Patin, études sur Sophocle

M. PATIN

 

ÉTUDES SUR LES TRAGIQUES GRECS

 

SOPHOCLE

 

CHAP. III. PHILOCTÈTE

 


 

 

 

 

 

 

 

90 CHAPITRE TROIZIÈME.

 

Philoctète.

 

En passant des Trachiniennes de Sophocle à son Philoctète, nous retrouvons, pour nous guider dans cette étude, le plus fidèle interprète, peut-être, qu'ait eu dans les temps modernes le génie de l'antiquité ; l'un de ces hommes rares en qui s'est reproduite la naïveté de la poésie primitive. Est-il besoin de nommer l'écrivain dont les fictions se mêlent, dans nos souvenirs, aux fictions de la muse grecque, qu'elles continuent; l'auteur de ce poème, qui est de la famille de l'Odyssée, comme son héros est le fils d'Ulysse, Homère, et l'école tragique, qui est sortie de lui, revivent véritablement dans l'imagination noble et gracieuse, la dignité familière, l'éloquence aisée et naturelle, le langage harmonieux de notre Fénelon. Seulement cette sorte de métempsycose littéraire, qui nous les a rendus, nous les a montrés rajeunis et renouvelés par une morale plus pure, une religion plus digne de l'homme et de la divinité. Ces images, qui de la poésie profane ont passé dans les tableaux du poète chrétien, ont pris, sous son pinceau, une expression plus grave et plus sérieuse, et sont devenues quelquefois comme la figure, le symbole des sublimes vérités, des saints enseignements de notre croyance. C'est ainsi qu'aux jours où triompha sur la terre la religion du Christ, les temples du polythéisme vaincu prêtèrent souvent à l'austère simplicité du culte nouveau la riche et pompeuse décoration de leurs édifices.

On sait que, des deux tragédies où Sophocle a retracé la mort d'Hercule et les douleurs de Philoctète, Fénelon a composé le quinzième livre de son Télémaque, celui de 91 tous, peut-être, qui excite le plus vif et le plus profond intérêt. Aussi vrai, aussi pathétique que le poète dont il répétait les accents, il a ajouté à ses fictions, par le mélange d'inventions nouvelles ou de détails empruntée aux traditions diverses de l'antique mythologie (1), un sens moral que n'avaient point eu ces chefs-d'œuvre de la scène grecque. Chez lui, ce n'est point un caprice du destin qui fait périr Hercule et souffrir Philoctète ; ils expient le crime d'avoir outragé, le premier la foi conjugale, le second la sainteté du serment. Une autre différence, remarquée par La Harpe, c'est que dans un récit adressé à Télémaque, dans un poème dont ce jeune héros est le personnage principal, l'auteur moderne a judicieusement relevé par des traite plus nobles le caractère d'Ulysse quelquefois dégradé par le tragique ancien. A cela près, c'est Sophocle lui-même que nous fait entendre Fénelon ; il l'imite, il le traduit avec une naïveté de langage qui est le plus instructif des commentaires. Et toutefois, on n'aperçoit dans cet admirable morceau, ni le traducteur qui s'applique laborieusement à rendre son modèle, ni le critique qui, par des traits ingénieux, s'efforce d'en faire ressortir les beautés ; on n'y retrouve même pas la trace du travail qui a extrait et rassemblé, pour en former une narration rapide, les passages les plus frappants du dialogue de Sophocle. C'est que Fénelon n'a pas pris toute cette peine ; c'est que, plein du poète grec, 92 animé de son esprit, il a répandu dans sa composition, avec l'abandon, l'aisance, la verve facile d'une création originale, les souvenirs qui s'offraient les premiers à sa mémoire encore émue.

Ce n'est pas par ce caractère que se distingue le Philoctète de La Harpe. Si cette imitation a pris place dans notre répertoire tragique, la gloire en appartient à Sophocle, plus qu'à son interprète. On peut dire à ceux qui ne connaissent et n'admirent le poète grec que d'après cette traduction de sa vive parole, ce que disait Eschine de Démosthène : « Que serait-ce, si vous l'eussiez entendu lui-même ? »

Un écrivain illustre de ce temps, qui, tout en charmant l'Europe par sa riche et féconde imagination, n'a pas dédaigné les travaux de la critique, et y a porté, avec des connaissances étendues et variées, un goût fin et délicat, un style piquant et spirituel, Walter Scott  (2), a exprimé fort ingénieusement l'allure contrainte et gênée de certains traducteurs à la suite de leur modèle. Ils ressemblent, dit-il, à quelqu'un, qui, jaloux d'imiter la démarche d'une autre personne, croirait y parvenir en repassant sur chacune de ses traces, enfonçant lourdement le sol légèrement effleuré par son guide, chancelant involontairement à droite et à gauche, perdant à tout instant, dans de continuels efforts pour conserver son équilibre, la grâce et l'aisance du maintien. Il y aurait de la dureté, de l'injustice même, à faire de cette image une application rigoureuse à l'essai qu'a tenté La Harpe pour nous représenter le libre et facile génie du tragique grec. Et toutefois, il est visible que, tandis qu'il s'applique à rendre les beautés simples et naïves de la poésie de Sophocle, ou même à enfermer dans ses vers les traits heureux de la prose de Fénelon, le soin de la mesure et de la rime qui le trouble dans la poursuite où il s'est engagé, le fait bien souvent tomber dans les faibles et vulgaires remplissages du vocabulaire tragique, dans ces 93 vagues périphrases, ces redondants synonymes, ces liaisons forcées et languissantes, qui sont comme autant de mauvais pas semés sur sa route, et où sa muse semble trébucher. Son style a cette négligence pénible qui atteste non pas la facilité, mais la précipitation du travail; ce sont des pièces de rapport ajustées à la hâte, et dont l'assemblage imparfait affecte désagréablement la vue ; il y manque cette harmonie générale, cette inspiration continue, cette hardiesse d'imitation, que lui-même regrettait de ne pas trouver dans les essais de traduction de L. Racine, et qui donnent au quinzième livre du Télémaque, tout traduit qu'il est de l'antique, un caractère si frappant d'originalité. Pour racheter ce défaut, qui est celui de l'ouvrage entier, ce n'est pas assez peut-être de quelques morceaux d'un tour vif et animé, de quelques vers bien frappés, où l'auteur, ému par un sentiment qui lui était personnel, et auquel il a dû plus d'une heureuse inspiration, a rendu avec énergie, avec chaleur, l'indignation d'une âme blessée par l'injustice.

Mais ce qui, dans le Philoctète français, doit particulièrement attirer notre attention, c'est, à certains égards, l'infidélité de la copie. Je passe sur des fautes de sens, assez graves à la vérité, et pour lesquelles la critique s'est montrée d'autant plus sévère, que La Harpe les avait indiscrètement présentées comme des découvertes philologiques (3).. Je demande uniquement si l'esprit de la pièce originale a été conservé par lui avec exactitude; si, trop conforme dans sa pratique à sa théorie, trop préoccupé de nos habitudes dramatiques, qu'il cherchait si vainement dans les œuvres des Grecs, et qu'en cette circonstance il tenta d'y introduire, il n'a pas voulu donner à cette tragédie une rapidité de mouvement, une élévation de langage, fort étrangères à l'antique simplicité de ce genre de composition; s'il n'a pas méconnu ce que je souhaiterais surtout établir, la dif- 94 férence fondamentale de notre poésie dramatique et de celle des Grecs  (4).

Ce que les modernes préfèrent à tout, c'est l'effet théâtral. Pour les Grecs, ce qui les touchait davantage, c'était la vérité de l'expression. Cela ne veut pas dire que leurs pièces manquent d'effet, et les nôtres de vérité ; mais bien que ces deux mérites sont inégalement répartis dans les deux théâtres, qu'ils étaient plus naturels, et que nous sommes plus frappants. Un exemple fera peut-être mieux comprendre cette diversité de goût et de génie. Tout le monde sent, dans la sculpture antique, et dans les anciennes écoles de la peinture, une naïveté de composition que l'art a perdue en partie. Les personnages qu'ont exprimés le ciseau grec ou le pinceau italien, ne savent pas qu'on les regarde, et ne s'occupent pas des spectateurs. Ceux qu'on nous offre aujourd'hui, dans nos tableaux et dans nos statues, ne sont pas tout à fait si désintéressés; ils posent, ils se dessinent, ils cherchent les regards; à l'ancien abandon des mouvements et des attitudes, à ces groupes qui semblaient formés par quelque rencontre fortuite, a succédé une disposition plus étudiée, plus savante, une intention plus marquée et plus visible. En un mot, la recherche de l'effet dramatique a remplacé dans les arts du dessin, comme au théâtre, celle de la vérité. Sans doute, les Grecs n'étaient pas indifférents aux surprises de l'action et aux émotions qui en résultent ; ils portaient, comme nous, aux représentations de la scène, une vive sensibilité, une curiosité active : mais parmi les plaisirs qu'ils y cherchaient, le premier de tous, à ce qu'il semble, était d'assister, dans ces imitations vivantes de la nature, au développement des plus intimes sentiments de l'âme. C'était à les faire sortir de l'asile retiré où ils se cachent, 95 à les produire au dehors, à les mettre en exercice, que tendait surtout l'artifice de l'intrigue. Ces situations si ingénieusement imaginées avaient pour but principal de provoquer le personnage à l'aveu involontaire, à la confidence indiscrète de sa passion. On pourrait dire d'elles ce qu'Horace a souvent dit du vin, lorsqu'il l'appelle une douce torture qui arrache au cœur ses secrets (5). Aux révélations inattendues qu'amenaient la disposition de la fable, le rapprochement des personnages, les hasards ou plutôt l'invincible entraînement du dialogue, un vif plaisir de découverte, un profond sentiment de sympathie s'emparaient des spectateurs, ravis de se reconnaître dans cette sincère expression de l'humanité. Ainsi, le drame était avant tout pour les anciens une sorte de miroir moral où ils se plaisaient à contempler leur ressemblance. Il n'avait cas encore perdu ce caractère, lorsque, dans un auditoire romain, d'universels applaudissements accueillaient cette maxime célèbre d'un imitateur de Ménandre, où respire le génie de la tragédie comme de la comédie antiques : « Je suis homme ; rien d'humain ne peut m'être étranger. »

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Le théâtre n'a pas de compositions qui, plus que le Philoctète de Sophocle, se distinguent par ce mérite, si apprécié dans tous les temps, mais si particulièrement recherché dans l'antiquité, de montrer l'homme à l'homme. Aucun ouvrage n'a répondu davantage à cette curiosité qui le rend à lui-même le plus intéressant des spectacles, et qui était, pour les Grecs, le principal élément du plaisir dramatique. Les sentiments qui s'y développent sont pris dans notre nature la plus profonde, la plus intime, la plus universelle; ils nous émeuvent, avant tout, comme êtres sensibles. C'est l'instinct invincible qui nous attache à la vie et à la société de nos semblables ; ce sont 96 les irrésistibles mouvements de la douleur et de la pitié. On ne peut le lire sans qu'à ces cris de vérité qui s'en échappent et retentissent au fond de l'âme, on ne se sente comme jeté hors de soi, et transporté, par son émotion, sur cette scène pathétique où. respirait l'humanité souffrante. Telle, et plus vive encore, fut l'émotion des heureux spectateurs auxquels apparut, pour la première fois, cette merveille de l'art tragique; telle on la trouve dépeinte dans un passage du Télémaque, où Fénelon semble l'avoir traduite, comme il avait traduit le drame lui-même.

« Pendant que Philoctète avait raconté ses aventures, Télémaque, dit-il, était demeuré comme suspendu et immobile ; ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait ; toutes les passions différentes qui avaient agité Philoctète, Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour à tour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu'elles étaient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s'écriait et interrompait Philoctète sans y penser ; quelquefois il paraissait rêveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctète dépeignit l'embarras de Néoptolème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le même embarras ; dans ce moment on l'aurait pris pour Néoptolème (6). »

Mais c'est assez nous arrêter aux sentiments généraux exprimés dans l'œuvre de Sophocle, et qui lui assurent, malgré toutes les révolutions des mœurs et du goût, une durée immortelle; il faut entrer dans l'analyse même de la fable et des caractères où les a placés le poète ; il faut montrer comment, à l'intérêt profond que nous avons cherché à expliquer, se joint celui d'un développement véritablement admirable par sa richesse et sa simplicité.

Nous avons souvent loué, chez les Grecs, cette étonnante fécondité d'imagination, qui, du fonds le plus stérile en apparence, sans événements, sans personnages, 97 sait tirer le sujet de scènes variées et attachantes. Le Philoctète nous offre un nouvel exemple de ce genre de création. Voici, et c'est bien peu de chose, ce que fournissait à Sophocle, pour composer sa tragédie, la tradition poétique (7).

Les Grecs, se rendant à Troie, s'étaient arrêtés dans l'île de Chrysa, disparue depuis sous les flots (8). Ils devaient, selon la recommandation d'un oracle, y sacrifier à Minerve sur un autel élevé autrefois par Jason, où avait sacrifié Hercule partant pour une expédition semblable, et que, seul des Grecs, connaissait le compagnon de ses travaux, Philoctète. Or, comme Philoctète cherchait cet autel, depuis longtemps abandonné et enseveli sous la terre, il fut mordu d'un serpent préposé à la garde du lieu. L'armée le crut frappé par la colère céleste, et, importunée d'ailleurs de l'odeur de sa plaie et de ses cris, elle se décida, sur le conseil d'Ulysse, à le' laisser dans l'île de Lemnos. Il y avait passé dix ans, lorsque les Grecs, instruits par le devin Hélénus, que, sans les flèches d'Hercule, dont Philoctète était possesseur, ils ne pouvaient renverser la ville de Troie, envoyèrent auprès de ce héros malheureux, avec ordre de le ramener au camp, selon Leschès, auteur de la Petite Iliade (9), Diomède, selon d'autres peut-être qu'ont suivis les tragiques, si 98 l'on ne doit pas faire honneur à ceux-ci de cette dramatique addition à la fable reçue, Ulysse lui-même, l'auteur de son infortune(10).

Dans cette dernière circonstance, Sophocle aperçoit à son tour le sujet d'une tragédie; il démêle avec sagacité l'intérêt qui peut naître de cette mission difficile, confiée à l'adresse d'Ulysse, Mais la pièce est tout entière à inventer : il n'a encore que le lieu de la scène, le désert de Lemnos ; que les deux personnages principaux, Ulysse et Philoctète. Par quels moyens le roi d'Ithaque, l'ennemi naturel du fils de Pœan, parviendra-t-il à triompher de sa juste haine et à le conduire auprès des Grecs qui l'attendent? c'est ce qui reste à trouver, et, nous le répétons, la pièce entière est là. Il est vraiment curieux de voir comment Sophocle se tire de cette difficulté qu'il s'est imposée, et d'assister, pour ainsi dire, au travail secret de son imagination. Il a compris qu'Ulysse ne peut raisonnablement traiter lui-même avec Philoctète, qui ne l'écouterait point. Il faut lui donner un compagnon qui conduise, sous ses ordres et par ses conseils, une négociation si délicate. Mais qui choisir? sera-ce, comme d'autres l'ont 99 fait, nous le verrons bientôt, d'après la tradition des poètes cycliques, l'associé ordinaire de ses hasardeuses entreprises? Diomède, l'ami d'Ulysse, n'aurait pas sur l'esprit de Philoctète plus d'empire qu'Ulysse lui-même (11). Sera-ce quelque autre chef de l'armée? tous ont pris part à l'abandon de Philoctète, tous ont un droit égal à sa colère, aucun d'eux n'oserait se présenter devant lui. C'est donc une nécessité de renoncer au sujet, s'il ne se trouve, parmi les Grecs, un personnage que Philoctète ne puisse accuser de son malheur, et qui ait même avec lui, pour pénétrer plus facilement dans sa confiance, quelque communauté de ressentiment. Ce personnage, dont le caractère est ainsi donné d'avance par le besoin du sujet, Sophocle l'a bientôt découvert, et l'on ne peut réellement rien imaginer de plus heureux que cette rencontre. Ce sera Néoptolème, nouvellement arrivé au siège de Troie, et traité avec quelque injustice par les Grecs, qui lui ont refusé les armes de son père. Jeune, simple, sans expérience, il se laissera conduire à la prudence d'Ulysse, et sera entre ses mains comme un appât trompeur (12) offert à la crédulité de Philoctète. C'est ainsi, dans la supposition du poète, qu'ont dû raisonner Ulysse et les Atrides; mais, si sages que soient ces calculs, ils seront cependant déconcertés par quelque chose, que la politique oublie parfois de comprendre dans ses prévisions. Néoptolème est fils de cet Achille qui haïssait comme les portes de l'enfer l'homme capable de déguiser sa pensée (13); il n'est pas né pour tromper, pour se jouer du malheur; malgré ses engagements, Une se prêtera qu'avec répugnance aux ruses cruelles du rejeton de Sisyphe, qui, déjà impuissantes contre l'âme implacable de Philoctète, viendront encore échouer contre la candeur, la droiture, la bonté compatissante du jeune héros. Voyez-vous com- 100 ment le poète, fidèle aux indications de la nature et la suivant pas à pas, arrive par degrés, je ne dirai pas à créer, mais, on le croirait presque, à retrouver l'action qu'il veut transporter sur la scène ? Le problème difficile dont il cherchait la solution est désormais résolu. La pièce se noue, en quelque sorte, d'elle-même, parle rapprochement si naturel, le contraste si frappant de ses trois personnages; de l'un viendront toutes les ressources, des deux autres, tous les obstacles; Sophocle n'a plus qu'à les abandonner à eux-mêmes, qu'à les laisser faire, pour ainsi dire, bien sûr que de l'opposition de leurs caractères sortiront toutes seules les situations, et avec elles les accidents divers de la passion, les mouvements du dialogue, l'éloquence et la vérité du langage. Art merveilleux, dont le vrai est à la fois le dernier terme et le point de départ, dont les conceptions sont si conformes à la nature qu'on les confondrait volontiers avec elle ! Ici rien de forcé, rien même de fortuit, d'arbitraire : de l'idée première du sujet on voit se développer, par une suite nécessaire d'inévitables conséquences, toute l'ordonnance de l'ouvrage ; les beautés même de détail qui y sont répandues avec tant de profusion, ont toutes leur principe et leur cause dans ces lois de l'humanité qui sont les ressorts de l'action, dans cette fatalité nouvelle du caractère et de la passion, que Sophocle substitua, nous l'avons dit bien des fois, et nous devons le répéter, à la fatale influence de la destinée.

Je veux donner un exemple de l'espèce de nécessité qui marque chacune des imaginations de Sophocle; et je le prends dans la première scène, dans celle où s'expose le sujet. C'est peut-être la partie d'un ouvrage dramatique où il est le plus difficile et le plus rare de conserver la vraisemblance. Il faut que la pièce s'explique au spectateur, sans que l'auteur paraisse s'adresser à lui; que les personnages lui fassent connaître ce qu'ils sont, ce qu'ils veulent, où ils se trouvent, et cela, sans rien dire que ne justifie, que n'exige même leur situation. Racine seul, parmi nous, a excellé dans cette partie de l'art, où So- 101 phocle a de même, sur les autres tragiques de la Grèce, une incontestable supériorité. Qu'on ne croie pas que ce soit là un mérite isolé; il tient à la conception même de l'ensemble, dont la netteté, plus ou moins grande, se déclare, au premier abord, par l'embarras ou la facilité de l'exposition. Ce que Boileau a si bien dit, en général, de l'art d'écrire, on peut le dire, à cet égard, de la composition dramatique :

Ce que l'on conçoit bien s'expose clairement.

On vient de voir combien il y a d'art et de vérité dans les combinaisons sur lesquelles Sophocle a établi le plan de sa tragédie. On ne s'étonnera pas du naturel parfait qu'il porte dans l'exécution, et en particulier de l'aisance de son début. Ce n'est pas, comme dans tant de pièces, une insipide préface, un avis au lecteur, que le lecteur ne lit pas ; c'est le commencement même ; dès les premières paroles, l'attention s'éveille avec l'intérêt. Malheur aux spectateurs qui, comptant sur leur intelligence, et voulant s'épargner l'ennui des explications, croiraient prudent de n'arriver qu'à la seconde scène! Sophocle, comme Racine, ne croyait pas qu'il fût du droit public de l'art d'ennuyer dans la première.

Le théâtre représente le rivage de Lemnos ; un vaisseau grec y aborde, et l'on sait bientôt quels sont les chefs qui en descendent, et ce qu'ils viennent faire dans cette solitude. Ulysse, après avoir rappelé à Néoptolème le but de leur voyage, l'engage à chercher une caverne où l'on abandonna autrefois Philoctète endormi, et qui, sans doute, sert toujours de retraite au malheureux; il la dépeint telle que ses souvenirs la lui représentent après tant d'années, et sur ses indications précises, Néoptolème l'a bientôt découverte. On comprend pourquoi Ulysse ne se charge pas lui-même de cette recherche : le succès de son dessein serait gravement compromis, s'il était rencontré par Philoctète ; et c'est précisément pour l'épier et le séduire, sans en être vu, qu'il a emmené avec lui Néop- 102 tolème. Celui-ci, sur la demande d'Ulysse, parcourt des yeux l'intérieur de la caverne; Philoctète n'y est point ; mais on peut juger, à quelques signes, qu'il l'habite encore et ne l'a quittée que bien récemment. Par quelles images vivantes s'ouvre cette pièce! Qu'on se représente ce rivage désert, avec cet esquif qui vient d'y aborder ; Ulysse sur le devant de la scène, dans l'anxiété, dans l'attente, pressant de questions Néoptolème, qui s'avance avec précaution parmi les rochers, et décrit rapidement tout ce qui frappe ses regards. Déjà naissent, dans l'âme du spectateur, les sentiments que l'ouvrage doit exciter en lui ; sa curiosité s'attache à une entreprise dont de tels préparatifs lui font comprendre la difficulté, l'importance, et, en même temps, une vive et profonde pitié le touche pour l'infortuné, à la vue duquel le poète le prépare par la peinture d'un si misérable asile. Son imagination y pénètre, et il contemple, comme Néoptolème, avec compassion et avec effroi, ce lit de feuilles desséchées, cette grossière coupe de bois, ce foyer à moitié éteint, trésors d'un homme infirme et abandonné; enfin, pour achever le tableau par un trait touchant et terrible, ces lambeaux sanglants qui ont essuyé sa plaie, et dont le fils d'Achille se détourne avec une expression subite d'horreur et de dégoût (14).

Ainsi, en quelques vers (15), plus courts que ce commentaire, le poète nous a déjà fait arriver à l'intérêt et au pathétique. La scène ne s'achèvera pas sans qu'on y voie éclater la diversité de caractères qui doit donner le mouvement à la pièce et en former l'intrigue.

Philoctète ne peut être loin, son mal ne lui permet pas de bien longs Voyages. Ulysse, pour n'être pas surpris par son retour, charge un soldat de l'observer; et, resté seul avec Néoptolème, il lui fait part de ses desseins et lui explique comment il doit se conduire avec Philoctète, pour le tromper et lui ravir ses flèches. Ce n'est pas ici, 103 comme dans un si grand nombre d'expositions, une confidence faite au spectateur. Néoptolème ignore véritablement et doit ignorer ce qu'on lui confie. C'est un trait de la prudence d'Ulysse, qui, obligé de se servir de lui, et pressentant sa résistance, a attendu, pour s'ouvrir sur ce qu'il médite, le moment même où il faudrait agir, et où il n'y aurait plus à reculer. Néoptolème préférerait à la ruse la persuasion, et même la violence : aussi ne manque-t-il pas de refuser ce qu'on lui demande, et de justifier ainsi la prévoyance d'Ulysse. Mais enfin il cède à ses spécieuses raisons, à l'autorité de son expérience, à son éloquence adroite, insinuante, qui le gagne, par des motifs d'intérêt, à ce que d'abord il rejetait avec indignation. Ulysse, à qui le poète fait dire, peut-être, selon le scoliaste (16), par allusion à l'influence des orateurs de son temps, que, dans les affaires humaines, la langue fait plus que le bras, le prouve, dès le début de l'entreprise, en se soumettant d'abord son indocile allié.

Telle est cette exposition, qui, à beaucoup d'aisance et de clarté, à une habile préparation de ce qui doit suivre, joint le mérite d'un mouvement animé, d'une expression déjà intéressante. C'est, bien certainement, un des moindres morceaux de l'ouvrage ; et cependant, quelle ingénieuse disposition, quelle vérité, quelle vie, quelle éloquence !

Quand Ulysse, surtout chargé du prologue, a quitté la scène, le chœur, selon l'usage, vient l'occuper. Il se compose, à ce qu'il semble, de vieux soldats d'Achille, qui appellent tendrement son fils, mon enfant, et n'en sont pas moins pleins de déférence et de respect pour la sagesse supérieure que ce jeune homme a reçue, pensent-ils, de ses pères, avec le sceptre. Us le consultent sur la part qu'ils doivent prendre à l'exécution du plan concerté par Ulysse. Ils s'enquièrent curieusement de Philoctète, dont ils admirent la constance autant qu'ils s'affligent, qu'ils s'indignent de ses malheurs. « Ils ne m'étonnent 104 point, dit Néoptolème; j'y vois un effet de la volonté divine : les dieux n'ont pas permis que Philoctète pût lancer contre Troie ses invincibles flèches, avant que le jour de cette ville fut venu (17). » Cette pieuse réflexion de Néoptolème, si conforme au génie religieux de Sophocle, dément d'avance les blasphèmes que l'excès du désespoir arrachera tout à l'heure au héros de la pièce ; elle prépare de loin le merveilleux du dénouement ; elle rattache la tragédie à cet ordre de choses surnaturel, qui agrandissait les tableaux de la scène grecque et en tempérait l'horreur. Philoctète ne nous paraît plus un malheureux, oublié sur la plage de Lemnos par l'indifférence des dieux, mais destiné, réservé par eux à l'accomplissement des décrets du sort. Son importance s'en accroît sans que s'affaiblisse la douloureuse sympathie, déjà éveillée par l'idée de son abandon, de ses misères, de ses souffrances, et qu'après les habiles préparations des premières scènes, son apparition attendue et désirée va porter au plus haut degré.

Quel moment que celui où l'infortuné, qui se traîne, en gémissant, vers l'entrée de la caverne solitaire, y aperçoit tout à coup, ce que depuis tant d'années il n'a point vu, des hommes, ses semblables, ses compatriotes; où son oreille s'enivre avidement des sons de cette voix, de cette langue, qu'il n'espérait plus d'entendre ! Pour une telle situation, où disparaît le personnage tragique, le héros, le Grec même, où ne reste que l'être humain, Sophocle a su trouver des paroles d'une vérité d'accent incomparable, qui vont émouvoir la pitié jusqu'au fond des entrailles humaines. Exprimées de la nature, elles se succèdent dans l'ordre même où les font naître, à mesure qu'il s'approche, les remarques, les sentiments de Philoctète. N'est-ce pas, par exemple, une chose bien touchante, et, je le crois, d'une observation profonde, que son premier mouvement soit celui de l'intérêt, presque de la compassion, pour ceux qu'un accident, mal- 105  heureux sans doute, a, jetés dans son désert, et qu'il ne songe qu'ensuite à ce qu'il y a là d'heureux pour lui?

« Qui êtes-vous donc, étrangers, que la rame a conduits vers cette terre  sans port et sans habitants (18) ?.... »

« ....Mais, ô mon fils, qui t'amène ici? quel besoin? quel dessein? quel vent pour moi favorable (19)... »

Autant se multiplient et se développent les questions de Philoctète, qui, retrouvant la société des hommes, semble vouloir se dédommager de tant d'années de solitude et de silence; autant se resserrent les réponses de Néoptolème, jouant avec contrainte un rôle qui lui répugne :

« Je suis de l'île de Scyros, j'y retourne ; on dit que je suis fils d'Achille : tu sais tout (20). »

Fénelon, qui traduit ainsi, commente, en quelque sorte, la vérité piquante du contraste, lorsqu'il fait dire à son Philoctète : « Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité. »

On ne saurait rien imaginer de plus habilement, déplus naturellement conduit, de plus heureusement retrouvé, que le dialogue qui amène Philoctète au récit de ses malheurs :

« Enfant d'un père qui m'est si cher, d'une terre que j'aime, nourrisson du vieux Lycomède, comment te trouves-tu ici? d'où viens-tu? — Du siège de Troie. — Comment? tu n'étais pas de la première expédition. — Toi donc, en étais-tu? — Ο mon fils, tu ne connais pas, je le vois bien, celui qui est devant toi. — Pourrais-je le connaître? je ne l'ai jamais vu. — Quoi! mon nom, quoi! mes maux, ces maux qui me consument, tu n'en as rien appris! — Tout ce dont tu me parles m'est inconnu (21). »

Quelle découverte inattendue et désolante le malheu-  106 reux vient de faire dans sa propre infortune, maintenant oubliée, ignorée de la Grèce ! avec quelle orgueilleuse indignation il montre à Néoptolème, dans l'obscur et misérable objet de sa pitié, l'héritier des flèches d'Hercule, le fils de Paean, Philoctète ! que son cœur se soulage en lui racontant la fuite des Grecs pendant son sommeil, l'horreur de son réveil, comment, dans cette île déserte où nul n'aborde volontairement, où l'ont laissé, tout en semblant le plaindre, le peu de voyageurs que le hasard y a poussés pendant tant d'années, il lui a fallu, seul, suffire jusqu'à ce jour à ses maux et à ses besoins ! Ses besoins ! ils sont d'une nature bien ordinaire. Mais là, précisément, est l'intérêt de la peinture que Sophocle se garde bien d'affaiblir, comme ses traducteurs, par de nobles circonlocutions. Philoctète, je l'ai déjà dit, et j'y insiste, .n'est plus qu'un homme, un homme malade, abandonné sans secours à la faim, à la soif, à la rigueur du froid; il ne s'écriera pas :

Aux habitants de l'air je déclarai la guerre;

il ne parlera pas de douloureux breuvage, de courroux des hivers, de pénible industrie (22) ; nul détail ne lui paraîtra d'une vérité trop basse, nul mot d'une propriété trop vulgaire pour ces tristes images, par lesquelles il veut aller au cœur de l'homme qui l'écoute, et qui, comme nous, en sera d'autant plus touché que l'expression en sera plus franche (23). Ce qu'on trouve exprimé avec non moins d'énergie, dans ce récit admirable, et par le récit tout seul, sans aucun mélange de moralité philosophique, c'est, au sein de l'extrême misère, ce qui la fait supporter, ce qui y accoutume, y attache même, cet amour de la vie, pour elle-même, et quelle qu'elle puisse être, qui faisait 107 dire à l'heureux Mécène, acceptant d'avance toutes les disgrâces du sort,

................... Pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez; je suis plus que content (24).

La hardiesse des tragiques grecs à creuser ainsi, dans les infortunes héroïques qu'ils retracent, jusqu'aux affections, jusqu'aux instincts de l'être sensible, est ce qui donne à leurs œuvres un si grand caractère de vérité générale, d'intérêt universel. Mais ils ne sont pas moins habiles à marquer en même temps leurs personnages de traits plus individuels qui en font des acteurs de tragédie. La pensée de Philoctète s'est détournée de ses souffrances physiques, pour s'arrêter à ses douleurs morales, au ressentiment profond de son antique injure, à son irréconciliable haine, à son insatiable soif de vengeance :

« Voilà dix ans, malheureux ! que je souffre la faim et tous les maux ; que je nourris une plaie qui me dévore. Ο mon fils, les Atrides et Ulysse m'ont mis dans cet état : que les dieux le leur rendent (25)! »

Néoptolème a écouté les plaintes de Philoctète ; à son tour, il lui fait les siennes. Je me sers encore des expressions du Télémaque, qui explique au mieux le dessin de cette scène. Comme le fils de Paean, mais moins que lui cependant, le fils d'Achille a des raisons d'en vouloir aux chefs de l'armée grecque ; il peut, sans ajouter beaucoup à la vérité, se donner pour leur ennemi, et, par ce rapport de situation et de sentiments, gagner la confiance du possesseur des flèches d'Hercule. C'est là-dessus qu'Ulysse a compté, lorsque, malgré leur démêlés, ou plutôt par cette raison même, il s'est associé ce jeune homme ; lorsqu'il l'a autorisé, pour le bien de l'entreprise, en politique qui n'est touché que du succès, à ne le point ménager dans ses discours (26). Néoptolème usera de la per- 108 mission, mais discrètement toutefois, s'en prenant moins à Ulysse du tort qu'on lui a fait, qu'aux Atrides qui en sont les premiers auteurs (27). J'ai indiqué plus haut quelques-unes de ces combinaisons. On me pardonnera, le sujet m'y oblige, de les reproduire ici, en les complétant. Je ne puis assez dire combien elles sont ingénieuses, tout ce qu'il y a d'art dans la structure d'une pièce en apparence si simple.

C'est d'une simplicité de ce genre que brillent les premières paroles de Néoptolème. Il ne se doute guère, en les prononçant, du grand effet quelles vont produire. «Après la mort d'Achille, dit-il, » et là-dessus Philoctète l'interrompt : « Quoi donc ! Achille est mort !» et il ne peut plus rien entendre qu'il n'ait d'abord pleuré le plus grand des Grecs et son ami. Le même effet se renouvelle après le charmant récit, si bien rendu par Fénelon, où Néoptolème raconte, avec une vivacité d'émotion qui le reporte à l'événement et montre en lui un vrai fils d'Achille, l'injustice du traitement qu'il a reçu des Atrides, et qui lui a fait quitter leur armée pour s'en retourner à Scyros. Comme Philoctète s'étonne qu'Ajax le Télamonien n'ait point empêché cette injustice : « Il était mort, reprend Néoptolème. — Et Nestor, le constant adversaire de tous les méchants conseils? — Il pleurait son fils Antiloque, mort avant lui. — Et Patrocle, l'ami d'Achille? — Il était mort aussi ! » Quel douloureux refrain ! Comme il fait mesurer cruellement à Philoctète le long temps qu'il a passé hors de la société des hommes ! Comme il lui rend amer le moment où il la retrouve ! Comme il achève d'envenimer la blessure de son âme par le doute désolant de l'avantage de la vertu, de la justice des dieux! Ici il faut encore copier Fénelon, qui en quelques mots a résumé, et comme toujours expliqué, par l'accent de sa parole, les beaux développements de la tragédie de Sophocle :

« Quoi ! morts ! hélas ! que me dis-tu? Ainsi la cruelle guerre moissonne les bons et épargne les méchants ! 109 Ulysse est donc en vie ? Thersite l'est aussi sans doute? Voilà ce que font les dieux : et nous les louerions encore! »

Remarquez comme le désespoir de Philoctète tourne au blasphème un mot de Néoptolème (28), auquel il semble que Cicéron ait voulu rendre le sens qu y attachait le fils d'Achille, lorsque, dans l'éloge funèbre des guerriers morts en combattant contre Antoine, il s'écria : « N'est-ce pas au prix du sang le plus brave que Mars vend la victoire (29)? »

Nous voici arrivés au dénouement de cette longue scène qui, à elle seule, est comme un drame. Néoptolème fait mine de vouloir partir : Philoctète le conjure de l'emmener : sa prière, partout citée, est un des chefs-d'œuvre de l'éloquence tragique. C'est qu'elle n'a rien de la harangue d'un orateur, qu'elle est toute en mouvements soudains que suggèrent au malheureux, pressé d'échapper à son exil, sa passion, son danger; en mouvements qui, semble-t-il, ne manqueraient à personne en pareille situation. Chacune des hésitations affectées par Néoptolème est pour Philoctète l'occasion d'un nouvel effort, lui fournit un nouveau moyen. Il s'adresse à tous les sentiments de celui qu'il veut toucher, à sa compassion, à sa générosité, à son amour pour la gloire, à sa religion : il prend tour à tour tous les tons ; il conjure, il discute, il caresse, il commande, il menace presque. Tout à l'heure, une sorte de désir désespéré de revoir sa douce patrie, et, s'il en était temps encore, d'embrasser son vieux père, le faisait, malgré sa faiblesse, sa souffrance, bien plus, malgré sa fierté, tomber aux genoux de Néoptolème ; ne semble-t-il pas maintenant qu'il se relève noblement pour lui parler des retours cruels dont le sort punit les indifférents, pour lui adresser ces maximes, ordinaire moralité de la tragédie grecque :

« Considère combien la vie de l'homme est pleine de dangers, de chances heureuses et malheureuses. Il faut, hors de l'infortune, prévoir qu'on y 110 peut tomber, et tant que dure la prospérité, veiller sur elle, de peur qu'au premier instant elle ne s'échappe et ne disparaisse (30). »

Citons, par compensation à des remarques générales, qui ont pu paraître rigoureuses, cette chaleureuse imitation de La Harpe (31), à laquelle de grands artistes, et, en dernier lieu, l'illustre Talma, prêtaient autrefois, sur notre scène, un accent si pathétique :

Ah ! par les immortels de qui tu tiens le jour,
Par tout ce qui jamais fut cher à ton amour,
Par les mânes d'Achille et l'ombre de ta mère,
Mon fils, je t'en conjure, écoute ma prière.
Ne me laisse pas seul en proie au désespoir,
En proie à tous les maux que tes yeux peuvent voir.
Cher Pyrrhus, tire-moi des lieux où ma misère
M'a longtemps séparé de la nature entière.
C'est te charger, hélas ! d'un bien triste fardeau,
Je ne l'ignore pas ; l'effort sera plus beau
De m'avoir supporté ; toi seul en étals digne ;
Et de m'abandonner la honte est trop insigne ;
Tu n'en es pas capable : il n'est que le» grands cœurs
Qui sentent la pitié que l'on doit aux malheurs,
Qui sentent d'un bienfait le plaisir et la gloire.
Il sera glorieux, si tu daignes m'en croire,
D'avoir pu me sauver de ce fatal séjour.
Jusqu'aux vallons d'Oeta le trajet est d'un jour.
Jette-moi dans un coin du vaisseau qui te porte,
A la poupe, à la proue, où tu voudras, n'importe.
Je t'en conjure encore, et j'atteste les dieux :
Le mortel suppliant est sacré devant eux.
Je tombe à tes genoux, ô mon fils, je les presse
D'un effort douloureux qui coûte à ma faiblesse.
Que j'obtienne de toi la fin de mes tourments ;
Accorde cette grâce à mes gémissements.
Mène-moi dans l'Eubée, ou bien dans ta patrie ;
Le chemin n'est pas long à la rive chérie
Où j'ai reçu le jour, aux bords du Sperchius,
Bords charmante, et pour moi depuis longtemps perdus!
Mène-moi vers Pœan ; rends un fils à son père.
111 Et que je crains, ô ciel ! que la Parque sévère,
De ses ans, loin de moi, n'ait terminé le cours !
J'ai fait plus d'une fois demander ses secours ;
Mais il est mort sans doute, ou ceux de qui le zèle
Lui devait de mon sort porter l'avis fidèle,
A peine en leur pays, ont bien vite oublié
Les serments qu'avait faits leur trompeuse pitié.
Ce n'est plus qu'en toi seul que mon espoir réside ;
Sois mon libérateur, ô Pyrrhus, sois mon guide !
Considère le sort des fragiles humains :
Et qui peut un instant compter sur les destine?
Tel repousse aujourd'hui la misère importune,
Qui peut tomber demain dans la même infortune.
Il est beau de prévoir ces retours dangereux,
Et d'être bienfaisant alors qu'on est heureux.

Aux instances de Philoctète s'unissent celles du chœur, on peut dire celles des spectateurs eux-mêmes qui ne pardonneraient point à Néoptolème de se laisser si longtemps prier, s'ils n'étaient dans le secret du rôle auquel s'est prêté le fils d'Achille. Il consent enfin, et Philoctète fait éclater une joie bien nouvelle pour lui et dont l'expression n'est pas moins touchante que celle de sa douleur. Mais voici une de ces révolutions morales qui étaient les surprises de ce théâtre. Philoctète ne veut point partir qu'il n'ait salué ce triste asile qu'une longue habitude lui a rendu cher ; qu'il n'ait montré à ses sauveurs où et de quoi il a vécu, ce qu'il a eu la force de supporter, et dont maintenant il s'enorgueillit : car, en bien peu d'instants son cœur a fait bien du chemin et en est déjà à ce doux souvenir des maux dont, après Homère (32) et Euripide (33) a parlé Virgile (34), et que, dans un épisode célèbre, a ingénieusement exprimé son traducteur :

Je ne sais quel instinct l'arrête en ce séjour :
A l'abri du danger, son âme encor tremblante
Veut jouir de ces lieux et de son épouvante (35).

112 Cependant le chœur annonce l'approche d'un des soldats commis à la garde du vaisseau, avec un étranger, un marchand. Ce marchand n'est autre qu'un émissaire d'Ulysse, chargé par lui de venir, comme au reste il l'avait annoncé à Néoptolème (36), sous ce déguisement et par un récit menteur, précipiter le départ de Philoctète. L'incident, s'il n'est pas indispensable à l'action, a l'avantage de la compliquer quelque peu, de la varier, d'y rendre plus actif, plus présent, malgré son absence forcée, l'un des principaux personnages qui y concourent ; d'y développer ce génie inventif, fécond en stratagèmes, qu'un poète de l'école homérique devait conserver au héros de l'Odyssée. La scène, qui, par un agrément familier, délasse du pathétique des scènes précédentes, est spirituellement conduite. L'envoyé d'Ulysse joue au mieux la comédie qu'on lui a apprise, et Néoptolème, pour qui elle est en grande partie nouvelle, y entre de son côté fort bien. On ne s'étonne pas que Philoctète puisse en être dupe.

« Venant des côtes de Troie, dit à Néoptolème le prétendu marchand, et rencontrant par hasard à Lemnos votre vaisseau, j'ai cru devoir vous donner avis d'une chose qui vous intéresse et que vous ignorez sans doute. — Et qu'est-ce donc? — C'est que les Grecs ont dépêché après vous, pour vous ramener, Phœnix et les deux fils de Thésée (37). »

Remarquons en passant qu'il y a peu de tragédies grecques où Athènes n'occupe sa petite place, au moins dans les détails. C'était une attention des poètes pour le public athénien qui leur en savait gré. Voilà pourquoi notre marchand associe à Phœnix les fils de Thésée ; pourquoi, peut-être, un peu auparavant, il se donnait pour patrie la vineuse Péparèthe, nom commun à une des Cyclades et à une tribu de l'Attique (38).

« Mais, reprend fort naturellement Néoptolème, comment Ulysse ne s'est-il pas chargé de cette commission ? — Ah ! c'est que lui-même avait été envoyé, avec Diomède, à la recherche d'un autre guerrier que redemandent aussi les Grecs. — De qui donc? — De.... mais d'abord dites-moi qui est cet homme. — Philoctète. — Ne m'interrogez pas davantage et quittez au plus tôt ces lieux (39). »

On comprend quels soupçons, quelle curiosité ce dialogue, que je rapporte en substance, excite chez Philoctète. Néoptolème insiste pour que le marchand s'explique, et devant tous ; le marchand ne manque pas de s'en défendre, ne voulant point, dit-il, par son indiscrétion, se compromettre auprès de l'armée des Grecs, avec laquelle il est en relation d'affaires. Il cède pourtant, et finit par déclarer que le devin Hélénus, tombé au pouvoir des assiégeants, leur ayant fait connaître que sans Philoctète ils ne pourraient venir à bout de Troie, Ulysse s'est engagé, sur sa tête, à s'en rendre maître, soit de gré, soit de force.

A cette insolente promesse, dont Ulysse n'a pas voulu qu'on ménageât les termes, éclate avec violence l'indignation de Philoctète. « J'écouterais plus volontiers, s'écrie-t-il, l'odieuse vipère qui m'a blessé (40).... Il me persuaderait tout aussi bien de revenir des enfers, comme son père Sisyphe (41).... » allusion injurieuse à ce qu'on racontait de la naissance illégitime d'Ulysse, et de la ruse au moyen de laquelle le fourbe illustre qu'on lui donnait pour père avait trompé jusqu'au roi des morts (42). « Je ne sais de quoi vous voulez parler (43), » dit en prenant congé l'homme d'Ulysse avec une circonspection qui est de sa situation personnelle autant que de son rôle, et devait dérider les spectateurs. C'est un exemple déplus, que je n'ai pas voulu omettre, de l'aisance familière permise à cette tragédie homérique (44), qui mêle quelquefois le sourire avec les larmes.

Revenons à Philoctète. Bien rassuré contre les efforts 114 de l'éloquence d'Ulysse, il ne l'est pas autant contre ce que pourra tenter son esprit de ruse et de violence. Il témoigne, Ulysse l'avait prévu, la plus grande impatience de partir, même sans attendre le vent favorable, comme voudrait ou feint de le vouloir Néoptolème. Il ne lui faut qu'un instant pour prendre quelques plantes propres à calmer ses douleurs, pour rassembler les armes précieuses que lui a léguées Hercule, et que Néoptolème demande à voir, à toucher, à adorer, avec une discrétion et une piété qui achèvent de le charmer. Il regagne sa caverne, appuyé sur le fils d'Achille, tandis que le chœur repasse l'histoire de ses longues épreuves près de finir, dans des strophes touchantes, non sans y mêler à l'essor lyrique de sa pensée, l'intelligence dramatique de la situation.

Actoris partes chorus officium que virile
Defendat (45).

De même que tout à l'heure (46) Néoptolème disait en termes équivoques, dont l'intention échappait à Philoctète : « Que les dieux nous conduisent heureusement, hors de cette terre, où nous voulons aller ! » le chœur parle maintenant, comme si Philoctète pouvait l'entendre, du prochain retour de ce héros, si longtemps exilé, dans sa patrie.

Il semble que la tragédie soit arrivée à son dénouement. Elle va seulement se nouer par un incident bien naturel et bien simple, mais fécond en péripéties, le retour d'une de' ces terribles crises auxquelles, depuis sa blessure, Philoctète est sujet. Néoptolème n'assistera pas impunément à un tel spectacle ; il rougira de tromper un homme si malheureux et compromettra par sa franchise l'entreprise, si habilement concertée et jusqu'ici si heureusement conduite, d'Ulysse.

Cette révolution théâtrale se prépare dans une assez longue scène, dont une distribution moderne de la pièce a 115 longtemps fait un troisième acte, par trop court. On a dit (47), pour excuser ce défaut de proportion, que les anciens se souciaient peu de l'égale longueur des actes; ou bien encore (48) que le jeu muet par lequel devaient s'exprimer les souffrances de Philoctète, rendait égal à la représentation ce qui ne l'est point à la lecture. Ce sont là des apologies insuffisantes, mais d'ailleurs inutiles, puisqu'il est reconnu maintenant que cette tragédie, non plus que les autres du théâtre grec, n'était point divisée par actes.

Acte ou scène, ce passage a été l'objet d'une critique plus sérieuse et qui date de loin, des ouvrages philosophiques de Cicéron (49), ou pour mieux dire des traités de philosophie grecque auxquels il l'avait empruntée. Est-il vrai, comme il le prétend ou le fait dire aux interlocuteurs de ses dialogues, que Sophocle et les autres tragiques grecs amollissent les âmes par la représentation de personnages atteints de douleurs corporelles et qui se lamentent ? J'ai déjà dit ce que je pensais de cette allégation au sujet du Prométhée et de l'Hercule mourant (50) mis en cause avec le Philoctète, Sans doute ces poètes n'ont pas craint d'exposer quelquefois sur la scène les maux du corps, d'y faire entendre le langage de la nature souffrante ; mais jamais avec l'intention d'arriver par là à un pathétique vulgaire, dont l'art ne s'accommoderait pas mieux que la morale. Bien au contraire, la douleur physique n'est jamais chez eux que l'accessoire d'une douleur plus noble, et dans l'une comme dans l'autre, ils ne voient qu'une occasion de mettre à l'épreuve et en lumière la fermeté de l'âme qui y résiste. Mais comment rendre sensible la résistance sans montrer aussi l'attaque ? Comment le héros paraîtra-t-il supérieur à la souffrance, si l'on ne voit pas qu'il souffre? Philoctète souffre, car il est homme, et ce sont des hommes, et non pas des gladiateurs 116 du stoïcisme, que peint la tragédie : mais certes il n'a point de faiblesse; il s'en faut bien. On a pu disputer quant à l'expression plus ou moins vive de ses douleurs. S'expliquaient-elles sur la scène antique par ces cris dont a parlé Cicéron, et que sans doute il avait entendus ? ou bien ne faisaient-elles que se trahir par des mouvements plus contenus, comme dans les œuvres de la statuaire ? Winckelmann (51), Lessing, Herder (52), qui ont porté dans l'étude comparée des moyens propres aux différents arts une finesse de jugement poussée quelquefois jusqu'à la subtilité, et qui, entre autres objets d'ingénieux parallèles, se sont beaucoup occupés du Philoctète, ne s'accordent pas et ne peuvent guère s'accorder, faute de documents positifs, sur ces questions. Mais ils sont unanimes à dire que ce qui domine chez le personnage de Sophocle, c'est, parmi les témoignages involontaires, de quelque nature qu'ils soient d'ailleurs, qui font connaître l'excès de ses douleurs, son invincible constance. Et, en effet, le poète nous le montre qui, marchant à la suite de Néoptolème vers le vaisseau qui doit l'emmener, cache avec soin les premières atteintes de son mal, fait effort pour retenir ou expliquer les exclamations,les gémissements qu'il lui arrache, retarde le plus qu'il peut le moment fatal où il lui faudra céder enfin à sa violence. Ce moment venu, au milieu même d'intolérables tourments qui lui font souhaiter et demander la mort, échappant par intervalles et aux angoisses de ses sens et au trouble de son esprit, il retrouve la force de s'occuper du grand intérêt qui le touche. Il explique à Néoptolème la nature de ces accès étranges qui ne sont point de longue durée, et se terminent par un profond assoupissement; il lui confie son arc et ses flèches, lui recommandant de les défendre contre ses ennemis, s'ils tentaient, par quelque moyen que ce soit, de s'en emparer pendant son sommeil ; il le conjure de ne le point abandonner, et obtient de lui de 117 nouveaux gages de sa fidélité, avec une délicatesse qui montre assez combien, même en ce moment, son âme est maîtresse d'elle-même.

« Je ne voudrais pas, mon fils, t'engager par un serment (53). »

Mot noble et touchant, que La Harpe a bien peu compris quand il l'a traduit par ce vers :

Qu'un serment solennel m'en donne l'assurance (54) !

C'est quand il a ainsi pourvu, autant qu'il est en lui, à tout ce que réclame sa situation, que Philoctète s'abandonne enfin au mal qui le tourmente et trouble sa raison en même temps qu'il terrasse son corps, dernier trait de ce terrible et admirable tableau :

« Ta main, en signe de ta foi. — La voici : je resterai. — Ici, ici. — Que dis-tu ? — Là-haut. — Quel égarement ! Que cherchent au ciel tes regarda? — Laisse, laisse-moi. — Comment? — Laisse-moi, te dis-je. — Je ne te quitterai point. — Je meurs, si tu me touches. — Eh bien, je ne te touche plus. Reviens à toi. — O terre ! reçois un mourant qui ne peut plus se relever (55) »

Là-dessus, comme nous le font connaître les paroles de Néoptolème, sa tête se renverse, son corps se couvre de sueur, un sang noir coule de sa plaie. Le chœur appelle sur le malheureux qui commence à s'assoupir les faveurs bienfaisantes du sommeil ; mais en même temps il conseille, en termes d'une discrétion parfois obscure, de profiter de l'occasion, soit pour enlever ses traits, soit pour l'enlever lui-même, ce qui serait si facile. Le fils d'Achille répond à peine ; on devine ses irrésolutions et combien il lui en coûte de trahir plus longtemps tant de malheur et tant de confiance.

C'est bien pis quand Philoctète s'éveille, plein de surprise et de joie de retrouver à ses côtés ses sauveurs, lorsqu'il se prépare à les suivre, lorsque arrive le moment 118 d'une cruelle alternative, ou de consommer une ruse odieuse, ou de sacrifier les intérêts de la Grèce en la révélant. L'embarras toujours croissant du jeune homme s'exprime par des paroles dont Philoctète s'alarme de plus en plus, jusqu'à ce qu'elles amènent cet aveu longtemps retardé, mais qui ne peut l'être davantage : « Il faut que vous me suiviez au siège de Troie, près des Grecs et des Atrides (56). » Quel coup imprévu pour Philoctète ! Il se récrie, et d'abord redemande ses armes, retenues, pour ne pas tout perdre, par Néoptolème. Il les réclame, avec toute l'éloquence du désespoir, par des paroles qu'on ne peut louer qu'en les citant, et qu'on ne peut citer sans copier encore l'admirable résumé qu'en a donné Fénelon :

« Ah ! qu'as-tu dit, mon fils ? Rends-moi cet arc ; je suis trahi ! Ne m'arrache pas la vie. Hélas! il ne répond rien ; il me regarde tranquillement; rien ne le touche. O rivages ! ô promontoires de cette lie ! Ô bêtes farouches ! Ô rochers escarpés ! c'est à vous que je me plains ; car je n'ai que vous à qui je puisse me plaindre ; vous êtes accoutumés à mes gémissements. Faut-il que je sois trahi par le fils d'Achille ! il m'enlève l'arc sacré d'Hercule ; il veut me traîner dans le camp des Grecs pour triompher de moi ; il ne voit pas que c'est triompher d'un mort, d'une ombre, d'une image vaine. Oh! s'il m'eût attaqué dans ma force!... mais, encore à présent, ce n'est que par surprise. Que ferai-je ? Rends, mon fils, rends : sois semblable à ton père, semblable à toi-même. Que dis-tu?... tu ne dis rien ! O rocher sauvage! je reviens à toi, nu, misérable, abandonné, sans nourriture; je mourrai seul dans cet antre : n'ayant plus mon arc pour tuer les bêtes, les bêtes me dévoreront ; n'importe. Mais, mou fils, tu ne parais pas méchant ; quelque conseil te pousse ; rends-moi mes armes. va-t'en (57). »

Dans cette vive esquisse des mouvements, des expressions du grec, je ne regrette qu'un trait, moins frappant, il est vrai, pour nous que pour les anciens, qui attribuaient, en certaines circonstances, aux imprécations, une part de cette puissance fatale, ressort de leur tragédie.

« Voilà donc ce que je devrai à ce jeune homme, qui semblait ignorer le mal ! Ah ! j'hésite à te maudire, avant d'apprendre de toi si tu changes de sentiment ; autrement, puisses-tu périr (58) ! »

Néoptolème est ébranlé; il va céder, quand tout à coup arrive Ulysse, fort à propos, mais non par hasard : il n'y a point de hasard dans les tragédies de Sophocle ; il y a, je l'ai déjà dit, cette espèce de nécessité qui préside aux coups de théâtre de toute pièce bien faite. Ulysse est, sans se montrer beaucoup, le personnage le plus occupé de cette action qu'il dirige et surveille, prêt à y intervenir aussitôt qu'il sera nécessaire, comme maintenant. Ulysse ne prétend pas à la sympathie qu'obtiennent de nous le malheur, la constance, la fierté, le caractère énergique et tendre de Philoctète, la générosité et la candeur de Néoptolème ; mais il se montre auprès d'eux sans désavantage, grâce à l'infatigable dévouement, au courage d'esprit qui, dans un grand intérêt public, le font marcher au succès, sans se détourner un instant de son but, bravant pour y atteindre, non seulement les difficultés et les périls, mais, ce qui est plus difficile, ses propres scrupules, l'opinion des hommes, les marques de leur colère et de leur mépris. Ulysse a aussi sa grandeur et sa beauté  (59), et quand, dans la scène qui nous occupe, il parait entre Philoctète irrité et Néoptolème confus et rougissant, avec son sang-froid, sa patience, sa fermeté, le ton d'autorité d'un homme qui parle pour tout un peuple et au nom des dieux, il forme, avec les personnages auxquels l'associe le poète, un des plus beaux groupes qu'ait jamais produits l'art tragique.

Sophocle a su lui conserver cette science des passions humaines, cet art de les manier, que lui attribuaient les traditions de l'épopée, et qui font de lui le grand orateur des temps héroïques. Il n'essaye pas inutilement delà persuasion avec Philoctète; il le prend tout d'abord, sans ménagement, sur le ton du commandement et de la 120 menace. Philoctète viendra, dit-il, recueillir à Troie l'honneur que les dieux lui réservent; il viendra volontairement, s'il n' aime mieux qu'on l'y contraigne; et quand le malheureux, hors de lui, s'écrie qu'il va s'affranchir de cette tyrannie, en se brisant la tête contre les rochers de son fie, Ulysse n'hésite pas à le faire saisir, et puis écoute sans s'émouvoir tout ce qu'une situation si violente lui inspire d'éloquentes invectives, sachant bien que cet emportement doit avoir son cours, et comptant sur son épuisement pour faire entendre avec plus d'avantage les conseils de la raison. Alors il a recours à un moyen qui lui a déjà réussi auprès de Néoptolème. Il cherche à toucher le cœur de Philoctète par le désir de la gloire; à exciter son émulation et sa jalousie en lui montrant cette gloire, son partage s'il l'eût voulu, qui va passer à 'autres, et à ses plus mortels ennemis :

« Qu'on le laisse libre et qu'il demeure ici, puisqu'il le veut! Avec ce que nous emportons, nous pouvons nous passer de vous. N'avons-nous pas d*ailleurs Teucer, cet habile archer ? et moi-même, ne vous vaudrai-je pas pour courber cet arc et diriger ces flèches. Quel besoin a-t-on donc de vous? Adieu! vivez content à Lemnos, et nous, partons au plus vite. Bientôt ces nobles armes m'auront procuré une gloire qui devait être à vous. »

« Que faire? hélas ! dit Philoctète. Quoi, tu oserais te montrer, paré de mes armes, aux yeux des Grecs ! — Je n'écoute plus rien (60), » reprend Ulysse, qui le laissant à ses pensées et aux conseils de la solitude, entraîne Néoptolème en vain rappelé par Philoctète. Il emmènerait même les soldats du fils d'Achille, si celui-ci, ému de pitié, ne leur commandait, au risque d'en être blâmé comme d'une faiblesse, de rester auprès du malheureux, pour le consoler, quelques instants encore, de leur présence, et, s'il était possible, pour le conseiller et le persuader.

Ils s'y emploient avec zèle, mais sans rien gagner sur l'esprit de Philoctète. En vain on lui a ravi son arc, le 121 soutien de sa vie ; il aime mieux périr seul dans son île, consumé parla faim, déchiré par les bêtes sauvages, que de suivre Ulysse auprès des Atrides. Son désespoir, que Fénelon compare à la fureur d'une lionne privée de ses petits et remplissant les forêts de ses rugissements, les combats que livrent à son inflexible résolution les instincts de la nature dans « un cœur agité comme les flots de la mer, « dit éloquemment Brumoy, tous ces mouvements tumultueux animent une suite de strophes qui ne sont pas sans analogie avec les stances autrefois d'usage dans les entr'actes de nos tragédies. Ce ne sont ici que véhémentes apostrophes à cet antre, séjour de douleur, qu'il ne doit plus quitter, aux oiseaux de proie, aux animaux carnassiers, qui ne fuiront plus sa main désarmée, à l'arc même, que son amour anime, auquel il prête le regret des mains généreuses qui le portaient autrefois, l'horreur des mains perfides dans lesquelles il est tombé ; figure d'une hardiesse mal à propos corrigée dans le Télémaque, où ce sentiment est transporté à Hercule lui-même. Mais que parlé-je ici de figures et d'apostrophes? Les termes de la rhétorique vont mal à l'expression si profondément naturelle de cette âme en détresse, réduite à se rejeter vers les muets confidents qui seuls lui restent. Et cependant, cette société humaine, qui a autrefois abandonné Philoctète, et à laquelle il renonce maintenant, lui est encore bien chère. Quand, fatigué des exhortations du chœur, il le renvoie, avec quel accent suppliant il le retient aussitôt ! comme il prolonge ce triste et dernier commerce qu'il doit avoir avec ses semblables ! On sent qu'il est bien près de se laisser vaincre, et que c'est par un effort désespéré que, rompant tout à coup l'entretien, il s'enferme .dans son antre, comme dans son tombeau.

Cependant un nouveau changement s'est opéré. La réflexion qui n'a rien pu sur le cœur de Philoctète, a tout à fait changé celui de Néoptolème. Il revient décidé à restituer ce qu'il ne doit qu'à une surprise peu généreuse. Mais il revient suivi d'Ulysse qui, dans une scène très vive, s'épuise en vains efforts pour le faire renoncer à ce 122 dessein. Ulysse va jusqu'à adresser au fils d'Achille des menaces qu'il ne soutient pas, il est vrai, autant que l'exigerait le point d'honneur moderne, qu'il se hâte, au contraire, de retirer, lorsqu'il n'en espère plus rien, avec une prudence tout homérique :

« Je sais, je sais quelqu'un, qui t'en empêchera. — Qui donc m'en empêcherait? parle. — Tous les Grecs et moi avec eux  (61). »  . . . . « Ce n'est plus aux Troyens, c'est à toi que nous aurons affaire. — Comme on voudra. — Tu vois ma main sur la garde de mon épée. — Et la mienne de même ; elle ne se fera point attendre. — Poursuis donc, j'y consens; mais toute l'armée le saura de moi, et elle te punira. — C'est agir sagement : fais toujours de même et tu te garderas probablement de tout malheur (62). »

Brumoy suppose généreusement que ces dernières paroles sont adressées à Ulysse, lorsqu'il n'est plus à portée de les entendre. Mais il n'est pas évident qu'il quitte maintenant la scène pour y reparaître quelques moments après, et doubler ainsi le coup de théâtre dont il a été question plus haut. Ulysse, sans être timide, ne met pas son courage à courir des dangers inutiles ; il sait même au besoin se résigner à de fâcheuses apparences, à d'offensantes interprétations. Il peut entendre bien des choses, sans que le spectateur, qui en sourit, lui en sache mauvais gré, et s'en étonne le moins du monde.

J'ai déjà dit qu'il entrait dans le dessein de l'auteur du Télémaque, d'ennoblir le personnage d'Ulysse. Aussi lui a-t-il fait honneur de cette restitution à laquelle il s'oppose , au contraire, chez Sophocle, jusqu'au dernier instant. Sa persévérance est bien près de lui être funeste ; car le premier usage que veuille faire Philoctète des armes qu'on lui a rendues, c'est d'en percer son ennemi. Néoptolème l'arrête, et, usant du droit qu'il vient d'acquérir de lui parler avec franchise, il le blâme de ces emportements farouches qui lui font repousser, comme des marques d'inimitié, les conseils de la bienveillance; il 123 l'accuse de se rendre, par son obstination, l'auteur de son infortune ; il lui redit les oracles qui l'appellent au camp des Grecs, pour y guérir et renverser Troie ; il le prie, il le presse au nom de son intérêt et de sa gloire. De telles instances mettent à une pénible et dangereuse épreuve la constance de Philoctète, qui céderait volontiers à Néoptolème, mais ne peut céder aux Atrides et à Ulysse, et persiste dans ses refus. Bien plus, changeant de rôle, c'est lui qui, à son tour, blâme le fils d'Achille d'oublier ses affronts, de servir des ingrats : qu'il se retire plutôt à Scyros, comme il le disait, qu'il y emmène Philoctète, à qui il l'a promis ; avec les flèches d'Hercule, tous deux braveront le vain courroux des Grecs.

J'admire comme reviennent ici ces flèches d'Hercule, dont il n'a cessé d'être question dans cette pièce, pour servir de transition à l'intervention merveilleuse qui tranche enfin un nœud que l'opiniâtreté de Philoctète, l'impuissance d'Ulysse, la faiblesse de Néoptolème séduit par celui-là même qu'il voulait séduire, ont rendu insoluble. Les armes d'Hercule ne doivent pas être tournées contre les Grecs ; elles doivent leur soumettre une seconde fois la ville de Troie. Hercule lui-même vient intimer à son ami, ravi de le revoir, et soumis à sa voix chère et révérée (63), la volonté de Jupiter et du destin : dénouement qui, sans sortir de l'action elle-même, nous l'avons déjà remarqué (64), est dans les convenances du sujet, dans les habitudes de la tragédie antique, plein de grandeur, de majesté, de sérénité religieuse, et auquel Horace semble avoir pensé lorsqu'il a dit :

Nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus
 Incident (65).

Telle est cette tragédie que des mérites singuliers pla- 124 cent au premier rang des productions du théâtre, non seulement chez les Grecs, mais par tout pays. C'est une merveille de l'art qu'une pièce où, avec trois personnages, parleur opposition, par les incidents qui en résultent, l'intérêt se soutient et s'accroît sans cesse ; où des situations que varie le libre développement des caractères, servent de cadre à l'expression la plus naïve et la plus profonde des sentiments les plus généraux de la nature humaine. Frappé de cette féconde mise en œuvre d'une matière qui semble stérile, Joseph Scaliger plaçait presque au-dessus de Virgile, adoré par son père, l'auteur du Philoctète (66). Il faut blâmer Brumoy, qui l'a traduit et analysé avec assez d'intelligence, d'avoir presque demandé grâce au goût moderne pour une simplicité, un naturel qui sont, ou doivent être de tous les temps. La Harpe a montré surabondamment tout ce qu'il y a de timide, de faux, et même de ridiculement étrange dans cette conclusion :

« A suivre le goût de l'antiquité, on ne peut reprocher à cette tragédie aucun défaut considérable... ; à en juger par rapport à nous, le trop de simplicité, et le spectacle dominant d'un homme aussi tristement malheureux que Philoctète, ne peuvent nous faire un plaisir aussi vif que les malheurs plus variés et plus brillants de Nicomède dans Corneille. »

Ce sentiment de Brumoy était d'ailleurs assez général au xiiie siècle. La Harpe l'avait peut-être déjà contredit en critique et en poète, ce qui fait grand honneur à son goût et à son talent, lorsque Métastase écrivait encore :

« On doit admirer dans cette tragédie l'artifice de 125 l'auteur, qui d'une action très simple a su faire naître des péripéties, des situations pleines d'intérêt. Le caractère de Néoptolème est incomparable: Mais toutes ces beautés ne rendent pas tolérable le personnage de Philoctète, qui étale, dans tout le cours de la pièce, le pus, les immondes enveloppes de sa plaie infecte, qui se fatigue sans relâche à la décrire, qui assourdit le théâtre de gémissements et de cris, dans les accès redoublés de ses douleurs (67). »

Si l'on ne s'attend pas, en un pareil sujet, à ce nom de Nicomède qu'il a rappelé si mal à propos à Brumoy, on ne s'attend guère davantage à celui d'Alcibiade, qu'y a mêlé l'auteur d'un savant mémoire sur la chronologie des pièces grecques et sur leurs rapports avec les événements contemporains (68). Le Philoctète ayant été donné (69) sous l'archonte Glaucippe, c'est-à-dire la troisième année de la xciie olympiade, il y a vu, sur ce seul indice, une allusion aux négociations qui commencèrent, cette année même, pour le rappel d'Alcibiade.

Sa conjecture, qu'on a quelquefois jugée un peu gratuite, a été reprise de nos jours par plus d'un savant critique (70), et il est certain qu'elle reçoit quelque vraisemblance des circonstances où se trouvait Athènes à l'époque de la représentation du Philoctète, quand après les désastres de l'expédition de Sicile, au milieu des dangers du dehors et des troubles intérieurs, tous les regards se tournaient vers Alcibiade, travaillant déjà dans son exil au salut de la patrie. Il n'y a pas jusqu'à ces paroles dernières d'Hercule 126 remontant aux cieux, que nous avons eu occasion de citer ailleurs (71), cette éloquente recommandation du respect des dieux, de la piété, si convenablement adressée au futur profanateur de l'autel embrassé par Priam mourant, qui n'eût pu sembler s'adresser aussi indirectement à Alcibiade lui-même, en même temps que la pièce dans son ensemble cachait une sorte de conseil donné aux Athéniens.

Faut-il aller plus loin que ce rapport général de la pièce, prise dans son ensemble, avec la situation d'Athènes, rapport dont il est possible, en effet, que l'imagination du poète et la pensée du public aient été également frappées? Faut-il attribuer à Sophocle des intentions plus particulières, qu'il est quelquefois difficile d'admettre à la fois, croire par exemple que son Philoctète était pour lui l'emblème, tantôt du peuple athénien abandonné, trahi, tantôt du grand homme dans lequel il plaçait son espérance! Faut-il lui prêter le dessein de désigner, par d'autres allusions, certains personnages du temps , dans ces vers (72), par exemple, où Philoctète s'informe des chefs grecs qui sont morts, de ceux qui vivent encore (73)? On a dit (74) avec raison que toutes ces finesses, en supposant qu'elles fussent de nature à être saisies, auraient détourné les esprits de l'intérêt véritable de l'ouvrage, de celui qui résulte directement du fait lui-même, des situations, des caractères.

Ce qui ressort le plus clairement de la date de l'ouvrage, c'est l'inaltérable jeunesse du génie de Sophocle qui l'a pu produire à quatre-vingt-cinq ans. On serait fort tenté d'en douter si, cinq ans plus tard, à quatre-vingt-dix, il ne s'était trouvé encore capable de l'Œdipe à Colone.
Les Grecs ne connaissaient pas le scrupule qui interdit à nos poètes les sujets déjà traités, toutes ces réclamations de priorité/ toutes ces accusations de plagiat, si communes dans nos journaux, et par compensation si 127 indifférentes au public. Les sujets de leur tragédie, resserrée dans le cercle des légendes mythologiques, et par là bornés en nombre, formaient chez eux une matière commune à tous, et dont la propriété, longtemps indécise, demeurait enfin à celui qui en avait fait le meilleur usage. De même que la figure des dieux et des héros était perpétuellement reproduite par leurs artistes, et que, du concours de tant d'efforts, sortaient enfin des types d'une singulière perfection, de même aussi les aventures des temps héroïques ne cessaient d'être mises en scène par leurs poètes, et le même drame, refait cent fois, arrivait, après ces essais multipliés, à cette beauté achevée qui nous surprend et qui nous ravit dans le trop petit nombre de compositions dramatiques qui nous sont restées de leur nombreux théâtre. Ainsi ce sujet de Philoctète, dont Sophocle, par le droit du génie, est resté le possesseur, avait été tenté dans l'antiquité par bien d'autres, et pour me borner d'abord aux poètes, dont la concurrence lui pouvait être dangereuse, il l'avait été avant lui par son maître Eschyle, et même par son élève Euripide. Le Philoctète d'Euripide, joué avec la Mèdée sous l'archonte Pythodore, la première année de la LXXXVIe olympiade, avait précédé de vingt-deux ans le Philoctète de Sophocle. Telle est du moins la date que donne l'argument de la Médée. Mais comme dans les Acharniens d'Aristophane, représentés la quatrième année de la LXXXVe olympiade, le poète comique fait déjà offrir par Euripide à Dicéopolis, pour se présenter en costume de suppliant devant le peuple, « les haillons du mendiant Philoctète (75) , » on est autorisé à porter, avec Musgrave (76), à vingt-six ans cet intervalle déjà si long.

Ces deux pièces d'Eschyle et d'Euripide ne sont pas venues jusqu'à nous. Mais deux morceaux d'un rhéteur célèbre du siècle de Trajan, Dion Chrysostome (77), en con- 128 tiennent une sorte d'analyse, qui permet de les comparer avec l'ouvrage de Sophocle. Cette comparaison, dont s'est rarement avisée la critique, ne manque pas d'importance : elle justifie la supposition par laquelle, en commençant, nous faisions éclore, en quelque sorte, des méditations de Sophocle, tout le plan de son Philoctète; elle permet d'apprécier à quel degré, dans des sujets donnés par la tradition épique, et tant de fois reproduits sur la scène, ce grand poète se montrait inventeur.

L'un des deux morceaux de Dion, d'un tour agréable et plein du sentiment délicat de l'esprit divers de l'ancienne tragédie grecque chez ses principaux représentants, nous offre le parallèle des trois Philoctètes d'Eschyle, d'Euripide et de Sophocle ; l'autre une paraphrase, ou, pour mieux dire, une version en prose des deux premières scènes de la pièce d'Euripide. Ils sont l'un et l'autre fort curieux par les renseignements qu'on y trouve sur des ouvrages célèbres et à jamais perdus. Si notre littérature moderne, comme la littérature antique, disparaissait un jour du monde, un simple chapitre de critique pourrait de même prendre place parmi les débris les plus précieux de la gloire d'un Voltaire, d'un Racine, d'un Corneille.

Dion, qui, dans son parallèle, accorde à Sophocle la première place, paraît faire toutefois de ses deux rivaux un cas à peu près égal; mais il est facile de reconnaître l'infériorité de leurs compositions, même d'après l'idée incomplète qu'il nous en donne, ne parlant guère d'Eschyle qu'en général et seulement lorsqu'il se rapproche d'Euripide qu'il a particulièrement en vue.

Chez Sophocle, l'intérêt qui s'attache au personnage 129 de Philoctète vient à la fois et du douloureux isolement auquel l'a condamné l'abandon des Grecs, et de l'inflexible fermeté de son âme, qui lui fait préférer cette désolante solitude à la société de ses oppresseurs. Cet intérêt devait être beaucoup moins vif chez Eschyle et chez Euripide, qui tous deux, d'après la réalité (78), il est vrai, dont s'est hardiment, habilement écarté Sophocle, représentaient comme habitée l'île de Lemnos, et composaient d'hommes de ce pays le chœur de leurs tragédies. Il est bien vrai qu'ils représentaient aussi Philoctète comme à peu près délaissé par eux ; que le chœur, dans la pièce d'Euripide, se reprochait même cette insensibilité; mais enfin, un délaissement absolu eût été une choquante invraisemblance, et quelques soins, quelques secours, si rares, si faibles qu'ils fussent, la seule vue d'hommes, ses semblables (79), devaient rendre la situation 130 de Philoctète beaucoup moins malheureuse et moins touchante qu'elle ne le paraît chez Sophocle, qui la peint dans un désert, seul avec sa douleur.

Son caractère n'était pas, à ce qu'il semble, moins affaibli que sa situation. Le héros de Sophocle ne cède qu'à l'ordre des dieux, et à la voix d'un ami. La nécessité ne peut rien sur lui. Quand on l'a, par surprise, privé de cet arc, la défense et le soutien de ses misérables jours, au milieu de son désespoir et de son égarement, il s'affermit et s'obstine dans sa résolution désespérée. Il n'en était pas de môme chez les deux autres poètes. C'était précisément par ce moyen que, dans leurs tragédies, Ulysse parvenait à réduire Philoctète : du moins est-ce ce qu'on peut conjecturer, d'après les paroles de Dion, qui ne s'explique pas là-dessus très clairement.

Ni Euripide, ni Eschyle, n'avaient fait usage de ce personnage de Néoptolème, si ingénieusement introduit dans l'action par Sophocle, dont le caractère forme un si heureux contraste avec ceux d'Ulysse et de Philoctète, et au moyen duquel l'intrigue se noue avec tant de naturel et d'intérêt.

C'était Diomède, que, d'après une tradition (80), dont Sophocle s'est souvenu dans la scène du marchand (81), tout en s'en écartant judicieusement dans le plan de la tragédie, Euripide avait jugé convenable d'associer à Ulysse. On ne peut guère concevoir quel était l'emploi de ce personnage. Nous l'avons déjà dit (82), comment le faire paraître, lui l'ami d'Ulysse, le compagnon de toutes ses entreprises, aux yeux de Philoctète, qui doit, à ce titre, voir en lui un autre Ulysse, et les unir tous deux dans une môme haine, un égal mépris?

Si Diomède ne pouvait remplir convenablement auprès de Philoctète le rôle qu'y joue Néoptolème, il devenait 131 inévitable qu'Ulysse s'adressât lui-même, et sans intermédiaire à son ennemi mortel. Mais eût-il été souffert un seul moment par lui, s'il en eût été reconnu, et pouvait-il ne pas l'être? C'est cependant ce qu'avaient imaginé Eschyle et Euripide.

Chez Eschyle, Ulysse était tout simplement méconnu par Philoctète : singulière invraisemblance (83), que Dion excuse bien faiblement, par des raisons qui tournent contre celui qu'il veut défendre ! Il allègue les changements que dix années ont pu opérer dans les traite d'Ulysse, l'isolement où a vécu Philoctète, la préoccupation de son esprit fatigué par le malheur et la maladie ; mais il oublie combien est fidèle la mémoire d'un ennemi. Écoutez, et c'est la réfutation du critique, la condamnation du poète, écoutez comment Crébillon fait parler son Atrée, lorsque après vingt années Thyeste se présente devant lui :

. . . .Quel son de voix a frappé mon oreille?
Quel transport tout à coup dans mon cœur se réveille?
D'où naissent à la fois des troubles si puissants ?
Quelle soudaine horreur s'empare de mes sens?
Toi, qui poursuis le crime avec un soin extrême,
Ciel, rends vrais mes soupçons, et que ce toit lui-même.
Je ne me trompe point; j'ai reconnu sa voix;
Voilà ses traite encore.... ah! c'est lui que je vois :
out ce déguisement n'est qu'une adresse vaine.
Je le reconnaîtrais seulement à ma haine.

Euripide s'y prit autrement qu'Eschyle, mais non plus heureusement. Renouvelant le merveilleux de l'Odyssée, 132 il supposa que Minerve, la protectrice d'Ulysse, l'avait, en changeant ses traits, rendu méconnaissable aux yeux de Philoctète. Ce moyen, auquel on se prête dans le récit d'une épopée, convient beaucoup moins à la scène, qu'il dort refroidir par son invraisemblance. Qui ne voit, en outre, combien une invention si romanesque est loin de la simplicité de Sophocle, qui n'a voulu recourir à l'intervention surnaturelle de la divinité qu'à la fin de sa tragédie, et à défaut de tout autre moyen de la dénouer ?

Ulysse ouvrait la pièce, dans un de ces prologues (84) qu'on a tant reprochés à Euripide, par quelques réflexions morales, dont la paraphrase de Dion Chrysostome nous a conservé le sens général et plusieurs citations d'Aristote (85), de Plutarque (86), de Stobée (87), l'expression. D'où vient, disait-il, que, pouvant, comme d'autres, s'abandonner au repos, il consume sa vie dans de hasardeuses entreprises? C'est qu'une noble ambition lui fait sans cesse poursuivre la gloire. Après cet exorde, d'un tour assez élevé, mais quelque peu déclamatoire, il se rappelait à lui-même, c'est-à-dire qu'il expliquait au spectateur dans quel dessein il était venu à Lemnos, et comment Minerve, pour l'y aider, avait changé son visage.

Il ajoutait que les Troyens, instruits de l'oracle qui faisait dépendre de Philoctète et de ses armes le destin de Troie, et jaloux de s'attacher ce héros, devaient incessamment envoyer vers lui : invention excellente, qui ajoutait à l'importance du sujet, et le rendait plus intéressant par la nécessité imposée à Ulysse de réussir, et de réussir promptement !

A cela près, une telle exposition était bien loin de l'artifice que nous avons admiré dans la première scène de Sophocle, comme ce qui suivait de la vérité dont nous a paru briller la seconde. Euripide n'avait point prêté à 133 son Philoctète ces naïfs et touchants transports que laisse éclater le héros de Sophocle, lorsque après tant d'années d'abandon et de solitude, il aperçoit des hommes, lorsqu'il reconnaît l'habit grec, cet habit qui lui est encore si cher, lorsqu'il entend leur voix et retrouve sur leurs lèvres cette langue qu'il a apprise dès l'enfance, et que depuis si longtemps, il ne parle plus à personne (88). » Qui que tu sois, disait-il, au contraire, à Ulysse, en l'abordant, que yeux- tu ? Comment oses-tu pénétrer dans ces lieux? Est-ce l'amour du gain qui t'amène près de ma demeure? Viens-tu jouir du spectacle de ma misère?... Tu vois un homme bien malheureux ;... je n'étais pas ainsi autrefois ;... Mais d'où viens-tu... qui es-tu ?» Lorsqu'à cette question, Ulysse, comme Néoptolème, avait répondu : Je suis Grec, Philoctète ne s'écriait pas, ainsi que dans Sophocle, O douce parole (89) ! il saisissait ses armes, et, dans un transport de fureur, voulait en percer Ulysse. Il se peut que cette sombre misanthropie, qui le saisit à la vue d'un homme et d'un Grec, ne manque pas absolument de vraisemblance. C'est une nature d'exception qui a pu se rencontrer. Mais je préfère cette nature plus générale et plus attendrissante que Sophocle a reproduite.

Ulysse, menacé par Philoctète, l'apaisait au moyen d'une fable, qui me semble d'une invention malheureuse. Il se faisait passer pour un des compagnons de Palamède, condamné à mort, on se le rappelle, sur une accusation calomnieuse d'Ulysse. Chez Sophocle, qui a suivi Euripide en le corrigeant, Ulysse engage, il est vrai, Néoptolème à le traiter sans ménagement, comme il en a quelque droit, .lorsqu'il parlera de lui à Philoctète. Il ne s'offensera pas, dit-il, de paroles un peu vives, mais dont l'effet peut être utile à ses desseins et aux intérêts de la patrie. On reconnaît là le politique uniquement occupé de son entreprise, et qui lui sacrifie les vains scrupules de la vanité. Mais chez Euripide, quelle différence! N'est-ce pas outrer au delà de toute mesure le caractère 134 d'Ulysse, que lui faire ainsi rappeler une aventure si déshonorante pour lui, un crime si atroce?

La paraphrase s'arrête ici, et pour le reste de la pièce, nous sommes réduits aux indications et aux éloges de Dion, d'après lesquels nous pouvons supposer qu'Euripide s'était surtout attaché à peindre l'éloquence d'Ulysse, et qu'il lui faisait tenir de longs discours, remplis de sentences morales et de réflexions politiques. Cette éloquence devait surtout se développer dans une scène heureusement imaginée, où Ulysse disputait aux envoyés troyens la possession de Philoctète, et débutait par des vers dont Aristote fit, dit-on, au moyen d'un léger changement, une application injurieuse à Isocrate, son prédécesseur dans l'enseignement de la rhétorique (90) :

« Il serait honteux de se taire sur les intérêts des Grecs, et de laisser parler les barbares (91). »

Sophocle n'a pas fait beaucoup parler son Ulysse, et il n'en a pas moins représenté^ avec bien de la vérité, l'homme d'État rusé et l'orateur persuasif. Cette manière vaut l'autre, et mieux même, à ce qu'il me semble.

En général, dans cette tragédie d'Euripide, telle que la critique peut la restituer, on croit apercevoir, comme dans la plupart des pièces qui nous sont restées de son théâtre, ce tour d'imagination romanesque et cette expression sentencieuse qui altéraient déjà, en quelque chose, dans ses ouvrages, la simplicité, la naïveté primitive de la tragédie grecque, dont Sophocle ne lui avait point donné le modèle, et qu'il eut le bon goût de ne point imiter de lui.

Il est bien à regretter que Dion nous ait donné si peu de lumières sur la pièce d'Eschyle. Heureusement un tragique romain, Attius, l'avait imitée comme plusieurs 135 du même poète, négligées par ses prédécesseurs ; et, au moyen des fragments latins ajoutée aux fragments grecs, une savante et ingénieuse critique (92) a pu en retrouver quelque chose ; le dessin, par exemple, de la scène d'ouverture, où Minerve, introduisant elle-même Ulysse à Lemnos, l'instruisait des difficultés de son entreprise et des moyens d'y réussir; d'autres scènes où Philoctète s'entretenait de ses injures et de ses misères, d'abord avec les habitants de Lemnos (93), ensuite avec Ulysse, qui gagnait adroitement sa confiance et parvenait à l'emmener; d'une scène, enfin, dont Sophocle ne parait pas s'être inspiré moins heureusement que des précédentes, et dans laquelle Philoctète, prêt à partir, était arrêté par un accès subit de son mal. Il allait que cette péripétie eût été rendue par le vieux poète avec une grande énergie, pour qu'après la forme nouvelle et admirable qu'elle avait reçue de Sophocle, on se souvint encore de la scène originale au siècle de César (94), et que, sous les Antonins, Maxime de Tyr en 136 rapportât quelques traits(95) complétés par cette belle citation de Stobée (96) :

« O mort, ne me repousse pas ! toi seule peux guérir les maux désespérée. La douleur n'approche plus des morts. »

Quelque chose de ces belles paroles se retrouve dans le peu qui reste (97) d'une tragédie de Sophocle, liée par l'identité du personnage principal avec celle qui nous occupe, son Philoctète à Troie (98). C'était un Philoctète à Troie qu'avait aussi composé Achœus (99), comme on peut le conclure de ce qu'on en a cité, et qui nous est parvenu, un fragment d'une harangue militaire d'Agamemnon (100), harangue curieuse à plus d'un titre : par un de ces anachronismes de mœurs inévitables sur tout théâtre et assez fréquents dans la tragédie grecque, l'usage de la trompette y était attribué aux héros d'Homère, qui ne l'ont point connu (101), et le général des Grecs y poussait, en finissant, un cri de guerre rarement répété, je crois, par la poésie :

137 « Il est temps de les secourir ; et c'est moi qui vous conduirai. Que chacun porte la main à la garde de son épée; que d'autres, embouchant la trompette, donnent au plue tôt le signal. Il est temps; hâtons-nous;  Éléléleul »

L'arrivée du héros au camp des Grecs, sa guérison, ses exploits, sa victoire sur Pâris, ce que raconte, d'après les traditions épiques, Quintus de Smyrne (102), formait sans doute la matière de ces tragédies, dont nous ne pouvons, au reste, cela est bien regrettable, nous faire aucune idée.

Nous ne sommes pas plus à portée de savoir ce que c'étaient que les Philoctètes donnés au temps de Sophocle et d'Euripide par Philoclès (103), après Euripide par Antiphon (104) et Théodecte (105). Le héros y était-il montré à Lemnos ou à Troie ? Des inventions heureuses y renouvelaient-elles, en quelque chose, des sujets dont de si habiles, de si grands poètes avaient pris possession? Les renseignements nous manquent pour répondre à ces questions. Il semble, a priori, que l'épuisement de la matière devait être embarrassante pour les derniers venus. Théodecte ne se distinguait pas beaucoup de ses prédécesseurs en déplaçant la blessure du héros, en la transportant de son pied à sa main ; il se trouvait de même sur leur trace lorsqu'il le 138 représentait succombant à sa souffrance après lui avoir résisté, et demandant que l'on coupe sa main malade. Aristote, qui a cité avec éloge et cette lutte et ce cri de désespoir, eût pu tout aussi bien, s'il ne lui eût convenu d'en faire honneur à un contemporain, à un ami, citer Sophocle, chez qui l'un et l'autre se trouvaient déjà.

Ici doivent trouver leur place quelques-uns de ces fragments du vieux tragique latin Attius, avec lesquels nous avons déjà dit qu'on a cru pouvoir reconstruire le Philoctète d'Eschyle. Quel qu'en ait été le modèle, et dans quelque plan, plus ou moins vraisemblable qu'il soit possible de les faire entrer (les critiques sont loin d'être d'accord sur ces deux points), ils intéressent par l'expression rude sans doute, mais vive et forte, des situations et des sentiments donnés par le sujet.

On ne peut méconnaître les débris d'une exposition dans ces vers adressés à Ulysse, vers épars çà et là chez les auteurs et qu'il était naturel de rapprocher :

« Toi dont la patrie est si peu de chose, mais qui as un nom si célèbre, un cœur si grand, guide des Grecs, fléau des Troyens, fils de Laërte....

« Voici le rivage désert de Lemnos. Sur cette hauteur est le temple des Cabires, où, dans le secret de la nuit et l'enceinte mystérieuse d'une forêt, se célèbrent les saintes cérémonies d'antiques mystères....

« Plus bas, au pied de la colline, tu vois le temple de Vulcain, dans le lieu même où l'on dit qu'il tomba du haut des cieux...

« Tu vois aussi le bois aux chaudes vapeurs, où, comme' on le raconte, fut pris le feu autrefois distribué aux mortels, ce feu que ravit Prométhée par un larcin que Jupiter et la volonté suprême du destin lui firent sévèrement expier.... »

Inclute, parva prœdite patria,
Nomine celebri, claro que potens
Pectore, Achivis classibus ductor,
Gravis Dardaniis gentibus ultor, Laertiade (106).

139  ...............Lemnia praesto
Littora rara et celsa Cabirum
Delubra tenes, mysteria queis
Pristina castis concepta sacris (107)
Nocturno aditu occulta coluntur
Silvestribus sepibus densa (108).

. . . Volcania templa sub ipsis
Collibus, in quos delatus locos .
Dicitur alto ab limine cœli (109).

Nemus exepirante vapore vides
Unde ignis oluet mortalibus clam
Divisus ; eum dictus Prometheus
Clepsisse dolo pœnas que Jovi
Fato expendisse supremo (110).

Voici maintenant quelques traits du rôle de Philoctète, restés suffisamment intelligibles, bien qu'on ne puisse les rapporter à des scènes déterminées, indiquer avec certitude à quels interlocuteurs cela était adressé :

« Qui es-tu, homme, qui oses approcher de ces lieux déserts et consacrés de Lemnos?....

« Je t'en conjure, ne te détourne pas avec mépris de mon aspect affreux et misérable....

«  Contemple la demeure où, couché sur le roc, j'ai passé neuf hivers....

«  Cet antre autour duquel le souffle bruyant et glacé de l'aquilon amoncelle les neiges....

« Je repose sous cette voûte humide, muette demeure qui, cependant, répète en sons plaintifs mes plaintes, mes gémissements, mes cris, quand le poison, dont la morsure du serpent a infecté mes veines, me livre à d'horribles tortures.... »

Quis tu es mortalis, qui in déserta et tesca te adportes loca (111) ?

Quod te obsecro, aspernabilem
Ne hœc taetritudo mea me inculta faxit (112).

140 Contempla hanc sedem, in qua ego novem hiemes saxo stratus pertuli (113)

Ubi horrifer
Aquilonis stridor gelidas molitur nives (114).

(Jaceo) in tecto humido
Quod ejulatu, questu, gemitu, fletibus
Resonando mutum flebiles voces refert....

(Quum) e viperino morsu venae viscerum
Veneno imbutœ tœtros cruciatus cient (115).

Citons encore un dernier passage où le poète a exprime avec énergie la souffrance, l'égarement du héros surpris par un retour de ses douleurs :

« Oh ! qui de la cime de ces rochers me précipitera dans les flots amers? C'en est fait, je péris; je succombe à la violence de mon mal, à l'ardeur de ma plaie.... »

Heu ! qui sridor fluctibus mandet
Me ex sublimi vertice saxi ?
Jam jam absumor ; conficit animam
Vis vulneris, nlceris œstus (116).

Cicéron qui en citant ce passage, l'appelle un cri de douleur (117), l'avait peut-être recueilli au théâtre même de la bouche pathétique d'Aesopus.

Le théâtre sembla restituer Philoctète à l'épopée dans les beaux vers où Ovide, d'après les tragiques grecs, mais non probablement sans quelque souvenir d'Attius (118), retraça en passant, à l'occasion d'une autre aventure, le malheur de Philoctète, son intraitable ressentiment, son retour enfin, conseillé, opéré par l'auteur même de son abandon. C'était, dans les Métamorphoses (119), 141 un texte fécond pour la lutte oratoire d'Ajax et d'Ulysse se disputant les armes d'Achille :

«.... Et plût aux dieux, s'écriait Ajax, que sa folie eût été véritable ou qu'elle eût passé pour telle, que jamais il ne nous eût accompagnés sous les murs de Troie, ce conseiller de crimes ! Nous ne t'aurions pas, ô fils de Pœan, abandonné; Lemnos ne te posséderait point, à notre honte, toi qui maintenant, dit-on, caché dans un antre sauvage, ébranles les rochers de tes cris, appelant sur le fils de Laërte un châtiment trop mérité, et que, s'il est des dieux, tu n'auras pas demandé en vain. Et maintenant ce guerrier qui s'est uni à nos serments, qui a partagé notre entreprise, l'un de nos chefs, hélas ! l'héritier des flèches d'Hercule, succombant à la maladie et à la faim, demande à la dépouille des oiseaux ses vêtements, à leur chair sa nourriture (120) ; c'est sur des oiseaux que s'exercent ces traits dus aux destins de Troie!.... »

«.... Pour le fils de Pœan, répliquait Ulysse, si l'île de Vulcain, Lemnos est maintenant son séjour, je n'ai pas mérité qu'on m'en accusât. C'est à vous de défendre ce que vous avez fait, ce que tous vous avez voulu. Mes conseils, je ne les nie pas ; oui, je voulais qu'il pût se soustraire aux fatigues de la guerre et du voyage, essayer de calmer par le repos ses cruelles dou- 142 leurs. Il a cédé et il vit : mon avis ne fut pas seulement sincère, ce qui suffirait, il a été heureux. Aujourd'hui que le prophète le réclame pour la destruction de Troie, me chargerez-vous de le ramener? Il vaut mieux, sans doute, que le fils de Télamon l'aille trouver ; que, par son éloquence persuasive, il adoucisse un homme qu'ont aigri la souffrance et le ressentiment; que ses habiles artifices le tirent de sa retraite. Mais on verra le Simoîs faire couler ses flots en arrière, l'Ida élever une cime dépouillée de verdure, la Grèce promettre ses secours à Troie, avant que mon esprit cesse de veiller à vos intérêts, et que l'adresse du β tupi de Ajax puisse servir les Grecs. Quelque ennemi que tu sois et de tes compagnons, et de ton roi, et de moi-même, inflexible Philoctète, quoique tu me maudisses, que tu charges sans fin ma tête de tes imprécations, qu'égaré par ta douleur tu souhaites m'avoir entre tes mains et t'abreuver de mon sang, disposer de moi, enfin, comme j'ai fait de toi (121), j'oserai t'aborder; je tenterai de te ramener, et si la fortune me seconde je me rendrai maître de tes flèches.... »

L'épopée grecque qui, dans des poèmes intitulés Retours, Νόστοι, avait complété l'Odyssée, en suivant, après la chute de Troie, les fortunes diversement malheureuses de ses vainqueurs, s'était sans doute occupée du nouvel exil de Philoctète relégué, loin de sa Thessalie, sur les rivages hespériens. C'est là que le chantre d'un autre exilé, du Troyen Énée, l'a rencontré, avant notre Fénelon, en compagnie d'Idoménée et de Diomède, élevant de ses illustres mains qui avaient manié l'arc d'Hercule, les humbles murs de Pétilie,

.... Illa ducis Meliboei
Parva Philoctetae subnixa Petilia muro (122).

143 Virgile se souvenait-il du triste habitant de Lemnos, quand il dépeignit (123) cet infortuné compagnon d'Ulysse, oublié dans l'île des Cyclopes et recueilli par la pitié des Troyens ? On serait tenté de le croire. Toutefois, si Achéménide offre d'abord quelque ressemblance éloignée avec Philoctète, en y regardant de plus près, on est frappé de circonstances qui rendent la situation différente et le rapprochement impossible. Le malheur d'Achéraénide n'est pas d'être jeté dans un désert, mais dans une contrée habitée par des monstres horribles. Lorsqu'il aperçoit les Troyens, ennemie de sa patrie, il est partagé entre la crainte et le désir de les aborder ; l'instinct du danger et le sentiment de la pitié l'emportent ensuite de part et d'autre sur l'inimitié nationale, sur l'aversion des vainqueurs et des vaincus ; peinture touchante qui atteste des mœurs plus douces, un sentiment moral plus élevé qu'on ne le voit dans la rudesse homérique; peinture  digne du poète  au tendre génie duquel a été inspiré ce vers d'un charme attendrissant :

J'ai connu le malheur, et j'y sais compatir.

Non ignara mali, miseris succurrere disco (124).

Une dernière différence, c'est que Virgile semble moins avoir voulu peindre les sentiments d'Achéménide à la vue des Troyens, que l'étonnement de ceux-ci à l'apparition inattendue de ce spectre effrayant. Son sujet, qui les plaçait naturellement au premier plan de son tableau, ne lui permettait pas de s'arrêter beaucoup sur ce personnage épisodique qu'un des hasards de leur navigation, de leur voyage leur fait rencontrer.

Le supplément donné à l'Iliade par Quintus de Smyrne, dans le vie siècle de notre ère, comme on le pense le plus communément, cette longue compilation poétique où se sont naturellement perpétués bien des souvenirs de 144 l'épopée, de la tragédie antique, nous offre à son tour (125) un Philoctète à Lemnos et un Philoctète à Troie. La misère de l'exilé dans sa triste solitude y est complaisamment exprimée par des images propres à exciter ce dégoût qui, chez Sophocle, interrompt tout à coup les paroles de Néoptolème, au moment où son regard pénètre dans l'antre habité par Philoctète (126). Les choses du reste se passent à peu près comme on peut croire qu'elles avaient lieu dans la tragédie d'Euripide. C'est, à l'ordinaire, en compagnie de Diomède, qu'Ulysse se présente à Philoctète, et tous deux tomberaient à l'instant sous les terribles traits du héros irrité, si Minerve ne changeait son cœur. Ils le replacent sur son lit de douleur, ils s'asseyent à ses côtés, le consolent, l'apaisent ; son abandon, lui disent-ils, n'est pas l'œuvre des Grecs, mais du destin. Philoctète en croit leurs discoure trop dépourvus cependant de l'éloquence dont Euripide, s^ns doute, les avait animés : il accepte leurs soins, cède à leurs conseils, se laisse transporter sur leur vaisseau et ramener à l'armée des Grecs. Son arrivée forme un tableau d'un grand effet qui peut-être nous rend quelque chose des tragédies perdues de Sophocle et d'Achaeus. On voit, au milieu des Grecs émus tout ensemble de joie et de compassion, Philoctète qui s'avance, soutenu par ses deux conducteurs et appuyant péniblement sur la terre son pied malade. Cependant l'art de Podalire, fils d'Esculape, lui rend, avec la santé, sa vigueur première ; la faveur de Minerve ajoute à sa majesté, à sa beauté ; l'éclat de la jeunesse brille de nouveau sur son visage, avec le calme renaissant d'une âme qui semble avoir laissé ses chagrins dans l'antre de Lemnos. On le conduit à la tente d'Agamemnon qui s'applique à dissiper ce qui pourrait lui rester de ressentiment contre ses compagnons d'armes, par des discours assez semblables à ceux d'Ulysse et de Diomède, mais plus éloquente, plus dignes d'un continuateur, d'un imitateur d'Homère :

145 « Ami, si nous t'avons abandonné autrefois dans l'île de Lemnos, par suite d'un funeste égarement, ne garde pas contre nous de colère. Ce n'est pas sans un dessein particulier des dieux que cela s'est fait : ils avaient résolu d'accumuler sur nous les maux, tandis que tu serais éloigné, toi si habile à frapper l'ennemi de tes traits. Sur toute la terre, sur la vaste mer, par la volonté des Parques, se croisent invisibles des routes sans nombre, dirigées en tous sens. Par ces routes les hommes sont fatalement emportés comme ces feuilles que chasse le souffle du vent. Aussi le bon peut rencontrer la mauvaise, le méchant la bonne; nul mortel, vivant ici-bas, ne peut les éviter ou les choisir. Il faut donc que le sage, si la tempête le précipite dans une voie de malheur, supporte d'un cœur ferme sa disgrâce. Tour nos torts envers toi, nous les compenserons par l'abondance de nos dons, s'il nous est donné de prendre quelque jour la riche ville des Troyens. Reçois cependant sept captives, vingt chevaux vainqueurs à la course, douze trépieds; fais-en ta joie constante, et viens toujours sous ma tente jouir dans nos festins des honneurs dus à un roi (127). »

Suivent (128) des récits de combats dans lesquels se signale Philoctète, et où lancée par la main du redoutable archer (129), une de ces flèches d'Hercule (130) auxquelles sont attachés les destins de Troie, accomplit les oracles en immolant Pâris.

C'est par Fénelon, surtout (131), que Philoctète. longtemps négligé des poètes, a été introduit dans les œuvres de l'imagination moderne. Voltaire au commencement du xviie siècle, l'a fait figurer dans son Œdipe, avec un rôle, bien épisodique, il est vrai, sur les défauts duquel nous aurons bientôt occasion de revenir. Depuis, il est redevenu, comme dans le dramatique récit du Télémaque, comme 146 dans la*pièce de Sophocle, double objet d'irritations plus ou moins fidèles, plus ou moins, heureuses, Je héros de qμelques tragédies, qu'il nous faut maintenant rappeler.

En 1754 ou 1756, Chateaubrun, auteur d'une imitation estimée des Troyennes d'Euripide, fit représenter un Philoctète d'une grande médiocrité, pour ne rien dire de plus, mais toutefois curieux à connaître. Les défauts et le succès de cette pièce nous révèlent combien le théâtre grec était encore mal apprécié, combien le génie de la poésie dramatique était encore peu compris du public français, à une époque pourtant où aux chefs-d'œuvre de Corneille et de Racine, succédaient ceux de Voltaire.

Ce Philoctète a de grandes ressemblances avec l'Ajax de Poinsinet de Sivry, joué dans le même temps, et dont il a été question précédemment (132). Même ignorance, même dédain de la simplicité grecque, de la nature humaine et de la vérité locale; même amour de ces mœurs de convention, de ces vulgaires intrigues d'amour, que n'avaient pu bannir du théâtre nos grands maîtres, et qui, rachetées dans leurs œuvres par de vives et frappantes beautés, se montraient dans les productions de leurs faibles rivaux, telles qu'elles avaient paru dans les modèles de ce faux genre, dans les romans de La Calprenède et de Scudéry.

Le Philoctète de Chateaubrun est vraiment curieux par l'espèce de fatuité que l'auteur a mise â s'éloigner de la route tracée par Sophocle. Voici les heureux amendements qu'il a faits au chef-d'œuvre antique.

Il a cru devoir changer d'abord la nature du mal dont souffre Philoctète. Ce n'est plus le serpent, gardien de l'autel de Chrysa, qui l'a blessé, ou, comme dans Fénelon, les armes d'Hercule, infectées du venin de l'hydre ; c'est  la flèche empoisonnée d'un Troyen.

« Que peut-on, dit un critique étranger, à qui Chateaubrun a fourni des armes contre notre théâtre, que peut-on se promettre d'extraordinaire d'un événement si com- 147 mun? Tout soldat y était exposé dans les guerres de ce temps. Comment donc n'a-t-il eu des suites si terribles que pour le seul Philoctète ? Et puis, un poison naturel, qui opère neuf années entières sans produire la mort, est beaucoup plus invraisemblable que tout le merveilleux mythologique dont Sophocle entoure son sujet (133). »

Ajoutons que cela rend tout à fait impossible à concevoir la conduite des Grecs envers Philoctète. Pourquoi l'abandonnent-ils plutôt que tout autre blessé ? Ce. n'est plus parce que ses cris ou l'odeur de sa plaie les importunent. Chateaubrun, en se privant de ces motifs, a dû en imaginer d'autres. Quels sont-ils? on ne les devinerait pas : c'est que Philoctète, aigri par ses maux, ennuyait les généraux de ses représentations. Était-ce. la peine de changer le grec?

Nous avons reproché à Eschyle et à Euripide d'avoir rendu la station de Philoctète moins malheureuse et moins touchante, en représentant comme habitée l'île de Lemnos. C'est bien autre chose dans l'ouvrage de Chateaubrun : son Philoctète. a auprès de lui une fille que l'auteur nomme Sophie, et, de plus, la gouvernante de cette fille. Voilà donc un des principaux traits du sujet, la solitude du héros, entièrement effacée; le voilà en outre confondu avec d'autres personnages de tragédie, avec le père d'Antigone, par exemple. Voyez comme l'originalité de l'ouvrage ancien disparaît sous la main malheureuse du poète moderne. Dans quel labyrinthe d'invraisemblances, en outre, le jette cette supposition, quand il lui faut expliquer péniblement, et ennuyeusement, comment cette fille de Philoctète est venue le retrouver dans son désert, et comment il se fait qu'elle ne l'enait  (????) pas tiré !

Mais pourquoi a-t-il imaginé de donner une fille à Philoctète ? On le devine, je pense, d'après la jurisprudence amoureuse si longtemps consacrée sur notre scène. C'est afin que Néoptolème, envoyé par les Grecs à Lemnos, 148 devienne subitement, en jeune premier bien appris, amoureux de Sophie. Il n'agira plus, comme dans l'ouvrage grec, par les mouvements naturels d'un cœur droit et compatissant, mais dans la vue de cet amour, qui, devenu le nœud de la pièce, donnera à Philoctète un allié dans Néoptolème, et lui servira à contrarier la politique d'Ulysse. C'est ainsi que, par cette combinaison vulgaire, l'intérêt subalterne d'une fade intrigue se trouvera substitué à l'intérêt principal qui devait animer l'action, et cela pour n'avoir, en définitive, aucune part au dénouement ; car, après une complication d'incidents et de coups de théâtre qui rendront la marche de la pièce fort lente et fort embarrassée, il ne résultera rien de la lutte amenée par l'amour de Néoptolème, et Ulysse triomphera de l'implacable ressentiment de Philoctète, grâce aux efforts d'une éloquence certainement fort peu persuasive, et dont la victoire paraîtra bien invraisemblable. Disons cependant, pour être juste envers Chateaubrun, que son Ulysse réclame, comme avait fait celui d'Euripide, l'assistance de Minerve, par d'assez beaux vers, qui ne sont pas les seuls de la pièce (134) :

Daigne, sage Minerve, être ma protectrice ;
Ce n'est qu'à tes bontés que l'on connaît Ulysse.
Les cœurs, quand tu le veux, fléchissent sous ta loi,
Les fières passions se taisent devant toi.
Fais goûter la raison à ce guerrier farouche ;
Daigne, pour le toucher, lui parler par ma bouche.

Un temps assez long s'écoula, sans qu'on vît reparaître sur la scène le sujet de Philoctète. Notre public n'était pas alors porté vers la simplicité antique, comme le prouvaient assez ces romans vulgaires qu'empruntaient à la tradition de Pradon, pour défigurer le génie de la Grèce et la nature humaine, les Poinsinet de Sivry et les Chateaubrun. Une preuve plus convaincante de cette perpé- 149 tuité du mauvais goût dans un théâtre qui avait vu les belles créations de Corneille et de Racine, et qui assistait à celles de Voltaire, c'est qu'aucun d'eux ne put entièrement échapper à son influence, et que, tantôt par conviction, tantôt par déférence, ils lui firent sa part dans leurs compositions. Voltaire lui-même, venu le dernier, malgré son dégoût souvent exprimé pour ces intrigues galantes qui déshonoraient depuis si longtemps les sujets les plus graves, fut contraint de céder à son tour à la violence de la routine, et de gâter, par de tels agréments, le bel ouvrage qui fut son coup d'essai. Depuis, les beautés sévères de Mérope, d'Oreste, obtinrent difficilement grâce pour des pièces sans amour. La mort de César, qui n' offrait point de peinture de ce genre, et même point de rôle de femme, ne put s'établir sur la scène; et La Harpe, en 1783, put se vanter, avec justice, d'avoir le premier fait applaudir aux Français, dans son Philoctète, ces étranges nouveautés (135).

Quelques années avant, en 1780, un magistrat, qui depuis s'est rendu célèbre par des travaux historiques et 150 l'exercice de hautes fonctions, M. Ferrand, avait également traité ce sujet, sans trop s'écarter de la gravité antique (136). Il avait bien changé quelque chose au Philoctète de Sophocle, mais moins comme Chateaubrun que comme La Harpe, dont la pièce, imprimée en 1781, était dès lors déjà connue par des lectures publiques à l'Académie. Même altération, à peu près inévitable, du ton et du langage, mêmes combinaisons théâtrales, visant davantage à l'effet. On doit louer dans l'ouvrage de M. Ferrand l'attention qu'il a donnée à la vérité et à la vraisemblance, quoiqu'il ait, sous ce rapport, ajouté à la tragédie de Sophocle quelques perfectionnements qui sont loin de l'embellir, et dont ce chef-d'œuvre n'avait guère besoin. L'exécution est, du reste, demeurée bien au-dessous, non seulement du modèle, mais des intentions de l'imitateur, trahies par un style faible et décoloré, un développement lent et languissant, où disparaît la vivacité du dialogue original. Souvent s'y replacent maladroitement des longueurs qui en avaient été évidemment élaguées à dessein. La forme est vague et sans ce cri de nature et de vérité, si plein de charme dans le grec, et dont Fénelon seul peut donner une idée. A la place, ce sont des circonlocutions vulgaires, une conversation traînante, des faiblesses qui placent l'auteur autant au-dessous de La Harpe, que celui-ci l'est de Sophocle.

Qu'on me pardonne de m'être arrêté à des ouvrage» peu dignes d'intérêt s'ils ne servaient à constater le faux goût qui a si longtemps, parmi nous, contrarié les efforts du génie tragique, et rendu comme impossible l'intelligence de la poésie dramatique des anciens.

(1)  Voyez, entre autres, Servius (Αen. III, 402) : « .... Quem Hercules ....petiit, ne alicui corporis sui reliquias indicaret. De qua re eum jurare compulit et ei pro munere dedit sagittas hydrœ felle tinctas. Postea, Trojano bello, responsum est sagittis Herculis opus esse ad Trojœ expugnationem. Inventus itaque Philoctetes, quum ab eo Hercules quœreretur, et primo negaret se scire, ubi esset Hercules, tandem confessus est mortuum esse. Inde quum acriter ad indicandum sepulcrum ejus cogeretur, et primo negaret, pede locum percussit (ne loqueretur, juraverat) quum nollet dicere. Postea pergens ad bellum, quum exerceretur sagittis, unius sagittœ casu volneratus est pedem, quo percusserat tumulum.... " M. Boissonade, qui a rapporté ce passage dans les notes de l'édition du Télémaque donnée en 1824 par le libraire Lefevre, trouve, avec raison, que Rochefort s'est exprimé bien légèrement, quand il a dit, dans sa traduction de Sophocle, que la punition de Philoctète parjure était une supposition de Fénelon.

(2) Vie de Dryden.

(3)   Voyez les notes de son Philoctète, acte I, sc. 4, et celles de Brunck sur les vers 293 et 927 du Philoctète grec.

(4)  On peut comparer avec l'imitation de La Harpe une traduction en vers, publiée à Pâris en 1837, dans laquelle l'auteur, M. E. Pons, ancien élève de l'École normale et professeur de l'Université, s'est proposé de reproduire plus fidèlement les détails et l'esprit du modèle. Les diverses traductions en vers du théâtre de Sophocle, publiées depuis, dont la liste a été donnée plus haut, p. 4, offriront aussi plus d'un sujet de comparaisons utiles.

(5) Od. III, xxi, 16 ; Epist. I, xviii, 36, ad Pisones, 436, etc.

(6Télémaque, XVI.

(7)  Voyez Homère, Iliad. II, 716 ; Odyss. III, 190, et à la suite de l'édition publiée en 1837 par Firmin Didot, dans les Cyclicorum poetarum fragmenta, l'analyse des Chants cypriaques, et de la Petite Iliade, donnée, d'après la Chrestomathie de Proclus, par Photius (Biblioth., cod. ccxxxix). Cf. Pindare et son scoliaste, Pyth.,1,98; Philostrate, Imag. Philoct.; Dosiad., Ara, etc.

(8) Pausan, VIII, 33. Voyez, à ce sujet, la note de Valckenaër, Diatrib. in Euripid. fragm., xi.

(9)  Aristote, dans sa Poétique, c. XXIII, remarquant que certains poèmes, comme les Chants cypriaques et la Petite Iliade, offrant moins d'unité que l'Iliade et l'Odyssée, sont, par cela même, plus riches en sujets de tragédie, compte parmi ceux qu'on a empruntés à la Petite Iliade, Philoctète. Voici, du reste, sa liste, qui peut-être n'est pas complète, comme le remarque M. Egger, page 464 et suivantes de son commentaire : « .... On en trouve beaucoup dans les Chants cypriaques, et plus de huit dans la Petite Iliade, par exemple le Jugement des armes, Philoctète, Néoptolème, Eurypyle, le Mendiant, les Lacédémoniennes, la Prise de Troie et le départ, Sinon, les Troyennes. »

(10) Homère et Pindare se sont exprimée à cet égard en termes généraux et vagues, qui laissaient toute liberté à l'imagination des poètes. Voici ce qu'on lit au IIe chant, v. 716 et suivants de l'Iliade :

« Ceux de Méthone, de Thaumacie, de Mélibée, les habitants des rochers d'Olizone avaient pour chef Philoctète, habile à tirer de l'arc. Ils étaient venue sur sept vaisseaux, montés chacun de cinquante rameurs, eux-mêmes excellents archers. Pour Philoctète, il habitait en ce moment, livré à de cruelles douleurs, l'île divine de Lemnos, où l'avaient abandonné les Grecs, lorsqu'il fut atteint de la venimeuse morsure d'un serpent. Là il vivait dans les souffrances; mais bientôt les Grecs, au rivage de Troie, devaient se ressouvenir du roi Philoctète. »

Pindare n'en dit guère plus dans ce passage de sa première Pythique, v. 100 et suivants :

« On dit qu'à Lemnos vinrent jadis des héros pareils aux dieux, pour en ramener le fils de Ρaean, cet habile archer, que rongeait un affreux ulcère. Il renversa la ville de Priam, il mit fia aux travaux des Grecs, bien que son corps fut sans force, sa marche mal assurée ; maie ainsi le voulait le destin, »

Selon le scoliaste de Pindare, un autre poète lyrique, Bacchylide, avait dans ses dithyrambes touché à la même aventure, mais de quelle manière, précisément? il ne le dit pas.

(11) Que Sophocle ait ainsi raisonné, o'est ce que rendent évident pour moi les vers 416 et suivants, où Philoctète (on a blâmé cela, mais bien à tort) confond dans les mêmes invectives Diomède avec Ulysse.

(12)  V. 1008.

(13)  Hom., Iliad, I, 312.

(14)  Voyez sur l'art de ce tableau, le Laocoon de Leasing, traduit par Wanderbourg, p. 227.

(15)  V. 1-39.

(16)  V. 98.

(17) V. 191-200.

(18)  V. 220-221.

(19) V. 236-237.

(20) V. 239-241 ; Télém,, XV

(21)  V. 242-253.

(22). Voyez L. Racine et La Harpe.

(23)  Sur la familiarité de ces détails si franchement exprimés, l'intérêt humain qui s'y attache et la grandeur qu'ils reçoivent du caractère ferme et indomptable de Philoctète, voyez un fort bon passage de M. V. Faguet, t. I, p. 208 et suivantes de sa traduction de Sophocle.

(24)  Senec., Epist. ci; La Font., Fables, I, 15. Cf. 16.

(25)  V. 311-316.

(26)  V. 65 sqq.

(27) V. 385 sqq.

(28) V. 436 sq.

(29Phiîipp. xiv, 12.

(30) V. 501-506,

(31) Act. I, sc. IV.

(32Odyss. XV, 397 sqq. .

(33)  Macrob., Sat. VII, 2

(34) Aen. I, 203.

(35). Delille, l'Imagination, IV.

(36)  V. 126 sqq. Ce passage ne permet pas d'admettre qu'Ulysse joue lui-même le rôle du marchand, comme l'a avancé, je crois, M. Welcker. L'opinion quelquefois émise que les deux rôles étaient remplis par le même acteur est plus admissible.

(37) V. 542 sqq.

(38)  Schol. ad v. 548.

(39) V. 568 sqq.   

(40) V. 631 sq.

(41) V. 624 sq.

(42)  Schol. ad v. 416, 624.

(43). V. 626.

(44). Hom., Iliad. VI, 484.

(45) Hor., ad Pison., 194.

(46) V. 528 sq. Cf. 780 sqq.

(47) Brumoy, Théâtre des Grecs.  

(48)  Lessing, Laocoon; Herder, Kritische Wälder, part. I, p. 65 sqq., t. IV, œuvres complètes.

(49) Tuscul. II, 7 ; De Fin., II, 29.

(50)  Voyez t.1, p. 50 ; 262 sqq ; II, 81 sqq.

(51) Hist. de l'art.

(52) Ouvrages déjà cités. Cf. W. Schlegel, Cours de litt. dramat., leç. IV.

(53) V. 811. 

(54) Acte I, sc. IV.

(55) V. 813-821.

(56) V. 915.

(57)  Soph., Phil., 927-973 ; Fénel., Télém., XV.

(58) V. 960-962.

(59) Voyez plus haut, p. 11 sq.

(60) V. 1054-1065;

(61) V. 1240-1242.

(62)  V. 1252-1259.

(63) C'est ainsi, selon la remarque de M. V. Faguet (t. I, p. 225 de sa traduction de Sophocle), qu'au XVIe chant de l'Iliade, la voix seule de Patrocle peut vaincre enfin le ressentiment d'Achille, jusque-là inflexible.

(64) Voyez plus haut, p. 13.

(65) Ad Pison., v, 191. M. E. Roux, dans sa dissertation déjà citée, Du merveilleux dans la tragédie grecque, Paris, 1846, p. 184 et suivantes, n'admet pas la nécessité de ce dénouement; il regrette, en termes spirituels, que Sophocle n'ait pas préféré faire céder son héros à la seule persuasion ; il ne regrette pas moins que La Harpe n'ait pas corrigé Sophocle de cette manière. On verra plus loin que le dénouement proposé était celui d'Euripide, dont Sophocle, sans doute par de bonnes raisons, a jugé à propos de s'écarter, et auquel est revenu assez imprudemment Chateaubrun.

(66)  « .... fere Virgilium superat. Philoctetes quam divina tragœdia ! tam sterile argumentum adeo bene amplificatur! » Scaligerana secunda.

(67)  Voyez dans ses Œuvres posthumes publiées à Vienne en 1795, t. I, p. 1 et suivantes, ses Observations sur les tragédies grecques, et en particulier, p. 28, sur le Philoctète de Sophocle.

(68)  M. Lebeau jeune, Mém. de l'Àcad. des Inscript., t. XXXV.

(69). Argum. graec. Cf. Clinton, Fast. hellenic, p. 85.

(70)  Ad. Schœll, dans son livre sur Sophocle, Francfort, 1842; M. Ch. Lenormant, dans un article du Correspondant, livraison du 25 juillet 1855, où il a traité savamment et ingénieusement du Philoctète de Sophocle. Voyez particulièrement les pages 594 et suivantes sur l'intérêt religieux et national de la fable de Philoctète et de la tragédie de Sophocle, pour les Athéniens.

(71) Voy. t. I, p. 235 sq. 

(72)  V. 410 sqq.

(73)  Ad, Schœîl, ouvrage cité plus haut.

(74) M. H. Weil, De. tragœdiarum graecarum cum rebus, publicis conjunctione, Paris, 1844. Voyez particulièrement p. 30, 34, 35.

(75Acharn., v. 418.  ;

(76) Chronol. scenic.

(77Orat., LII, LIX. Voyez sur ces morceaux Walckenaër, Diatrib. in Euripid. fragm., xi; E. A. J. Ahrens, Aechyl. fragm., éd. F. Didot, p. 197 Fr. G. Wagner, Euripid. fragm., éd. F. Didot, p. 809; J. A. Hartnng, Euripid. restitut., t. I, p. 348. M. Ch. Lenormant, dans l'article du Correspondant cité plus haut, p. 605, a donné du premier une élégante traduction. Selon Walckenaër (ibid., ix), sur un exemplaire de Sophocle de la bibliothèque de Leyde, eet une note écrite en grec par Jos. Soaliger, dans laquelle l'argument métrique du Philoctète est donné comme se rapportant moins à l'ouvrage de Sophocle, qu'à celui ou d'Eschyle ou d'Euripide.

(78) Lemnos était un des domiciles antiques de la mystérieuse religion des Cabires, circonstance qu'Eschyle, avec son penchant pour les traditions des vieux cultes, n'avait pas omise dans sa tragédie de Philoctète (voyez plusieurs des fragments de cette tragédie, tels que les donnent, d'après l'imitation d'Attius, Varron, de Ling. lat., VI ; Cicéron, de Nat. deor, I, 42; Tusc II, 10, et comme les a savamment et judicieusement restitués et assemblés, en 1825, God. Hermann, de Aechyli Philocteta; Opusc, t. III, p. 113 et suiv., 1828). Or, il n'y a point de temple sans des adorateurs de sa divinité. A ne consulter, sur une question poétique, que la fable elle-même , ce qu'elle raconte des femmes de Lemnos qui, dans un transport jaloux, tuèrent leurs maris, et depuis, unies aux Argonautes, devinrent mères d'un nouveau peuple (voyez Apoll. Rhod., Argonautic. I, 602 sqq. ; IV, 1759 ; Val. Flacc, Argonautic. II, 83 sqq. ; Stat., Thebaid. V, I sqq. ; Apollod., Bibliothec., I; Hygin., Fab, xv, CCLXXIII, etc.), de leur reine Hypsipyle, dont les aventures, si célébrées par les poètes, ont fourni, entre autres, à Eschyle le sujet et le titre d'une de ses tragédies, ces récits, quelque peu antérieurs, pour l'époque où ils se placent, au temps de l'exil de Philoctète, montrent assez que Sophocle a contredit l'opinion reçue, en faisant de Lemnos, dans l'intérêt de son drame, un désert. Un auteur presque moderne, il est vrai, mais qui a travaillé, on peut le croire, sur des données antiques, Quintus de Smyrne, dans le morceau où il raconte, plutôt comme Eschyle et Euripide que comme Sophocle, l'histoire de Philoctète (Posthomeric, IX, 333 sqq.), mêle épisodiquement à cette histoire celle des femmes de Lemnos, croyant par conséquent aux habitants de cette lie, et y plaçant même une ville qu'il appelle la ville de Vulcain.

(79) Dans la pièce d'Euripide , au rapport de Dion, un des personnages, homme de Lemnos, nommé Hector, ou plutôt Actor , était donné comme venant quelquefois visiter Philoctète, et cela n'est pas sans rapport avec ce qu'où lit chez Hygin, Fab., CII : « .... quem expositum pastor regis Actoris, nomine Phimachus, Dolophionis filius, nutrivit. » 

(80)  Voyez l'analyse de la Petite Iliade, citée plus haut, p. 97, note 1.

(81)  V. 592 sqq.

(82) Voyez plus haut, p. 98 sq.

(83)  C'est le contraire, chose étrange ! qui paraît à Brunck (Not. ad Philoct., v. 976) une invraisemblance. Selon lui, la scène du marchand, en annonçant Ulysse, explique la facilité avec laquelle il est reconnu de Philoctète, et la suppression de la scène par La Harpe rend tout à fait incroyable cette reconnaissance. En faisant le procès à La Harpe, il le fait aussi à Fénelon , dans le récit duquel Ulysse n'est introduit que par ces mots , sans aucune autre préparation : « Cependant je m'écrie « Ah ! que vois-je? n'est-ce pas Ulysse? » Aussitôt j'entends sa voix, et il me répond : « Oui, c'est moi. » Cela m'a toujours paru aussi plein de vérité que d'effet.

(84 Cf. Schol. ad Soph. Philoct., I.

(85). Ethic. Nicomach., VI, 8; Ethic. Eudm., V, 8.

(86) De se ipsum laudando, 14 ; Ad princ, I.

(87) Tit. xxix, 15. Cf. Schol. Aristoph., Ran., 284.

(88) Télém., XV.

(89) Ibid.

(90)  Voyez notre t.1, p. 135.

(91). Plutarch., Adv. Colot., 2; Cic, de Orat,, III, 35 ; Diog. Laert., V, 3; Quintil., Instit. orat. III, I. Cfc Valcken., Diatrib., xi, Matthiœ, Euripid. Fragm., t. IX, p. 285.

(92)  God. Hermann, de Aeschyli Philocteta ; Opusc, t. III, p. 113 sq. Cf. Welcker, Trilog., etc., p. 8, note 7 ; p. 563. Depuis, E. A. J. Ahrens, Aeschyl. fragm., éd., F. Didot, p. 197, a reproduit, comme offrant le caractère de la vraisemblance, les idées de God. Hermann, dont s'est an contraire complètement écarté J. A. Hartung, Euripid. restitut., t. I, p. 348, qui a fait servir les fragments du Philoctète d'Attius à la restitution , non pas de la tragédie d'Eschyle, mais de celle d'Euripide. Cette restitution, approuvée en certains points par O. Ribbeck, Trag. lat. reliq., p. 308, est ingénieuse, mais bien hardie. Le critique semble ne rien ignorer de ce que faisaient et disaient dans la pièce d'Euripide, non seulement Philoctète et Ulysse, mais les personnages secondaires, Diomède, Actor, Paris. Car il y a donné un rôle à Paris d'après un passage de Quintilien, Institut, orat., V, 10, 84, dont le texte, fort tourmenté, est resté fort incertain, et où il semble qu'on reproche au Philoctète d'Attius de faire remonter bien haut la cause de son infortune en disant à Pâris, sans doute par apostrophe : « Si tu eusses été plus maître de tes passions, je ne serais pas maintenant si malheureux. »

Si imperasses tibi, ego nunc non essem miser.

(93) Là était probablement le vers comparé par Aristote, Poet., xxii, avec un vers correspondant d'Euripide.

(94)  Cic, Tusc., II, 7.

(95) Dstsert. XIII.    —

(96)  Tit. cxx, 12.

(97) Stob., Tit. cxxi, 7.

(98) Stob., ibid.; Priscian., XVIII; A. Gell., XIII, 18. Voyez Brunck.

(99)   Voyez sur Achaeus notre tome I, p. 80, 91 sq., 93.

(100)   Suid., v.Ἐλελεῦ

(101) Virgile a fait comme les tragiques grecs. Au Ve livre de l'Enéide, v. 113, c'est la trompette qui donne le signal des jeux célébrés en l'honneur d'Anchise :

Et tuba commissoe medio canit aggere ludos ;

au VIe, v. 164, Misène, l'ancien compagnon d'Hector, devenu celui d'Énée, est loué comme excellant dans l'art d'animer les soldats par les sons de la trompette et d'allumer la guerre :

Quo non praestantior alter

Aere ciere viros, Martem que accendere cantu.

Si Virgile a pu s'autoriser, pour cette addition aux usages retracée par Homère, de l'exemple des tragiques, peut-être leur doit-il aussi (nous l'avons déjà remarqué t. I, p. 230) cette magnifique expression Martem accendere cantu. " Enfin la trompette, de ses sons belliqueux, embrasa tout, » dit Eschyle dans le récit de la bataille de Salamine :

Σάλπιγζ  δ' αὐτῇ πάντ' ἐκεῖν' ἐπέφλεγεν

(102 Posthomeric, IX, Χ, XI.

(103) Suid., ν. Φιλοκλῆς. Il s'agit du premier des deux poètes tragiques qu'on croit avoir porté ce nom. Voyez notre t.1, p. 68 sq., 73 sq.; 100.

(104) Antiphane, dit Stobée, Florid. CXV, 15, et ce ne serait pas le seul poète comique qui aurait fait un Philoctète, puisqu'on attribue des comédies de ce titre à Épicharme et à Strattis. Toutefois, le caractère grave du fragment cité par Stobée a fourni à Meineke, Hist, crit. com. graec., t. I, p. 316, et, après lui, à Fr. G. Wagner, Poet. trag. graec. fragm., éd. F. Didot, p. 107, une raison, dont ils ne se sont pas, au reste, exagéré l'importance , de substituer au nom du comique Antiphane celui du tragique Antiphon (voyez sur ce dernier notre t. I, p. 85). Le fragment allégué est une maxime dont voici le sens : « La vieillesse n'est pas sans vertu pour le conseil; elle a beaucoup vu, beaucoup appris. »

(105) Aristot. Ethic. Nicom. VII, 8 ; Schol. in Gram. Anecd. graec, Paris, I, p. 243. Sur ces passages et les conséquences qu'on en peut tirer, voyez Fr. G. Wagner, Poet. trag. graec. fragm.,éd. F. Didot, p. 119; W. C.Kayser, Hist. crit. trag. graec, p. 115, 117 ; sur Théodecte, voyez, en outre, notre t. 1, p. 96, 101 sqq., 180, 183 ; II, 41 sq.

(106) Apul. De deo Socratis, c. xxiv; Mar. Victorin., p. 2522; F. Salisbur. Polycrat.. VI, 28.

(107) Varr., De Ling. lat., VII, ii.
 

(108) Cic, De nat, deor., I,42.

(109) Varr., Ibid.

(110) Varr., ibid.; Cic. Tusc. II, 10. Voyez sur ces derniers vers, diversement restitués, et que l'on a quelquefois rapportés à un Prométhée d'Attius, notre tome I, p. 289, not. 3.

(111) Varr., ibid, VII, ii; Fest. v. Tesca. Cf. Horat., Epist., I, xiv, 19.

(112) Non. v. Taetritudo.

(113)  Non. v. Contempla.  

(114) Cic, Tusc. I, 28 ; Non. v. Moliri; Censorin. De Metr., p. 2726.

(115) Cic, Tusc. II, 7, 14; De fin. II, 29; Non. v. Imbuere.

(116) Cic, Tusc. II, 7.

(117) « Difficile dictu videtur, eum non in malo esse, et magno quidem, qui ita clamare cogatur. »

(118)  Cic, Epist. famil. VII, 33; De fin., V, 11 ; Censorin., ibid.

(119Metam., XIII, 43 sqq., 313 sqq., 399 sqq. J'ai cité, t. I, p. 145, des allusions d'Ovide (Trist. V, iv, 12 ; ex Ponto, III, i, 54) à la fable de Philoctète, au sujet de ses propres malheurs. Properce (Eleg., II, i, 59), l'a aussi rappelée au sujet de ses amours.

(120). Velaturque, alitur que avibus, volucres que petendo
Debita Trojanis exercet spicula fatis.

Ces vers, qui ne sont pas sans recherche, semblent un souvenir d'Attius. On disait chez lui de Philoctète, peut-être d'après le poète grec qu'il avait suivi :

« C'est à l'aide de son arc qu'il soutient sa misérable vie. Il se traîne à la poursuite des oiseaux rapides qu'il perce de ses traits, et dont les plumes entrelacées composent ses vêtements et abritent son corps. »

Vitam sagittarum aucupio propaginat ;
Configit tardus celeres, stans volatiles;
Pro veste pinnis membra textis contegit.

Censorinus, de Metr., nous a conservé ce dernier vers. Les deux autres ont été refaits avec la prose de Cicéron, De finib. V, XI, le second par Scaliger, le premier par God. Hermann. C'est à un travail de ce genre sur un autre passage de Cicéron, Ad famil. VII, 33, qu'on doit encore les vers suivants, dont on peut croire qu'Ovide s'est également souvenu :

« Mes traits s'exercent sans gloire sur des corps couverte de plumes et non revêtus d'armes. »

.... Pinnigero, non arraigero in corpore
Tela exercentur haec, abjeota gloria.

Les mêmes détails se trouvent chez Quintus de Smyrne, Posthomeric. IX, 357 sqq.

(121) Licet exsecrere, meum que
Devoveas sine fine caput, cupias que dolenti
Me tibi forte dari, nostrum que haurire cruorera,
Ut que tui mibi, sic fiat tibi copia nostri.

(V. 329.)

Ce passage peut lui-même être rapproché d'un fragment d'Attius conservé par le grammairien Nonius, v. Cupienter :

« S'il t'avait en sa puissance, il te déchirerait volontiers de ses dents. »

Cui potestas si detur, tua
Cupienter malis membra discerpat suis.

(122) Aeneid., III, 401. Servius construit muro Philoctetae, et cite à l'appui de cette construction ce qu'on lisait, dit-il, dans les Origines de Caton, que Pétilie était depuis longtemps fondée lorsque Philoctète la fortifia.

(123) Aen., III, 588 sqq.

(124) Ibid. I, 634.

(125). Posthomerica, IX, 327 sqq. .

(126) V. 38 sq. Voyez plus haut p. 102

(127)  V. 491-515. 

(128) En 1632, Botrou, dans son Hercule mourant, imitation de l'Hercules Oetaeus de Sénèque, avait, comme le poète latin, admis Philoctète au nombre de ses personnages. Mais il n'en avait guère fait lui-même qu'un simple confident chargé de donner la réplique au héros et de raconter sa mort.

(129) Ibid., X, 52, 167, 224 sqq.

(130) Homer., Odyss. VIII, 219.

(131)  Nous avons cité ailleurs, t. I, p. 293, note 3, la description faite par Quintus, X, 188 sqq., du carquois d'Hercule, que porte, dans les combats, Philoctète. Sur ce carquois, ouvrage de Vulcain, est représenté, avec d'autres scènes fabuleuses, selon les habitudes delà poésie épique , non pas la délivrance de Prométhée, comme nous l'avons dit par erreur, mais son supplice. C'est dans une autre description du même genre, celle du bouclier d'Eurypyle, VI, 269, que cette délivrance a trouvé place.

(132) Voyez plus haut, p. 52 sqq.

(133)Leasing, Laocoon.

(134) On a surtout cité celui-ci :

Vous tous trouvez pressés entre les dieux et moi.

(135)  Le Philoctète grec s'est quelquefois montré sur nos scènes scolastiques, où rappelaient la gravité, la sévérité de la composition. Il n'y a pas bien longtemps, un savant et éloquent prélat de l'école de Fénelon , à qui la connaissance et le goût des lettres classiques ne semblent pas incompatibles avec la piété, Mgr l'évêque d'Orléans, a permis que les élèves de son petit séminaire jouassent devant lui, dans le texte même, le chef-d'œuvre de Sophocle, et c'est à l'occasion de cette docte représentation du 19 juin 1855, que M. Charles Lenormant en a fait, dans le Correspondant, le sujet d'une nouvelle étude à laquelle nous avons plus d'une fois renvoyé (p. 125, 128). Bien des années auparavant, dans un établissement d'instruction publique de la capitale, avait eu lieu une représentation semblable dont Geoffroy, si je ne me trompe, rendit compte, en intitulant magnifiquement son feuilleton Théâtre d'Athènes. Un des premiers écrivains de ce temps, alors très-jeune écolier, de très-grande espérance, y jouait son rôle, qu'il sait encore. Lui-même a rappelé ce souvenir dans son Tableau de la littérature au xviiie siècle, XLIIIe leçon, où, à l'occasion du Philoctète de La Harpe, il a, en quelques paroles très-caractéristiques, dignement apprécié le Philoctète de Sophocle. En renvoyant à cet intéressant et instructif parallèle, ne négligeons pas de renvoyer aussi aux excellentes pages que la pièce grecque, plus particulièrement, a inspirées, après M. Villemain, à M. Saint-Marc Girardin, dans le IIIe chapitre de son Cours de Littérature dramatique.

(136) Oeuvres dramatiques de M. A. F***, Paris, de l'imprimerie royale, août 1817, p. 237 et suiv.