ARISTOTE
LA POLITIQUE
LIVRE VI
(Ordinairement placé le quatrième.)
DE LA DÉMOCRATIE ET DE L'OLIGARCHIE.
- DES TROIS POUVOIRS : LÉGISLATIF, EXÉCUTIF ET JUDICIAIRE.
traduction française avec notes
CHAPITRE PREMIER.
§ 1. Dans tous les arts, dans toutes les
sciences qui ne restent point trop partielles, mais qui arrivent à
embrasser complètement un ordre entier de faits, chacune doit pour
sa part étudier sans exception tout ce qui se rapporte à son objet
spécial. Prenons, par exemple, la science des exercices corporels.
Quelle est l'utilité de ces exercices? Comment doivent-ils se
modifier suivant les tempéraments divers ? L'exercice le plus
salutaire n'est-il pas nécessairement celui qui convient le mieux
aux natures les plus vigoureuses et les plus belles ? Quels
exercices sont exécutables pour le plus grand nombre des élèves ? En
est-il un qui puisse également convenir à tous? Telles sont les
questions que se pose la gymnastique. De plus, quand bien même aucun
des élèves du gymnase ne prétendrait acquérir ni la vigueur, ni
l'adresse d'un athlète de profession, le pédotribe et le gymnaste
n'en sont pas moins capables de lui procurer au besoin un pareil
développement de forces. Une remarque analogue serait non moins
juste pour la médecine, pour la construction navale, pour la
fabrication des vêtements, et pour tous les autres arts en général.
§ 2. C'est donc évidemment à une même
science de rechercher quelle est la meilleure forme de gouvernement,
quelle est la nature de ce gouvernement, et à quelles conditions il
serait aussi parfait qu'on peut le désirer, indépendamment de tout
obstacle extérieur; et d'autre part, de savoir quelle constitution
il convient d'adopter selon les peuples divers, dont la majeure
partie ne saurait probablement recevoir une constitution parfaite.
Ainsi, quel est en soi et absolument le meilleur gouvernement, et
quel est aussi le meilleur relativement aux éléments qui sont à
constituer : voilà ce que doivent savoir le législateur et le
véritable homme d'État. On peut ajouter qu'ils doivent encore être
capables de juger une constitution qui leur serait hypothétiquement
soumise, et d'assigner, d'après les données qui leur seraient
fournies, les principes qui la feraient vivre dès l'origine, et lui
assureraient, une fois qu'elle serait établie, la plus longue durée
possible. Or je suppose ici, comme on voit, un gouvernement qui
n'aurait point reçu une organisation parfaite, sans être dénué
d'ailleurs des éléments indispensables, mais qui n'aurait pas tiré
tout le parti possible de ses ressources, et qui aurait encore
beaucoup à faire.
§ 3. Du reste, si le premier devoir de
l'homme d'État est de connaître la constitution qui doit
généralement passer pour la meilleure que la plupart des cités
puissent recevoir, il faut avouer que le plus souvent les écrivains
politiques, tout en faisant preuve d'un grand talent, se sont
trompés sur les points capitaux. Il ne suffit pas d'imaginer un
gouvernement parfait; il faut surtout un gouvernement praticable,
d'une application facile et commune à tous les États. Loin de là, on
ne nous présente aujourd'hui que des constitutions inexécutables, et
excessivement compliquées; ou, si l'on s'arrête à des idées plus
pratiques, c'est pour louer Lacédémone, ou un État quelconque, aux
dépens de tous les autres États qui existent de nos jours.
§ 4. Mais quand on propose une
constitution, il faut qu'elle puisse être acceptée et mise aisément
à exécution, en partant de la situation des États actuels. En
politique, du reste, il n'est pas moins difficile de réformer un
gouvernement que de le créer, de même qu'il est plus malaisé de
désapprendre que d'apprendre pour la première fois. Ainsi, l'homme
d'État, outre les qualités que je viens d'indiquer, doit être
capable, je le répète, d'améliorer l'organisation d'un gouvernement
déjà constitué; et cette tâche lui serait complètement impossible,
s'il ne connaissait pas toutes les formes diverses de gouvernement.
C'est en effet une erreur grave de croire, comme on le fait
communément, qu'il n'y a qu'une seule espèce de démocratie, qu'une
seule espèce d'oligarchie.
§ 5. A cette indispensable
connaissance du nombre et des combinaisons possibles des diverses
formes politiques, il faut joindre une égale étude, et des lois qui
sont en elles-mêmes les plus parfaites, et de celles qui sont le
mieux en rapport avec chaque constitution; car les lois doivent être
faites pour les constitutions, tous les législateurs reconnaissent
bien ce principe, et non les constitutions pour les lois. La
constitution dans l'État, c'est l'organisation des magistratures, la
répartition des pouvoirs, l'attribution de la souveraineté, en un
mot, la détermination du but spécial de chaque association
politique. Les lois au contraire, distinctes des principes
essentiels et caractéristiques de la constitution, sont la règle du
magistrat dans l'exercice du pouvoir, et dans la répression des
délits qui portent atteinte à ces lois.
§ 6. Il est donc absolument nécessaire de
connaître le nombre et les différences de chacune des constitutions,
ne fût-ce même que pour pouvoir porter des lois; en effet, les mêmes
lois ne sauraient convenir à toutes les oligarchies, à toutes les
démocraties, la démocratie et l'oligarchie ayant chacune plus d'une
espèce et n'étant pas uniques.
CHAPITRE II.
§ 1. Dans notre première étude sur les
constitutions, nous avons reconnu trois espèces de constitutions
pures : la royauté, l'aristocratie, la république; et trois autres
espèces, déviations dés premières : la tyrannie pour la royauté,
l'oligarchie pour l'aristocratie, la démagogie pour la république.
Nous avons parlé déjà de l'aristocratie et de la royauté; car
traiter du gouvernement parfait, c'était traiter en même temps de
ces deux f'ormes, qui s'appuient toutes deux sur les principes de la
plus complète vertu. Nous avons en outre expliqué les différences de
l'aristocratie et de la royauté entre elles, et nous avons dit ce
qui constitue spécialement la royauté. Il nous reste encore à
parler, et du gouvernement qui reçoit le nom commun de république,
et des autres constitutions, oligarchie, démagogie et tyrannie.
§ 2. Il est aisé de trouver aussi, entre
ces mauvais gouvernements, l'ordre de dégradation. Le pire de tous
sera certainement la corruption du premier et du plus divin des bons
gouvernements. Or, la royauté n'existe que de nota sans avoir aucune
réalité, ou elle repose nécessairement sur la supériorité absolue de
l'individu qui règne. Ainsi, la tyrannie sera le pire des
gouvernements, comme le plus éloigné du gouvernement parfait. En
second lieu, vient l'oligarchie, dont la distance à l'aristocratie
est si grande. Enfin la démagogie est le plus supportable des
mauvais gouvernements.
§ 3. Un écrivain, avant nous, a traité le
même. sujet; mais son point de vue différait du nôtre : admettant
que tous ces gouvernements étaient réguliers, et qu'ainsi
l'oligarchie pouvait être bonne aussi bien que les autres, il a
déclaré la démagogie le moins bon des bons gouvernements, et le
meilleur des mauvais.
§ 4. Nous, au contraire, nous déclarons
radicalement mauvaises ces trois espèces de gouvernements ; et nous
nous gardons bien de dire que telle oligarchie est meilleure que
telle autre ; nous disons seulement qu'elle est moins mauvaise. Du
reste, nous laisserons de côté, pour le moment, cette divergence
d'opinion.
§ 5. Nous rechercherons encore, parmi les
constitutions inférieures, quelle est la constitution préférable
pour tel peuple donné; car évidemment, selon les peuples, la
démocratie est meilleure que l'oligarchie ; et réciproquement. Puis,
en adoptant l'oligarchie ou la démocratie, comment doit-on en
organiser les nuances diverses? Et pour terminer, après avoir
rapidement, mais comme il convient, passé toutes ces questions en
revue, nous essayerons de déterminer les causes les plus ordinaires
de la chute et de la prospérité des États, soit en général pour
toutes les constitutions, soit en particulier pour chacune d'elles.
CHAPITRE III.
§ 1. Ce qui multiplie les formes de
constitutions, c'est précisément la multiplicité des éléments qui
entrent toujours dans l'État. D'abord, tout État se compose de
familles comme on peut le voir; ensuite, dans cette multitude
d'hommes, il y a nécessairement des riches, des pauvres, et des
fortunes intermédiaires. Parmi les riches comme parmi les pauvres,
les uns possèdent des armes, les autres n'en ont pas. Le bas peuple
se partage en laboureurs, marchands, artisans. Même parmi les
classes élevées, il y a bien des nuances de richesses et de
propriétés, qui sont plus ou moins étendues. L'entretien des
chevaux, par exemple, est une dépense que les riches seuls peuvent
en général supporter.
§ 2. Aussi dans les anciens temps, tous
les États dont la force militaire consistait en cavalerie étaient
des États oligarchiques. La cavalerie était alors la seule arme
qu'on connût pour attaquer les peuples voisins. Témoin l'histoire
d'Érétrie, de Chalcis, de Magnésie sur les bords du Méandre, et de
plusieurs autres villes d'Asie. Aux distinctions qui viennent de la
fortune, il faut ajouter celles de naissance, de vertu, et de
tant d'autres avantages, indiqués par nous quand nous avons traité
de l'aristocratie, et compté les éléments indispensables de tout
État. Or, ces éléments de l'État peuvent prendre part au pouvoir,
soit dans leur universalité, soit en nombre plus ou moins grand.
§ 3. Il s'ensuit évidemment que les
espèces de constitutions doivent être, de toute nécessité, aussi
diverses que ces parties mêmes le sont entre elles, suivant leurs
espèces différentes. La constitution n'est pas autre chose que la
répartition régulière du pouvoir, qui se divise toujours entre les
associés, soit en raison de leur importance particulière, soit
d'après un certain principe d'égalité commune; c'est-à-dire qu'on
peut faire une part aux riches, et une autre aux pauvres, ou leur
donner des droits communs. Ainsi, les constitutions seront
nécessairement aussi nombreuses que le sont les combinaisons de
supériorité et de différence entre les parties de l'État.
§ 4. Il semble qu'on pourrait reconnaître
deux espèces principales dans ces parties, de même qu'on reconnaît
deux sortes principales de vents : ceux du nord et ceux du midi,
dont les autres ne sont que des dérivations. En politique, ce serait
la démocratie et l'oligarchie; car on suppose que l'aristocratie
n'est qu'une forme de l'oligarchie, avec laquelle elle se confond,
comme ce qu'on nomme république n'est qu'une forme de la démocratie,
de même que parmi les vents, le vent d'ouest dérive du vent du nord;
le vent d'est, du vent du midi. Des auteurs ont même poussé la
comparaison plus loin. Dans l'harmonie, disent-ils, on ne reconnaît
que deux modes fondamentaux, le dorien et le phrygien; et dans ce
système, toutes les autres combinaisons se rapportent alors à l'un
ou à l'autre de ces deux modes.
§
5. Nous laisserons de côté ces divisions
arbitraires des gouvernements qu'on adopte trop souvent, préférant
celle que nous en avons donnée nous-même, comme plus vraie et plus
exacte. Pour nous, il n'y a que deux constitutions, ou même une
seule constitution bien combinée, dont toutes les autres dérivent en
dégénérant. Si tous les modes, en musique, dérivent d'un mode
parfait d'harmonie, toutes les constitutions dérivent de la
constitution modèle; oligarchiques, si le pouvoir y est plus
concentré et plus despotique; démocratiques, si les ressorts en sont
plus relâchés et plus doux.
§ 6. C'est une erreur grave, quoique fort
commune, de faire reposer exclusivement la démocratie sur la
souveraineté du nombre; car, dans les oligarchies aussi, et l'on
peut même dire partout, la majorité est toujours souveraine. D'un
autre côté, l'oligarchie ne consiste pas davantage dans la
souveraineté de la minorité. Supposons un État composé de treize
cents citoyens, et parmi eux que les riches, au nombre de mille,
dépouillent de tout pouvoir politique les trois cents autres, qui,
quoique pauvres, sont libres cependant aussi bien qu'eux, et leurs
égaux à tous autres égards que la richesse; dans cette hypothèse,
pourra-t-on dire que l'État est démocratique? Et de même, si les
pauvres en minorité sont politiquement au-dessus des riches, bien
que ces derniers soient plus nombreux, on ne pourra pas dire
davantage que c'est là une oligarchie, si les autres citoyens, les
riches, sont écartés du gouvernement.
§ 7. Certes il est bien plus exact de dire
qu'il y a démocratie là où la souveraineté est attribuée à tous les
hommes libres, oligarchie là où elle appartient exclusivement aux
riches. La majorité des pauvres, la minorité des riches, ne sont que
des circonstances secondaires. Mais la majorité est libre, et c'est
la minorité qui est riche. Il y aurait sans doute autant
d'oligarchie à répartir le pouvoir selon la taille et la beauté,
comme on le fait, dit-on, en Éthiopie ; car la beauté et l'élévation
de la taille sont des avantages bien peu communs.
§ 8. On n'en aurait pas moins grand tort
de fonder uniquement les droits politiques sur des bases aussi
légères. Comme la démocratie et l'oligarchie renferment plusieurs
sortes d'éléments, il faut faire plusieurs réserves. Il n'y a pas de
démocratie là où des hommes libres en minorité commandent à une
multitude qui ne jouit pas de la liberté. Je citerai Apollonie, sur
le golfe Ionique, et Théra. Dans ces deux villes, le pouvoir, à
l'exclusion de l'immense majorité, appartenait à quelques citoyens
de naissance illustre, et qui étaient les fondateurs des colonies.
Il n'y a pas davantage de démocratie, quand la souveraineté est aux
riches, en supposant même qu'ils forment la majorité, comme jadis à
Colophon, où, avant la guerre de Lydie, la majorité des citoyens
possédait des fortunes considérables. Il n'y a de démocratie réelle
que là où les hommes libres, mais pauvres, forment la majorité et
sont souverains. Il n'y a d'oligarchie que là où les riches et les
nobles, en petit nombre, possèdent la souveraineté.
§ 9. Ces considérations suffisent pour
montrer que les constitutions peuvent être nombreuses et diverses,
et pourquoi elles le sont. J'ajoute qu'il y a plusieurs espèces dans
les constitutions dont nous parlons ici.
§ 10. En supposant qu'il n'y eût pas
d'autres organes que ceux-là, mais qu'ils fussent dissemblables
entre eux, que par exemple la bouche, l'estomac, les sens et en
outre les appareils locomoteurs ne se ressemblassent pas, le nombre
de leurs combinaisons réelles formerait nécessairement autant
d'espèces distinctes d'animaux; car il est impossible qu'une même
espèce ait plusieurs genres différents d'un même organe, bouche ou
oreille. Toutes les combinaisons possibles de ces organes suffiront
donc pour constituer des espèces nouvelles d'animaux, et ces espèces
seront précisément aussi multipliées que pourront l'être les
combinaisons des organes indispensables.
§ 11. Ici, une classe nombreuse prépare
les subsistances pour la société, ce sont les laboureurs; là, les
artisans forment une autre classe adonnée à tous les arts sans
lesquels la cité ne saurait vivre, les uns absolument nécessaires,
les autres de jouissance et d'ornement. Une troisième classe est la
classe commerçante, en d'autres termes, la classe qui vend et qui
achète dans les grands marchés, dans les boutiques. Une quatrième
classe se compose des mercenaires. Une cinquième est formée des
guerriers, classe aussi indispensable que toutes les précédentes, si
l'État veut se défendre de l'invasion et de l'esclavage; car est-il
possible de supposer qu'un État, vraiment digne de ce nom, puisse
être regardé comme esclave par nature ? L'État se suffit
nécessairement à lui-même; l'esclavage ne le peut pas.
§
12. Dans la République de Platon, cette
question a été traitée d'une manière fort ingénieuse, mais bien
insuffisante. Socrate y avance que l'État se compose de quatre
classes tout à fait indispensables : tisserands, laboureurs,
cordonniers, maçons. Puis, trouvant sans cloute cette association
incomplète, il y ajoute le forgeron, le pasteur de bestiaux, et
enfin le négociant et le marchand; et il croit sans doute avoir
rempli par là toutes les lacunes de son premier plan. Ainsi, à ses
yeux, tout État ne se forme que pour satisfaire les besoins
matériels et non point éminemment dans un but moral, qui n'est pas
plus indispensable sans doute, selon Platon, que des cordonniers et
des laboureurs.
§ 13. Socrate ne veut même de la classe
des guerriers qu'au moment où l'État, venant à accroître son
territoire, se trouve en contact et en guerre avec les peuples
voisins. Mais parmi ces quatre associés, ou plus, qu'énumère Platon,
il faut absolument un individu qui rende la justice, et qui règle
les droits de chacun; et si l'on reconnaît que, dans l'être animé,
l'âme est la partie essentielle plutôt que le corps, ne doit-on pas
aussi reconnaître qu'au-dessus de ces éléments nécessaires à la
satisfaction des besoins inévitables de l'existence, il y a dans
l'État la classe des guerriers et celle des arbitres de la justice
sociale? A ces deux-là, ne doit-on pas ajouter encore la classe qui
décide des intérêts généraux de l'État, attribution spéciale de
l'intelligence politique ? Que toutes ces fonctions soient isolément
réparties entre certains individus, ou exercées tontes par les mêmes
mains, peu importe à notre raisonnement; car souvent les fonctions
de guerrier et de laboureur se trouvent réunies; mais s'il faut
admettre comme éléments de l'État les uns et les autres, l'élément
guerrier n'est certainement pas le moins nécessaire.
§ 14. J'en ajoute un septième qui
contribue par sa fortune aux services publics, ce sont les riches;
puis un huitième, ce sont les administrateurs de l'État, ceux qui se
consacrent aux magistratures, attendu que l'État ne peut se passer
de magistrats, et qu'il faut par conséquent de toute nécessité des
citoyens capables de commander aux autres, et qui se dévouent à ce
service public, soit pour toute leur vie, soit à tour de rôle. Reste
enfin cette portion de l'État dont nous venons de parler, qui décide
des affaires générales et qui juge les contestations particulières.
§ 15. On suppose généralement que
plusieurs fonctions peuvent convenablement être cumulées, et qu'un
même individu peut être à la fois guerrier, laboureur, artisan, juge
et sénateur. De plus, tous les hommes revendiquent leur part de
mérite, et se croient propres à presque tous les emplois. Mais les
seules choses qu'on ne puisse cumuler sont la pauvreté et la
richesse; et voilà pourquoi riches et pauvres semblent les deux
portions les plus distinctes de l'État. D'autre part, comme le plus
ordinairement ceux-ci sont en majorité, ceux-là en minorité, on les
regarde comme deux éléments politiques parfaitement opposés. Par
suite, la prédominance des uns ou des autres fait la différence des
constitutions, qui semblent en conséquence être bornées à deux
seulement, la démocratie et l'oligarchie.
§ 16. Nous avons donc prouvé qu'il
existait plusieurs espèces de constitutions, et nous en avons dit la
cause; nous prouverons maintenant qu'il y a aussi plusieurs espèces
de démocraties et d'oligarchies.
CHAPITRE IV.
§ 1. Cette multiplicité d'espèces dans la
démocratie et l'oligarchie est une conséquence évidente des
raisonnements qui précèdent, puisque nous avons reconnu que la
classe inférieure a bien des nuances, et que ce qu'on appelle la
classe distinguée n'en a pas moins. Dans la classe inférieure, on
peut reconnaître les laboureurs, les artisans, les commerçants,
qu'ils vendent ou qu'ils achètent; les gens de mer, qu'ils soient
militaires ou spéculateurs, caboteurs ou pêcheurs. Souvent ces
professions diverses renferment une foule d'individus. Byzance et
Tarente sont peuplées de pêcheurs; Athènes, de matelots; Égine et
Chios, de négociants ; Ténédos, de caboteurs. On peut encore
comprendre dans la classe inférieure les manoeuvres, les gens de
fortune trop médiocre pour vivre sans travailler, ceux qui ne sont
citoyens et libres que de père ou de mère seulement, et enfin tous
les hommes dont les moyens d'existence se rapprochent de ceux que
nous venons d'énumérer. Dans la classe élevée, les distinctions se
fondent sur la fortune, la noblesse, le mérite, les lumières et sur
d'autres avantages analogues.
§ 2. La première espèce de démocratie est
caractérisée par l'égalité; et l'égalité, fondée par la loi dans
cette démocratie, signifie que les pauvres n'auront pas de droits
plus étendus que les riches, que ni les uns ni les autres ne seront
exclusivement souverains, mais qu'ils le seront dans une proportion
pareille. Si donc la liberté et l'égalité sont, comme parfois on
l'assure, les deux bases fondamentales de la démocratie, plus cette
égalité des droits politiques sera complète, plus la démocratie
existera dans toute sa pureté ; car le peuple y étant le plus
nombreux, et l'avis de la majorité y faisant loi, cette constitution
est nécessairement une démocratie. Voilà donc une première espèce.
§ 3. Après elle, en vient une autre où les
fonctions publiques sont à la condition d'un cens qui d'ordinaire
est fort modique. Les emplois y doivent être accessibles à tous ceux
qui possèdent le cens fixé, et fermés à ceux qui ne le possèdent
pas. Dans une troisième espèce de démocratie, tous les citoyens dont
le titre n'est pas contesté, arrivent aux magistratures; mais la loi
règne souverainement. Dans une autre, il suffit pour être magistrat
d'être citoyen à un titre quelconque, la souveraineté restant encore
à la loi. Une cinquième espèce admet d'ailleurs les mêmes
conditions; mais on transporte la souveraineté à la multitude, qui
remplace la loi.
§ 4. C'est qu'alors ce sont les décrets
populaires, et non plus la loi, qui décident. Ceci se fait, grâce à
l'influence des démagogues. En effet, dans les démocraties où la loi
gouverne, il n'y a point de démagogues; et les citoyens les plus
respectés ont la direction des affaires. Les démagogues ne se
montrent que là où la loi a perdu la souveraineté. Le peuple alors
est un vrai monarque, unique mais composé par la majorité, qui
règne, non point individuellement, mais en corps. Homère a blâmé la
multiplicité des chefs; mais l'on ne saurait dire s'il prétendait
parler, comme nous le faisons ici, d'un pouvoir exercé en masse, ou
d'un pouvoir réparti entre plusieurs chefs qui l'exercent chacun en
particulier. Dès que le peuple est monarque, il prétend agir en
monarque, parce qu'il rejette le joug de la loi, et il se fait
despote; aussi, les flatteurs sont-ils bientôt en honneur.
§ 5. Cette démocratie est dans son genre
ce que la tyrannie est à la royauté. De part et d'autre, mêmes
vices, même oppression des bons citoyens : ici les décrets, là les
ordres arbitraires. De plus, le démagogue et le flatteur, ont une
ressemblance frappante. Tous deux ils ont un crédit sans bornes,
l'un sur le tyran, l'autre sur le peuple ainsi corrompu.
§ 6. Les démagogues, pour substituer la
souveraineté des décrets à celle des lois, rapportent toutes les
affaires au peuple; car leur propre puissance ne peut que gagner à
la souveraineté du peuple, dont ils disposent eux-mêmes
souverainement par la confiance qu'ils savent lui surprendre. D'un
autre côté, tous ceux qui croient avoir à se plaindre des magistrats
ne manquent pas d'en appeler au jugement exclusif du peuple;
celui-ci accueille volontiers la requête, et tous les pouvoir légaux
sont alors anéantis.
§ 7. C'est là, on peut le dire avec
raison, une déplorable démagogie. On peut lui reprocher de n'être
plus réellement une constitution. Il n'y a de constitution qu'à la
condition de la souveraineté des lois. Il faut que la loi décide des
affaires générales, comme le magistrat décide des affaires
particulières, dans les formes prescrites par la constitution. Si
donc la démocratie est une des deux espèces principales de
gouvernement, l'État où tout se fait à coups de décrets populaires,
n'est pas même à vrai dire une démocratie, puisque les décrets ne
peuvent jamais statuer d'une manière générale.
§
8. Voilà, du reste, ce que nous avions à
dire sur les formes diverses de la démocratie.
CHAPITRE V.
§ 1. Le caractère distinctif de la première espèce d'oligarchie, c'est la
fixation d'un cens assez élevé pour que les pauvres, bien qu'en majorité, ne
puissent atteindre au pouvoir, ouvert à ceux-là seuls qui possèdent le revenu
fixé par la loi. Dans une seconde espèce, le cens exigé pour prendre part au
gouvernement est considérable ; et le corps des magistrats a le droit de se
recruter lui-même. Il faut dire toutefois que, si les choix portent alors sur
l'universalité des censitaires, l'institution semble plutôt aristocratique ; et
qu'elle n'est réellement oligarchique que quand le cercle des choix est
restreint. Une troisième espèce d'oligarchie se fonde sur l'hérédité des emplois
passant du père au fils. Une quatrième joint à ce principe de l'hérédité celui
de la souveraineté des magistrats substituée au règne de la loi. Cette dernière
forme correspond assez bien à la tyrannie parmi les gouvernements monarchiques;
et parmi les démocraties, à l'espèce dont nous avons parlé en dernier lieu.
Cette espèce d'oligarchie se nomme dynastie, ou gouvernement de la force.
§ 2.
Telles sont les formes diverses d'oligarchie et de démocratie. Il faut toutefois
ajouter ici une observation importante : c'est que souvent, sans que la
constitution soit démocratique, le gouvernement, par la tendance des moeurs et
des esprits, est populaire; et réciproquement en d'autres cas, bien que la
constitution légale soit plutôt démocratique, la tendance des moeurs et des
esprits est oligarchique. Mais cette discordance est presque toujours le
résultat d'une révolution. C'est qu'on se garde de brusquer les innovations ;
on préfère se contenter d'abord d'empiétements progressifs et peu considérables
; on laisse bien subsister les lois antérieures ; mais les chefs de la
révolution n'en sont pas moins les maîtres de l'État.
§ 3. C'est une conséquence évidente des principes posés précédemment, qu'il n'y
ait ni plus ni moins d'espèces d'oligarchies et de démocraties que nous ne
l'avons dit. En effet, il y a nécessité que les droits politiques appartiennent,
ou bien à toutes les parties du peuple énumérées plus haut, ou bien seulement à
quelques-unes d'entre elles, à l'exclusion des autres. Quand les agriculteurs et
les gens de moyenne fortune sont souverains de l'État, l'État doit être régi par
la loi, puisque les citoyens, occupés des travaux qui les font vivre, n'ont pas
le loisir de vaquer aux affaires publiques; ils s'en remettent donc à la loi,
et ne se réunissent en assemblée politique que dans les cas tout à fait
indispensables. Du reste, le droit politique appartient sans aucune distinction à tous ceux qui possèdent le cens légal; car ce
serait de l'oligarchie que de ne pas rendre cette prérogative complètement
générale. Mais la plupart des citoyens, étant privés de revenus assurés, n'ont
point de temps à donner aux affaires générales ; et voilà déjà comment
s'établit cette première espèce de démocratie.
§
4. L'espèce qui vient en second lieu dans l'ordre que nous nous sommes tracé,
est celle où tous les citoyens dont l'origine n'est pas contestée ont des
droits politiques; mais de fait ceux-là seuls en jouissent qui peuvent vivre
sans travailler. Dans cette démocratie, les lois sont encore souveraines, parce
que les citoyens en général ne sont pas assez riches de leurs revenus
personnels.
§
5. La quatrième est celle qui s'est produite la dernière chronologiquement
parlant. Des États s'étant formés beaucoup plus étendus que ne l'avaient été
jadis les premiers, et des revenus considérables y répandant l'aisance, la
multitude acquit par son importance tous les droits politiques; et les citoyens
purent alors vaquer en commun à la direction des affaires générales, parce
qu'ils eurent du loisir, et que des indemnités assurèrent même aux moins aisés
le temps nécessaire pour s'y livrer. Ce sont même alors ces citoyens pauvres qui
ont le plus de loisir : ils n'ont point à s'inquiéter de l'administration de
leurs intérêts particuliers, cause qui empêche si souvent les riches de se
rendre aux assemblées du peuple et aux tribunaux dont ils sont membres ; et il
arrive par là que la multitude devient souveraine à la place des lois.
§ 6. La première espèce d'oligarchie est celle où la majorité des citoyens
possède des fortunes qui sont moindres que celle dont nous venons de parler, et
qui sont peu considérables. Le pouvoir est attribué à tons ceux qui jouissent du
revenu légal; et le grand nombre de citoyens qui acquièrent ainsi des droits
politiques, a été cause qu'on a dû remettre la souveraineté à la loi, et non
point aux hommes. Fort éloignés, par leur nombre, de l'unité monarchique, trop
peu riches pour jouir d'un loisir absolu, et pas assez pauvres pour devoir
vivre aux dépens de l'État, il y a nécessité pour eux de proclamer la loi
souveraine, au lieu de se faire eux-mêmes souverains.
§ 7. En supposant les
possesseurs moins nombreux que dans la première hypothèse, et les fortunes plus
considérables, c'est la seconde espèce d'oligarchie. L'ambition s'accroît alors
avec la
puissance, et les riches nomment eux-mêmes parmi les autres citoyens ceux qui
entrent dans les emplois du gouvernement. Trop peu puissants encore pour régner
sur la loi, ils le sont assez cependant pour faire rendre la loi qui leur
accorde ces immenses prérogatives.
§ 8. En concentrant encore dans un moindre
nombre de mains les fortunes devenues plus grandes, on arrive au troisième degré
de l'oligarchie, où les membres de la minorité occupent personnellement les
fonctions, mais conformément à la loi qui les rend héréditaires. En supposant
pour les membres de l'oligarchie un nouvel accroissement dans leurs richesses
et dans le nombre de leurs partisans, ce gouvernement héréditaire est tout près
de la monarchie. Les hommes y règnent, et non plus la loi. Cette quatrième forme
de l'oligarchie correspond à la dernière forme de la démocratie.
§ 9. A côté de la démocratie et de l'oligarchie, il existe deux autres formes
politiques, dont l'une est reconnue par tous les auteurs, et a été reconnue par
nous aussi, pour faire partie des quatre principales constitutions, en
admettant, suivant l'opinion commune, que ces constitutions soient la
monarchie, l'oligarchie, la démocratie et ce qu'on appelle 1'aristocratie. Une
cinquième forme politique est celle qui reçoit le nom générique de toutes les
autres, et qu'on nomme communément République; comme elle est fort rare, elle
échappe souvent aux auteurs qui prétendent énumérer les espèces diverses de gouvernements, et qui ne reconnaissent que les
quatre qui viennent d'être nommées plus haut, comme Platon l'a fait dans ses
deux Républiques.
§ 10. On a bien raison d'appeler gouvernement des meilleurs le gouvernement dont
nous avons nous-même traité précédemment. Ce beau nom d'aristocratie ne
s'applique vraiment, avec toute justesse, qu'à l'État composé de citoyens qui
sont vertueux dans toute l'étendue du mot, et qui n'ont point seulement quelque
vertu spéciale. Cet État est le seul où l'homme de bien et le bon citoyen se
confondent dans une identité absolue. Partout ailleurs on n'a de vertu que
relativement à la constitution particulière sous laquelle on vit.
§ 11. Il est bien encore quelques combinaisons politiques qui, différant de
l'oligarchie et de ce qu'on nomme république, reçoivent le nom d'aristocraties;
ce sont les systèmes où les magistrats sont choisis d'après le mérite au moins
autant que d'après la richesse. Ce gouvernement alors s'éloigne réellement de
l'oligarchie et de la république, et prend le nom d'aristocratie; c'est qu'en
effet il n'est pas besoin que
la vertu soit l'objet spécial de l'État lui-même, pour qu'il renferme dans son
sein des citoyens aussi distingués par leurs vertus que peuvent l'être ceux de
l'aristocratie. Quand donc la richesse, la vertu et la multitude ont des
droits politiques, la constitution peut être encore aristocratique, comme à
Carthage; et même quand la loi ne tient compte, comme à Sparte, que des deux
derniers éléments, la vertu et la multitude, la constitution est un mélange de
démocratie et d'aristocratie. Ainsi, l'aristocratie, outre sa première et plus
parfaite espèce, a encore les deux formes que nous venons de dire; elle en a
même une troisième que présentent tous les États qui penchent, plus que la
république proprement dite, vers le principe oligarchique. CHAPITRE VI.
§ 1. Nous n'avons plus à nous occuper que de deux
gouvernements, celui qu'on appelle vulgairement la république, et la tyrannie.
Si je place ici la république, bien qu'elle ne soit pas, non plus que les
aristocraties dont je viens de parler, un gouvernement dégradé, c'est qu'à
vrai dire tous les gouvernements sans exception ne sont que des corruptions de
la constitution parfaite. Mais on classe ordinairement la république avec ces
aristocraties; et elle donne, comme elles, naissance à d'autres formes encore
moins pures, ainsi que je l'ai dit au début. La tyrannie doit nécessairement
recevoir la dernière place, parce qu'elle est moins que toute autre forme
politique un vrai gouvernement, et que nos recherches ont pour but l'étude des
gouvernements.
§ 2. Après avoir indiqué les motifs de notre classification,
passons à l'examen de la république. Nous en sentirons mieux le véritable
caractère, après l'examen que nous avons fait de la démocratie et de
l'oligarchie ; car la république n'est précisément que le mélange de ces deux
formes.
§ 3. Comme le système aristocratique a pour
but de donner la suprématie politique à des citoyens éminents, on a prétendu, par suite, que les oligarchies se composent en majorité
d'hommes vertueux et estimables. Or, il semble impossible qu'un gouvernement
dirigé par les meilleurs citoyens, ne soit pas un excellent gouvernement, un
mauvais gouvernement ne devant peser que sur les États régis par des hommes
corrompus. Et réciproquement, il semble impossible que là où l'administration
n'est pas bonne, l'État soit gouverné par les meilleurs citoyens. Mais il faut
remarquer que de bonnes lois ne constituent pas à elles seules un bon
gouvernement, et qu'il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. Il
n'y a donc de bon gouvernement d'abord que celui où l'on obéit à la loi, puis
ensuite que celui où la loi à laquelle on obéit est fondée sur la raison ; car
on pourrait aussi obéir à des lois déraisonnables. L'excellence de la loi peut
du reste s'entendre de deux façons : la loi est, ou la meilleure possible,
relativement aux circonstances ; ou la meilleure possible, d'une manière
générale et absolue.
§
4. Le principe essentiel de l'aristocratie paraît être d'attribuer la
prédominance politique à la vertu; car le caractère spécial de l'aristocratie,
c'est la vertu, comme la richesse est celui de l'oligarchie, et la liberté,
celui de la démocratie. Toutes trois admettent d'ailleurs la suprématie de la
majorité, puisque, dans les unes comme dans les autres,la décision prononcée
par le plus grand nombre des membres du corps politique, a toujours force de
loi. Si la plupart des gouvernements prennent le nom de république, c'est qu'ils
cherchent
presque tous uniquement à combiner les droits des riches et des pauvres, de la
fortune et de la liberté; et la richesse semble presque partout tenir lieu de
mérite et de vertu.
§ 5. Trois éléments dans l'État se disputent l'égalité ; ce sont la liberté, la
richesse et le mérite. Je ne parle pas d'un quatrième qu'on appelle la noblesse;
car il n'est qu'une conséquence des deux autres, et la noblesse est une
ancienneté d& richesse et de talent. Or, la combinaison des deux premiers
éléments donne évidemment la république, et la combinaison de tous les trois
donne l'aristocratie plutôt que toute autre forme. Je classe toujours à part la
véritable aristocratie, dont j'ai parlé d'abord.
§ 6. Ainsi, nous avons démontré qu'à côté de la monarchie, de la démocratie et
de l'oligarchie, il existe encore d'autres systèmes politiques. Nous avons
expliqué la nature de ces systèmes, les différences des aristocraties entre
elles, et les différences des républiques aux aristocraties; enfin on doit voir
clairement que toutes ces formes sont moins éloignées qu'on ne pourrait le
croire les unes des autres.
CHAPITRE VII.
§
1. Comme conséquence de ces premières considérations, nous examinerons
maintenant comment la république proprement dite se forme à côté de
l'oligarchie et de la démocratie, et comment elle doit être constituée. Cette
recherche aura de plus l'avantage de montrer nettement les limites de
l'oligarchie et de la démocratie; car c'est en empruntant quelques principes à
l'une et à l'autre de ces deux constitutions si opposées, que nous formerons la
république, comme on reforme un objet de reconnaissance, en en réunissant les
parties séparées.
§
2. Il y a ici trois modes possibles de combinaison et de mélange. D'abord, on
peut réunir la législation de l'oligarchie et de la démocratie sur une matière
quelconque, par exemple sur le pouvoir judiciaire. Ainsi, dans l'oligarchie, on
met le riche à l'amende s'il
ne se rend pas au tribunal, et l'on ne paye pas le pauvre pour y siéger; dans
les démocraties au contraire, indemnité aux pauvres, sans amende pour les
riches. C'est un terme commun et moyen de ces institutions diverses que la
réunion de toutes deux : amende aux riches, indemnité aux pauvres; et
l'institution nouvelle est républicaine, car elle n'est que le mélange des deux
autres. Voilà pour le premier mode de combinaison.
§ 3. Le second consiste à
prendre une moyenne entre les dispositions arrêtées par l'oligarchie et par la
démocratie. Ici, par exemple, le droit d'entrée à l'assemblée politique
s'acquiert sans aucune condition de cens, ou du moins par un cens modique, là
par un cens extrêmement élevé ; le moyen terme est de n'adopter aucun des taux
fixés de part et d'autre ; il faut prendre la moyenne entre les deux.
§ 4. Mais pour que le résultat sorti de ces combinaisons soit un mélange
parfait d'oligarchie et de démocratie, il faut qu'on puisse nommer
indifféremment
l'État qui en est le produit, oligarchique ou démocratique; car ce n'est là
évidemment que ce qu'on entend par un mélange parfait. Or, c'est toujours le
moyen terme qui présente cette qualité, parce qu'on y retrouve les deux
extrêmes.
§ 5. On peut citer comme exemple la constitution lacédémonienne. D'un
côté, bien des gens affirment que c'est une démocratie, parce qu'en effet on y
découvre plusieurs éléments démocratiques; par exemple, l'éducation commune des
enfants, qui est exactement la même pour les enfants des riches et pour les
enfants des pauvres, les enfants des riches étant élevés précisément comme ceux
des pauvres pourraient l'être; l'égalité, qui continue même dans l'âge suivant
et quand ils sont hommes, sans aucune distinction du riche au pauvre; puis
l'égalité parfaite des repas communs à tous ; l'identité de vêtement qui
laisse le riche absolument vêtu comme pourrait l'être le premier pauvre
quelconque; enfin l'intervention du peuple dans les deux grandes magistratures,
dont il choisit l'une, le sénat, et possède l'autre, l'éphorie. D'autre part, on
soutient que la constitution de Sparte est une oligarchie, parce que, de fait,
elle renferme bien des éléments oligarchiques. Ainsi, toutes les fonctions y
sont électives; pas une n'est conférée par le sort; quelques magistrats en petit
nombre y prononcent souverainement l'exil ou la mort, sans compter encore
d'autres institutions non moins oligarchiques.
§ 6. Une république où se combinent parfaitement
l'oligarchie et la démocratie doit donc paraître à la fois l'une et l'autre,
sans être précisément aucune des deux. Elle doit pouvoir se maintenir par ses
propres principes, et non par des secours qui lui seraient étrangers; et quand
je dis qu'elle doit subsister par elle-même, ce n'est pas en repoussant de son
sein la plus grande partie de ceux qui veulent participer au pouvoir, avantage
qu'un mauvais gouvernement peut se donner aussi bien qu'un bon; mais je
comprends que c'est en se conciliant l'accord unanime des membres de la cité,
dont aucun ne voudrait changer le gouvernement.
§ 7. Je ne pousserai pas plus loin ces remarques sur les moyens de constituer la
république, et toutes les autres formes politiques nommées aristocraties.
CHAPITRE VIII.
S 1. Il nous resterait à parler de la tyrannie, non qu'elle doive par elle-même
nous arrêter longtemps; mais seulement pour compléter nos recherches en l'y
comprenant, puisque nous l'avons admise parmi les formes possibles de
gouvernement. Nous avons traité précédemment de la royauté, en nous attachant
surtout à la royauté proprement dite, c'est-à-dire à la royauté absolue ; et
nous en avons montré les avantages et les dangers, la nature, l'origine et les
applications diverses.
§ 2. Dans le cours de ces considérations sur la
royauté, nous avons indiqué deux formes de tyrannie, parce que ces deux formes
se rapprochent assez de la royauté, et que, comme elle, c'est la loi qui les a
fondées. Nous avons dit que quelques nations barbares se choisissent des chefs
absolus, et que dans les temps les plus reculés, les Grecs se donnèrent des
monarques de ce genre, nommés æsymnètes. Ces pouvoirs avaient d'ailleurs entre
eux quelques différences : ils étaient royaux, en ce que la loi et la volonté
des sujets leur donnaient naissance, mais tyranniques, en ce que l'exercice en
était despotique et tout à fait arbitraire.
§ 3. Reste une troisième espèce de
tyrannie qui semble mériter plus particulièrement ce nom, et qui correspond à la
royauté absolue. Cette tyrannie n'est pas autre que la monarchie absolue qui,
loin de toute responsabilité et dans l'intérêt seul du maître, gouverne des
sujets qui valent autant et mieux que lui, sans consulter en rien leurs intérêts
spéciaux. Aussi est-ce un gouvernement de violence; car il n'est pas un coeur
libre qui supporte patiemment une semblable domination.
§ 4. Nous croyons en avoir assez dit sur la tyrannie, sur le
nombre de ses formes, et les causes qui l'amènent.
CHAPITRE IX.
§ 1. Quelle est la meilleure constitution ? Quelle est la meilleure organisation
de la vie pour les États en général, et pour la majorité des hommes, sans parler
ni de cette vertu qui dépasse les forces ordinaires de l'humanité, ni d'une
instruction qui exige les dispositions naturelles et les circonstances les plus
heureuses ; sans parler non plus d'une constitution idéale, mais en se bornant,
pour les individus, à cette vie que la plupart peuvent mener, et pour les
États, à ce genre de constitution qu'ils peuvent presque tous recevoir?
§ 2. Les
aristocraties vulgaires dont nous voulons parler ici, ou sont en dehors des
conditions de la plupart des États existants, ou se rapprochent de ce qu'on
nomme la république. Nous examinerons donc ces aristocraties après la
république, comme si elles ne formaient qu'un seul et même genre ; les éléments
de notre jugement sur toutes deux sont parfaitement identiques.
§ 3. C'est évidemment d'après les mêmes principes qu'on pourra juger de
l'excellence ou des vices de l'État ou de la constitution; car la constitution
est la vie même de l'État. Or, tout État renferme trois classes distinctes, les
citoyens très riches, les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la
position tient le milieu entre ces deux extrêmes. Puis donc que l'on convient
que la modération et le milieu en toutes choses sont ce qu'il y a de mieux, il
s'ensuit évidemment qu'en fait de fortunes, la moyenne propriété sera aussi la
plus convenable de toutes.
§ 4. Elle sait en effet se plier plus aisément que
toute autre aux ordres de la raison, qu'on écoute si difficilement quand on
jouit de quelque avantage extraordinaire, en beauté, en force, en naissance, en
richesse ; ou quand on souffre de quelque infériorité excessive, de pauvreté,
de faiblesse et d'obscurité. Dans le premier cas, l'orgueil
que donne une position si brillante pousse les hommes aux grands attentats; dans
le second, la perversité se tourne aux délits particuliers; et les crimes ne se
commettent jamais que par orgueil ou par perversité. Négligentes de leurs
devoirs politiques dans le sein de la ville ou au sénat, les deux classes
extrêmes sont également dangereuses pour la cité.
§ 5. Il faut dire encore qu'avec cette excessive supériorité que donnent
l'influence de la richesse, un nombreux parti, ou tel autre avantage, l'homme
ne veut ni ne sait obéir. Dès l'enfance, il contracte cette indiscipline dans
la maison paternelle; et le luxe dont on l'a constamment entouré ne lui permet
pas d'obéir, même à l'école. D'autre part, une extrême indigence ne dégrade pas
moins. Ainsi, la pauvreté empêche de savoir commander, et elle n'apprend à obéir
qu'en esclave; l'extrême opulence empêche l'homme de se soumettre à une
autorité quelconque, et ne lui enseigne qu'à commander avec tout le despotisme
d'un maître.
§ 6. On ne voit alors dans l'État que maîtres et esclaves, et pas
un seul homme libre. Ici jalousie envieuse, là vanité méprisante, si loin l'une
et l'autre de cette fraternité sociale qui est la suite de la bienveillance. Et
qui voudrait d'un ennemi à ses côtés, même pour un instant de route ? Ce qu'il
faut surtout à la cité, ce sont des êtres égaux et semblables, qualités qui se
trouvent avant tout dans les situations moyennes; et
l'État est nécessairement mieux gouverné quand il se compose de ces éléments,
qui en forment, selon nous, la base naturelle.
§ 7. Ces positions moyennes sont
aussi les plus sûres pour les individus : ils ne convoitent point alors, comme
les pauvres, la fortune d'autrui; et leur fortune n'est point convoitée par
autrui, comme celle des riches l'est ordinairement par l'indigence. On vit
ainsi loin de tout danger, dans une sécurité profonde, sans former ni craindre
de conspiration. Aussi le voeu de Phocylide était-il bien sage :
§ 8. Il est évident que l'association politique est surtout la meilleure, quand
elle est formée par des citoyens de fortune moyenne; les États bien administrés
sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux
autres réunies, ou du moins que chacune d'elles séparément. En se rangeant de
l'un ou de l'autre côté, elle rétablit l'équilibre et empêche qu'aucune
prépondérance excessive ne se forme. C'est donc un grand bonheur que les
citoyens aient une fortune médiocre, mais suffisant à tous leurs besoins.
Partout où la fortune extrême est à côté de l'extrême indigence, ces deux excès
amènent ou la démagogie absolue, ou l'oligarchie pure, ou la tyrannie; la
tyrannie sort du sein d'une démagogie effrénée, ou
d'une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et
des classes voisines de celles-là. Plus tard, nous dirons pourquoi, quand nous
parlerons des révolutions.
§
9. Un autre avantage non moins évident de la moyenne propriété, c'est qu'elle
est la seule qui ne s'insurge jamais. Là où les fortunes aisées sont
nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions
révolutionnaires. Les grandes cités ne doivent leur tranquillité qu'à la
présence des fortunes moyennes, qui y sont si nombreuses. Dans les petites, au
contraire, la masse entière se divise très facilement en deux camps sans aucun
intermédiaire, parce que tous, on peut dire, y sont ou pauvres ou riches. C'est
aussi la moyenne propriété qui rend les démocraties plus tranquilles et plus
durables que les oligarchies, où elle est moins répandue, et a moins de part au
pouvoir politique, parce que le nombre des pauvres venant à s'accroître, sans
que celui des fortunes moyennes s'accroisse proportionnellement, l'État se
corrompt et arrive rapidement à sa ruine.
§
10. Il faut ajouter encore, comme une sorte de preuve à l'appui de ces
principes, que les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne. Solon en
faisait partie, ainsi que ses vers l'attestent ; Lycurgue appartenait à cette
classe, car il n'était pas roi. Charondas et tant d'autres y étaient nés comme
eux.
§ 11. En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes
entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui
triomphe de ses ennemis, ne repose sur l'égalité et sur des droits communs.
Comme il n'est que le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait
nécessairement un des deux gouvernements extrêmes, démocratie ou oligarchie.
C'est ainsi que les peuples mêmes qui tour à tour ont eu la haute direction des
affaires de la Grèce, n'ont regardé qu'à leur propre constitution pour faire
prédominer dans les États soumis à leur puissance, tantôt l'oligarchie, tantôt
la démocratie, inquiets seulement de leurs intérêts particuliers, et pas le
moins du monde des intérêts de leurs tributaires.
§ 12. Aussi n'a-t-on jamais
vu entre ces extrêmes de vraie république, ou du moins, en a-t-on vu rarement et
pour bien peu de temps. Il ne s'est rencontré qu'un seul homme, parmi tous ceux
qui jadis arrivèrent au pouvoir, qui ait établi
une constitution de ce genre; et dès longtemps les hommes politiques ont renoncé
dans les États à chercher l'égalité; ou bien l'on tâche de s'emparer du
pouvoir, ou bien l'on se résigne à l'obéissance quand on n'est pas le plus
fort.
§ 13. Quant aux autres constitutions, qui sont les diverses formes de
démocraties et d'oligarchies admises par nous, il est facile de voir dans quel
ordre on doit les classer; celle-ci la première, celle-là la seconde, et ainsi
de suite, selon qu'elles sont meilleures ou moins bonnes, comparativement au
type parfait que nous avons esquissé. Nécessairement elles seront d'autant
meilleures qu'elles se rapprocheront davantage du moyen terme, d'autant moins
bonnes qu'elles en seront plus éloignées. J'excepte toujours les cas spéciaux,
et j'entends par là que telle constitution, bien que préférable en soi, est
cependant moins bonne que telle autre pour un peuple particulier.
CHAPITRE X.
§ 1. Passons à une question qui tient de bien près à toutes celles-là; c'est
celle de l'espèce et de la nature du gouvernement selon les peuples à gouverner.
Un premier principe général s'applique à tous les gouvernements : toujours la
portion de la cité qui veut le maintien des institutions doit être plus forte
que celle qui en veut le renversement. Dans tout État, il faut distinguer deux
objets : la quantité et la qualité des citoyens. Par qualité, j'entends la
liberté, la richesse, les lumières, la naissance; par quantité, j'entends la
prépondérance numérique.
§ 2. La qualité peut appartenir à telle portion des
éléments politiques, et la quantité se trouver dans telle autre. Ainsi, les gens
sans naissance peuvent être plus nombreux que ceux de naissance illustre; les
pauvres, plus nombreux que les riches, sans toutefois que la supériorité du
nombre puisse compenser la différence en qualité. Aussi, doit-on tenir bien
compte de ces rapports proportionnels. Partout où, même ce rapport étant gardé,
la multitude des pauvres a la supériorité, la démocratie s'établit naturellement avec
toutes ses combinaisons diverses, suivant l'importance relative de chaque
partie du peuple. Par exemple, si les laboureurs sont les plus nombreux, c'est
la première de toutes les démocraties; si les artisans et les mercenaires sont
en plus grand nombre, c'est la dernière; les autres espèces se classent
également entre ces deux extrêmes.
§ 3. Partout où la classe riche et
distinguée l'emporte plus en qualité. qu'elle ne le cède en nombre, l'oligarchie
se constitue de la même manière avec toutes ses nuances, selon la tendance
particulière de la masse oligarchique qui l'emporte. Mais le législateur ne
doit jamais avoir en vue que la moyenne propriété. S'il fait des lois
oligarchiques, c'est à elle qu'il doit penser; s'il fait des lois démocratiques,
c'est encore elle qu'il doit ranger à ces lois.
§ 4. La constitution n'est
solide que là où la classe moyenne l'emporte en nombre sur les deux classes
extrêmes, ou du moins sur chacune d'elles. Les riches n'ourdiront jamais contre
elle de complots bien redoutables de concert avec les pauvres ; car riches et
pauvres redoutent également le joug qu'ils s'imposeraient mutuellement. Que
s'ils veulent un pouvoir d'intérêt général, ils ne pourront le trouver que dans
la classe moyenne. La défiance réciproque qu'ils ont entre eux les empêchera
toujours de s'arrêter à un pouvoir alternatif; on ne se fie jamais qu'à un
arbitre; et l'arbitre ici, c'est la classe intermédiaire. Plus la combinaison
politique qui forme l'État est parfaite, plus la constitution a des chances de
durée.
§ 5. Presque tous les législateurs, même ceux qui ont voulu fonder des
gouvernements aristocratiques, ont commis deux erreurs à peu près égales :
d'abord en accordant trop aux riches; puis en trompant les classes inférieures.
Avec le temps nécessairement il sort toujours d'un faux bien un mal véritable;
car l'ambition des riches a ruiné plus d'États que l'ambition des pauvres.
§ 6.
Les artifices spécieux dont on prétend leurrer le peuple en politique
s'appliquent à cinq objets : l'assemblée générale, les magistratures, les
tribunaux, la possession des armes, et les exercices du gymnase. Pour
l'assemblée générale, on donne à tous les citoyens le droit d'y assister; mais
on a soin d'imposer aux riches une amende s'ils ne s'y rendent pas, et cette
amende ne s'applique qu'à eux seuls, ou du moins elle est beaucoup plus forte
contre eux que contre les pauvres; pour les magistratures, on interdit aux
riches qui ont le cens, la faculté de les refuser, et on la laisse
aux pauvres; pour les tribunaux, on prononce une amende contre les riches qui
s'abstiennent de juger, et on accorde l'impunité aux pauvres; ou bien l'amende
est énorme pour ceux-là et n'est presque rien pour ceux-ci, comme dans les lois
de Charondas.
§ 7. Quelquefois il suffit d'avoir été inscrit sur les registres
civiques, pour avoir entrée à l'assemblée générale et au tribunal; mais, une
fois inscrit, si l'on manque à ces deux devoirs, on est passible d'une amende
effrayante. Elle a pour but de faire qu'on s'abstienne de s'inscrire; et, comme
l'on n'est pas inscrit, l'on ne fait alors partie ni du tribunal ni de
l'assemblée. Mêmes systèmes de lois pour la possession des armes, pour les
exercices gymnastiques : on permet aux pauvres de n'être point armés; on punit
d'une amende les riches qui ne le sont pas; pour les gymnases, point d'amende
contre les pauvres, amende contre les riches qui ne s'y rendent point : ceux-ci
y vont, crainte de l'amende; les autres n'y paraissent jamais, parce qu'ils
n'ont point à la redouter.
§ 8. Dans les démocraties, le système de ruse est tout à fait opposé : indemnité
au pauvres qui assistent au tribunal et à l'assemblée générale; impunité pour
les riches qui n'y vont pas.
§ 9. Les pauvres,
même quand on leur refuse l'honneur des fonctions publiques, ne réclament pas et
restent tranquilles, pourvu qu'on ne vienne pas les outrager et lès dépouiller
du peu qu'ils possèdent. Cette équité envers les pauvres n'est pas, du reste,
chose du tout facile; car les chefs du gouvernement ne sont pas toujours les
plus doux des hommes. En temps de guerre, les pauvres, par suite de leur
indigence, resteront dans l'inaction, à moins que l'État ne les nourrisse ;
mais si l'on veut les entretenir, ils marcheront volontiers au combat.
§ 10. Dans quelques États, il suffit, non pas seulement de porter les armes,
mais même de les avoir portées, pour jouir du droit de cité. A Malie, le corps
politique se compose de tous les guerriers; et l'on ne choisit les magistrats
que parmi ceux qui font partie de l'armée. Les premières républiques qui, chez
les Grecs, succédèrent aux royautés, n'étaient formées que de guerriers portant
les armes. Dans l'origine même,
tous les membres du gouvernement étaient des cavaliers ; car la cavalerie
faisait alors toute la force des armées et assurait le succès dans les combats.
De fait, l'infanterie, quand elle est sans discipline, est de peu de secours.
Dans ces temps reculés, on ne connaissait point encore par expérience toute la
puissance de la tactique pour les fantassins, et l'on plaçait toutes ses
ressources dans la cavalerie.
§ 11. Mais à mesure que les États s'étendirent,
et que l'infanterie prit plus d'importance, le nombre des hommes jouissant des
droits politiques s'accrut dans une égale proportion. Aussi, nos ancêtres
appelaient-ils démocratie ce que nous nommons aujourd'hui république. Ces
antiques gouvernements étaient, à vrai dire, des oligarchies ou des royautés ;
les hommes y étaient trop rares pour que la classe moyenne y fût considérable.
Peu nombreux, et soumis d'ailleurs à un ordre sévère, ils savaient supporter
mieux le joug de l'obéissance.
§ 12. En résumé, nous avons vu pourquoi les constitutions sont si multiples,
pourquoi il en existe encore d'autres que celles que nous avons nommées, la
démocratie, ainsi que le reste des gouvernements, ayant beaucoup de nuances
diverses ; nous avons ensuite étudié les différences de ces constitutions et les
causes qui les amènent; enfin nous avons vu quelle était la forme politique la
plus parfaite, à parler d'une manière générale, et quelle était la meilleure
relativement aux peuples à constituer.
CHAPITRE XI.
§ 1. Reprenons maintenant l'étude de tous ces gouvernements en masse et un
à
un, en remontant, pour ce qui va suivre, aux principes mêmes sur lesquels tous
les gouvernements reposent.
§ 2. L'assemblée générale décide souverainement de la paix et de la guerre, de
la conclusion et de la rupture des traités; elle fait les lois, prononce la
peine de
mort, l'exil, la confiscation, et reçoit les comptes des magistrats. Il faut ici
nécessairement prendre un des deux partis suivants : ou laisser toutes les
décisions au corps politique tout entier, ou les attribuer toutes à une
minorité, par exemple à une ou plusieurs magistratures spéciales ; ou bien les
partager, et attribuer celles-ci à tous les citoyens, celles-là à quelques-uns
seulement.
§ 3. L'attribution générale est de principe démocratique ; car la démocratie
recherche surtout ce genre d'égalité. Mais il se présente ici plusieurs manières
d'admettre l'universalité des citoyens à la jouissance des droits de l'assemblée
publique. D'abord, ils peuvent délibérer par section, comme dans la république
de Téléclès de Milet, et non point en masse. Souvent toutes les magistratures se
réunissent pour délibérer ; mais comme elles sont temporaires, tous les citoyens
y arrivent à tour de rôle, jusqu'à ce que toutes les tribus et les fractions
les plus petites de la cité y aient successivement passé. Le corps entier des
citoyens ne se réunit alors que pour sanctionner les lois, régler les affaires
relatives au gouvernement lui-même, et entendre promulguer les décrets des
magistrats.
§ 4. On peut, en second lieu, tout en admettant la réunion en masse,
ne la provoquer que dans les cas suivants :
l'élection des magistrats, la sanction législative, la paix ou la guerre, et les
comptes publics. On abandonne
alors le reste des affaires aux magistratures spéciales, dont les membres sont
d'ailleurs, ou électifs ou désignés par le sort, sur l'universalité des
citoyens. On peut aussi, en conservant l'assemblée générale pour l'élection des
magistratures ordinaires, pour les comptes publics, pour la paix ou les
alliances, ne laisser les autres affaires, où l'expérience et les lumières sont
indispensables, qu'à des magistrats spécialement choisis pour en connaître.
§
5. Reste enfin un quatrième mode, où l'assemblée générale a toutes les
attributions sans exception, et où les magistrats, ne pouvant rien décider
souverainement, n'ont que la proposition des lois. C'est là le dernier degré de
la démagogie, telle qu'elle existe de nos jours, correspondant, comme nous
l'avons dit, à l'oligarchie violente et à la monarchie tyrannique.
§ 6. Dans l'oligarchie, la décision de toutes les affaires est confiée à une
minorité; et ce système admet aussi plusieurs nuances. Si le cens est fort
modéré et qu'un assez grand nombre de citoyens puissent, par cette modicité
même, y atteindre; si l'on respecte religieusement les lois, sans jamais les
violer, et que tout individu payant le cens ait part au pouvoir, l'institution
est bien toujours oligarchique dans son principe, mais, par la douceur des
formes, elle devient républicaine. Si au contraire tous les citoyens ne
peuvent pas prendre part aux délibérations, mais que tous les magistrats soient
élus et observent les lois, le gouvernement est oligarchique comme le premier.
Mais si la minorité, maîtresse souveraine des affaires générales, se recrute
elle seule et par voie d'hérédité, et si elle est au-dessus des lois, c'est
nécessairement le dernier terme de l'oligarchie.
§
7. Quand la décision de certains objets, tels que la paix et la guerre, est
remise à quelques magistrats, le droit d'entendre les comptes généraux de l'État
étant laissé à la masse des citoyens, et que ces magistrats ont la décision des
autres affaires, étant d'ailleurs électifs ou désignés par le sort, le
gouvernement est aristocratique ou républicain. Si l'on a recours à l'élection
pour certaines affaires, et pour quelques autres à la voie du sort, soit sur la
masse, soit sur une liste de candidats; ou bien si l'élection et le sort
s'appliquent à l'universalité des citoyens, le système est en partie républicain
et aristocratique, et en partie purement républicain.
§
8. Dans la démocratie, et surtout dans ce genre de démocratie qu'on croit
aujourd'hui digne de ce nom à plus juste titre que toutes les autres, en
d'autres termes, dans la démocratie oit la volonté du peuple est au-dessus de
tout, même des lois, il serait bon, dans
l'intérêt des délibérations, d'adopter le système des oligarchies pour les
tribunaux. L'oligarchie se sert de l'amende pour forcer de venir au tribunal
ceux dont la présence lui semble y être nécessaire. La démocratie, qui donne une
indemnité aux pauvres pour les fonctions judiciaires, devrait suivre aussi la
même méthode pour les assemblées générales. La délibération ne peut que gagner à
ce que tous les citoyens en masse y prennent part, la foule s'éclairant des
lumières des gens distingués, et ceux-ci profitant des instincts de la foule.
On pourrait encore avec avantage prendre un nombre égal de votants de part et
d'autre, en procédant à leur désignation par l'élection ou par le sort. Enfin,
dans le cas où le peuple l'emporterait excessivement en nombre sur les hommes
politiquement capables, on pourrait accorder l'indemnité, non à tous, mais
seulement à autant de pauvres qu'il y aurait de riches, et éliminer tout le
reste.
§ 9. Dans le système oligarchique, il faut, ou choisir à l'avance quelques
individus dans la masse, ou constituer une magistrature, qui, du reste, existe
déjà dans quelques États, et dont les membres se nomment Commissaires et
Gardiens des lois. L'assemblée publique ne s'occupe alors que des objets
préparés par ces magistrats. C'est un moyen de donner à la masse voix
délibérative dans les affaires, sans qu'elle puisse en rien porter atteinte à la
constitution. Il est possible encore de n'accorder au peuple que le droit de
sanctionner ainsi les décrets qui lui sont présentés, sans qu'il puisse jamais
décider en sens contraire. Enfin l'on peut accorder à la masse voix
consultative, en laissant la décision suprême aux magistrats.
§
10. Quant aux condamnations, il faut prendre le contre-pied de l'usage
maintenant adopté dans les républiques. La décision du peuple doit être
souveraine quand il absout; elle ne doit pas l'être quand il condamne; et il
faut dans ce dernier cas en référer aux magistrats. Le système actuel est
détestable : la minorité peut souverainement absoudre; mais quand elle
condamne, elle abdique sa souveraineté, et a toujours soin d'en référer au
jugement du peuple entier.
§
11. Je m'arrête ici en ce qui concerne le corps délibérant, c'est-à-dire le
véritable souverain de l'État.
CHAPITRE XII.
§ 1. La
question qui suit celle de l'organisation de l'assemblée générale,
c'est la question de la répartition des magistratures. Ce second
élément du gouvernement ne présente pas moins de variétés que le
premier, sous le rapport du nombre des pouvoirs, de leur étendue et
de leur durée. Cette durée est tantôt de six mois, ou
même moins longue, tantôt d'une année ou davantage. Les pouvoirs doivent-ils
être conférés à vie et à longues échéances, ou suivant un système différent?
Faut-il qu'un même individu puisse en être revêtu à plusieurs reprises, ou bien
seulement une fois, sans jamais pouvoir y aspirer une seconde ?
§ 2. Et quant
à la composition même des magistratures, quels en seront les membres? Qui les
nommera? Dans quelle forme les nommera-t-on? Il faut connaître toutes les
solutions possibles de ces diverses questions, et les appliquer ensuite, selon
le principe et l'utilité des différents gouvernements. Il est d'abord assez
embarrassant de préciser ce qu'on doit entendre par magistratures.
L'association politique exige bien des sortes de fonctionnaires, et l'on
aurait tort de considérer comme de vrais magistrats tous ceux qui reçoivent
quelque pouvoir, soit par l'élection, soit par la voie du sort. Les pontifes,
par exemple, ne sont-ils pas tout autre chose que des magistrats politiques? Les
chorèges, les hérauts, les ambassadeurs ne sont-ils pas aussi des fonctionnaires
électifs?
§ 3. Mais certaines charges sont toutes politiques, et agissent dans
un ordre spécial de faits, ou sur le corps entier des citoyens : le général, par
exemple, commande à tous les membres de l'armée; ou bien sur une portion
seulement de la cité : telles sont les charges d'inspecteur des femmes ou des
enfants. D'autres fonctions sont, on peut dire, d'économie publique; par
exemple, celles d'intendant des vivres, qui sont aussi électives. D'autres enfin
sont
serviles, et on les confie à des esclaves, quand l'État est assez riche pour les
payer. D'une manière générale, les seules véritables magistratures sont les
fonctions qui donnent le droit de délibérer sur certains objets, de décider et
d'ordonner. J'appuie surtout sur cette dernière condition; car ordonner est le
caractère réellement distinctif de l'autorité. Ceci d'ailleurs n'importe pour
ainsi dire en rien dans l'usage ordinaire; on n'a jamais disputé sur la
dénomination des magistrats, et c'est un point de controverse purement
théorique.
§
4. Quelles sont les magistratures essentielles à l'existence de la cité ? Quel
en est le nombre ? Quelles sont les magistratures qui, sans être indispensables,
contribuent cependant à une bonne organisation de l'État ? Voilà des questions
qu'on peut s'adresser à l'égard d'un État quelconque, quelque petit d'ailleurs
qu'il puisse être. Dans les grands États, chaque magistrature peut et doit
avoir des attributions qui lui sont toutes spéciales. La multitude des citoyens
permet de multiplier les fonctionnaires. Dès lors, certains emplois ne sont
obtenus par le même individu qu'à de longs intervalles, et quelques-uns ne le
sont même jamais qu'une seule fois. On ne peut nier que chaque emploi ne soit
bien mieux rempli, quand la sollicitude du magistrat est ainsi limitée à un
seul objet, au lieu de s'étendre à une foule d'objets divers.
§ 5. Dans les
petits États, au contraire, il faut concentrer bien des attributions diverses
dans quelques mains; les citoyens sont trop rares pour que le corps
des magistrats puisse être nombreux. Où trouver en effet des
remplaçants ? Les petits États ont souvent besoin des mêmes magistratures, des mêmes lois que les grands; seulement, dans les uns, les fonctions
reviennent fréquemment aux mêmes mains; dans les autres, cette nécessité ne se
reproduit que de loin à loin . Mais rien n'empêche de confier à un même homme
plusieurs fonctions à la fois, pourvu que ces fonctions ne se contrarient point
entre elles. La pénurie des citoyens force nécessairement à multiplier les
attributions des emplois; et l'on peut alors comparer les emplois publics à ces
instruments à plusieurs fins, qui servent en même temps de lances et de
flambeaux.
§ 6. Nous pourrions d'abord déterminer le nombre des emplois indispensables dans
tout État, et de ceux qui, sans être aussi absolument nécessaires, lui font
cependant besoin. En partant de cette donnée, il serait facile de découvrir
quels sont ceux que l'on peut réunir sans danger en une seule main. Il faudrait
distinguer encore avec soin ceux dont un même magistrat peut être chargé
suivant les localités, et ceux qui pourraient être, en tous lieux, réunis sans
inconvénient. Ainsi, en fait de police urbaine, est-il nécessaire d'établir un
magistrat spécial pour la surveillance du marché public, un autre magistrat pour
tel autre lieu? Ou bien ne faut-il qu'un magistrat unique pour la cité entière ?
La division des attributions doit-elle se régler sur les choses ou sur les
personnes ? Je veux
dire : faut-il qu'un fonctionnaire, par exemple, soit chargé de toute la police
urbaine, et un autre de la surveillance des femmes et des enfants ?
§
7. En envisageant la question par rapport à la constitution, on peut demander
si, dans chaque système politique, l'espèce des fonctions est différente, ou si
elle reste partout identique. Ainsi, dans la démocratie, dans l'oligarchie,
l'aristocratie, la monarchie, les hautes magistratures sont-elles les mêmes,
bien qu'elles ne soient pas confiées à des individus égaux ni même à des
individus semblables? Mais ne varient-elles pas avec les divers gouvernements?
Dans l'aristocratie, par exemple, ne sont-elles pas remises aux gens éclairés ?
dans l'oligarchie, aux gens riches, et dans la démocratie, aux hommes libres ?
Quelques-unes des magistratures ne doivent-elles pas être organisées sur ces
bases diverses ? Ou bien, n'est-il pas des cas où il est bon qu'elles soient les
mêmes de part et d'autre? N'en est-il pas où il est bon qu'elles soient
différentes? Ne convient-il pas qu'avec les mêmes attributions, leur pouvoir
soit tantôt restreint et tantôt fort étendu ?
§
8. Il est certain que quelques magistratures sont exclusivement spéciales à un
système : telle est celle de commissions préparatoires, si contraires à la
démocratie, qui exige un sénat. Il n'est pas moins sûr qu'il faut des
fonctionnaires analogues chargés de préparer les délibérations du peuple, afin
d'épargner son temps. Mais si ces fonctionnaires sont en petit nombre, l'institution est oligarchique ; et comme des commissaires ne peuvent jamais être
fort nombreux, l'institution appartient essentiellement à l'oligarchie. Mais
partout où il existe simultanément un comité et un sénat, le pouvoir des
commissaires est toujours au-dessus de celui des sénateurs. Le sériât est de
principe démocratique; le comité, de principe oligarchique. Le pouvoir du sénat
est encore annulé dans les démocraties où le peuple s'assemble en masse, pour
décider lui-même de toutes les affaires.
§ 9. Le peuple prend ordinairement ce
soin quand il est riche, ou bien quand une indemnité rétribue sa présence à
l'assemblé générale ; alors, grâce au loisir dont il jouit, il se réunit
fréquemment et juge de tout par lui-même. La pédonomie, la gynéconomie, ou
toute autre magistrature spécialement chargée de surveiller la conduite des
enfants et des femmes, est d'institution aristocratique, et n'a rien de
populaire. Comment, en effet, défendre aux femmes pauvres de se montrer hors de
leur maison ? Elle n'a rien non plus d'oligarchique; car comment empêcher le
luxe des femmes dans l'oligarchie?
§ 10. Du reste, je ne pousserai pas plus loin ces considérations. Mais nous
essayerons maintenant de traiter à fond de l'établissement des magistratures.
§ 11. D'autre part, il peut y avoir combinaison de ces
modes deux à deux, et je veux dire par là que telles magistratures peuvent être
nommées par une classe spéciale, en même temps que telles autres le seront par
l'universalité des citoyens ; ou bien que l'éligibilité sera pour
les unes un droit général, en même temps qu'elle sera un privilège
pour certaines autres ; ou enfin, celles-ci seront nommées au sort,
celles-là par élection. Chacune de ces trois combinaisons peut
offrir quatre modes : 1° tous les magistrats pris dans
l'universalité des citoyens par la voie de l'élection ; 2° tous les
magistrats pris dans l'universalité des citoyens par la voie du
sort; 3° et 4° et l'éligibilité étant appliquée à tous les citoyens
à la fois, ce peut être, ou successivement par tribus, par cantons,
par phratries, de manière que toutes les classes y passent à leur
tour; 5° et 6° ou bien l'éligibilité peut être toujours appliquée à
tous les citoyens en masse, l'un de ces modes étant adopté pour
certaines fonctions, l'autre mode l'étant pour quelques autres.
D'autre part, le droit de nommer étant le privilège de quelques
citoyens, les magistrats peuvent être pris : 7° sur le corps entier
des citoyens, par la voie de l'élection ; 8° sur le corps entier des
citoyens, par la voie du sort; 9° sur une portion des citoyens, par
la voie de l'élection ; 10° sur une portion des citoyens, par la
voie du sort; 11° on peut enfin nommer à certaines fonctions suivant
la première forme ; 12° à certaines autres, suivant la seconde,
c'est-à-dire, appliquer au corps entier des citoyens le choix -pour
certaines fonctions, le sort pour certaines autres. Voilà donc douze
modes d'établissement pour les magistratures, sans compter encore
les combinaisons mi-parties.
§ 12. De tous
ces modes d'organisation, deux seulement sont démocratiques : c'est
l'éligibilité à toutes les magistratures accordée à tous les
citoyens, éligibilité au sort, éligibilité à l'élection ; ou
simultanément, telle fonction au sort, telle autre à l'élection. Si
tous les citoyens sont appelés à nommer, non pas en masse, mais
successivement, et que la nomination se fasse, soit sur
l'universalité des citoyens, soit parmi quelques privilégiés, par le
sort ou par l'élection, ou par ces deux voies en même temps; ou
bien, si telles magistratures sont prises sur la masse des citoyens,
et telles autres réservées à quelques classes spéciales, pourvu que.
ce soit par les deux modes à la fois, c'est-à-dire, le sort pour les
unes et le choix pour les autres, l'institution est républicaine. Si
le droit de nomination dans l'universalité des citoyens appartient à
quelques-uns seulement, et que les magistratures soient données les
unes par le sort, les autres par l'élection, ou par ces deux voies
réunies, le sort et l'élection, l'institution est oligarchique ;
mais le second mode l'est encore plus que le premier.
§ 13. Si
l'éligibilité appartient à tous pour certaines fonctions, et à
quelques-uns seulement pour certaines autres, soit au sort, soit à
l'élection, le système est républicain et aristocratique. La
nomination et l'éligibilité réservées à une minorité constituent un
système oligarchique, s'il n'y a pas de réciprocité entre tous les
citoyens, soit qu'on emploie le sort ou les deux modes
simultanément. Mais si les privilèges nomment sur l'universalité des
citoyens, le système n'est plus oligarchique. Le droit d'élection
accordé à tous avec l'éligibilité à quelques-uns est un système
aristocratique.
§ 14. Tel est
le nombres des combinaisons possibles, suivant les espèces diverses
des constitutions. On pourra voir aisément quel système il convient
d'appliquer aux différents États, quel mode d'établissement il faut
adopter pour les magistratures, et quelles attributions il faut leur
accorder. J'entends par attributions d'une magistrature, par
exemple, qu'on charge celle-ci des revenus de l'État, celle-là de sa
défense. Les attributions peuvent être fort variées, depuis le
commandement des armées jusqu'à la juridiction relative aux contrats
passés sur le marché public.
CHAPITRE XIII.
§ 1. Des trois
éléments politiques énumérés plus haut, il ne nous reste plus qu'à
parler des tribunaux. Nous suivrons les mêmes principes pour en
étudier les modifications diverses.
§ 2. Le tribunal
de l'homicide peut se subdiviser, selon que les mêmes juges ou des
juges différents connaissent du meurtre prémédité ou involontaire,
selon que le fait est avoué, mais qu'il y a doute sur le droit du
prévenu. Le tribunal criminel peut avoir une quatrième subdivision
pour les meurtriers venant purger leur contumace : tel est, par
exemple, à Athènes, le tribunal du Puits. Du reste, ces cas
judiciaires ne se présentent jamais que fort rarement, même dans les
États les plus grands. Le tribunal des étrangers peut se partager
selon qu'il connaît des causes entre étrangers, ou bien entre des
étrangers et des nationaux. 8° Enfin le dernier genre de tribunaux
prononcera sur toutes les petites causes dont l'objet sera de une à
cinq drachmes, ou un peu plus. Ces causes, quelque petites qu'elles
soient, doivent en effet être jugées comme les autres, et ne peuvent
être remises n la décision des juges ordinaires.
§ 3. Nous ne
croyons pas nécessaire de nous étendre sur l'organisation de ces
tribunaux, et des tribunaux chargés des causes de meurtre et des
causes des étrangers ; mais nous parlerons des tribunaux politiques,
dont l'organisation vicieuse peut amener tant de troubles et de
révolutions dans l'État.
§ 4. On peut
encore combiner deux à deux ces hypothèses diverses. Par exemple,
les juges de certaines causes peuvent être pris sur la masse des
citoyens, et les juges de certaines autres, dans quelques classes
seulement; ou bien de l'une et l'autre façon à la fois, les membres
d'un même tribunal sortant, ceux-ci de la masse, ceux-là de classes
privilégiées, soit au sort, soit à l'élection, soit par les deux
modes simultanément.
§ 5. Voilà
toutes les modifications que peut recevoir l'organisation
judiciaire. Les premières sont démocratiques, parce qu'elles
accordent toutes la juridiction générale à l'universalité des
citoyens ; les secondes sont oligarchiques, parce qu'elles
restreignent la juridiction générale à certaines classes ; et les
troisièmes enfin sont aristocratiques et républicaines, parce
qu'elles admettent à la fois et l'universalité des citoyens et une
minorité privilégiée.
FIN DU LIVRE SIXIÈME |