Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
LIVRE PREMIER
LES
COMMENCEMENTS
C'est à un petit peuple... qu'il a été donné de créer le principe du progrès. Ce peuple fut le peuple grec. Excepté les forces aveugles de la nature, rien ne se meut dans cet univers qui ne soit grec par son origine.
SIR HENRI-SUMMER MAINE
The Rede-Lecture of Mai 22, 1875, p. 38
CHAPITRE PREMIER
Les Philosophes naturalistes de l'Ionie (01)
I Le problème de la matière. Matières primordiales ou fondamentales. - II. Thalès de Milet. Développement de la théorie de la matière. - III. Anaximandre de Milet. Sa théorie du ciel et sa théorie de la matière primordiale. Sa cosmogonie. Naissance des êtres organiques. Périodes cosmiques. - IV. Anaximène de Milet. Recul dans la théorie du ciel. - V. Héraclite d'Éphèse. Héraclite et la croyance populaire. Son mépris des hommes. Son originalité. Le feu primordial doué d'intelligence. La destruction périodique de l'univers par le feu. L'écoulement des choses. Relativité des propriétés. Coexistence des contraires. Déductions de la théorie de la relativité. Loi de l'opposition. Vues sociologiques d'Héraclite. Règne d'une loi universelle. Loi et raison universelles. Déductions morales. Héraclite, le Portique et l'époque actuelle.
I
L'essor fécond
de la spéculation était subordonné à l'acquisition préalable de
connaissances spéciales. Sur ce point, les Hellènes eurent la chance de
recueillir un héritage. Lorsque le Chaldéen observait le cours des astres sur
le ciel clair et transparent de la Mésopotamie, et arrachait aux éclipses des
grands corps célestes la loi expérimentale de leur retour ; lorsque
l'Égyptien mesurait son sol à la fois dévasté et fertilisé par le
déborde-ment du Nil, pour fixer la part d'impôt afférente à chaque domaine,
et, dans ce but, créait un art qui impliquait les débuts de la géométrie,
l'un et l'autre, sans s'en rendre compte et sans le vouloir, préparaient le
développement futur de la science hellénique. En cela encore, on peut
reconnaître une des faveurs - et la plus grande peut-être - que la destinée
accordait au peuple grec. Les premiers pas dans la voie de la recherche
scientifique - pour autant que nous permettent de l'affirmer nos connaissances
historiques - ne se sont jamais faits que dans les pays où une classe
organisée de prêtres ou de savants réunissait à d'indispensables loisirs la
non moins indispensable stabilité de la tradition. Mais, là même, les
premiers pas ont fréquemment été les derniers, parce que les doctrines
scientifiques ainsi acquises s'y sont trop souvent cristallisées en dogmes
immuables, en s'amalgamant avec des croyances religieuses. Les lisières dont
l'enfant ne peut se passer deviennent une chaîne qui entrave et paralyse les
mouvements de l'homme fait. Par une faveur spéciale du sort qui devait assurer
son libre progrès intellectuel, le peuple grec a eu des prédécesseurs qui
possédaient des corporations de prêtres, mais lui-même en a toujours manqué.
Ainsi le futur promoteur du développement scientifique de l'humanité était en
même temps au bénéfice des avantages et à l'abri des inconvénients qui
résultent de l'existence d'une classe sacerdotale. Appuyé sur les travaux
préliminaires des Égyptiens (02) et des
Babyloniens, le génie hellénique a pu prendre son essor libre de toute
contrainte, et s'élancer d'un seul vol jusqu'aux plus hauts sommets. Créateur
de la science proprement dite, de la science généralisatrice, il s'est trouvé
entre les deux peuples qui l'y ont conduit en lui préparant et en lui
fournissant les matériaux nécessaires dans une situation qui rappelle celle de
Goethe entre Lavater et Basedow : « Prophete rechts, Prophete links, das
Weltkind in der Mitten (03). »
Le développement des connaissances physiques, l'accroissement, dans ces
siècles reculés, de l'empire que les Grecs exerçaient sur la nature,
produisirent une double série de conséquences. Dans le domaine religieux, la
conception qui faisait de l'univers le théâtre tumultueux de volontés
capricieuses et sans nombre, se croisant et se contrecarrant sans cesse, se vit
de plus en plus sapée ; l'intelligence toujours grandissante que l'on acquit de
l'action des lois dans le cours des choses amena la subordination des nombreux
dieux particuliers à la volonté souveraine d'un chef suprême. Le polythéisme
tendit de plus en plus au monothéisme, évolution dont les phases successives
nous occuperont plus loin. Mais la connaissance plus exacte, l'observation
approfondie des phénomènes naturels poussa en même temps à des spéculations
sur la constitution des agents matériels ; le monde des dieux, des esprits et
des démons ne fut plus seul à fasciner les yeux des chercheurs. La cosmogonie
commença à se dégager de la théogonie. Le problème de la matière passa au
premier plan des préoccupations. Y a-t-il autant de matières différentes en
leur essence que tendent à nous le faire croire les différences sensibles des
choses ? Ou bien est-il possible de ramener cette infinie pluralité à un
nombre plus petit, peut-être très petit, sinon même à l'unité ? La plante
tire sa nourriture de la terre, de l'air et de l'eau ; elle sert d'aliment à
l'animal ; les restes et les excréments de celui-ci, à leur tour, lui tiennent
lieu d'engrais jusqu'à ce que, finalement, comme le corps de l'animal, elle se
décompose. Ces éléments qui se meuvent dans une perpétuelle circulation
seraient-ils essentiellement étrangers les uns aux autres ? Ou ne
résulteraient-ils pas plutôt de la simple transformation de matières
primordialement homogènes, ou même d'une seule matière ? Plutôt que du
simple vide, du chaos ou du néant, le monde n'est-il pas sorti d'une telle
matière, et n'y rentre-t-il pas ? Est-il possible de reconnaître une loi
générale dans cette série de métamorphoses, et de la formuler ? Telles
étaient les questions que commençaient à se poser les esprits méditatifs,
prêts à aborder la science positive.
En vérité, si étonnant que cela puisse sembler, un germe de spéculations
analogues se trouve déjà dans les poèmes homériques. Il nous suffira de
rappeler les passages où l'eau et la terre sont désignées comme les
éléments dans lesquels se résout le corps humain ; et surtout ceux où
Okéanos est envisagé comme la source primordiale de toutes choses, ou bien
encore, associé à la déesse marine Téthys, comme le couple dont sont issus
tous les dieux (04). Ici se rencontraient les
derniers échos du fétichisme primitif avec les premiers appels de la science
positive. Mais, maintenant, ces conceptions se dépouillent de toute enveloppe
mythique ; mieux encore, elles sont poursuivies avec une implacable rigueur, et
jusqu'à leurs dernières conséquences. Deux propositions essentielles de la
chimie moderne font leur apparition, importantes prises séparément, doublement
importantes par leur réunion : l'existence des éléments de la matière,
l'indestructibilité de celle-ci. Une double série de considérations amena à
la seconde de ces thèses. Si la matière pouvait, comme le montrait le cycle de
la vie organique, sortir intacte de si multiples transformations, n'était-il
pas bien naturel de se dire qu'elle était absolument indestructible, et qu'elle
ne s'évanouissait jamais qu'en apparence ? D'autre part, l'observation
attentive montra que, même dans les cas où tout semble faire supposer un réel
anéantissement, on ne se trouve pas en présence d'un passage de la matière au
non-être. L'eau que l'on fait bouillir n'engendre-t-elle pas de la vapeur ? Les
corps solides que l'on brille ne donnent-ils pas naissance à de la fumée, et
ne laissent-ils pas des cendres ? Nous constatons ici une géniale anticipation
sur les doctrines modernes, dont la vérité n'a été démontrée, balance en
main, que par les grands chimistes du XVIIIe siècle, et notamment par
Lavoisier. Mais il y a plus : la spéculation des « physiologues » ioniens a
dépassé sur un autre point les résultats de la science actuelle. Le vol hardi
de leur pensée ne s'est pas arrêté à la conception d'une multiplicité
d'éléments indestructibles ; il les a portés à admettre que toute pluralité
matérielle découle d'une seule matière primordiale. En cela - c'est bien le
cas de le dire - l'inexpérience était la mère de la sagesse. Le désir de
simplifier, une fois éveillé, ressemblait à une pierre mise en mouvement, qui
roule toujours plus loin jusqu'à ce qu'un obstacle vienne l'arrêter. De
l'innombrable, il les conduisit à la pluralité limitée, et de celle-ci à
l'unité. Il ne fut pas gêné dans sa route ; des faits mal accommodants ne
vinrent pas lui opposer des barrières et lui intimer l'ordre de faire halte. Et
c'est ainsi qu'alors l'impétueuse naïveté de l'enfance formula une pensée
qui, maintenant, triomphant de difficultés sans nombre, commence à
réapparaître au ciel d'une science plus mûre et plus circonspecte. En effet,
les plus avancés des savants de nos jours n'émettent-ils pas l'opinion que les
soixante-dix ou quatre-vingts éléments que reconnaît la chimie actuelle ne
représentent pas les résultats définitifs de l'analyse, mais seulement un
arrêt momentané dans la voie de la décomposition progressive de la matière (05)
?
Thalès de
Milet (06) passe pour l'initiateur de tout ce
mouvement. Cet homme extraordinaire était le produit d'un croisement de races ;
le sang grec, le sang carien et le sang phénicien circulaient dans ses veines.
Aussi était-il doué des aptitudes les plus diverses de la population de
l'Ionie, et la tradition a entouré sa figure des couleurs les plus chatoyantes.
Tantôt elle nous montre en lui le type du sage, étranger au monde, abîmé
dans ses recherches, et qui se laisse tomber dans un puits en regardant les
astres ; tantôt elle lui fait utiliser ses connaissances en vue d'un gain
personnel ; une autre fois, s'il. faut en croire ce qu'on nous raconte, il donne
à ses compatriotes, les Ioniens de l'Asie-Mineure, un conseil étonnamment sage
et prévoyant : il s'agissait de créer une institution absolument inconnue aux
Grecs de cette époque, un état fédératif. Sans aucun doute, il était tout
ensemble marchand, homme d'État, ingénieur, mathématicien et astronome. Il
avait acquis sa grande culture dans des voyages loin-tains : il était allé
jusqu'en Égypte, où l'énigme des crues du Nil l'avait préoccupé. Le
premier, il a fait de l'art rudimentaire de l'arpentage - où les Égyptiens ne
voyaient que le moyen de résoudre tel ou tel problème donné - la géométrie
déductive proprement dite, fondée sur des propositions générales. Une des
démonstrations élémentaires de cette science porte encore aujourd'hui son
nom. On rapporte, et le fait n'a rien en soi d'incroyable, qu'il indiqua à ses
maîtres égyptiens le moyen, vainement cherché par eux, de mesurer la hauteur
des Pyramides. Il leur fit observer qu'à l'heure où l'ombre d'un homme ou d'un
objet quelconque est égale à leur grandeur réelle, l'ombre de ces monuments
ne pouvait ni dépasser leur hauteur véritable, ni lui être inférieure. A la
science babylonienne - avec les éléments de laquelle il avait pu se
familiariser à Sardes (07) - il emprunta la loi du
retour périodique des éclipses, qui lui permit de prédire, au grand
étonnement de ses compatriotes, l'éclipse totale de soleil du 28 mai 585. Car
il est impossible qu'il soit arrivé à ce résultat théoriquement, vu l'idée
enfantine qu'il se faisait de la forme de la terre : celle d'un disque plat
reposant sur l'eau (08). Ses connaissances
météorologiques eurent vraisemblablement la même origine (09).
On sait qu'il les fit servir à des buts pratiques, que, grâce à elles, il put
prévoir une récolte d'olives particulièrement abondante, louer de nombreux
pressoirs et réaliser ainsi un sensible profit. Les notions astronomiques qu'il
acquit servirent les navigateurs de sa patrie, qui alors parcouraient les mers
et faisaient le commerce avec beaucoup plus d'ardeur que tous les autres Grecs.
Il leur fit voir que, de toutes les constellations, la Petite Ourse est celle
qui indique le plus exactement le Nord. Qu'il ait écrit des livres, cela reste
incertain ; il n'est guère probable qu'il ait fait connaître de cette manière
sa doctrine sur l'essence des choses (10). Car
Aristote la connaît, mais il ignore sur quoi Thalès la fondait, et il en parle
d'une façon purement conjecturale (11). La
nourriture des plantes et des animaux est humide, et la chaleur de la vie se
dégage de l'humidité ; d'autre part, la semence des plantes et des animaux est
constituée d'éléments humides ; tels sont, suivant Aristote, les motifs qui
ont conduit Thalès à déclarer que l'eau, principe de tout ce qui est humide,
est aussi la matière primordiale. Ces considérations l'ont-elles en effet
déterminé ? Ou bien - et dans ce cas en quelle mesure ? - a-t-il été
influencé par des spéculations plus anciennes, grecques ou étrangères? Cela
est aussi peu clair pour nous, à l'heure actuelle du moins, que son attitude à
l'égard de la religion (12).
La doctrine de la matière primordiale admettait et devait provoquer un triple
développement. La place que Thalès attribuait à l'eau dans la hiérarchie des
matières ne pouvait rester incontestée. D'autres, parmi les plus répandues,
particulièrement la plus fluide d'entre elles - l'air, - et la plus puissante -
le feu, - devaient trouver des partisans et des champions. En outre, la pensée
devait s'imposer à la pénétration d'un esprit génial, qu'il fallait chercher
la forme primitive de la matière plutôt au-dessous et au-delà de ses formes
actuelles et sensibles que dans le cercle de celles-ci. Enfin cette théorie
renfermait un germe de scepticisme qui, tôt ou tard, devait acquérir sa pleine
croissance. Car si, pour Thalès, elle signifiait peut-être ceci seulement :
que toutes choses sortent de l'eau primordiale et y rentrent, elle ne pouvait
manquer de prendre peu à peu une signification plus étendue, à savoir que la
forme primitive de la matière est seule vraie et réelle, et que toutes les
autres peuvent n'être que de simples et trompeuses illusions. Et du moment que
l'on admettait que le fer ou le bois, par exemple, ne sont pas véritablement du
bois ou du fer, mais de l'eau ou de l'air, était-il possible que le doute,
éveillé sur la vérité du témoignage des sens, en restât là ?
Anaximandre (né
en 610) s'est engagé dans la seconde de ces voies (13).
Il était fils de Praxiadès, Milésien comme Thalès, probablement son ami et
son disciple, et il peut être considéré comme le vrai créateur de la science
de la nature en Grèce, et par suite en Occident. Le premier, il n'a pas craint
d'aborder scientifiquement les graves questions de l'origine de l'univers, de la
terre et de ses habitants. Vigoureux était en lui le sens de l'identité, la
faculté de pénétrer des analogies profondément cachées ; puissant le désir
de dégager de ce qui tombe sous les sens ce qui se dérobe à leur perception.
Sans doute, ses tentatives sont souvent enfantines, pleines de tâtonnements,
mais sa personnalité n'en commande pas moins le respect, car il a ouvert des
voies et frayé des sentiers. Malheureusement, les renseignements que nous avons
sur lui sont trop incomplets, trop décousus, trop souvent contradictoires, pour
que nous puissions suivre la marche de sa pensée. Son traité De la nature,
première exposition en prose de doctrines scientifiques qu'ait possédée la
littérature grecque - et qu'elle ne perdit que trop tôt, hélas ! - était le
fruit mûr d'une vie partagée entre les méditations profondes et le soin des
affaires de l'État. Peu de temps seulement avant sa mort, à l'âge de
soixante-trois ans (547), il se décida à publier cet ouvrage, dont il nous est
parvenu quelques lignes, mais pas une seule phrase complète. Ses travaux
préliminaires, qu'il couronna par cette dernière oeuvre, étaient variés et
du plus haut mérite. Il a la gloire d'avoir donné aux Grecs la première carte
géographique et la première carte céleste. Pour établir sa carte terrestre,
il utilisa - n'ayant pas pris part lui-même à des voyages de découvertes - la
somme des renseignements qui affluaient plus qu'en aucune autre partie de la
Grèce dans sa patrie ionienne, point de départ de nombreuses expéditions par
terre et par mer jusqu'aux limites du monde alors connu. Des cartes terrestres
furent aussi établies dans l'ancienne Égypte, mais elles se bornaient à la
reproduction graphique de districts isolés (14) ;
l'idée d'une carte embrassant l'ensemble du monde était restée étrangère
aux habitants de la vallée du Nil ; d'ailleurs, n'entreprenant pas de lointains
voyages sur mer et ne possédant pas de colonies éloignées, ils n'avaient pas
les matériaux nécessaires. La table d'Anaximandre, à ce que nous disent les
anciens, représentait la terre comme entourant un bassin fermé, et comme
entourée elle-même d'une mer extérieure. En fait d'instruments de recherches
géographiques et astronomiques, le père de la géographie scientifique a sans
doute connu le gnomon, invention des Babyloniens, qui consistait en une tige
dressée sur un plan horizontal, et qui permettait de trouver, à n'importe quel
jour et quelle saison, par la longueur et la direction de son ombre, le midi
vrai de n'importe quelle localité, et suffisait à déterminer les quatre
points cardinaux et les deux solstices (15).
D'après une tradition qui, il est vrai, indique une fois son nom, une autre
fois celui de son successeur Anaximène, notre Milésien aurait établi un de
ces instruments à Sparte. L'histoire de la science ne connaît pas en lui
l'auteur de propositions mathématiques nouvelles, mais on lui attribue la
composition d'un résumé des doctrines géométriques. Dans tous les cas, il ne
manquait pas de culture mathématique, comme le prouvent ses indications - d'une
interprétation peu sûre pour le moment - sur la grandeur des corps célestes (16).
Comme astronome, Anaximandre a le premier, et presque complètement, rompu avec
les conceptions enfantines de la haute antiquité. Sans doute, la terre n'est
pas encore pour lui une sphère ; mais elle n'est pas davantage un disque plat
reposant sur une base et recouvert par la voûte céleste comme par une cloche.
Il ne faisait plus, chaque soir, plonger le soleil dans les flots de l'Océan,
et ne se le représentait pas revenant, par cette voie, de l'Occident à
l'Orient. Si un mouvement constant et régulier devait expliquer le fait que le
soleil et les autres astres émergent du ciel oriental, après avoir disparu au
ciel occidental, il ne restait plus qu'une alternative : leur faire continuer
au-dessous de la terre le mouvement circulaire qu'ils exécutent devant nos yeux
au-dessus de l'horizon. Cette conception avait pour elle l'appui d'une
observation : les constellations voisines du Pôle ne se couchent jamais, mais
décrivent un mouvement circulaire. Par conséquent, l'hémisphère céleste que
nous voyons ne devait être, en vérité, que la moitié d'une sphère
complète. A la voûte qui se recourbe au-dessus de nos têtes, s'en oppose une
seconde, creusée au-dessous de nos pieds. Ainsi la terre se voit privée de la
base sur laquelle elle reposait jusqu'alors, et qui devait descendre à des
profondeurs infinies ; désormais, elle plane librement dans l'espace. Au lieu
d'un disque plat, on se la figure sous la forme d'un fragment de colonne ou d'un
cylindre qui, pour garder un équilibre stable, doit avoir un diamètre
notablement plus grand que sa hauteur. Le rapport de trois à un remplissait la
condition voulue, et se recommandait probablement au vieux penseur par sa
simplicité. Mais comment expliquer que cette terre, semblable à un tambourin,
pût ainsi rester suspendue dans le vide ? Anaximandre recourait pour cela à un
raisonnement bien étrange : si elle reste ainsi immobile, c'est qu'elle est
également distante de tous les points de la sphère céleste. Il résulte de
là, d'une part, que la pesanteur, pour lui, ne pouvait pas se confondre avec la
tendance vers le bas. D'autre part, la forme de la déduction nous fait voir en
notre Milésien le premier précurseur de ces métaphysiciens qui préféraient
appuyer la loi de l'inertie sur des motifs a priori que sur l'expérience (17).
« Un corps au repos, disait-on, ne peut se mettre en mouvement si une cause
extérieure quelconque n'agit pas sur lui, car, pour le faire, il devrait se
mouvoir de bas en haut ou de haut en bas, en avant ou en arrière, etc. » Mais
comme il n'a aucun motif de faire l'un plutôt que l'autre, il ne saurait se
mou-voir en aucun sens. Aussi Aristote, qui trouve l'argument du vieux penseur
à la fois ingénieux et faux, compare-t-il cette terre immobile à un affamé
qui devrait périr parce qu'il n'a pas de raison de toucher à l'un plutôt
qu'à l'autre des mets qui l'entourent à égale distance. Cependant il est
nécessaire de nous arrêter maintenant à l'essai de cosmogonie d'Anaximandre.
Nous avons déjà, à l'occasion de la théogonie hésiodique, fait connaissance
avec la théorie du chaos primitif dans lequel se trouvait l'univers. Là, nous
avons montré qu'on était arrivé à la conception du chaos par
l'agrandissement infini du vide qui s'ouvre entre le ciel et la terre. En même
temps, nous avons fait remarquer que, des trois dimensions de l'espace, ces
penseurs primitifs n'en envisageaient qu'une, la hauteur ou profondeur, sans se
soucier de ce qu'il pouvait en être des deux autres. Développée d'une
manière logique, la même pensée devait, à la place d'une fente béante,
poser l'espace illimité dans tous les sens, et cet espace, rempli de matière,
Anaximandre le plaçait, en effet, au commencement de tout devenir (18).
Mais quelle était cette matière primordiale étendue à l'infini ? Aucune,
pouvons-nous répondre, de celles que nous connaissons. Car ces matières qui,
sans cesse et sans trêve, passent l'une dans l'autre et sortent l'une de
l'autre, ne lui apparaissaient que comme des facteurs à titres en quelque sorte
égaux - à ce point de vue du moins qu'aucune d'elles ne pouvait revendiquer le
rôle de productrice de toutes les autres. L'eau primordiale de Thalès; en
particulier, se montrait parfaitement impropre à remplir cette fonction. Son
existence n'implique-t-elle pas déjà, en effet, la chaleur, c'est-à-dire,
selon les conceptions de cette époque, la matière de la chaleur ou le feu ?
Car le solide est transformé en liquide par la fusion, c'est-à-dire par
l'adjonction de matière ignée. L'élément aériforme, la vapeur d'eau, par
exemple, est produit par l'action du feu sur le liquide. Ainsi le solide et
l'igné seuls semblaient présider à toutes les formations particulières. Mais
l'opposition qui régnait entre eux en faisait un couple dont les membres, se
complétant naturellement, devaient venir simultanément à l'existence. Et, en
effet, Anaximandre les faisait sortir par une «différenciation (19)
» sous forme de « froid » et de « chaud » de la matière primordiale qui
réunissait en elle toutes les propriétés particulières. Mais comment se
représentait-il la formation de l'infinie variété des matières
particulières ? Nous l'ignorons absolument. Toutefois on peut supposer qu'une
différenciation ultérieure des formes fondamentales de la matière devait
continuer le processus déjà décrit. Quoi qu'il en soit de ce point, les
matières entraînées par un mouvement tourbillonnant se disposèrent les unes
au-dessus des autres d'après leur densité. Le noyau intérieur fut formé par
la terre, dont la surface était recouverte d'eau ; une couche d'air entourait
celle-ci qui, à son tour, était environnée d'un cercle de feu « comme
l'arbre est environné d'écorce (20) ». Ici se
présentait à l'esprit systématique du Milésien un double problème. La terre
constitue encore aujourd'hui le noyau de cette construction, l'air son enveloppe
extérieure. Mais l'eau ne forme plus une couverture uniforme de la terre, et le
feu n'est plus visible que sur des points isolés - nombreux, il est vrai, - du
ciel. D'où provient, se demandait-il, ce bouleversement de la répartition
primitive et régulière des matières de la terre ? Et voici comment il
répondait à cette question : la mer actuellement existante n'est plus que le
reste de la couche d'eau originelle ; l'évaporation par la chaleur du soleil en
a réduit le contour dans le cours du temps. Cette opinion trouvait un appui
dans les observations géologiques, qui permettaient de constater un retrait de
la mer (21) sur beaucoup de points du littoral
méditerranéen. Qu'on eût observé la formation des deltas, ou qu'on eût
ramassé des coquilles marines sur le continent, ce fut certainement de faits de
cette nature qu'Anaximandre tira les conclusions importantes qui supportaient sa
doctrine. Quant au cercle de feu, il devait, un jour, s'être disloqué ensuite
de ce mouvement tourbillonnant. La même force, selon lui, entraîna aussi des
masses d'air, qui, par là, se condensèrent et entourèrent les masses de feu.
Les enveloppes d'air ainsi produites, qui cachaient les feux, Anaximandre se les
représentait sous formé de roues, pourvues d'ouvertures analogues à la bouche
d'un soufflet et desquelles le feu jaillit continuellement. Comment fut-il
conduit à cette conception ? Nous croyons pouvoir répondre comme suit : le
soleil, la lune et les étoiles tournent autour de la terre ; or des masses de
feu circulant régulièrement dans l'espace ne répondaient à aucune analogie
connue, tandis que la rotation de roues était chose d'observation quotidienne.
Par là, les orbites abstraites étaient remplacées par des objets concrets, et
le problème était considérablement simplifié. Aussi longtemps que les roues
subsistaient et que durait la force d'impulsion qui leur était donnée, le
cours des astres était assuré. Enfin les éclipses étaient expliquées par
les obstructions auxquelles sont sujettes les bouches de la roue solaire et de
la roue lunaire.
L'énigme de la création des êtres organisés a aussi préoccupé l'esprit
fécond en ressources du Milésien (22). Les
premiers animaux doivent être sortis de la vase marine - c'est pour cette
raison principalement sans doute que le corps de l'animal est composé
d'éléments solides et d'éléments liquides, raison qui, nous l'avons déjà
vu, faisait considérer l'eau et la terre comme ses éléments à l'époque
homérique. Pourtant la richesse de la mer en êtres vivants de toute espèce,
et la découverte de restés d'animaux marins fossiles peuvent avoir contribué
à établir cette opinion. De plus, Anaximandre a prêté à ces animaux
primitifs des peaux hérissées qu'ils auraient perdues en passant de la mer à
l'habitat terrestre ; et cette hypothèse peut lui avoir été suggérée par la
métamorphose que subissent les larves de beaucoup d'insectes. Il est à peine
douteux qu'il ait vu dans les descendants de ces animaux marins les ancêtres
des animaux terrestres ; il aurait donc eu un vague pressentiment de la théorie
moderne de la descendance. Il s'est prononcé d'une manière précise sur
l'origine du genre humain. Faire sortir sans autre explication les premiers
hommes de la terre, à la manière des mythologues, il en était empêché,
surtout, à ce que nous savons, par une considération : le petit enfant a plus
besoin que tout autre être de secours prolongés, et n'aurait pu conserver
l'existence par les simples moyens naturels. C'est pourquoi Anaximandre se mit
en quête d'analogies qui pussent résoudre cette énigme. Il en trouva une dans
la croyance populaire : les requins, disait-on, avalent leurs petits, aussitôt
les oeufs éclos, les rejettent ensuite, et répètent cette opération aussi
longtemps que le jeune animal n'a pas acquis la force nécessaire pour continuer
à vivre de lui-même. D'une manière analogue, les ancêtres du genre humain
auraient pris naissance dans l'intérieur du corps de poissons et ne les
auraient quittés qu'une fois mûrs pour la vie. La croyance des Babyloniens à
l'existence primitive de poissons-hommes (23)
a-t-elle influencé notre philosophe ? C'est ce qu'il est impossible de
décider, au moins pour le moment. Mais, de quelque façon qu'Anaximandre ait
essayé d'expliquer la naissance des mondes, des formes de la matière, des
êtres et des objets individuels, une chose était pour lui inébranlablement
établie : tout ce qui est né est destiné à périr. Seule, la matière
primordiale, d'où tout est sorti et où tout est appelé rentrer, passait à
ses yeux pour incréée et impérissable. Cette conviction le remplissait d'une
satisfaction à la fois religieuse et morale. Toute existence particulière lui
apparaissait comme une usurpation ; les êtres qui se dépossèdent les uns les
autres et s'anéantissent tour à tour « doivent encourir le châtiment et la
peine d'après l'ordre du temps ». La destructibilité des choses
individuelles, la caducité et la mortalité des êtres vivants, la circulation
de la matière, s'amplifiaient dans son esprit et lui faisaient concevoir un
ordre naturel général qui, pour lui, équivalait à un ordre légal universel.
Tout ce qui existe, aurait-il pu dire avec Méphistophélès, est digne de
périr. Seule, la matière éternelle, douée d'énergie, immortelle et toujours
jeune, lui apparaissait comme divine. Divins encore, mais, en tant qu'êtres
devenus et par conséquent aussi périssables, dieux de second ordre (24),
étaient pour lui les mondes ou les cieux particuliers qui, les uns après les
autres, peut-être aussi les uns à côté des autres, jouissent d'une existence
relativement longue, mais toujours temporaire. Par quels processus ils rentrent
toujours dans le sein maternel de la matière primitive, le philosophe ne nous
le dit pas, mais on peut le supposer. De même que des différenciations de
l'essence primordiale les ont appelés à l'existence, ce sont les mélanges et
les combinaisons des matières qui, dans le cours de longues périodes, mettent
un terme à toute existence particulière, et, petit à petit, ramènent tout à
l'unité indistincte de l'essence primitive. Mais seulement, sans doute, pour
que celle-ci emploie l'inépuisable énergie vitale dont elle est douée à
provoquer sans cesse de nouvelles éclosions, et son invincible puissance à
provoquer des destructions nouvelles.
Le troisième des grands Milésiens, Anaximène, fils d'Eurystratos (mort entre 528 et 524), est rentré dans la voie ouverte par Thalès (25). Au lieu de l'eau, c'est l'air qui, pour lui, est le principe primordial ; c'est de l'air que se forme tout, « ce qui était, ce qui est, et ce qui seras (26)» ; et l'air prend si bien la place de l'élément détrôné que maintenant c'est lui qui sert de support à la terre, considérée de nouveau comme un disque plat. La préférence qu'Anaximène accordait à l'air n'est pas précisément difficile à expliquer. C'est évidemment par sa plus grande mobilité et sa plus grande diffusion qu'il paraissait mériter de l'emporter sur l'élément liquide. Anaximène lui-même insiste expressément sur la première de ces propriétés dans le seul fragment que nous possédions de l'ouvrage qu'il avait composé en une prose « simple et sans prétention ». Et comme la matière - d'après la doctrine commune à tous les penseurs que l'on nomme les physiologues ioniens - porte en elle-même la cause de son mouvement, était-il rien de plus naturel que d'attribuer le premier rang à sa forme la plus mobile, à celle qui, dans le monde organique, passait pour représenter la vie elle-même, puisque le nom grec de l'âme, psyché, signifie souffle ? Notre philosophe n'a-t-il pas comparé l'air qui entoure le monde et en fait une unité au souffle qui, pensait-on, assure l'existence du corps de l'homme et des animaux (27) ? Il se représentait cet élément assez abondant pour que la terre, l'eau et le feu ne fussent plus que des îles dans cet océan qui les battait de toutes parts de ses vagues aériennes, qui pénétrait dans tous les pores et dans tous les interstices des autres matières, et en baignait les plus petites particules. De même que ses prédécesseurs, il attribuait à la matière primordiale une étendue illimitée et un mouvement incessant ; quant aux autres formes de la matière, il les en faisait sortir par un processus qu'il n'empruntait pas à l'imagination spéculative, mais à l'observation des faits. Le premier, il a - et c'est en cela que consiste son titre de gloire impérissable - assigné une cause réelle, une vera causa au sens de Newton, à toutes les modifications de la matière. Ce n'est plus pour lui, comme pour Anaximandre, le chaud et le froid qui sortent de la matière primordiale par le mystérieux processus de la « différenciation » ; c'est la condensation et la raréfaction, c'est-à-dire l'union plus ou moins intime de leurs particules, qui donnent aux diverses formes de la matière leur caractère particulier. Dans son état de diffusion moyenne, qui est en quelque sorte son état normal, l'air est invisible ; lorsque ses particules s'écartent l'une de l'autre, il se transforme en feu ; si d'autre part la condensation augmente, il passe à l'état liquide, et finalement à l'état solide (28). Toutes les matières, cela ressort du fragment d'Anaximène, sont susceptibles d'être ramenées à chacun de ces états, que nous y soyons parvenus ou non. Ce principe scientifique sera apprécié à sa juste valeur par tous ceux qui savent qu'il n'a été définitivement acquis qu'il y a un siècle, au prix de luttes sérieuses, et qu'il est devenu alors l'apanage d'une élite seulement de chercheurs. Bien mieux : si nos sens étaient suffisamment puissants, - ceci, on peut le lire entre les lignes - nous pourrions voir, dans toutes ces transformations, les mêmes particules de matière tantôt plus rapprochées, tantôt à plus grande distance les unes des autres. Ainsi la doctrine d'Anaximène prélude à l'atomistique, c'est-à-dire à cette conception du monde matériel qui, expression définitive de la vérité ou non, est en tous cas restée jusqu'à nos jours un instrument de recherches scientifiques d'une inépuisable fécondité. Qu'importe, après cela, qu'Anaximène se soit efforcé de l'appuyer sur des faits misérablement interprétés (29) ? Sa gloire n'en est pas atteinte. C'est ainsi qu'il croyait trouver une confirmation de sa thèse fondamentale dans le fait que l'air est froid quand il s'échappe des lèvres rapprochées, et chaud quand les lèvres sont largement ouvertes ! Étant donné l'immense progrès que l'induction universelle d'Anaximène a fait faire à la théorie de la matière, on attend de lui un perfectionnement analogue des doctrines astronomiques. Mais cette attente est déçue. Nous nous trouvons ici pour la première fois en présence d'un fait qui se reproduira souvent dans l'histoire des sciences. Le raisonnement inductif et le raisonnement déductif ne sont pas, sans doute, en opposition de principe, comme l'a fait croire à beaucoup de gens, dans les, temps modernes, l'étude de Buckle ; mais les représentants les plus illustres de I'un de ces procédés de recherche sont souvent, et à un degré surprenant, incapables de se servir de l'autre. Les conclusions par trop extensives, les échafaudages téméraires d'Anaximandre offraient bien des côtés faibles, et son successeur, plus prudent, plus soucieux de se tenir sur le terrain des faits, devait facilement les apercevoir. Il avait assez de pénétration pour ne pas se contenter de l'hypothèse enfantine suivant laquelle les éclipses étaient dues à des obstructions momentanées des roues du soleil et de la lune. Mais son regard n'embrassait pas un assez large horizon pour reconnaître le bien-fondé de la théorie de l'attraction hardiment anticipée par Anaximandre, et employée par lui pour expliquer comment la terre peut planer dans l'espace ; et il n'a su lui donner les développements qu'elle comportait. Ainsi les avantages que lui assurait son esprit critique étaient compensés - et au delà - par son manque d'imagination constructive, et il devait redescendre de quelques pas de la hauteur atteinte par son prédécesseur. Nous avons déjà dit qu'il était revenu à la conception primitive qui faisait de la terre un disque reposant sur une base. Il en résultait naturellement que, selon lui, le soleil ne se meut pas pendant la nuit au-dessous de la terre, mais latéralement, autour d'elle. Comment expliquer alors qu'il soit invisible depuis le soir jusqu'au matin ? En supposant que des montagnes situées au nord le cachent aux regards, ou en admettant que, durant la nuit, il s'éloigne plus de la terre que durant le jour (30). Nous ne nous arrêterons pas aux détails de son assez rudimentaire astronomie. Notons seulement - particularité intéressante - cette affirmation que les astres lumineux sont accompagnés de corps sombres, analogues à la terre, affirmation évidemment destinée à expliquer les éclipses par des occultations, par conséquent, au fond, d'une manière exacte. Parmi les hypothèses qu'il fit pour rendre compte de phénomènes météorologiques et autres : neige, grêle, éclair, arc-en-ciel, tremblements de terre, phosphorescence marine, quelques-unes nous surprennent ; relativement aux deux premiers, il formule des théories approximatives ou même absolument justes ; d'autres, il est vrai, sont radicalement fausses, mais n'en sont pas moins ingénieuses et d'une grande portée en principe (31). Nous pouvons compléter comme suit le raisonnement sur lequel se fonde son explication de la phosphorescence de la mer : quand l'air, à l'état de sa plus grande diffusion, se transforme en feu, il brûle et éclaire ; mais ces propriétés ne s'abattent pas sur lui - si nous osons nous exprimer ainsi - comme un vol d'oiseaux au moment où il entre dans cette condition ; elles lui sont toujours inhérentes, et des circonstances favorables peuvent en tout temps les rendre visibles. Le pouvoir éclairant d'un corps, même s'il est faible, devient sensible lorsque ce corps se détache sur un fond particulièrement sombre. Or l'eau de la mer, pendant la nuit, est aussi obscure qu'il le faut pour que les bandes d'air qui pénètrent dans les vides ouverts en elle par les rames soient mises en évidence et deviennent lumineuses. Ici point pour la première: fois cette pensée que les propriétés des corps ne sont pas sujettes à des changements brusques, mais que la qualité de la matière est constante, pensée qui, nous le verrons, sera dans la suite soutenue avec la dernière rigueur, et qui sera également affirmée par les philosophes naturalistes postérieurs. Enfin Anaximène est d'accord avec Anaximandre pour admettre des périodes cosmiques, et pour croire à des dieux en quelque sorte secondaires, c'est-à-dire sortis de la « divine » matière primordiale, et par conséquent sans doute périssables (32).
« tñn
te †Omhron ¦fasken (õ „H ) jion ¤k tÇn ŽgÅnvn ¤kb‹llesyai
kaÜ =apÛzesyai kaÜ ƒArxÛlokon õmoÛvw
» (Diog. Laerc. IX, 1). |
C'est dans
l'ombre d'un sanctuaire, loin de l'assourdissante cohue du marché et du bruit
des chantiers maritimes, qu'est éclose la doctrine d'Héraclite (33).
Parmi les philosophes que nous avons rencontrés jusqu'ici, celui-ci est le
premier qui ne calcule ni ne mesure, qui ne dessine ni ne travaille de ses mains
; c'est le premier cerveau spéculatif, et la fécondité vraiment merveilleuse
dont il a fait preuve nous instruit et nous charme encore aujourd'hui. Mais
c'est aussi un philosophe exclusif dans le sens le moins favorable du mot,
c'est-à-dire un homme qui, sans être réellement. supérieur dans un seul
domaine, se considère comme supérieur à tous ses semblables. Il avait écrit
dans une langue imagée, mais pas toujours exempte d'artifice, un ouvrage
profond dont il nous reste de nombreux fragments ; nous possédons en outre sur
sa vie des indications en petit nombre, mais importantes ; ces deux sources
d'information nous permettent de nous faire de l'imposante figure de celui qu'on
surnommait l'« Obscur» une idée plus nette que de celle de n'importe lequel
des penseurs qui l'ont précédé ou ont vécu en même temps que lui. De bonne
heure, cependant, la légende s'est appliquée à tisser ses fils autour de la
personne de ce philosophe « Jean qui pleure ». Nous ne connaissons ni l'année
de sa naissance, ni celle de sa mort ; on plaçait son acmè vers la
soixante-neuvième Olympiade (504-501 av. J.-C.) en se fondant probablement sur
un événement auquel il prit part, et dont la date pouvait être déterminée (34).
Car le descendant des rois d'Éphèse, qui lui-même pouvait prétendre à la
dignité à la fois royale et sacerdotale, mais qui y renonça par égard pour
son frère, intervint sans doute activement et à plusieurs reprises dans les
destinées de sa patrie ; on dit même qu'il détermina le prince Mélankomas à
résigner l'autorité qu'il avait usurpée. Mais la composition de son oeuvre ne
saurait être antérieure à 478, car elle fait allusion à des événements
politiques qu'on ne peut placer plus haut.
La solitude et la contemplation de la nature ont été les muses d'Héraclite.
Cet homme altier, plein d'une indomptable confiance en lui-même, ne s'était
assis aux pieds d'aucun maître. Mais quand, pensif enfant, il vagabondait sur
les collines si merveilleusement belles qui entourent sa ville natale, et que
recouvre une végétation d'une luxuriance presque tropicale, son âme avide de
savoir s'ouvrait aux intuitions de la vie universelle et des lois qui la
régissent (35).Les grands poètes de son peuple
avaient nourri son imagination enfantine et l'avaient meublée de métaphores
étincelantes, mais quand son esprit se fut mûri, il n'y trouva plus la
satisfaction qu'il cherchait. Car le doute sur la réalité des créations
mythiques avait déjà été éveillé, notamment par Xénophane ; les âmes
ouvertes aux impressions nouvelles avaient conçu un idéal plus haut, qui
rejetait à l'arrière-plan les dieux homériques, animés de passions et de
désirs humains. Pour lui, loin de l'honorer, il aurait voulu « bannir des
séances publiques et fouetter de verges » le poète qui, de concert avec
Hésiode - pour emprunter le langage de l'historien Hérodote - a donné aux
Grecs leur théologie. Il se montre également hostile à tous les objets de la
croyance populaire: à l'adoration des images, qui équivaut, selon lui, à «
bavarder avec des murailles », aux sacrifices expiatoires, qui remplacent une
souillure par une autre, « comme si celui qui s'est vautré dans la boue
voulait se purifier par la boue » ; aux « infâmes » pratiques du culte de
Dionysos aussi bien qu'aux cérémonies « sacrilèges » des mystères. La
«polymathie » d'Hésiode, « que la plupart suivent comme leur maître », il
ne la méprise pas moins que celle du mathématicien-philosophe Pythagore, que
celle du rhapsode-philosophe Xénophane et de l'historien et géographe
Hécatée. Il a appris d'eux tous, mais il ne se reconnaît le disciple d'aucun.
Il ne trouve un mot de chaude louange que pour la philosophie simple et pratique
de Bias. Il avait subi fortement l'influence d'Anaximandre, et il lui en
témoigne sa reconnaissance en ne le rangeant pas - non plus que Thalès et
Anaximène - dans la liste des maîtres dédaignés de la polymathie « qui ne
forme pas l'esprit». Ce qu'il y a de meilleur en lui, il se flatte de ne le
devoir qu'à lui-même, car « de tous ceux dont il a entendu les discours, pas
un seul n'est parvenu à la vraie intelligence ». S'il éprouve pour les
poètes une si sombre colère, et pour les penseurs une si froide méfiance,
quelle ne doit pas être la profondeur de son mépris pour la masse du peuple !
Ses invectives s'abattent sur elle comme des coups de massue : « Ils se
bourrent la panse comme le bétail » ; « des milliers d'entre eux ne
contre-balancent pas un seul homme excellent (36)».
Comment ce « contempteur de la populace (37) » se
serait-il soucié de la faveur de la multitude ? Comment même aurait-il eu
l'idée de se faire comprendre d'elle dans son exposition ? Son énigmatique
sagesse ne s'adresse qu'à quelques rares élus ; les autres, ceux du gros tas,
ressemblent aux chiens, « qui aboient après ceux qu'ils ne connaissent pas »,
ou encore à « l'âne qui préfère à l'or une botte de foin ». Il prévoit
le blâme qui s'attachera à la forme oraculaire et au sombre contenu de son
oeuvre, mais il le prévient en s'en référant aux plus illustres de ses
modèles. Le dieu pythique, lui non plus, « ne révèle et ne cèle rien ; il
se contente de donner à entendre » ; « la sibylle, de sa bouche en fureur,
jette des paroles qui ne font pas rire, qui ne sont pas ornées et fardées »
mais sa voix, grâce au dieu qui parle par elle, se prolonge pendant mille ans.
Cette récompense tardive lui suffit amplement, car « les hommes vaillants
choisissent une chose de préférence à toutes les autres : une gloire
impérissable ».
Le mépris que notre sage montre pour les hommes se justifiait amplement par les
conditions politiques et morales dans lesquelles se trouvait alors sa patrie.
Depuis plus d'un demi-siècle, le joug étranger pesait sur les Grecs de
l'Asie-Mineure. Ce joug n'était pas particulièrement oppressif ; en fait, les
dynasties princières indigènes servaient bien souvent d'intermédiaires entre
les pays sujets et le lâche assemblage que formait le royaume féodal des
Perses. Mais c'eût été un miracle que la perte de l'indépendance nationale
n'eût pas amené à sa suite un affaissement de l'esprit public et une
recrudescence des intérêts privés. D'ailleurs le terrain était préparé
depuis longtemps pour cette décadence. La vie plus molle, les mœurs raffinées
de l'Orient avaient relâché la vigueur en même temps que la rudesse du
caractère des anciens Grecs. Quoi d'étonnant qu'un moraliste atrabilaire de la
trempe de notre philosophe trouvât beaucoup à reprendre chez ses compatriotes,
et les jugeât peu dignes d'exercer la souveraineté au moment où, après la
chute de la domination perse, surgissait la démocratie ? En tout cas, dans les
guerres civiles de cette époque, il se trouvait du côté des aristocrates, et
défendait leur cause avec une fureur proportionnée au mépris dont il croyait
pouvoir accabler ses adversaires. Au paroxysme de sa passion, il prononça ce
mot caractéristique de sa haine : « Les Éphésiens feraient bien de se pendre
homme par homme, et d'abandonner leur cité à leurs enfants mineurs, eux qui
ont chassé Hermodore en disant : « Il ne doit y avoir aucun homme excellent
parmi nous ; et s'il s'en élève un, qu'il aille séjourner ailleurs, parmi
d'autres hommes. » Le banni si chaleureusement loué dans ce passage avait
trouvé au loin une nouvelle et glorieuse activité. Les rédacteurs de la loi
romaine des XII Tables avaient fait appel à ses connaissances juridiques, et sa
mémoire fut honorée d'une statue que Pline a encore vue (38).
Quant au vieil ami d'Hermodore, se sentant las du joug populaire, il quitta la
ville souillée d'arbitraire et d'injustice, se retira dans la solitude des
forêts de la montagne, et y finit ses jours, après avoir déposé dans le
temple d'Artémis le rouleau de papyrus où il avait consigné le fruit d'une
vie de pensée, et qu'il léguait aux siècles à venir.
La pleine jouissance de ce livre précieux fut déjà refusée à l'antiquité.
Il renfermait des inégalités et des contradictions si choquantes que même un
Théophraste ne pouvait les expliquer que par les troubles intellectuels
auxquels l'auteur aurait été sujet. Aristote se plaint des difficultés que la
construction embarrassée de la phrase offrait au lecteur, et une foule de
commentateurs, parmi lesquels des hommes très distingués, s'efforcèrent
d'éclairer les obscurités dont cette oeuvre fourmille. Nous ne pouvons ni
rétablir dans leur suite exacte ni attribuer avec certitude aux trois sections
dans lesquelles elle se divisait - physique, morale et politique - les débris
qui nous en sont par-venus (39).
La grande originalité d'Héraclite ne consiste pas dans sa théorie de la
matière primordiale, ni même dans sa théorie de la nature en général, mais,
le premier, il a aperçu entre la vie de la nature et celle de l'esprit des
rapports qui, dès lors, ne sont pas rentrés dans l'ombre ; le premier, il a
construit des généralisations qui recouvrent comme d'une immense voûte les
deux domaines de la connaissance humaine. Comme conception fondamentale, il se
rapprochait beaucoup d'Anaximandre. La caducité de toutes les créations
individuelles, la transformation perpétuelle des choses, l'ordre naturel
envisagé comme un ordre moral, toutes ces idées étaient aussi familières à
son esprit qu'à celui du plus grand de ses prédécesseur. Ce qui l'en
séparait, c'était son tempérament inquiet, son aversion pour l'étude
patiente des faits particuliers, la tournure plus poétique de son imagination,
son goût pour la richesse et la plasticité des formes. C'est pourquoi la
matière primordiale d'Anaximandre, dépourvue de toute détermination
qualitative précise, ne pouvait lui suffire, pas plus d'ailleurs que la
substance première invisible et incolore d'Anaximène. La forme matérielle qui
lui semble correspondre le mieux au processus de la vie universelle, et par
conséquent la plus élevée en dignité, c'est celle qui n'offre jamais
l'apparence même du repos ou d'un mouvement insensible ; celle en qui lui
parait résider le principe même de la chaleur vitale des êtres organisés
supérieurs, et par conséquent l'élément par excellence de la vie : le feu,
qui anime et qui dévore tout. « Cette ordonnance unique de toutes choses,
s'écrie-t-il, n'a été créée par aucun des dieux, ni par aucun des hommes ;
elle a toujours été, elle est et elle sera toujours - feu éternellement
vivant, qui s'allume par mesure et s'éteint par mesure. » Dans un cycle plus
petit et un cycle plus grand, il faisait descendre le feu primitif aux autres
formes - plus basses - de la matière, et de celles-ci, par les mêmes voies, «
car le chemin d'en haut et celui d'en bas n'en font qu'un » - il le faisait
remonter à sa forme originelle. Le feu se transforme en eau, et celle-ci - pour
une moitié - remonte immédiatement comme « souffle igné » à la voûte du
ciel ; l'autre moitié se change en terre ; la terre redevient eau, et, par
cette voie, se retrouve finalement à l'état de feu. Comme agents de ce cycle,
nous pouvons considérer l'évaporation, la fonte, la congélation ; et nous
devons nous rendre compte que, peur la naïve physique d'Héraclite,
l'extinction d'un incendie au moyen de l'eau pouvait se ramener à la
transformation du feu en eau. Non seulement la source sans cesse jaillissante de
la naissance et de la destruction est le principe primordial de notre
poète-penseur ; non seulement ce principe est divin peur lui comme il l'était
pour ses prédécesseurs ; mais il y voit en même temps le représentant de
l'intelligence universelle, la norme de-venue consciente de toute existence, qui
« ne veut pas être appelée Zeus », parce qu'elle n'est pas une essence
individuelle et personnelle, et qui cependant « veut être appelée ainsi »
parce que c'est le principe souverain du monde et en même temps le principe
suprême de la vie - que l'on songe au grec z°n
(vivre) et aux formes correspondantes du nom de Zeus. Mais nous ne pouvons pas
envisager cette essence primitive comme une divinité agissant en vue d'un but,
et choisissant les moyens les mieux appropriés pour l'atteindre. Héraclite la
compare à un jeune garçon qui s'amuse, qui prend plaisir à jouer sans but au
trictrac, qui élève sur le rivage de la mer des collines de sable uniquement
pour les renverser (40).
Construction et destruction, destruction et construction, telle est la norme qui
régit tous les domaines de la nature vivante, les plus petits comme les plus
grands. Et le kosmos lui-même, sorti du feu primitif, ne doit-il pas y
retourner ? Ce double processus se déroule et se déroulera à jamais dans des
périodes fixes d'une durée immense. Sur ce point, les observations
géologiques de Xénophane et celles d'Anaximandre avaient frayé la voie à la
spéculation d'Héraclite. S'appuyant comme le dernier de ces philosophes sur
les constatations faciles à faire le long de la Méditerranée, le penseur
d'Éphèse devait naturellement en conclure qu'à l'origine cette mer avait une
étendue plus considérable. Et en partant de sa doctrine physique fondamentale,
ne devait-il pas aller plus loin et formuler cette thèse : de même que la
terre est sortie de l'eau, l'eau est sortie du feu ? Et c'est ainsi qu'il
remonta par l'imagination à une époque où rien n'existait que le feu. Mais,
comme il s'était approprié la croyance d'Anaximandre à un retour périodique
des phénomènes, ce processus de développement ne pouvait être considéré
comme s'étant réalisé une seule fois. C'est du feu que sont sorties les
autres formes de la matière, et c'est en feu qu'elles se retransformeront un
jour - pour que le processus de différenciation recommence et déroule la même
série de changements. Par l'étendue du regard, Héraclite se rapproche des
plus grands naturalistes de l'époque moderne, et - devons-nous y voir un simple
hasard ou un pressentiment génial ? - il est d'accord avec eux, pour autant du
moins que l'on considère le système solaire, dans l'exacte représentation de
ce cycle cosmique. Au point de départ comme au terme de cette période, se
trouve une sphère de feu.
Sans doute, cette conception impliquait des contradictions avec la nature des
choses, aussi bien qu'avec la théorie fondamentale du philosophe. Les avait-il
aperçues lui-même, et, en ce cas, comment y parait-il ? C'est ce que nous
ignorons. « Le feu se nourrit des vapeurs qui s'élèvent de l'humide. » Alors
la source même où s'alimente le feu ne doit-elle pas tarir par la diminution
et l'anéantissement final de l'élément humide ? Puis, comment la matière,
augmentant de volume par l'échauffement qu'elle éprouve, tiendra-t-elle dans
l'espace déjà rempli auparavant ? Les successeurs d'Héraclite, c'est-à-dire
les Stoïciens, ont pourvu à la difficulté en supposant un immense espace
vide, tout prêt à servir à cet emploi. Mais on peut considérer comme certain
que le penseur éphésien lui-même ne songea pas à cet expédient ; en
admettant l'espace vide, il serait devenu un précurseur de Leucippe, et nos
sources n'eussent pas manqué de le faire remarquer (41).
Mais Héraclite ne se contente pas d'attribuer à la matière le changement
continuel des formes et des propriétés ; il lui attribue aussi un mouvement
incessant dans l'espace Pour lui, elle est vivante. Et non seulement dans le
sens où l'entendaient ses prédécesseurs immédiats, et qui les a fait
surnommer avec raison « animateurs de la matière » (hylozoïstes). Ils
avaient cherché la cause de tout mouvement dans la matière elle-même, et non
dans un agent extérieur. En cela, l'Éphésien suit leurs traces. Mais son feu
« éternellement vivant » n'est pas vivant dans ce sens seulement ; les
changements de matière qui se produisent dans le monde organique, aussi bien
animal que végétal, ont évidemment fait une si forte impression sur son
esprit que c'est sur cette analogie que se règle sa conception générale des
transformations matérielles. Tout ce qui vit est soumis à une incessante
destruction, à un incessant renouvellement. Si la matière était considérée
comme vivante au point de vue indiqué plus haut, quoi d'étonnant qu'en vertu
de l'association des idées, elle ait été considérée ensuite, et à un point
de vue nouveau, comme organiquement vivante ? De là dérive la théorie
héraclitique de l'écoulement des choses. Quand notre oeil croit apercevoir
quelque chose de permanent, il est victime d'une illusion ; tout est, en
réalité, dans un perpétuel devenir. Cette transformation n'a pas pour
résultat la destruction de l'objet qui y est soumis, lorsque et parce que les
particules de matière qui s'en détachent sont remplacées par l'afflux
incessant de particules nouvelles. L'image favorite à laquelle recourt
Héraclite pour exprimer cette pensée est celle du fleuve qui s'écoule. «
Nous ne pouvons pas descendre deux fois dans le même fleuve, car il roule sans
cesse de nouvelles eaux. » Et comme le fleuve, en tant que masse d'eau
continue, reste le même, mais change au point de vue des gouttes dont il est
formé, Héraclite aiguisa cette pensés en un paradoxe : « Nous descendons
dans le même fleuve, et nous n'y descendons pas ; nous sommes et ne sommes pas.
»
A ces fausses analogies se mêlaient des observations exactes et se liaient des
conclusions d'une grande portée. Parmi ces dernières, figurait peut-être
cette idée que les impressions de l'odorat et - comme on devait le croire alors
- celles de la vue étaient produites par de petites particules de matière qui
se détachent constamment des corps. Quoi qu'il en soit de ce point, on signale
chez Héraclite une opinion qui concorde d'une manière étonnante avec les
théories de la physique actuelle. La concordance est même si exacte que
l'exposé succinct de ces théories se confond presque mot pour mot avec une
analyse antique de la doctrine héraclitique. Plusieurs philosophes, dit
Aristote, - qui ne peut guère avoir eu en vue que l'Éphésien et ses disciples,
- soutiennent qu' « il est faux que quelques-unes des choses seulement se
meuvent, et les autres pas, mais que toutes se meuvent, et en tout temps,
quoique ces mouvements se dérobent à notre perception ». « La science
actuelle - ainsi s'exprime un naturaliste philosophe d'aujourd'hui - tient pour
établi que les molécules de matière sont sans cesse en mouvement... bien que
ces mouvements se dérobent à notre perception. » Considérez maintenant
qu'Héraclite écrivait à une époque à laquelle notre théorie de la chaleur
était étrangère aussi bien que notre optique et notre acoustique ; qui
n'avait jamais entendu parler d'ondes de l'air ou de l'éther ; qui ignorait
absolument que toute impression de chaleur repose sur un mouvement moléculaire,
même dans les corps solides ; qui n'avait pas le moindre soupçon de la nature
des phénomènes chimiques et cellulaires ; qui, enfin, n'avait pas le secours
du microscope, grâce auquel un mouvement se révèle à notre regard étonné,
même là où l'œil nu ne perçoit que l'immobilité, et qui nous conduit, quoi
que nous en ayons, à l'idée que le domaine du mouvement s'étend infiniment au
delà de celui de notre perception. Celui qui considère tout cela se fait la
plus haute idée de la géniale pénétration du penseur d'Éphèse ; mais ce
qui l'étonne surtout peut-être, c'est que cette grandiose anticipation n'ait
pas produit plus de fruits pour la connaissance des phénomènes particuliers de
la nature. La déception que nous en éprouvons ne doit pas diminuer la gloire
de l'Éphésien. En proclamant qu'il existe des mouvements invisibles, il
renversait la muraille qui empêchait de pénétrer dans les secrets de la
nature ; mais il fallait une seconde et décisive hypothèse pour rendre
vraiment féconde celle d'Héraclite : il fallait supposer des particules de
matière invisibles, indestructibles et invariables, dont tous les corps fussent
composés, et qui sortissent indemnes de tous les changements de forme de ces
corps. Cette grande découverte était réservée aux atomistes. Héraclite, peu
porté par la tournure poétique de son esprit à inaugurer et à développer
l'explication mécanique de la nature, a tiré de sa doctrine fondamentale des
conclusions destinées à éclairer d'autres domaines de la connaissance.
Les changements de propriétés dans la succession du temps trouvèrent leur
exacte contre-partie dans l'existence simultanée de qualités contraires. Ici
encore, au regard attentif, se révèle une multiplicité qui semble mettre en
péril l'unité de l'objet et de sa constitution. Par rapport à d'autres
objets, différents les uns des autres, un objet se comporte différemment et
souvent de manière opposée. « L'eau de la mer est la plus pure et la plus
souillée ; pour les poissons, elle est potable et salutaire ; pour les hommes,
elle est imbuvable et funeste. » Dans cette phrase, Héraclite ne voulait pas
consigner une observation isolée ; cela est évident en soi pour quiconque
connaît les fragments de son oeuvre ; c'est la doctrine de la relativité des
propriétés qui fait sa première apparition, et, selon son habitude, notre
philosophe la pousse aussitôt à ses extrêmes conséquences : «Le bien et le
mal sont une seule et même chose (42). » Voilà
qui nous rappelle le paradoxe de plus haut : « Nous sommes et ne sommes pas. »
Et, en fait, l'image du fleuve, d'une part, et la doctrine de la relativité de
l'autre, conduisent au même résultat : les états successifs d'un objet, ses
propriétés simultanées, portent souvent le sceau d'une diversité
fondamentale, et parfois même d'une complète opposition. Toute détermination,
toute stabilité de l'être disparaissent pour notre penseur ; il se complaît
dans les propositions qui jettent un défi à l'entendement humain ; il oublie
ou néglige les restrictions qui, seules, leur donnent un sens intelligible ou
acceptable. Pour nous, le fleuve reste en un sens le même ; en un autre, il
devient différent ; à un certain point de vue, A est « bon » ; à un autre,
il est « mauvais ». L'Éphésien se soucie peu de ces distinctions ;
l'inexpérience de sa pensée se fait la complice de son orgueil de penseur ;
plus sont étranges les résultats auxquels il arrive, plus ils satisfont son
goût pour les paradoxes, sa prédilection pour les affirmations obscures et
énigmatiques, son mépris pour les vérités claires et accessibles à tous.
Que les contraires ne s'excluent pas, que bien plutôt ils s'appellent et se
conditionnent réciproquement, ou même qu'ils soient identiques, voilà ce qui
lui parait désormais vérité démontrée, loi fondamentale régissant tous les
domaines de la vie physique et de la vie spirituelle.
Devons-nous lui en vouloir ? Absolument pas. Quand il s'agit de vérités
méconnues et négligées, et surtout de vérités qui, par leur nature, sont
presque forcément méconnues et négligées, le plus difficile et l'essentiel,
c'est qu'elles soient découvertes ; peu importe la manière dont elles le sont.
Les exagérations dans lesquelles tombent ceux qui les découvrent sont aussi
pardonnables qu'explicables, et même, à la longue. elles sont plus utiles que
nuisibles. Car le vengeur de la logique offensée ne se fera pas longtemps
attendre ; les cisailles qui émondent les pousses folles de la pensée
s'acquitteront tôt ou tard de leur tâche. Mais l'extravagance avec laquelle
ces vérités facilement négligées ont été énoncées, le caractère absolu
qu'on leur a donné, leur prête un éclat, un relief qui les préserve à
jamais de l'oubli. Et surtout leur pointe paradoxale les enfonce profondément
dans l'esprit de leur auteur et en fait pour lui un bien inaliénable et
toujours présent. C'est ainsi que les orgies spéculatives d'Héraclite nous
apparaissent comme la source de la contribution la plus précieuse qu'il ait
apportée au trésor de la pensée et de la science humaines. Car, vraiment, je
ne saurais par où commencer et par où finir si je voulais faire ressortir
pleinement l'immense importance des vérités fondamentales contenues dans ces
exagérations. Si la théorie de la sensation reconnaît la part qui revient à
la subjectivité du moi, c'est grâce à la relativité ; que le même objet du
monde extérieur agisse différemment sur différents organes, sur différents
individus, ou même sur le même individu, en raison des états divers où il se
trouve - cette pensée, qui devait bientôt être familière aux penseurs grecs,
et qui, seule, pouvait les garder d'un scepticisme vain et pervers, se trouvait
- telle la fleur dans le germe - contenue dans la doctrine héraclitique de la
relativité. Elle s'y trouvait aussi, cette constatation encore plus profonde et
plus indispensable : que les opinions, les lois et les institutions qui étaient
appropriées et salutaires à une phase du développement humain sont devenues,
pour une autre phase, insuffisantes et funestes. « La raison, selon le mot de
Faust, devient déraison, le bienfait se change en fléau », pour ce motif
uniquement que le même objet exerce des effets très différents et même
opposés, à des époques différentes et en relation avec des facteurs d'une
autre nature. Le ferment qui réagit le plus énergiquement contre le
conservatisme aveugle dans tous les domaines, - goût, morale, institutions
politiques et sociales, - c'est le relativisme ; il a manqué et manque encore
aujourd'hui partout où le cri : « Cela a toujours été ainsi », a été et
est considéré comme une réponse suffisante à toutes les tentatives de
réforme. Mais ce n'est pas seulement au progrès qu'il s'est révélé utile ;
il l'a été aussi, dans tous ces domaines, au maintien de ce qui était digne
d'être maintenu ; car cette doctrine seule est en mesure d'expliquer et de
justifier d'une manière satisfaisante les vicissitudes et les changements, la
contradiction entre l'opinion qui juge bon ici ou maintenant ce qu'elle jugeait
mauvais hier ou ailleurs. Là où elle manque, toute transformation des
institutions existantes, et même la simple constatation que les mêmes normes
ne s'appliquent pas partout et toujours, engendrent un doute profond et
incurable sur la légitimité des institutions en général. A la variété des
formes de la vie humaine, à la souplesse de notre nature, aux modifications que
subit notre caractère selon les temps et les lieux, une philosophie ne peut
satisfaire que si elle se plie à ces métamorphoses dignes de Protée ; de
quelle insuffisance ne se montre pas celle qui ne voit de salut que dans
l'immobilisme, pour qui tout changement semble conduire au règne de
l'arbitraire et du hasard ! Et maintenant, nous arrivons à la doctrine de la
coexistence des contraires (43). Notre
poète-penseur ne se lasse point de l'expliquer. La « dissonance est en
harmonie avec elle-même » « l'harmonie invisible (c'est-à-dire celle qui
résulte des contraires) est meilleure que la visible. » « La maladie a rendu
la santé désirable ; la faim la satiété et la fatigue le repos ! » Tantôt
avec une concision digne d'un oracle, tantôt avec une précision et une ampleur
éclatantes, il formule cette proposition que la loi du contraste ne régit pas
moins la vie des hommes que la nature, et qu'il ne serait pas meilleur pour
ceux-ci d'obtenir ce qu'ils désirent, « c'est-à-dire de voir tous les
contraires se fondre dans une vaine harmonie ». Il va si loin dans ce sens
qu'il blâme vivement Homère d'avoir voulu « déraciner tous les maux de la
vie », d'avoir souhaité que « la discorde disparût du cercle des dieux et
des hommes », et d'avoir ainsi poussé « à la ruine de l'Univers ». Elles
sont vraiment innombrables, les applications que ces maximes permettent ou
commandent. Tout ce que nous désignons dans le sens le plus étendu du nom de
polarité dans le domaine des forces naturelles : la nécessité du changement
pour la production de la sensation en général et en particulier des sensations
de plaisir ; l'existence indispensable, pour tout bien, des maux qui lui sont
opposés ; la nécessité pour le développement et l'augmentation des énergies
humaines de la compétition et de ce que nous appelons aujourd'hui la lutte pour
la vie ; la nécessité de la coexistence d'éléments opposés dans l'État et
dans la société, tout cela, et bien d'autres choses encore, est obscurément
indiqué ou clairement développé dans les passages que nous venons de citer.
Et toujours le regard de notre philosophe va du monde inanimé au monde animé
ou inversement. Mais j'ai tort : cette distinction est pour lui comme si elle
n'existait pas ; il considère le monde comme un feu éternellement vivant, et,
pour lui, l'âme, élément de la vie, et la divinité elle-même ne sont pas
autre chose que du feu.
Nous avons quelque peine à attribuer au vieux philosophe naturaliste, en
matière de sociologie, l'opinion que nous venons-de rapporter ; mais, sur ce
point, le texte même d'une de ses maximes est absolument exempt d'équivoque.
Pour lui, pñlemow (la guerre) est le « père et
le roi » de toutes les choses, de tous les êtres (44).
Si le fragment se terminait sur ces mots, personne n'aurait l'idée de
l'interpréter autrement que dans un sens pure-ment physique ou cosmologique. En
vérité, au regard de l'Ephésien, se dévoile partout un jeu d'énergies et de
propriétés opposées, qui s'appellent et se conditionnent réciproquement ;
une loi de polarité lui semble embrasser la vie universelle et comprendre en
elle toutes les lois particulières. Le repos sans lutte est l'engourdissement,
l'immobilité, la ruine de tout. «Le mélange se décompose quand on ne le
secoué pas. » Le mouvement incessant qui crée et conserve la vie a pour base
le principe de la lutte, de la guerre ; ce sont les épithètes de « père »
et de « roi » qui, cette fois, se dirait-on, le caractérisent comme
producteur, ordonnateur et conservateur. Et c'est à cette conclusion que l'on
pouvait s'arrêter autrefois, mais il n'en est plus de même aujourd'hui, car,
il y a environ soixante ans, une heureuse trouvaille (45)
nous a donné la suite du fragment : « Elle (la guerre) a désigné ceux-ci
comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme
libres. » Les esclaves ce sont les prisonniers de guerre et leurs descendants ;
les libres, ce sont leurs vainqueurs et leurs maîtres. Ainsi, il n'y a pas à
s'y tromper, ce qu'Héraclite veut dire, c'est que la guerre, en mettant les
forces à l'épreuve, opère le départ entre les puissants et les faibles,
fonde l'État et organise la société. Il la loue d'avoir sanctionné cette
différence de valeur, et ce qu'était pour lui cette différence, les deux
termes opposés à l'esclave et au libre nous l'apprennent : l'un est homme,
l'autre dieu. Et c'est la guerre aussi qui a établi le partage entre les
membres de cette classe : ce que l'homme libre est à l'égard de l'esclave,
l'homme devenu dieu l'est à l'égard de l'homme ordinaire (46).
Car, à côté de la foule des âmes communes qui habitent le monde d'en bas, et
qui, dans ce royaume de l'humide et du trouble, n'ont, comme moyen de
connaissance, que le sens de l'odorat, il y a, selon Héraclite, des esprits
privilégiés qui, de la vie terrestre, s'élèvent à l'existence divine. Il se
représente une hiérarchie d'êtres, divers en rangs, divers aussi en valeur,
en mérite, en excellence. Il ramène la différence de rang à une différence
de valeur, et ensuite, il recherche la cause de cette dernière. Il la trouve
dans le frottement des forces qui se produit dans la guerre prise tantôt au
sens le plus strict du mot, tantôt dans un sens plus ou moins métaphorique.
Ces nuances sont nécessaires comme intermédiaires entre la signification
cosmologique et la signification sociale du mot. Cependant, il n'y a pas lieu de
trop accorder à l'atténuation que produirait la métaphore dans la pensée
d'Héraclite. La mollesse de ses compatriotes ioniens, que Xénophane blâmait
déjà de leur voluptueuse oisiveté, la nonchalance de ses concitoyens, dont se
plaint Kallinos (47), la triste destinée qu'a
subie sa patrie, tout cela a évidemment et à un haut degré exagéré
l'importance qu'il accorde aux vertus guerrières. « Ceux qui sont tombés à
la guerre, s'écrie-t-il, sont honorés des dieux et des hommes, et les plus
grands morts obtiennent les plus grands sorts.» Mais pour le philosophe dont la
force réside dans une généralisation géniale, les expériences, même les
plus douloureuses, ne sont qu'une occasion de poursuivre et de développer le
cours de ses pensées. Et cette fois, son but ne consistait sûrement en rien
moins qu'à montrer d'une manière générale que la résistance et la lutte
sont la condition fondamentale du maintien et du perfectionnement progressif de
l'énergie humaine.
Si nombreuses et si profondes que soient les vues que nous venons d'énumérer,
Héraclite nous réserve une surprise plus grande encore. Des lois
particulières qu'il a cru constater dans la vie de la nature comme dans celle
des hommes, il s'est élevé à l'idée d'une loi unique embrassant l'ensemble
de l'univers. L'action stricte de cette loi, qui ne souffre aucune exception,
n'a pu échapper à l'acuité de son regard. En reconnaissant et en proclamant
l'existence de cette règle, de cette causalité absolue, il a marqué un
tournant dans le développement intellectuel de notre race. « Le soleil ne
dépassera pas les mesures ; sinon, les Erinyes, vengeresses du droit, sauraient
bien l'atteindre. » « Ceux qui parlent avec intelligence doivent s'appuyer sur
l'universel comme une cité sur la loi, et même beaucoup plus fort, car toutes
les lois humaines sont nourries parla seule divine. » « Quoi-que ce Logos
(cette loi fondamentale) existe de tout temps, il est toujours incompris des
hommes, soit avant qu'ils l'aient entendu, soit au moment où ils l'entendent
pour la première fois (48). » Comment Héraclite
est-il arrivé à gravir ce sommet de la connaissance ? A cette question, on
peut tout d'abord répondre : en recueillant et en concentrant les tendances qui
animent toute son époque. L'explication du monde par l'intervention arbitraire
et capricieuse d'êtres surnaturels ne suffisait ni à la connaissance plus
approfondie qu'on avait de la nature, ni aux aspirations morales plus larges qui
s'étaient fait jour. L'exaltation progressive, et par suite le perfectionnement
moral du dieu suprême ou dieu du ciel, la tentative toujours renouvelée de
dériver la multiplicité changeante des choses d'une seule matière
primordiale, tout cela porte témoignage de la croyance toujours plus grande en
l'homogénéité de l'univers et en l'unité de la puissance qui le régit. La
voie était frayée à la connaissance de lois souveraines. Et cette
connaissance devait prendre une forme de plus en plus rigoureuse. La base de la
recherche exacte fut posée d'abord par les astronomes, bientôt aussi par les
physiciens-mathématiciens, parmi lesquels la première place revient à
Pythagore. La nouvelle des résultats de ses expériences extraordinaires en
acoustique dut produire une impression telle que l'on ne peut guère se la
représenter. Le plus « ailé » des phénomènes, le son, avait, pour ainsi
dire, été capté et ployé sous le joug du nombre et de la mesure ; qu'est-ce
qui pouvait résister encore à ces dompteurs des faits? Bientôt, de l'Italie
méridionale, ce cri retentit à travers l'Hellade : « L'essence des choses,
c'est le nombre ! » Il est évident que l'Éphésien ne pouvait fermer son
esprit à ces influences, et cela est, au moins en partie, reconnu aujourd'hui.
Le rôle que les idées d'harmonie, de contraste, et surtout de mesure, jouent
dans ses spéculations remonte sûrement, pour la plus grande part, à l'action
du Pythagorisme, pour une part moindre à celle d'Anaximandre. Aussi peu il
était fait lui-même pour la recherche exacte, - sa passion était trop vive,
son esprit trop prompt à s'enflammer, trop porté à s'enivrer et à se
contenter de métaphores, - autant il était qualifié pour servir de héraut à
la nouvelle philosophie. En cela, et aussi sans doute en raison des multiples
injustices dont il s'est rendu coupable à l'égard des vrais créateurs de la
science, il ressemble vraiment au chancelier Bacon, auquel on l'a récemment
comparé à un autre point de vue et avec beaucoup moins de raison (49).
Mais ce qu'il y a de vivant en lui, ce n'est pas seulement la puissance verbale
et la plasticité de l'expression. Sans doute, son interprétation des
phénomènes particuliers est la plupart du temps puérile : - « L'homme ivre
est conduit par un enfant imberbe, et trébuche parce que son âme est mouillée
» ; « une âme sèche est la plus sage et la meilleure » ; - mais à quel
extraordinaire degré était développée en lui la faculté géniale de
reconnaître et de dégager l'analogie sous les enveloppes les plus
hétérogènes ! Bien peu d'hommes ont su, comme lui, poursuivre dans toute la
hiérarchie des êtres, dans l'ensemble de la vie naturelle et de celle de
l'esprit, les découvertes qu'ils avaient faites dans un champ spécial et
limité. Il ne s'agissait pas, il est vrai, pour lui, comme nous l'avons déjà
remarqué, de jeter un pont sur l'abîme qui sépare la nature et l'esprit ; cet
abîme n'existait guère pour lui ni pour ses prédécesseurs en général. Sous
ce rapport, le choix auquel il s'était arrêté en fait de matière primordiale
fut pour lui un élément de progrès. Pensant que le monde est fait de feu,
c'est-à-dire de la matière de l'âme, il pouvait sans scrupule étendre aux
phénomènes psychiques et aux phénomènes politiques ou sociaux qui en
découlent les généralisations qu'il avait tirées de n'importe quel domaine
de la vie de la nature. De là l'ampleur compréhensive de ses
généralisations, dont le couronnement suprême se trouve dans la constatation
de la loi universelle à laquelle tout est soumis.
Mais un motif particulier le poussait encore à escalader ce sommet, et à
proclamer solennellement, comme but suprême de la connaissance, la loi
universelle qui régit tous les phénomènes : ce motif était tiré de sa
doctrine de l'écoulement des choses combinée avec sa théorie si imparfaite de
la matière. Il devait craindre, sans cela, de ne laisser subsister aucun objet
quelconque de connaissance vraie ; le reproche qu'Aristote lui a fait à tort
l'aurait, en ce cas, atteint à bon droit, semble-t-il (50).
Mais, dès lors, il ne pouvait plus en être ainsi. Au milieu de toutes les
vicissitudes des objets particuliers, de toutes les métamorphoses de la
matière, en dépit de la destruction qui devait atteindre, à intervalles
réguliers, l'édifice même de l'Univers, et de laquelle celui-ci devait sans
cesse renaître, la loi universelle reste debout, intangible, immuable, à
côté de la matière primitive, conçue comme animée et intelligente ; elle se
confond avec elle, selon une conception mystique et peu claire, à titre ,de
raison universelle ou de divinité souveraine, et ces deux principes réunis
constituent la seule chose permanente dans le fleuve - sans commencement ni fin
- des phénomènes. Connaître la loi ou la raison universelles, tel est le
devoir suprême de l'intelligence ; se plier, se soumettre à elle, telle est la
règle suprême de la conduite. Suivre son sentiment ou sa volonté propres,
c'est incorporer en soi le faux et le mal, qui, au fond, ne sont qu'une seule et
même chose. La « présomption » est comparée par lui à l'une des plus
terribles maladies qui puissent frapper l'homme, à celle qui, dans toute
l'antiquité, a été regardée comme une possession démoniaque, l'épilepsie ;
« l'orgueil doit être étouffé comme un incendie ». Il n'y a qu'une chose
sage : c'est de « connaître la raison, qui gouverne tout et par tout ». En
réalité, il n'est pas facile de satisfaire à cette exigence, car la vérité
est paradoxe : « La Nature n'aime-t-elle pas à se voiler » et «
n'échappe-t-elle pas à la connaissance par son invraisemblance » ? Mais le
chercheur doit y consacrer tous ses efforts ; il doit être rempli de joie et de
courage, être constamment en garde contre les surprises, car « si vous
n'attendez pas l'inattendu, vous n'atteindrez pas la vérité, qui est difficile
à discerner, à peine accessible ». « Nous ne devons pas échafauder de
frivoles hypothèses sur les plus hauts objets » ; le caprice ne doit pas nous
guider, « car la punition frappera la forge des mensonges et les faux témoins
». Les institutions humaines ne durent que pour autant qu'elles concordent avec
la loi divine ; car celle-ci « atteint aussi loin qu'elle le veut, suffit à
tout et domine tout ». Mais au dedans de ces limites, règne la loi pour
laquelle « le peuple doit combattre comme pour une muraille » ; cette loi
n'est pourtant pas, assurément, le bon plaisir de la foule aux cent têtes, et
dépourvue de raison, mais l'intelligence, et souvent « le conseil d'un seul »
auquel, à cause de sa sagesse supérieure, « est due l'obéissance (51)
».
L'influence de notre philosophe s'est exercée sur la postérité d'une manière
curieuse et en deux sens opposés. Comme facteur historique, il offre le même
double aspect que présentent, selon lui, les choses. Il a été la source
principale et primitive d'une tendance religieuse et conservatrice, mais aussi,
et à un égal degré, d'une tendance sceptique et révolutionnaire. Il est -
pourrait-on dire en lui empruntant son langage - et il n'est pas un boulevard de
conservatisme ; il est et il n'est pas un champion de bouleversement. Le centre
de gravité de son influence se trouve pourtant, en raison de son génie
particulier, du côté que nous avons indiqué en premier lieu. Au sein de
l'école stoïcienne, cette influence constitue le pôle opposé aux tendances
radicales du cynisme. De l'absolue dépendance où, selon son enseignement, se
trouvent les phénomènes à l'égard d'une loi supérieure découle le
rigoureux déterminisme de cette secte, déterminisme qui, sauf dans les
cerveaux les plus éclairés, menaçait de dégénérer en fatalisme. De là la
disposition au renoncement et presque au quiétisme, qui s'annonce déjà à
nous dans les vers de Cléanthe ; de là la soumission volontaire aux
dispensations du sort dont Épictète et Marc-Aurèle ont été les apôtres.
C'est aussi chez Héraclite que nous avons trouvé les premiers symptômes du
penchant qu'auront les Stoïciens à accommoder leurs doctrines aux croyances
populaires. De même, on peut rappeler son disciple dans les temps modernes,
Hegel, avec sa Philosophie de la Restauration, avec sa glorification de
l'élément traditionnel dans l'État et dans l'Église ; enfin avec sa parole
fameuse : « Ce qui est réel est raisonnable, et ce qui est raisonnable est
réel (52) ». Mais, d'autre part, le radicalisme
néo-hégélien, ainsi que peut nous le montrer l'exemple de Lassalle, est aussi
en connexion étroite avec Héraclite. Et si l'on veut connaître le parallèle
le plus frappant, le pendant le plus exact de l'Éphésien qu'aient produit les
temps modernes, il faut le chercher dans Proudhon, ce puissant penseur
subversif, qui lui ressemble comme une goutte d'eau à sa voisine, non seulement
dans quelques doctrines isolées tout à fait caractéristiques, mais qui le
rappelle de la manière la plus vive par le fond même de son esprit, aussi bien
que par la forme paradoxale que, en raison de cet esprit; il a donnée à ses
théories (53).La clef de cette contradiction est
facile à trouver. L'essence la plus intime de l'Héraclitisme est l'étendue du
regard qu'il jette sur la multiplicité des choses, la largeur de l'horizon
intellectuel qu'il embrasse. Or la faculté même et l'habitude devoir ainsi les
choses de haut et de loin a pour effet de nous réconcilier avec les
imperfections de la nature aussi bien qu'avec les duretés du développement
historique. Car elles nous font souvent voir le remède à côté du mal,
l'antidote à côté du poison ; elles nous apprennent à reconnaître dans le
conflit apparent une profonde harmonie intérieure ; dans la laideur et la
méchanceté des termes de transition indispensables, des étapes sur le chemin
de la beauté et de la bonté. Elles nous amènent à juger avec indulgence
aussi bien les lois de l'Univers que les événements historiques. Elles
provoquent des « théodicées » ; elles ont pour effet la réhabilitation
d'individus aussi bien que celles d'époques et de civilisations tout entières.
Elles donnent naissance au sens historique et ne sont pas étrangères aux
courants d'optimisme religieux ; le réveil de ces tendances à l'époque du
romantisme n'a-t-il pas été accompagné d'un réveil de l'Héraclitisme ?
Mais, d'autre part, cette tournure d'esprit a aussi pour effet d'empêcher la
formation de jugements tranchants dans leur partialité, et cela au détriment
de l'autoritarisme. La mobilité et la souplesse de la pensée poussées au plus
haut degré sont essentiellement contraires à l'immutabilité des institutions.
Quand tout parait entraîné dans un perpétuel devenir ; quand tout phénomène
particulier, envisagé comme un chaînon dans la chaîne des causes, cesse
d'être autre chose que la phase passagère d'un développement, qui se
sentirait disposé à regarder comme éternelle et intangible une forme
quelconque de cette série incessante de métamorphoses et à se prosterner
devant elle ?
On peut dire avec raison : « L'Héraclitisme est conservateur, parce que, dans
toutes les négations, il discerne l'élément positif ; il est
radical-révolutionnaire, parce que, dans toutes les affirmations, il découvre
l'élément négatif. Il ne connaît rien d'absolu, ni dans le bien, ni dans le
mal. C'est pourquoi il ne peut rien rejeter absolument, mais rien admettre non
plus sans restriction. La relativité de ses jugements lui inspire la justice de
ses appréciations historiques ; mais elle l'empêche aussi de considérer comme
définitive n'importe quelle institution existante (54).
»
Mais il y a lieu maintenant de laisser de côté les conséquences des doctrines
d'Héraclite, bien qu'elles se fassent sentir encore aujourd'hui, et de remonter
à leurs sources. Plus d'une fois, déjà, nous avons, parmi les hommes qui ont
exercé une influence sur le penseur d'Éphèse, rencontré les noms de
Pythagore et de Xénophane. Ces philosophes, non plus, n'ont pas manqué de
précurseurs. La vie intellectuelle de ces siècles est si active, elle offre
tant de courants qui se côtoient ou se mélangent, qu'il est presque impossible
d'en suivre un sans en perdre de vue momentanément d'autres non moins
importants. Le moment nous semble donc venu de rebrousser chemin et de revenir
à des sujets que nous avons peut-être trop longtemps négligés.
(01)
Nous toucherons ici quelques questions d'une portée générale. Pour nous, la
limite entre la philosophie et la science est flottante ; tous les essais qu'on
a faits pour circonscrire nettement le domaine de la première nous paraissent
également manqués. Les définitions traditionnelles de la philosophie sont ou
trop larges ou trop étroites. En réalité, ou elles ne s'appliquent qu'à une
partie de la philosophie (comme celle d'Herbart : « critique et reconstruction
des concepts »), ou elles ne s'appliquent pas à celle-ci seulement. Car si
l'on parle de la « science des principes » ou de la « recherche de l'essence
des choses et des lois générales des phénomènes », on ne voit pas pourquoi
les vérités fondamentales de la physique et de la chimie resteraient en dehors
du domaine de ces définitions. Assurément, il y a une grande différence entre
les questions de principe et les questions de détail des sciences. Mais on ne
peut prétendre détacher les premières des sciences particulières et en
réserver l'étude à une discipline indépendante qu'à la condition de croire
que nous disposons, pour la solution des questions de principe, d'autres moyens
de connaissance que pour la solution des questions de détail. Chaque science
porte sa philosophie en elle-même. La philosophie du langage, par exemple,
forme l'étage supérieur de la linguistique, et non pas un édifice
indépendant et distinct de celle-ci. Quiconque voudrait, sous les termes de
philosophie de la nature et du langage, entendre autre chose que les plus hautes
généralisations de ces sciences risquerait aujourd'hui de n'être pas pris au
sérieux par ceux qui les cultivent. L'étude du développement historique peut
seule ici procurer la clarté. Par sa nature même, la philosophie était une
science universelle, et, au point de vue des Anciens, une force dirigeant et
déterminant la vie. Dans la mesure où les branches séparées de la science
gagnent en étendue, dès surtout qu'elles sont capables de remplir tout à fait
la carrière d'un savant, elles se cristallisent pour ainsi dire dans l'eau
mère et deviennent des disciplines spéciales. On pourrait croire que l'antique
science universelle est destinée à se décomposer tout à fait, dans le cours
du temps, en sciences particulières. Ce serait pourtant prétendre trop. Car il
restera toujours deux choses : 1° les éléments de savoir communs à toutes
les disciplines, c'est-à-dire la théorie de la connaissance et celle des
méthodes au sens le plus large ; 2° les essais occasionnels, mais assez rares,
tentés par des esprits supérieurs pour rassembler les résultats les plus
hauts de nombreuses disciplines, si possible de toutes, les sommets, pour ainsi
dire du savoir total, et pour en former un seul tout sur lequel fonder une vue
du monde et de la vie. (L'essai qui se rapproche le plus de notre conception se
trouve dans l'introduction de Wundt à son Système de Philosophie, Leipzig
1889.) Dans le présent ouvrage, le sujet a été restreint aux limites
imposées par l'espace, par les connaissances dont disposait l'auteur, et par
celles qu'il pouvait supposer chez ses lecteurs.
Nous ne nous étendrons pas longuement sur la division chronologique de notre
sujet. Les diverses écoles et les groupes d'écoles feront tour à tour l'objet
de notre étude, sans introduction spéciale. La division la plus judicieuse de
l'histoire de la civilisation antique, et par conséquent aussi de la science et
de la philosophie antiques, est sans doute celle qu'a proposée Paul Tannery,
Pour l'histoire de la science hellène, pp. 1-9. L'espace qui s'étend de
l'an 600 environ avant J.-C. jusqu'à l'an 600 environ après J.-C., est
réparti par lui en quatre périodes de trois siècles chacune,
approximativement, qu'il appelle périodes hellène, alexandrine, gréco-romaine
et de la décadence ou des commentateurs. La première part du début de la
littérature en prose et va jusqu'à l'époque d'Alexandre ; la deuxième
d'Alexandre au siècle d'Auguste, la troisième jusqu'à Constantin, la
quatrième jusqu'à .Justinien, ou - comme Tannery le préfère - jusqu'à
Héraclius. Cette division a pour elle de coïncider avec les phases réelles du
développement de la culture ; mais on peut lui reprocher la grande inégalité
de valeur - au moins en ce qui concerne l'histoire de la philosophie - des
quatre périodes ainsi délimitées. En effet, la première période revendique
à peu près les deux tiers du récit que nous nous proposons de faire, tandis
que la seconde et le commencement de la troisième doivent trouver place dans le
dernier tiers, où nous nous contenterons de jeter quelques coups d'œil sur la
quatrième. Un autre point de vue, digne d'être pris en considération, est
celui qu'expose Diogène Laërce, III 56, modifié par I 18. L'élargissement
progressif de la philosophie est comparé par lui à celui de la tragédie, qui
a possédé d'abord un, puis deux et enfin trois acteurs. Ainsi, au début, les
penseurs ne s'occupaient que de physique ; Zénon d'Élée y ajouta la
dialectique, et enfin Socrate compléta le champ de leurs recherches en y
faisant entrer la morale. Une comparaison aussi ingénieuse méritait d'être
mentionnée ; et pourtant elle n'est ni absolument exacte en elle-même, ni
applicable comme principe de division, et cela pour des motifs qui se
présentent d'eux-mêmes à l'esprit. La grande figure de Socrate ne représente
pas pour nous un couronnement, mais bien la transition entre deux époques
principales. Car, dès son apparition, la philosophie ne se meut pas dans des
voies absolument nouvelles, mais dans des voies différentes. La prépondérance
de la philosophie naturelle fait place désormais à celle de l'éthique.
Un mot maintenant au sujet des buts auxquels doit tendre l'étude historique de
la philosophie antique. Ce sont les buts de l'étude historique en général,
modifiés par la nature particulière de ce sujet scientifique. L'intérêt
historique découle de trois puissants mobiles : de la joie naïve que procure
la connaissance du passé, surtout dans ce qu'il a eu de grand, de magnifique;
du désir d'utiliser ou d'appliquer les leçons que l'on peut puiser dans cette
connaissance; enfin du besoin purement scientifique et désintéressé de
connaître, qui, dans les questions historiques, aspire à pénétrer les lois
de l'évolution. Sur le premier et le troisième de ces mobiles, il y a beaucoup
à dire dans le cas particulier qui nous occupe ; mais il y a davantage encore
à dire sur le second. En présence des immenses progrès que les sciences ont
faits dans le cours de tant de siècles, on peut se demander s'il y a un profit
quelconque à retirer de l'étude des pensées et des doctrines d'une époque
aussi éloignée. Pour dissiper ce doute, il y aurait lieu de rappeler que ces
progrès n'ont nullement été les mêmes dans tous les domaines; qu'ils ont
été incomparablement moindres dans celui des sciences morales que dans celui
des sciences naturelles ; que, même en ce qui touche à ces dernières,
certaines questions fondamentales attendent encore leur solution, et que les
problèmes les plus généraux et les plus difficiles ont, sans doute, souvent
changé d'aspect, mais sont restés les mêmes dans leur principe. Mais il est
infiniment plus important de rappeler qu'il y a un moyen indirect d'utilisation
ou d'application, et que ce moyen a la plus haute signification dans le cas qui
nous occupe. Presque toute notre culture intellectuelle est d'origine grecque.
La connaissance approfondie de ces origines est la condition indispensable de
notre affranchissement de son influence par trop puissante. L'ignorance du
passé, en pareil cas, non seulement n'est pas souhaitable ; c'est tout
simplement une impossibilité. On peut n'être pas renseigné sur les doctrines
et les ouvrages des grands maîtres de l'antiquité, d'un Platon et d'un
Aristote ; on peut n'avoir pas même entendu prononcer leurs noms ; on n'en est
pas moins dominé par leur autorité. Non seulement leur influence s'étend sur
nous par l'intermédiaire de leurs successeurs antiques ou modernes ; mais
l'ensemble de notre pensée : les catégories dans lesquelles elle se meut, les
formes de langage dont elle se sert et qui, par suite, la gouvernent - tout cela
est en grande mesure un produit artificiel, et avant tout la création des
grands penseurs du passé. Si nous ne voulons pas prendre le devenu pour le
primordial, l'artificiel pour le naturel, nous devons nous efforcer de
connaître à fond le processus de ce devenir. Auguste Comte a dit : « On ne
détruit que ce qu'on remplace ». A côté de cette maxime, d'une valeur
absolue dans le domaine pratique, on peut placer celle-ci, qui s'applique au
domaine théorique : « On ne réfute que ce qu'on explique ».
Quelques mots maintenant sur les sources principales de notre connaissance. Une
très faible partie seulement des oeuvres des grands penseurs originaux de
l'antiquité nous est parvenue. Nous possédons celles de Platon dans leur
intégrité ; la moitié de celles d'Aristote, à savoir les écrits destinés
à son école, mais non pas les ouvrages populaires qu'il composa exclusivement
ou presque exclusivement sous forme de dialogues ; puis un certain nombre de
petits morceaux d'Épicure, qui forment un volume bien moindre ; enfin les
Ennéades du néo-platonicien Plotin. Le reste se compose ou de fragments ou
d'ouvrages de disciples, de continuateurs, de collectionneurs, de commentateurs,
d'analystes. Toute la philosophie présocratique ne forme qu'un champ de
débris. A part Platon et Xénophon, le Socratisme, en dépit de ses nombreux
rameaux, n'a laissé non plus que des ruines ; de même la moyenne et la
nouvelle Académie, le Néo-Pythagorisme ; l'ancien et le moyen Portique, et, à
part le poème didactique de Lucrèce, la littérature épicurienne. Toutefois
cette dernière, grâce à la cendre protectrice d'Herculanum, nous est connue
par de nombreux et considérables fragments. De toutes les écoles, c'est le
nouveau Stoïcisme qui a été le mieux traité par le sort. Sénèque,
Épictète et Marc Aurèle nous parlent encore comme ils parlaient à leurs
contemporains. Les doctrines et les démonstrations des Sceptiques nous sont
parvenues d'une manière assez complète, grâce à l'analyse étendue que nous
a donnée un écrivain postérieur, Sextus Empiricus ; nous connaissons de même
la philosophie religieuse alexandrine par les ouvrages originaux de Philon. Nous
réservons pour plus tard de plus amples détails. Nous en avons assez dit pour
que le lecteur saisisse l'importance de la tradition indirecte.
Il faut distinguer, dans cette tradition, deux éléments principaux : la
doxographie et la biographie, c'est-à-dire les indications relatives aux
doctrines et celles relatives à la vie des philosophes. Les premières sont
maintenant réunies, pour l'essentiel du moins, dans le remarquable ouvrage
d'Hermann Diels, les Doxographi graeci (Berlin 1879). Il a été
démontré que la source principale de toutes les collections doxographiques
postérieures, - pour autant du moins qu'on tient compte de la physique au sens
antique et compréhensif de ce mot - se trouve dans un ouvrage historique de
Théophraste (FusikaÜ dñjai). De nombreux écrivains y ont puisé soit
directement, soit indirectement, entre autres Cicéron et Aétius (entre 100 et
130 ans après J.-C.), dont nous possédons l'ouvrage sous diverses formes.
L'une d'elles est l'ouvrage intitulé Placita philosophorum et faussement
attribué à Plutarque ; une seconde est constituée par les morceaux relatifs
à la physique du Florilegium de Johannès Stobaeos (vers 300 après
J.-C.); une troisième se trouve chez un écrivain ecclésiastique, Théodoret,
qui vivait vers le milieu du Vème siècle. C'est sur l'ouvrage doxographique de
Théophraste que repose en outre indirectement une autre et très importante
source, à savoir la Réfutation de toutes les hérésies, du prêtre Hippolytos
(commencement du IIIe siècle). Le premier livre était depuis longtemps connu
sous le titre spécial de Philosophoumena et attribué à Origène ; en
1842, on découvrit les livres 4 à 10, qui tirent connaître aussitôt le nom
du véritable auteur.
L'élément essentiellement biographique de la tradition s'est surtout
concentré dans un grand recueil, qui est l'œuvre de Diogène Laërce. Diogène
est un écrivain tout à fait médiocre ; ce qui le caractérise, c'est une
étonnante nullité de pensée. Malgré cela, son oeuvre, composée ou plutôt
compilée sans doute dans le premier tiers du IIIe siècle après .I.-C., est
pour nous d'une inestimable valeur. Usener croit en avoir reconnu la source
immédiate et principale dans l'ouvrage d'un écrivain du temps de Néron,
Nikias, de Nicée en Bithynie. Ce dernier a, dans tous les cas, puisé dans une
littérature extrêmement riche, dont les sources les plus reculées furent les
biographies de philosophes rédigées d'abord sous forme de « diadochies »,
c'est-à-dire de « successions », ou d'histoires des diverses écoles, par
Sotion d'Alexandrie, qui vivait vers la fin du IIIe siècle avant J.-C. (Deux
échantillons de ce genre historique nous out été dernièrement restitués ;
ils sont dus à la plume de l'épicurien Philodème.) Le résidu de l'abondante
littérature qui s'est développée dans les quatre siècles qui séparent
Diogène Laërce de Sotion se trouve dans l'oeuvre de ce compilateur.
Dans chaque section de notre ouvrage, nous indiquerons les sources principales ;
quant aux monographies modernes, ou aux travaux d'ensemble, nous n'en parlerons
que dans les limites marquées par notre préface. On trouve la bibliographie la
plus complète dans le Grundriss der Philosophie des Altertums de
Ueberweg-Heinze, et la discussion la plus étendue et la plus approfondie de
toutes les questions en rapport avec le sujet clans l'ouvrage capital d'Édouard
Zeller, Die Philosophie der Griechen. A consulter aussi la Geschichte
der Philosophie, de Winrlelband, où est résumé l'ensemble de ce vaste
sujet. Parmi les ouvrages un peu anciens, mais non encore vieillis, il convient
de citer surtout le Handbuch der Geschichte der griechisch-römischen
Philosophie, de Christ-Aug. Brandis. Il n'existe pas encore de collection de
l'ensemble des fragments philosophiques. L'Historia philosophiae graecae,
de Bitter et Preller (8e éd. 1898, Wellman), en tient lieu provisoirement. Les
collections de fragments les plus considérables sont celles de Diels (Die
Fragmente der Vorsokratiker), de Usener (Epicurea) et de H. d'Armin (Veterum
Stoicorum fragmenta).
(02) La géométrie égyptienne nous est
mieux connue maintenant grâce au papyrus Rhind, publié par A. Eisenlohr,
Leipzig 1877, sous le titre de Ein mathematisches Handbuch der alten Egypter.
Voyez aussi Bretschneider, Die Geometrie und die Geometer vor Euklides,
pp. 16-20. - Cf. Hérodote, II 109 ; Arist. Métaph., I 1 ; Platon, Phèdre,
274 c. Hérodote, loc. cit., affirme que les Grecs ont emprunté aux Babyloniens
les instruments astronomiques élémentaires. Au sujet de la prédiction des
éclipses par les Babyloniens, cf. Lenormant, La divination chez les
Chaldéens, 146, ou J. Ménant, La bibliothèque de Ninive, pp. 93
sq.
(03) Prophète à droite, prophète à
gauche, le laïque au milieu.
(04) Iliade, VII 99 : ƒAll'
êmeÝw m¢n p‹ntew ìdvr kaÜ gaÝa g¡noisye
et Iliade, XIV 211 et 246. Voyez aussi Genèse, I 3, 19.
(05) J. Liebig écrivait à Fréd.
Wöhler, le 15 avril 1857 : « Il peut paraître aventureux d'en parler
seulement ; toutefois on ne doit jamais perdre de vue que les métaux passent
pour simples non pas parce que nous savons qu'ils le sont, mais parce que nous
ne savons pas qu'ils ne le sont pas ». (Briefwechsel u.-s. w., II 43.) Herbert
Spencer s'exprimait d'une manière tout à fait analogue dans un travail publié
d'abord en 1865 et que l'on trouvera dans ses Essays. III 234 : « Ce que les
chimistes appellent, par commodité, des substances élémentaires sont
simplement des substances qu'ils n'ont pas réussi jusqu'ici à décomposer ;
mais... ils n'osent pas dire qu'elles soient absolument indécomposables ». Cf.
L. Barth dans l'Almanach der kais. Akademic der Wissensch., Vienne 1880,
p. 224 : « En fait, il n'y a guère de chimiste qui tienne encore pour
absolument sûre et certaine l'existence des 70 éléments (environ)
actuellement connus ; tout spécialiste reconnaîtra qu'il est probable, pour ne
pas dire certain, que ce nombre doit être réduit. » De même Lothar Meyer,
Die modernen Theorien der Chemie, p. 133, 4e éd. : « Il est parfaitement
concevable que les atomes de tous les éléments ou de beaucoup d'entre eux se
composent essentiellement de petites particules d'une seule matière
primordiale, peut-être d'hydrogène ». - L'histoire de cette hypothèse, qui a
été formulée par Prout en 1815, est esquissée dans l'ouvrage de Meyer.
(06) Sources principales : Diog.
Laërce, I ch. 1, et Doxographi graeci. passim. Hérodote, I 170, nous dit que
Thalès était d'origine phénicienne tò
Žn¡kayen g¡now ¤ñntow FoÛnikow.
Les objections qu'on a élevées dernièrement contre cette affirmation, et qui
ont été résumées en dernier lieu par E. Meyer (Philolog. N. F., II 268 sq.)
reviennent à dire qu'il est possible qu'Hérodote se soit trompé. Mais comme
nous ne connaissons absolument pas la source de son renseignement, et que, a
priori, il est extrêmement improbable que les Grecs se soient plu à faire de
leurs grands hommes des étrangers, il nous paraît que, de cette possibilité
à la certitude, il y a une distance bien grande. La mère de Thalès portait un
nom grec (Kléobuline) ; le père s'appelait Examyès, d'un nom carien. (Cf.
Diels, Arch. f. Gesch. d. Philos., II 169.)
Passages principaux relatifs à ce qui suit : Platon, Théétète, 174a ;
Hérodote, I 170 (le récit qu'il nous fait à I 75 est très douteux). Sur
Thalès en Egyppte, voir la très importante Histoire de la Géométrie
d'Eudème (un camarade de Théophraste), dans Eudemi Rhodii quae supersunt,
colleg. L. Spengel, p. 113 sq. Sur la tentative de Thalès pour expliquer la
crue du Nil, voir Diog. Laërce, I 37 ; Diodore, I 38 entre autres. Sur Thalès
comme géomètre, cf. Allman, Greek geometry from Thales to Euclid, p. 7
sq.
(07) La Lydie était sous
l'influence de la civilisation babylonien-assyrienne. C'est ce dont témoignent
: l'arbre généalogique de sa dynastie, qui remonte au dieu Bel ; beaucoup de
traits de l'histoire légendaire, et surtout le protectorat de l'Assyrie sur les
rois Gygès et Ardys, que nous font connaître les inscriptions cunéiformes. Il
n'est pas douteux que les Ioniens, avides de science comme ils l'étaient, et
voisins de la magnifique capitale de Sardes, qu'ils visitaient (Hérod., I 29),
ne s'y soient familiarisés avec les éléments de la culture babylonienne. Cf.
Georges Radet, La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades, Paris
1393. L'éclipse de soleil prédite par Thalès est le n° 1189 du Canon des
Eclipses de Th. von Oppolzer (Denkschr. der math.-naturwiss. Classe der
kais. Akademie der Wissensch., Bd. 52). Sur Thalès comme astronome, cf.
Sartorius, Die Entwickelung der Astronomie bei den Griechen (Halle 1883).
(08) Sur la forme de la terre,
cf. Aristot. de caelo, II 13, et Doxogr. gr., 380, 21
(09) Les prévisions météorologiques,
comme celle que mentionne Aristote, Politique, I 11, sont fréquentes
«dans le grand traité astrologique» dit Lenormant, loc. cit.
(10) Les écrits attribués
à Thalès étaient déclarés apocryphes déjà dans l'antiquité, d'après
Diog. Laërce, I 23.
(11) Arist. Métaph. I 3. Dans le
de Anima. I 2, Arist.. sur la foi de données traditionnelles ¤j
Én Žpomnhmoneæousi), lui fait dire
que l'aimant possède une âme. Si le renseignement est exact, nous nous
trouvons en présence d'un reste de conceptions proprement fétichistes ou
primitives. L'opinion attribuée à Thalès par Aristote dans le même traité
(1 5), à savoir que «tout est plein de dieux », est attribuée ailleurs
(Diog. L., VIII 32), à Pythagore : « L'air, aurait dit ce dernier, est plein
d'âmes, et celles-ci sont appelées héros et démons ». Ceci encore est un
élément de la religion naturaliste la plus primitive, qui se retrouve
aujourd'hui encore chez les Finnois, chez les Khonds de l'Inde et chez les
Algonquins de l'Amérique du Nord ; cf. Tylor, Civil. prim., II 169, 170
sq., 172, 187 sq. Est-on en droit de supposer qu'ici Thalès a été influencé
par les conceptions religieuses des Babyloniens, identiques aux conceptions
accadiennes, qui admettent des esprits innombrables, dont Lenormant a essayé
d'établir la parenté avec les esprits des Finnois dans La Magie chez les
Chaldéens? (cf. le registre s. v. Esprits).
(12) La conception de Thalès : une
terre flottant, comme un disque de bois, sur l'eau; et un univers rempli de
matière primordiale, c'est-à-dire envisagé comme une masse liquide,
s'accorde, comme le fait voir Tannery, Pour l'histoire de la science hellène,
pp. 70 sq., en une certaine mesure avec l'idée égyptienne de l'eau primordiale
Nun, divisée en deux masses séparées. Les anciens Babyloniens admettaient
pareillement un Océan supérieur et un Océan inférieur; cf. Fritz Hommel,
Der babylonische Ursprung der aegyptischen Kultur, Munich 1892, p. 8. On
peut comparer aussi avec le livre de la Genèse, I 7. La concordance entre la
doctrine fondamentale de Thalès et celle de la secte mi juive des Sampséens
reste tout à fait obscure; cf. Hilgenfeld, Judentum und Judenchristentum,
p. 98, d'après Epiphan. Haeres, 19, 1 ; cf. aussi Plutarque, sur les Syriens, Quaest.
conviv., VIII 8, 4 (Mor., 891, 7 sq., Dübner). La tendance actuelle est de
considérer Thalès comme un simple intermédiaire entre étrangers et Grecs ;
cette tendance a pourtant contre elle la façon dont la meilleure autorité,
Eudème, op. cit., parle des travaux géométriques de Thalès et du rapport
dans lequel ils se trouvent avec la mathématique égyptienne.
(13) Sources
principales : Diog. Laërce, II ch. 1 (très incomplet) et Doxogr. gr. Une
petite phrase citée par Simplicius (in Aristot). Phys., 24, 13, Diels. (Ce
zélé commentateur des œuvres aristotéliciennes, qui vivait au sixième
siècle après J.-C., nous a conservé plus de fragments que n'importe quel
autre écrivain de la littérature philosophique présocratique.) Enfin quelques
mots cités par Aristote, Phys., III 4.
(14) Deux
ont été conservées ; l'une représente un district minier, l'autre un
territoire qu'il est impossible de déterminer. Erman, Aegypten und
aegyptisches Leben, 619.
(15) Hérodote,
comme nous l'avons déjà dit, nous apprend (II 109) que le gnomon a été
emprunté aux Babyloniens; Diog. Laërce, loc. cit., parle de l'installation
d'un de ces instruments à Sparte par Anaximandre, tandis que Pline, Hist. nat.,
II 76, 187, l'attribue à Anaximène. Sur ce qui suit, cf. Bretschneider, op.
cit., 62.
(16) Au
sujet de ces indications, cf. Doxogr., 68, et aussi Diels dans l'Archiv für
Gesch. der Philos., X 228 sq. Sur la forme de la terre, cf. Hippolyte, 16 ;
Doxogr., 559, 22 ; sur son état flottant, Arist. de Caelo, II 13.
(17) Stuart
Mill, Logique, l. V ch. 3 5.
(18) Anaximandre
appelait sa matière primitive « l'infini » (tò
peiron), et lui déniait toute
différenciation matérielle ; c'est pourquoi Théophraste l'a appelée une
matière indéfinie (Žñristow fæsiw);
cf. Doxogr., 476, 18 et 479, 13.
(19) Différenciations
de la matière primitive : d'après Théophraste (Doxogr., 133, 134).
(20) Comme
« l'arbre d'écorce » : Pseudo-Plutarque, dans Eusèbe, Praep. evang.,
18 (Doxogr., 379, 15). Au sujet des faits utilisés dans ce qui suit, voyez
Doxogr., 133, 134, 342, 345. 381, 494, 495.
(21) Cf.
Philon de aeternitate mundi, c. 23-4 (d'après Théophraste).
(22) Enigme
de la création organique : cf. Doxogr., 133, 430 et 579 ; voir aussi Plutarque,
Quaest. conviv. VII 8, 4, avec l'excellente correction de Döhner galeoÛ
au lieu depalaioÛ.
Mon collègue Ed. Suess m'a aimablement rendu attentif à deux points : 1°
l'opinion d'Anaximandre, qui trouva plus tard une expression typique dans le mot
omne vivum ex aqua, est considérée de plus en plus par les paléontologistes
comme une vérité certaine. (Cependant la théorie de « l'origine pélagique
» de toute vie est combattue en détail par Simroth, die Entstehung der
Landtiere, Leipzig 1892. Mais même ce savant se rapproche de l'hypothèse
d'Anaximandre - « vase marine » - p. 67 : « Dans la zone du littoral, se
réunissent les trois facteurs de la vie, eau, air, et l'élément solide avec
sa profusion de nourriture ».) 2° En cela, Anaximandre peut avoir été
influencé surtout par cette observation que les grenouilles vivent d'abord dans
l'eau sous forme de têtards (pourvus de branchies), et ne deviennent que
graduellement aptes à vivre sur terre (par la formation de poumons).
(23) Sur l'homme poisson
babylonien Oannés, cf. George Smith, The Chaldean account of Genesis, 39
sq.
(24) Dieux
de second rang : cf. Cic. de Nat. deorum, 110, 25 (où, soit dit en passant, ce
que dit Cic. de Thalès est en contradiction flagrante avec la description que
fait Aristote du développement de la philosophie dans la Métaphysique, I 1-5,
et par conséquent tout à fait incroyable), et aussi Doxogr., 302, 579, et
Simplic. Phys., 1121, 5 sq. Diels. - Le bouddhisme admet des dieux périssables
aussi bien que des mondes périssables. (Buddhistischer Katechismus,
Brunswick 1888, pp. 27 et 54.)
(25) Sources
principales : Diog., II ch. 2; Théophraste, dans Simplic., Phys.,. 24, 26 Diels
; Hippolyte, I 7 (Doxogr., 476 et 560).
(26) Ces
mots semblent appartenir à Anaximène lui-même ; cf. Philodème, Sur la
piété (édition Gomperz), p. 65, complétée par Diels, Doxogr., 532, et
Hippolyte, op. cit. (Doxogr., 560, 14).
(27)
Comparaison de la respiration avec l'air : Doxogr., 278.
(28) Rien
n'est plus curieux que de voir comment, au XVIIIe siècle encore, on contestait
pour des raisons métaphysiques ce qu'avait reconnu le génie pénétrant
d'Anaximène. Le chimiste G.-E. Stahl écrivait en 1731 dans ses Experimenta,
observationes et animadversiones, 77, ce qui suit : « Elastica illa
expansio aeri ita per essentiam propria est, ut nunquam ad vere densam
aggregationem nec ipse in se nec in ullis mixtionibus coivisse sentiri possit
». Quatre ans auparavant, le botaniste Stephen Hales, dans ses Vegetable
staticks, avait dit, tout à fait comme Anaximène : « que l'air de
l'atmosphère... entre dans la plus grande partie du corps ; qu'il y existe sous
forme solide, dépouillé de son élasticité... ; que cet air est, en quelque
façon, le lien universel de la nature... Aussi M. Hales finit-il par comparer
l'air à un véritable Protée », etc: (Oeuvres de Lavoisier, I 459-60).
(29) Cf.
Plutarque, de primo frigido, 7, 3 (1160, 12 Dübner).
(30) Cf.
Hippolyte, loc. cit., et Aristote, Météor.. II 1 (354 a 28). Remarquable
concordance avec des conceptions égyptiennes : « Elle (la barque solaire)
continuait sa course, en dehors du ciel, dans un plan parallèle à celui de la
terre, et courait vers le Nord, cachée aux yeux des vivants par les montagnes
qui servaient d'appui au firmament ». Maspéro, Bibliothèque égyptologique,
II 335.
(31) Sur les essais météorologiques
d'Anaximène, cf. Doxogr., 136-7, d'après Théophraste.
(32) Cf.
Augustin, de Civ. Dei, VIII 2.
(33) Sources
principales : Diog. Laërce, IX ch. 1, et plus de 100 fragments,. maintenant
réunis et accompagnés de tous les documents littéraires s'y rapportant, dans
les Heracliti Ephesii reliquiae ,de J. Bywater, Oxford 1887. Les
prétendues lettres d'Héraclite, qui proviennent de diverses époques et ont
été écrites par des auteurs différents, forment une source secondaire. Elles
se trouvent également dans l'ouvrage de Bywater. Il faut ajouter l'Herakleitos
von Ephesos, grec et allemand, par H. Diels, Berlin 1901.
(34) Comme
son acmé coïncide avec l'époque de la révolte de I'Ionie, on peut supposer
que ce fut son attitude dans cet événement (il prit peut-être position contre
Hécatée, qu'il blâme dans son oeuvre) qui donna lieu à cette indication.
S'il est vrai, comme l'assure la tradition, qu'il échangeait des lettres avec
Darius (cf. lettres 1-3), il est possible qu'il eût reconnu clairement
l'inutilité de cette tentative ; il pouvait d'ailleurs se figurer que le
régime aristocratique, auquel allaient !ses préférences, était mieux garanti
par la suzeraineté de la Perse. Et, de fait, l'affranchissement, qui eut lieu
en 479, conduisit à la démocratie, dont les fragments de son oeuvre supposent
l'existence.
(35) L'auteur
parle de visu d'Ephèse.
(36) Cf.
frg. 119; 126; 130; 127 ; 125 ; 16 ; - 112; 18; 111; 113.
(37) Ce
nom (ôxloloÛdorow)
lui a été donné par Timon le Phliasien dans son poème satirique sur les
philosophes (Sillographorum graecorum reliquiae, éd. C. Wachsmuth, p.
135 frg. 29). Au sujet de ce qui suit, cf. frg. 115; 51; 11; 12; 111.
(38) Cf.
frg. 114 et Pline, Hist. Nat., XXXIV 5, 21.
(39) Théophraste,
dans Diog. L., IX 6. - Aristote, Rhetor., III 5. - Commentateurs : parmi
eux, Cléanthe, le second chef du Portique (Diog. Laërce, VII 174). - Il se
peut que la division en trois sections ne date que des bibliothécaires
d'Alexandrie.
(40)
Cf. frg. 20 ; 69 ; 21 ; 65 ; 79.
(41) Cf.
frg. 32 et la remarque de Bywater. La doctrine de la conflagration universelle a
été déclarée adjonction stoïcienne par plusieurs savants modernes, ainsi
par Schleiermacher (qui a, le premier, rassemblé et édité les fragments,
Philos. Werke, Il 1-46), par Lassalle, Die Philosophie Herakleitos des
Dunklen, 1858, et enfin par Burnet, Early Greek Philosophy, Londres
1892. Cette opinion est cependant réfutée d'une manière décisive par le frg.
26, entre autres. Cf. frg. 41 et 81. - Aristote, Phys., VIII 3. - Cf.
Lewes, Problems of life. and mind. Il 299. - Semblablement, Grove, On
the correlation of physical forces. p. 22 : « ... though as a fact we
cannot predicate of any portion of matter that it is absolutelv at rest. » De
même H. Spencer, On the study of sociology , 118 : « ... but now when
we know that all stars arc in motion and that there are no such things as
everlasting hills - now when we find all things throughout the Universe to be in
a ceaseless flux. etc. » - Cf. Schuster, Heraklit von Ephesus, dans les
Acta societ. philol. Lips., III 211.
(42)
Cf. frg. 57. Dans ce qui suit, nous avons amplement mis à contribution notre
dissertation Zu Heraklits Lehre und den Ueberresten seines Werkes.
(Wiener Sitzungsber. Jahrg. 1886, 997 sq.
(43) Cf.
frg. 45 ; 47 ; 104; frg. 43. Nombreuses illustrations de ce qui suit dans notre
dissertation, pp. 1039-40.
(44)
Cf. frg. 44 ; 84.
(45) A
savoir la découverte des parties perdues de l'oeuvre d'Hippolyte, en 1842.
(46)
Outre le frg. 38, cf. le très important frg. 47, et, à ce sujet, ma
dissertation, p. 1041. Je ne puis, cette fois, me déclarer d'accord avec E.
Rohde (Psyché, II, 2e éd., 150).
(47)
Kallinos frg. 1, dans Bergk, Poetae lyrici greeci, II 3, 4e éd. - Cf.
frg. 101 et 102.
(48)
Cf. frg. 29 ; 91; 2.
(49) La
comparaison avec le chancelier Bacon est de Schuster, loc. cit., p. 41, rem. 1.
- Au sujet de ce qui suit, cf. frg. 73 et 74.
(50) Métaph.,
I 6 : Éw tÇn aÞsyhtÇn ŽeÜ =eñntvn
kaÜ ¤pist®mhw perÜ aétÇn oék oëshw
(51) Cf.
surtout frg. 24; 36; Diog. Laërce, IX 8. Voir aussi D. L. IX 7; frg. 103; 19 ;
10 et 116 ; 7 ; 48 ; 118 ; auxquels on peut ajouter les frg. 91, 100 et 110.
(52) Cf. Haym, Hegel und seine Zeit,
357 sq. ; voir aussi Hegel, Ges. Werke, XIII 328 et 334.
(53) Sur l'affinité intellectuelle de
Proudhon avec Héraclite, comp. notre dissertation, pp. 1049-1055.
(54) Un mot d'explication pour justifier
l'ordre que nous avons suivi, et qui fait que nous étudions Héraclite avant
Pythagore et Xénophane, bien que nous admettions qu'il ait été influencé par
eux. Les interdépendances dans la marche du développement intellectuel à
cette époque peuvent être comparées à une série de fils dirigés
parallèlement dans le sens de la longueur et reliés par un grand nombre de
fils transversaux. On se trouve donc mis en demeure de choisir entre deux
alternatives : ou bien suivre les fils principaux (dans le cas présent Thalès,
Anaximandre, Anaximène, Héraclite, d'une part, Pythagore, Xénophane,
Parménide, etc. de l'autre), et de mentionner par anticipation les influences
secondaires, ou de sauter continuellement d'un des fils principaux à l'autre,
ce qui aurait pour effet de brouiller l'exposé d'une manière intolérable.
Héraclite a connu Xénophane, et Parménide a, de son côté, engagé une
polémique contre Héraclite. Il faudrait donc, si l'on voulait tenir exactement
compte de tous ces rapports, placer Héraclite après Xénophane, mais avant
Parménide, et séparer ainsi violemment l'un de l'autre deux penseurs
étroitement unis.