre le peuple souverain absolu, même des lois. Pour prévenir ce mal,
ou du moins pour le rendre plus rare, on peut faire voter les tribus séparément
pour la nomination des magistrats, au lieu de réunir le peuple en assemblée
générale.
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§ 1. Dans la démocratie. Voir
Montesquieu, Esprit des Lois, livre VIII, chapitre II et suiv.
§ 4. Démagogue en général. Cette observation sur l'importance des talents
militaires s'est, depuis Aristote, vérifiée bien des fois. Cromwell et Napoléon,
pour ne citer que deux exemples, n'ont pu usurper que parce qu'ils étaient l'un
et l'autre les personnages les plus importants de l'armée. § 6. Même des lois. Voir livre VI (4e), ch. iv, § 4. |
CHAPITRE V. |
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§ 1. Dans les oligarchies, les causes les plus apparentes de bouleversement sont au nombre de deux : l'une, c'est l'oppression des classes inférieures, qui acceptent alors le premier défenseur, quel qu'il soit, qui se présenté à leur aide; l'autre, plus fréquente, c'est lorsque le chef du mouvement sort des rangs mêmes de l'oligarchie. Tel fut, à Naxos, Lygdumis, qui sut bientôt se faire le tyran de ses concitoyens. § 2. Quant aux causes extérieures qui renversent l'oligarchie, elles peuvent être fort diverses. Parfois, les oligarques eux-mêmes, mais non pas ceux qui sont au pouvoir, poussent au changement, lorsque la direction des affaires est concentrée dans un très petit nombre de mains, comme à Marseille, à Istros, à Héraclée et dans plusieurs autres États. Ceux qui étaient exclus du gouvernement s'agitèrent jusqu'à ce qu'ils obtinssent la jouissance simultanée du pouvoir, d'abord pour le père et l'aîné des frères, ensuite pour tous les frères plus jeunes. Dans quelques États, en effet, la loi défend au père et aux fils d'être en même temps magistrats; ailleurs, les deux frères, l'un plus jeune, l'autre plus âgé, sont soumis à la même exclusion. A Marseille, l'oligarchie devint plus républicaine ; à Istros, elle finit par se changer en démocratie. A Héraclée, le corps des oligarques dut s'étendre jusqu'à comprendre six cents membres. § 3. A Cnide, la révolution sortit d'une sédition excitée par les riches eux-mêmes dans leur propre sein ; le pouvoir y était restreint à quelques citoyens; le père, comme je viens de le dire, ne pouvait siéger en même temps que son fils, et parmi les frères, l'aîné seul pouvait occuper des fonctions publiques. Le peuple mit à profit la discorde des riches, et se choisissant un chef parmi eux, il sut bientôt s'emparer du pouvoir après sa victoire; car la discorde rend toujours bien faible le parti qu'elle divise. A Érythrée, sous l'antique oligarchie des Basilides, malgré toute la sollicitude réelle des chefs du gouvernement, dont la seule faute était d'être en petit nombre, le peuple, indigné de la servitude, renversa l'oligarchie. § 4. Parmi les causes de révolutions que les oligarchies portent dans leur propre sein, il faut compter même la turbulence des oligarques, qui se font démagogues; car l'oligarchie a aussi ses démagogues, et ils peuvent y être des deux sortes. D'abord, le démagogue peut se rencontrer parmi les oligarques eux-mêmes, quelque peu nombreux qu'ils soient : ainsi à Athènes, Chariclès fut bien certainement un démagogue parmi les Trente; et Phrynichus joua le même rôle parmi les Quatre-Cents. § 5. Ou bien les membres de l'oligarchie se font les chefs des classes inférieures : ainsi à Larisse, les Gardiens de la cité se firent les flatteurs du peuple, qui avait droit de les nommer. C'est le sort de toutes les oligarchies où les membres du gouvernement n'ont pas le pouvoir exclusif de nommer à toutes les fonctions publiques, mais où ces fonctions, tout en restant le privilège des grandes fortunes et de quelques coteries, sont cependant soumises à l'élection des guerriers ou du peuple. On peut voir, par exemple, la révolution d'Abydos. C'est le danger qui menace aussi les oligarchies où les tribunaux ne sont pas formés des membres mêmes du gouvernement ; car alors l'importance des arrêts judiciaires fait qu'on courtise le peuple et qu'on bouleverse la constitution, comme à Héraclée du Pont.
§ 6. Enfin c'est ce qui arrive lorsque
l'oligarchie cherche à se trop concentrer ; ceux des oligarques qui réclament
l'égalité pour eux sont forcés d'appeler le peuple à leur aide.
§ 7. Parfois, au lieu de renverser la constitution, les
oligarques ruinés pillent le trésor public ; et alors, ou bien la discorde se met dans leurs rangs, ou bien la révolution sort des rangs même des
citoyens, qui repoussent les voleurs par la force. Telle fut la révolution
d'Apollonie du Pont. § 8. Mais l'oligarchie est perdue, lorsqu'une autre oligarchie surgit dans son sein. C'est ce qui a lieu quand, le gouvernement entier n'étant composé que d'une faible minorité, les membres de cette minorité n'ont point cependant tous part aux magistratures souveraines : témoin la révolution d'Élis, dont la constitution très oligarchique ne permettait l'entrée du sénat qu'à un très petit nombre des oligarques, parce que les places, au nombre de quatre-vingt-dix, étaient viagères, et que les choix, bornés aux familles puissantes, n'étaient pas meilleurs qu'à Lacédémone. § 9. La révolution atteint les oligarchies en temps de guerre aussi bien qu'en temps de paix. Pendant la guerre, le gouvernement est ruiné par sa défiance contre le peuple, qu'il se voit forcé d'employer pour repousser l'ennemi. Alors, ou le chef unique aux mains duquel on remet le pouvoir militaire s'empare de la tyrannie, comme Timophane à Corinthe; ou bien, si les chefs de l'armée sont nombreux, ils se créent, pour eux-mêmes et par la violence, une oligarchie. Parfois aussi, dans la crainte de ces deux écueils, les oligarchies ont accordé des droits politiques au peuple, dont elles étaient obligées d'employer les forces. En temps de paix, les oligarques, par suite de la défiance mutuelle qu'ils s'inspirent, remettent la garde de la cité à des soldats, sous le commandement d'un chef qui n'appartient à aucun parti politique, mais qui souvent sait devenir le maître de tous. Voilà ce que fit, à Larisse, Samus, sous le règne des Aleuades, qui lui avaient remis le commandement, et ce qu'on vit à Abydos sous le règne des associations, dont l'une était celle d'Iphiade. § 10. Souvent la sédition a pour cause les violences des oligarques eux-mêmes les uns envers les autres. Des mariages, des procès, sont pour eux des occasions suffisantes de bouleverser l'État. Nous avons déjà cité quelques faits du premier genre. A Érétrie, l'oligarchie des chevaliers fut renversée par Diagoras, froissé dans de légitimes prétentions de mariage. L'arrêt d'un tribunal causa la révolution d'Héraclée; une affaire d'adultère, celle de Thèbes. Le châtiment était mérité ; mais le moyen fut séditieux, à Héraclée, contre Euétion ; à Thèbes, contre Archias. L'acharnement de leurs ennemis fut si violent qu'on les exposa tous deux, en place publique, attachés au pilori. § 11. Bien des oligarchies se sont perdues par l'excès de leur despotisme, et ont été renversées par des membres du gouvernement même, qui avaient à se plaindre de quelque injustice. C'est l'histoire des oligarchies de Cnide et de Chios. Parfois un événement tout accidentel amène la révolution dans la république et dans les oligarchies. Dans ces systèmes, on exige des conditions de cens pour l'entrée du sénat et des tribunaux, et pour les autres fonctions. Or souvent le premier cens a été fixé d'après la situation du moment, de manière à donner le pouvoir, dans l'oligarchie, seulement à quelques citoyens, et aux classes moyennes, dans la république. Mais quand l'aisance vient à se répandre, par suite de la paix ou de telle autre circonstance favorable, les propriétés, tout en restant les mêmes, augmentent beaucoup de valeur, et payent plusieurs fois le cens, de telle sorte que tous les citoyens finissent par arriver à tous les emplois. Tantôt cette révolution s'opère par degrés, et s'établit petit à petit sans qu'on s'en aperçoive ; tantôt aussi elle s'accomplit plus rapidement. § 12. Telles sont les causes de révolutions et de séditions dans les oligarchies. J'ajoute qu'en général les oligarchies et les démocraties passent aux systèmes politiques de même espèce, plus souvent qu'elles ne passent aux systèmes opposés. Ainsi les démocraties et les oligarchies légales deviennent des démocraties et des oligarchies de violence ; et réciproquement. |
§ 1. Lygdamis. Vers la LXVIIe olympiade, 510 ans av. J.-C. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p.171. Naxos est une des Cyclades. Athénée, liv. VIII, p. 348, raconte ce fait, d'après Aristote lui-même, dans son analyse de la constitution de Naxos.
§ 2. A Marseille. Aristote avait également analysé la constitution
de
Marseille; Athénée l'atteste, livvre VIII, p 516, et en citant l'ouvrage
d'Aristote sur la république de Marseille, il parle d'une famille
aristocratique, les Protiades, descendant des premiers fondateurs, qui
possédait une influence souveraine. Voir Strabon, liv. IV, ch a, § 5, p. 149,
édit. Firmin Didot. Le
gouvernement de Marseille était encore oligarchique au temps où Strabon
écrivait.
§ 4. Chariclès. Voir Xénophon, Hellén., liv. II, ch. lu, § 2, p. 351, éd. Firmin
Didot; Memor. Socrat.,
liv. I, ch. II, § 31, p. 531, édit. Firmin Didot.
§ 5. A Larisse, ville de Thessalie ; on ne sait rien sur son gouvernement. Voir
plus haut, liv. III, ch. i, § 9.
§ 6. L'inconduite des oligarques. Mirabeau, dans notre révolution, a joué le
même rôle que les oligarques dont Aristote parle ici. On pourrait en citer bien
d'autres exemples encore.
§
7. Apollonie du Pont. Voir plus haut, même livre, ch.
II, § 11.
§
8. La révolution d'Élis. Elis, capitale de l'Élide, à l'ouest du Péloponèse.
Son gouvernement se
rapprochait beaucoup de celui de Sparte. Voir Ott. Müller, die Dorier, tome II,
p. 96, et Thucydide, liv. V, ch. XLVII, p. 223, édit. Firmin Didot.
§ 9. Timophane à Corinthe. Timophane, frère de Timoléon, qui le fit assassiner.
Voir Ott Müller, die Dorier, tome II, page. 152, et le Voyage du jeune
Anacharsis, t. II,
ch. VIII.
§ 10. Nous avons déjà, cité. Voir plus
haut, ch. III, § 3. |
CHAPITRE VI. |
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§ 1. Dans les aristocraties, la révolution peut venir d'abord de ce que les fonctions publiques sont le partage d'une minorité trop restreinte. Nous avons déjà reconnu que c'était aussi un motif de bouleversement pour les oligarchies ; car l'aristocratie est une sorte d'oligarchie ; et dans l'une comme dans l'autre, le pouvoir appartient à des minorités, bien que les minorités aient de part et d'autre des caractères différents. C'est même là ce qui fait qu'on prend souvent l'aristocratie pour une oligarchie. Le genre de révolution dont nous parlons, s'y produit nécessairement, dans trois cas surtout. D'abord, quand il se rencontre en dehors du gouvernement une masse de citoyens qui, pleins de fierté, se sentent par leur mérite les égaux de tout ce qui les entoure, par exemple, ceux qu'à Sparte on appela les Parthéniens, et dont les pères valaient ceux des autres Spartiates; on découvrit une conspiration parmi eux, et le gouvernement les envoya fonder une colonie à Tarente.
§ 2. Puis, en second lieu, lorsque des hommes éminents, et qui ne le
cèdent en mérite à qui que ce soit, sont outragés par des gens
placés au-dessus d'eux : tel fut Lysandre, qu'offensèrent les rois
de Lacédémone. Enfin, quand on repousse de toute fonction un homme
de coeur, comme Cinadon, qui tenta ce hardi coup de main contre les
Spartiates, sous le règne d'Agésilas. § 3. Le mal le plus funeste à l'existence des républiques et des aristocraties, c'est l'infraction du droit politique tel que le reconnaît la constitution même. Ce qui cause la révolution alors, c'est que, pour la république, l'élément démocratique et l'élément oligarchique ne se trouvent pas en proportion convenable ; et, pour l'aristocratie, que ces deux éléments et le mérite sont mal combinés. Mais la désunion se prononce surtout entres les deux premiers éléments, je veux dire la démocratie et l'oligarchie, que cherchent à réunir les républiques et la plupart des aristocraties. § 4. La fusion absolue de ces trois éléments est précisément ce qui rend les aristocraties différentes de ce qu'on appelle les républiques, et leur donne plus ou moins de stabilité; car on range parmi les aristocraties tous les gouvernements qui inclinent à l'oligarchie, et parmi les républiques, tous ceux qui inclinent à la démocratie. Les formes démocratiques sont les plus solides de toutes, parce que c'est la majorité qui y domine, et que cette égalité dont on y jouit fait chérir 'la constitution qui la donne. Les riches, au contraire, quand la constitution leur assure une supériorité politique, ne cherchent qu'à satisfaire leur orgueil et leur ambition.
§ 5. De quelque côté, du reste, que penche le principe du
gouvernement, il dégénère toujours, grâce à l'influence des deux
partis contraires, qui ne pensent jamais qu'à l'accroissement de
leur pouvoir : la république, en démagogie, et l'aristocratie, en
oligarchie. Ou bien tout au contraire, l'aristocratie dégénère en
démagogie, quand les plus pauvres, victimes de l'oppression, font
prédominer le principe opposé ; et la république, en oligarchie; car
la seule constitution stable est celle qui accorde l'égalité en
proportion du mérite, et qui sait garantir les droits de tous les
citoyens.
§ 6.
§ 7. Ce mélange d'oligarchie que renferment toutes les aristocraties
est précisément ce qui procure aux principaux citoyens la facilité
de faire des fortunes excessives. A Lacédémone, tous les biens-fonds
se sont accumulés dans quelques mains, et les citoyens puissants
peuvent s'y conduire absolument comme ils veulent, et contracter des
alliances de famille selon leurs convenances personnelles. Ce qui
perdit la république de Locres, c'est qu'on permit à Denys de s'y
marier. Une catastrophe pareille ne serait jamais arrivée ni dans la
démocratie, ni dans une aristocratie sagement tempérée.
§ 8. Je citerai de nouveau l'exemple de Thurium. Une loi limitait
à cinq ans les fonctions de général ; quelques jeunes gens
belliqueux, qui jouissaient d'une grande influence auprès des
soldats, et qui, dans leur mépris pour les hommes en place,
croyaient pouvoir les supplanter aisément, essayèrent en premier
lieu de faire rapporter cette loi et d'obtenir par les suffrages du
peuple, qui était tout prêt à les leur donner, la perpétuité dés
emplois militaires. D'abord, les magistrats, que la question
regardait, et qu'on nommait Cosénateurs, voulurent résister;
néanmoins, s'imaginant que cette concession garantirait la stabilité
du reste des lois, ils cédèrent comme les autres. Mais lorsque, plus
tard, ils prétendirent empêcher de nouveaux changements, ils furent
impuissants ; et la république devint bientôt une oligarchie
violente, aux mains de ceux qui avaient tenté la première
innovation.
§ 9. On peut dire en général de tous les gouvernements qu'ils
succombent tantôt à des causes internes de destruction, tantôt à des
causes qui leur sont extérieures; par exemple, quand ils ont à leurs
portes un État constitué sur un principe opposé au leur, ou bien
quand cet ennemi, tout éloigné qu'il est, possède une grande
puissance. Voyez la lutte de Sparte et d'Athènes : partout les
Athéniens renversaient les oligarchies, tandis que les Lacédémoniens
renversaient des constitutions démocratiques.
§ 10. Telles sont à peu près les causes de bouleversement et de
révolution dans les diverses espèces de gouvernements républicains |
§
1. Nous l'avons déjà reconnu. Voir plus
haut, ch. V, §2.
§ 2. Lysandre. Voir plus haut,
même livre, ch. I, § 5, et la vie de Lysandre, par
Plutarque.
§ 4. Les formes démocratiques. Ceci est
un bel éloge de la démocratie.
§ 5. La seule constitution stable. Il
faut rapprocher ce passage de plusieurs qui ont été indiqués plus
haut, et qui disculpent complétement Aristote des reproches qu'on
lui a si souvent et si injustement adressés. Il est difficile de
réclamer l'égalité en termes plus positifs. Malheureusement,
l'égalité, telle que l'entendirent toujours les anciens, n'était
qu'une déplorable injustice : à côté des citoyens, il y a toujours
les esclaves. Voir dans ce livre, chap ix, § 7, et la préface.
§ 6. A Thurium., dans la Grande-Grèce.
Voir plus loin quelques nouveaux renseignements, dans ce chapitre, §
8 ; et Diodore de Sicile, liv. XII, p. 420 et suiv., édit. Firmin
Didot.
§ 7. A Lacédémone. Voir plus haut, liv.
II, ch. vi, § 10. - La république de Locres. Voir Diodore de Sicile,
liv. XIV, ch. XLIV, § 6, page 579, édit. Firmin Didot, et
Athénée, liv. XII, p. 153.
§ 8. De nouveau. Voir plus haut,dans ce
chapitre, § 6.
§ 9. Un principe opposé au leur. Cette
cause de guerre est celle qui a mis la France aux prises avec
toute l'Europe après la révolution. La différence de principes
est certainenaent aujourd'hui l'obstacle le plus grave à la paix du
continent; c'est, en d'autres termes, « le gouvernement contraire »
d 'Aristote. |
CHAPITRE VII. |
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§ 1. Cherchons maintenant quels sont, pour les États en général et
pour chacun d'eux en particulier, les moyens de conservation. Un
premier point évident, c'est que, si nous connaissons les causes qui
ruinent les États, nous devons connaître aussi les causes qui les
conservent. Le contraire produit toujours le contraire, et la ruine
est l'opposé de la conservation.
§ 3. Mais on peut se convaincre que bien des aristocraties, et même
quelques oligarchies, doivent leur durée moins à la bonté de cette
constitution qu'à la prudente conduite des gouvernants, tant envers
les simples citoyens qu'envers leurs collègues ; soigneux d'éviter
toute injustice à l'égard de ceux qui sont exclus des emplois, mais
ne manquant jamais d'en appeler les chefs au maniement des affaires
se gardant de blesser dans leurs préjugés de considération les
citoyens qui y prétendent, et les masses, dans leurs intérêts
matériels; surtout conservant entre eux et parmi tous ceux qui
prennent part à l'administration des formes toutes démocratiques;
car, entre égaux, ce principe d'égalité que les démocrates croient
trouver dans la souveraineté de la majorité, n'est pas seulement
juste, il est encore utile.
§ 4. Si donc les membres de l'oligarchie sont nombreux, il sera bon
que plusieurs des institutions qui la régissent soient toutes
populaires; que, par exemple, les magistratures ne durent que six
mois, pour que tous les oligarques égaux entre eux puissent les
exercer tour à tour. Par cela seul qu'ils sont égaux, ils forment
une sorte de peuple; et ceci est si vrai, qu'il peut s'élever parmi
eux, comme je l'ai déjà dit, des démagogues. Cette courte durée des
fonctions est de plus un moyen de prévenir, dans les aristocraties
et dans les oligarchies, la domination des minorités violentes.
Quand on reste peu de temps en fonctions, il n'est pas aussi facile
d'y faire le mal que quand on y demeure longtemps. C'est uniquement
la durée trop prolongée du pouvoir qui amène la tyrannie dans les
États oligarchiques et démocratiques. Ou bien, de part et d'autre,
ce sont des citoyens puissants qui visent à la tyrannie : ici les
démagogues, là les membres de la minorité héréditaire; ou bien ce
sont des magistrats investis de quelque grand pouvoir, après qu'ils
en ont joui longtemps.
§ 5. Les États se conservent, non pas seulement parce que les causes
de ruine sont éloignées, mais quelquefois aussi parce qu'elles sont
imminentes; la peur alors fait qu'on s'occupe avec un redoublement
de sollicitude des affaires publiques. Aussi, les magistrats qui ont
à coeur le maintien de la constitution doivent-ils parfois, en
supposant fort proches des dangers éloignés, préparer des paniques
de ce genre, pour que les citoyens veillent comme dans une alerte
nocturne, et ne désertent pas la garde de la cité. De plus, c'est
toujours par des moyens légaux qu'il faut tâcher de prévenir les
luttes et les dissensions des citoyens puissants, et de prémunir
ceux qui sont en dehors de la querelle, avant qu'ils y prennent part
personnellement. Mais reconnaître ainsi les symptômes du mal n'est
pas d'un esprit vulgaire, et cette perspicacité n'appartient qu'à
l'homme d'État.
§ 6. Pour empêcher, dans l'oligarchie et dans la république, les
révolutions que la quotité du cens peut amener, quand il reste
immuable au milieu de l'accroissement général du numéraire, il
convient de réviser les cotes en les comparant au passé, soit tous
les ans, dans les États où le cens est annuel, soit, dans les grands
États, tous les trois ans ou tous les cinq ans. Si les revenus se
sont accrus, ou réduits, comparativement à ceux qui ont servi
d'abord de base aux droits politiques, il faut pouvoir, en vertu
d'une loi, élever ou abaisser le cens; l'élever proportionnellement
au niveau de la richesse publique, si elle s'est accrue; et en cas
de diminution, le réduire dans une mesure égale.
§ 7. Si l'on néglige cette précaution dans les États oligarchiques
et républicains, il s'établit bientôt, ici l'oligarchie, là le
gouvernement héréditaire et violent d'une minorité; ou bien la
démagogie succède à la république; la république ou la démagogie, à
l'oligarchie.
§ 8. Mais c'est surtout par les lois mêmes qu'il convient de
prévenir la formation de ces supériorités redoutables, qui
s'appuient sur l'immensité de la fortune, sur les forces d'un parti
nombreux. Quand on n'a pu les empêcher de se former, il faut faire
en sorte qu'elles aillent étaler leur importance à l'étranger. D'un
autre côté, comme les innovations peuvent s'introduire d'abord dans
les moeurs des particuliers, on doit créer une magistrature chargée
de veiller sur ceux dont la vie est peu d'accord avec la
constitution : dans la démocratie, avec le principe démocratique;
dans l'oligarchie, avec le principe oligarchique. Cette institution
s'appliquerait également à tous les autres gouvernements. Par des
motifs semblables, il faut ne jamais perdre de vue les
accroissements de prospérité et de fortune que peuvent prendre les
diverses classes de la société; et le moyen de prévenir le mal est
de remettre le pouvoir et le maniement des affaires aux éléments
opposés de l'État : j'entends par éléments opposés les gens
distingués et le vulgaire, d'une part, et de l'autre, les pauvres et
les riches. On doit s'attacher ou à confondre dans une union
parfaite les pauvres et les riches, ou bien à augmenter la classe
moyenne ; car c'est ainsi qu'on empêche les révolutions qui naissent
de l'inégalité.
§ 9. Voici un objet capital dans tout État : il faut bien faire en
sorte, par la législation ou tout autre moyen aussi puissant, que
les fonctions publiques n'enrichissent jamais ceux qui les occupent.
Dans les oligarchies surtout, ceci est de la plus haute importance.
La masse des citoyens ne s'irrite pas autant d'être exclue des
emplois, exclusion qui peut être compensée pour eux par l'avantage
de vaquer à leurs propres affaires, qu'elle s'indigne de penser que
les magistrats volent les deniers publics; car alors on a deux
motifs de se plaindre, puisqu'on est à la fois privé et du pouvoir
et du profit qu'il procure.
§ 10. Une administration honnête, quand on peut l'établir, est même
le seul moyen de faire coexister dans l'État la démocratie et
l'aristocratie, c'est-à-dire d'accorder aux citoyens distingués et à
la foule leurs prétentions respectives. En effet, le principe
populaire, c'est la faculté pour tous d'arriver aux emplois; le
principe aristocratique, c'est de ne les confier qu'aux citoyens
éminents. Cette combinaison sera réalisée, si les emplois ne peuvent
être lucratifs. Les pauvres alors, qui n'auraient rien à gagner, ne
voudront pas du pouvoir et penseront de préférence à leurs intérêts
personnels; les riches pourront accepter le pouvoir, parce qu'ils
n'ont pas besoin que la richesse publique vienne ajouter à la leur.
De cette façon encore, les pauvres s'enrichiront en vaquant à leurs
propres affaires, et les hautes classes ne seront point forcées
d'obéir à des hommes sans consistance.
§ 11. Pour éviter du reste la dilapidation des revenus publics,
qu'on fasse rendre les comptes en présence de tous les citoyens
assemblés, et que des copies en soient affichées dans les phratries,
les cantons et les tribus ; et pour que les magistrats soient
intègres, que la loi ait soin de payer en honneurs ceux qui se
distinguent par leur bonne administration.
§ 12. Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du
gouvernement doit être fort vive pour les pauvres; et parmi les
emplois, il faut qu'on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut
punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement
que les outrages des riches entre eux. Le système oligarchique a
grand intérêt aussi à ce que les héritages s'acquièrent seulement
par droit de naissance, et non à titre de donation, et qu'on ne
puisse jamais en cumuler plusieurs. Par ce moyen, en effet, les
fortunes tendent à se niveler ; et les pauvres arrivent en plus
grand nombre à l'aisance.
§ 13. Une institution également avantageuse à l'oligarchie et à la
démocratie, c'est d'assurer l'égalité ou même la prééminence, pour
tous les emplois qui ne sont pas de première importance dans l'État,
aux citoyens qui ont une moindre part de pouvoir politique : dans la
démocratie, aux riches ; dans l'oligarchie, aux pauvres. Quant à ces
hautes fonctions, elles doivent être toutes, ou du moins la plupart,
exclusivement remises aux mains des citoyens qui jouissent des
droits politiques.
§ 14. L'exercice des fonctions suprêmes demande dans ceux qui les
obtiennent trois qualités : d'abord un attachement sincère à la
constitution, une grande capacité pour les affaires, et en troisième
lieu, une vertu et une justice analogues, dans chaque espèce de
gouvernement, au principe spécial sur lequel il se fonde; car le
droit variant selon les constitutions diverses, il faut
nécessairement aussi que la justice se modifie pour chacune d'elles.
Mais ici se présente une question. Comment se décider et choisir
quand toutes les qualités requises ne se trouvent pas réunies dans
le même individu? Par exemple, si tel citoyen, doué d'un grand
talent militaire, est improbe et peu dévoué à la constitution; et si
tel autre, fort honnête et partisan sincère de la constitution, est
sans capacité militaire, lequel des deux choisira-t-on ?
§ 15. Il faut, ce semble, s'attacher ici à bien connaître deux
choses : quelle est la qualité vulgaire et quelle est la qualité
rare. Ainsi pour le grade de général, il faut regarder à
l'expérience plutôt qu'à la probité ; car la probité se rencontre
beaucoup plus aisément que le talent militaire. Pour la garde du
trésor public, il convient de prendre un tout autre parti. Les
fonctions de trésorier exigent beaucoup plus de probité que n'en ont
la plupart des hommes, tandis que la dose d'intelligence nécessaire
pour les remplir est fort commune. Mais, peut-on dire encore, si un
citoyen est à la fois rempli de capacité et d'attachement à la
constitution, à quoi bon lui demander en outre de la vertu? Les deux
qualités qu'il possède ne lui suffiront-elles donc pas pour bien
faire? Non sans doute ; car ces deux qualités éminentes peuvent
s'unir à des passions sans frein. Les hommes, dans leurs propres
intérêts, qu'ils connaissent et qu'ils aiment, ne se servent pas
toujours fort bien eux-mêmes; qui répond qu'ils n'en feront pas
autant quelquefois, quand il s'agira dé l'intérêt public ?
§ 16. En général, tout ce qui dans la loi concourt, d'après nos
théories, au principe même de la constitution, est essentiel à la
conservation de l'État. Mais l'objet le plus important c'est, ainsi
que nous l'avons souvent répété, de rendre la partie des citoyens
qui veut le maintien du gouvernement plus forte que celle qui en
veut la chute. Il faut par-dessus tout se bien garder de négliger ce
que négligent aujourd'hui tous les gouvernements corrompus, la
modération et la mesure en toutes choses. Bien des institutions, en
apparence démocratiques, sont précisément celles qui ruinent la
démocratie; bien des institutions qui paraissent oligarchiques
détruisent l'oligarchie.
§ 17. Quand on croit avoir trouvé le principe unique de vertu
politique, on le pousse aveuglément à l'excès; mais l'erreur est
grossière. Ainsi dans le visage humain, le nez, tout en s'écartant
de la ligne droite, qui est la plus belle, pour se rapprocher de
l'aquilin et du camus, peut cependant rester encore assez beau et
assez agréable; mais si l'on poussait cette déviation à l'excès, on
ôterait d'abord à cette partie la juste mesure qu'elle doit avoir,
et elle perdrait enfin toute apparence de nez, par ses propres
dimensions qui seraient monstrueuses, et par les dimensions beaucoup
trop petites des parties voisines. Cette observation, qui pourrait
s'appliquer également à toute autre partie du visage, s'applique
absolument aussi à toutes les espèces de gouvernements.
§ 18. La démocratie et l'oligarchie, tout en s'éloignant de la
constitution parfaite, peuvent être assez bien constituées pour se
maintenir; mais si l'on exagère le principe de l'une ou de l'autre,
on en fera d'abord des gouvernements plus mauvais, et l'on finira
par les réduire à n'être plus même des gouvernements. Il faut donc
que le législateur et l'homme d'État sachent bien distinguer, parmi
les mesures démocratiques ou oligarchiques, celles qui conservent,
et celles qui ruinent la démocratie ou l'oligarchie. Aucun de ces
deux gouvernements ne saurait être et subsister sans renfermer dans
son sein des riches et des pauvres. Mais quand l'égalité vient à
s'établir dans les fortunes, la constitution est nécessairement
changée; et en voulant détruire des lois faites en vue de certaines
supériorités politiques, on détruit avec elles la constitution même.
§ 19. Les démocraties et les oligarchies commettent ici une faute
également grave. Dans les démocraties oit la foule peut faire
souverainement les lois, les démagogues, par leurs attaques
continuelles contre les riches, divisent toujours la cité en deux
camps, tandis qu'ils devraient dans leurs harangues ne paraître
préoccupés que de l'intérêt des riches; de même que, dans les
oligarchies, le gouvernement ne devrait sembler avoir en vue que
l'intérêt du peuple. Les oligarques devraient surtout renoncer à
prêter des serments comme ceux qu'ils prêtent aujourd'hui; car voici
les serments que de nos jours ils font dans quelques États : « JE
SERAI L'ENNEMI CONSTANT DU PEUPLE; JE LUI FERAI TOUT LE MAL QUE JE
POURRAI LUI FAIRE. »
§ 20. Le point le plus important de tous ceux dont nous avons parlé
pour la stabilité des États, bien que de nos jours il soit partout
négligé, c'est de conformer l'éducation au principe même de la
constitution. Les lois les plus utiles, les lois sanctionnées
par l'approbation unanime de tous les citoyens, deviennent
complètement illusoires, si les moeurs et l'éducation ne répondent
pas aux principes politiques : démocratiques dans la démocratie,
oligarchiques dans l'oligarchie ; car il faut bien le savoir, si un
seul citoyen est sans discipline, l'État lui-même participe de ce
désordre.
§ 21. Une éducation conforme à la constitution, n'est pas celle qui
apprend à faire tout ce qui plaît soit aux membres de l'oligarchie,
soit aux partisans de la démocratie; c'est celle qui enseigne à
pouvoir vivre sous un gouvernement oligarchique, ou sous un
gouvernement démocratique. Dans les oligarchies actuelles, les fils
des hommes au pouvoir vivent dans la mollesse, tandis que les
enfants des pauvres, s'endurcissant au travail et à la fatigue,
acquièrent le désir et la force de faire une révolution.
§ 22. Dans les démocraties, surtout dans celles qui paraissent
constituées le plus démocratiquement, l'intérêt de l'État est tout
aussi mal compris, parce qu'on s'y fait une idée très fausse de la
liberté. Selon l'opinion commune, les deux caractères distinctifs de
la démocratie sont la souveraineté du plus grand nombre et la
liberté. L'égalité est le droit commun ; et cette égalité, c'est
précisément que la volonté de la majorité soit souveraine. Dès lors,
liberté et égalité se confondent dans la faculté laissée à chacun de
faire tout ce qu'il veut : « Tout à sa guise », comme dit Euripide.
C'est là un bien dangereux système; car il ne faut pas que
l'obéissance constante à la constitution puisse paraître aux
citoyens un esclavage ; au contraire, ils doivent y trouver
sauvegarde et bonheur.
§ 23. Nous avons donc énuméré d'une manière à peu près complète les
causes de révolution et de ruine, de salut et de stabilité, pour les
gouvernements républicains. |
§ 2. Plus haut. Liv. VI (4e), chapitre X, § 6. § 3. Bien des aristocraties. On peut rapprocher de ces théories celles de Montesquieu, Esprit des Lois, liv. V, ch. VIII.
§ 4. Comme je l'ai déjà dit. Voir plus
haut, ch. V, § 4. § 5. Avec un redoublement de sollicitude. Voir Montequieu, Esprit des Lois, liv. VIII, ch. V, qui fait les mêmes remarques. § 7. Héréditaire et violent. Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. V, § 1.
§ 8. Peu d'accord avec la constitution.
C'est ce même motif qui fit créer les censeurs à Rome. Aristote
avait deviné, sans avoir d'exemple sous les yeux, toute l'importance
qu'une pareille magistrature pouvait exercer dans une république
bien gouvernée. Voir Rousseau, Contract social, liv. IV, ch.
VII. Platon n'a proposé la censure que pour les magistrats ; mais il
a organisé avec beaucoup de soin la responsabilité du pouvoir, dont
Aristote n'a point parlé. Voir les Lois, livre XII, p. 346 et
suiv., trad. de M. Cousin.
§ 11. Des copies. A Athènes, les
comptes de l'Etat étaient gravés sur pierre, et exposés
publiquement, comme les décrets du peuple. Voir Boeckh, Econ.
Pol. des Ath., liv. II, ch. VIII. On peut trouver des
inscriptions de ce genre dans Chandler, Inscript. ant., p.
17; Visconti, Mémoires, n° 36; L. Elgin, Pursuits in
Greece, p. 17 et 18. § 12. Sur les pauvres. C'est un soin que le gouvernement royal, en 1789, perdit complétement de vue. Il s'étudia, au contraire, à humilier le Tiers état, les pauvres de l'époque. Le Tiers état fit chèrement payer son humiliation, en se rappelant le 5 mai. § 14. Le droit variant. Voir livre III, ch. V, §§, 8, 9 et suiv. § 16. Souvent répété. Voir liv. VI (4e), ch. X, § 1; voir aussi liv. III, ch. XII, § 5, où des idées analogues ont été exprimées. § 17. On le pousse aveuglément à l'excès. Platon a montré admirablementla nécessité de tempérer le principe de l'État, Lois, liv. III, p. 190 et 199, trad. de M. Cousin. voir plus haut, ma préface.
§ 19. Renoncer à prêter des serments. «
On lit dans les Politiques d'Aristote que, de son temps, dans
quelques villes, on jurait et l'on dénonçait haine au peuple, toute
haine au peuple; cela se fait partout; mais on y jure le contraire.
Cette impudence ne se con çoit pas. » Diderot, Politique des
Souverains, § 76. § 20. Le point le plus important. Aristote a si bien senti l'importance politique de l'éducation, qu'il lui a consacré un livre et demi de son ouvrage, le IVe (7e) et le Ve (8e). Montesquieu lui a donné tout le livre IV de l'Esprit des Lois. Rousseau a fait l'Émile, dont la publication a eu certainement des conséquences politiques très graves, en appelant sur l'éducation la méditation de tous les esprits sérieux. Il est à remarquer que la Convention est le premier gouvernement, en France, qui se soit occupé politiquement de ce sujet, et elle a eu le bonheur de doter le pays de plusieurs des grands établissements d'instruction publique qu'il possède, et de commencer l'instruction primaire. Depuis 1830, on a suivi ses traces, on a réalisé ses voeux, et l'on n'a fait en cela que reconnaître un des principes les plus évidents et les plus essentiels de toute bonne organisation politique. On peut compter parmi les fautes, nécessaires peut-être, de l'ancienne monarchie, mais parmi celles qui ont été le plus funestes, cet abandon presque absolu de l'éducation populaire; elle n'a jamais pensé à la tourner à son profit. Voir plus bas, ch. IX, § 2. § 21. Les fils des hommes au pouvoir. Voir plus haut, dans ce chapitre, des réflexions pareilles sur ce sujet, § 8.
§ 22. La souveraineté du plus grand nombre.
Voir plus haut, livre VII (6e), ch. I, §§ 6 et 11. |
CHAPITRE VIII. |
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§ 1. Il nous reste à voir quelles sont les causes les plus ordinaires de renversement et de conservation pour la monarchie. Les considérations qu'il convient de présenter sur le destin des royautés et des tyrannies, se rapprochent beaucoup de celles que nous avons indiquées à propos des États républicains. La royauté se rapproche de l'aristocratie, et la tyrannie se compose des éléments de l'oligarchie extrême et de la démagogie; aussi est-elle pour les sujets le plus funeste des systèmes, parce qu'elle est formée de deux mauvais gouvernements, et qu'elle réunit les lacunes et les vices de l'un et de l'autre. § 2. Du reste, ces deux espèces de monarchies sont tout opposées, même dès leur point de départ. La royauté est créée par les hautes classes, qu'elle doit défendre contre le peuple, et le roi est pris dans le sein même des classes élevées, parmi lesquelles il se distingue par sa vertu supérieure, ou par les actions éclatantes qu'elle lui inspire, ou par l'illustration non moins méritée de sa race. Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse, contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l'oppression. § 3. On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les tyrans, on peut dire, ont été d'abord des démagogues, qui avaient gagné la confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens. Quelques tyrannies se sont formées de cette manière quand les États étaient déjà puissants. D'autres, plus anciennes, n'étaient que des royautés violant toutes les lois du pays, et prétendant à une autorité despotique. D'autres ont été fondées par des hommes parvenus en vertu d'une élection aux premières magistratures, parce que jadis le peuple donnait à longue échéance tous les grands emplois et toutes les fonctions publiques. D'autres enfin sont sorties de gouvernements oligarchiques qui avaient imprudemment confié à un seul individu des attributions politiques d'une excessive importance. § 4. Grâce à ces circonstances, l'usurpation était alors facile à tous les tyrans ; de fait, ils n'ont eu qu'à vouloir le devenir, parce qu'ils possédaient préalablement ou la puissance royale, ou celle qu'assure une haute considération : témoin Phidon d'Argos et tous les autres tyrans qui débutèrent par être rois ; témoin tous les tyrans d'Ionie, et Phalaris, qui avaient d'abord été revêtus de hautes magistratures : Panoetius à Léontium, Cypsèle à Corinthe, Pisistrate à Athènes, Denys à Syracuse, et tant d'autres tyrans qui, comme eux, sont sortis de la démagogie. § 5. La royauté, je le répète, se classe auprès de l'aristocratie, en ce qu'elle est, comme elle, le prix de la considération personnelle, d'une vertu éminente, de la naissance, de grands services rendus, ou de tous ces avantages réunis à la capacité. Tous ceux qui ont rendu d'éminents services à des cités, à des peuples, ou qui étaient assez forts pour en rendre, ont obtenu cette haute distinction : les uns ayant par des victoires préservé le peuple de l'esclavage, comme Codrus; les autres lui ayant rendu la liberté, comme Cyrus; d'autres ayant fondé l'État lui-même, ou possédant le territoire, comme les rois des Spartiates, des Macédoniens et des Molosses. § 6. Le roi a pour mission spéciale de veiller à ce que ceux qui possèdent n'éprouvent aucun tort dans leur fortune, et le peuple aucun outrage dans son honneur. Le tyran, au contraire, comme je l'ai dit plus d'une fois, n'a jamais eu vue, dans les affaires communes, que son intérêt personnel. Le but du tyran, c'est la jouissance; celui du roi, c'est la vertu. Aussi, en fait d'ambition, le tyran songe-t-il surtout à l'argent; le roi, surtout à l'honneur. La garde d'un roi se compose de citoyens ; celle d'un tyran, d'étrangers. § 7. Il est du reste bien facile de voir que la tyrannie a tous les inconvénients de la démocratie et de l'oligarchie. Comme celle-ci, elle ne pense qu'à la richesse, qui nécessairement peut seule lui garantir et la fidélité des satellites, et la jouissance du luxe. La tyrannie se défie aussi des masses, et leur enlève le droit de posséder des armes. Nuire au peuple, éloigner les citoyens de la cité, les disperser, sont des manoeuvres communes à l'oligarchie et à la tyrannie. A la démocratie, la tyrannie emprunte ce système de guerre continuelle contre les citoyens puissants, cette lutte secrète et publique qui les détruit, ces bannissements qui les frappent sous prétexte qu'ils sont factieux et ennemis de l'autorité; car elle n'ignore pas que c'est des rangs des hautes classes que sortiront contre elle les conspirations, que les uns ourdissent dans l'intention de se saisir du pouvoir à leur profit, et les autres, pour se soustraire à l'esclavage qui les opprime. voilà ce que signifiait le conseil de Périandre à Thrasybule ; et ce nivellement des épis qui dépassaient les autres, voulait dire qu'il fallait toujours se défaire des citoyens éminents. § 8. Tout ce que je viens de dire montre assez que les causes de révolution doivent être les mêmes à peu près dans les monarchies que dans les républiques. L'injustice, la peur, le mépris, ont presque toujours déterminé les conspirations des sujets contre les monarques. L'injustice les a cependant causées moins souvent encore que l'insulte, et parfois aussi les spoliations individuelles. Le but que se proposent les conspirations dans les républiques est aussi le même dans les États soumis à un tyran ou à un roi ; elles ont toujours lieu parce que le monarque est comblé d'honneurs et de richesses, que lui envient tous les autres. § 9. Les conspirations s'attaquent, tantôt à la personne de ceux qui ont le pouvoir, tantôt au pouvoir lui-même. Le sentiment d'une insulte pousse surtout aux premières; et comme l'insulte peut être de bien des genres, le ressentiment qu'elle provoque peut avoir autant de caractères différents. Dans la plupart des cas, la colère en conspirant ne songe qu'à la vengeance; et elle n'est point ambitieuse. Témoin le sort des Pisistratides : ils avaient déshonoré la soeur d'Harmodius; Harmodius conspira pour venger sa soeur; Aristogiton, pour soutenir Harmodius. La conspiration tramée contre Périandre, tyran d'Ambracie, n'eut pas d'autre motif qu'une plaisanterie du tyran, qui, dans une orgie, avait demandé à l'un de ses mignons s'il ne l'avait pas rendu mère. § 10. Pausanias tua Philippe, parce que Philippe l'avait laissé insulter par les partisans d'Attale. Derdas conspira contre Amyntas le Petit, qui s'était vanté d'avoir eu la fleur de sa jeunesse. L'Eunuque tua Évagoras de Chypre, dont le fils l'avait outragé en lui enlevant sa femme. § 11. Bien des conspirations n'ont eu pour cause que les attentats dont quelques monarques s'étaient rendus coupables sur la personne d'un de leurs sujets. Telle fut la conspiration ourdie contre Archélaüs par Cratée, qui n'avait jamais souffert qu'avec horreur ces indignes rapports. Aussi ne manqua-t-il point de saisir le premier prétexte plausible, beaucoup moins grave cependant que ne l'était celui-là. Archélaüs, après lui avoir promis une de ses filles, lui manqua de parole, et les maria toutes deux, l'une, par suite de sa défaite dans la guerre contre Sirrha et Arrhabæus, au roi d' Elimée; l'autre, qui était la plus jeune, à Amyntas, fils de ce roi, comptant par là apaiser tout ressentiment entre Cratée et le fils de Cléopâtre. Mais le véritable motif de son inimitié fut l'indignation que ressentait le jeune homme des liens qui l'unissaient au roi. § 12. Hellanocrate de Larisse entra dans la conspiration pour un semblable outrage. Le tyran, qui avait abusé de sa jeunesse, ne le renvoyant pas dans sa patrie, comme il l'avait promis, Hellanocrate se persuada que cette intimité du roi ne venait point d'une passion réelle, et qu'elle n'avait pour but que de le déshonorer. Parrhon et Héraclide, tous deux d'Ænos, tuèrent Cotys pour venger leur père; et Adamas trahit Cotys, pour se venger de la mutilation outrageante qu'il lui avait fait subir dans son enfance. § 13. Bien souvent on conspire par colère des mauvais traitements que l'on a personnellement éprouvés. Même des magistrats, des membres de familles royales ont tué des tyrans, ou du moins ont conspiré, pour satisfaire des ressentiments de ce genre. A Mytilène, par exemple, les Penthalides, qui se plaisaient à parcourir la ville, en frappant du bâton tous ceux qu'ils rencontraient, furent massacrés par Mégaclès, aidé de quelques amis; et plus tard, Smerdis tua Penthilus, qui l'avait maltraité, et dont la femme le poussait à cette vengeance. Si, dans la conspiration contre Archélaüs, Décanlnichus se fit le chef des conspirateurs, en les excitant le premier, c'est qu'il était plein de fureur de ce qu'Archélaiis l'eût livré au poète Euripide, qui le fit cruellement fouetter, pour l'avoir raillé sur sa mauvaise haleine. Bien des monarques ont payé de semblables outrages de leur vie ou de leur repos. § 14. La peur, que nous avons indiquée comme une cause de bouleversement dans les républiques, n'agit pas moins dans les monarchies. Ainsi Artabane tua Xerxès dans la seule crainte qu'on n'apprit au roi qu'il avait fait pendre Darius, malgré l'ordre contraire qu'il en avait reçu. Mais Artabane avait espéré d'abord que Xerxès oublierait cette défense, qu'il lui avait faite au milieu d'un festin. Le mépris amène aussi des révolutions dans les états monarchiques. Sardanapale fut tué par un de ses sujets qui, si l'on en croit la tradition, l'avait vu tenant la quenouille au milieu de ses femmes. En admettant que ce fait soit faux pour Sardanapale, il peut certainement être vrai pour un autre. Dion ne conspira que par mépris contre le Jeune Denys, en voyant que tous ses sujets en faisaient si peu de cas, et qu'il était lui-même plongé dans une perpétuelle ivresse.
§ 15. C'est surtout par des motifs de cet ordre que se déterminent
même parfois les amis du tyran; la confiance dont ils jouissent
auprès de lui leur inspire le dédain, et l'espoir de cacher leurs
complots. § 16. Les conspirations par désir de la gloire ont un tout autre caractère que celles dont nous avons parlé jusqu'à présent. Elles n'ont pour mobiles ni l'envie des richesses immenses, ni le désir des honneurs suprêmes que le tyran possède et qui font si souvent conspirer contre lui. Ce n'est point par des considérations de ce genre que l'homme ambitieux se risque aux dangers d'un complot. Il laisse à d'autres les motifs vils et bas que nous venons de rappeler; mais de même qu'il s'aventurerait dans toute entreprise inutile, mais qui pourrait donner renom et célébrité, de même il conspire contre le monarque, avide non de puissance mais de gloire. § 17. Les hommes de cette trempe sont excessivement rares, parce que de telles résolutions supposent toujours un mépris absolu de sa propre vie, dans le cas où l'entreprise viendrait à échouer. La seule pensée dont on doive alors être animé est celle de Dion ; mais il est difficile qu'elle puisse venir à bien des coeurs. Dion, quand il marcha contre Denys, n'avait avec lui que quelques soldats, déclarant que, quel que fût d'ailleurs le succès, c'en était assez pour lui d'avoir mis la main à cette entreprise, et que mourût-il aussitôt en touchant la terre de Sicile, sa mort serait toujours assez belle. § 18. La tyrannie peut être renversée, comme tout autre gouvernement, par une attaque extérieure, venant d'un État plus puissant qu'elle et constitué sur un principe opposé. Il est clair que ce gouvernement voisin, par l'opposition même de son principe, n'attend que le moment de l'attaque ; et dès qu'on le peut, on fait toujours ce qu'on désire. Les États de principes différents sont toujours ennemis entre eux : la démocratie, par exemple, est l'ennemie de la tyrannie, tout autant que le potier peut l'être du potier, comme dit Hésiode; ce qui n'empêche pas que la démagogie poussée à son dernier terme ne soit aussi une véritable tyrannie. La royauté et l'aristocratie sont ennemies par la différence même de leur principe. Aussi, les Lacédémoniens avaient-ils pour système constant de renverser les tyrannies, comme le firent aussi les Syracusains, tant qu'ils furent régis par un bon gouvernement. § 19. La tyrannie trouve dans son propre sein une autre cause de ruine, quand l'insurrection vient de ceux même qu'elle emploie. Témoin la chute de la tyrannie fondée par Gélon; et de nos jours, celle de Denys. Thrasybule, frère d'Hiéron, s'attachait à flatter toutes les folles passions du fils que Gélon avait laissé, et le plongeait dans les plaisirs pour régner sous son nom. Les familiers du jeune prince conspirèrent, non pas tant pour renverser la tyrannie même, que pour supplanter Thrasybule ; mais les associés qu'ils s'étaient donnés, saisirent cette favorable occasion pour les chasser tous. Quant à Denys, ce fut Dion, son parent, qui marcha contre lui et put, avant de mourir, expulser le tyran à l'aide du peuple soulevé. § 20. Des deux sentiments qui causent le plus souvent les conspirations contre les tyrannies, la haine et le mépris, les tyrans méritent toujours au moins l'un, c'est la haine. Mais le mépris qu'ils inspirent amène fréquemment leur chute. Ce qui le prouve bien, c'est que ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir ont su le conserver, et que ceux qui l'ont reçu par héritage l'ont presque aussitôt perdu. Avilis par les dérèglements de leur conduite, ils tombent aisément dans le mépris et fournissent de nombreuses et excellentes occasions aux conspirateurs.
§ 21. On peut ranger aussi la colère dans la même classe que la
haine ; l'une et l'autre poussent à des actions toutes pareilles ;
seulement la colère est encore plus active que la haine, parce
qu'elle conspire avec d'autant plus d'ardeur que la passion ne
réfléchit pas. C'est surtout le ressentiment d'une insulte qui livre
les coeurs aux emportements de la colère : témoin la chute des
Pisistratides et de tant d'autres. Cependant la haine est plus
redoutable. La colère est toujours accompagnée d'un sentiment de
douleur qui ne laisse pas de place à la prudence ; l'aversion n'a
point de douleur qui la trouble dans ses complots. § 22. La royauté a beaucoup moins à redouter les dangers du dehors, et c'est ce qui en garantit la durée. Mais c'est en elle-même qu'il faut rechercher toutes les causes de sa ruine. On peut les réduire à deux : l'une est la conjuration des agents qu'elle emploie; l'autre est sa tendance au despotisme, quand les rois prétendent accroître leur puissance, même aux dépens des lois. On ne voit guère de nos jours se former encore des royautés; et celles qui s'élèvent sont bien plutôt des monarchies absolues et des tyrannies que des royautés. C'est qu'en effet la véritable royauté est un pouvoir librement consenti, et jouissant seulement de prérogatives supérieures. Mais comme aujourd'hui les citoyens se valent en général, et qu'aucun n'a une supériorité tellement grande qu'il puisse exclusivement prétendre à une aussi haute position dans l'État, il s'ensuit qu'on ne donne plus son assentiment à une royauté, et que, si quelqu'un prétend régner par la fourbe ou par la violence, on le regarde aussitôt comme un tyran. § 23. Dans les royautés héréditaires, il faut ajouter cette cause de ruine toute spéciale, à savoir que la plupart de ces rois par héritage deviennent bien vite méprisables, et qu'on ne leur pardonne point un excès de pouvoir, .attendu qu'ils possèdent non pas une autorité tyrannique, mais une simple dignité royale. La royauté est très facile à renverser; car il n'y a plus de roi du moment qu'on ne veut plus en avoir ; le tyran, au contraire, s'impose malgré la volonté générale. § 24. Telles sont pour les monarchies les principales causes de ruine; je n'en énumère point quelques autres qui se rapprochent de celles-là. |
§ 1. Le plus funeste des systèmes. Voir plus bas, § 7, et plus haut,liv. VI (4e), ch. II, § 2, et ch. VI, § 1, les mêmes idées. § 3. Toutes les fonctions publiques. Voir Ott. Müller, Aeginet., p. 134 et suiv.
§ 4. Phidon d'Argos paraît avoir régné
dans le huitième siècle. On le donne pour un tyran fort audacieux et
fort habile. Il établit, dit- on, dans le Péloponèse l'unité des
poids et mesures parmi toutes les peuplades doriennes; il
frappa le premier de la monnaie. Voir Ott. Müller, die Dorier,
t. I, p. 155, et t. II, p. 108; et Hérodote, Érato, ch.
CXXVII, § 4, p. 313, édit. Firmin Didot.
§ 5. Je le répète. Voir plus haut, § 1.
§ 6. Comme je l'ai dit. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 4.
§ 7. De la démocratie et de l'oligarchie.
Voir plus haut, § 1. § 8. Tout ce que je viens de dire. Voir plus haut, ch. II, § 3.
§ 9. Les conspirations s'attaquent.
Voir dans Machiavel ses réflexions sur les conspirations,
Discours sur les Décades de Tite-Live, liv. III, ch. VI.
§ 10. Pausanias tua Philippe. Philippe
fut assassiné l'an. 336 avant J.- C. C'est là le fait le plus récent
dont il soit question dans la Politique d'Aristote. Pour les
détails, voir Diodore de Sicile, livre XVI, ch. XCIII, p. 128,
édit. Firmin Di-dot, et le récit de Machiavel, Discours sur les
Décades de Tite-Live, liv. II, ch. XXVIII.
§ 11. Archélaüs. Je ne sais si cet
Archélaüs est celui dont il est question dans le Gorgias de
Platon, p. 253, traduct. de M. Cousin. § 12. Parrhon, ou, comme l'appelle Diogène de Laërte, Python, tua Cotys, tyran d''Enos, en Thrace, et se réfugia à Athènes. Voir Diog. Laër., liv. III, § 46, et Plutarque, Advers. Colot., t. X, p. 629, et De sui laude, t. XIII, 146.
§ 14. La peur que nous avons in¬iquée.
Voir plus haut, ch. II, § 3.
§ 15. Cyrus renversa Astyage. Cyrus
détrôna Astyage mais il ne le fit pas mourir. Hérodote, Clio,
ch. CXXX. § 17. Celle de Dion. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 14.
§ 18. Constitué sur un principe opposé.
Voir plus haut, dans ce livre, ch. VI, § 9.
§ 19. Fondée par Gélon. Gélon régna
dans la quatrième année de la LXXIIIe olympiade, 484 ans av. J. -C.
Il était, depuis six ans, tyran de Gèle. Hérodote, Polymnie,
chapitre CLIII et suiv. § 20. Ceux qui ont personnellement gagné le pouvoir. Voir plus bas, § 23, et Machiavel, le Prince, ch. VI. Platon aussi condamne vivement l'hérédité; Lois, III, pages 183 et suiv., trad. de M. Cousin. § 21. La chute des Pisistratides. Voir plus haut, § 9. § 22. De royautés... des monarchies. On sent quelle est ici la diférence de ces deux mots : «Roi», c'est le monarque régnant suivant des lois qu'il doit observer et qu'il n'a point faites ; « monarque », c'est le souverain régnant sans autre loi que sa volonté, mais n'abusant pas de sa toute puissance; le « tyran » enfin abuse du pouvoir qu'il possède. Ces distinctions sont importantes. Voir liv. III, ch. X, § 7.
§ 23. Bien vite méprisables. On peut
joindre cette déclaration formelle contre l'hérédité à celle
qu'Aristote a déjà faite, livre III, ch. X, § 9. Il faut vouloir
fermer les yeux à la lumière, pour prétendre que le philosophe a
fait une oeuvre de courtisan, et qu'il a cherché, dans la
Politique, à flatter Alexandre, dont le droit tout héréditaire
s'accordait certainement fort peu avec les principes indépendants de
son maître. |
CHAPITRE IX. |
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§ 1. En général, les États monarchiques doivent évidemment se conserver par des causes opposées à toutes celles dont nous venons de parler, suivant la nature spéciale de chacun d'eux. La royauté, par exemple, se maintient par la modération. Moins ses attributions souveraines sont étendues, plus elle a de chances de durer dans toute son intégrité. Le roi songe moins alors à se faire despote ; il respecte plus dans toutes ses actions l'égalité commune; et les sujets de leur côté sont moins enclins à lui porter envie. Voilà ce qui explique la durée si longue de la royauté chez les Molosses. Chez les Lacédémoniens, elle n'a tant vécu que parce que, dès l'origine, le pouvoir fut partagé entre deux personnes; et que plus tard, Théopompe le tempéra par plusieurs institutions, sans compter le contre-poids qu'il lui donna dans l'établissement de l'Éphorie. En affaiblissant la puissance de la royauté, il lui assura plus de durée; il l'agrandit donc en quelque sorte, loin de la réduire; et il avait bien raison de répondre à sa femme, qui lui demandait s'il n'avait pas honte de transmettre à ses fils la royauté moins puissante qu'il ne l'avait reçue de ses ancêtres : « Non, » sans doute; car je la leur laisse beaucoup plus durable. » § 2. Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans. C'est à Périandre de Corinthe qu'on fait honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut offrir aussi bon nombre d'exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est possible. Réprimer toute supériorité qui s'élève ; se défaire des gens de coeur ; défendre les repas communs et les associations; interdire l'instruction et tout ce qui tient aux lumières, c'est-à-dire, prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi ; empêcher les loisirs et toutes les réunions où l'on pourrait trouver des amusements communs; tout faire pour que les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent une mutuelle confiance; § 3. de plus, bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de ce qu'ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d'âme : tels sont les moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques qui tendent tous au même but. En voici d'autres : savoir tout ce qui se dit, tout ce qui se fait parmi les sujets; avoir des espions pareils à ces femmes appelées à Syracuse les délatrices ; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout écouter dans les sociétés, dans les réunions, parce qu'on est moins franc quand on redoute l'espionnage, et que si l'on parle, tout se sait ; § 4. semer la discorde et la calomnie parmi les citoyens; mettre aux prises les amis entre eux; irriter le peuple contre les hautes classes, qu'on désunit entre elles. Un autre principe de la tyrannie est d'appauvrir les sujets, pour que, d'une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l'autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C'est dans cette vue qu'ont été élevés les pyramides d'Égypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n'ont qu'un seul et même objet, l'occupation constante et l'appauvrissement du peuple. § 5. On peut voir un moyen analogue dans un système d'impôts établis comme ils l'étaient à Syracuse : en cinq ans, Denys absorbait par l'impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l'activité de ses sujets, et leur imposer le besoin perpétuel d'un chef militaire. Si la royauté se conserve en s'appuyant sur des dévouements, la tyrannie ne se maintient que par une perpétuelle défiance de ses amis, parce qu'elle sait bien que, si tous les sujets veulent renverser le tyran, ses amis surtout sont en position de le faire. § 6. Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie : licence accordée aux femmes dans l'intérieur des familles pour qu'elles trahissent leur maris ; licence aux esclaves, pour qu'ils dénoncent aussi leurs maîtres; car le tyran n'a rien à redouter des esclaves et des femmes ; et les esclaves, pourvu qu'on les laisse vivre à leur gré, sont très partisans de la tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque; et voilà pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable flatteur; près du despote, on trouve ses vils courtisans, qui ne font qu'ouvre de flatterie perpétuelle. Aussi la tyrannie n'aime-t-elle que les méchants, précisément parce qu'elle aime la flatterie, et qu'il n'est point de coeur libre qui s'y abaisse. L'homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De plus, les méchants sont d'un utile emploi dans des projets pervers : « Un clou chasse l'autre », dit le proverbe.
§ 7. Le propre du tyran est de repousser tout
ce qui porte une âme fière et libre ; car il se croit seul capable de posséder
ces hautes qualités; et l'éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité
et l'indépendance d'un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la
tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures,
comme attentatoires à sa puissance. C'est encore l'usage du tyran d'inviter à sa
table et d'admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux;
ceux-ci sont pour lui des ennemis ; ceux-là n'ont aucun motif d'agir contre son
autorité. § 8. En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont le but permanent de la tyrannie : d'abord, l'abaissement moral des sujets; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l'égard des autres ; car la tyrannie ne lieut être renversée qu'autant que des citoyens ont assez d'union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu'ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu'ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c'est l'affaiblissement et l'appauvrissement des sujets ; car on n'entreprend guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n'a pas les moyens de la renverser.
§ 9. Ainsi, toutes les préoccupations du
tyran peuvent se diviser en trois classes que nous venons d'indiquer, et l'on
peut dire que toutes ses ressources de salut se groupent autour de ces trois
bases : la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur
dégradation morale. § 10. Quant à la seconde, elle s'attache à des soins radicalement opposés à tous ceux que nous venons d'indiquer. On peut la tirer de ce que nous avons dit des causes qui ruinent les royautés; car de même que la royauté compromet son autorité en voulant la rendre plus despotique, de même la tyrannie assure la sienne en la rendant plus royale. Il n'est ici qu'un point essentiel qu'elle ne doit jamais oublier : qu'elle ait toujours la force nécessaire pour gouverner, non pas seulement avec l'assentiment général, mais aussi malgré la volonté générale ; renoncer à ce point, ce serait renoncer à la tyrannie même. Mais cette base une fois assurée, le tyran peut pour tout le reste se conduire comme un véritable roi, ou du moins en prendre adroitement toutes les apparences. § 11. D'abord, il paraîtra s'occuper avec sollicitude des intérêts publics, et il ne se montrera point follement dissipateur de ces riches offrandes que le peuple a tant de peine à lui faire, et que le maître tire des fatigues et de la sueur de ses sujets, pour les prodiguer à des courtisanes, à des étrangers, à des artistes cupides. Le tyran rendra compte des recettes et des dépenses de l'État, chose que du reste plus d'un tyran a faite; car il a par là cet avantage de paraître un administrateur plutôt qu'un despote; il n'a point à redouter d'ailleurs de jamais manquer de fonds tant qu'il reste maître absolu du gouvernement. § 12. S'il vient à voyager loin de sa résidence, il vaut mieux avoir ainsi placé son argent plutôt que de laisser derrière soi des trésors accumulés; car alors ceux à la garde de qui il se confie sont moins tentés par ses richesses. Lorsque le tyran se déplace, il redoute ceux qui le gardent plus que les autres citoyens : ceux-là le suivent dans sa route, tandis que ceux-ci restent dans la ville. D'un autre côté, en levant des impôts, des redevances, il faut qu'il semble n'agir que dans l'intêrêt de l'administration publique, et seulement pour préparer des ressources en cas de guerre ; en un mot, il doit paraître le gardien et le trésorier de la fortune générale et non de sa fortune personnelle. § 13. Il ne faut pas que le tyran se montre d'un difficile accès ; toutefois son abord doit être grave, pour inspirer non la crainte, mais le respect. La chose est du reste fort délicate; car le tyran est toujours bien près d'être méprisé; mais, pour provoquer le respect, il doit, même en faisant peu de cas des autres talents, tenir beaucoup au talent politique, et se faire à cet égard une réputation inattaquable. De plus, qu'il se garde bien lui-même, qu'il empêche soigneusement tous ceux qui l'entourent d'insulter jamais la jeunesse de l'un ou l'autre sexe. Que les femmes dont il dispose montrent la même réserve avec les autres femmes; car les querelles féminines ont perdu plus d'une tyrannie. § 14. S'il aime le plaisir, qu'il ne s'y livre jamais comme le font certains tyrans de notre époque, qui, non contents de se plonger dans les jouissances dès le soleil levé et pendant plusieurs jour de suite, veulent encore étaler leur licence sous les yeux de tous les citoyens, auxquels ils prétendent faire admirer ainsi leur bonheur et leur félicité. C'est en ceci surtout que le tyran doit user de modération; et s'il ne le peut, qu'il sache au moins se dérober aux regards de la foule. L'homme qu'on surprend sans peine et qu'on méprise, ce n'est point l'homme tempérant et sobre, c'est l'homme ivre; ce n'est point celui qui veille, c'est celui qui dort. § 15. Le tyran prendra le contre-pied de toutes ces vieilles maximes qu'on dit à l'usage de la tyrannie. Il faut qu'il embellisse la ville, comme s'il en était l'administrateur et non le maître. Surtout qu'il affiche avec le plus grand soin une piété exemplaire. On ne redoute pas autant l'injustice de la part d'un homme qu'on croit religieusement livré à tous ses devoirs envers les dieux; et l'on ose moins conspirer contre lui, parce qu'on lui suppose le ciel même pour allié. Il faut toutefois que le tyran se garde de pousser les apparences jusqu'à une ridicule superstition. Quand un citoyen se distingue par quelque belle action, il faut le combler de tant d'honneurs qu'il ne pense pas pou-voir en obtenir davantage d'un peuple indépendant. Le tyran répartira en personne les récompenses de ce genre, et laissera aux magistrats inférieurs et aux tribunaux le soin des châtiments. § 16. Tout gouvernement monarchique, quel qu'il soit, doit se garder d'accroître outre mesure la puissance d'un individu ; ou, si la chose est inévitable, il faut alors prodiguer les mêmes dignités à plusieurs autres; c'est le moyen de les maintenir mutuellement. S'il faut nécessairement créer une de ces brillantes fortunes, que le tyran ne s'adresse pas du moins à un homme audacieux ; car un coeur rempli d'audace est toujours prêt à tout entreprendre; et s'il faut renverser quelque haute influence, qu'il y procède par degrés, et qu'il ait soin de ne point détruire d'un seul coup les fondements sur lesquels elle repose. § 17. Que le tyran, en ne se permettant jamais d'outrage d'aucun genre, en évite deux surtout : c'est de porter la main sur qui que ce soit, et d'insulter la jeunesse. Cette circonspection est particulièrement nécessaire à l'égard des coeurs nobles et fiers. Les âmes cupides souffrent impatiemment qu'on les froisse dans leurs intétets d'argent; mais les âmes fières et honnêtes souffrent bien davantage d'une atteinte portée à leur honneur. De deux choses l'une : ou il faut renoncer à toute vengeance contre des hommes de ce caractère, ou bien les punitions qu'on leur inflige doivent sembler toutes paternelles, et non le résultat du mépris. Si le tyran a quelques relations avec la jeunesse, il faut qu'il paraisse ne céder qu'à sa passion, et non point abuser de son pouvoir. En général, dès qu'il peut y avoir apparence de déshonneur, il faut que la réparation l'emporte de beaucoup sur l'offense. § 18. Parmi les ennemis qui en veulent à la personne même du tyran, ceux-là sont les plus dangereux et les plus à surveiller, qui ne tiennent point à leur vie pourvu qu'ils aient la sienne. Aussi faut-il se garder avec la plus grande attention des hommes qui se croient insultés dans leur personne ou dans celle de gens qui leur sont chers. Quand on conspire par ressentiment, on ne s'épargne pas soi-même, et ainsi que le dit Héraclite : « Le ressentiment est bien difficile à combattre, car il met sa vie à l'enjeu ». § 19. Comme l'État se compose toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, il faut persuader aux uns et aux autres qu'ils ne trouveront de garantie que dans le pouvoir, et. prévenir entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux partis, le plus fort est toujours celui qu'il faut prendre pour instrument du pouvoir, afin que, dans un cas extrême, le tyran ne soit pas forcé ou de donner la liberté aux esclaves, ou d'enlever les armes aux citoyens. Ce parti suffit toujours à lui seul pour défendre l'autorité, dont il est l'appui, et pour lui assurer le triomphe contre ceux qui l'attaquent. § 20. Du reste, nous croyons qu'il serait inutile d'entrer dans de plus longs détails. L'objet essentiel est ici bien évident. Il faut que le tyran paraisse à ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi; non point un homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non pas les excès. Il faut qu'il admette dans sa société les citoyens distingués, et qu'il s'attire par ses manières l'affection de la foule. Par là, il sera infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu'il n''excitera ni haine, ni crainte; mais encore il rendra son autorité plus durable. En un mot, il faut qu'il se montre complétenient vertueux ou du moins vertueux à demi, et qu'il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant qu'on peut l'être. § 21. Et cependant, malgré toutes ces précautions, les moins stables des gouvernements sont l'oligarchie et la tyrannie. La plus longue tyrannie a été celle d'Orthagoras et de ses descendants, à Sicyone ; elle a duré cent ans ; c'est qu'ils surent habilement ménager leurs sujets et se soumettre eux-mêmes en bien des choses au joug de la loi. Clisthène évita le mépris. par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se concilier l'amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu'à couronner de ses mains le juge qui avait prononcé contre lui en faveur de son antagoniste ; et si l'on en croit la tradition, la statue assise qui est dans la place publique est celle de ce juge indépendant. Pisistrate, dit-on aussi, se laissa citer en justice devant l'Aréopage. § 22. La plus longue tyrannie est en second lieu celle des Cypsélides, à Corinthe. Elle dura soixante-treize ans et six mois. Cypsèle régna personnellement trente ans, et Périandre quarante-quatre ; Psammétichus, fils de Gordius, régna trois ans. Cesont les mêmes causes qui maintinrent si longtemps la tyrannie de Cypsèle ; car il était démagogue aussi ; et, durant tout son règne, il ne voulut jamais avoir de satellites. Périandre était un despote, mais un grand général. § 23. Il faut mettre en troisième lieu, après ces deux premières tyrannies, celle des Pisistratides, à Athènes ; mais elle eut des intervalles. Pisistrate, durant sa puissance, fut forcé de prendre deux fois la fuite, et en trente-trois ans, il n'en régna réellement que dix-sept ; ses enfants en régnèrent dix-huit : en tout trente-cinq ans. Viennent ensuite les tyrannies d'Hiéron et de Gélon à Syracuse. Cette dernière ne fut pas longue, et à elles deux, elles durèrent dix-huit années. Gélon mourut dans la huitième année de son règne ; Hiéron régna dix ans ; Thrasybule fut renversé au bout du onzième mois. A tout prendre, la plupart des tyrannies n'ont eu qu'une très courte existence. § 24. Telles sont à peu près, pour les gouvernements républicains et pour les monarchies, toutes les causes de ruine qui les menacent ; et tels sont les moyens de salut qui les maintiennent. |
§ 1. Chez les Molosses. Voir plus haut, ch. VIII, § 5. Plutarque nous apprend,
vie de Pyrrhos, chap. V, que, tous les ans, les rois molosses renouvelaient dans
l'assemblée générale du peuple leur serment d'obéir aux lois.
§ 2. Périandre de Corinthe. Périandre, fils de Cypsèle, lui succéda, la première année de la
XXXVIIIe olympiade, 623 ans avant J: C. Voir plus
haut, livre III, ch. VIII, § 3. Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 165, et
Diogène de Laërte, vie de Périandre, livre I, page 37. Platon n'a pas meilleure
opinion de Périandre et de son habileté de tyran. Voir la République, liv. I, p. 23, trad. de M. Cousin.
§ 3. Les délatrices. Je n'ai pas
cru devoir adopter, contre le témoignage de tous les mauuscrits,la leçon admise
par Schneider et Coraï, d'après Budée, p. 321, et qui substituerait des hommes
à des femmes dans ce rôle d'espions à Syracuse. Les passages de Plutarque cités
par Budée, Traité de la Curiosité, t. VIII, p. 74, édit. Reisk, et dans la
Vie
de Dion, ch. XXVIII, sont certainement en faveur de la correction ; mais
Aristote, beaucoup plus ancien que Plutarque, était aussi beaucoup mieux placé
pour connaître l'histoire de Syracuse ; et M. Goettling pense avec raison qu'il
vaudrait mieux corriger le texte de Plutarque par celui d'Aristote. Voir Ott.
Müller, die Dorier, t. II, p. 159.
§ 4
D'appauvrir les sujets. Voir la même pensée dans Platon,
Républ., liv. VIII, p.
177, traduct. de M. Cousin.
§ 6.
Le flatteur est en haute estime.
Voir plus haut, liv. VI (4e), ch. IV, § 4.
§ 7. Le tyran hait donc ces nobles natures. Voir le
Gorgias de Platon, page
370, trad. de M. Cousin. § 9. Ainsi toutes les préoccupations... dégradation morale. Schneider, Coraï, M. Goettling ont pensé que cette répétition appartenait non à Aristote, mais à l'un de ses anciens éditeurs. Rien ne démontre l'inexactitude de cette hypothèse. § 10. Quant à la seconde. Ceci est le complément de ce qui a été dit plus haut, dans ce chapitre, § 2. Voir ce que dit Montesquieu des moeurs du monarque; Esprit des Lois, liv. XII, ch. XXVII. § 11. D'abord, il paraîtra s'occuper. Voir le prince de Machiavel, chap. XVI.
§ 13. Le respect. Voir le Prince de Machiavel, ch.
xvn ; Montesquieu, liv. XII, ch. XXVI et XXVVI.
§ 15. A tous ses devoirs envers les dieux. Voir le Prince de Machiavel, chapitre
XVI. § 17. D'outrage d'aucun genre. Voir Montesquieu, liv. XII, chapitre XXVIII, et en outre les Discours de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, livre II, cha pitres XXVI et XXVIII. § 18. Comme dit Héraclite. Héraclite d'Éphèse vivait vers la fin du VIe siècle avant J.-C. - Voir le Prince de Machiavel, ch. XIX. § 19. Pour instrument du pouvoir. Voir Montesquieu, livre XII, chapitre XXVII. - On peut, à côté de ce portrait du tyran par Aristote, placer celui qu'eu a fait Platon, à la fin du VIIe livre et au commencement du IXe de la République, Traduct. de N. Cousin, p. 176, 200 et suiv. § 20. Un administrateur. J'ai gardé ce mot que donnent tous les manuscrits sans exception: La variante adoptée par Sylburge et les éditeurs qui l'ont suivi se rapporte, il est vrai, fort bien aux expressions mêmes d'Aristote, livre I, chap. I, § 2; mais rien ne l'autorise ici, et elle n'est pas indispensable.
§ 21. Les moins stables des gouvernements. Nouvelle condamnation de la
tyrannie. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 7. Voir aussi Montesquieu, Esprit
des Lois, livre VIII, chap. X.
§ 22. Celle des Cypsélides. Cypsèle régna vers la
XXXe olympiade, 658 ans avant
J.-C.
§ 23. Celle des Pisistratides. Pisistrate usurpa en 560, et mourut en 528.
Hippias fut chassé d'Athènes en 510 avant J.-C. |
CHAPITRE X. |
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§ 1. Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions; mais il n'a pas fort bien traité ce sujet. Il n'assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au premier gouvernement. A son avis, les révolutions viennent de ce que rien ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un certain laps de temps; et il ajoute que « ces perturbations dont la racine augmentée d'un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors des êtres vicieux et radicalement incorrigibles ». Cette dernière partie de son raisonnement n'est peut-être pas fausse; car il est des hommes naturellement incapables de recevoir de l'éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi cette révolution dont parle Socrate s'appliquerait-elle à cette république qu'il nous donne comme parfaite, plus spécialement qu'à tout autre État, ou à tout autre objet de ce monde? § 2. Puis, dans cet instant qu'il as-signe à la révolution universelle, même les choses qui n'ont point commencé d'être ensemble changeront ce-pendant à la fois ! et un être né le premier jour de la catastrophe y sera compris comme les autres ! On peut demander encore pourquoi la parfaite république de Socrate passe en se changeant au système Lacédémonien. Un système politique quel qu'il soit se change dans le système qui lui est diamétralement opposé plus ordinairement que dans le système qui en est proche. On en peut dire autant de toutes les révolutions qu'admet Socrate, quand il assure que le système Lacédémonien se change en oligarchie, l'oligarchie en démagogie, et celle-là enfin en tyrannie. Mais c'est précisément tout le contraire. L'oligarchie, par exemple, succède à la démagogie bien plus souvent que la monarchie. § 3. De plus, Socrate ne dit pas si la tyrannie a ou n'a pas de révolutions; il ne dit rien des causes qui les amènent, ni du gouvernement qui se substitue à celui-là. On conçoit aisément son silence, qu'il avait grand'peine à ne pas garder ; tout ici doit rester complétement obscur, parce que, dans les idées de Socrate, il faut que de la tyrannie on revienne à cette première république parfaite qu'il a conçue, seul moyen d'obtenir ce cercle sans fin dont il parle. Mais la tyrannie succède aussi à la tyrannie : témoin celle de Clisthène succédant à celle de Myron, à Sicyone. La tyrannie peut encore se changer en oligarchie, comme celle d'Antiléon à Chalcis; ou en démagogie, comme celle de Gélon à Syracuse; ou en aristocratie, comme celle de Charilaüs à Lacédémone, et comme on le vit à Carthage. § 4. L'oligarchie, de son côté, se change en tyrannie, et c'est ce qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu'on se souvienne qu'à l'oligarchie succéda la tyrannie de Panætius à Léontium; à Gèle, celle de Cléandre; à Rhéges, celle d'Anaxilas ; et qu'on se rappelle tant d'autres exemples qu'on pourrait citer également. C'est encore une erreur de faire naître l'oligarchie de l'avidité et des occupations mercantiles des chefs de l'Etat. Il faut bien plutôt en demander l'origine à cette opinion des hommes à grandes fortunes, qui croient que l'égalité politique n'est pas juste entre ceux qui possèdent et ceux qui ne pos¬sèdent pas. Dans presque aucune oligarchie, les magistrats ne peuvent se livrer au commerce; et la loi le leur interdit. Bien plus, à Carthage, qui est un État démocratique, les magistrats font le commerce; et l'État cependant n'a point encore éprouvé de révolution. § 5. Il est encore fort singulier d'avancer que dans l'oligarchie l'Etat est divisé en deux partis, les pauvres et les riches ; est-ce bien là une condition plus spéciale de l'oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes égales, ou ne sont pas tous également vertueux ? En supposant même que personne ne s'appauvrisse, l'Etat n'en passe pas moins de l'oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvres s'accroît, et de la démocratie à l'oligarchie, si les riches deviennent plus puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres s'appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui amènent les révolutions, pour s'attacher àune seule, attribuant exclusivement la pauvreté à l'inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins presque tous naissaient dans l'opulence. § 6. C'est une grave erreur. Ce qui est vrai, c'est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune, recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur, l'État n'en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n'amènent pas non plus la démagogie plus fréquemment que tout autre système. Il suffit d'une exclusion politique, d'une injustice, d'une insulte, pour causer une insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n'a souvent pas d'autre motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté dont Socrate attribue l'origine à un excès de liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d'oligarchies et de démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d'elles était unique en son genre. |
§ 1. Dans la République. Voir la République de Platon, livre VIII, p. 130, trad. de M. Cousin, et la note de la page 323. Cette note, fort développée, de M. Cousin, discute et résume toutes les recherches des éditeurs et des commentateurs sur ce passage de Platon; et le résultat général est que ce passage est pour nous complétement inintelligible. L'était-il également pour les anciens et, ici en particulier, pour Aristote ? La chose n'est pas supposable. Rien dans la citation qu'il en fait ne l'indique. Il trouve bien, il est vrai, la théorie de Platon erronée, puisque la dernière partie est, selon lui, la seule qui ne soit pas fausse ; mais il ne dit pas que l'expression de cette théorie est pour lui un non-sens, comme elle l'est pour nous. Il faut donc croire qu'il la comprenait sans peine tout en la désapprouvant; on peut en dire autant des commentateurs anciens de Platon, que ce passage ne semble point avoir arrêtés comme inintelligible. S'il ne nous offre aujourd'hui aucun sens, c'est probablement que les expressions géométriques qui y sont employées, ne nous sont pas assez familières. Ce qui paraît le plus probable, c'est qne ces multiplications successives doivent produire le nombre cinq mille quarante, qui a une haute importance dans la théorie politique de Platon (voir plus haut, livre II, ch. in, § 2), et qui marque sans doute aussi la grande période des révolutions. Après une assez longue étude de cette énigme, je n'ai à proposer aucune solution nouvelle. J'aurais peut-être même dû, à l'exemple de M. Cousin, supprimer dans ma traduction un passage aussi peu satisfaisant. Du reste, la critique d'Aristote ne porte pas absolument sur les mots, et l'on peut fort bien la comprendre, indépendamment de la citation qu'il tire de l'ouvrage de son maître. Ilfaut voir aussi sur les causes des révolutions, suivant Platon, les Lois, liv. III, p. 131 et suiv., trad. de M. Cousin. Pour prévenir les révolutions, Platon a créé le corps des Gardiens des Lois. C'est une institution admirable, qui, sous une forme ou sous une autre, devrait se retrouver dans tous les États. Aristote a eu tort de ne point discuter cette pensée de son maître. Voir les Lois, livre XII, à la fin, et les livres V, VI, VII, VIII de la République. Polybe et Machiavel ont tracé aussi le cercle que suivent fatalement les révolutions des États, Histoire générale, liv. IV, ch. V et suiv., et ch. LVII; et Discours sur les Décades de Tite-Live, I. ch. II. § 2. Au système lacédémonien. Voir la République, livre VIII, p. 144, trad. de M. Cousin.
§ 3. La tyrannie succède aussi à la tyrannie. Platon ne fait venir la tyrannie
que de la démocratie extrême, Républ., livre VIII, p. 165 et 169, trad. de M.
Cousin.
§ 4. Panxtius. Voir plus haut, ch.
VIII, § 4.
§ 5. Socrate néglige. Voir Platon, République, livre VIII, trad. de M. Cousin,
p. 141. § 6. Socrate. On peut remarquer qu'Aristote a commencé son ouvrage par une critique des théories de Platon, son maître, et qu'il le termine de même. |