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Cicéron
Discours
V
DISCOURS CONTRE Q.
CÉCILIUS
PREMIÈRE ACTION CONTRE VERRÈS.
DISCOURS CINQUIÈME.
ARGUMENT.
Cicéron l'emporta sur Cécilius, et fut choisi pour accusateur. Il
demanda cent dix jours pour parcourir toute la Sicile, faire des informations
contre Verrès, se procurer des pièces et des témoins; il mit tant de diligence
dans son voyage et dans ses recherches, qu'il revint au bout de cinquante jours.
I1 s'aperçut de toutes les manoeuvres de ses adversaires pour corrompre les
juges, et pour traîner la cause jusqu'au temps où Hortensius, défenseur de
l'accusé, serait consul. Il prit donc le parti, dans une première action ou
plaidoirie, de faire paraître les témoins et de produire les pièces pour établir
chaque fait, en se contentant, pour cette fois, de quelques réflexions
interrompues, et se réservant à développer les faits, à étendre les preuves,
dans une seconde action, où il ferait des discours suivis. Il obligea Hortensius
d'interroger les témoins à mesure qu'il les faisait paraître.
Nous n'avons pas la première plaidoirie de l'orateur, que,
probablement, il n'a pas cru devoir écrire : le discours qui en porte le nom
n'en est, pour ainsi dire, que l'exorde et le préambule. Il fut prononcé environ
trois mois après le Discours contre Cécilius, au commencement du mois d'août,
l'an de Rome 683.
L'orateur y donne une idée générale de l'accusation; il montre au
grand jour toute la perversité de Verrès; il détaille ses intrigues; ses paroles
et ses démarches; ses manoeuvres pour reculer le jugement, pour corrompre les
juges, ou pour en avoir dont il puisse disposer. Il prouve combien il importe à
la république, à tout l'ordre des sénateurs, que Verrès soit jugé sévèrement. II
déploie un courage capable d'intimider l'accusé , ses défenseurs et les juges
eux-mêmes.
PRÉAMBULE.
I.
Ce que vous deviez désirer le plus, ce qui pouvait rendre surtout à votre ordre
sa gloire, et aux tribunaux la considération, vous est accordé, vous est offert
aujourd'hui, non par les hommes mais, j'ose le dire, par les dieux mêmes, dans
les circonstances les plus décisives pour la république. En effet, il y a
longtemps que, non seulement à Rome, mais chez les nations étrangères, il s'est
répandu une opinion funeste à la république et dangereuse pour vous. On dit que
de la manière dont la justice s'exerce aujourd'hui, l'homme riche, fût-il
coupable, ne peut jamais être condamné. Et voilà qu'au moment même où votre
ordre et vos tribunaux sont menacés, au moment où l'on se prépare à enflammer
les esprits contre le sénat par des harangues et des projets de lois, on accuse
devant vous C. Verrès, homme déjà condamné par l'opinion publique pour sa vie et
ses actions, mais absous par ses richesses, à en juger par ses espérances et ses
discours. Dans cette cause, juges, jaloux de répondre aux voeux et à l'attente
du peuple romain, je me suis présenté comme accusateur, non pour augmenter la
haine qu'on porte à cet ordre, mais pour le défendre contre une infamie qui nous
est commune. En effet, j'amène devant vous un homme qui vous offre l'occasion de
rendre à vos jugements l'influence qu'ils ont perdue, de regagner l'estime du
peuple romain, et de donner satisfaction aux nations étrangères; le spoliateur
du trésor public, l'oppresseur de l'Asie et de la Pamphylie; le brigand
ravisseur de vos droits dans sa préture de Rome; la honte et le fléau de la
province de Sicile. Si vous jugez cet homme avec une religieuse sévérité, la
puissance, qui doit résider en vous, sera fixée et affermie; si, au contraire,
les immenses richesses de l'accusé triomphent ici de la justice et de la vérité,
j'espère montrer du moins que, s'il a manqué à la république un tribunal,un
accusé n'a pas manqué aux juges, ni un accusateur au coupable.
II. Quant à moi, s'il faut l'avouer, juges, quoique C. Verrès m'ait tendu et sur
terre et sur mer bien des embûches, évitées en partie par ma vigilance, en
partie repoussées par le zèle et par les bons offices de mes amis, jamais je ne
me suis cru en aussi grand danger, jamais je n'ai éprouvé autant de crainte, que
dans ce procès.
Ni l'attente où l'on est de mon accusation, ni cette immense
multitude qui se prépare à m'entendre, et dont l'aspect seul me cause une si
vive émotion, ne m'effrayent autant que les embûches criminelles que cet homme
nous dresse en même temps à moi, à vous, à M. Glabrion, notre préteur, à nos
alliés, aux nations étrangères, à cet ordre et au nom de sénateur, lorsqu'il dit
à qui veut l'entendre que ceux-là doivent craindre, qui n'ont volé que ce qui
suffisait pour eux seuls; mais que ses rapines, à lui, peuvent suffire à
plusieurs; qu'il n'y a rien de si pur qu'on ne puisse corrompre, de si bien
fortifié qu'on ne puisse forcer avec de l'argent. Si, du moins, il était aussi
discret dans sa conduite qu'il est audacieux dans ses entreprises, peut-être
serait-il parvenu à nous tromper en quelque chose. Mais, par bonheur, son
incroyable audace est accompagnée de la plus étrange imprudence; et de même
qu'il prenait jadis ouvertement l'argent de tout le monde, aujourd'hui, plein de
l'espérance qu'il a de corrompre ses juges, il publie lui-même ses projets et
ses tentatives. Il dit n'avoir jamais tremblé qu'une fois en sa vie, le jour où
je le dénonçai, parce qu'à peine arrivé de son gouvernement, avec la réputation
déjà ancienne du plus odieux des hommes, il ne trouvait pas alors le moment
favorable pour corrompre ses juges. Aussi, comme j'avais demandé un temps fort
court pour mon enquête en Sicile, lui, de son côté, trouva quelqu'un qui
demandait deux jours de moins pour l'Achaïe - non qu'il voulût faire par sa
diligence et son habileté ce que je suis parvenu à faire par mes travaux et mes
veilles; car cet accusateur prétendu n'alla pas même jusqu'à Brindes; tandis que
moi, en cinquante jours que j'ai mis à parcourir la Sicile entière, j'ai pris
connaissance de tous les mémoires, de tous les griefs privés ou publics : on vit
bien alors qu'il avait cherché un accusateur qui pût, non pas amener son accusé
devant les juges, mais empêcher que je ne l'y amenasse moi-même.
III. Et maintenant voici ce que fait cet audacieux, cet insensé. Il sait bien
que je ne me présente pas devant ce tribunal sans être assez préparé, muni
d'assez de pièces, non seulement pour vous faire connaître, mais pour exposer
aux yeux de tous, ses vols et ses infamies. Il sait qu'il existe nombre de
sénateurs témoins de son audace; il voit ici un grand nombre de chevaliers
romains, et en outre, une foule de citoyens et d'alliés envers lesquels il a
commis des injustices criantes. Il y voit enfin réunies les députations
imposantes de nos villes les plus fidèles, et qui toutes sont arrivées munies
d'actes et de témoignages publics. Eh bien ! malgré tout cela, il a si mauvaise
opinion de tous les hommes vertueux, il croit voir tant d'avilissement, tant de
corruption dans ces tribunaux composés de sénateurs, qu'il s'applaudit tout haut
d'avoir aimé l'argent avec passion, puisque l'argent lui est d'un si grand
secours,disant partout qu'avec l'argent il a acheté ce qui était le plus
difficile, le temps même de son jugement, et par là même la facilité d'acheter
le reste, afin que ne pouvant en aucune manière échapper à la force de
l'accusation, il dérobât du moins sa tête aux premiers coups de l'orage. Que si
Verrès eût fondé quelque espoir sur sa cause, ou plutôt s'il eût pu compter sur
l'appui de quelque personnage honorable, il n'épierait pas ainsi les occasions,
et n'aurait pas recours à toutes ces petites ruses; il ne mépriserait pas
l'ordre des sénateurs au point de faire désigner, à son choix, un sénateur pour
remplir le rôle d'accusé et plaider avant lui sa cause, tandis que lui, Verrès,
préparerait tout ce qu'il lui faudrait pour la sienne. Qu'espère-t-il par là,
quel est son but? Je le vois bien; mais qu'il se flatte de réussir devant le
préteur (Glabrion), devant ce tribunal, c'est ce que je ne puis comprendre. Je
ne comprends qu'une chose, et le peuple romain en a jugé comme moi à la
récusation des juges, c'est qu'il plaçait dans l'argent son unique moyen de
salut, persuadé que, cette ressource perdue, il n'en trouverait pas d'autre.
IV. En effet, quel génie assez vaste, quelle bouche assez éloquente pourrait
entreprendre de justifier, même en partie, une vie souillée de tant de vices et
d'infamie, déjà condamnée par le voeu et le jugement de tout l'univers? Et pour
ne rien dire des désordres et des turpitudes de sa jeunesse, si je commence par
le premier pas qu'il fit dans les honneurs, sa questure, que nous offre-t-elle?
Cn. Carbon dépouillé par son questeur de l'argent du trésor publie, un consul
pillé et trahi, une armée désertée, une province abandonnée; tous les liens du
sort et de la religion brisés et foulés aux pieds. Sa lieutenance fut la ruine
de toute l'Asie et de la Pamphylie; ces provinces, où quantité de maisons,
nombre de villes et tous les temples furent la proie de ses déprédations; où on
le vit renouveler contre Cn. Dolabella le crime qu'il avait déjà commis étant
questeur; où, par ses malversations, il attira la haine publique sur celui qui
l'avait eu pour lieutenant ou pour vice questeur, et qu'ensuite il abandonna au
plus fort du péril, qu'il poursuivit lui-même et trahit indignement. Préteur à
Rome, il pilla les édifices sacrés et laissa tomber les édifices publics; là,
sous son autorité, les biens, les propriétés, furent, au mépris des règles
établies, adjugés, donnés arbitrairement. Mais c'est dans le gouvernement de
Sicile qu'il a laissé les traces les plus profondes, et les plus éclatants
témoignages de ses vices. Pendant trois ans il a tellement opprimé, tellement
ravagé cette province, qu'il n'est plus possible désormais de la rétablir dans
son ancien état, et qu'il faudrait plusieurs années sous des préteurs
irréprochables, pour lui rendre enfin quelque apparence de prospérité. Tant que
les Siciliens l'ont eu pour préteur, ils n'ont joui ni de leurs lois, ni de nos
sénatus-consultes, ni du droit commun des nations : chacun ne possède en Sicile
que ce qui a échappé à la rapacité du plus avare et du plus débauché de tous les
hommes, ou ce que la satiété ne lui permettait plus de désirer.
V. Aucune affaire, pendant trois ans, n'a été jugée que selon son caprice : nul
n'a possédé une chose, lui vînt-elle de son père ou de ses aïeux, dont il ne pût
être dépouillé par sentence du préteur. Des sommes incalculables, levées sur les
biens des agriculteurs, par des ordonnances aussi criminelles qu'inouïes; les
alliés les plus fidèles traités en ennemis, des citoyens romains torturés et mis
à mort, comme des esclaves; les hommes les plus coupables déclarés innocents et
rendus à la liberté pour de l'argent; les plus distingués, les plus intègres,
accusés en leur absence, condamnés et bannis sans être entendus; les ports les
mieux fortifiés, les villes les plus puissantes et les plus sûres ouvertes aux
pirates et aux brigands; les matelots et les soldats siciliens, nos alliés et
nos amis, périssant de faim; nos meilleures flottes, celles qui nous étaient le
plus utiles, perdues, détruites, à la honte du peuple romain : voilà les actes
qui ont signalé sa préture. Alors aussi, il a pillé et dépouillé les monuments
les plus antiques, destinés à l'ornement des villes, par de riches souverains,
ou que nos généraux vainqueurs avaient donnés ou rendus aux cités siciliennes.
Et ce n'est pas seulement sur les statues et les ornements publics, mais sur les
temples consacrés aux cultes les plus saints, qu'il a exercé ses brigandages;
enfin il n'a laissé aux Siciliens aucun dieu, pour peu que la statue en parût
faite avec quelque talent, et par un ancien artiste. Quant à ses débauches, et à
ses infâmes dissolutions, la pudeur m'empêche de les rappeler; je craindrais
d'augmenter par de tels récits la douleur de ces infortunés, qui n'ont pu
garantir de sa lubricité leurs enfants et leurs épouses. Mais ces horreurs,
peut-être les a-t-il commises de manière à ce qu'elles ne fussent pas connues de
tout le monde. Pas un homme, je le pense, n'a entendu le nom de Verrès, qui ne
puisse raconter tous ses forfaits : aussi ai-je bien plus à craindre de paraître
oublier quelques-uns de ses crimes, que d'en inventer pour le perdre. Il ne me
semble pas, en effet, que la multitude qui nous entoure soit venue pour
apprendre de moi les crimes dont il est accusé, mais pour se rappeler et
reconnaître avec moi ce qu'elle sait déjà.
VI. En présence de tels faits, cet homme, réduit au désespoir, perdu sans
ressource, tente de me combattre, d'une autre manière : il ne cherche pas à
m'opposer l'éloquence d'un défenseur; il ne s'appuie ni sur le crédit, ni sur
l'autorité, ni sur la puissance de personne; il feint, il est vrai, de compter
sur tous ces moyens; mais je vois quel est son but, car il ne se cache pas pour
agir. Il fait briller à mes yeux les vains noms de la noblesse, c'est-à-dire,
d'hommes arrogants, qui m'embarrassent bien moins parce qu'ils sont nobles,
qu'ils ne me servent parce qu'ils sont connus; il feint donc d'avoir confiance
dans leur appui, tandis que depuis longtemps il prépare quelque autre
machination. Quelle espérance a-t-il aujourd'hui? Quel projet médite-t-il? Je
vais bientôt, juges, vous l'exposer en peu de mots; mais écoutez d'abord, je
vous le demande, comment il a arrêté son plan, dès l'origine. Dès qu'il fut de
retour de sa province, une négociation, pour acheter le résultat de ce procès,
fut conclue à grands frais : il s'en est tenu à ces conditions, à ce contrat,
jusqu'au moment de la récusation des juges. Mais, lors de ce tirage au sort, la
fortune du peuple romain ayant détruit l'espoir de cet insensé, et ma vigilance
ayant déjoué l'audace des corrupteurs, dans la récusation des juges, le contrat
fut rompu. Tout allait bien : la liste qui contenait vos noms et ceux des
membres du conseil était dans les mains de tout le monde; plus de notes, plus de
couleurs, plus de souillures dont il parût possible de flétrir de tels suffrages
alors cet homme, qui paraissait d'abord si gai, si triomphant, devint tout à
coup si humble et si soumis, qu'il semblait non seulement condamné dans l'esprit
du peuple romain, mais même à ses propres yeux. Mais voici que ces jours
derniers, les comices consulaires étant terminés, il reprend ses anciens projets
à l'aide de sommes plus considérables; il emploie les mêmes hommes pour tendre
les mêmes pièges à l'honneur et à la fortune de tous les citoyens. Le fait nous
a été révélé, d'abord par une faible preuve et de légers indices; puis, guidés
par nos premiers soupçons, nous sommes parvenus à pénétrer leurs desseins les
plus secrets.
VII. En effet, comme Hortensius, consul désigné, revenait du Champ de Mars
accompagné d'une foule innombrable qui le reconduisait chez lui, C. Curion
rencontre par hasard cette multitude. Je le nomme ici plutôt par honneur que
dans l'intention de l'offenser; car je rapporterai des paroles qu'il n'eût pas
dites ouvertement, publiquement, au milieu de tant de monde, s'il n'eût pas
voulu qu'on les rappelât; encore ne les répéterai-je qu'avec ménagement, avec
précaution, de manière à faire sentir que j'ai égard à notre amitié et à son
rang. Il aperçoit, près de l'Arc de Fabius, Verrès au milieu de la foule; il lui
adresse la parole, et le félicite à haute voix.; quant à Hortensius, qui venait
d'être nommé consul, à ses parents, à ses amis qui étaient alors autour de lui,
il ne leur dit pas un mot; c'est devant Verrès qu'il s'arrête, c'est Verrès
qu'il embrasse avec affection, en lui- disant d'être sans inquiétude : «Je vous
déclare absous, lui dit-il, par les comices d'aujourd'hui.» Ces paroles,
entendues par tant de citoyens des plus honorables, me sont aussitôt rapportées,
ou plutôt, me sont répétées par tous ceux qui me rencontrent. Les uns en étaient
indignés; les autres en riaient : ceux-ci, parce qu'ils pensaient que la cause
de cet homme dépendait de l'autorité des témoins, de la nature des chefs
d'accusation, de la décision des juges, et non pas des comices consulaires;
ceux-là, parce qu'ils voyaient mieux le fond des choses, et que. ces
félicitations leur semblaient annoncer l'espoir de corrompre les juges. Voici en
effet comment ils raisonnaient, comment ces hommes honorables en parlaient entre
eux et avec moi : «Il est clair, il est manifeste, qu'il n'y a plus de justice;
celui qui, accusé la veille, se croyait déjà condamné, aujourd'hui, parce que
son défenseur est nommé consul, se trouve absous. Quoi donc, toute la Sicile,
tous ces Siciliens, tous ces négociants, tous ces actes publics et privés sont à
Rome, et tout cela ne sera d'aucun poids? - non, s'il ne plaît au consul
désigné. Mais les juges? ne prononceront-ils pas d'après les délits, d'après les
témoignages, d'après l'opinion du peuple romain? - non : tout dépendra du
pouvoir et de la volonté d'un seul.
VIII. Je l'avouerai avec franchise, juges; à ces discours, j'étais vivement ému.
Car les meilleurs citoyens me disaient : « On vous arrachera ce coupable; mais
nous, nous ne conserverons pas plus longtemps les tribunaux ». En effet, Verrès
absous, qui pourra s'opposer à ce qu'on les transporte dans un autre ordre? Tous
étaient dans la douleur; mais la joie soudaine de ce misérable les affligeait
bien moins que les nouvelles félicitations d'un personnage si distingué. Je
voulais dissimuler la peine que j'en ressentais; je voulais cacher ma douleur
sous un air impassible, et la renfermer dans le silence; mais voici que, ces
jours-là même, comme les préteurs désignés tiraient au sort les causes qu'ils
auraient à instruire, la connaissance des concussions étant échue à Metellus, ou
m'annonce que Verrès en a reçu tant de félicitation, qu'il a envoyé chez lui
pour en faire part à sa femme. Sans doute, je ne pouvais être satisfait de cet
incident, mais je ne voyais pas ce qu'il y avait là de si redoutable pour moi.
Je trouvais seulement, d'après le rapport de personnes sûres qui m'ont instruit
de tout, que plusieurs paniers pleins d'argent sicilien avaient été transportés
de la maison d'un sénateur chez un chevalier romain ; que dix autres paniers
environ avaient été laissés chez ce sénateur pour servir dans les comices où je
devais me présenter comme candidat; et que les distributeurs de toutes les
tribus avaient été invités à se rendre la nuit près de Verrès. L'un d'eux, qui
se croyait obligé à me servir en tout, vient me trouver dans la nuit même; il
m'apprend quels discours Verrès leur a tenus - il leur a rappelé avec quelle
libéralité il les avait traités lorsqu'il sollicitait la préture, et depuis, aux
dernières élections consulaires et prétoriennes; enfin il leur a promis tout
l'argent qu'ils voudraient, dès qu'ils m'auraient écarté de l'édilité. Les uns
avaient dit qu'ils n'osaient s'en charger, d'autres avaient répondu qu'ils ne
croyaient pas la chose possible; on avait cependant trouvé un ami courageux, un
parent, un Q. Verrès, de la tribu Romilia, un des distributeurs les mieux
disciplinés, élève et ami du père de l'accusé; il avait, moyennant cinq cent
mille sesterces, déposés à l'avance, promis de mener à bonne fin l'entreprise,
et quelques-uns s'étaient engagés à le seconder. Voilà ce dont m'avertissait cet
ami, en me conseillant, et certes c'était une preuve de bienveillance, de
prendre toutes mes précautions.
IX. Assailli de toutes parts, j'avais à peine le temps de faire face à tous ces
dangers ; l'ouverture des comices était imminente; et, dans leur sein même, on
m'attaquait avec de puissantes ressources pécuniaires. Le procès pressait; et
les paniers pleins d'or de la Sicile menaçaient l'indépendance de la justice. La
crainte des comices m'empêchait de satisfaire librement aux exigences du procès,
et le procès ne me permettait pas de consacrer tous mes soins à ma candidature.
Enfin je ne pouvais pas faire de menaces aux distributeurs, car je les voyais
persuadés que j'allais être distrait et enchaîné ici par cette accusation. Vers
ce temps même j'apprends que les Siciliens ont été invités, pour la première
fois, par Hortensius., à se rendre chez lui; et que, libres cette fois, et
sachant pourquoi on les invitait, ils ne s'y sont pas rendus. Cependant nos
comices, dont Verrès se croyait maître, comme il l'avait été des autres comices
de cette année, se sont ouverts. Et lui, cet homme puissant, de courir de tribu
en tribu, avec son fils, enfant aimable et plein de grâce, d'aller trouver les
amis de son père, les distributeurs, de les saluer tous, et de s'entretenir avec
eux. Dès qu'on eut remarqué et compris ses démarches, le peuple romain empêcha
que ce même homme, dont les richesses n'avaient pu m'écarter de mon devoir, ne
réussît, à force d'argent, à m'exclure des honneurs. Une fois délivré de cette
grande affaire de ma candidature, l'esprit plus libre et plus à l'aise, j'ai
concentré sur cette cause toute mon activité, toutes mes pensées. Je trouve,
juges, que le plan conçu et arrêté par mes adversaires a été de traîner
l'affaire en longueur par tous les moyens possibles, afin qu'elle fût plaidée
devant M. Métellus, devenu préteur. Ce plan offrait plusieurs avantages : on
avait d'abord M. Métellus, ami intime de l'accusé ; ensuite Hortensius , consul,
et même Q. Métellus, non moins favorable à cet homme, comme vous l'allez voir,
car il lui a donné, pour ainsi dire, une preuve anticipée de sa protection, sans
doute par reconnaissance pour les suffrages qu'il lui doit. Avez-vous pensé que
je me tairais sur des faits de cette gravité, et, lorsqu'un si grand danger
menace la république et ma réputation, que je songerais à autre chose qu'à mon
devoir et à ma dignité? L'autre consul désigné mande chez lui les Siciliens :
quelques-uns s'y rendent, parce que L. Métellus est préteur en Sicile. Il leur
dit qu'il est consul; que l'un de ses frères gouverne la province de Sicile, et
que l'autre connaîtra des affaires de concussion; que toutes les mesures ont été
prises pour qu'on ne pût nuire à Verrès.
X. Qu'est-ce, je vous prie, Métellus, que corrompre la justice, si ce n'est pas
cela? mander des témoins, des Siciliens surtout, hommes timides et abattus, et
les effrayer non seulement par l'autorité, mais par la crainte du ressentiment
consulaire, et par le pouvoir de deux préteurs? Que feriez-vous pour un homme
innocent, et l'un de vos proches, lorsque, pour un homme perdu,et qui vous est
tout à fait étranger, vous manquez à votre devoir et à votre dignité? lorsque
vous vous exposez à ce que ceux qui ne vous connaissent pas, tiennent pour vrai
ce que Verrès dit de vous? Car il répétait, disait-on, que vous ne deviez pas,
comme les autres consuls de votre famille, le consulat au destin, mais à ses
bons offices. Il aura donc deux consuls et un préteur à sa dévotion. Non
seulement nous éviterons, dit-il, un magistrat trop vigilant dans l'instruction
de la cause, et trop esclave de l'estime populaire, M. Glabrion ; mais nous
aurons un autre avantage. Au nombre des juges est M. Césonius, collègue de notre
accusateur, homme éprouvé et connu dans la judicature, qu'il ne nous serait pas
favorable de rencontrer dans un tribunal que nous chercherions à corrompre car
déjà, lorsqu'il siégeait parmi les juges présidés par Junius, non seulement il a
été indigné d'une semblable tentative, mais il l'a révélée au grand jour. Eh
bien, après les calendes de janvier, nous n'aurons pour juge ni M. Césonius, ni
Q. Manlius, ni Q. Cornificius, deux des juges les plus sévères et les plus
intègres, parce qu'ils seront alors tribuns du peuple. P. Sulpicius, juge
austère et incorruptible, est obligé d'entrer en charge aux nones de décembre;
M. Crépéréius, de cette famille de chevaliers si rigide et de moeurs si
rigoureuses; L. Cassius, d'une famille si grave en toutes choses, mais surtout
dans les jugements; Cn. Trémellius, homme d'une conscience, d'une exactitude
scrupuleuses : ces trois hommes des anciens temps sont désignés pour le tribunat
militaire : à compter des calendes de janvier, ils ne jugeront plus. Nous aurons
encore à demander au sort un remplaçant de M. Métellus, puisque c'est lui qui
doit présider le tribunal. Ainsi après les calendes de janvier, le préteur et
presque tout le tribunal étant changés, nous éluderons à notre gré, et comme il
nous plaira, les menaces de l'accusateur, et cette grande attente où l'on est du
jugement. Nous sommes aujourd'hui aux nones de sextilis; vous avez commencé à
vous assembler à la neuvième heure; eh bien! ce jour, ils ne le comptent même
pas. Il y a dix jours d'ici aux jeux votifs que doit célébrer Cn. Pompée; ces
jeux emporteront la quinzaine ; puis viendront immédiatement les jeux romains.
Ainsi ce n'est qu'après quarante jours d'intervalle environ, qu'ils pensent
devoir répondre à ce que nous aurons dit; encore se flattent-ils de réussir,
soit en plaidant, soit en faisant remettre la cause sous différents prétextes, à
traîner l'affaire en longueur jusqu'aux jeux de la victoire. Ces jeux touchent
aux jeux plébéiens, après lesquels il ne reste que fort peu de jours d'audience.
Et de cette manière, l'accusation étant refroidie, la cause arrivera tout
entière devant le préteur Métellus. Quant à ce préteur, si j'avais eu quelque
défiance de sa probité, je ne l'aurais pas conservé au nombre des juges;
toutefois, dans les dispositions où je me trouve, j'aime mieux qu'il prononce
comme juge dans cette affaire que comme préteur, et lui confier sa tablette sous
la foi du serment, que celle des autres sans lui demander son serment.
XI. Maintenant, juges, je vous le demande; que dois-je faire? car le conseil que
vous me donnerez, même tacitement, sera, j'en suis certain, celui que je me
croirai obligé de suivre. Si j'emploie à plaider le temps que la loi m'accorde,
je recueillerai le fruit de mes travaux, de mon activité et de mon zèle; et
peut-être, mon accusation montrera-t-elle que jamais accusateur ne s'est
présenté mieux armé, plus vigilant, mieux préparé. Mais tandis que je mériterai
cette gloire, fruit de mes efforts, il est bien à craindre que l'accusé ne
m'échappe. Quel parti puis-je donc prendre? ce parti n'est, selon moi, ni
obscur, ni caché. Cette gloire qui pourrait être la récompense d'une longue
suite de discours, réservons-la pour d'autres temps: quant à présent, accusons
cet homme avec des pièces, des témoins, des actes et des autorités privés et
publics. Dans tout cela, c'est à vous que j'aurai affaire, Hortensius. Je le dis
ouvertement : si je pensais que votre dessein fût, dans cette cause, de lutter
contre moi par la parole et en réfutant mes preuves, moi aussi je donnerais tous
mes soins à l'accusation, et au développement des griefs que j'impute à Verrès
mais, puisque vous êtes décidé à me combattre bien moins d'après votre
caractère, que d'après le danger et le besoin de l'accusé, il faudra bien se
défendre par quelque moyen contre cette conduite insidieuse. Votre plan est de
ne commencer à me répondre qu'après les deux fêtes; le mien, d'obtenir la
seconde audience avant les premiers jeux : ainsi, on pourra voir que vous
agissez avec astuce; moi, je ne consulte que la nécessité.
XII. J'ai dit que la lutte était engagée entre nous deux, je m'explique.
Lorsque, à la prière des Siciliens, je me suis chargé de cette cause,
considérant quelle gloire c'était pour moi que ces peuples voulussent avoir des
preuves de mon zèle et de ma fidélité, après en avoir eu de mon intégrité et de
mon désintéressement, cette tâche, une fois entreprise, je m'en proposai une
plus grande encore, où mon dévouement à la république pourrait éclater dans tout
son jour aux yeux du peuple romain. Car, il me paraissait indigne de mes soins
et de mes efforts, de citer devant un tribunal cet homme déjà condamné au
tribunal de l'opinion, si ce despotisme intolérable, cette partialité
intéressée, que vous avez montrée depuis quelques années dans certains
jugements, ne se manifestaient encore dans la cause désespérée de ce misérable.
Eh bien! puisque vous êtes si jaloux de dominer, de régner sur nos tribunaux;
puisqu'il y a des hommes qui ne rougissent ni ne se lassent de leur passion et
de leur infamie, et qui semblent, comme à plaisir, se précipiter au-devant de la
haine et de l'indignation du peuple romain ; voici la tâche que je déclare avoir
entreprise, tâche bien lourde et bien périlleuse pour moi, peut-être, mais qui
mérite que je rassemble, pour l'accomplir, toutes les forces de mon âge et de
mon intelligence. Puisqu'un ordre entier de l'État est opprimé par la perversité
et l'audace d'une poignée d'hommes, et avili par le scandale de ses jugements;
je me déclare l'ennemi, l'accusateur acharné, ardent, implacable, de tous ces
pervers. Voilà le devoir que je m'impose, que je réclame; devoir, que je
remplirai comme magistrat, que je remplirai du haut de cette tribune où le
peuple romain a voulu, qu'à partir des calendes de janvier, je lui rendisse
compte des intérêts de la république et de la conduite des mauvais citoyens.
C'est là le plus grand, le plus magnifique spectacle que promet au peuple romain
mon édilité. Dès ce moment, je proclame, j'annonce, je signifie à tous ceux qui
se mêlent de déposer, de garantir, de recevoir, de promettre, de répandre en
qualité de séquestres ou d'agents, la corruption dans les tribunaux, à ceux qui
tirent vanité de leur puissance et de leur impudence en ce genre, qu'ils aient à
s'abstenir, dans cette cause, et à conserver pures de ce crime abominable, leurs
mains et leurs pensées.
XIII. Alors Hortensius sera consul; il sera revêtu du commandement et du pouvoir
suprême; moi, je serai édile, c'est-à-dire, un peu plus que simple citoyen:
cependant la question que je promets de traiter est de telle nature, elle
intéresse tellement le peuple romain, que le consul lui-même paraîtra, s'il se
peut, moins qu'un simple citoyen auprès de moi. On ne se contentera pas de
rappeler, mais on discutera, d'après l'exposé de certains faits, tout ce qu'il
s'est commis d'horreurs et d'infamies dans l'administration de la justice,
pendant ces dix années que les tribunaux ont été confiés au sénat. Le peuple
romain apprendra de moi pourquoi, pendant un espace de près de cinquante années
que l'ordre des chevaliers fut chargé de rendre la justice, il ne s'éleva pas le
moindre soupçon d'argent reçu par un chevalier romain pour obtenir un jugement;
pourquoi, depuis que les tribunaux ont passé à l'ordre des sénateurs, et que le
peuple romain a perdu le pouvoir qu'il exerçait sur chacun de nous, Q. Calidius
a dit, après sa condamnation, qu'on ne pouvait honnêtement condamner un ancien
préteur pour moins de trois millions de sesterces; pourquoi, lors de la
condamnation du sénateur P. Septimius pour crime de péculat devant le préteur Q.
Hortensius, on fixa l'amende qu'il devait payer d'après les sommes qu'il avait
reçues comme juge; pourquoi, dans le procès de C. Hérennius et dans celui de C.
Popillius, tous deux sénateurs, tous deux condamnés pour péculat, et dans celui
de M. Attilius, condamné pour crime de lèse-majesté, il fut prouvé jusqu'à
l'évidence qu'ils avaient reçu de l'argent comme prix de leurs sentences;
pourquoi il s'est trouvé des sénateurs qui, sortis de l'urne que tenait C.
Verrès, alors préteur de Rome, allaient aussitôt condamner un accusé sans
l'entendre; pourquoi il s'est trouvé un sénateur, qui, étant juge, reçut de
l'argent dans une même cause et de l'accusé, pour le distribuer aux autres
juges, et de l'accusateur, pour condamner l'accusé. Mais surtout que ne dirai-je
pas de cette ignominie, de cette calamité qui flétrit aujourd'hui l'ordre
entier? On aura vu dans Rome, quand l'ordre des sénateurs rendait la justice,
les tablettes des juges, de citoyens qui avaient prêté serment, marquées de
différentes couleurs! Voilà les faits que je développerai, avec exactitude, avec
sévérité; j'en prends ici l'engagement.
XIV. Et quelle sera enfin, croyez-vous, mon indignation, si je m'aperçois que,
dans cette cause même, on a, par des moyens semblables, commis quelque fraude,
violé quelqu'une des garanties de la justice? surtout quand je puis prouver, par
de nombreux témoignages, que C. Verrès, étant en Sicile, a dit devant plusieurs
personnes, « qu'il avait un protecteur puissant sur l'appui duquel il comptait
en pillant la province; que ce n'était pas pour lui seul qu'il amassait de
l'argent, mais qu'il avait distribué de telle sorte ses trois années de préture
en Sicile, qu'il s'estimait fort heureux s'il lui restait le produit d'une
année, sauf à donner à ses patrons et à ses défenseurs celui de la seconde; et à
réserver pour ses juges celui de la troisième, la meilleure et la plus
fructueuse. » C'est ce qui m'a fait dire ce que j'ai répété dernièrement devant
M. Glabrion, lors de la récusation des juges, et ce qui m'a semblé produire une
vive impression sur le peuple romain :« Je pense, disais-je, que les nations
étrangères enverront au peuple romain des députés pour demander l'abolition de
la loi et des tribunaux contre les concussionnaires. » Ces nations ont remarqué
en effet que si ces jugements n'existaient pas, chaque magistrat n'emporterait
des provinces que ce qui lui paraîtrait suffisant pour lui-même et pour ses
enfants; tandis qu'aujourd'hui, avec de pareils tribunaux, chacun d'eux enlève
tout ce qu'il faut pour satisfaire et lui-même, et ses protecteurs, et ses
avocats, et le préteur et les juges; qu'alors les vexations n'ont plus de
bornes; qu'on peut suffire à la cupidité du plus avare des hommes, mais non au
succès d'un procès plus désastreux que toutes les rapines. Quelle gloire pour
nos jugements! quelle réputation pour notre ordre! voilà que les alliés du
peuple romain ne veulent plus qu'on instruise contre les concussionnaires, et
renoncent à ces jugements institués par nos ancêtres dans l'intérêt même des
alliés ! Eh! cet homme aurait-il jamais conçu quelque espérance pour lui-même,
s'il n'avait depuis longtemps nourri dans son âme une mauvaise opinion de vous?
Aussi doit-il vous être encore plus odieux, s'il est possible, qu'au peuple
romain, puisqu'il vous croit semblables à lui en avarice, en scélératesse, en
parjure.
XV. Juges, au nom des dieux immortels, ne suivez que les conseils de la sagesse
et de la prudence. Je vous en avertis, je vous le déclare et j'en suis moi-même
convaincu : une providence divine vous offre en ce moment l'occasion la plus
favorable d'arracher votre ordre tout entier à la haine, à l'envie, à l'infamie
et au déshonneur. On croit que la justice n'a plus ni sévérité ni conscience,
enfin qu'il n'y a plus de justice. Aussi sommes-nous méprisés, décriés par le
peuple romain; l'ignominie nous poursuit et s'attache à nous. Nulle autre
raison, en effet, n'a porté le peuple romain à redemander avec tant d'ardeur le
rétablissement de la puissance tribunitienne :à s'en tenir aux paroles, il
semblait réclamer les droits de ses magistrats; mais en réalité il voulait une
bonne administration de la justice. C'est ce qui n'a point échappé à Q. Catulus,
un des citoyens les plus sages et les plus considérables, lorsque, invité à
exprimer son avis sur le rapport de Pompée, cet illustre et vaillant personnage,
touchant la puissance tribunitienne, il commença par ces paroles d'une autorité
toute puissante :« Que les membres du sénat s'acquittaient mal et peu
honorablement de leurs fonctions de juges; et que s'ils avaient voulu, dans
l'administration de la justice, satisfaire l'opinion du peuple romain, on
n'aurait pas regretté si vivement l'autorité des tribuns. » Enfin, lorsque Cn.
Pompée lui-même, consul désigné, tint hors des murs la première assemblée, et
qu'il eut déclaré qu'il rétablirait leur pouvoir, déclaration si impatiemment
attendue, ses paroles furent accueillies par un bruit et par un murmure de
reconnaissance. Mais lorsqu'il eut ajouté : « Que les provinces étaient en proie
au pillage et aux vexations; qu'on n'avait pas honte de vendre la justice, et
qu'il voulait pourvoir et remédier à ces désordres, » alors ce ne fut plus par
un murmure d'approbation, mais par les plus vives acclamations que le peuple
romain manifesta sa volonté.
XVI. Mais maintenant tous les citoyens sont dans l'attente; ils veulent voir
comment chacun de nous se montrera fidèle à la religion du serment et au
maintien des lois. Ils ont remarqué que, depuis la loi tribunitienne, un seul
sénateur, et un des plus pauvres, a été condamné. Ils ne s'en plaignent pas;
toutefois on ne peut dire qu'ils aient à s'en louer; car il n'y a nulle gloire à
rester intègre, quand il ne se trouve personne qui puisse ou qui veuille vous
corrompre. Ici, vous jugerez l'accusé, mais vous serez jugés vous-mêmes par le
peuple romain, et votre décision sur cet homme montrera s'il est vrai qu'avec
des sénateurs pour juges, un accusé riche et coupable puisse être condamné.
Ajoutez que les crimes de l'accusé sont aussi grands que ses trésors sont
immenses; en sorte que s'il est acquitté, on ne pourra l'attribuer à d'autres
causes que celles qui vous couvriraient de honte; on ne se persuadera pas que,
ni crédit, ni parenté, ni bonne conduite dans d'autres occasions, ni même
quelque moyen illicite mais excusable, aient diminué la honte de tant de vices
et de tant de forfaits. Enfin, juges, je plaiderai cette cause de telle manière,
je produirai de tels faits, des faits si notoires, si bien prouvés, si
imposants, si manifestes, que personne ne tentera d'interposer son crédit pour
vous faire absoudre Verrès. J'ai adopté un plan et choisi une route infaillibles
pour suivre pas à pas et pour dévoiler toutes leurs tentatives. Je conduirai
l'affaire de telle sorte que le peuple romain croira non seulement entendre de
ses oreilles tous leurs complots, mais les voir de ses propres yeux. Et vous,
quoique la honte et l'infamie se soient attachées depuis quelques années à cet
ordre, vous pouvez en enlever la tache et la faire disparaître. C'est une
opinion générale que, depuis l'établissement des tribunaux tels qu'ils sont
aujourd'hui, pas un n'a brillé de cet éclat et de cette dignité. S'il arrive
donc qu'il se commette quelque faute dans celui-ci, on sera convaincu qu'il ne
faut pas chercher dans le même ordre des juges plus capables; on n'en saurait
trouver, mais choisir un autre ordre pour administrer la justice.
XVII. Aussi, juges, je commence par demander aux dieux immortels ce que je crois
pouvoir espérer, c'est-à-dire qu'il ne se rencontre pas dans cette cause d'autre
prévaricateur que celui qui est connu depuis longtemps. Mais s'il s'en trouvait
plusieurs, je vous le déclare à vous, juges, et au peuple romain, la vie me
manquera plutôt, j'en jure par Hercule, que la force et la persévérance pour
poursuivre leur perversité. Mais ce que je promets de poursuivre sans
ménagement, à quelques fatigues, à quelques dangers, à quelques inimitiés que je
m'expose, dans le cas où le crime serait commis, vous pouvez, Glabrion, en
préserver notre gloire par votre sagesse, votre autorité, votre vigilance.
Prenez en main la cause des tribunaux ; prenez en main la cause de la sévérité,
de l'intégrité, de la bonne foi, de la religion; prenez en main la cause du
sénat, afin que, justifié par ce jugement, il puisse conquérir les éloges et la
faveur du peuple romain. Songez qui vous êtes, quelle position vous occupez, ce
que vous devez faire pour le peuple romain, ce que vous devez à vos ancêtres;
souvenez-vous de la loi Acilia portée par votre père, et sous l'empire de
laquelle le peuple romain a vu rendre contre les concussions des jugements si
équitables par les juges les plus sévères. Autour de vous s'élèvent les plus
hautes autorités, lesquelles ne vous permettent point d'oublier la gloire de
votre maison, et vous rappellent jour et nuit le rare courage de votre père, la
profonde sagesse de votre aïeul, l'imposante gravité de votre beau-père. Si donc
vous empruntez l'énergie et la vigueur de votre père Glabrion pour résister aux
hommes audacieux; la prudence de votre aïeul Scévola, pour prévoir les embûches
que l'on prépare à votre réputation et à celle de ce tribunal; la fermeté de
Scaurus votre beau-père, pour que nul ne puisse vous faire dévier du chemin de
la vérité et de la justice: le peuple romain comprendra qu'avec un préteur aussi
intègre et aussi honorable, avec un tribunal choisi, les grandes richesses d'un
accusé coupable ont servi plutôt à faire soupçonner son crime qu'à lui fournir
des moyens de salut.
XVIII. Pour moi, j'ai fermement résolu de ne pas m'exposer à changer de préteur
et de juges dans cette cause. Je ne laisserai pas traîner l'affaire jusqu'à
cette époque désirée, où les Siciliens, peu dociles jusqu'ici aux esclaves des
consuls désignés, qui les mandaient par un abus d'autorité sans exemple,
seraient convoqués par les licteurs des consuls; où ces malheureux, jadis les
alliés et les amis du peuple romain, aujourd'hui ses sujets et ses suppliants,
perdraient, par l'ordre de ces hommes, leurs droits et tous leurs biens, sans
avoir même la faculté de déplorer cette perte. Non, je ne souffrirai pas que,
après avoir fini mon plaidoyer, on me réponde alors que ce long délai aura fait
oublier mon accusation; je ne m'exposerai pas à ce que le jugement soit prononcé
après le départ de cette foule innombrable venue de toute l'Italie pour les
comices, pour les jeux et pour le cens. Vous avez à choisir dans cette affaire
entre le tribut de l'admiration et le péril de la réprobation publique; moi, je
n'en aurai que les fatigues et la sollicitude; mais la connaissance de ce qui se
fera, le souvenir de ce qui sera dit par chacun de nous, doivent, je pense, être
laissés à tous. Je ferai en ceci une chose qui n'est pas nouvelle, et dont
l'exemple m'a déjà été donné par ceux qui sont aujourd'hui à la tête de la
république; je produirai d'abord les témoins : ce que vous verrez de nouveau de
ma part, juges, c'est l'ordre dans lequel ils seront entendus, et qui
développera toute l'accusation. Dès que je l'aurai fortifiée par mes questions,
par mes preuves et mes réflexions, j'appuierai chaque fait de témoignages, de
telle sorte que l'accusation ordinaire ne différera en rien de cette accusation
nouvelle, si ce n'est que dans celle-là,on produit les témoins après avoir tout
dit, et que dans celle-ci, on les produira à la suite de chaque fait, en
laissant aux adversaires la faculté de les interroger, d'argumenter et de
plaider. S'il se trouve quelqu'un qui regrette que l'accusation ne soit pas
renfermée dans un seul plaidoyer, qu'il attende la reprise de la cause, et qu'il
sache que cette mesure prudente, dont le but est de prévenir les manoeuvres de
nos adversaires, a du moins pour excuse la nécessité. Voici donc notre
accusation dans cette action première. Nous disons que C. Verrès, outre les
actes de débauche dont il s'est rendu coupable, outre ses cruautés contre les
citoyens et contre les alliés, outre ses attentats contre les dieux et les
hommes, a enlevé de Sicile, au mépris des lois, quarante millions de sesterces.
Ce crime, nous le prouverons par des témoins, par des registres particuliers,
par des actes publics; et nos preuves seront assez claires pour vous convaincre
que, si nous avions eu plus de temps et de liberté, nous n'aurions pas eu besoin
de longs discours.