retour à l'entrée du site   table des matières de l'oeuvre d'Aristote

ARISTOTE

 

LA POLITIQUE

 

livre V - LIVRE VII

LIVRE VI
(Ordinairement placé le quatrième.)


DE LA DÉMOCRATIE ET DE L'OLIGARCHIE.

- DES TROIS POUVOIRS : LÉGISLATIF, EXÉCUTIF ET JUDICIAIRE.

texte grec

traduction française sans notes

 

CHAPITRE PREMIER.
Des devoirs du législateur ; il ne doit pas se borner à connaître le meilleur gouvernement possible; il doit savoir aussi, dans la pratique, améliorer les éléments actuels dont il peut disposer; de là, pour lui, la nécessité de connaître les diverses espèces de constitutions, et les lois spéciales qui sont essentielles à chacune d'elles.

§ 1. Dans tous les arts, dans toutes les sciences qui ne restent point trop partielles, mais qui arrivent à embrasser complètement un ordre entier de faits, chacune doit pour sa part étudier sans exception tout ce qui se rapporte à son objet spécial. Prenons, par exemple, la science des exercices corporels. Quelle est l'utilité de ces exercices? Comment doivent-ils se modifier suivant les tempéraments divers ? L'exercice le plus salutaire n'est-il pas nécessairement celui qui convient le mieux aux natures les plus vigoureuses et les plus belles ? Quels exercices sont exécutables pour le plus grand nombre des élèves ? En est-il un qui puisse également convenir à tous? Telles sont les questions que se pose la gymnastique. De plus, quand bien même aucun des élèves du gymnase ne prétendrait acquérir ni la vigueur, ni l'adresse d'un athlète de profession, le pédotribe et le gymnaste n'en sont pas moins capables de lui procurer au besoin un pareil développement de forces. Une remarque analogue serait non moins juste pour la médecine, pour la construction navale, pour la fabrication des vêtements, et pour tous les autres arts en général.

§ 2. C'est donc évidemment à une même science de rechercher quelle est la meilleure forme de gouvernement, quelle est la nature de ce gouvernement, et à quelles conditions il serait aussi parfait qu'on peut le désirer, indépendamment de tout obstacle extérieur; et d'autre part, de savoir quelle constitution il convient d'adopter selon les peuples divers, dont la majeure partie ne saurait probablement recevoir une constitution parfaite. Ainsi, quel est en soi et absolument le meilleur gouvernement, et quel est aussi le meilleur relativement aux éléments qui sont à constituer : voilà ce que doivent savoir le législateur et le véritable homme d'État. On peut ajouter qu'ils doivent encore être capables de juger une constitution qui leur serait hypothétiquement soumise, et d'assigner, d'après les données qui leur seraient fournies, les principes qui la feraient vivre dès l'origine, et lui assureraient, une fois qu'elle serait établie, la plus longue durée possible. Or je suppose ici, comme on voit, un gouvernement qui n'aurait point reçu une organisation parfaite, sans être dénué d'ailleurs des éléments indispensables, mais qui n'aurait pas tiré tout le parti possible de ses ressources, et qui aurait encore beaucoup à faire.

§ 3. Du reste, si le premier devoir de l'homme d'État est de connaître la constitution qui doit généralement passer pour la meilleure que la plupart des cités puissent recevoir, il faut avouer que le plus souvent les écrivains politiques, tout en faisant preuve d'un grand talent, se sont trompés sur les points capitaux. Il ne suffit pas d'imaginer un gouvernement parfait; il faut surtout un gouvernement praticable, d'une application facile et commune à tous les États. Loin de là, on ne nous présente aujourd'hui que des constitutions inexécutables, et excessivement compliquées; ou, si l'on s'arrête à des idées plus pratiques, c'est pour louer Lacédémone, ou un État quelconque, aux dépens de tous les autres États qui existent de nos jours.

§ 4. Mais quand on propose une constitution, il faut qu'elle puisse être acceptée et mise aisément à exécution, en partant de la situation des États actuels. En politique, du reste, il n'est pas moins difficile de réformer un gouvernement que de le créer, de même qu'il est plus malaisé de désapprendre que d'apprendre pour la première fois. Ainsi, l'homme d'État, outre les qualités que je viens d'indiquer, doit être capable, je le répète, d'améliorer l'organisation d'un gouvernement déjà constitué; et cette tâche lui serait complètement impossible, s'il ne connaissait pas toutes les formes diverses de gouvernement. C'est en effet une erreur grave de croire, comme on le fait communément, qu'il n'y a qu'une seule espèce de démocratie, qu'une seule espèce d'oligarchie.

 § 5. A cette indispensable connaissance du nombre et des combinaisons possibles des diverses formes politiques, il faut joindre une égale étude, et des lois qui sont en elles-mêmes les plus parfaites, et de celles qui sont le mieux en rapport avec chaque constitution; car les lois doivent être faites pour les constitutions, tous les législateurs reconnaissent bien ce principe, et non les constitutions pour les lois. La constitution dans l'État, c'est l'organisation des magistratures, la répartition des pouvoirs, l'attribution de la souveraineté, en un mot, la détermination du but spécial de chaque association politique. Les lois au contraire, distinctes des principes essentiels et caractéristiques de la constitution, sont la règle du magistrat dans l'exercice du pouvoir, et dans la répression des délits qui portent atteinte à ces lois.

§ 6. Il est donc absolument nécessaire de connaître le nombre et les différences de chacune des constitutions, ne fût-ce même que pour pouvoir porter des lois; en effet, les mêmes lois ne sauraient convenir à toutes les oligarchies, à toutes les démocraties, la démocratie et l'oligarchie ayant chacune plus d'une espèce et n'étant pas uniques.

§ 1. Le pédotribe. Voir plus haut, livre V, ch. IV, § 5.
§ 2. Le législateur et le véritable homme d'État. Il faut remarquer la profondeur toute pratique de  ces conseils.

§3. Des constitutions inexécutables. Aristote veut désigner Platon, sans doute, et peut-être aussi Xénophon, dans les lignes suivantes.


§ 5. Les lois, au contraire. Aristote distingue ici fort nettement la constitution et les lois particulières, qui en découlent. Montesquieu, inspiré par le philosophe grec, bien que peut-être à son propre insu, a traité fort longuement ce très grave sujet. Rousseau n'en a pas dit un mot, parce qu'il n'a pensé qu'à une seule espèce de constitution, et qu'exagérant encore les idées des anciens, il n'a cherché que le gouvernement modèle, sans s'occuper des faits, c'est-à-dire des diverses constitutions possibles et réelles. Il a trop négligé l'histoire.

CHAPITRE II.
Résumé des recherches qui précèdent; indication de celles qui vont suivre. Subordination des mauvais gouvernements entre eux ; des nuances diverses de la démocratie et de l'oligarchie; la théorie des révolutions devra terminer cet ouvrage politique.

§ 1. Dans notre première étude sur les constitutions, nous avons reconnu trois espèces de constitutions pures : la royauté, l'aristocratie, la république; et trois autres espèces, déviations dés premières : la tyrannie pour la royauté, l'oligarchie pour l'aristocratie, la démagogie pour la république. Nous avons parlé déjà de l'aristocratie et de la royauté; car traiter du gouvernement parfait, c'était traiter en même temps de ces deux f'ormes, qui s'appuient toutes deux sur les principes de la plus complète vertu. Nous avons en outre expliqué les différences de l'aristocratie et de la royauté entre elles, et nous avons dit ce qui constitue spécialement la royauté. Il nous reste encore à parler, et du gouvernement qui reçoit le nom commun de république, et des autres constitutions, oligarchie, démagogie et tyrannie.

§ 2. Il est aisé de trouver aussi, entre ces mauvais gouvernements, l'ordre de dégradation. Le pire de tous sera certainement la corruption du premier et du plus divin des bons gouvernements. Or, la royauté n'existe que de nota sans avoir aucune réalité, ou elle repose nécessairement sur la supériorité absolue de l'individu qui règne. Ainsi, la tyrannie sera le pire des gouvernements, comme le plus éloigné du gouvernement parfait. En second lieu, vient l'oligarchie, dont la distance à l'aristocratie est si grande. Enfin la démagogie est le plus supportable des mauvais gouvernements.

§ 3. Un écrivain, avant nous, a traité le même. sujet; mais son point de vue différait du nôtre : admettant que tous ces gouvernements étaient réguliers, et qu'ainsi l'oligarchie pouvait être bonne aussi bien que les autres, il a déclaré la démagogie le moins bon des bons gouvernements, et le meilleur des mauvais.

§ 4. Nous, au contraire, nous déclarons radicalement mauvaises ces trois espèces de gouvernements ; et nous nous gardons bien de dire que telle oligarchie est meilleure que telle autre ; nous disons seulement qu'elle est moins mauvaise. Du reste, nous laisserons de côté, pour le moment, cette divergence d'opinion.
Mais nous déterminerons d'abord, pour la démocratie et l'oligarchie, le nombre de ces espèces diverses que nous attribuons à l'une et à l'autre. Entre ces différentes formes, quelle est la plus applicable et la meilleure après le gouvernement parfait, s'il est toutefois une constitution aristocratique autre que celle-là qui offre encore quelque mérite ? Ensuite, quelle est, de toutes les formes politiques, celle qui peut convenir à la pluralité des États?

§ 5. Nous rechercherons encore, parmi les constitutions inférieures, quelle est la constitution préférable pour tel peuple donné; car évidemment, selon les peuples, la démocratie est meilleure que l'oligarchie ; et réciproquement. Puis, en adoptant l'oligarchie ou la démocratie, comment doit-on en organiser les nuances diverses? Et pour terminer, après avoir rapidement, mais comme il convient, passé toutes ces questions en revue, nous essayerons de déterminer les causes les plus ordinaires de la chute et de la prospérité des États, soit en général pour toutes les constitutions, soit en particulier pour chacune d'elles.

§ 1. Dans notre première étude. Voir plus haut, liv. III, ch. V.
L'aristocratie. Voici un des passages les plus formels qu'on puisse alléguer contre l'ordre actuel des livres de la Politique. Il a été parlé tout au long, dans le IIIe livre, de la royauté ; mais en suivant l'ancien ordre, il n'a pas encore été dit un seul mot de l'aristocratie. Or, Aristote déclare qu'en traitant de la parfaite république, du gouvernement modèle, il a entendu traiter de l'aristocratie. Donc les anciens VIIe et VIlle livres, où il expose le système du gouvernement modèle, viennent avant le IVe. M. Goettling n'a pas pensé à discuter ce passage. Voir l'appendice, la fin du IIIe livre et le commencement du IVe (7e). Du reste, je prie le lecteur qui voudra s'assurer de la légitimité du nouvel ordre des livres, de donner la plus grande attention à ce passage, et de le rapprocher du résumé si formel qu'Aristote fait dans ce chapitre même de la composition entière de son ouvrage. Voir plus bas dans ce paragraphe et § 5.
Ce qui constitue spécialement la royauté. Ceci en effet a été traité, livre III, chapitre V, §§ 1 et 2, et chapitres IX  et X.


 § 3. Un écrivain. C'est Platon; voir le Politique, p. 459, trad. de  M. Cousin.

§ 5. Et pour terminer. Ce passage, où Aristote indique la matière des livres suivants, prouve évidemment deux choses :
1° Que le gouvernement modèle, dont il ne parle pas, a été traité antérieurement dans les anciens VIIe et VIIIe livres, qui doivent venir après le IIIe ;
2° Que le prétendu Ve livre, qui traite des révolutions, doit venir en dernier lieu; et que le VIe livre des éditions ordinaires doit être placé, comme du reste le contenu même l'indique assez, après l'ancien IVe. Je ne comprends pas comment on a pu tirer de ce pas-age un argument pour l'ordre actuel des livres. M. Goettling a oublié de donner ici son avis.Voir l'appendice, la préface, la fin du I11e livre et le commencement du IVe (7e).

CHAPITRE III.
La différence des constitutions naît de la différence même des éléments sociaux ; la pauvreté et la richesse donnent naissance à deux formes principales de constitutions, la démocratie et l'oligarchie; caractère essentiel de l'une et de l'autre ; le nombre n'est pas la condition capitale; c'est la fortune. Énumération des parties nécessaires de l'État ; critique du système de Platon; toutes les fonctions sociales peuvent être cumulées ; il n'y a que la pauvreté et la richesse qui ne puissent être réunies dans les mêmes mains.

§ 1. Ce qui multiplie les formes de constitutions, c'est précisément la multiplicité des éléments qui entrent toujours dans l'État. D'abord, tout État se compose de familles comme on peut le voir; ensuite, dans cette multitude d'hommes, il y a nécessairement des riches, des pauvres, et des fortunes intermédiaires. Parmi les riches comme parmi les pauvres, les uns possèdent des armes, les autres n'en ont pas. Le bas peuple se partage en laboureurs, marchands, artisans. Même parmi les classes élevées, il y a bien des nuances de richesses et de propriétés, qui sont plus ou moins étendues. L'entretien des chevaux, par exemple, est une dépense que les riches seuls peuvent en général supporter.

§ 2. Aussi dans les anciens temps, tous les États dont la force militaire consistait en cavalerie étaient des États oligarchiques. La cavalerie était alors la seule arme qu'on connût pour attaquer les peuples voisins. Témoin l'histoire d'Érétrie, de Chalcis, de Magnésie sur les bords du Méandre, et de plusieurs autres villes d'Asie. Aux distinctions qui viennent de la fortune, il faut ajouter celles de naissance, de vertu, et de tant d'autres avantages, indiqués par nous quand nous avons traité de l'aristocratie, et compté les éléments indispensables de tout État. Or, ces éléments de l'État peuvent prendre part au pouvoir, soit dans leur universalité, soit en nombre plus ou moins grand.

§ 3. Il s'ensuit évidemment que les espèces de constitutions doivent être, de toute nécessité, aussi diverses que ces parties mêmes le sont entre elles, suivant leurs espèces différentes. La constitution n'est pas autre chose que la répartition régulière du pouvoir, qui se divise toujours entre les associés, soit en raison de leur importance particulière, soit d'après un certain principe d'égalité commune; c'est-à-dire qu'on peut faire une part aux riches, et une autre aux pauvres, ou leur donner des droits communs. Ainsi, les constitutions seront nécessairement aussi nombreuses que le sont les combinaisons de supériorité et de différence entre les parties de l'État.

§ 4. Il semble qu'on pourrait reconnaître deux espèces principales dans ces parties, de même qu'on reconnaît deux sortes principales de vents : ceux du nord et ceux du midi, dont les autres ne sont que des dérivations. En politique, ce serait la démocratie et l'oligarchie; car on suppose que l'aristocratie n'est qu'une forme de l'oligarchie, avec laquelle elle se confond, comme ce qu'on nomme république n'est qu'une forme de la démocratie, de même que parmi les vents, le vent d'ouest dérive du vent du nord; le vent d'est, du vent du midi. Des auteurs ont même poussé la comparaison plus loin. Dans l'harmonie, disent-ils, on ne reconnaît que deux modes fondamentaux, le dorien et le phrygien; et dans ce système, toutes les autres combinaisons se rapportent alors à l'un ou à l'autre de ces deux modes.

§ 5. Nous laisserons de côté ces divisions arbitraires des gouvernements qu'on adopte trop souvent, préférant celle que nous en avons donnée nous-même, comme plus vraie et plus exacte. Pour nous, il n'y a que deux constitutions, ou même une seule constitution bien combinée, dont toutes les autres dérivent en dégénérant. Si tous les modes, en musique, dérivent d'un mode parfait d'harmonie, toutes les constitutions dérivent de la constitution modèle; oligarchiques, si le pouvoir y est plus concentré et plus despotique; démocratiques, si les ressorts en sont plus relâchés et plus doux.

§ 6. C'est une erreur grave, quoique fort commune, de faire reposer exclusivement la démocratie sur la souveraineté du nombre; car, dans les oligarchies aussi, et l'on peut même dire partout, la majorité est toujours souveraine. D'un autre côté, l'oligarchie ne consiste pas davantage dans la souveraineté de la minorité. Supposons un État composé de treize cents citoyens, et parmi eux que les riches, au nombre de mille, dépouillent de tout pouvoir politique les trois cents autres, qui, quoique pauvres, sont libres cependant aussi bien qu'eux, et leurs égaux à tous autres égards que la richesse; dans cette hypothèse, pourra-t-on dire que l'État est démocratique? Et de même, si les pauvres en minorité sont politiquement au-dessus des riches, bien que ces derniers soient plus nombreux, on ne pourra pas dire davantage que c'est là une oligarchie, si les autres citoyens, les riches, sont écartés du gouvernement.

§ 7. Certes il est bien plus exact de dire qu'il y a démocratie là où la souveraineté est attribuée à tous les hommes libres, oligarchie là où elle appartient exclusivement aux riches. La majorité des pauvres, la minorité des riches, ne sont que des circonstances secondaires. Mais la majorité est libre, et c'est la minorité qui est riche. Il y aurait sans doute autant d'oligarchie à répartir le pouvoir selon la taille et la beauté, comme on le fait, dit-on, en Éthiopie ; car la beauté et l'élévation de la taille sont des avantages bien peu communs.

§ 8. On n'en aurait pas moins grand tort de fonder uniquement les droits politiques sur des bases aussi légères. Comme la démocratie et l'oligarchie renferment plusieurs sortes d'éléments, il faut faire plusieurs réserves. Il n'y a pas de démocratie là où des hommes libres en minorité commandent à une multitude qui ne jouit pas de la liberté. Je citerai Apollonie, sur le golfe Ionique, et Théra. Dans ces deux villes, le pouvoir, à l'exclusion de l'immense majorité, appartenait à quelques citoyens de naissance illustre, et qui étaient les fondateurs des colonies. Il n'y a pas davantage de démocratie, quand la souveraineté est aux riches, en supposant même qu'ils forment la majorité, comme jadis à Colophon, où, avant la guerre de Lydie, la majorité des citoyens possédait des fortunes considérables. Il n'y a de démocratie réelle que là où les hommes libres, mais pauvres, forment la majorité et sont souverains. Il n'y a d'oligarchie que là où les riches et les nobles, en petit nombre, possèdent la souveraineté.

§ 9. Ces considérations suffisent pour montrer que les constitutions peuvent être nombreuses et diverses, et pourquoi elles le sont. J'ajoute qu'il y a plusieurs espèces dans les constitutions dont nous parlons ici.
Quelles sont ces formes politiques? Comment naissent-elles? C'est ce que nous allons examiner, en partant toujours des principes que nous avons posés plus haut.
On nous accorde que tout État se compose, non d'une seule partie, mais de parties multiples. Or, lorsqu'en histoire naturelle on veut connaître toutes les espèces du règne animal, on commence par déterminer les organes indispensables à tout animal : par exemple quelques-uns des sens qu'il possède, les organes de la nutrition, qui reçoivent et digèrent les aliments, comme la bouche et l'estomac, et de plus l'appareil locomoteur de chaque espèce.

§ 10. En supposant qu'il n'y eût pas d'autres organes que ceux-là, mais qu'ils fussent dissemblables entre eux, que par exemple la bouche, l'estomac, les sens et en outre les appareils locomoteurs ne se ressemblassent pas, le nombre de leurs combinaisons réelles formerait nécessairement autant d'espèces distinctes d'animaux; car il est impossible qu'une même espèce ait plusieurs genres différents d'un même organe, bouche ou oreille. Toutes les combinaisons possibles de ces organes suffiront donc pour constituer des espèces nouvelles d'animaux, et ces espèces seront précisément aussi multipliées que pourront l'être les combinaisons des organes indispensables.
Ceci s'applique exactement aux formes politiques dont nous traitons ici; car l'État, comme je l'ai dit souvent, se compose non d'un seul élément mais d'éléments fort multiples.

§ 11. Ici, une classe nombreuse prépare les subsistances pour la société, ce sont les laboureurs; là, les artisans forment une autre classe adonnée à tous les arts sans lesquels la cité ne saurait vivre, les uns absolument nécessaires, les autres de jouissance et d'ornement. Une troisième classe est la classe commerçante, en d'autres termes, la classe qui vend et qui achète dans les grands marchés, dans les boutiques. Une quatrième classe se compose des mercenaires. Une cinquième est formée des guerriers, classe aussi indispensable que toutes les précédentes, si l'État veut se défendre de l'invasion et de l'esclavage; car est-il possible de supposer qu'un État, vraiment digne de ce nom, puisse être regardé comme esclave par nature ? L'État se suffit nécessairement à lui-même; l'esclavage ne le peut pas.

§ 12. Dans la République de Platon, cette question a été traitée d'une manière fort ingénieuse, mais bien insuffisante. Socrate y avance que l'État se compose de quatre classes tout à fait indispensables : tisserands, laboureurs, cordonniers, maçons. Puis, trouvant sans cloute cette association incomplète, il y ajoute le forgeron, le pasteur de bestiaux, et enfin le négociant et le marchand; et il croit sans doute avoir rempli par là toutes les lacunes de son premier plan. Ainsi, à ses yeux, tout État ne se forme que pour satisfaire les besoins matériels et non point éminemment dans un but moral, qui n'est pas plus indispensable sans doute, selon Platon, que des cordonniers et des laboureurs.

§ 13. Socrate ne veut même de la classe des guerriers qu'au moment où l'État, venant à accroître son territoire, se trouve en contact et en guerre avec les peuples voisins. Mais parmi ces quatre associés, ou plus, qu'énumère Platon, il faut absolument un individu qui rende la justice, et qui règle les droits de chacun; et si l'on reconnaît que, dans l'être animé, l'âme est la partie essentielle plutôt que le corps, ne doit-on pas aussi reconnaître qu'au-dessus de ces éléments nécessaires à la satisfaction des besoins inévitables de l'existence, il y a dans l'État la classe des guerriers et celle des arbitres de la justice sociale? A ces deux-là, ne doit-on pas ajouter encore la classe qui décide des intérêts généraux de l'État, attribution spéciale de l'intelligence politique ? Que toutes ces fonctions soient isolément réparties entre certains individus, ou exercées tontes par les mêmes mains, peu importe à notre raisonnement; car souvent les fonctions de guerrier et de laboureur se trouvent réunies; mais s'il faut admettre comme éléments de l'État les uns et les autres, l'élément guerrier n'est certainement pas le moins nécessaire.

§ 14. J'en ajoute un septième qui contribue par sa fortune aux services publics, ce sont les riches; puis un huitième, ce sont les administrateurs de l'État, ceux qui se consacrent aux magistratures, attendu que l'État ne peut se passer de magistrats, et qu'il faut par conséquent de toute nécessité des citoyens capables de commander aux autres, et qui se dévouent à ce service public, soit pour toute leur vie, soit à tour de rôle. Reste enfin cette portion de l'État dont nous venons de parler, qui décide des affaires générales et qui juge les contestations particulières.
Si donc c'est une nécessité pour l'État que l'équitable et sage organisation de tous ces éléments, c'en sera une aussi que, parmi tous ces hommes appelés au pouvoir, il y en ait un certain nombre doués de vertu.

§ 15. On suppose généralement que plusieurs fonctions peuvent convenablement être cumulées, et qu'un même individu peut être à la fois guerrier, laboureur, artisan, juge et sénateur. De plus, tous les hommes revendiquent leur part de mérite, et se croient propres à presque tous les emplois. Mais les seules choses qu'on ne puisse cumuler sont la pauvreté et la richesse; et voilà pourquoi riches et pauvres semblent les deux portions les plus distinctes de l'État. D'autre part, comme le plus ordinairement ceux-ci sont en majorité, ceux-là en minorité, on les regarde comme deux éléments politiques parfaitement opposés. Par suite, la prédominance des uns ou des autres fait la différence des constitutions, qui semblent en conséquence être bornées à deux seulement, la démocratie et l'oligarchie.

§ 16. Nous avons donc prouvé qu'il existait plusieurs espèces de constitutions, et nous en avons dit la cause; nous prouverons maintenant qu'il y a aussi plusieurs espèces de démocraties et d'oligarchies.
 

§ 2. Consistait en cavalerie. Cette observation d'Aristote s'est confirmée dans le moyen âge. La noblesse, qui seule possédait des chevaux, qui formait seule la «chevalerie», fut une oligarchie puissante; et elle perdit sa prépondérance, minée encore, il est vrai, par d'autres causes, quand l'infanterie commença à prévaloir dans les armées européennes.
L'histoire d'Érétrie. On sait fort peu de chose de l'histoire de ces divers États.
Quand nous avons traité. Aristote a, en effet, traité ce sujet tout au long, liv. IVe (7e), ch. VII et VIII; nouvelle preuve que les anciens VIIe et VIIIe livres doivent être placés avant l'ancien IVe. Voir dans ce livre, ch. tII § 1, et plus bas, dans ce chapitre, § 10.
M. Goettling a soutenu à tort qu'Aristote voulait rappeler ici le liv. III, ch. IV et V (de l'édit. de Goettling). D'abord, Aristote, dans ces chapitres, ne touche qu'incidemment le sujet dont il parle ici; et en second lieu, il n'y est pas question le moins du monde de l'aristocratie. Schneider avait bien vu qu'il s'agissait dans ce passage d'un sujet qui ne se trouvait que dans l'ancien VII'elivre, placé dans mon édition le IVe.

§ 4. La démocratie et l'oligarchie. Pour Platon, les deux constitutions mères sont la monarchie et la démocratie, Lois, livre III, page 178. Il semble mettre l'oligarchie au dernier rang, parce qu'elle a le plus de maîtres. Lois, livre IV, p. 220. trad. de M. Cousin. Voir aussi le Politique, p. 459.

§ 7. En Éthiopie.Voir Hérodote, Thalie, ch. XX.

§ S. Apollonie. Voir die Dorier, d'Ott. Müller, t. I, p. 118, et t. II, p. 51 et 156. La mer Ionienne est le golfe Adriatique. Apollonie était une colonie de Corinthe.
Théra. Théra, petite île voisine de la Crète. Strabon, liv. X, p. 465.
Colophon, ville d'Ionie, dans l'Asie Mineure; patrie de Xénophane, chef de l'école d'Élée. On ne sait si c'est le même Xénophane dont Athénée nous a conservé un fragment curieux sur le luxe de Colophon. Athénée, Deip., lib. XII, p. 526. Voir l'article de M. Cousin sur Xénophane, p. 20.
Et sont souverains. C'est ce que fait chez nous le suffrage universel.

§ 10. Comme je l'ai dit souvent. Voir dans ce même chapitre, § 9,et plus haut, ch. III § 2, et liv. IV,  ch. VIII, § 5.

§ 11. Esclave par nature. Voir liv. I, ch. II, § 7.

§ 12. Dans la République de Platon. Les commentateurs, et Pinzger surtout (p. 14), ont accusé Aristote d'erreur ou de mauvaise foi dans l'exposé des idées de Platon. On pourrait dire plutôt que la critique d'Aristote est trop sévère; mais il ne prête guère à Platon que ce qui se trouve dans la République, livre II, p. 89 et suivantes, trad. de M. Cousin. Il faut ajouter aussi, pour être juste, que Socrate ne prétend pas traiter la question d'une manière didactique et complète.
Dans un but moral. Si cette critique est exacte quand elle s'adresse à ce passage de la Répu-blique, elle cesse tout à fait de l'être quand on l'applique à l'ensemble du système de Platon.

§ 14. Aux services publics. Voir Boeckh, Econ. polit. des Athén., liv. III, ch. XXI.

§ 15. Nous avons donc prouvé. Voir plus haut, ch. II et III de ce livre.
 

CHAPITRE IV.
Espèces diverses de la démocratie; leurs caractères et leurs causes; elles sont au nombre de cinq. Influence désastreuse des démagogues élans les démocraties où la loi a cessé d'être souveraine; tyrannie du peuple égaré par ses flatteurs.

§ 1. Cette multiplicité d'espèces dans la démocratie et l'oligarchie est une conséquence évidente des raisonnements qui précèdent, puisque nous avons reconnu que la classe inférieure a bien des nuances, et que ce qu'on appelle la classe distinguée n'en a pas moins. Dans la classe inférieure, on peut reconnaître les laboureurs, les artisans, les commerçants, qu'ils vendent ou qu'ils achètent; les gens de mer, qu'ils soient militaires ou spéculateurs, caboteurs ou pêcheurs. Souvent ces professions diverses renferment une foule d'individus. Byzance et Tarente sont peuplées de pêcheurs; Athènes, de matelots; Égine et Chios, de négociants ; Ténédos, de caboteurs. On peut encore comprendre dans la classe inférieure les manoeuvres, les gens de fortune trop médiocre pour vivre sans travailler, ceux qui ne sont citoyens et libres que de père ou de mère seulement, et enfin tous les hommes dont les moyens d'existence se rapprochent de ceux que nous venons d'énumérer. Dans la classe élevée, les distinctions se fondent sur la fortune, la noblesse, le mérite, les lumières et sur d'autres avantages analogues.

§ 2. La première espèce de démocratie est caractérisée par l'égalité; et l'égalité, fondée par la loi dans cette démocratie, signifie que les pauvres n'auront pas de droits plus étendus que les riches, que ni les uns ni les autres ne seront exclusivement souverains, mais qu'ils le seront dans une proportion pareille. Si donc la liberté et l'égalité sont, comme parfois on l'assure, les deux bases fondamentales de la démocratie, plus cette égalité des droits politiques sera complète, plus la démocratie existera dans toute sa pureté ; car le peuple y étant le plus nombreux, et l'avis de la majorité y faisant loi, cette constitution est nécessairement une démocratie. Voilà donc une première espèce.

§ 3. Après elle, en vient une autre où les fonctions publiques sont à la condition d'un cens qui d'ordinaire est fort modique. Les emplois y doivent être accessibles à tous ceux qui possèdent le cens fixé, et fermés à ceux qui ne le possèdent pas. Dans une troisième espèce de démocratie, tous les citoyens dont le titre n'est pas contesté, arrivent aux magistratures; mais la loi règne souverainement. Dans une autre, il suffit pour être magistrat d'être citoyen à un titre quelconque, la souveraineté restant encore à la loi. Une cinquième espèce admet d'ailleurs les mêmes conditions; mais on transporte la souveraineté à la multitude, qui remplace la loi.

§ 4. C'est qu'alors ce sont les décrets populaires, et non plus la loi, qui décident. Ceci se fait, grâce à l'influence des démagogues. En effet, dans les démocraties où la loi gouverne, il n'y a point de démagogues; et les citoyens les plus respectés ont la direction des affaires. Les démagogues ne se montrent que là où la loi a perdu la souveraineté. Le peuple alors est un vrai monarque, unique mais composé par la majorité, qui règne, non point individuellement, mais en corps. Homère a blâmé la multiplicité des chefs; mais l'on ne saurait dire s'il prétendait parler, comme nous le faisons ici, d'un pouvoir exercé en masse, ou d'un pouvoir réparti entre plusieurs chefs qui l'exercent chacun en particulier. Dès que le peuple est monarque, il prétend agir en monarque, parce qu'il rejette le joug de la loi, et il se fait despote; aussi, les flatteurs sont-ils bientôt en honneur.

§ 5. Cette démocratie est dans son genre ce que la tyrannie est à la royauté. De part et d'autre, mêmes vices, même oppression des bons citoyens : ici les décrets, là les ordres arbitraires. De plus, le démagogue et le flatteur, ont une ressemblance frappante. Tous deux ils ont un crédit sans bornes, l'un sur le tyran, l'autre sur le peuple ainsi corrompu.

§ 6. Les démagogues, pour substituer la souveraineté des décrets à celle des lois, rapportent toutes les affaires au peuple; car leur propre puissance ne peut que gagner à la souveraineté du peuple, dont ils disposent eux-mêmes souverainement par la confiance qu'ils savent lui surprendre. D'un autre côté, tous ceux qui croient avoir à se plaindre des magistrats ne manquent pas d'en appeler au jugement exclusif du peuple; celui-ci accueille volontiers la requête, et tous les pouvoir légaux sont alors anéantis.

§ 7. C'est là, on peut le dire avec raison, une déplorable démagogie. On peut lui reprocher de n'être plus réellement une constitution. Il n'y a de constitution qu'à la condition de la souveraineté des lois. Il faut que la loi décide des affaires générales, comme le magistrat décide des affaires particulières, dans les formes prescrites par la constitution. Si donc la démocratie est une des deux espèces principales de gouvernement, l'État où tout se fait à coups de décrets populaires, n'est pas même à vrai dire une démocratie, puisque les décrets ne peuvent jamais statuer d'une manière générale.

§ 8. Voilà, du reste, ce que nous avions à dire sur les formes diverses de la démocratie.

§ 1. Tarente, dans la Grande-Grèce, dans l'Italie méridionale; Byzance, où fut depuis Constantinople ; Égine prés des côtes de l'Attique ; Ténédos; île de la mer Égée, colonies doriennes. Voir die Dorier, d'Ott. Müller, t. II, p. 416, et passim, et Strabon, livre VI, p. 210.
Tarente avait été fondée par des Spartiates.Voir plus loin, liv.Vlll (5e), ch. VI, § 2, quelques détails sur cette colonie.

§ 4. Homère, Iliade, chant II, vers 204.

§ 7. A coups de décrets. Quelques commentateurs ont pensé qu'Anritote voulait faire ici la satire du  gouvernement athénien.
 

CHAPITRE V.
Espèces diverses de l'oligarchie ; elles sont au nombre de quatre. - Influence générale des moeurs sur la nature du gouvernement. - Des causes des diverses espèces de démocratie et d'oligarchie. - Examen des formes de gouvernement autres que la démocratie et l'oligarchie. - Quelques mots sur l'aristocratie.

§ 1. Le caractère distinctif de la première espèce d'oligarchie, c'est la fixation d'un cens assez élevé pour que les pauvres, bien qu'en majorité, ne puissent atteindre au pouvoir, ouvert à ceux-là seuls qui possèdent le revenu fixé par la loi. Dans une seconde espèce, le cens exigé pour prendre part au gouvernement est considérable ; et le corps des magistrats a le droit de se recruter lui-même. Il faut dire toutefois que, si les choix portent alors sur l'universalité des censitaires, l'institution semble plutôt aristocratique ; et qu'elle n'est réellement oligarchique que quand le cercle des choix est restreint. Une troisième espèce d'oligarchie se fonde sur l'hérédité des emplois passant du père au fils. Une quatrième joint à ce principe de l'hérédité celui de la souveraineté des magistrats substituée au règne de la loi. Cette dernière forme correspond assez bien à la tyrannie parmi les gouvernements monarchiques; et parmi les démocraties, à l'espèce dont nous avons parlé en dernier lieu. Cette espèce d'oligarchie se nomme dynastie, ou gouvernement de la force.

§ 2. Telles sont les formes diverses d'oligarchie et de démocratie. Il faut toutefois ajouter ici une observation importante : c'est que souvent, sans que la constitution soit démocratique, le gouvernement, par la tendance des moeurs et des esprits, est populaire; et réciproquement en d'autres cas, bien que la constitution légale soit plutôt démocratique, la tendance des moeurs et des esprits est oligarchique. Mais cette discordance est presque toujours le résultat d'une révolution. C'est qu'on se garde de brusquer les innovations ; on préfère se contenter d'abord d'empiétements progressifs et peu considérables ; on laisse bien subsister les lois antérieures ; mais les chefs de la révolution n'en sont pas moins les maîtres de l'État.

§ 3. C'est une conséquence évidente des principes posés précédemment, qu'il n'y ait ni plus ni moins d'espèces d'oligarchies et de démocraties que nous ne l'avons dit. En effet, il y a nécessité que les droits politiques appartiennent, ou bien à toutes les parties du peuple énumérées plus haut, ou bien seulement à quelques-unes d'entre elles, à l'exclusion des autres. Quand les agriculteurs et les gens de moyenne fortune sont souverains de l'État, l'État doit être régi par la loi, puisque les citoyens, occupés des travaux qui les font vivre, n'ont pas le loisir de vaquer aux affaires publiques; ils s'en remettent donc à la loi, et ne se réunissent en assemblée politique que dans les cas tout à fait indispensables. Du reste, le droit politique appartient sans aucune distinction à tous ceux qui possèdent le cens légal; car ce serait de l'oligarchie que de ne pas rendre cette prérogative complètement générale. Mais la plupart des citoyens, étant privés de revenus assurés, n'ont point de temps à donner aux affaires générales ; et voilà déjà comment s'établit cette première espèce de démocratie.

§ 4. L'espèce qui vient en second lieu dans l'ordre que nous nous sommes tracé, est celle où tous les citoyens dont l'origine n'est pas contestée ont des droits politiques; mais de fait ceux-là seuls en jouissent qui peuvent vivre sans travailler. Dans cette démocratie, les lois sont encore souveraines, parce que les citoyens en général ne sont pas assez riches de leurs revenus personnels.
Dans la troisième espèce, il suffit d'être libre pour posséder des droits politiques. Mais ici encore, la nécessité du travail empêche presque tous les citoyens d'exercer leurs droits ; et la souveraineté de la loi n'est pas moins indispensable que dans les deux premières espèces.

§ 5. La quatrième est celle qui s'est produite la dernière chronologiquement parlant. Des États s'étant formés beaucoup plus étendus que ne l'avaient été jadis les premiers, et des revenus considérables y répandant l'aisance, la multitude acquit par son importance tous les droits politiques; et les citoyens purent alors vaquer en commun à la direction des affaires générales, parce qu'ils eurent du loisir, et que des indemnités assurèrent même aux moins aisés le temps nécessaire pour s'y livrer. Ce sont même alors ces citoyens pauvres qui ont le plus de loisir : ils n'ont point à s'inquiéter de l'administration de leurs intérêts particuliers, cause qui empêche si souvent les riches de se rendre aux assemblées du peuple et aux tribunaux dont ils sont membres ; et il arrive par là que la multitude devient souveraine à la place des lois.
Telles sont les causes nécessaires qui déterminent le nombre et les diversités des démocraties.

§ 6. La première espèce d'oligarchie est celle où la majorité des citoyens possède des fortunes qui sont moindres que celle dont nous venons de parler, et qui sont peu considérables. Le pouvoir est attribué à tons ceux qui jouissent du revenu légal; et le grand nombre de citoyens qui acquièrent ainsi des droits politiques, a été cause qu'on a dû remettre la souveraineté à la loi, et non point aux hommes. Fort éloignés, par leur nombre, de l'unité monarchique, trop peu riches pour jouir d'un loisir absolu, et pas assez pauvres pour devoir vivre aux dépens de l'État, il y a nécessité pour eux de proclamer la loi souveraine, au lieu de se faire eux-mêmes souverains.

§ 7. En supposant les possesseurs moins nombreux que dans la première hypothèse, et les fortunes plus considérables, c'est la seconde espèce d'oligarchie. L'ambition s'accroît alors avec la puissance, et les riches nomment eux-mêmes parmi les autres citoyens ceux qui entrent dans les emplois du gouvernement. Trop peu puissants encore pour régner sur la loi, ils le sont assez cependant pour faire rendre la loi qui leur accorde ces immenses prérogatives.

§ 8. En concentrant encore dans un moindre nombre de mains les fortunes devenues plus grandes, on arrive au troisième degré de l'oligarchie, où les membres de la minorité occupent personnellement les fonctions, mais conformément à la loi qui les rend héréditaires. En supposant pour les membres de l'oligarchie un nouvel accroissement dans leurs richesses et dans le nombre de leurs partisans, ce gouvernement héréditaire est tout près de la monarchie. Les hommes y règnent, et non plus la loi. Cette quatrième forme de l'oligarchie correspond à la dernière forme de la démocratie.

§ 9. A côté de la démocratie et de l'oligarchie, il existe deux autres formes politiques, dont l'une est reconnue par tous les auteurs, et a été reconnue par nous aussi, pour faire partie des quatre principales constitutions, en admettant, suivant l'opinion commune, que ces constitutions soient la monarchie, l'oligarchie, la démocratie et ce qu'on appelle 1'aristocratie. Une cinquième forme politique est celle qui reçoit le nom générique de toutes les autres, et qu'on nomme communément République; comme elle est fort rare, elle échappe souvent aux auteurs qui prétendent énumérer les espèces diverses de gouvernements, et qui ne reconnaissent que les quatre qui viennent d'être nommées plus haut, comme Platon l'a fait dans ses deux Républiques.

§ 10. On a bien raison d'appeler gouvernement des meilleurs le gouvernement dont nous avons nous-même traité précédemment. Ce beau nom d'aristocratie ne s'applique vraiment, avec toute justesse, qu'à l'État composé de citoyens qui sont vertueux dans toute l'étendue du mot, et qui n'ont point seulement quelque vertu spéciale. Cet État est le seul où l'homme de bien et le bon citoyen se confondent dans une identité absolue. Partout ailleurs on n'a de vertu que relativement à la constitution particulière sous laquelle on vit.

§ 11. Il est bien encore quelques combinaisons politiques qui, différant de l'oligarchie et de ce qu'on nomme république, reçoivent le nom d'aristocraties; ce sont les systèmes où les magistrats sont choisis d'après le mérite au moins autant que d'après la richesse. Ce gouvernement alors s'éloigne réellement de l'oligarchie et de la république, et prend le nom d'aristocratie; c'est qu'en effet il n'est pas besoin que la vertu soit l'objet spécial de l'État lui-même, pour qu'il renferme dans son sein des citoyens aussi distingués par leurs vertus que peuvent l'être ceux de l'aristocratie. Quand donc la richesse, la vertu et la multitude ont des droits politiques, la constitution peut être encore aristocratique, comme à Carthage; et même quand la loi ne tient compte, comme à Sparte, que des deux derniers éléments, la vertu et la multitude, la constitution est un mélange de démocratie et d'aristocratie. Ainsi, l'aristocratie, outre sa première et plus parfaite espèce, a encore les deux formes que nous venons de dire; elle en a même une troisième que présentent tous les États qui penchent, plus que la république proprement dite, vers le principe oligarchique.

§ 1. Dynastie. Ce mot, que j'ai dû paraphraser, signifie proprement le gouverneraient héréditaire des forts. C'est pour Aristote le dernier terme de l'oligarchie.
Sainte-Croix (des Anciens Gouv. fédér., liv. Il, ch. VIII), propose de le rendre paru polytyrannie  ; c'est en effet la pensée de l'auteur, quoique l'expression ne soit pas très juste.

§ 4. Que nous nous sommes tracé. Voir plus haut, ch. IV, § 3. Seulement, dans ce dernier passage, Aristote a mis en troisième lieu l'espèce qu'il met ici en seconde ligne. Les nouvelles divisions présentées ici ne sont pas d'accord avec les précédentes, et l'on peut trouver qu'elles font double emploi à certains égards, bien qu'Aristote recherche non plus les caractères, mais les causes des diverses espèces de démocratie. Il y a quelque désordre dans tout ce passage.

§ 9. Suivant topinion commune. Ce n'est pas celle d'Aristote, puisqu'il réduit, avec raison, à trois, et non à quatre, les principales  Constitutions. Voir plus haut,  liv. III, ch. V, § 1, et dans ce liv. VI, ch. II, § 1.
 Platon.... dans ses deux Républiques. La première dans la République, la seconde dans les Lois. Voir plus haut le IIe livre, chapitres I, II et III.

§ 10. Précédemment. M. Thurot prétend qu'il s'agit ici d'une partie du IIIe liv. que nous ne possédons pas. M. Goettling croit que ce sujet a été discuté par Aristote dans les ch. V et XII du IIIe livre (éd. de Schneider), où l'aristocratie n'a point été traitée à fond, mais simplement nommée. Il est évident qu'il est ici question des IVe (7e) et Ve (8e) livres. Voir ci-dessus, ch, II, §§ 1, et 5, et ch. III, §§ 2 et 10. Voir aussi la fin du IIIe liv. et l'appendice.
 L'homme de bien et le bon citoyen. Voir plus haut, liv. III, ch. Il, § 5.

§ 11. Comme à Carthage. Voir liv. II, ch. VIII.
Comme à Sparte. Voir, id., ch. VI.
Sa première et plus parfaite espèce. Le mot du texte pourrait être pris ici pour signifier l'aristocratie dont il a été parlé « en premier lieu », aussi .bien que pour signifier la première, la meilleure des aristocraties. Pris dans ce sens, ce passage serait un argument de plus ajouté à tous ceux que j'ai déjà indiqués, pour le changement d'ordre dans les livres. Voir plus haut, § 10, dans ce chapitre, et plus loin, ch. VI, § 5. Voir aussi l'appendice.

CHAPITRE VI.
Idée générale de la république ; ses rapports avec la démocratie. Éléments que l'État doit combiner; la liberté et la richesse sont ceux qui forment surtout la république, en se mélangeant diversement ; rapports de la république avec l'aristocratie.

§ 1. Nous n'avons plus à nous occuper que de deux gouvernements, celui qu'on appelle vulgairement la république, et la tyrannie. Si je place ici la république, bien qu'elle ne soit pas, non plus que les aristocraties dont je viens de parler, un gouvernement dégradé, c'est qu'à vrai dire tous les gouvernements sans exception ne sont que des corruptions de la constitution parfaite. Mais on classe ordinairement la république avec ces aristocraties; et elle donne, comme elles, naissance à d'autres formes encore moins pures, ainsi que je l'ai dit au début. La tyrannie doit nécessairement recevoir la dernière place, parce qu'elle est moins que toute autre forme politique un vrai gouvernement, et que nos recherches ont pour but l'étude des gouvernements.

§ 2. Après avoir indiqué les motifs de notre classification, passons à l'examen de la république. Nous en sentirons mieux le véritable caractère, après l'examen que nous avons fait de la démocratie et de l'oligarchie ; car la république n'est précisément que le mélange de ces deux formes.
On a coutume de donner le nom de république aux gouvernements qui inclinent à la démocratie, et celui d'aristocratie, aux gouvernements qui inclinent à l'oligarchie; c'est que le plus ordinairement les lumières et la noblesse sont le partage des riches; ils sont comblés en outre de ces avantages que d'autres achètent si souvent par le crime, et qui assurent à leurs possesseurs un renom de vertu et une haute considération.

§ 3. Comme le système aristocratique a pour but de donner la suprématie politique à des citoyens éminents, on a prétendu, par suite, que les oligarchies se composent en majorité d'hommes vertueux et estimables. Or, il semble impossible qu'un gouvernement dirigé par les meilleurs citoyens, ne soit pas un excellent gouvernement, un mauvais gouvernement ne devant peser que sur les États régis par des hommes corrompus. Et réciproquement, il semble impossible que là où l'administration n'est pas bonne, l'État soit gouverné par les meilleurs citoyens. Mais il faut remarquer que de bonnes lois ne constituent pas à elles seules un bon gouvernement, et qu'il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. Il n'y a donc de bon gouvernement d'abord que celui où l'on obéit à la loi, puis ensuite que celui où la loi à laquelle on obéit est fondée sur la raison ; car on pourrait aussi obéir à des lois déraisonnables. L'excellence de la loi peut du reste s'entendre de deux façons : la loi est, ou la meilleure possible, relativement aux circonstances ; ou la meilleure possible, d'une manière générale et absolue.

§ 4. Le principe essentiel de l'aristocratie paraît être d'attribuer la prédominance politique à la vertu; car le caractère spécial de l'aristocratie, c'est la vertu, comme la richesse est celui de l'oligarchie, et la liberté, celui de la démocratie. Toutes trois admettent d'ailleurs la suprématie de la majorité, puisque, dans les unes comme dans les autres,la décision prononcée par le plus grand nombre des membres du corps politique, a toujours force de loi. Si la plupart des gouvernements prennent le nom de république, c'est qu'ils cherchent presque tous uniquement à combiner les droits des riches et des pauvres, de la fortune et de la liberté; et la richesse semble presque partout tenir lieu de mérite et de vertu.

§ 5. Trois éléments dans l'État se disputent l'égalité ; ce sont la liberté, la richesse et le mérite. Je ne parle pas d'un quatrième qu'on appelle la noblesse; car il n'est qu'une conséquence des deux autres, et la noblesse est une ancienneté d& richesse et de talent. Or, la combinaison des deux premiers éléments donne évidemment la république, et la combinaison de tous les trois donne l'aristocratie plutôt que toute autre forme. Je classe toujours à part la véritable aristocratie, dont j'ai parlé d'abord.

§ 6. Ainsi, nous avons démontré qu'à côté de la monarchie, de la démocratie et de l'oligarchie, il existe encore d'autres systèmes politiques. Nous avons expliqué la nature de ces systèmes, les différences des aristocraties entre elles, et les différences des républiques aux aristocraties; enfin on doit voir clairement que toutes ces formes sont moins éloignées qu'on ne pourrait le croire les unes des autres.

§ 1. Des corruptions de la constitution parfaite. Voir plus haut,  ch. III, § 5.
Au début. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 2.

§ 3. Fondée sur la raison. Voir liv. III, ch, VI, § 13.

§ 5. Une ancienneté de richesse. Voir liv. I, ch. II, § 19.
Dont j'ai parlé d'abord. Voir plus haut,  liv. IV et V.

CHAPITRE VII.
La république est une combinaison de l'oligarchie et de la démocratie; moyens divers de faire cette combinaison; caractère d'une vraie république; exemple tiré du gouvernement lacédémonien; la république doit se maintenir par l'amour seul des citoyens.

§ 1. Comme conséquence de ces premières considérations, nous examinerons maintenant comment la république proprement dite se forme à côté de l'oligarchie et de la démocratie, et comment elle doit être constituée. Cette recherche aura de plus l'avantage de montrer nettement les limites de l'oligarchie et de la démocratie; car c'est en empruntant quelques principes à l'une et à l'autre de ces deux constitutions si opposées, que nous formerons la république, comme on reforme un objet de reconnaissance, en en réunissant les parties séparées.

§ 2. Il y a ici trois modes possibles de combinaison et de mélange. D'abord, on peut réunir la législation de l'oligarchie et de la démocratie sur une matière quelconque, par exemple sur le pouvoir judiciaire. Ainsi, dans l'oligarchie, on met le riche à l'amende s'il ne se rend pas au tribunal, et l'on ne paye pas le pauvre pour y siéger; dans les démocraties au contraire, indemnité aux pauvres, sans amende pour les riches. C'est un terme commun et moyen de ces institutions diverses que la réunion de toutes deux : amende aux riches, indemnité aux pauvres; et l'institution nouvelle est républicaine, car elle n'est que le mélange des deux autres. Voilà pour le premier mode de combinaison.

§ 3. Le second consiste à prendre une moyenne entre les dispositions arrêtées par l'oligarchie et par la démocratie. Ici, par exemple, le droit d'entrée à l'assemblée politique s'acquiert sans aucune condition de cens, ou du moins par un cens modique, là par un cens extrêmement élevé ; le moyen terme est de n'adopter aucun des taux fixés de part et d'autre ; il faut prendre la moyenne entre les deux.
Troisièmement, on peut à la fois faire des emprunts, et à la loi oligarchique et à la loi démocratique. Ainsi, la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l'élection, au contraire, est oligarchique; de même que ne point exiger de cens pour les magistratures appartient à la démocratie, et qu'en exiger un appartient à l'oligarchie. L'aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions, dans l'une et dans l'autre; à l'oligarchie, elles prendront l'élection; à la démocratie, l'affranchissement du cens. Voilà comment on peut combiner l'oligarchie et la démocratie.

§ 4. Mais pour que le résultat sorti de ces combinaisons soit un mélange parfait d'oligarchie et de démocratie, il faut qu'on puisse nommer indifféremment l'État qui en est le produit, oligarchique ou démocratique; car ce n'est là évidemment que ce qu'on entend par un mélange parfait. Or, c'est toujours le moyen terme qui présente cette qualité, parce qu'on y retrouve les deux extrêmes.

§ 5. On peut citer comme exemple la constitution lacédémonienne. D'un côté, bien des gens affirment que c'est une démocratie, parce qu'en effet on y découvre plusieurs éléments démocratiques; par exemple, l'éducation commune des enfants, qui est exactement la même pour les enfants des riches et pour les enfants des pauvres, les enfants des riches étant élevés précisément comme ceux des pauvres pourraient l'être; l'égalité, qui continue même dans l'âge suivant et quand ils sont hommes, sans aucune distinction du riche au pauvre; puis l'égalité parfaite des repas communs à tous ; l'identité de vêtement qui laisse le riche absolument vêtu comme pourrait l'être le premier pauvre quelconque; enfin l'intervention du peuple dans les deux grandes magistratures, dont il choisit l'une, le sénat, et possède l'autre, l'éphorie. D'autre part, on soutient que la constitution de Sparte est une oligarchie, parce que, de fait, elle renferme bien des éléments oligarchiques. Ainsi, toutes les fonctions y sont électives; pas une n'est conférée par le sort; quelques magistrats en petit nombre y prononcent souverainement l'exil ou la mort, sans compter encore d'autres institutions non moins oligarchiques.

§ 6. Une république où se combinent parfaitement l'oligarchie et la démocratie doit donc paraître à la fois l'une et l'autre, sans être précisément aucune des deux. Elle doit pouvoir se maintenir par ses propres principes, et non par des secours qui lui seraient étrangers; et quand je dis qu'elle doit subsister par elle-même, ce n'est pas en repoussant de son sein la plus grande partie de ceux qui veulent participer au pouvoir, avantage qu'un mauvais gouvernement peut se donner aussi bien qu'un bon; mais je comprends que c'est en se conciliant l'accord unanime des membres de la cité, dont aucun ne voudrait changer le gouvernement.

§ 7. Je ne pousserai pas plus loin ces remarques sur les moyens de constituer la république, et toutes les autres formes politiques nommées aristocraties.

§ 1. Un objet de reconnaissance. Mot à mot : « Symbole ». Le contexte explique assez ce que ce mot veut dire. C'est un objet composé de deux parties qui peuvent être aisément séparées, pour être ensuite réunies. C'était souvent une pièce de monnaie ou de métal, un morceau de bois, etc. Deux personnes qui s'aimaient tendrement se partageaient le «symbole»,comme gage de fidélité et de souvenir. Cet usage touchant et fort antique subsiste encore parmi nous.

§ 5. La constitution lacédémonienne. Voir plus haut, ch. v, § 5, et liv. II, ch. VI ; voir aussi l'excellent traité de Cragius, p. 250. Sur le mélange des pouvoirs à Sparte,  il faut surtout voir le morceau  décisif des Lois de Platon, livre  IV, p. 225, trad. de M. Cousin.

CHAPITRE VIII.
Quelques considérations sur la tyrannie; ses rapports avec la royauté et la monarchie absolue; c'est toujours un gouvernement de violence.

S 1. Il nous resterait à parler de la tyrannie, non qu'elle doive par elle-même nous arrêter longtemps; mais seulement pour compléter nos recherches en l'y comprenant, puisque nous l'avons admise parmi les formes possibles de gouvernement. Nous avons traité précédemment de la royauté, en nous attachant surtout à la royauté proprement dite, c'est-à-dire à la royauté absolue ; et nous en avons montré les avantages et les dangers, la nature, l'origine et les applications diverses.

§ 2. Dans le cours de ces considérations sur la royauté, nous avons indiqué deux formes de tyrannie, parce que ces deux formes se rapprochent assez de la royauté, et que, comme elle, c'est la loi qui les a fondées. Nous avons dit que quelques nations barbares se choisissent des chefs absolus, et que dans les temps les plus reculés, les Grecs se donnèrent des monarques de ce genre, nommés æsymnètes. Ces pouvoirs avaient d'ailleurs entre eux quelques différences : ils étaient royaux, en ce que la loi et la volonté des sujets leur donnaient naissance, mais tyranniques, en ce que l'exercice en était despotique et tout à fait arbitraire.

§ 3. Reste une troisième espèce de tyrannie qui semble mériter plus particulièrement ce nom, et qui correspond à la royauté absolue. Cette tyrannie n'est pas autre que la monarchie absolue qui, loin de toute responsabilité et dans l'intérêt seul du maître, gouverne des sujets qui valent autant et mieux que lui, sans consulter en rien leurs intérêts spéciaux. Aussi est-ce un gouvernement de violence; car il n'est pas un coeur libre qui supporte patiemment une semblable domination.

§ 4. Nous croyons en avoir assez dit sur la tyrannie, sur le nombre de ses formes, et les causes qui l'amènent.

§ 1. Il nous resterait. Aristote dit ici qu'il ne lui reste plus qu'à parler de la tyrannie. Il n'aurait cependant pas traité de l'aristocratie, qui est la seconde forme  de gouvernement dans sa classification, si l'on admet l'ordre actuel  des livres. Il faut donc qu'il en ait  antérieurement traité; et en effet,  c'est le sujet de l'ancien VIIe livre, qui doit être placé, comme on l'a fait dans cette édition, avec l'ancien VIIIe, à la suite du IIIe. Voir ci-dessus, ch. v, § 10, et l'appendice.
Nous l'avons admise. Voir plus haut, liv. III, ch. V, § 4.
Précédemment de la royauté. Voir plus haut, liv. III, ch. IX et X, § 1.

§ 2. Assez de la royauté. Voir  plus haut, liv. III, ch. IX, § 3.
Aesyninètes. Voir plus haut, liv. III, ch. IX, § 5.

CHAPITRE IX.
Suite de la théorie de la république proprement dite; excellence politique de la classe moyenne ; diverses qualités sociales qu'elle seule présente ; elle est la véritable base de la république. Rareté excessive de cette forme de gouvernement.

§ 1. Quelle est la meilleure constitution ? Quelle est la meilleure organisation de la vie pour les États en général, et pour la majorité des hommes, sans parler ni de cette vertu qui dépasse les forces ordinaires de l'humanité, ni d'une instruction qui exige les dispositions naturelles et les circonstances les plus heureuses ; sans parler non plus d'une constitution idéale, mais en se bornant, pour les individus, à cette vie que la plupart peuvent mener, et pour les États, à ce genre de constitution qu'ils peuvent presque tous recevoir?

§ 2. Les aristocraties vulgaires dont nous voulons parler ici, ou sont en dehors des conditions de la plupart des États existants, ou se rapprochent de ce qu'on nomme la république. Nous examinerons donc ces aristocraties après la république, comme si elles ne formaient qu'un seul et même genre ; les éléments de notre jugement sur toutes deux sont parfaitement identiques.
Si nous avons eu raison de dire, dans la Morale, que le bonheur consiste dans l'exercice facile et permanent de la vertu, et que la vertu n'est qu'un milieu entre deux extrêmes, il s'ensuit nécessairement que la vie la plus sage sera celle qui se maintient dans ce milieu, en se contentant toujours de cette position moyenne que chacun est capable d'atteindre.

§ 3. C'est évidemment d'après les mêmes principes qu'on pourra juger de l'excellence ou des vices de l'État ou de la constitution; car la constitution est la vie même de l'État. Or, tout État renferme trois classes distinctes, les citoyens très riches, les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la position tient le milieu entre ces deux extrêmes. Puis donc que l'on convient que la modération et le milieu en toutes choses sont ce qu'il y a de mieux, il s'ensuit évidemment qu'en fait de fortunes, la moyenne propriété sera aussi la plus convenable de toutes.

§ 4. Elle sait en effet se plier plus aisément que toute autre aux ordres de la raison, qu'on écoute si difficilement quand on jouit de quelque avantage extraordinaire, en beauté, en force, en naissance, en richesse ; ou quand on souffre de quelque infériorité excessive, de pauvreté, de faiblesse et d'obscurité. Dans le premier cas, l'orgueil que donne une position si brillante pousse les hommes aux grands attentats; dans le second, la perversité se tourne aux délits particuliers; et les crimes ne se commettent jamais que par orgueil ou par perversité. Négligentes de leurs devoirs politiques dans le sein de la ville ou au sénat, les deux classes extrêmes sont également dangereuses pour la cité.

§ 5. Il faut dire encore qu'avec cette excessive supériorité que donnent l'influence de la richesse, un nombreux parti, ou tel autre avantage, l'homme ne veut ni ne sait obéir. Dès l'enfance, il contracte cette indiscipline dans la maison paternelle; et le luxe dont on l'a constamment entouré ne lui permet pas d'obéir, même à l'école. D'autre part, une extrême indigence ne dégrade pas moins. Ainsi, la pauvreté empêche de savoir commander, et elle n'apprend à obéir qu'en esclave; l'extrême opulence empêche l'homme de se soumettre à une autorité quelconque, et ne lui enseigne qu'à commander avec tout le despotisme d'un maître.

§ 6. On ne voit alors dans l'État que maîtres et esclaves, et pas un seul homme libre. Ici jalousie envieuse, là vanité méprisante, si loin l'une et l'autre de cette fraternité sociale qui est la suite de la bienveillance. Et qui voudrait d'un ennemi à ses côtés, même pour un instant de route ? Ce qu'il faut surtout à la cité, ce sont des êtres égaux et semblables, qualités qui se trouvent avant tout dans les situations moyennes; et l'État est nécessairement mieux gouverné quand il se compose de ces éléments, qui en forment, selon nous, la base naturelle.

§ 7. Ces positions moyennes sont aussi les plus sûres pour les individus : ils ne convoitent point alors, comme les pauvres, la fortune d'autrui; et leur fortune n'est point convoitée par autrui, comme celle des riches l'est ordinairement par l'indigence. On vit ainsi loin de tout danger, dans une sécurité profonde, sans former ni craindre de conspiration. Aussi le voeu de Phocylide était-il bien sage :
Une aisance modeste est l'objet de mes voeux.

§ 8. Il est évident que l'association politique est surtout la meilleure, quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d'elles séparément. En se rangeant de l'un ou de l'autre côté, elle rétablit l'équilibre et empêche qu'aucune prépondérance excessive ne se forme. C'est donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune médiocre, mais suffisant à tous leurs besoins. Partout où la fortune extrême est à côté de l'extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l'oligarchie pure, ou la tyrannie; la tyrannie sort du sein d'une démagogie effrénée, ou d'une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là. Plus tard, nous dirons pourquoi, quand nous parlerons des révolutions.

§ 9. Un autre avantage non moins évident de la moyenne propriété, c'est qu'elle est la seule qui ne s'insurge jamais. Là où les fortunes aisées sont nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions révolutionnaires. Les grandes cités ne doivent leur tranquillité qu'à la présence des fortunes moyennes, qui y sont si nombreuses. Dans les petites, au contraire, la masse entière se divise très facilement en deux camps sans aucun intermédiaire, parce que tous, on peut dire, y sont ou pauvres ou riches. C'est aussi la moyenne propriété qui rend les démocraties plus tranquilles et plus durables que les oligarchies, où elle est moins répandue, et a moins de part au pouvoir politique, parce que le nombre des pauvres venant à s'accroître, sans que celui des fortunes moyennes s'accroisse proportionnellement, l'État se corrompt et arrive rapidement à sa ruine.

§ 10. Il faut ajouter encore, comme une sorte de preuve à l'appui de ces principes, que les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne. Solon en faisait partie, ainsi que ses vers l'attestent ; Lycurgue appartenait à cette classe, car il n'était pas roi. Charondas et tant d'autres y étaient nés comme eux.
Ceci doit également nous faire comprendre pourquoi la plupart des gouvernements sont ou démagogiques ou oligarchiques; c'est que, la moyenne propriété y étant le plus souvent fort rare, et tous ceux qui y dominent, que ce soient d'ailleurs les riches ou les pauvres, étant toujours également éloignés du moyen terme, ils ne s'emparent du pouvoir que pour eux seuls, et constituent ou l'oligarchie ou la démagogie.

§ 11. En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui triomphe de ses ennemis, ne repose sur l'égalité et sur des droits communs. Comme il n'est que le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait nécessairement un des deux gouvernements extrêmes, démocratie ou oligarchie. C'est ainsi que les peuples mêmes qui tour à tour ont eu la haute direction des affaires de la Grèce, n'ont regardé qu'à leur propre constitution pour faire prédominer dans les États soumis à leur puissance, tantôt l'oligarchie, tantôt la démocratie, inquiets seulement de leurs intérêts particuliers, et pas le moins du monde des intérêts de leurs tributaires.

§ 12. Aussi n'a-t-on jamais vu entre ces extrêmes de vraie république, ou du moins, en a-t-on vu rarement et pour bien peu de temps. Il ne s'est rencontré qu'un seul homme, parmi tous ceux qui jadis arrivèrent au pouvoir, qui ait établi une constitution de ce genre; et dès longtemps les hommes politiques ont renoncé dans les États à chercher l'égalité; ou bien l'on tâche de s'emparer du pouvoir, ou bien l'on se résigne à l'obéissance quand on n'est pas le plus fort.
Ces considérations suffisent pour montrer quel est le meilleur gouvernement, et ce qui en fait l'excellence.

§ 13. Quant aux autres constitutions, qui sont les diverses formes de démocraties et d'oligarchies admises par nous, il est facile de voir dans quel ordre on doit les classer; celle-ci la première, celle-là la seconde, et ainsi de suite, selon qu'elles sont meilleures ou moins bonnes, comparativement au type parfait que nous avons esquissé. Nécessairement elles seront d'autant meilleures qu'elles se rapprocheront davantage du moyen terme, d'autant moins bonnes qu'elles en seront plus éloignées. J'excepte toujours les cas spéciaux, et j'entends par là que telle constitution, bien que préférable en soi, est cependant moins bonne que telle autre pour un peuple particulier.

§ 3. Dans la Morale. Voir plus haut la même théorie, au commencement du IVe (70) livre. Le passage auquel Aristote se réfère est dans la Morale à Nicomaque, liv. II, ch. VI, § 7, p. 36 de ma traduction.


§ 4. Elle sait en effet. Il faut bien remarquer que dans cette discussion sur la classe moyenne, Aristote vante surtout ses vertus d'obéissance; et il a parfaitement raison. Quant aux vertus de commandement, qui sont tout autrement précieuses, elles sont aussi tout autrement rares que les premières. Voir Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, liv. II, ch. XI.

§ 6. Ce sont des êtres égaux. Ce principe qu'Aristote a répété dans tout le cours de son ouvrage, suffirait seul pour repousser les accusations dont il a été l'objet. Un partisan de la tyrannie ou de la monarchie absolue ne réclamerait  pas l'égalité comme base nécessaire de l'Etat. Voir la préface, et  liv. III, ch. VIII.

§ 7. Les plus sûres. Dans le récit d'Er l'Arménien, l'âme d'Ulysse aux enfers choisit la vie tranquille d'un simple particulier, République de Platon liv. X, page 292, traduction de M. V. Cousin.
Phocylide, de Milet, poéte gnomique, était contemporain de Solon. Il nous reste sous son nom un recueil de sentences en vers; mais on doute que ce recueil soit authentique. Phocylide est un des plus anciens moralistes de la Grèce, si ce n'est même le plus ancien.

§ 8. Plus tard. Voir le VIIIe (5e) livre, ch. 1 et suiv.

§ 9. Les grandes cités. On pourrait dire que de nos jours c'est tout le contraire : les capitales sont en général le foyer des révolutions.

 § 10. Lycurgue. On peut contester cette assertion d'Aristote. Lycurgue, sans être roi, appartenait aux classes élevées, puisqu'à défaut de son neveu Charilaüs, dont il fut le tuteur, il devait monter sur le trône.

§ 11. La haute direction des affaires. Les Lacédémoniens et les Athéniens. Aristote a fait plusieurs fois cette observation dans le cours de son ouvrage. Voir liv. VIII° (5e), ch. VI, dernier paragraphe.

§ 12. Un seul homme. On ne s'accorde point sur le personnage qu'Aristote entend désigner ici; on a nommé Gélon de Syracuse, Théopompe de Lacédémone, Clisthène,etc.Schneider voulait que ce fût Thésée. Voir plus haut, liv. II, ch. IXx, § 2. Au IIe livre, ch. IV, Aristote a fait l'analyse de la constitution de Phaléas, fondée sur l'égalité; peut-être s'agit-il ici de ce législateur; mais on ignore si Phaléas a personnellement gouverné. M. Goettling pense qu'il s'agit de Pittacus de Mitylène.

§ 13. Que nous avons esquissé. Ceci suppose encore qu'il a été antérieurement question du gouvernement parfait. Voir, dans ce livre, chapitre v, § 10, et l'appendice.

CHAPITRE X.
Principes généraux applicables à ces diverses espèces de gouvernement. Qualité et quantité des citoyens jouissant des droits politiques ; il est nécessaire de combiner avec équité les divers éléments de l'État, et de leur faire à chacun leur part; ruses de l'oligarchie ; ruses contraires de la démocratie ; règles à suivre envers les pauvres. Considérations historiques; importance toujours croissante de l'infanterie, tirée des rangs du peuple.

§ 1. Passons à une question qui tient de bien près à toutes celles-là; c'est celle de l'espèce et de la nature du gouvernement selon les peuples à gouverner. Un premier principe général s'applique à tous les gouvernements : toujours la portion de la cité qui veut le maintien des institutions doit être plus forte que celle qui en veut le renversement. Dans tout État, il faut distinguer deux objets : la quantité et la qualité des citoyens. Par qualité, j'entends la liberté, la richesse, les lumières, la naissance; par quantité, j'entends la prépondérance numérique.

§ 2. La qualité peut appartenir à telle portion des éléments politiques, et la quantité se trouver dans telle autre. Ainsi, les gens sans naissance peuvent être plus nombreux que ceux de naissance illustre; les pauvres, plus nombreux que les riches, sans toutefois que la supériorité du nombre puisse compenser la différence en qualité. Aussi, doit-on tenir bien compte de ces rapports proportionnels. Partout où, même ce rapport étant gardé, la multitude des pauvres a la supériorité, la démocratie s'établit naturellement avec toutes ses combinaisons diverses, suivant l'importance relative de chaque partie du peuple. Par exemple, si les laboureurs sont les plus nombreux, c'est la première de toutes les démocraties; si les artisans et les mercenaires sont en plus grand nombre, c'est la dernière; les autres espèces se classent également entre ces deux extrêmes.

§ 3. Partout où la classe riche et distinguée l'emporte plus en qualité. qu'elle ne le cède en nombre, l'oligarchie se constitue de la même manière avec toutes ses nuances, selon la tendance particulière de la masse oligarchique qui l'emporte. Mais le législateur ne doit jamais avoir en vue que la moyenne propriété. S'il fait des lois oligarchiques, c'est à elle qu'il doit penser; s'il fait des lois démocratiques, c'est encore elle qu'il doit ranger à ces lois.

§ 4. La constitution n'est solide que là où la classe moyenne l'emporte en nombre sur les deux classes extrêmes, ou du moins sur chacune d'elles. Les riches n'ourdiront jamais contre elle de complots bien redoutables de concert avec les pauvres ; car riches et pauvres redoutent également le joug qu'ils s'imposeraient mutuellement. Que s'ils veulent un pouvoir d'intérêt général, ils ne pourront le trouver que dans la classe moyenne. La défiance réciproque qu'ils ont entre eux les empêchera toujours de s'arrêter à un pouvoir alternatif; on ne se fie jamais qu'à un arbitre; et l'arbitre ici, c'est la classe intermédiaire. Plus la combinaison politique qui forme l'État est parfaite, plus la constitution a des chances de durée.

§ 5. Presque tous les législateurs, même ceux qui ont voulu fonder des gouvernements aristocratiques, ont commis deux erreurs à peu près égales : d'abord en accordant trop aux riches; puis en trompant les classes inférieures. Avec le temps nécessairement il sort toujours d'un faux bien un mal véritable; car l'ambition des riches a ruiné plus d'États que l'ambition des pauvres.

§ 6. Les artifices spécieux dont on prétend leurrer le peuple en politique s'appliquent à cinq objets : l'assemblée générale, les magistratures, les tribunaux, la possession des armes, et les exercices du gymnase. Pour l'assemblée générale, on donne à tous les citoyens le droit d'y assister; mais on a soin d'imposer aux riches une amende s'ils ne s'y rendent pas, et cette amende ne s'applique qu'à eux seuls, ou du moins elle est beaucoup plus forte contre eux que contre les pauvres; pour les magistratures, on interdit aux riches qui ont le cens, la faculté de les refuser, et on la laisse aux pauvres; pour les tribunaux, on prononce une amende contre les riches qui s'abstiennent de juger, et on accorde l'impunité aux pauvres; ou bien l'amende est énorme pour ceux-là et n'est presque rien pour ceux-ci, comme dans les lois de Charondas.

§ 7. Quelquefois il suffit d'avoir été inscrit sur les registres civiques, pour avoir entrée à l'assemblée générale et au tribunal; mais, une fois inscrit, si l'on manque à ces deux devoirs, on est passible d'une amende effrayante. Elle a pour but de faire qu'on s'abstienne de s'inscrire; et, comme l'on n'est pas inscrit, l'on ne fait alors partie ni du tribunal ni de l'assemblée. Mêmes systèmes de lois pour la possession des armes, pour les exercices gymnastiques : on permet aux pauvres de n'être point armés; on punit d'une amende les riches qui ne le sont pas; pour les gymnases, point d'amende contre les pauvres, amende contre les riches qui ne s'y rendent point : ceux-ci y vont, crainte de l'amende; les autres n'y paraissent jamais, parce qu'ils n'ont point à la redouter.
Telles sont les ruses mises en usage par les lois dans les constitutions oligarchiques.

§ 8. Dans les démocraties, le système de ruse est tout à fait opposé : indemnité au pauvres qui assistent au tribunal et à l'assemblée générale; impunité pour les riches qui n'y vont pas.
Pour que la combinaison politique soit équitable, il faut évidemment emprunter quelque chose aux deux systèmes contraires : salaire pour les pauvres et amende pour les riches. Tous alors, sans exception, prennent part aux affaires de l'État; autrement, le gouvernement n'appartient jamais qu'aux uns à l'exclusion des autres. Le corps politique ne doit être composé que de citoyens armés. Quant au cens, il n'est guère possible d'en fixer la quotité d'une manière absolue et invariable ; mais il faut lui donner la base la plus large qu'il puisse recevoir, pour que le nombre de ceux qui ont part au gouvernement dépasse le nombre de ceux qui en sont exclus.

§ 9. Les pauvres, même quand on leur refuse l'honneur des fonctions publiques, ne réclament pas et restent tranquilles, pourvu qu'on ne vienne pas les outrager et lès dépouiller du peu qu'ils possèdent. Cette équité envers les pauvres n'est pas, du reste, chose du tout facile; car les chefs du gouvernement ne sont pas toujours les plus doux des hommes. En temps de guerre, les pauvres, par suite de leur indigence, resteront dans l'inaction, à moins que l'État ne les nourrisse ; mais si l'on veut les entretenir, ils marcheront volontiers au combat.

§ 10. Dans quelques États, il suffit, non pas seulement de porter les armes, mais même de les avoir portées, pour jouir du droit de cité. A Malie, le corps politique se compose de tous les guerriers; et l'on ne choisit les magistrats que parmi ceux qui font partie de l'armée. Les premières républiques qui, chez les Grecs, succédèrent aux royautés, n'étaient formées que de guerriers portant les armes. Dans l'origine même, tous les membres du gouvernement étaient des cavaliers ; car la cavalerie faisait alors toute la force des armées et assurait le succès dans les combats. De fait, l'infanterie, quand elle est sans discipline, est de peu de secours. Dans ces temps reculés, on ne connaissait point encore par expérience toute la puissance de la tactique pour les fantassins, et l'on plaçait toutes ses ressources dans la cavalerie.

§ 11. Mais à mesure que les États s'étendirent, et que l'infanterie prit plus d'importance, le nombre des hommes jouissant des droits politiques s'accrut dans une égale proportion. Aussi, nos ancêtres appelaient-ils démocratie ce que nous nommons aujourd'hui république. Ces antiques gouvernements étaient, à vrai dire, des oligarchies ou des royautés ; les hommes y étaient trop rares pour que la classe moyenne y fût considérable. Peu nombreux, et soumis d'ailleurs à un ordre sévère, ils savaient supporter mieux le joug de l'obéissance.

§ 12. En résumé, nous avons vu pourquoi les constitutions sont si multiples, pourquoi il en existe encore d'autres que celles que nous avons nommées, la démocratie, ainsi que le reste des gouvernements, ayant beaucoup de nuances diverses ; nous avons ensuite étudié les différences de ces constitutions et les causes qui les amènent; enfin nous avons vu quelle était la forme politique la plus parfaite, à parler d'une manière générale, et quelle était la meilleure relativement aux peuples à constituer.

§ 2. Avec toutes ses combinaisons diverses. Voir plus haut, ch. IV, §1.

§ 5. En accordant trop aux riches. Il est difficile, après une déclaration aussi nette, de comprendre comment Rousseau a pu se tromper sur la véritable pensée d'Aristote ; Contrat Social, liv. III, ch. V.

§ 6. Les exercices du gymnase. Nous ne sentons plus cette importance politique que les anciens législateurs attachaient à la gymnastique. Les gouvernements s'inquiètent aujourd'hui fort peu que les populations naissent contrefaites et rachitiques. L'hygiène publique est, de nos jours, une affaire de police dont on s'occupe à peine; chez les anciens, c'était une affaire constitutionnelle. La force physique est peut-être moins nécessaire dans la civilisation actuelle; mais la santé l'est toujours autant. Au reste, dans tout ce qui touche à l'individu, les droits du gouvernement, jadis si étendus, sont aujourd'hui à peu près nuls; et c'est peut-être un malheur. On ne peut douter que, si la gymnastique venait à renaître réellement parmi nous, comme semblent l'annoncer quelques essais fort louables, la loi ne dùt en régler l'usage dans les établissements publics, comme elle a réglé le cours des études dans les lycées, et certains exercices corporels dans les écoles militaires.

§ 6. Dans les Lois de Charondas. Voir liv. II, ch. IX, § 5.

§ 8. Que de citoyens armés. L'État ne pouvait vivre autrement, menacé au dedans par les esclaves qu'il renfermait, au dehors par ses voisins jaloux.

§ 10. A Malie. Les Maliens habitaient près du mont OEta, sur les bords du Sperchius; ils étaient renommés pour leur courage; et leur adresse comme frondeurs n'était pas moins célèbre. Voir Ott. Müller, die Dorier, t. I, p. 43.

§ 11. La classe moyenne. Le même phénomène s'est reproduit dans nos sociétés modernes ; la classe moyenne s'y est constamment accrue; et  le gouvernement est d'autant plus stable qu'elle est plus nom breuse.

CHAPITRE XI.
Théorie des trois pouvoirs dans chaque espèce de gouvernement législatif, ou l'assemblée générale ; exécutif, ou les magistrats ; et judiciaire, ou les tribunaux. - Organisation du pouvoir législatif; ses nuances diverses dans la démocratie, dans l'oligarchie. Des sentences judiciaires laissées à la décision de l'assemblée générale; vices du système actuel.

§ 1. Reprenons maintenant l'étude de tous ces gouvernements en masse et un à un, en remontant, pour ce qui va suivre, aux principes mêmes sur lesquels tous les gouvernements reposent.
Dans tout État, il est trois parties, dont le législateur, s'il est sage, s'occupera, par-dessus tout, à bien régler les intérêts. Ces trois parties une fois bien organisées, l'État tout entier est nécessairement bien organisé lui-même ; et les États ne peuvent différer réellement que par l'organisation différente de ces trois éléments. Le premier de ces trois objets, c'est l'assemblée générale délibérant sur les affaires publiques; le second, c'est le corps des magistrats, dont il faut régler la nature, les attributions et le mode de nomination ; le troisième, c'est le corps judiciaire.

§ 2. L'assemblée générale décide souverainement de la paix et de la guerre, de la conclusion et de la rupture des traités; elle fait les lois, prononce la peine de mort, l'exil, la confiscation, et reçoit les comptes des magistrats. Il faut ici nécessairement prendre un des deux partis suivants : ou laisser toutes les décisions au corps politique tout entier, ou les attribuer toutes à une minorité, par exemple à une ou plusieurs magistratures spéciales ; ou bien les partager, et attribuer celles-ci à tous les citoyens, celles-là à quelques-uns seulement.

§ 3. L'attribution générale est de principe démocratique ; car la démocratie recherche surtout ce genre d'égalité. Mais il se présente ici plusieurs manières d'admettre l'universalité des citoyens à la jouissance des droits de l'assemblée publique. D'abord, ils peuvent délibérer par section, comme dans la république de Téléclès de Milet, et non point en masse. Souvent toutes les magistratures se réunissent pour délibérer ; mais comme elles sont temporaires, tous les citoyens y arrivent à tour de rôle, jusqu'à ce que toutes les tribus et les fractions les plus petites de la cité y aient successivement passé. Le corps entier des citoyens ne se réunit alors que pour sanctionner les lois, régler les affaires relatives au gouvernement lui-même, et entendre promulguer les décrets des magistrats.

§ 4. On peut, en second lieu, tout en admettant la réunion en masse, ne la provoquer que dans les cas suivants : l'élection des magistrats, la sanction législative, la paix ou la guerre, et les comptes publics. On abandonne alors le reste des affaires aux magistratures spéciales, dont les membres sont d'ailleurs, ou électifs ou désignés par le sort, sur l'universalité des citoyens. On peut aussi, en conservant l'assemblée générale pour l'élection des magistratures ordinaires, pour les comptes publics, pour la paix ou les alliances, ne laisser les autres affaires, où l'expérience et les lumières sont indispensables, qu'à des magistrats spécialement choisis pour en connaître.

§ 5. Reste enfin un quatrième mode, où l'assemblée générale a toutes les attributions sans exception, et où les magistrats, ne pouvant rien décider souverainement, n'ont que la proposition des lois. C'est là le dernier degré de la démagogie, telle qu'elle existe de nos jours, correspondant, comme nous l'avons dit, à l'oligarchie violente et à la monarchie tyrannique.
Ces quatre modes possibles d'assemblée générale sont tous démocratiques.

§ 6. Dans l'oligarchie, la décision de toutes les affaires est confiée à une minorité; et ce système admet aussi plusieurs nuances. Si le cens est fort modéré et qu'un assez grand nombre de citoyens puissent, par cette modicité même, y atteindre; si l'on respecte religieusement les lois, sans jamais les violer, et que tout individu payant le cens ait part au pouvoir, l'institution est bien toujours oligarchique dans son principe, mais, par la douceur des formes, elle devient républicaine. Si au contraire tous les citoyens ne peuvent pas prendre part aux délibérations, mais que tous les magistrats soient élus et observent les lois, le gouvernement est oligarchique comme le premier. Mais si la minorité, maîtresse souveraine des affaires générales, se recrute elle seule et par voie d'hérédité, et si elle est au-dessus des lois, c'est nécessairement le dernier terme de l'oligarchie.

§ 7. Quand la décision de certains objets, tels que la paix et la guerre, est remise à quelques magistrats, le droit d'entendre les comptes généraux de l'État étant laissé à la masse des citoyens, et que ces magistrats ont la décision des autres affaires, étant d'ailleurs électifs ou désignés par le sort, le gouvernement est aristocratique ou républicain. Si l'on a recours à l'élection pour certaines affaires, et pour quelques autres à la voie du sort, soit sur la masse, soit sur une liste de candidats; ou bien si l'élection et le sort s'appliquent à l'universalité des citoyens, le système est en partie républicain et aristocratique, et en partie purement républicain.
Telles sont toutes les modifications que peut recevoir l'organisation du corps délibérant; et chaque gouvernement l'organise selon les conditions que nous venons d'indiquer.

§ 8. Dans la démocratie, et surtout dans ce genre de démocratie qu'on croit aujourd'hui digne de ce nom à plus juste titre que toutes les autres, en d'autres termes, dans la démocratie oit la volonté du peuple est au-dessus de tout, même des lois, il serait bon, dans l'intérêt des délibérations, d'adopter le système des oligarchies pour les tribunaux. L'oligarchie se sert de l'amende pour forcer de venir au tribunal ceux dont la présence lui semble y être nécessaire. La démocratie, qui donne une indemnité aux pauvres pour les fonctions judiciaires, devrait suivre aussi la même méthode pour les assemblées générales. La délibération ne peut que gagner à ce que tous les citoyens en masse y prennent part, la foule s'éclairant des lumières des gens distingués, et ceux-ci profitant des instincts de la foule. On pourrait encore avec avantage prendre un nombre égal de votants de part et d'autre, en procédant à leur désignation par l'élection ou par le sort. Enfin, dans le cas où le peuple l'emporterait excessivement en nombre sur les hommes politiquement capables, on pourrait accorder l'indemnité, non à tous, mais seulement à autant de pauvres qu'il y aurait de riches, et éliminer tout le reste.

§ 9. Dans le système oligarchique, il faut, ou choisir à l'avance quelques individus dans la masse, ou constituer une magistrature, qui, du reste, existe déjà dans quelques États, et dont les membres se nomment Commissaires et Gardiens des lois. L'assemblée publique ne s'occupe alors que des objets préparés par ces magistrats. C'est un moyen de donner à la masse voix délibérative dans les affaires, sans qu'elle puisse en rien porter atteinte à la constitution. Il est possible encore de n'accorder au peuple que le droit de sanctionner ainsi les décrets qui lui sont présentés, sans qu'il puisse jamais décider en sens contraire. Enfin l'on peut accorder à la masse voix consultative, en laissant la décision suprême aux magistrats.

§ 10. Quant aux condamnations, il faut prendre le contre-pied de l'usage maintenant adopté dans les républiques. La décision du peuple doit être souveraine quand il absout; elle ne doit pas l'être quand il condamne; et il faut dans ce dernier cas en référer aux magistrats. Le système actuel est détestable : la minorité peut souverainement absoudre; mais quand elle condamne, elle abdique sa souveraineté, et a toujours soin d'en référer au jugement du peuple entier.

§ 11. Je m'arrête ici en ce qui concerne le corps délibérant, c'est-à-dire le véritable souverain de l'État.

§ 1. Le premier. Voilà la théorie des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire; il n'est pas besoin de la recommander à l'attention du lecteur. Montesquieu (livre Xl, ch. VI) l'a un peu changée, et il a omis de rappeler qu'elle était due à Aristote. Voir ci-dessus, liv. IV (7), ch. VI, § 1. Voir la discussion sur Montesquieu dans la préface.

§ 3. Téléclès de Milet. Cc person nage n'est connu que par ce passage d'Aristote. Est-ce un législateur ? Est-ce un simple théoricien ?

§ 5. Comme nous l'avons dit. Voir plus haut, ch. IV, § 5.

§ 6. Payant le cens. Voit Boechh, Écon. pol. des Athén., liv. III,  ch. XI. Le cens est la question essentielle partout où il est admis.

§ 8. Même des lois. Voir plus haut, liv. VI (4), ch. IV, § 7, un passage analogue.
 

CHAPITRE XII.
Du pouvoir exécutif, ou de l'organisation des magistratures. Difficultés de cette question ; idée générale du magistrat; son caractère distinctif ; différence des grands et des petits États ; dans les uns, on peut diviser les magistratures ; dans les autres, il faut souvent les réunir en une seule main. Les magistratures varient avec les constitutions; combinaisons différentes suivant lesquelles on peut les établir ; les électeurs, les éligibles ; le mode de nomination; nuances diverses suivant les diverses constitutions.

§ 1. La question qui suit celle de l'organisation de l'assemblée générale, c'est la question de la répartition des magistratures. Ce second élément du gouvernement ne présente pas moins de variétés que le premier, sous le rapport du nombre des pouvoirs, de leur étendue et de leur durée. Cette durée est tantôt de six mois, ou même moins longue, tantôt d'une année ou davantage. Les pouvoirs doivent-ils être conférés à vie et à longues échéances, ou suivant un système différent? Faut-il qu'un même individu puisse en être revêtu à plusieurs reprises, ou bien seulement une fois, sans jamais pouvoir y aspirer une seconde ?

§ 2. Et quant à la composition même des magistratures, quels en seront les membres? Qui les nommera? Dans quelle forme les nommera-t-on? Il faut connaître toutes les solutions possibles de ces diverses questions, et les appliquer ensuite, selon le principe et l'utilité des différents gouvernements. Il est d'abord assez embarrassant de préciser ce qu'on doit entendre par magistratures. L'association politique exige bien des sortes de fonctionnaires, et l'on aurait tort de considérer comme de vrais magistrats tous ceux qui reçoivent quelque pouvoir, soit par l'élection, soit par la voie du sort. Les pontifes, par exemple, ne sont-ils pas tout autre chose que des magistrats politiques? Les chorèges, les hérauts, les ambassadeurs ne sont-ils pas aussi des fonctionnaires électifs?

§ 3. Mais certaines charges sont toutes politiques, et agissent dans un ordre spécial de faits, ou sur le corps entier des citoyens : le général, par exemple, commande à tous les membres de l'armée; ou bien sur une portion seulement de la cité : telles sont les charges d'inspecteur des femmes ou des enfants. D'autres fonctions sont, on peut dire, d'économie publique; par exemple, celles d'intendant des vivres, qui sont aussi électives. D'autres enfin sont serviles, et on les confie à des esclaves, quand l'État est assez riche pour les payer. D'une manière générale, les seules véritables magistratures sont les fonctions qui donnent le droit de délibérer sur certains objets, de décider et d'ordonner. J'appuie surtout sur cette dernière condition; car ordonner est le caractère réellement distinctif de l'autorité. Ceci d'ailleurs n'importe pour ainsi dire en rien dans l'usage ordinaire; on n'a jamais disputé sur la dénomination des magistrats, et c'est un point de controverse purement théorique.

§ 4. Quelles sont les magistratures essentielles à l'existence de la cité ? Quel en est le nombre ? Quelles sont les magistratures qui, sans être indispensables, contribuent cependant à une bonne organisation de l'État ? Voilà des questions qu'on peut s'adresser à l'égard d'un État quelconque, quelque petit d'ailleurs qu'il puisse être. Dans les grands États, chaque magistrature peut et doit avoir des attributions qui lui sont toutes spéciales. La multitude des citoyens permet de multiplier les fonctionnaires. Dès lors, certains emplois ne sont obtenus par le même individu qu'à de longs intervalles, et quelques-uns ne le sont même jamais qu'une seule fois. On ne peut nier que chaque emploi ne soit bien mieux rempli, quand la sollicitude du magistrat est ainsi limitée à un seul objet, au lieu de s'étendre à une foule d'objets divers.

§ 5. Dans les petits États, au contraire, il faut concentrer bien des attributions diverses dans quelques mains; les citoyens sont trop rares pour que le corps des magistrats puisse être nombreux. Où trouver en effet des remplaçants ? Les petits États ont souvent besoin des mêmes magistratures, des mêmes lois que les grands; seulement, dans les uns, les fonctions reviennent fréquemment aux mêmes mains; dans les autres, cette nécessité ne se reproduit que de loin à loin . Mais rien n'empêche de confier à un même homme plusieurs fonctions à la fois, pourvu que ces fonctions ne se contrarient point entre elles. La pénurie des citoyens force nécessairement à multiplier les attributions des emplois; et l'on peut alors comparer les emplois publics à ces instruments à plusieurs fins, qui servent en même temps de lances et de flambeaux.

§ 6. Nous pourrions d'abord déterminer le nombre des emplois indispensables dans tout État, et de ceux qui, sans être aussi absolument nécessaires, lui font cependant besoin. En partant de cette donnée, il serait facile de découvrir quels sont ceux que l'on peut réunir sans danger en une seule main. Il faudrait distinguer encore avec soin ceux dont un même magistrat peut être chargé suivant les localités, et ceux qui pourraient être, en tous lieux, réunis sans inconvénient. Ainsi, en fait de police urbaine, est-il nécessaire d'établir un magistrat spécial pour la surveillance du marché public, un autre magistrat pour tel autre lieu? Ou bien ne faut-il qu'un magistrat unique pour la cité entière ? La division des attributions doit-elle se régler sur les choses ou sur les personnes ? Je veux dire : faut-il qu'un fonctionnaire, par exemple, soit chargé de toute la police urbaine, et un autre de la surveillance des femmes et des enfants ?

§ 7. En envisageant la question par rapport à la constitution, on peut demander si, dans chaque système politique, l'espèce des fonctions est différente, ou si elle reste partout identique. Ainsi, dans la démocratie, dans l'oligarchie, l'aristocratie, la monarchie, les hautes magistratures sont-elles les mêmes, bien qu'elles ne soient pas confiées à des individus égaux ni même à des individus semblables? Mais ne varient-elles pas avec les divers gouvernements? Dans l'aristocratie, par exemple, ne sont-elles pas remises aux gens éclairés ? dans l'oligarchie, aux gens riches, et dans la démocratie, aux hommes libres ? Quelques-unes des magistratures ne doivent-elles pas être organisées sur ces bases diverses ? Ou bien, n'est-il pas des cas où il est bon qu'elles soient les mêmes de part et d'autre? N'en est-il pas où il est bon qu'elles soient différentes? Ne convient-il pas qu'avec les mêmes attributions, leur pouvoir soit tantôt restreint et tantôt fort étendu ?

§ 8. Il est certain que quelques magistratures sont exclusivement spéciales à un système : telle est celle de commissions préparatoires, si contraires à la démocratie, qui exige un sénat. Il n'est pas moins sûr qu'il faut des fonctionnaires analogues chargés de préparer les délibérations du peuple, afin d'épargner son temps. Mais si ces fonctionnaires sont en petit nombre, l'institution est oligarchique ; et comme des commissaires ne peuvent jamais être fort nombreux, l'institution appartient essentiellement à l'oligarchie. Mais partout où il existe simultanément un comité et un sénat, le pouvoir des commissaires est toujours au-dessus de celui des sénateurs. Le sériât est de principe démocratique; le comité, de principe oligarchique. Le pouvoir du sénat est encore annulé dans les démocraties où le peuple s'assemble en masse, pour décider lui-même de toutes les affaires.

§ 9. Le peuple prend ordinairement ce soin quand il est riche, ou bien quand une indemnité rétribue sa présence à l'assemblé générale ; alors, grâce au loisir dont il jouit, il se réunit fréquemment et juge de tout par lui-même. La pédonomie, la gynéconomie, ou toute autre magistrature spécialement chargée de surveiller la conduite des enfants et des femmes, est d'institution aristocratique, et n'a rien de populaire. Comment, en effet, défendre aux femmes pauvres de se montrer hors de leur maison ? Elle n'a rien non plus d'oligarchique; car comment empêcher le luxe des femmes dans l'oligarchie?

§ 10. Du reste, je ne pousserai pas plus loin ces considérations. Mais nous essayerons maintenant de traiter à fond de l'établissement des magistratures.
Les différences ne peuvent porter que sur trois termes divers dont les combinaisons doivent donner tous les modes possibles d'organisation. Ce trois termes sont : d'abord les électeurs, en second lieu les éligibles, enfin le mode de nomination. Ces termes peuvent se présenter tous trois sous trois aspects différents. Le droit de nommer les magistrats appartient, ou à l'universalité des citoyens, on seulement à une classe spéciale. L'éligibilité est, ou le droit de tous, ou un privilège attaché, soit au cens, soit à la naissance, soit au mérite, soit à tel autre avantage. Par exemple, à Mégare, le droit était réservé à ceux qui avaient conspiré et combattu pour détruire la démocratie. Enfin le mode de nomination peut varier du sort à l'élection.

§ 11. D'autre part, il peut y avoir combinaison de ces modes deux à deux, et je veux dire par là que telles magistratures peuvent être nommées par une classe spéciale, en même temps que telles autres le seront par l'universalité des citoyens ; ou bien que l'éligibilité sera pour les unes un droit général, en même temps qu'elle sera un privilège pour certaines autres ; ou enfin, celles-ci seront nommées au sort, celles-là par élection. Chacune de ces trois combinaisons peut offrir quatre modes : 1° tous les magistrats pris dans l'universalité des citoyens par la voie de l'élection ; 2° tous les magistrats pris dans l'universalité des citoyens par la voie du sort; 3° et 4° et l'éligibilité étant appliquée à tous les citoyens à la fois, ce peut être, ou successivement par tribus, par cantons, par phratries, de manière que toutes les classes y passent à leur tour; 5° et 6° ou bien l'éligibilité peut être toujours appliquée à tous les citoyens en masse, l'un de ces modes étant adopté pour certaines fonctions, l'autre mode l'étant pour quelques autres. D'autre part, le droit de nommer étant le privilège de quelques citoyens, les magistrats peuvent être pris : 7° sur le corps entier des citoyens, par la voie de l'élection ; 8° sur le corps entier des citoyens, par la voie du sort; 9° sur une portion des citoyens, par la voie de l'élection ; 10° sur une portion des citoyens, par la voie du sort; 11° on peut enfin nommer à certaines fonctions suivant la première forme ; 12° à certaines autres, suivant la seconde, c'est-à-dire, appliquer au corps entier des citoyens le choix -pour certaines fonctions, le sort pour certaines autres. Voilà donc douze modes d'établissement pour les magistratures, sans compter encore les combinaisons mi-parties.

§ 12. De tous ces modes d'organisation, deux seulement sont démocratiques : c'est l'éligibilité à toutes les magistratures accordée à tous les citoyens, éligibilité au sort, éligibilité à l'élection ; ou simultanément, telle fonction au sort, telle autre à l'élection. Si tous les citoyens sont appelés à nommer, non pas en masse, mais successivement, et que la nomination se fasse, soit sur l'universalité des citoyens, soit parmi quelques privilégiés, par le sort ou par l'élection, ou par ces deux voies en même temps; ou bien, si telles magistratures sont prises sur la masse des citoyens, et telles autres réservées à quelques classes spéciales, pourvu que. ce soit par les deux modes à la fois, c'est-à-dire, le sort pour les unes et le choix pour les autres, l'institution est républicaine. Si le droit de nomination dans l'universalité des citoyens appartient à quelques-uns seulement, et que les magistratures soient données les unes par le sort, les autres par l'élection, ou par ces deux voies réunies, le sort et l'élection, l'institution est oligarchique ; mais le second mode l'est encore plus que le premier.

§ 13. Si l'éligibilité appartient à tous pour certaines fonctions, et à quelques-uns seulement pour certaines autres, soit au sort, soit à l'élection, le système est républicain et aristocratique. La nomination et l'éligibilité réservées à une minorité constituent un système oligarchique, s'il n'y a pas de réciprocité entre tous les citoyens, soit qu'on emploie le sort ou les deux modes simultanément. Mais si les privilèges nomment sur l'universalité des citoyens, le système n'est plus oligarchique. Le droit d'élection accordé à tous avec l'éligibilité à quelques-uns est un système aristocratique.

§ 14. Tel est le nombres des combinaisons possibles, suivant les espèces diverses des constitutions. On pourra voir aisément quel système il convient d'appliquer aux différents États, quel mode d'établissement il faut adopter pour les magistratures, et quelles attributions il faut leur accorder. J'entends par attributions d'une magistrature, par exemple, qu'on charge celle-ci des revenus de l'État, celle-là de sa défense. Les attributions peuvent être fort variées, depuis le commandement des armées jusqu'à la juridiction relative aux contrats passés sur le marché public.

§ 2. Les choréges. Ceux qui faisaient les dépenses des chœurs de musique ou de danse, dans les pièces  de théàtre, pour les fêtes publiques.

§ 5. Ces instruments à plusieurs fins. C'étaient apparemment des lances au bout desquelles pouvait s'adapter une lanterne. Aristote se sert encore de ce mot, Des Parties des Animaux, livre IV, ch. VI, p. 683, a, 25, éd. de Berlin. Voir l'Onom. de J. Pollux, liv. X,  ch. CXVIII; et plus haut, liv. 1,  ch. 1, § 5. J'ai dû paraphraser un  peu le texte, afin de le rendre parfaitement clair.

§ S. De commissions préparatoires. Aristote veut sans doute ici rappeler les Rapporteurs établis par l'oligarchie des Quatre-Cents à Athènes, la première année de la XCIIe olympiade, l'an 411 avant  J.-C. Ce fut après la défaite de  Sicile.

§ 10. A Mégare, ville dorienne, entre l'Attique et l'isthme de Corinthe. Aristote parle encore de cette république et des révolutions qu'elle a subies, livre VIII (5), ch. II, § 6, et ch. IV, § 3. Dans la Poétique, ch. III, § 4, page 14 de ma traduction, il rappelle aussi la démocratie de Mégare. L'événement auquel il fait allusion remonte à la troisième année de la LXXXIIIe olympiade, 446 ans avant J.-C.
§ 11. Combinaison de ces modes. Tout ce passage est d'une conception assez difficile. M. Goettling, pour l'éclaircir, a dressé un tableau dont je donnerai ici l'analyse. Il a bien saisi, selon moi, le sens de cette nomenclature semi-politique, semi-arithmétique.
Aristote reconnaît d'abord trois divisions principales. Ce sont :
1° Les électeurs ;
2° Les éligibles;
3° Le mode de nomination.
Chacune de ces divisions principales peut subir trois modifications :
Les électeurs peuvent être : (A) le corps entier des citoyens, (B) certaine classe privilégiée, (C) ou enfin le corps entier des citoyens pour certaines fonctions, et une classe privilégiée pour certaines autres.
Les éligibles peuvent présenter les mêmes diversités : (A') (B') (C'). Le mode de nomination peut être : (A") le sort, (B") l'élection, (C") ou enfin l'élection pour certaines fonctions, et le sort pour certaines autres.
Chacune de ces modifications peut admettre quatre nuances distinctes :
Ainsi, pour les électeurs,
La première modification est que le corps entier des citoyens ait le droit d'élire. En partant de cette base, voici les quatre nuances :
a') Tous les citoyens étant électeurs, ils prennent les éligibles sur le corps entier des citoyens, par le choix.
b') Id. id, id., par le sort.
c') Tous les citoyens étant électeurs, ils prennent les éligibles dans certaines classes privilégiées, par le choix.
(d') Ici. id. id. id., par le sort.
La seconde modification suppose que les électeurs forment une classe privilégiée. En partant de cette base, voici quatre nouvelles nuances :
(a") Electeurs privilégiés prenant les éligibles sur la masse, par le choix;
(b") Id. id. id., par le sort.
(c") Electeurs privilégiés prenant les éligibles dans certaines classes, par le choix;
(d") Id. id. id., par le sort.
La troisième modification suppose que tous les citoyens nomment à certaines fonctions, en même temps qu'une classe privilégiée nommera à certaines autres. En partant encore de cette hase, voici trois dernières nuances:
(a"') Tous nommant à quelques fonctions, et des privilégiés nommant à quelques autres, ils peuvent prendre sur la masse, par le choix;
(b"') Id. id. ic., par le sort.
(c'") Tous nommant à quelques fonctions, et des privilégiés nommant à quelques autres, ils peuvent prendre sur les classes privilégiées, par le choix;
(d''') Id. id. id., par le sort. Restent enfin les combinaisons mi-parties. Aristote explique lui-même que ces combinaisons sont au nombre de trois pour chaque modification.
Il est évident que ces douze nuances, expliquées ici pour la première division principale, pour les électeurs, se reproduisent pour la seconde division et pour la troisième. Mais, pour l'une et pour l'autre, il y aurait à changer l'ordre des termes, qui resteraient toujours les mêmes.

§ 13. Le système n'est plus oligarchique. Ces mots sont empruntés  à la vieille traduction; aucun manuscrit ne les donne : mais ils me  semblent tout à fait indispensables,etj 'ai cru pouvoir les rétablir.

 

CHAPITRE XIII.
Du pouvoir judiciaire, ou de l'organisation des tribunaux ; leur personnel, leurs attributions, mode de leur formation ; espèces diverses de tribunaux ; nomination des juges ; nuances diverses qu'elle peut revêtir suivant la diversité des constitutions.

§ 1. Des trois éléments politiques énumérés plus haut, il ne nous reste plus qu'à parler des tribunaux. Nous suivrons les mêmes principes pour en étudier les modifications diverses.
Les différences des tribunaux entre eux ne peuvent reposer que sur trois points : leur personnel, leurs attributions, leur mode de formation. Quant au personnel, les juges peuvent être pris dans l'universalité ou dans une partie seulement des citoyens; quant aux attributions, les tribunaux peuvent être de plusieurs genres ; enfin, quant au mode de formation, ils peuvent être créés à l'élection ou au sort.
Déterminons d'abord quelles sont les diverses espèces de tribunaux. Elles sont au nombre de huit : 1° tribunal pour apurer les comptes publics ; 2° tribunal pour juger les dommages portés à l'État; 3° tribunal pour juger des attentats à la constitution ; 4° tribunal pour les demandes en indemnité, tant des particuliers que des magistrats ; 5° tribunal où se porteront les causes civiles les plus importantes; 6° tribunal pour les affaires de meurtre; 7° tribunal pour les étrangers.

§ 2. Le tribunal de l'homicide peut se subdiviser, selon que les mêmes juges ou des juges différents connaissent du meurtre prémédité ou involontaire, selon que le fait est avoué, mais qu'il y a doute sur le droit du prévenu. Le tribunal criminel peut avoir une quatrième subdivision pour les meurtriers venant purger leur contumace : tel est, par exemple, à Athènes, le tribunal du Puits. Du reste, ces cas judiciaires ne se présentent jamais que fort rarement, même dans les États les plus grands. Le tribunal des étrangers peut se partager selon qu'il connaît des causes entre étrangers, ou bien entre des étrangers et des nationaux. 8° Enfin le dernier genre de tribunaux prononcera sur toutes les petites causes dont l'objet sera de une à cinq drachmes, ou un peu plus. Ces causes, quelque petites qu'elles soient, doivent en effet être jugées comme les autres, et ne peuvent être remises n la décision des juges ordinaires.

§ 3. Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre sur l'organisation de ces tribunaux, et des tribunaux chargés des causes de meurtre et des causes des étrangers ; mais nous parlerons des tribunaux politiques, dont l'organisation vicieuse peut amener tant de troubles et de révolutions dans l'État.
L'universalité des citoyens étant apte à toutes les fonctions judiciaires, les juges peuvent être nommés tous au sort, ou tous à l'élection, et prononcer sur les affaires, tantôt au sort, tantôt à l'élection. L'aptitude étant limitée à quelques juridictions spéciales, les juges peuvent être nommés, les uns au sort, les autres à l'élection. Après ces quatre modes de formation, où figure le corps entier des citoyens, il y en a également quatre autres pour le cas où l'entrée du tribunal est le privilège d'une minorité. La minorité qui connaît de toutes les causes, peut être aussi nommée au choix ou nommée au sort; ou bien elle peut provenir à la fois du sort pour telles affaires, et de l'élection pour telles autres. Enfin quelques tribunaux, même avec des attributions toutes pareilles, peuvent être formés, les uns au sort, les autres à l'élection. Tels sont les quatre nouveaux modes correspondant à ceux que nous venons d'indiquer.

§ 4. On peut encore combiner deux à deux ces hypothèses diverses. Par exemple, les juges de certaines causes peuvent être pris sur la masse des citoyens, et les juges de certaines autres, dans quelques classes seulement; ou bien de l'une et l'autre façon à la fois, les membres d'un même tribunal sortant, ceux-ci de la masse, ceux-là de classes privilégiées, soit au sort, soit à l'élection, soit par les deux modes simultanément.

§ 5. Voilà toutes les modifications que peut recevoir l'organisation judiciaire. Les premières sont démocratiques, parce qu'elles accordent toutes la juridiction générale à l'universalité des citoyens ; les secondes sont oligarchiques, parce qu'elles restreignent la juridiction générale à certaines classes ; et les troisièmes enfin sont aristocratiques et républicaines, parce qu'elles admettent à la fois et l'universalité des citoyens et une minorité privilégiée.

FIN DU LIVRE SIXIÈME

§ 1. Aristote, après avoir annoncé que les tribunaux de diverses espèces sont au nombre de huit, n'en énumère d'abord que sept : le huitième n'est désigné que plus bas, p. 357, l. 12. Cette classification ne paraît point avoir été comprise par Chalcondyle, qui, après le cinquième tribunal, ajoute en marge : «le sixième pour juger les injures». Cette leçon n'est donnée par aucun autre manuscrit; elle est d'ailleurs contraire à la pensée de l'auteur, et l'on peut croire qu'elle n'appartient qu'au copiste. M,. Goettling, cependant, approuve cette addition du manuscrit 2023.

§ 2. Le tribunal du Puits. Le Puits était un lieu situé près du Pirée, sur le bord de la mer. Quand un exilé, accusé durant son absence d'un nouveau crime, voulait venir se justifier, il se rendait sur un vaisseau, vis-à-vis du Puits, et de là plaidait sa cause devant les juges, assis sur le rivage qu'il lui était interdit de toucher. Voir Pausanias, Attique, p. 42.
De une cinq drachmes. Ce tribunal se nommait à Athènes Parabyste. Voir Pausanias, Att., p. 41 et suiv., éd. Firmin Didot.
Il est évident, du reste, qu'Aristote a eu ici en vue toute l'organisation judiciaire d'Athènes. Voie le commencement et la fin du VIIe (6e) livre.