Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
INTRODUCTION
I. Pays et habitants. Importance des colonies. - II. Epoque de la tyrannie. Transformations sociales. Nouveaux genres littéraires. - III. Elargissement de l'horizon. Oracles et jeux nationaux. Emprunt de l'écriture. - IV. Situation et destinées de l'Ionie. - V. Origine des idées religieuses. Personnification de la nature. Esprits et démons. Ames des choses, âmes humaines. Survivance de l'âme. Culte des ancêtres. Triple série d'objets d'adoration.- VI. Les divinités naturalistes de la Grèce. Transformation des dieux par l'anthropomorphisme. Victoire du polythéisme. Croyances homériques. Laïcisation des idées religieuses. Rareté des sacrifices humains. - VII. Sacrifices en l'honneur des morts. Culte préhistorique des âmes. Insouciance ionienne. - VIII. Explication de la nature par les mythes. Processus de la personnification. - IX. Hésiode d'Ascra. Sa Théogonie. Contenu intellectuel de la Théogonie. Le chaos. Abstractions personnifiées.
I
Tous les commencements sont obscurs parce qu'ils sont trop modestes ou trop peu en évidence. Ils échappent aux regards ou se dérobent à l'observation. Nous remontons graduellement aux origines historiques, de même que le voyageur suit pas à pas la rivière jusqu'au point où sa source jaillit sous l'ombre des bois. Et nous franchissons ces étapes successives à l'aide des raisonnements. Ceux-ci sont de deux sortes, suivant qu'ils partent des effets ou des causes. Les premiers s'appliquent à dégager de la constatation et de la nature des effets l'existence et la nature des causes. Ils sont indispensables, mais prêtent à de nombreuses erreurs. Car, si chaque cause, prise en elle-même, produit toujours le même effet, la réciproque n'est pas absolument vraie. Le même effet ne résulte pas invariablement de la même cause ; le phénomène qu'on a appelé « pluralité des causes » joue un rôle considérable dans la vie de la nature comme dans celle de l'esprit. Le procédé contraire assure une certitude plus grande. Il consiste à envisager les causes, les facteurs importants, connus ou connaissables, qui doivent avoir influencé les phénomènes à éclaircir, et dont la mesure d'influence peut seule prêter à discussion. Pour nous qui nous proposons d'étudier les débuts de la vie intellectuelle du peuple grec dans sa plus haute expression, nous avons à examiner d'abord la situation et la nature du pays qu'il habitait.
La Grèce est un
pays montagneux entouré par la mer. Les vallées en sont peu étendues, le sol
relativement ingrat. Cette réunion de circonstances implique déjà
quelques-uns des traits fondamentaux du développement hellénique. En premier
lieu, les germes de civilisation qui pouvaient être dispersés sur ce
territoire étaient assurés de durer, de se maintenir, d'être l'objet de soins
multiples. Le fléau des invasions, qui se déchaîne sans obstacle sur un pays
plat et sans remparts naturels, vient se briser aux montagnes comme aux murs
d'une forteresse. Autant de cantons montagneux, autant de milieux possibles de
culture particulière, autant de théâtres de cette vie individuelle fortement
accentuée qui devait être aussi profitable à la civilisation variée de la
Grèce que funeste à la concentration politique de ses forces. Mais, à
l'immobilité particulariste qui se montre à nous, par exemple dans un pays
fermé comme l'Arcadie, le développement prodigieux des côtes offrait le
contre-poids le plus salutaire. La superficie de la Grèce est inférieure à
celle du Portugal, mais ses rivages sont plus étendus que ceux de l'Espagne.
Une autre circonstance devait ajouter encore à la variété des dons
intellectuels de la race. Les professions et les métiers les plus divers se
touchaient dans le plus étroit espace ; familles de marins et de pâtres, de
chasseurs et de cultivateurs contractaient sans cesse des alliances les unes
avec les autres, et léguaient ainsi à leurs descendants des aptitudes et des
talents qui se complétaient de la manière la plus heureuse. Mais « la
pauvreté qui, dans l'antiquité, était à demeure dans l'Hellade » s'est
révélée le cadeau le plus salutaire qu'une bonne fée pût mettre dans son
berceau. A trois points de vue, elle a, au plus haut degré, favorisé le
progrès intellectuel : comme aiguillon, elle a poussé au déploiement de
toutes les forces ; ensuite c'était une protection nouvelle contre la conquête
: comme l'avait déjà reconnu l'historien le plus profond de l'antiquité, ce
pays relativement pauvre n'a pas dû tenter bien vivement les envahisseurs ;
enfin et surtout, elle a imprimé un vigoureux élan au commerce, à la
navigation, à l'émigration et à la fondation de colonies (01).Les
baies hospitalières de la métropole grecque s'ouvrent vers l'est ; devant
elles, des îles et des îlots semés en grand nombre forment autant d'escales
qui conduisent aux antiques centres de la culture asiatique. La Grèce regarde
du côté de l'orient et du sud, et tourne le dos à l'occident et au nord, dont
la civilisation avait toujours été rudimentaire. A cette faveur du sort, s'est
ajoutée une circonstance particulièrement heureuse. Le peuple phénicien,
politiquement impuissant, mais porté au gain et ne craignant pas, pour le
réaliser, de courir les aventures sur mer, semble avoir reçu pour mission
spéciale de servir d'intermédiaire entre la jeune Hellas et les représentants
d'une civilisation reculée. C'est par lui que furent apportés aux Hellènes,
de Babylone et d'Egypte, les éléments du progrès intellectuel, sans qu'ils
eussent à les payer au prix de leur indépendance. Combien plus constant et
plus régulier a été le développement du pays grâce à cette heureuse
circonstance ! Quelle perte d'énergie nationale lui a été épargnée ! C'est
ce que nous apprendrait, si cela était nécessaire, un regard jeté sur
l'histoire des Celtes et des Germains, auxquels Rome a apporté une culture
supérieure à la leur, mais qu'elle a en même temps asservis ; ou sur la
triste destinée des peuples sauvages, qui, de nos jours, n'ont reçu de la
puissante Europe les « bienfaits » de la civilisation que pour les déplorer
amèrement.
Mais ce sont pourtant les colonies qui ont exercé l'influence décisive sur la
vie intellectuelle des Grecs. Il en fut fondé à toutes les époques et sous
tous les régimes politiques. Du temps des rois, où la guerre sévissait sans
trêve, on vit souvent des populations depuis longtemps fixées obligées de
céder la place à de nouveaux arrivants et de chercher au delà de la mer une
nouvelle patrie. Sous la domination aristocratique, qui reposait entièrement
sur la réunion durable de la propriété foncière et de la noblesse d'origine,
il fallait souvent expédier à l'étranger et y pourvoir d'une nouvelle terre
le « gentilhomme pauvre », qui sans cela eût fatalement provoqué des
désordres. D'autres, victimes des querelles incessantes des partis, émigraient
à leur tour. Bientôt il s'agit d'assurer à un commerce maritime toujours plus
étendu des points d'appui solides, à l'industrie florissante
l'approvisionnement en matières premières, à la population de jour en jour
plus nombreuse des moyens de se procurer des vivres.
On recourait au même expédient dans la démocratie pour pourvoir à
l'entretien des indigents et pour parer aux excédents de population. C'est
ainsi que se constitua de bonne heure cette immense ceinture de colonies
grecques, qui s'étendait du pays des Cosaques du Don jusqu'aux oasis du Sahara
et du rivage oriental de la Mer Noire aux côtes de l'Espagne. Si l'on a appelé
Grande Grèce l'Italie Méridionale colonisée par les Hellènes, l'ensemble de
ces établissements mérite bien la dénomination de « Plus grande Grèce ».
Le nombre seul et la diversité des colonies avaient déjà multiplié à un
haut degré les chances que pouvaient avoir les germes de civilisation de
trouver ici ou là un sol favorable à leur développement. Mais ces chances se
trouvaient bien autrement augmentées encore par le caractère de ces
établissements et la manière dont ils étaient fondés. On choisissait, à cet
effet, les points des côtes les plus susceptibles de prospérité économique.
Puis c'étaient surtout des jeunes hommes, pleins de vigueur et de courage, qui
s'en, allaient au loin, et qui léguaient à de nombreux descendants leurs
aptitudes exceptionnelles. Ce ne sont pas les moins intelligents, ceux qui
s'attachent à la tradition et vivent de routine, qui tournent le dos à leur
patrie sans une nécessité absolue. D'ailleurs ces émigrations se faisaient en
règle générale sous la direction d'une seule cité, mais il s'y mêlait
fréquemment un fort contingent d'étrangers. Au croisement des races qui
s'accomplissait de cette manière, s'ajoutait habituellement - les hommes
partant en beaucoup plus grand nombre que les femmes - le mélange de sang non
hellénique. Autant de colonies, autant de champs d'essai dans lesquels les
nationalités grecque et non grecque se fondaient dans des rapports variables,
et où les générations issues de cette fusion mettaient à l'épreuve leur
force de résistance et leur énergie productrice. L'esprit des émigrants
s'affranchissait facilement des conventions locales et des aveugles préjugés
de races ; tout chauvinisme lui devenait étranger.
Le contact avec les civilisations étrangères, même lorsque celles-ci
n'étaient pas très développées, devait considérablement agrandir l'horizon
intellectuel (02). L'énergie nationale prit un
rapide essor, l'esprit national se fortifia dans la lutte que lui imposaient des
tâches nouvelles et difficiles. Là l'homme valait plus par lui-même que par
son origine ; le mérite était assuré d'une riche récompense, mais la paresse
se trouvait logée à mauvaise enseigne. La force de la simple tradition, d'une
routine vide de sens, était rapidement épuisée ; en effet, tout exigeait la
transformation, le renouvellement des conditions économiques, politiques et
sociales. Nombre de colonies succombèrent sans doute aux attaques des
populations de l'arrière-pays ; dans d'autres, le caractère des colons fut
étouffé par la prépondérance des indigènes. Mais, d'une manière
générale, les rapports pieusement entretenus avec la ville-mère et avec la
mère-patrie, et souvent vivifiés par l'arrivée de nouveaux émigrants,
restèrent assez étroits pour conserver aux uns et aux autres les bienfaits
d'une influence réciproque et féconde. Les colonies ont été le grand champ
d'expériences de l'esprit hellénique ; il y a mis à l'épreuve ses aptitudes
dans la variété de circonstances la plus grande qu'il soit possible
d'imaginer, et a pu y déployer les talents qui sommeillaient en lui. L'essor
joyeux de la vie coloniale a duré des siècles ; dans la plupart des domaines,
l'antique patrie a été dépassée par ses filles d'outre-mer ; presque toutes
les grandes nouveautés en sont sorties, et il vint un temps où les énigmes du
monde et de la vie humaine devaient s'y imposer aux esprits et y devenir, pour
longtemps, l'objet de leurs méditations.
Une période de
l'histoire grecque présente la plus frappante analogie avec la fin de notre
moyen âge. A des siècles de distance, des causes semblables ont produit de
semblables effets (03).
Aux grands voyages de découvertes qui marquent le début de l'histoire moderne,
correspond chez les Grecs un extraordinaire élargissement de l'horizon
géographique. Le lointain occident et le lointain orient du monde alors connu
perdent leurs contours nébuleux ; les légendes qui avaient cours sur ces pays
font place à des connaissances sûres et précises. Peu après 800, la côte
orientale du Pont-Euxin est colonisée par Milet (Sinope est fondée en 785,
Trapézonte une génération plus tard) ; au commencement de la seconde moitié
du siècle, l'Eubée et Corinthe fondent les premiers établissements grecs en
Sicile (Syracuse 734) ; avant la fin de ce siècle, l'ambitieuse Milet avait
solidement pris pied aux embouchures du Nil. Cette ardeur d'expatriation prouve
trois choses. D'abord un rapide accroissement de la population dans la
mère-patrie et dans les plus anciennes colonies ; puis un essor remarquable de
l'activité industrielle et commerciale ; enfin des progrès sensibles dans
l'art de construire les vaisseaux et dans les branches techniques qui s'y
rattachent. En effet, les flottes marchandes sont convoyées par des flottes de
guerre ; on construit des bâtiments de haut bordage, propres à affronter les
tempêtes et les combats, et on les garnit de trois rangs de rameurs (les
Samiens construisent la première galère en 703) ; des batailles navales
s'engagent dès 664 ; soit au point de vue des relations pacifiques, soit au
point de vue des entreprises hostiles, la mer prend pour la vie des Grecs la
plus haute signification. En même temps, un organe nouveau et d'une importance
capitale pour le commerce est créé : l'argent monnayé. Les chaudrons et les
trépieds de cuivre (04) cessent d'être les
instruments des achats et des ventes, aussi bien que les boeufs dont se
servaient à cet effet les âges reculés. Le métal noble supplante ces
auxiliaires grossiers et incommodes. Depuis longtemps, l'or et l'argent avaient
été apportés sur les marchés par les Babyloniens et les Egyptiens sous forme
de lingots et d'anneaux ; le premier de ces peuples à coup sûr, le second
peut-être, y imprimait déjà un signe officiel qui en garantissait le poids et
le titre. Désormais, le moyen d'échange le plus pratique, parce qu'il est à
la fois le plus précieux et le plus durable, reçoit sa forme la plus commode :
comme pièce frappée, il circule de main en main. L'importante invention, que
les Ioniens de Phocée avaient empruntée des Lydiens vers 700, facilite et
développe le commerce dans une mesure non moins grande que ne le fait, vers la
fin du moyen âge, l'introduction de la lettre de change par les négociants
juifs et lombards.
Un changement d'une portée non moindre s'accomplit dans l'art militaire. A
côté de la cavalerie, qui, dans les pays pauvres eu fourrage et en grains, a
toujours constitué une prérogative pour les riches propriétaires, se forment
les corps d'hoplites ; l'infanterie pesamment armée, incomparablement plus
nombreuse que les nobles, joue un rôle de plus en plus décisif. C'est là un
fait de même nature et aussi gros de conséquences que celui qui a valu aux
paysans suisses la victoire sur les chevaliers bourguignons et autrichiens. De
nouvelles couches sociales sont parvenues au bien-être et à la culture, et ont
pris conscience de leur dignité et de leur valeur. Une vigoureuse bourgeoisie
exerce ses jeunes forces et porte toujours plus impatiemment le joug des nobles
seigneurs. Les droits politiques sont d'un côté et la puissance réelle de
l'autre, et cette contradiction porte dans son sein, ici comme ailleurs, la
guerre civile. La lutte de classes se déchaîne, soulève les paysans durement
opprimés, souvent tombés en servitude, et donne naissance à des dynasties de
tyrans qui, surgissant des ruines de la société désagrégée, brisent ou
éludent les institutions existantes et fondent un régime presque toujours
temporaire, mais qui n'entraîne pas moins de graves conséquences. Les
Orthagorides, les Cypsélides, les Pisistratides, un Polycrate et beaucoup
d'autres peuvent se comparer aux princes italiens de la fin du moyen âge, aux
Médicis, aux Sforza , aux Visconti, tout comme les luttes de partis de cette
époque donnent un avant-goût des querelles des corporations et des familles.
L'origine des maisons princières nouvellement parvenues au pouvoir était
obscure, et leur légitimité douteuse ; aussi cherchaient-elles à s'illustrer
par des entreprises guerrières, par des alliances avec des souverains
étrangers, par de grandes oeuvres d'utilité publique, par la construction
d'édifices magnifiques, par des offrandes aux dieux ; pour rehausser leur
éclat, elles accordaient leur protection aux sanctuaires nationaux et leurs
faveurs aux écrivains et aux artistes. Mais l'effet le plus durable de cet
intermède historique doit être cherché ailleurs ; la Grèce lui a dû
l'apaisement des haines de classes et la ruine de la domination des nobles sans
que, par là, l'existence des communautés fût mise en péril ; grâce à lui
les antiques constitutions, bientôt rétablies, ont été remplies d'un nouveau
et plus riche contenu. La " tyrannie» est le pont qui a conduit à la
démocratie modérée et de celle-ci à la démocratie absolue.
Pendant ce temps, le fleuve de la culture intellectuelle coulait dans un lit à
la fois plus large et plus profond. Les chants héroïques qui, pendant des
siècles, avaient retenti dans les cours ioniennes ou dans les salles des
châteaux, accompagnés de la lyre, cessent peu à peu de se faire entendre. De
nouveaux genres poétiques font leur apparition, parmi lesquels plusieurs ne
permettent plus au poète de se cacher derrière son oeuvre. La poésie
subjective commence. Et comment pouvait-il en être autrement ? Le nombre
n'a-t-il pas considérablement grandi, de ceux dont la vie ne s'écoule plus
dans l'ornière des habitudes héritées ? Les vicissitudes de la vie politique
et l'insécurité qui en résulte pour la vie économique donnent à la
destinée de l'individu une plus grande diversité, à son caractère une
empreinte plus accentuée ; elles développent son esprit d'initiative et
accroissent sa confiance en lui-même. Le voici qui parle à ses concitoyens ou
aux membres de son parti pour les exhorter ou les invectiver, les conseiller ou
les blâmer ; dans des discours passionnés, il donne libre cours à ses
espérances ou à ses désillusions, à ses joies ou à ses tristesses, à ses
colères et à ses dédains. Maintenant qu'il est souvent réduit à lui-même,
qu'il ne peut plus compter que sur ses propres forces, ses sentiments personnels
lui paraissent dignes d'être livrés à la publicité. Il dégonfle devant ses
concitoyens son coeur trop plein ; il invoque leur jugement à propos de ses
affaires d'amour comme au sujet de ses contestations juridiques; il leur demande
leur sympathie pour les mortifications dont il a été l'objet, pour les succès
qu'il a remportés, ou encore pour les jouissances qu'il a rencontrées sur son
chemin. Les sujets mêmes des anciens genres poétiques sont animés d'un nouvel
esprit. La légende des dieux et celle des héros sont traitées par les
maîtres lyriques d'une manière variée et souvent contradictoire (05).
Les poètes didactiques cherchent à ordonner et à concilier les éléments les
plus divers; des transformations multiples s'opèrent aux dépens de la
tradition; les exploits et les caractères des héros et des héroïnes sont
l'objet d'appréciations nouvelles; la faveur ou la défaveur s'attachent à
quelques-uns d'entre eux sans égard aux jugements consacrés par le temps.
Aussi des personnalités puissantes, conscientes d'elles-mêmes, se
détachent-elles en nombre toujours plus grand du fond uniforme de la foule.
Avec l'habitude de vouloir et de sentir à sa manière, l'individu acquiert
celle de penser par et pour lui-même, et cette pensée, il l'exerce sur un
nombre toujours croissant de sujets.
Le Grec avait
toujours jeté sur le monde extérieur des regards exercés. Tout ce qui tombe
sous les sens est fidèlement rendu dans les poèmes homériques, et c'est même
là ce qui en fait un des principaux charmes. Et maintenant il ne se contente
plus de peindre par des mots et des sons les formes et les mouvements ; il
s'applique à les imiter d'une main de plus en plus habile. Les peuples qui
l'ont précédé dans la civilisation, et en particulier les Égyptiens, qui
étaient doués du sens de la forme, naturellement portés à la joie et à la
malice, ont été en cela ses maîtres par excellence. Mais l'observation des
coutumes des hommes s'enrichit d'éléments toujours nouveaux. Avec la facilité
des voyages s'accroissent aussi les occasions de voyager. Ce n'est pas seulement
le marchand sans cesse en quête d'un autre bénéfice qui contribue à faire
connaître le monde et l'humanité, c'est le meurtrier obligé de fuir sa
patrie, c'est le partisan vaincu dans la guerre civile et chassé de son foyer,
c'est le colon inconstant, toujours prêt à changer de demeure, c'est
l'aventurier dont la lance est au service du plus offrant, qui mange aujourd'hui
le pain du roi assyrien, et qui demain arrosera de bière égyptienne sa gorge
desséchée ; qui se trouve aussi bien chez lui dans les sables de la Nubie que
sur les rives fertiles de l'Euphrate (06). Ce que
les individus ont vu ou appris, ce qu'ils ont communiqué à leurs compatriotes,
tout cela vient se réunir comme dans de grands bassins sur les points où les
ressortissants de toutes les tribus et de toutes les villes se rencontrent
fréquemment ou sont appelés à se rendre à des intervalles réguliers. Ces
rendez-vous étaient provoqués surtout, les premiers par l'oracle de Delphes,
les seconds par les fêtes périodiques, au milieu desquelles les jeux
olympiques occupaient la place la plus importante. Au pied des parois de rocher
escarpées qui ombrageaient le sanctuaire d'Apollon Pythien, des citoyens et des
représentants de tous les états de la métropole et des colonies se
rencontraient continuellement, et à côté d'eux apparaissaient souvent, au
moins depuis le milieu du septième siècle, des envoyés de souverains
étrangers. Tous , ils venaient pour interroger le dieu ; la réponse, en
réalité , leur était surtout fournie par les expériences de leurs ancêtres,
accumulées de longue date et prudemment tamisées par les mains des prêtres.
D'ailleurs, bien peu seulement quittaient la romantique gorge de la montagne
sans avoir puisé dans leurs rapports personnels avec leurs compagnons de route
des suggestions et des enseignements. La force d'attraction des jeux splendides
qui se célébraient dans la large vallée de l'Alphée grandissait de
génération en génération ; le programme des fêtes s'enrichissait
continuellement de nouveaux concours ; l'affluence des visiteurs qui, au début,
n'accouraient que des contrées environnantes, se recrutait - comme le montrent
les noms des vainqueurs connus depuis l'an 776 - dans des cercles toujours plus
étendus du monde hellénique. A l'échange des nouvelles du jour, s'ajouta
l'observation réciproque des individus et la discussion des institutions
existantes, des usages, des moeurs, des croyances, si différents les uns des
autres dans les nombreux cantons de ce pays si morcelé. A la comparaison
succéda l'appréciation ; on se mit à réfléchir sur les motifs de la
diversité, on se demanda ce qui était durable dans le changement, et l'on en
arriva à rechercher des règles générales de conduite et de croyance.
C'est ainsi qu'une observation aiguisée et fécondée conduisit à la
comparaison, et celle-ci à la critique et à l'examen approfondi. Dans le cours
des temps, plus d'un fleuve superbe vint s'alimenter à cette source ; c'est
d'elle en particulier que jaillirent la poésie gnomique, description des divers
types et caractères humains, et les paroles de sagesse que des citoyens à
l'esprit profond, des chefs d'État ayant l'expérience du monde, répandirent
en foule autour d'eux.
Ces nouveaux éléments de civilisation trouvèrent un moyen de diffusion rapide
dans l'écriture. Sans doute celle-ci était déjà depuis longtemps familière
aux Grecs. Les relations étroites avec les Phéniciens, que nous décrivent les
poèmes homériques, pouvaient-elles avoir lieu sans que le client grec, avisé
comme il l'était, remarquât que le marchand cananéen traçait des signes sur
ses tablettes, et sans qu'il lui empruntât ce merveilleux moyen de conserver et
de communiquer sa pensée ? Même avant cela, une partie au moins des Grecs
devaient se trouver en possession de l'écriture. Car l'écriture syllabique que
l'on vient de mettre au jour sur les monuments cypriotes est à la fois lourde
et gauche ; supposer qu'elle a suivi l'adoption, en Grèce, de l'écriture
alphabétique des Sémites, ce serait admettre que la hache a pu servir d'arme
après l'invention du fusil. Mais un certain temps dut s'écouler avant que l'on
disposât pour écrire d'une matière à la fois pratique et facile à se
procurer. L'essor que prit le commerce avec l'Égypte sous le règne du roi
Psammétique Ier (peu après 660) vint combler cette lacune. La moelle du
papyrus, étendue en feuilles minces et souples, fournit un produit dont
l'excellence ne pouvait guère être dépassée. Dès lors les feuilles,
couvertes de signes, circulent de ville en ville, de pays en pays et de siècle
en siècle ; le cours des pensées s'accélère, les sujets d'échanges
intellectuels s'accroissent, la conservation des connaissances est mieux
assurée. L'invention de l'imprimerie, au commencement de l'époque moderne, ne
devait pas apporter un changement beaucoup plus considérable. La récitation
des poèmes enchaînait les oreilles, ravissait le coeur de l'auditeur, mais ne
faisait sur lui qu'une impression passagère ; on commence peu à peu à en
jouir par la lecture ; dans le silence de la solitude, libre de toute influence,
le lecteur apprécie avec soin, compare à loisir, examine avec défiance.
Bientôt enfin la transmission littérale devait s'affranchir de la dernière
entrave qui pesât encore surelle : celle de la forme poétique ; les débuts de
la composition en prose s'approchent.
La côte occidentale de l'Asie Mineure a été le berceau de la culture grecque, et particulièrement le centre de cette côte et les îles adjacentes. Sur ce point, la nature à répandu ses dons à pleines mains, et ceux qui en furent favorisés se rattachaient à la race ionienne, la mieux douée à tous égards des races helléniques. L'origine des Ioniens reste obscure. Il est certain qu'ils se mélangèrent à des populations de la Grèce centrale, à moins qu'ils ne constituassent un simple mélange de ces populations. Pour une bonne part, assurément, c'est à leur diversité de provenance qu'ils devaient la variété de leurs aptitudes (07). Mais c'est seulement dans leur nouvelle patrie, en Asie, que leur caractère propre reçut son empreinte définitive. Hardis navigateurs comme ils l'étaient, et en relations incessantes avec les peuples de l'intérieur du continent, ils ont subi au plus haut degré l'influence féconde qu'exerce le contact avec des nations étrangères plus avancées. En mêlant leur sang à celui d'autres races vigoureuses, telles que les Cariens et les Phéniciens, ils ont sans aucun doute puissamment accru et développé les heureuses qualités de leur génie propre (08). De tous les Grecs, aucun n'était moins exposé qu'eux à s'engourdir dans l'isolement de la vie de province. Mais, il est vrai, ils étaient privés aussi de la protection qu'as-sure à ses habitants un pays pauvre, entouré de montagnes. Le voisinage de peuples très civilisés et politiquement unis était pour eux un aiguillon de vie intellectuelle, mais c'était en même temps un grave danger pour leur autonomie nationale. Après les invasions dévastatrices des sauvages Cimmériens, vint la conquête du pays par les Lydiens et les Perses, qui força une partie du peuple à s'expatrier, et soumit l'autre au joug étranger ; dès lors, celle-ci devait éprouver les effets énervants de la mollesse orientale, et, lentement, mais sûrement, perdre sa vigueur et sa virilité. Le résultat de ces influences contraires, favorables ou défavorables, a été un essor intellectuel merveilleusement rapide, mais relativement court. Heureusement, du fruit, qui tomba trop tôt, se détachèrent des semences ; elles furent portées au loin par les émigrants qui fuyaient la servitude, et déposées dans le sol fécond de l'Attique, où elles devaient pousser de fortes racines. Le produit de ce développement qui ne dura que- peu de siècles a été extraordinaire : achèvement de l'épopée, éclosion des genres poétiques mentionnés plus haut et qui héritèrent du premier, début de la recherche scientifique et de la réflexion philosophique. Aux anciennes questions que se posaient les hommes : Qu'est-ce que l'humanité ? Qu'est-ce que Dieu ? Qu'est-ce que le monde ? d'autres réponses furent faites, qui supplantèrent peu à peu ou transformèrent celles qu'y avait données jusque là la croyance religieuse.
La religion des Grecs est un vase que de nobles esprits ont rempli des plus
pures doctrines. Les dieux qu'elle adore ont été idéalisés par les poètes
et les sculpteurs, qui en ont fait l'expression même de la beauté. Elle a eu
cependant les mêmes racines qui, ailleurs, ont produit une foule innombrable de
divinités, tantôt aimables et salutaires, tantôt odieuses et funestes (09).
Nos pensées suivent une double voie. Elles obéissent à la loi de là
ressemblance et à celle de la succession. Les idées similaires, d'un côté,
et de l'autre celles dont nous prenons conscience simultanément ou à un court
intervalle, s'éveillent réciproquement. L'image d'un ami éloigné de nous,
par exemple, n'est pas seule à évoquer son souvenir devant notre âme ; les
lieux dans lesquels il avait l'habitude de séjourner, les outils dont il avait
coutume de se servir produisent sur nous le même effet. De l'action de ces
lois, que l'on nomme ordinairement lois de l'association des idées, découle
immédiatement et inévitablement cette conception des phénomènes naturels que
l'on appelle personnification de la nature. Le sauvage voit-il bouger quelque
chose ou observe-t-il quelque fait qui, par son caractère insolite ou par ses
conséquences, l'intéresse de près, son esprit en reçoit une impression
profonde ; la faculté d'association est vivement excitée en lui, et il ne peut
s'empêcher de considérer les faits en cause comme les effets d'une activité
volontaire. Et cela pour ce motif seulement que son expérience immédiate,
renouvelée chaque jour et chaque heure, lui a toujours montré dans ses
mouvements corporels et ses actions quelconques la manifestation d'une volonté.
L'association qui découle de cette expérience interne est constamment
fortifiée en lui par l'observation d'autres êtres vivants. Les faits aperçus
et l'acte intentionnel ont si souvent été associés dans notre esprit que,
l'un des deux termes de cette dualité surgissant, nous nous attendons toujours
à voir surgir l'autre. Cette attente est ramenée peu à peu dans des limites
plus étroites par des expériences différentes, et surtout par l'empire
lentement conquis sur la nature. Mais quand la force d'enchaînement des idées
est nourrie par des passions vives ou n'est pas suffisamment combattue par
l'expérience spécifique contraire, ou quand l'analogie d'un fait non voulu
avec un fait voulu vient la fortifier, cette attente brise tous les autres
obstacles, et ramène l'homme civilisé lui-même, au moins pour un moment, au
niveau de l'homme naturel. Sur ce point, il nous est donné d'établir
expérimentalement la vérité de ce principe d'explication. Sans doute, nous ne
sommes plus portés comme le sauvage à interpréter de la manière que nous
venons d'indiquer un fait simplement inusité, et à considérer comme un être
vivant un mécanisme que nous ne connaissons pas, par exemple une montre ou une
arme à feu. Nous n'attribuons plus d'emblée â l'activité d'êtres vivants
l'éclair ou le tonnerre, les épidémies ou les éruptions volcaniques. Mais
qu'une chance inouïe vienne à nous favoriser, ou qu'un malheur sans exemple
fonde tout à coup sur nous et nous terrasse - surtout si les causes que l'on
peut lui assigner ne semblent pas en rapport avec l'effet produit - ou même
qu'un événement, en soi sans importance, mais qui paraisse déjouer tous les
calculs, comme par exemple un coup très rare au jeu de hasard, survienne, alors
l'homme, même doué d'une culture scientifique, ne peut s'empêcher -
momentanément du moins - de songer à la manifestation d'une volonté. Et, la
plupart du temps, il ne peut rattacher aucune idée précise à la puissance qui
lui paraît agir et dont il croit sentir l'intervention. Des faiblesses comme
celle-là n'ont absolument aucun rapport avec la foi en Dieu, sous la forme du
moins qu'elle a prise aujourd'hui chez les hommes cultivés. Car non seulement
l'incrédule en est atteint, mais le croyant lui-même sera tout à fait
incapable de concilier ces soupçons qui surgissent parfois en lui pour bientôt
s'évanouir avec les idées qu'il s'est faites lui-même ou qu'il a reçues
d'autrui relativement à la nature et à l'activité d'un être suprême,
souverain de l'univers. On peut donc, en cette fleur de superstition qui à
l'occasion éclôt dans toutes les poitrines, voir l'image affaiblie de la
floraison immense qui, autrefois, a donné naissance à une foule innombrable de
mythes aux mille formes et aux mille couleurs.
A ce premier pas dans la voie de formation des religions, s'en ajoute
insensiblement un second. Une fois admis que tout effet découle d'une activité
volontaire, on remarque bientôt qu'une série d'effets qui se reproduisent
souvent se rattachent à un seul et même agent naturel. Celui-ci est donc
forcément regardé comme l'auteur vivant des phénomènes observés et comme
doué de volonté. Et comme, en cette qualité, on se le figure agissant tout à
fait à la manière d'un homme, on lui attribue des mobiles et des instincts
humains, des passions et des intentions humaines. On le regarde avec surprise et
admiration ; on l'aime ou on le redoute, selon que ses manifestations sont
utiles ou nuisibles, salutaires ou funestes. Et lorsqu'il produit, comme le font
par exemple les grands phénomènes naturels qui influencent la vie des hommes
d'une manière durable, des effets alternativement bons ou mauvais, l'homme se
sent pressé de gagner sa faveur, d'enchaîner sa bienveillance, de changer en
dispositions amies celles de ses dispositions qui pourraient être hostiles. Il
demande au Ciel d'envoyer sur la terre une pluie fécondante au lieu d'un orage
dévastateur ; au soleil de lui dispenser une douce et vivifiante chaleur et non
des ardeurs qui calcinent ; aux fleuves de ne pas ravager le pays qu'il habite,
mais de porter patiemment sur leurs ondes sa frêle embarcation. Il cherche à
gagner les êtres puissants qui dominent son existence par les mêmes moyens
qu'il a trouvés si efficaces pour se concilier ses maîtres terrestres : par
des prières, des actions de grâces, des offrandes. Il leur demande leur
précieuse bienveillance, les remercie des bienfaits qu'ils lui accordent,
implore leur pardon s'il s'imagine avoir provoqué leur colère. En un mot, il
prie et sacrifie, et cela dans les formes qu'une prétendue expérience lui a
démontrées les plus efficaces ; il possède un culte et une religion.
A ces objets d'adoration que nous pouvons appeler fétiches naturels, s'ajoutent
aussitôt des foules d'esprits et de démons. Ce sont des êtres qui ne sont ni
absolument incorporels ni grossièrement corporels. L'homme primitif, à qui
toutes les distinctions subtiles de la pensée scientifique sont étrangères,
en arrive à croire à leur existence par une triple série de considérations
tirées de constatations extérieures ou qu'il croit telles, de faits de
conscience interne et enfin des observations auxquelles donne lieu le passage de
la vie à la mort, soit des hommes, soit des animaux.
Le parfum de n'importe quelle fleur pousse l'homme naturel à croire qu'il
existe des choses invisibles et insaisissables, mais qui n'en sont pas moins
réelles ; le vent - dont la nature matérielle ne lui est qu'à moitié connue
- lui donne connaissance de choses que l'on sent, mais que l'on ne voit pas. Il
éprouve un sentiment de confusion et de crainte à la vue d'ombres qui
reproduisent les contours des objets sans avoir la moindre consistance. Il est
encore plus étonné de voir se refléter, sur le miroir des eaux, des images
colorées. Dans les deux cas, il observe une chose qui rappelle exactement tel
ou tel corps, mais que l'on essaye en vain de saisir ou même de toucher. Mais
il est frappé à un plus haut degré encore par les images qu'il voit en songe.
Celles-ci, il croit les percevoir par tous ses sens ; elles se tiennent devant
lui en personne, et cependant, à son réveil, il trouve la porte de sa hutte
aussi bien fermée qu'il l'a laissée en s'endormant. Devant lui se montraient -
il ne saurait en douter - des hommes, des animaux, des plantes, des pierres, des
ustensiles de toute espèce ; il les a vus, entendus, touchés, et cependant ils
ne sont pas entrés avec leur pleine réalité corporelle dans sa cabane,
souvent trop petite pour les contenir. C'étaient - telle est sa conclusion -
des êtres comparables aux parfums, aux vents, aux ombres, c'étaient les âmes
des choses (10). Souvent les phénomènes produits
par le sommeil demandent encore une autre explication. En songe, l'homme ne
reçoit pas toujours la visite d'âmes de personnes ou de choses étrangères ;
il croit souvent parcourir lui-même de vastes espaces et s'être trouvé, chez
elles, en présence de personnes habitant des pays lointains. Il en conclut que
quelque chose - cette fois sa propre âme ou une de ses âmes (car la croyance
à la pluralité d'âmes est aussi concevable que répandue) - a quitté
momentanément son corps. Les mêmes expériences, avec la même suite de
conclusions, lui sont fournies par les états psychiques que nous appelons
hallucinations, et qui, comme les songes pénibles et les cauchemars, sont
souvent produits, chez le sauvage irrégulièrement nourri, par l'excitation
nerveuse due à un jeûne prolongé ou à l'absorption rapide de mets trop
abondants. Ces âmes ou essences des choses sont avec les choses elles-mêmes
dans un rapport très étroit ; ce qui influence l'une influence aussi l'autre.
Marcher sur l'ombre d'un homme est encore regardé comme un mauvais présage
dans nos croyances populaires ; si vous vous trouvez au bord de l'eau et que le
crocodile happe votre image qui s'y reflète, les naturels d'une tribu du sud de
l'Afrique (11) vous diront qu'il est devenu maître
de votre personne ; ce que font ou souffrent les images apparues dans le rêve
est de la plus haute importance pour leur original vivant. Mais l'âme acquiert
dans la croyance des peuples une puissance incomparablement plus grande, elle
devient véritablement indépendante, par l'effet d'une seconde série de
considérations qui ne se tirent pas du domaine de la sensibilité, mais de
celui des phénomènes de la volonté.
Aussi longtemps que la vie intérieure de l'homme primitif s'écoule sans
secousse, dans le calme des habitudes acquises, il ne se sent guère porté à
réfléchir sur le siège et l'origine de ses désirs et de ses volontés. Mais
lorsque son sang entre en ébullition, quand la passion l'enflamme et le fait
trembler, il sent palpiter son coeur et se rend compte que cette région de son
corps est le théâtre de phénomènes particuliers ; ces phénomènes, il
éprouve le besoin de se les expliquer à la lumière de son intelligence et des
analogies dont il dispose. Plus violent et plus soudain est le choc dont il
prend conscience, moins il pourra - étant donné l'habitude qu'il a prise de
rattacher chaque effet spécial à un être spécial - se défendre de
l'impression qu'un être habite et s'agite dans son sein. Quand donc il se sent
saisi d'une impulsion irrésistible ; quand, par exemple, la colère gronde dans
sa poitrine et lui fait accomplir quelque meurtre horrible, peut-être aussitôt
après déploré ; quand, au contraire, il se sent sur le point de verser le
sang et qu'un mouvement soudain vient abaisser son bras déjà levé, - alors,
dans de tels instants, la croyance s'impose à lui, impérieuse, qu'un ou
plusieurs êtres vivent en lui pour le pousser à l'action ou l'empêcher
d'agir.
Mais la source la plus féconde de la croyance à une âme se trouve dans les
circonstances qui accompagnent l'extinction de la vie individuelle. Et, là
encore, ce sont les changements brusques et inattendus qui produisent
l'impression la plus profonde sur l'observateur, et ouvrent la voie à ses
réflexions. Si la mort ressemblait toujours à un lent dépérissement suivi
d'un assoupissement final, si le défunt changeait jusqu'à devenir
méconnaissable, peut-être les conclusions tirées de l'anéantissement de la
vie eussent-elles pris un tout autre caractère. Mais, bien souvent, le cadavre
ne présente aucun changement extérieur ; l'homme, tout à l'heure en pleine
possession de ses forces, est tout à coup devenu immobile et silencieux. D'où
est venue cette grande, cette terrible métamorphose ? se demande celui qui en
est le témoin. Le quelque chose, se répond-il, qui prêtait au défunt la vie
et le mouvement, s'est échappé de lui ; dans l'absence des énergies que,
naguère encore, on pouvait constater en lui, il voit un départ au sens propre
du mot, un éloignement dans l'espace. Et comme le souffle chaud, non moins
mystérieux dans son origine, qui s'exhalait continuellement du corps vivant
s'est éteint à son tour, n'est-il pas naturel de penser qu'avec lui s'est
tarie la source des phénomènes vitaux ? Les morts violentes, dans lesquelles
la vie semble s'échapper du corps en même temps que le sang s'écoule de la
blessure, éveillent parfois l'idée que ce liquide rouge représente la vie
elle-même. Chez beaucoup de peuples, c'est l'image qui s'efface sur la pupille
du mourant qui passe pour être cause de la vie. Mais, en règle générale,
c'est au souffle, à la respiration, à la vapeur chaude qui se dégage de
l'intérieur de l'organisme vivant que ce rôle est réservé, et la grande
majorité des mots qui, dans les langues les plus diverses, désignent l'âme et
l'esprit ont cette signification fondamentale. La possibilité pour l'âme de se
séparer du corps était déjà présupposée dans les deux interprétations
parallèles des phénomènes du sommeil ; leur séparation momentanée est
considérée comme la cause de l'évanouissement, de la mort apparente, de
l'extase ; d'autre part, l'entrée d'une âme étrangère dans le corps
(possession) paraît expliquer de la manière la plus satisfaisante les états
maladifs de toute espèce, délire, convulsions, etc. Mais, dans la mort, la
séparation des deux éléments est regardée comme définitive.
Rien ne donne à entendre que l'essence aériforme qui a quitté le corps
périsse en même temps que lui. Tout au contraire : l'image du cher défunt se
présente sans cesse à nous ; en d'autres termes, son âme nous environne. Et
comment en pourrait-il être autrement ? Ne doit-elle pas s'attacher aussi
longtemps que possible aux lieux familiers où elle exerçait son action, aux
objets de son affection et de sa tendresse ? Et si un doute régnait encore à
ce sujet, il serait bientôt dissipé par la fréquente apparition de l'image
chérie ou redoutée, pendant le silence de la nuit, dans les songes des
survivants.
En admettant que les essences spirituelles ou psychiques survivent à leur
liaison avec le corps humain et sans doute avec le corps animal, on arrivait à
deux résultats : on créait une nouvelle série d'objets d'adoration parallèle
aux fétiches, et un modèle sur lequel l'imagination allait former une foule
d'êtres nouveaux, les uns n'offrant aucune prise à nos sens, les autres
entrant, temporairement au moins, dans une demeure visible. L'homme naturel a eu
des mobiles et même des mobiles pressants pour fonder ce culte et créer ces
êtres. Sa dépendance des circonstances extérieures n'est-elle pas aussi
complète qu'il est possible de l'imaginer? Le désir de dissiper l'obscurité
qui l'entoure de toutes parts n'est-il pas aussi marqué que son impuissance à
lui donner une satisfaction efficace? Maladie et santé, disette et abondance,
succès et échecs à la chasse, à la pêche et à la guerre, se suivent et
alternent sans cesse ; autant l'homme primitif désire connaître et influencer
les facteurs de sa prospérité, autant est grande son incapacité de réaliser
ce double but d'une manière intelligente. L'individu éprouve au plus haut
degré le besoin de savoir, mais en même temps le savoir réel est à son
minimum dans l'ensemble des individus ; le jeu de l'imagination, excité de
toutes parts, et que rien, ou à peu près rien, ne vient entraver, s'applique
à combler cette énorme lacune, et il y déploie une force créatrice dont nous
avons grand'peine à nous faire une idée aujourd'hui. En effet, en étendant
sur l'homme un toit protecteur, la civilisation a élevé une paroi qui le
sépare de la nature. Auparavant les objets naturels d'adoration se
multipliaient à l'infini. La forêt et la prairie, le buisson et la source en
sont remplis. Cependant, à la longue, ils ne suffisent plus aux besoins de
l'homme primitif. Car le bonheur et le malheur, le succès et l'échec ne sont
pas toujours liés à des objets sensibles. Lequel d'entre eux peut-on accuser
si le gibier, naguère encore si abondant, est tout à coup devenu rare ; si
l'ennemi, souvent vaincu, s'est montré un beau jour supérieur en forces ; si
la paralysie a enchaîné les membres, ou si la folie a obscurci la conscience ?
Toute circonstance extérieure qui donnait momentanément une direction à la
pensée embarrassée devenait pour elle un guide infaillible ; entre deux faits
simultanés ou se suivant de près, le lien causal lui semblait bien établi ;
si, par exemple, un animal jusqu'alors inconnu s'élançait pour la première
fois d'un fourré au moment où éclatait une épidémie meurtrière, il était
regardé comme l'auteur du mal, et en conséquence adoré et comblé d'offrandes
(12) ; bref, l'homme naturel était si avide de
connaître les êtres qui apportent la bénédiction ou la ruine, son besoin de
secours et de salut était si grand qu'il ne se sentait jamais satisfait. C'est
pourquoi il implorait l'assistance de ceux qui, dans leur vie, s'étaient déjà
montrés d'utiles défenseurs, les esprits des parents défunts, des pères, des
ascendants. Le culte des ancêtres s'établit, et à côté de lui l'adoration
d'esprits non pas confinés dans des objets naturels, mais rattachés à
certains travaux ou à certains faits ; on crut à des esprits bienfaisants ou
funestes de toute espèce. Ainsi l'on se trouve en présence de trois
catégories d'objets de culte qui se combinent de toutes manières, agissant les
uns sur les autres et se transformant les uns dans les autres.
Rien de plus explicable que de voir la personnalité d'un lointain aïeul,
auréolée par la légende, celle de l'auteur de toute une tribu ou de tout un
peuple, mise sur le même pied que les fétiches naturels, et parfois
identifiée avec l'un d'entre eux, avec le ciel, par exemple ; tout comme aussi
l'on a vu se produire le contraire, quand une nation ou une famille
particulièrement puissante regardait et honorait le Soleil comme son auteur.
D'autre part, des objets naturels ou même des produits de l'art attirent
l'attention des hommes non pas par les effets puissants qui, visiblement,
sortent d'eux, mais par l'étrangeté de leur forme ou de leur couleur ou par la
relation fortuite qu'ils ont avec un fait mémorable : quoi de plus
compréhensible que de les considérer comme les demeures des esprits des
ancêtres ou d'esprits quelconques, de les honorer comme tels, et d'en faire des
fétiches secondaires ? Rien de plus concevable enfin que de voir des esprits ou
démons qui, à l'origine, ne s'attachent à aucun lieu déterminé, être
confondus parfois ensuite d'une analogie de nom ou de propriété, avec quelque
fétiche naturel, et finalement lui être amalgamés de façon à ne faire plus
qu'un avec lui. De faits de ce genre, plus ou moins isolés, on ne peut jamais
conclure que l'une ou l'autre des trois grandes catégories d'objets de culte,
celle par exemple des fétiches naturels ou celle des démons libres,
c'est-à-dire sans demeure fixe, était à l'origine étrangère aux croyances
d'un peuple, et qu'elle n'en constitue qu'un élément tardif et dérivé. Cette
conclusion ne serait pas moins absurde que si, de l'adoration bien avérée
d'animaux comme tels, ou si, de la déification d'hommes, bien souvent observée
aujourd'hui encore chez un grand peuple civilisé, les Hindous, on voulait
conclure que ce sont là les seules ou du moins les principales sources des
conceptions religieuses. Poursuivre dans le détail la marche de ces
transformations, vouloir isoler le noyau d'une forme de culte en le séparant
des adjonctions postérieures, c'est une entreprise toujours difficile, et même
souvent impossible. Pourtant, il n'en reste pas moins certain que des
transformations de ce genre ont eu lieu et ont influencé de la façon la plus
durable la marche du développement religieux. Mais, arrivés ici, il y a lieu
de nous arrêter dans ces considérations et de rentrer dans le sentier plus
modeste dont nous sommes un instant sortis.
Les dieux
helléniques se réunissent sur l'Olympe autour du trône de Zeus ; ils prêtent
l'oreille aux chants d'Apollon et des Muses, boivent le nectar dans des coupes
d'or, et s'engagent dans les aventures de guerre comme dans les aventures
d'amour. Comme ils ressemblent peu aux premiers et grossiers produits de
l'instinct religieux ! Entre ces deux stades de développement s'ouvre un abîme
qui peut sembler presque infranchissable. Mais il ne l'est qu'en apparence. Qui
considère attentivement les faits voit bientôt apparaître tant de degrés
intermédiaires et de termes de transition qu'il a peine à dire où finit une
série d'êtres et où commence l'autre, où, en particulier, finit le fétiche
naturel et où commence le dieu anthropomorphique. Du dieu souverain de
l'Olympe, de Zeus, la philologie comparée nous dit qu'à l'origine il n'était
pas autre. chose que le Ciel. C'est pourquoi « Il » pleut ; c'est pourquoi «
Il » lance des éclairs, c'est pourquoi « Il » rassemble les nuées. La Terre
est encore chez Homère (13) tantôt la déesse «
à la large poitrine », tantôt la déesse « aux larges voies » ; changeante
comme le caméléon, elle oscille entre deux représentations contradictoires.
Un ancien théologien-poète (14) fait naître de
la Terre de hautes montagnes et le Ciel étoilé afin que celui-ci l'entoure de
toutes parts ; la Terre, épouse du Ciel, enfante Okéanos aux profonds
tourbillons ; enceinte d'Okéanos, Téthys enfante les fleuves : nous sommes
encore en plein dans le domaine de la simple adoration de la nature. Mais, dans
Homère, le fleuve Xanthos « au beau courant » s'enflamme de colère parce
qu'Achille remplit son lit de cadavres ; pressé par le feu qu'a allumé
Héphaïstos, le forgeron des dieux, il est en danger de tarir ; alors il
arrête son cours pour échapper à l'embrasement, et en même temps appelle à
son aide Héra aux bras blancs, l'épouse du roi des dieux, envisagée tout à
fait comme une femme. Ici nous saisissons la transformation sur le vif :
n'est-ce pas comme si nous avions en même temps devant les yeux deux sortes de
créations religieuses, foncièrement différentes, comparables à deux couches
de roche qu'un tremblement de terre aurait mélangées sans ordre ?
Quelle est la cause de cette transformation, qui s'est accomplie chez les Grecs
comme chez de nombreux autres peuples ? A cette question, voici comment on peut
répondre à peu près. L'instinct de l'association, qui a conduit à la
personnification de la nature, portait de lui-même à humaniser de plus en plus
les objets de l'adoration. Tout effet qui se produit est rattaché à une cause,
et cette cause conçue comme manifestation d'une volonté, comme expression
d'une passion ; cette volonté et cette passion sont assimilées ensuite aux
volontés et aux passions humaines ; enfin celles-ci supposent la forme humaine
extérieure et l'ensemble des conditions de la vie humaine. Ce développement
fut entravé aussi longtemps que l'homme, encore à moitié animal, n'obéissant
qu'à la nécessité, incessamment inquiété par des dangers réels ou
imaginaires, ne se jugeait pas digne d'attribuer sa forme - celle de la
faiblesse ! - aux forces immenses de la nature. Les progrès insensibles de la
civilisation atténuèrent ces différences de niveau ; les extrêmes
commencèrent à se rapprocher. Il n'a sans doute jamais existé de peuple qui
se soit représenté les grandes puissances naturelles comme des sauvages
affamés, en quête de racines et de baies. Mais une race en possession d'un
pays giboyeux et pratiquant la chasse peut bien parler de chasseurs célestes,
tels que le Wotan germain ; le propriétaire de troupeaux de l'Inde antique se
figure le dieu du Ciel sous les traits d'un berger dont les vaches sont les
nuages. Le désir toujours plus grand d'idées claires, précises et logiques,
dû à des circonstances extérieures favorables, vient renforcer cette
tendance. Ainsi des conceptions vagues, confuses et contradictoires comme celle
d'un fleuve sensible à la douleur ou né de l'acte générateur, deviennent
l'exception là où elles étaient auparavant la règle. La question de savoir
si c'est le culte des ancêtres ou le fétichisme qui a existé le premier est
peut-être de celles qui ne se laissent pas résoudre sûrement. Mais le
démonisme, si ancien qu'il puisse être, a dû prendre de l'extension à mesure
que progressait la division du travail, et que la vie se diversifiait davantage,
car les mobiles qui poussaient à créer des démens, c'est-à-dire les
occupations et les situations des hommes, se multipliaient. Les démons libres
opposaient moins de résistance au besoin de transformation que les objets
d'adoration empruntés à la nature, et ils fournirent bientôt le modèle sur
lequel ceux-ci furent formés à leur tour. Rien n'empêchait, et plus d'un
motif conseillait au contraire (que l'on songe à ce que nous avons remarqué
plus haut à propos de la possession), de faire entrer les démons, comme les
âmes, dans des corps, et ce qui arriva pour eux fut bientôt attribué aux
fétiches naturels. A la place d'objets naturels doués de volonté et de
conscience, et en partie à côté d'eux, nous voyons apparaître des esprits ou
des dieux qui n'ont plus que leur demeure dans les objets extérieurs, et qui
s'en servent en guise d'instruments. Le dieu que l'on se figure habiter
seulement un objet extérieur, mais sans se con-fondre avec lui, devient moins
dépendant du sort de cet objet ; son activité ne sera plus absorbée par celle
de ce dernier : il acquerra un surcroît d'activité libre.
Un intéressant exemple de cette transformation nous est fourni par les
gracieuses figures féminines que les Grecs ont adorées sous le nom de Nymphes
: l'hymne homérique à Aphrodite (15) connaît les
nymphes des arbres ou Dryades, qui prennent part aux danses des Immortels, et
qui, dans l'ombre épaisse des cavernes, s'unissent à Hermès et aux Silènes.
Mais les sapins et les chênes aux sommets élevés, sous l'écorce desquels
elles habitent, sont encore plus que leur demeure. Car, à moitié divines
seulement, elles naissent, croissent et meurent en même temps qu'eux. D'autres
nymphes ne sont plus soumises à la même destinée ; elles habitent, il est
vrai, des sources, de délicieux bocages et des prairies luxuriantes, mais elles
font partie de la troupe des Immortels, et ne manquent point à leur assemblée
quand Zeus la convoque sous ses splendides portiques (16).
Concluons : il y a eu un temps où l'arbre lui-même passait pour animé, et où
on lui rendait un culte. Ensuite est venue une seconde période dans laquelle on
considérait comme élément de sa vie un être propre, qui pouvait se séparer
de lui, mais qui était pourtant étroitement attaché à son sort. A la fin, ce
lien aussi se brise ; l'être divin conquiert, pour ainsi dire, sa liberté ;
désormais, il plane, indestructible, sur les objets individuels et périssables
auxquels il préside. Ce dernier pas, pas décisif, est celui qui a
définitivement établi le polythéisme à la place du fétichisme. Celui-ci ne
subsiste plus qu'exceptionnellement ; on n'en trouve les vestiges que dans
certains grands objets naturels, uniques en leur espèce, tels que la Terre, les
Astres et le fabuleux Okéanos. Et ici encore, à côté des vieilles figures
restées à l'abri des atteintes de l'anthropomorphisme, nous trouvons souvent
d'autres images formées sous l'influence des nouveaux courants. De même qu'il
y a des démons libres qui président à des catégories entières de travaux,
une tâche appropriée à leur caractère incombe aux esprits naturels dégagés
des objets auxquels ils étaient attachés ; ils deviennent divinités des
forêts, des jardins, des sources, des vents, etc. Cette évolution fut
favorisée, indépendamment de l'influence du démonisme, par l'intelligence
toujours plus grande de l'identité réelle de séries entières d'êtres ; elle
donna à l'instinct de généralisation de l'esprit humain une première
satisfaction ; d'autre part, le génie artistique et poétique trouvait dans la
contemplation de cette libre activité une matière presque inépuisable (17).Les
conditions que nous venons d'indiquer, et desquelles dépend la personnification
et l'idéalisation subséquente des puissances divines, existaient dans la plus
large mesure au sein du peuple grec. Le besoin de notions claires et précises
faisait sans doute partie des qualités premières du génie hellénique ; mais
la pureté d'atmosphère et la sérénité du ciel qui régnaient dans la plus
grande partie de ces pays, les contours nettement marqués des montagnes, les
horizons souvent si vastes et pourtant presque partout limités, ont sûrement
développé à un haut degré les dons primitifs. Le sens esthétique devait
puiser un aliment toujours nouveau dans ces paysages où tous les éléments des
beautés naturelles étaient également représentés et réunis dans le plus
étroit espace, dans la vue des sommets neigeux et des plaines riantes, des
sombres forêts qui couvraient les montagnes, des prairies émaillées de
fleurs, dans les lointaines échappées sur la terre ou sur les mers. L'esprit
d'invention, l'instinct artistique, qui, plus tard, se sont déployés dans
les-domaines les plus variés, et ont produit une infinité de créations
éclatantes, ont dû s'emparer de la première matière qui s'offrait à eux
pour en tirer la satisfaction qui leur était encore refusée ailleurs. Il
serait du plus haut intérêt de poursuivre dans le détail la marche de ces
transformations, mais cette tâche nous est rendue très difficile par l'état
des monuments littéraires qui nous ont été conservés. On croyait autrefois
posséder dans les poèmes homériques les produits de l'enfance du génie grec.
La bêche de Schliemann a dissipé cette illusion. Une haute civilisation
matérielle a régné dans la Grèce orientale, dans les îles et sur la
lisière des côtes de l'Asie-Mineure, en tout cas peu après l'an 1500 avant
J.-C. ; les conditions extérieures de la vie que nous décrivent les poètes
homériques sont le résultat d'un développement relativement long, préparé
par l'Égypte et par l'Orient. Comme ils étaient loin de la barbarie primitive,
les princes et les nobles dont la récitation des poèmes homériques
assaisonnait les festins ! Ils faisaient bonne chère dans des portiques
richement décorés, garnis de plaques de métal, ornés de frises en verre bleu
sur un fond d'albâtre d'une blancheur éclatante, et de plafonds
artistique-ment sculptés, et ils buvaient dans des coupes d'or d'un travail
exquis (18) ! Sans doute, la violence de leurs
passions est encore indomptable. Autrement, l'implacable colère d'Achille ou de
Méléagre n'eût pas été le thème favori de la composition poétique. Il y a
une frappante analogie entre cette époque et celle qui vit naître le
Nibelungen lied ; là aussi, les raffinements de la vie et du goût apportés de
l'étranger s'offrent à un peuple qui a gardé intacte la force des passions
premières. Mais le sentiment de crainte que l'homme primitif éprouve en
présence des grands phénomènes de la nature avait depuis longtemps disparu
des esprits. Les seigneurs s'étaient mis à l'abri des difficultés de la vie
et étaient pleins d'une orgueilleuse confiance ; aussi représentaient-ils
toujours davantage l'existence des dieux sur le modèle de la leur propre. Les
scènes qui se déroulaient sur l'Olympe n'étaient plus que le pendant des
scènes brillantes, mais souvent tumultueuses, de leurs palais. Jamais les dieux
et les hommes ne se sont à tel point rapprochés les uns des autres, les
premiers cédant aux seconds une bonne part de leur dignité, les seconds
prêtant aux premiers une non moins grande part de leurs faiblesses. Les vertus
que l'on attribuait aux dieux étaient celles qu'appréciaient le plus des
guerriers valeureux et opiniâtres, fidèles dans l'amitié comme dans la haine.
Comme eux, les dieux sont animés de violentes passions individuelles ; le lien
du devoir est presque toujours pour eux un pacte de fidélité personnelle ;
dans l'Iliade, du moins, ils ne se montrent qu'exceptionnellement gardiens du
droit en tant que droit (19). A leurs protégés,
qui leur offrent de riches offrandes, aux villes qui leur dédient des temples
magnifiques, aux tribus et aux familles qui ont su gagner leurs faveurs, ils
offrent une assistance fidèle, constante, infatigable. Les scrupules moraux les
arrêtent peu ; ils accordent même l'adresse dans le vol et le parjure à ceux
qu'ils affectionnent particulièrement. Ils ne se préoccupent guère de la
justice ou de l'injustice ; ils défendent souvent une cause sans se demander si
elle est bonne. Comment, s'il en était autrement, pourraient-ils avec un zèle
égal et un égal dévouement porter secours les uns aux Troyens, les autres aux
Grecs? Comment, dans l'Odyssée, Poseidon pourrait-il poursuivre le patient
Odysseus d'une haine implacable, tandis qu'Athéné accourt à chaque danger qui
le menace pour l'en sauver et lui prodiguer ses conseils ? Ils ne se soumettent
qu'aux volontés souveraines du dieu du ciel, et encore y résistent-ils
souvent, et essayent-ils d'abord, pour s'y soustraire, de tous les moyens que
leur suggèrent la ruse et la tromperie. D'ailleurs la puissance du maître de
l'Olympe - qui, en cela, ressemble évidemment à son modèle terrestre - ne
repose aucunement sur la base inébranlable de la loi ; ne se voit-il pas
souvent forcé de recourir aux menaces et même à la violence pour assurer
l'exécution de ses ordres ? Une seule limite, mais infranchissable, vient
s'opposer aux prétentions et aux volontés contradictoires des Immortels :
c'est celle de la sombre nécessité, de la Moira, à laquelle les dieux ne
peuvent pas plus se dérober que les hommes, et dans l'acceptation de laquelle
se manifeste un obscur pressentiment des lois de la nature. C'est ainsi que,
dans les plus anciens monuments de la vie intellectuelle des Hellènes que nous
possédions, les dieux sont arrivés au dernier degré de l'anthropomorphisme,
à un degré qu'ils ne pouvaient dépasser sans que leurs droits aux prières et
à l'adoration fussent mis en péril. Et même, en certains cas, cette limite
est franchie. La fameuse aventure d'Arès et d'Aphrodite, dont le récit
réjouit les Phéaciens, dénote une transformation des conceptions religieuses
qui - comme le culte exclusif de la beauté pendant le Cinquecento - n'aurait
guère pu se répandre dans les couches populaires sans compromettre le fond
même des croyances.
Celui qui veut se rendre compte du saisissement que faisaient éprouver les
cérémonies de la religion grecque primitive le cherchera en vain dans les
scènes de l'épopée de cour. Les plaisirs et les joies terrestres, les
délices d'une vie raffinée y ont relégué à l'arrière-plan les côtés
sombres de la foi et, si l'on nous passe cette expression, les ont inondés de
leur lumière. Ce fait ressort de la manière la plus claire précisément des
épisodes isolés qui paraissent le contredire (20).
L'homme des temps homériques se croit toujours et partout entouré de dieux; il
se sent partout et toujours sous leur dépendance. Qu'une entreprise réussisse
ou qu'elle échoue, que la lance atteigne son but ou que l'ennemi y échappe,
c'est par la faveur ou par l'hostilité d'un démon qu'il l'explique ; s'il
imagine quelque dessein ingénieux, s'il prend quelque décision salutaire,
c'est qu'un dieu l'a inspiré ; c'est un dieu encore qui, d'autres fois, vient
aveugler sa raison. S'assurer la bienveillance des Immortels, conjurer leur
disgrâce, voilà à quoi tendent tous ses efforts. Les situations les plus
désespérées ne manquent pas dans les vicissitudes des combats que nous
décrit entre autres l'Iliade. Et pourtant le fidèle ne sacrifie jamais aux
dieux le plus précieux de tous les trésors dont il dispose : l'homme
lui-même. Le sacrifice humain, aussi peu étranger à la religion des Grecs
qu'à celle de la plupart des autres peuples, et qui y laisse des traces jusque
dans les temps historiques les mieux connus, manque dans le tableau de
civilisation que les poèmes homériques présentent à nos yeux. Ou plutôt ce
cruel usage y est mentionné une fois, mais, c'est le cas de le dire, cette
exception ne fait que confirmer la règle. Dans les funérailles solennelles
qu'Achille fait à son ami Patrocle, on égorge nombre de boeufs et de brebis,
quatre chevaux, les deux chiens favoris du défunt, et en outre douze jeunes
Troyens, qui sont ensuite brûlés avec son cadavre. La forme du sacrifice -
crémation entière des victimes - est précisément celle que le rituel
postérieur nous montre en usage quand on veut honorer les divinités
souterraines. Le cadavre est d'abord arrosé du sang des victimes animales et
humaines ; l'âme du mort est considérée comme présente ; elle se repaît des
offrandes dont on l'honore. Achille remplit par là - et il le crie à l'âme de
son ami, lorsqu'elle lui apparaît d'abord pendant la nuit, puis au moment même
de la cérémonie - un voeu solennel. Mais, chose étrange, la description de
l'horrible scène ne nous offre pas cette minutie, cette abondance de détails
que l'on appelle justement épique, et qui caractérise spécialement Homère.
Le poète glisse plutôt, avec une hâte voulue, pourrait-on dire, sur cette
affreuse cérémonie. Elle lui répugne aussi bien qu'à ses auditeurs ; c'est
là, semble-t-il, un dernier reste de conceptions et de moeurs autrefois
vivantes, maintenant tombées en oubli (21).
D'autres indices du même genre fortifient cette impression. Les poèmes
homériques ne nous offrent plus guère de traces de sacrifices - sanglants ou
non - en l'honneur des morts, de l'expiation du meurtre, d'un culte des âmes ou
des ancêtres, non plus que des idées qu'impliquent ces pratiques religieuses,
c'est-à-dire de la foi en la survivance d'êtres qui, du fond de leur tombeau,
exercent des maléfices, et exigent sans cesse - sous peine de vengeances
terribles - de nouvelles satisfactions. Sans doute, les âmes survivent aux
corps, mais elles habitent presque exclusivement - « têtes vaines et
inconsistantes » - les demeures souterraines ; ombres pâles, formes exsangues,
leur pouvoir est minime ou plutôt nul. Mais il en était tout autrement dans
les temps reculés et tout autrement - les résultats certains des fouilles, et
des inférences non moins certaines nous permettent de le dire - à une époque
encore plus récente. Il est donc nécessaire de s'arrêter un instant sur ces
points si importants pour l'histoire du culte des âmes et de la, religion en
général.
Le sacrifice de
prisonniers ou d'esclaves était pratiqué très anciennement lors des
funérailles des chefs : c'est un usage encore aujourd'hui très répandu.
Lorsque les Scythes rendaient les derniers devoirs à un de leurs rois,
ils égorgeaient une de ses concubines, cinq esclaves (le cuisinier,
l'échanson, le chambellan, un écuyer et un portier) et les enterraient avec
lui, de même que ses chevaux favoris ; en outre, ils plaçaient à côté de
lui, dans sa tombe, une foule d'ustensiles précieux, tasses d'or, etc. Une
année après, on égorgeait encore cinquante esclaves choisis ; on les plaçait
sur autant de chevaux également tués, et on en entourait le tertre funèbre
comme d'une garde d'honneur (22).L'énumération
des usages de ce genre parmi lesquels il faut ranger l'habitude des Hindous de
brûler les veuves - remplirait des volumes. On y remarque, cela va de soi, une
longue série de degrés qui vont de la barbarie pure jusqu'aux raffinements de
la tendresse. Aux sacrifices humains succèdent les sacrifices d'animaux, à
ceux-ci les offrandes liquides et en général les offrandes non sanglantes.
Dans les drames d'Eschyle et de Sophocle, le tombeau d'Agamemnon, à Mycènes,
reçoit des libations de lait, des boucles de cheveux et des couronnes de
fleurs. Les tombes royales qu'on a découvertes récemment sur l'emplacement de
cette ville, et qui datent de temps très reculés, nous ont conservé les
restes d'offrandes beaucoup plus efficaces et significatives : des os d'hommes
et d'animaux et une quantité d'armes, de coupes et d'autres ustensiles. Ces
tombes, comme la tombe à coupole découverte à Orchomène en Béotie, et où
l'on constate la présence d'autels, témoignent que les âmes des morts
jouissaient d'une adoration au sens propre du mot. Le culte des ancêtres et des
âmes, qui n'a sans doute manqué à aucun peuple, est encore aujourd'hui aussi
répandu parmi les sauvages les plus incultes de tous les continents que parmi
les populations très civilisées de la Chine, où il constitue la partie la
plus essentielle de la religion d'État. Dans les croyances des peuples aryens,
il occupe aussi une place prépondérante, chez les Grecs aussi bien que chez
les Romains - ceux-ci adoraient leurs ancêtres sous le nom de « Mânes » - ou
que chez les Hindous qui les appelaient « pitaras ». Quand, à Athènes, une
famille venait à s'éteindre, cela était considéré comme un malheur pour
divers motifs, dont l'un était que ses ancêtres allaient se trouver désormais
privés des honneurs auxquels ils avaient droit. Le peuple, dans son ensemble,
et les nombreuses communautés, pareilles à des cercles concentriques, dont il
se composait, priaient des ancêtres réels ou imaginaires ; et ce besoin était
si profondément senti que même les corporations, les tribus ou corps de
métiers inventaient un ancêtre commun lorsqu'ils n'en possédaient point.
Cette tendance est en rapport étroit avec les débuts de l'État et de la
communauté, qui, à l'origine, n'étaient considérés que comme des familles
agrandies. Ici, nous ne nous préoccupons que de sa racine la plus profonde, la
croyance à la survivance des âmes, sous forme d'êtres qui influençaient
d'une manière durable le bonheur et le malheur des vivants. Nous avons déjà
appris à connaître l'origine de cette croyance ; les transformations qu'elle a
subies nous occuperont plus loin ; pour le moment, il s'agit seulement
d'écarter un malentendu qui trouble l'intelligence historique (23).
Chez Homère, les âmes se sont en quelque sorte volatilisées, et ne sont plus
que des ombres pâles et sans force ; le culte qui leur était voué et les
usages qui en étaient découlés ont, en conséquence, presque disparu des deux
grandes épopées grecques ; mais le témoignage que nous fournit l'ethnographie
comparée n'eût jamais dû laisser s'établir l'opinion que nous trouvons en
elles la plus ancienne forme de cette partie de la religion hellénique. Les
fouilles datant de la période de civilisation qu'on appelle maintenant période
mycénienne ont dissipé tous les doutes possibles. A quelles causes est dû ce
changement des conceptions religieuses, changement limité à coup sûr non
seulement au point de vue du temps, mais au point de vue de l'espace, et même,
selon toute probabilité, à certaines classes de la population ? A cette
question on ne peut répondre pour le moment que par des conjectures. On a
attribué une influence décisive à l'usage de la crémation, qui commença à
dominer à cette époque, et à la croyance qui s'y rattachait et qui était
clairement exprimée, à savoir que la flamme dévorante sépare définitivement
le corps de l'âme, et bannit celle-ci dans le royaume des ombres (24).
Il faut sans doute tenir compte dans une aussi large mesure de la distance que
mettait l'émigration entre les colons, d'une part, les tombes de leurs
ancêtres et les lieux de culte qui s'y rattachaient, d'autre part. Mais il faut
en tout cas attribuer aussi une portée considérable à l'esprit de la poésie
homérique, esprit clair et lumineux, amoureux du monde et de la vie, qui
éloigne d'instinct les spectres et les revenants aussi bien que les laideurs et
les monstruosités. Non seulement les apparitions d'âmes, mais les divinités
magiques telles qu'Hécate, les démons informes tels que les Titans aux
cinquante têtes et aux cent bras, les légendes grossières et cruelles du
monde primitif, comme celle de la mutilation d'Ouranos, passent à
l'arrière-plan ; les monstres du genre des « Cyclopes » ne servent plus qu'à
l'amusement des auditeurs (25). Dans un cas comme
dans l'autre, le sens de la beauté, peu à peu affermi, et le plaisir de vivre,
développé par les progrès de la civilisation matérielle, ne peuvent-ils pas
être regardés comme le principal facteur de cette orientation morale ? Ou bien
serions-nous justifiés vraiment à croire qu'à cette lointaine époque déjà
le peuple qui a créé la philosophie et les sciences de la nature tentait les
premières explications rationalistes? En d'autres termes, est-ce au caractère
léger de la race ionienne ou à son génie lumineux que nous devons attribuer
en première ligne cette transformation de l'idée de l'âme qui se manifeste
chez Homère ? Pour le moment, il n'est pas possible de résoudre cette question
avec certitude. Mais si elle peut être posée, c'est grâce à la pénétration
d'esprit, à la puissance d'analyse d'un des savants les plus éminents de notre
époque, qui a particulièrement étudié ce domaine de l'histoire religieuse,
Erwin Rohde, l'auteur de Psyché.
Peu à peu, de
simple jeu, l'imagination s'était élevée à la hauteur du sens artistique. La
personnification de la nature lui a donné une matière presque inépuisable ;
d'autre part, elle a offert la première satisfaction au sens scientifique,
avide de jeter quelque lumière dans la profonde obscurité où nous vivons et
respirons. En réalité, le libre jeu de l'association des idées, en conduisant
à admettre que les phénomènes du monde extérieur sont les actes d'êtres
doués de volonté, a donné une réponse à l'invincible instinct qui nous
pousse à rechercher les origines et les causes des événements. C'est là une
sorte de philosophie naturelle, susceptible d'un développement d'autant plus
étendu que l'observation s'attache à un plus grand nombre de faits, et que les
formes attribuées aux puissances naturelles que l'on transforme en êtres
vivants se précisent davantage. L'homme primitif n'est pas seulement un poète
qui croit à la vérité de ses fictions ; c'est aussi en son genre un
chercheur, et l'ensemble des réponses qu'il donne aux questions dont il se sent
continuellement pressé finit par former un tissu qui enveloppe tout, et dont
les fils constituent ce que nous appelons des mythes. Les légendes populaires
de tous les temps et de tous les peuples nous en offrent des exemples, dont les
uns concordent étonnamment, tandis que les autres se contredisent de la façon
la plus surprenante. Les deux grands corps célestes sont regardés presque par
tous les peuples comme un couple ou comme le frère et la soeur ; et l'on ne
saurait compter les sagas qui expliquent les phases de la lune par des
pérégrinations de cette déesse, et les éclipses de soleil et de lune tantôt
comme les suites d'une querelle domestique, tantôt comme le, résultat des
attaques de dragons et de monstres divers. Pourquoi le soleil perd-il sa force
en hiver ? Parce que ce Dieu (Samson) - répond le Sémite - s'est laissé
enjôler par la déesse de la nuit, a cédé à ses troublantes séductions, et
s'est vu dépouiller par elle de sa brillante chevelure ; quand, avec ses
longues boucles de cheveux, sa force l'a abandonné, il est aveuglé sans peine
(26).Pour l'antique Hindou, les nuages sont des
vaches ; quand on les trait, la pluie rafraîchissante tombe sur la terre ; se
fait-elle attendre longtemps, ce sont les mauvais esprits qui ont enlevé les
troupeaux et les ont cachés dans les cavernes des rochers. Le dieu du ciel
(Indra) doit descendre sous forme de tempête pour les délivrer de leur prison,
et les arracher aux voleurs.
Le terrible spectacle qu'offre une éruption volcanique aux regards de l'homme
primitif lui apparaît tout naturellement comme l'oeuvre d'un démon qui habite
dans les profondeurs de la terre. Beaucoup de peuples se contentent de cette
explication, mais il en est aussi qui se posent une question nouvelle : comment
se fait-il qu'un si puissant démon ait été banni dans les ténèbres
souterraines ? Et la réponse - cela va presque de soi - est celle-ci : Il a
succombé dans un combat avec un démon encore plus puissant que lui. Ainsi
répondaient les Grecs, qui voyaient en Typhon et en Encelade des adversaires
vaincus et sévèrement punis de leur témérité par le dieu souverain du ciel.
La terre fait sans cesse sortir de son sein de nouveaux fruits ; comment ne
serait-elle pas un être féminin, et qui donc l'eût fécondée sinon le ciel
étendu au-dessus d'elle, qui lui envoie des pluies vivifiantes ? Ce mythe,
très répandu, a subi diverses modifications. Pourquoi, se demandent Maoris et
Chinois, Phéniciens et Grecs, le ciel et la terre sont-ils maintenant si
éloignés l'un de l'autre, au lieu d'habiter dans un voisinage intime, comme il
convient à des époux ? Les habitants de la Nouvelle-Zélande répondent que
l'espace manquait aux rejetons de Rangi (le Ciel) et de Papa (la Terre) aussi
longtemps que ceux-ci restaient unis. Alors ils décidèrent d'échapper à
l'oppression dont ils souffraient et à l'obscurité qui les enveloppait ; l'un
d'eux, le puissant dieu des forêts, réussit - après maintes tentatives
inutiles de ses frères - à séparer de force ses parents. Mais l'amour des
deux époux a survécu à la séparation. Du sein de la Terre montent toujours
vers le Ciel des soupirs passionnés que les hommes appellent nuages ; des yeux
du Ciel affligé s'échappent souvent des larmes que les hommes nomment gouttes
de rosée (27). Ce mythe aussi ingénieux que
poétique nous donne la clef d'un mythe grec analogue, mais incomparablement
plus grossier, et qui ne nous est parvenu que fragmentairement. La Terre, nous
raconte Hésiode, était gênée, oppressée par la foule des rejetons
gigantesques que le Ciel avait engendrés d'elle, mais qu'il refoulait dans ses
profondeurs, au lieu de les laisser arriver à la lumière. Gémissant sous le
poids qui l'écrase, elle imagine une ruse dont elle confie l'exécution à l'un
de ses fils. Au moyen d'une faux tranchante, Kronos mutile son père Ouranos,
pour mettre un terme à sa production ; il ne peut plus dès lors s'approcher de
Gaia et lui faire partager son amour ; ainsi - pouvons-nous ajouter - Kronos
fait une place à ses frères et à ses soeurs jusqu'alors pressés dans le sein
maternel (28). Le processus de la personnification
- nous avons pu nous en rendre compte - ne s'arrête pas aux choses ; il
s'étend à leurs propriétés, à leurs états, à leurs énergies. La Nuit,
les Ténèbres, la Mort, le Sommeil, l'Amour, le Désir, l'Aveuglement sont
regardés par les Grecs comme des êtres individuels, dont la personnalité, il
est vrai, se développe inégalement. Les uns ont complètement pris corps,
tandis que d'autres ne se détachent pas plus de l'idée qui leur a donné
naissance qu'un bas-relief de la paroi qu'il décore. Les rapports qui existent
entre ces énergies ou ces états sont expliqués par des analogies tirées de
la vie de l'homme ou de celle des animaux. La ressemblance, par exemple, est
identifiée avec le lien de parenté ; le sommeil et la mort sont deux frères
jumeaux ; la succession des effets devient une descendance ; ainsi le jour est
le rejeton de la nuit ou réciproquement. Dans tous les groupes d'êtres de
même nature - et cet usage a laissé des traces profondes dans notre langue -
on voit des tribus, des genres ou des familles. Enfin, l'habitude d'expliquer
par des fictions mythiques un état qui dure, ou des phénomènes du monde
extérieur qui se reproduisent toujours, conduit à résoudre d'une manière
analogue les grandes énigmes de la vie et de la destinée humaine. Pourquoi, se
demande le Grec dans une époque troublée, en proie au pessimisme, les biens
que nous offre la vie sont-ils dépassés par les maux ? Cette question se
transforme aussitôt pour lui en la suivante : quel événement, quelle
per-sonne est cause de l'entrée du mal dans le monde ? Et sa réponse est en
somme celle qu'un Français du siècle passé, - AIexandre Dumas père - qui
avait étudié dans leur genèse une foule de crimes, formulait en ces mots qui
ont fait fortune : « Cherchez la femme (29) ! »
Seulement l'ancien Grec a donné à son accusation contre le sexe faible la
forme d'un récit. Il nous raconte comment Zeus, pour punir Prométhée d'avoir
dérobé le feu et d'avoir accru l'orgueil des hommes en le leur communiquant,
s'entend avec les autres dieux pour créer et envoyer sur la terre une femme
pourvue de toutes les séductions, et qui sera la mère de toutes les femmes.
Une autre fois que le Grec réfléchit à cette obscure question, c'est la
curiosité, la soif de connaître qui lui apparaît comme la racine de tout mal.
Si les dieux nous avaient, se dit-il, accordé tous les biens, et avaient
enfermé tous les maux dans un vase en nous exhortant à ne point l'ouvrir, la
curiosité humaine et surtout la curiosité féminine se fût jouée de la
défense divine. Les deux mythes se confondent en un : c'est la femme parée par
les dieux de tous les dons de la séduction (Pandora = douée de tous les dons)
qui, piquée par la curiosité, soulève le couvercle du fatal coffret et en
laisse échapper le contenu. Une'fois encore nous sommes surpris de cette
merveilleuse uniformité de création mythique chez les peuples les plus divers.
Est-il nécessaire, en effet, de rappeler la légende hébraïque d'Eve (la
production), et les suites funestes de sa coupable curiosité ?
L'abondance des
mythes, la foule des dieux devaient finir par déconcerter et par fatiguer
l'esprit des croyants. A force de se multiplier, de foisonner, les légendes
avaient formé une forêt inextricable, dont les troncs poussaient sans cesse de
nouvelles branches. Il fallait une hache pour y pratiquer des éclaircies, et un
bras vigoureux pour la manier. Ni l'un ni l'autre ne devaient manquer.
L'énergie et l'intelligence d'un paysan ont accompli ce rude travail. Ce paysan
est le plus ancien poète didactique de l'Occident, Hésiode, d'Ascra en Béotie
(VIIIe siècle avant J.-C.), citoyen d'un pays où l'air était moins léger et
l'intelligence moins affinée que dans les autres parties de la Grèce ;
c'était un homme à l'esprit clair, mais un peu lourd, habile à administrer sa
maison et son domaine, versé dans les questions de droit ; son imagination ne
prenait pas bien haut son essor, et son coeur ne renfermait point des trésors
de sensibilité : c'était un Romain parmi les Grecs. L'auteur des Oeuvres et
des Jours avait une intelligence sobre, l'amour de l'ordre sévère,
l'économie stricte d'un excellent homme d'affaires, qui est habitué à tenir
ses comptes en règle, ne souffre point de contradiction et évite tout excès.
C'est dans ces sentiments qu'il dresse, si l'on ose parler ainsi, l'inventaire
de l'Olympe, faisant entrer toutes les figures divines dans le plan de son
ouvrage et dans le cadre de l'unité généalogique. Il taille les branches
gourmandes de la poésie épique, remet en honneur, même quand elles sont
laides et grossières, les traditions primitives, souvent à moitié
incompréhensibles, du menu peuple de sa patrie, et crée ainsi, dans sa Théogonie,
un tableau d'ensemble, en somme bien lié dans toutes ses parties, mais rarement
éclairé d'un rayon de vraie poésie, rarement réchauffé du sentiment joyeux
de vivre. La haute antiquité aimait déjà à associer les noms d'Homère et
d'Hésiode, parce que, au dire d'Hérodote, ils avaient donné aux Grecs leur
théologie (30). En réalité, ils sont aux
antipodes. L'imagination sans bornes des chantres ioniens, qui ne s'embarrasse
pas des contradictions de la légende, n'est pas moins opposée à la sagesse
terre à terre et méthodique du paysan béotien que la fière et insouciante
humeur de leurs nobles auditeurs au caractère triste des paysans besogneux
auxquels Hésiode a dédié ses vers.
La « théogonie » renferme aussi une cosmogonie ; l'origine des dieux explique
en même temps l'origine du monde. C'est cette dernière qui nous intéresse
surtout ici, et c'est au poète didactique que nous donnons la parole. Tout
d'abord, nous dit-il, naquit le Chaos, puis Gaia (la Terre) à la large
poitrine, puis Éros, le plus beau des dieux, qui dompte les sens des hommes et
des immortels, et endort la force de leurs membres. Du Chaos sortirent les
Ténèbres et la sombre Nuit, qui, en s'unissant, donnèrent naissance au
subtil Éther et à Hèméra (le Jour). Tout d'abord, et d'elle-même, Gaia
enfanta le ciel étoilé, les hautes montagnes, et Pontos (la Mer) ; puis,
fécondée par Ouranos, elle donna le jour au fleuve Okéanos, qui entoure la
terre de ses flots, et à une longue série de rejetons parmi lesquels - à
côté de monstres puissants et d'êtres qui ont presque tous une signification
allégorique - les dieux de l'éclair, appelés Cyclopes, et la grande déesse
marine, Téthys. De l'union d'Okéanos et de Téthys naissent les fleuves ; deux
autres enfants du Ciel et de la Terre engendrent le Soleil, la Lune et l'Aurore.
Cette dernière conçoit du dieu astral (Astraios), comme elle petit-fils du
Ciel et de la Terre, les vents, l'étoile du matin et les autres astres qui
brillent au firmament.
Une partie de cette exposition est d'une simplicité enfantine, et il n'est
guère nécessaire de l'expliquer ici. « Le plus petit sort du plus grand » ;
c'est pourquoi les montagnes ont surgi de la terre ; c'est pourquoi le puissant
Okéanos est le père des fleuves et des rivières, moins importants que lui ;
c'est pourquoi encore le petit astre qui luit au matin est le fils de la rougeur
qui se répand sur tout l'orient au moment où le jour va poindre. Et les autres
astres pourraient-ils ne pas être ses frères ? Mais on comprend moins
facilement que le Jour sorte de la Nuit. Car l'alternative contraire est aussi
possible en elle-même ; et, en fait, l'auteur d'une ancienne hymne de l'Inde se
demande si le Jour a été créé avant la Nuit, ou la Nuit avant le Jour (31)
Mais l'opinion représentée par Hésiode est peut-être la plus naturelle. Car
les ténèbres nous apparaissent comme un état qui dure de lui-même, et qui
n'a besoin d'aucune explication, tandis que la clarté est toujours provoquée
par un fait particulier : c'est le soleil qui se lève, l'éclair qui s'échappe
de la nue, ou une flamme allumée par la main de l'homme. Ce sont là les
pensées rudimentaires de l'esprit humain qui cherche l'explication des choses ;
elles s'expliquent d'elles-mêmes ; il n'est pas nécessaire de les
interpréter. Mais il en est un peu autrement de la partie la plus importante de
ce récit, celle où le poète nous décrit l'origine du monde proprement dit.
Ici, nous sommes surpris tout d'abord de la brièveté et de la sécheresse de
l'exposition. Chaos, Gaia, Éros, trois personnages qui sortent les uns après
les autres des coulisses - comme après les trois coups traditionnels. Pas un
mot sur le motif de leur apparition. Un simple « Mais ensuite » sert de
transition entre la naissance du Chaos et celle de la Terre. Comment se
représenter cette naissance ? La Terre sort-elle du Chaos ou non ? Et si oui,
par quel processus ? Sur toutes ces questions, silence complet. Et que signifie
le rôle prépondérant assigné au dieu de l'amour ? Nouvelle énigme
irrésolue. Sans doute, il est assez naturel de répondre : « Pour que des
naissances puissent se produire, il est nécessaire que le principe d'amour ou
de production dont elles dépendent ait fait son entrée dans le monde. » Mais
alors pourquoi le poète didactique ne fait-il pas le moindre usage de ce
principe dans la suite de son oeuvre ? Pourquoi se tait-il sur le rapport qu'il
semble vouloir établir entre lui et la naissance des êtres ? Pourquoi a-t-il
même plutôt l'air de le voiler intentionnellement ? Car enfin les épithètes
qu'il donne à Éros et la façon dont, dans un autre passage, il le fait
paraître à côté d'Himéros (le Désir) à la suite d'Aphrodite, ne
rappellent en rien l'être puissant, créateur de la vie et des mondes, qui,
seul, serait à sa place ici, et que nous rencontrerons dans d'autres essais
cosmogoniques, dans des essais qui nous décriront son origine et la tâche qui
lui incombe (32). Une chose est claire comme le
jour. Hésiode raconte la formation du monde d'une manière sommaire, et en ne
touchant que superficiellement les points les plus essentiels ; il est séparé
par un profond abîme de ceux qui, pour résoudre l'immense énigme, mettent en
jeu tous les ressorts de leur esprit, cet esprit fût-il encore dans l'enfance.
Ce qu'il nous donne, ce n'est plus qu'une écaille. Autrefois elle renfermait un
animal vivant, et de même que l'écaille ne se serait pas formée sans l'animal
qui l'a produite pour l'habiter, le débris qui nous reste n'existerait pas sans
l'âme vivante, dont il formait l'enveloppe. Ou, pour employer une autre image,
nous nous trouvons en présence d'un herbier de pensées desséchées, dont il
ne nous est plus possible d'observer la croissance et de suivre le graduel
développement. A défaut de cela, nous sommes obligés de recourir à des
inférences dont nous chercherons le point de départ dans la signification des
noms que le poète a employés, quoiqu'il ne les comprît sans doute qu'à
moitié. De ces noms, nous avons à déduire la suite de pensées dont ils ne
représentent plus que le résidu. Cette tâche nous sera facilitée par
l'étude des faits de même nature que nous rencontrons chez d'autres peuples
aussi bien que chez les Grecs eux-mêmes. Nous avons déjà esquissé
brièvement la figure d'Éros. Nous allons tout d'abord essayer de saisir la
signification du Chaos.
Le concept du Chaos se rapproche de celui de l'espace vide autant que les songes
de l'homme primitif peuvent se rapprocher des spéculations des penseurs. Le
premier essaye de se représenter un état de choses primordial, aussi éloigné
que possible de l'état actuel du monde. A un moment donné, la terre n'existait
pas, et encore moins ce qu'elle contient ; la voûte du ciel n'existait pas
davantage. Qu'y avait-il, alors ? Le vide béant qui sépare le ciel et la terre
prolongé indéfiniment par l'imagination en haut et en bas, des profondeurs
souterraines jusqu'aux régions supra-célestes. Les Babyloniens le nomment
Apsu, l'abîme, ou Tiamat, la profondeur (33) ;
pour les Scandinaves, c'est le ginnunga gap (the yawning gap), le vide béant,
désignation dont la seconde partie rappelle l'allemand gaffen ; tandis que la
première est tirée de la même racine que l'allemand gähnen, et que le grec
chaos (34). Ce vide béant, on se le figurait
d'ailleurs comme tout à fait sombre pour cette simple raison que, dans
l'hypothèse d'où est sorti tout ce système, il n'existait encore aucun des
astres qui nous éclairent. C'est aussi pour cette circonstance que
l'imagination du penseur envisage beaucoup plus la profondeur que la hauteur du
Chaos : dans son esprit, l'image de la hauteur est presque indissolublement
liée à celle de la lumière. Ce chaos occupe pour lui tout l'espace qu'il
connaît ou qu'il suppose, et qui le préoccupe habituellement. Car, ni sa
science ni sa pensée ne vont au delà de la terre et de la voûte déployée
au-dessus d'elle et émaillée d'étoiles ; ses pressentiments, sa curiosité ne
dépassent même pas cette limite. L'effort de son intelligence est épuisé
quand il est arrivé à prolonger indéfiniment le vide qui sépare le ciel de
la terre. Les deux autres dimensions de l'espace ne l'inquiètent guère. Il
semble donc également faux de dire qu'il lui attribuait une étendue finie ou
une étendue infinie.
Ainsi donc Hésiode a dressé l'inventaire non seulement des légendes
populaires et naïves, mais encore celui des plus anciens essais de
spéculation. Ce dernier, il est vrai, il l'a dressé d'une manière
rudimentaire et incomplète ; ses rares allusions nous apprennent que, de son
temps déjà, ces essais existaient, et il nous en indique les contours les plus
généraux. Mais c'est tout. Nous essayerons d'en retrouver le contenu - d'une
manière au moins approximative - dans les sources postérieures. Alors ce sera
le moment de marquer plus exactement le degré de développement philosophique
que dénotent ces tentatives. Mais nous ne nous séparerons pas d'Hésiode sans
rendre le lecteur attentif à un côté de son exposition qui présente
également un caractère plutôt spéculatif. Bon nombre des êtres qu'il
introduit dans son oeuvre et fait figurer dans ses généalogies n'offrent que
peu ou rien de cette intensité de vie qui parait propre aux créations de la
foi naïve du peuple. On croira difficilement, par exemple, que les « discours
mensongers » aient jamais été regardés sérieusement comme des êtres
personnels. Et pourtant ils font partie des descendants d'Eris (la Querelle),
parmi lesquels on rencontre aussi le « pénible travail », les « douleurs
accompagnées de larmes », les « batailles et le carnage ». Il n'en est pas
autrement des rejetons de la Nuit, auxquels appartiennent non seulement les
figures relativement vivantes d'Éris, du Sommeil et de la Mort, des « Moires
» (personnifications de la destinée), mais encore de purs fantômes tels que
la « Vieillesse funeste » et la « Tromperie », - cette dernière évidemment
parce qu'elle craint la lumière ; la première uniquement parce que les choses
qui nous affligent paraissent être du domaine de l'ombre. Ne parlons-nous pas
aussi des noirs soucis et des sombres pensées ? En quelle mesure Hésiode
dépendait-il encore en cela de ses prédécesseurs ? Il serait difficile de le
dire. Peut-être pourtant y a-t-il lieu de voir dans ces abstractions le produit
de sa propre pensée (35).
(01)
Cf. Bursian, Geogr. von Griechenland I 5-8. Nissen, Italische
Landeskunde I 216 : « Nulle part on ne trouve sur un si petit espace une
pareille variété de golfes, de caps, de chaînes de montagnes, de vallées, de
plateaux, de plaines et d'îles. » G. Perrot, Hist. de l'Art dans
l'Antiquité, VI p. 19 sq. - Le mot d'Hérodote se trouve l. VII 102. - Cf.
Thucydide I 2.
(02) On trouvera d'autres détails sur
l'élargissement de l'horizon géographique dans H. Berger, Gesch. der
wissenschaftlichen Erdkunde, I 16 sq. ; Ed. Meyer, Gesch. Aegyptens,
p. 367. - Hérodote (III 26) parle de Samiens établis dans le désert libyque.
(03) Erdmannsdörffer expose des points de
vue analogues aux nôtres, Das Zeitalter der Novelle in Hellas (Preuss.
Jahrbücher 1869).
(04) Relativement aux chaudrons et aux
trépieds, cf. Iliade, IX 264 sq. ; Odyssée, XIII 13 sq. et 217 ; ces objets
servent, dans les lois crétoises, comme unités de valeur (Comparetti, Museo
italiano. III, passim), et enfin comme effigies accessoires sur les monnaies
crétoises. Si, comme le veut Svoronos (Bull. de corr. hell., XII 405),
ce sont ces monnaies qui sont déjà mentionnées dans les lois crétoises, les
passages d'Homère, à eux seuls, constituent un témoignage suffisant.
(05) Songez à Stésichore et à la
façon particulière dont il a traité le mythe d'Hélène; cf. O. Müller, Gesch.
der griech. Litt., 1, 2e éd. 363 sq. Au sujet des influences asiatiques et
égyptiennes sur ce que l'on est convenu d'appeler l'art mycénien, cf.
Schuchhardt, Schliemann Ausgrabungen, Leipz. 1890, p. 358, et Reisch,
Die mykenische Frage, dans les Verhandl. der 42. Versammlung deutscher
Philologen, p. 104. Tandis que le style mycénien a continué de se développer
ailleurs, surtout en attique et dans les îles, son développement s'est
arrêté dans le Péloponnèse, presque sûrement ensuite de la conquête
dorienne. L'influence de l'Egypte sur les débuts de la statuaire grecque est
reconnue entre autres par Collignon, Hist. de la sculpture grecque, I
119, et par Lechat, Bull. de corr. hell., XIV 148 sq.
(06) Des mercenaires grecs ont gravé
leurs noms sur les pieds d'un colosse Abu Simbel, en Nubie (Inscr. graeca
antiquissimae, éd. Roehl, Berlin 1882, p. 127 sq.). Psammétique I et
Psammétique II ont employé des bandes de ces mercenaires, dont l'effectif
s'élevait à plusieurs milliers d'hommes. Cf. E. Meyer, Gesch. Aegyptens,
p. 360 sq. Strabon (I 13, 617), nous dit qu'Antimenidas, frère du poète
Alcée, vécut à Babylone comme mercenaire.
(07) Le climat de l'Ionie est décrit
par Hérodote ; I 142. Sur l'origine des Ioniens, cf. Ed. Meyer dans le
Philologus, nouvelle série, II 273, et v. Wilamowitz dans l'Hermès, XXI 108.
Au sujet de la multiplicité d'aptitudes des Ioniens et de ses causes, cf. les
excellentes remarques de Grote, Hist. de la Grèce, 2e éd., IV 239 sq.
(08) Cf. à ce sujet Sprenger, Versuch
einer Kritik von Hamdânis Beschreibung, etc. (p. 367 du tirage à part du
vol. 45 de la Zeitschr. d. deutseh. morgenländ. Gesellschaft): « On peut dire
que la civilisation musulmane, que nous sommes habitués à appeler civilisation
arabe, est sortie du croisement du sang et de l'esprit arabe avec le sang et
l'esprit persans ».
(09) L'auteur, qui a traité les questions ici
discutées dans un opuscule publié à Vienne en 1866, Traumdeutung und
Zauberei, en reste toujours au point de vue formulé par David Hume dans son
Histoire naturelle de la Religion : « There is an universal tendency
among mankind to conceive all beings like themselves, and to transfer to every
object those qualities with which they are familiarly acquainted and of which
they are intimately conscious ». Essays and treatises, Edinburgh 1817,
II 393.) La science de la religion souffre gravement à l'heure actuelle du
manque d'une terminologie fixe. Le terme important d'animisme est employé
tantôt dans un sens restreint, tantôt dans un sens large par le savant
éminent qui l'a introduit dans le langage, et dont nous avons abondamment
utilisé les ouvrages capitaux ; voyez sa propre déclaration (Tylor, Civilisation
primitive. I 493). Le cas est encore plus fâcheux en ce qui concerne le
terme de fétichisme, qui s'applique tantôt à l'adoration des grands objets
naturels, tantôt à celle d'espèces entières d'objets inanimés, tantôt
encore à celle d'objets individuels insignifiants, comme, par exemple, une
pierre d'une forme curieuse, un coquillage d'une couleur étrange, etc. Ici
l'ambiguïté du mot a sérieusement nui au progrès de la science. La réaction
très justifiée contre la théorie qui faisait de l'adoration des fétiches de
la dernière catégorie la plus ancienne de toutes les formes religieuses a,
selon nous, dépassé de beaucoup le but ; chez Herbert Spencer, notamment, elle
a conduit à une dépréciation exagérée du fétichisme en général. L'idée
juste que les objets d'adoration auxquels on a donné le nom de fétiches ne
sont en beaucoup de cas que des créations religieuses secondaires, que
fréquemment on n'adore en eux-mêmes que la demeure (durable ou temporaire)
d'un esprit ou d'une divinité, a été généralisée et formulée en ce
principe : « that fetishism is a sequence of the ghost-theory ». (H. Spencer, Principles
of Sociology, I 345.) Nous nous croyons autorisé à employer le mot dans sa
signification traditionnelle, bien qu'elle soit contraire à l'étymologie (au
sujet de laquelle nous renvoyons à Réville, Prolégomènes de l'histoire
des religions, 3e éd., p. 130) et nous déclarons n'être nullement
persuadé par la tentative du grand penseur anglais de ramener toute adoration
de la nature à l'adoration d'esprits, et surtout des esprits des ancêtres.
Ce qui rend très plausible la théorie que toute religion est à l'origine un
culte des ancêtres ou des esprits, c'est sans doute cette circonstance aussi
que l'on voit naître continuellement des dieux de cette nature (ainsi encore en
Inde ; cf. Grant Allen, The evolution of the idea of God, p. 32, et
Lyall, Asiatic Studies, 2e éd. pp. 1 - 54). Les grands objets naturels
sont depuis longtemps pour ainsi dire épuisés, et les principaux intérêts
concernant la vie des hommes déjà représentés par des divinités remontant
à des traditions anciennes. Or tous les dieux généralement reconnus ont une
certaine tendance à perdre leur crédit. On éprouve le désir de divinités
spéciales toujours nouvelles, qu'un lien plus étroit doit rattacher à leurs
adorateurs. C'est pour cela précisément que la partie du développement
religieux qui s'accomplit sous nos yeux est essentiellement un culte des âmes.
L'exposé, donné dans le texte, de l'origine de la religion comprend tous les
facteurs qui, à notre avis, y contribuent, que dans tel ou tel cas donné ils
entrent ou n'entrent pas en jeu. Les recherches des dernières années ont
relevé ici beaucoup plus de différences qu'on n'en connaissait autrefois.
Pendant longtemps, on a pu douter de l'existence de peuples absolument sans
religion. Dans leur ouvrage sur les Veddas de Ceylan (Wiesbaden 1892-93), P. et
F. Sarrasin ont apporté la preuve indéniable qu'il en est de tels. Karl von
Steinen (Unter den Naturvölkern Central Brasiliens, Berlin 1894) nous a
fait connaître des peuplades qui, lors des funérailles, offrent à leurs morts
des rudiments de sacrifices ; elles brûlent les biens du défunt et arrosent de
sang ses os décharnés ; mais le culte des ancêtres et des esprits leur est
aussi étranger - actuellement du moins - que l'adoration d'objets naturels.
Cette dernière, d'après le renseignement qu'a bien voulu me fournir Oscar
Baumarin, manque aussi aux tribus africaines des Bantous, ou du moins n'existe
chez elles que sous la forme secondaire indiquée plus haut. Quand donc, dans le
texte, nous parlons d'hommes primitifs, ce n'est que dans un sens général, et
cela ne doit s'entendre que sous la réserve exprimée ici.
(10) Sur les âmes des choses
(object-souls), comp. Tylor, Civilisation primitive, 1 555. - La
signification des phénomènes du rêve pour la croyance aux âmes et à
l'immortalité a été mise en pleine lumière par Tylor, Spencer et leurs
successeurs. Oscar Peschel, dans sa Völkerkunde (Leipzig, 1875, p. 271)
reconnaît complètement, lui aussi, le bien fondé de cette théorie ; Siebeck
(Gesch. der Psychologie, I 6) la combat par des arguments à notre avis
insuffisants, tandis que, p. 9, il s'exprime d'une manière tout à fait
analogue à la nôtre (p. 21) sur les circonstances qui accompagnent
l'extinction de la vie et sur leur signification.
(11) « Les Basoutos... pensent que si
un homme se promène au bord d'une rivière, un crocodile peut saisir son ombre
dans l'eau et l'y entraîner. » Tylor, op. cit. I 499. Dans ce qui précède,
du reste, nous avons fortement mis à contribution les indications de Tylor.
(12) « Les Iakoutes, ayant vu pour la
première fois un chameau au moment où la petite vérole éclatait chez eux,
déclarèrent que cet animal était une divinité hostile et que c'était lui
qui leur avait apporté cette épidémie. » Wuttke, Gesch. des Heidentums,
I 72. - Il fallait mentionner ici non seulement le désir d'être secouru par la
puissance mystérieuse des morts, mais encore et surtout la crainte qu'elle
inspire. Comparez à ce sujet l'exposé (un peu exagéré, il est vrai) de
Ihering, Vorgesch. der Indoeuropäer (1894) p. 60.
(13) Iliade, XXI 356 sq.
(14) A savoir Hésiode, Théog,
126 sq.
(15) Hymne à Aphrodite, 258 sq.
(16) Cf. Iliade, XX 8 et 9.
(17) Cf. Welcker, Griech.
Gôtterlehre, I 38 sq.
(18) Cf. en particulier Schuchhardt,
Schliemanns Ausgrabungen, surtout la fin du chapitre.
(19) Dans l'Odyssée, le point de
vue moral ressort d'une manière incomparablement plus forte. La perte des
prétendants, en particulier, y apparaît comme une punition divine ; cf.
surtout XXII 413 sq. Quelques vers seulement plus loin, 475 sq., il est vrai, or
trouve des traits de la plus complète sauvagerie. De même, après les vers 109
sq. du chant XIX, dont le caractère moral est accentué à un degré étonnant,
on n'est pas peu surpris de voir, au v. 395, le vol et le parjure représentés
comme des dons qu'a faits Hermès à son favori Autolykos. Dans l'Iliade, Zeus
apparaît comme le vengeur de l'injustice, XVI 385 sq. ; à III 278, il est
question des peines réservées dans l'Hadès aux parjures.
(20) Cf. Diels, Sibyllinische Blätter,
p. 78. note 1.
(21) Cf. Preller, Griech. Mythologie,
I (2e éd.), 99, 201 sq. 542 ; II 310. - Les funérailles de Patrocle, Iliade,
XXIII 22 sq. et 174-177. Ici, nous avons abondamment utilisé l'ouvrage capital
d'Erwin Rohde, Psyche, Seelenkult und Unsterblichkeitsglaube, notamment
les pages 14 sq. du 1er vol., 2e éd.
(22) Sur les sacrifices offerts
aux morts par les Scythes, cf. Hérodote, IV 71, 72. Cf. Schuchhardt, op. cit.,
180 sq., 189, 240, 331, 340.
(23) Cf. Rohde, op. cit., I, 2e
éd. 251, note 3, ainsi que mes Beiträge Zur Kritik und Erklärung griech.
Schriftsteller, II 35.
(24) Cette conjecture sur l'influence
de l'incinération a été formulée par Rohde, op. cit. I 27, sq. Toutefois
nous voyons que « les deux modes de funérailles étaient également usités
dans l'antiquité védique» (Zimmer, Altindisches Leben, 401 sq.; cf.
aussi p. 415), sans que le culte des ancêtres en ait souffert.
(25) Comparez p. ex. Iliade, I 396 sq.
avec Hésiode Théog., 148 sq. Ici le combat des Titans, là ce que l'on
pourrait appeler une révolution de palais des Olympiens.
(26) Sur le soleil et la lune, cf.
Tylor, op. cit. p. 329-332. Sur le caractère solaire de Simson (Samson), cf.
Goldziher, Der Mythos bei den Hebräern, p. 128. Ce récit est un des
plus transparents de tous les mythes naturalistes. Au sujet de ce qui suit, cf.
A. Kaegi, Der Rig-Veda, p. 59 sq., 2e éd.; Tylor, op. cit., II 270, de
même que Eschyle, Prom. 369 sq. (Kirchhoff.).
(27) Le mythe poétique des
Maoris a été recueilli, il y a une quarantaine d'années, par Sir George Grey
(cf. Tylor, op. cit., I 368 sq.). On en trouvera une version concordante pour
l'essentiel dans Bastian, Allerlei aus Volks- und Menschenkunde. I 314.
L'un des enfants de Rangi et de Papa ayant vu apparaître la lumière du soleil
sous l'aisselle de Rangi », - c'est-à-dire le désir ayant ainsi été
éveillé en eux d'une lumière jusqu'alors inconnue -, tous s'écrièrent à la
fois : « Tuons notre père, car il nous a enfermés dans les ténèbres ».
Cependant ils finissent par suivre le conseil de l'un d'eux, qui propose de ne
pas tuer leur père, mais de l'élever dans les airs. Comparer la légende
chinoise également dans Tylor, op. cit., 1 373. La légende phénicienne est
exposée par Eusèbe, Praep. evang. 1 10, d'après Philon de Byblos et
sou autorité, Sauchuniathon. Remarquez en particulier les mots :
Éw kaÜ diast°nai Œll®nvn et õ
d¢ oéranòw Žpoxvr®saw aét°w ktl.
(28) Hésiode,
Théog., 154 sq.
(29)
C'est le mot que prête Alexandre Dumas, père, au chef de police Jackal, dans
Les Mohicans de Paris. Quant à la suite, cf. Hésiode, Théog., 570 sq. et
Trav. et Jours, 90 sq. Sur le mythe de Pandore, cf. aussi Buttmann, Mythologus,
I 48 sq., qui a eu raison de le rapprocher de la légende d'Eve, mais tort de
l'identifier avec elle.
(30) Hérodote
(II 53) associe dans ce sens Homère et Hésiode.
(31)
Cf. Kaegi, op. cit., 117. - Chez Homère aussi (Il., XIV 259 sq.), la Nuit
apparaît comme une divinité supérieure, que Zeus lui-même considère avec
une crainte respectueuse. Dans la cosmogonie des Maoris, la « Mère-Nuit
primitive » est à l'origine de tous les êtres. Elle est suivie du Matin, du
Jour, de l'Espace vide, etc. Cf. Bastian, op. cit., 307.
(32) Sur
le dieu de l'amour, dans Hésiode, comp. Schoemann, Opuscula academica,
II 64-67.
(33) Au
sujet d'Apsu et de Tiamat, cf. Sayce dans Records of the Past, 2e série,
I 112 sq.; Lenormand-Babelon, Hist. anc. de l'Orient, éd., V 230 sq.,
Halévy, dans les Mélanges Graux, 58-60 et Jensen Kosmologie der
Babylonier. 300. Fritz Hommel traduit Apsu par « Océan Céleste », et
mummu-ti' amat par « Chaos = fond de la mer ». (Deutsche Rundschau. juillet
1891, pp. 110 et 111.) Sur le Chaos des Scandinaves, cf. James Darmesteter, Essais
orientaux. 177 sq. Dans la cosmogonie des Indiens Chippeway, on trouve une
mer primordiale, immense et déserte, analogue au Chaos. Cf. Fritz Schultze, Der
Fetischisrnus. 209. L'Inde antique fournit aussi un parallèle dans ce
passage du Rig-Veda, X 129, v. 1-4 :
En ce temps-là, il n'y avait ni Etre ni non-Etre
L'espace aérien n'existait pas, ni le Ciel qui le recouvre ;
Que se passait-il ? Et où ? Sous la protection de qui ?
L'eau était-elle ? Existait-il, le profond abîme ?
(34)
Schoemann, op. cit., conclut de l'idée d'« ouverture béante », renfermée
dans le grec «Chaos » (cf. xaÛnv
et x‹sma)
que le chaos a été conçu comme limité. A notre avis, c'est prêter à ces
penseurs primitifs des notions beaucoup plus précises que celles qu'on est en
droit de supposer chez eux.
(35) Cf.
Hésiode, Théog., 221 sq., ainsi que 211 sq. A part ce qu'il dit du «
rédacteur » - qui peut fort bien avoir été Hésiode - O. Gruppe exprime un
avis judicieux sur la descendance de la Nuit, dans Die griechischen Kulte und
Mythen, I 571. Incomparablement plus vivantes que ces ombres d'Hésiode sont
ces figures homériques que l'on pourrait facilement appeler allégoriques, par
exemple Até (l'Egarement) et les Litai (prières). Cf. en particulier Iliade,
XIX 91 sq. et IX 502 sq.