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Cicéron

 

 DU MEILLEUR GENRE D'ÉLOQUENCE.

 

DIALOGUE SUR LES PARTITIONS ORATOIRES,    

  LES PARADOXES

 

 

 

 DU MEILLEUR GENRE D'ÉLOQUENCE.

INTRODUCTION.

Le morceau suivant, qui servait de préface à la traduction des deux plaidoyers de Démosthène et d'Eschine sur la Couronne, parait être de l'an 707 ou 708. Il fut écrit, ainsi que cette traduction, pour répondre à Cornificius, Varron, Brutus, lesquels faisaient consister l'atticisme dans une sorte de sécheresse, et de nudité. (chap. 3, à la fin); tandis que Cicéron prétendait qu'à la précision, regardée par eux comme la première qualité du style, il fallait, pour être parfaitement attique, joindre l'abondance , la pompe et la fécondité; et il le prouvait par la traduction des deux harangues dont nous avons parlé plus haut.

Cicéron avait beaucoup traduit; nous avons encore plusieurs fragments de sa traduction des Phénomènes d'Aratus, de l'Économique de Xénophon, du Protagoras et du Timée de Platon. Mais il ne reste rien de celle des deux plaidoyers sur la Couronne, quoiqu'elle subsistât encore du temps de saint Jérôme. On jugera par les fragments conservés, comment Cicéron entendait et pratiquait la difficile tâche de traducteur.

L Les orateurs, dit-on , se classent par genres, comme les poètes; c'est une erreur : ces derniers seuls forment plusieurs divisions. La tragédie, la comédie, le poème épique, l'ode même, et le dithyrambe, plus cultivé par les Latins, ont chacun leur genre à part. Aussi dans la tragédie, le comique est déplacé, et le tragique, ridicule dans la comédie; les autres genres aussi ont tous leur ton particulier et comme un langage familier à l'oreille des connaisseurs. Mais établir pour les orateurs ces mêmes distinctions, donner aux uns la noblesse, la gravité, l'abondance; aux autres, la simplicité, la finesse, la concision, et en ranger d'autres dans ma ordre intermédiaire et pour ainsi dire mitoyen, c'est donner quelque idée des orateurs et dire de l'art peu de chose. Dans l'art, c'est le beau absolu qu'on recherche; dans l'homme, on juge simplement ce qu'il est. Par exemple, on est libre d'appeler Ennius le prince de l'épopée; Pacuvius, le plus grand des tragiques; et Cécilius, peut-être le premier comique. Mais l'orateur, je ne le classe point par genre; c'est l'orateur parfait que je cherche; or la perfection n'est que d'une sorte; et dans ceux qui s'en éloignent, il n'y a pas différence de genre , comme entre Attius et Térence; il y a, dans le même genre, inégalité. L'orateur parfait est celui qui par la parole sait instruire, plaire et toucher. Instruire est un devoir, plaire est un accessoire, toucher est une nécessité. Que les uns s'en acquittent mieux que les autres, je l'accorde; mais la différence est dans le degré, et non dans le genre. La perfection est une; vient ensuite ce qui en approche le plus, comme évidemment ce qui s'en écarte davantage est ce qu'il y a de pire.

II. En effet, puisque l'éloquence consiste dans les mots et dans les pensées, il faut non seulement travailler à se faire un style pur et châtié, ce qui n'est que respecter la langue; mais encore s'attacher à l'élégance dans les termes propres ou métaphoriques : propres, afin de choisir les plus convenables; métaphoriques, pour qu'en cherchant une comparaison, on soit réservé sur l'usage des emprunts. Les pensées sont de trois sortes, comme les qualités que je viens d'assigner au discours : pour instruire, elles seront vives; pour plaire, piquantes ; pour toucher, pénétrantes. Il y a de plus un certain arrangement de mots qui produit deux effets, l'harmonie et la douceur : de même il est pour les pensées un ordre et une combinaison particulière propres à la persuasion. L'ensemble de tout le discours forme un édifice qui a pour fondement la mémoire, et pour lumière, l'action. Ces mérites, portés au plus haut degré, constituent l'orateur parfait; à un degré moyen, l'orateur médiocre; au degré le plus bas, l'orateur détestable. Tous pourtant seront appelés orateurs, comme tous ceux qui peignent, même le plus mal, sont appelés peintres : ils ne différeront pas de genres, mais de talents. Il n'est point d'orateur qui ne voulût ressembler à Démosthène; mais Ménandre n'a jamais voulu ressembler à Homère; c'est que son genre était différent. Il n'en est pas ainsi chez les orateurs ; ou s'il arrive que l'un, partisan du haut style, dédaigne la simplicité, tandis qu'un autre préfère la finesse à l'éclat, ils pourront être dans un genre supportable, mais non dans le genre parfait, puisqu'il faut la réunion de tous les mérites pour arriver à cette perfection.

III. Je me suis moins étendu que la matière ne le semblait demander; mais le but où nous tendons n'en exigeait pas davantage. Il n'y a qu'une seule éloquence, et nous cherchons en quoi elle consiste. C'est celle que vit fleurir Athènes. On ignore quel fut le génie de ses orateurs; on ne connaît que leur gloire : bien des gens ont su voir qu'il n'y avait chez eux rien de blâmable, un petit nombre a trouvé beaucoup à louer. Or une pensée est blâmable lorsqu'elle est inconvenante, disparate, dépourvue de délicatesse ou de goût, et les termes sont vicieux s'ils pèchent par la grossièreté, la bassesse, l'impropriété, la dureté, l'affectation; défauts qu'ont évités presque tous ceux qu'on met au nombre des orateurs attiques, ou qui professent l'atticisme. Mais si c'est là leur seul mérite, il faut voir en eux des athlètes sains de corps et bien portants, plus faits toutefois pour les exercices d'un gymnase que pour disputer la couronne aux jeux olympiques. Quant à ceux qui, exempts de tous défauts, ne se contentent pas de cette sorte de bonne santé, mais veulent encore de la vigueur, des muscles, du sang et ce coloris qui flatte l'oeil, imitons-les si nous pouvons, ou du moins tâchons d'acquérir la santé inaltérable qui caractérise les Attiques, plutôt que le vicieux embonpoint dont l'Asie a produit tant d'exemples. Cela fait (si du moins nous arrivons même jusque-là, entreprise déjà bien grande), imitons, autant qu'il est en nous, Lysias, et surtout sa simplicité; car il a, en maint endroit, de l'élévation; mais comme il s'est presque toujours borné à des causes particulières, à des plaidoyers écrits pour d'autres et sur de petits intérêts, on lui trouve un peu de sécheresse, parce qu'il a volontairement plié son talent aux proportions de ces petites causes.

IV. Imiter Lysias de façon à ne pouvoir donner à son style plus d'abondance quand on le voudrait, ce serait être orateur, mais du second ordre. Un grand orateur, dans des causes pareilles à celles de Lysias, devra souvent parler comme lui; ainsi Démosthène pourra sans doute descendre au style le plus simple, et Lysias, peut-être, ne pourra s'élever au sublime. Mais croire qu'au milieu d'une armée qui occupait le forum et tous les temples environnants je devais plaider pour Milon comme s'il se fût agi d'une cause ordinaire, devant un seul juge, ce serait mesurer l'éloquence à son propre talent plutôt qu'à la nature des faits. Beaucoup de gens vont répétant partout, les uns qu'ils possèdent l'atticisme, d'autres, qu'aucun Romain ne le possède : laissons de côté les premiers, suffisamment réfutés par le fait même, puisqu'on ne les emploie jamais, ou que, s'ils parlent, c'est pour faire rire d'eux-mêmes; s'ils faisaient rire des autres, ils ressembleraient aux Attiques. Ceux qui nous refusent l'atticisme, et qui ne se piquent pas non plus d'être orateurs, s'ils ont l'oreille délicate et le goût exercé, prenons-les pour juges, comme sur le mérite d'un tableau on consulte même ceux qui, sans savoir peindre, ont assez de tact pour l'apprécier. Si ces Attiques font consister leur goût dans le dédain de nous entendre, si rien de grand ni d'élevé ne les charme, libre à eux de dire qu'ils aiment une diction simple et polie, et font peu de cas de la pompe et de l'élégance; mais qu'ils ne disent plus que la simplicité seule fait l'atticisme, car l'atticisme ne serait alors qu'une sorte de sécheresse et de netteté ; tandis qu'il consiste, outre cette même netteté, dans la grandeur, dans la pompe et dans la fécondité. Quoi! douterons-nous si nous devons rendre nos discours supportables seulement, ou bien dignes d'admiration? Car il s'agit de définir non pas l'atticisme, mais en quoi consiste la perfection de l'art. Or il est clair que si les plus grands orateurs de la Grèce ont été des Athéniens, et qu'à leur tête marche sans contredit Démosthène, celui qui le reproduirait atteindrait à la fois l'atticisme et la perfection, puisque, les orateurs attiques étant nos modèles, bien parler, c'est parler comme eux.

V. Mais comme on est dans une grande erreur touchant le caractère de cette éloquence, j'ai cru devoir entreprendre un travail utile à ceux qui aiment ces études, mais qui, pour moi, ne m'était pas nécessaire. J'ai traduit de la langue attique les deux plus célèbres harangues des deux plus grands orateurs luttant l'un contre l'autre, celle d'Eschine et de Démosthène ; et je les ai traduites, non en interprète, mais en orateur, conservant les pensées et les formes des pensées qui en sont comme la physionomie, dans des expressions conformes au génie de notre langue. Je n'ai pas jugé qu'il y eût nécessité de rendre mot pour mot; c'est la valeur de tous les termes et leur force que j'ai reproduites. Il m'a semblé que je de-vais au lecteur non pas lui compter les mots, mais les peser, pour ainsi dire. Ce travail aura l'avantage de faire connaître à nos Romains ce qu'ils doivent exiger de ceux qui se piquent d'atticisme, et le type d'éloquence auquel ii faut les rappeler.

Mais on va m'opposer le grand nom de Thucydide; car il est des gens qui admirent son éloquence. On a raison de l'admirer, mais Thucydide n'a aucun rapport avec l'orateur que nous cherchons. Autre chose est de développer des faits qu'on raconte, autre chose de presser un accusé par des raisonnements ou de réfuter une accusation; autre chose est d'intéresser le lecteur par un récit ou de remuer un auditoire. Mais Thucydide a un si beau style! L'a-t-il plus beau que Platon? toujours est-il que l'orateur que nous cherchons doit savoir parler devant des juges et à la tribune de manière à instruire, à plaire et à toucher.

VI. Celui donc qui se vante de pouvoir employer au forum le style de Thucydide, est fort loin même de se douter du genre d'éloquence qui convient à la tribune et au barreau; s'il se borne à louer Thucydide, il peut joindre notre suffrage au sien. Isocrate lui-même, dont le divin Platon, qui fut presque son contemporain, fait un si magnifique éloge dans son Phèdre, par la bouche de Socrate, et que tous les savants tiennent pour très grand orateur, ne mérite pas , selon moi, d'être compté pour tel. Il ne se jette point dans la mêlée le fer à la main, sa parole n'est en quelque sorte qu'un fleuret pour parer les coups. Mais moi, s'il m'est permis de comparer les petites choses aux grandes, je vais mettre en scène les deux gladiateurs les plus célèbres. Eschine, pareil à l'Eserninus de Lucile,

Athlète non vulgaire, adroit, intrépide, est aux prises avec Pacidéianus, qui laisse bien loin derrière lui tous ceux qui ont vécu jusqu'à ce jour:

car je ne puis rien imaginer de plus divin que le rival d'Eschine.

On va me faire sur ce travail deux sortes d'objections : la première, que ces discours valent mieux en grec. A mon tour, je demanderai si leurs auteurs pourraient mieux faire en latin. En second lieu, pourquoi, dira-t-on, lirais-je plutôt la traduction que le grec même? Ces mêmes censeurs lisent l'Andrienne et les Synéphèbes, et Térence et Cécilius aussi bien que Ménandre.

Qu'ils rejettent donc aussi Andromaque, Antiope, les Épigones, écrits en latin. Mais s'ils préfèrent la lecture d'Ennius, de Pacuvius et d'Accius à celle d'Euripide et de Sophocle, quel dédain leur prend-il des orateurs traduits du grec, quand rien ne les choque dans la version des poètes?

VII. Mais entrons en matière, et commençons par exposer la cause qui fut plaidée par ces deux adversaires. Une loi d'Athènes défendait de porter devant le peuple la proposition de voter une couronne à un magistrat qui n'aurait pas encore rendu ses comptes; une autre loi portait qu'on décernerait en assemblée publique les couronnes accordées par le peuple, et, dans le sénat, celles que le sénat aurait votées. Démosthène avait été chargé de la réparation des murs d'Athènes, et les avait réparés à ses frais. Là-dessus Ctésiphon proposa un décret qui, sans que Démosthène eût rendu aucun compte, gratifiait cet orateur d'une couronne d'or, et cela au théâtre, devant le peuple convoqué; assemblée qui, à cause du lieu, n'était pas légale. Le héraut devait proclamer que cette couronne était le prix de la vertu de Démosthène et de son dévouement au peuple athénien. Eschine, en conséquence, appelle en justice ce Ctésiphon pour avoir voulu, en violation des lois, faire décerner une couronne à un magistrat qui n'a pas rendu ses comptes, et la faire décerner au théâtre ; et pour avoir en outre vanté faussement la vertu et le dévouement de Démosthène, qui n'était ni honnête citoyen, ni bien méritant de la patrie. Cette cause ,tout à fait en dehors du cercle habituel des nôtres, n'en est pas moins grande; car elle offre de part et d'autre une interprétation assez subtile des termes de la loi, et une lutte brillante dans la discussion des services rendus a l'État. Eschine, à qui Démosthène avait autrefois intenté un procès capital pour prévarication dans son ambassade, voulait se venger, et, à l'occasion de Ctésiphon, flétrir devant les tribunaux les actes et la réputation de son ennemi : aussi parla-t-il beaucoup moins des comptes non rendus que des éloges donnés à la vertu de celui qu'il qualifiait de mauvais citoyen.

Ce procès fut intenté par Eschine à Ctésiphon quatre ans avant la mort de Philippe de Macédoine; mais il ne fut jugé que quelques années après, et lorsque Alexandre était déjà maître de l'Asie. Toute la Grèce, dit-on, accourut à ce jugement; car que pouvait-on voir ou entendre de plus beau que cette lutte des deux plus grands orateurs déployant, dans une cause aussi importante, toutes les ressources du génie et toute la chaleur de leur haine?

Si j'ai réussi, comme je l'espère, à reproduire leurs discours en conservant toutes les beautés, c'est-à-dire, les pensées et la forme des pensées, la disposition du raisonnement et l'ordre des mots tant qu'il n'a pas été contraire au génie de la langue latine (les mots grecs n'ont pas été comptés dans la traduction, j'ai seulement tâché d'en rendre la valeur) , cet ouvrage pourra servir de règle et de modèle aux discours de ceux qui aspirent à l'atticisme. Mais c'est assez parler de nous-même. Écoutons enfin à son tour Eschine, qui va s'exprimer en notre langue.

NOTES SUR LE MEILLEUR GENRE D'ÉLOQUENCE.

V. Aeserninus.... Pacideianus Ces deux gladiateurs sont encore cités par Cicéron, Ep. ad Q. frat., III, 4 ; et dans les Tusculanes, IV, 21, on trouve six vers que Lucilius fait prononcer à Pacidéianus irrité. Il est probable que Cicêron n'achève pas la citation. De là tant de conjectures parmi les savants.

VII. Quod civis improbus laudatus esset. C'est la réfutation de cette partie du discours d'Eschine que Cicéron admirait le plus dans Démosthène, Orat., cap. 28. Voyez, sur la retraite d'Eschine dans l'île de Rhodes après sa défaite, de Orat., III, 56; Pline le jeune, Epist. IX, 3; Valére Maxime, VIII, 10,1, etc.