LIVRE IV.
CHAPITRE PREMIER.
Socrate était si utile en toute occasion et de toute manière, que
n'importe qui, en y réfléchissant, même avec une intelligence ordinaire,
pouvait aisément comprendre que rien n'était plus avantageux
que son commerce et sa fréquentation assidue partout et
en toute circonstance : car son souvenir même, à défaut de sa présence,
était d'une grande utilité à ses disciples habituels et à ceux
qui l'acceptent encore pour leur maître ; et il n'était pas jusqu'à
son badinage qui ne fût utile, autant que les leçons sérieuses,
à ceux qui demeuraient auprès de lui. Souvent il disait
qu'il aimait quelqu'un; mais on voyait bien que, loin de
rechercher la beauté du corps, il ne s'attachait qu'à ceux dont
l'âme était heureusement portée à la vertu. Il regardait comme
l'indice d'un bon naturel la promptitude à apprendre et à retenir,
l'amour de toutes les sciences qui enseignent à bien
administrer une maison ou une cité, en un mot à tirer bon
parti des hommes et des choses. Il pensait qu'ainsi formé,
non seulement l'on devient heureux soi-même, capable d'administrer
sagement sa maison, mais, de plus, en état de rendre
heureux d'autres hommes et des cités. Il ne traitait pas tous
les hommes de la même manière; mais, à ceux qui, s'imaginant
être doués d'un bon naturel, méprisaient l'étude, il apprenait
que les natures les plus heureuses en apparence ont le
plus besoin d'être cultivées : il leur montrait que les chevaux
les plus généreux, pleins de feu et de vivacité, deviennent les
plus utiles et les meilleurs si on les dompte dès leur jeunesse,
mais que, si on néglige de les dompter, ils demeurent rétifs et
sans prix; que, de même, les chiens de la meilleure race, infatigables
et ardents à la poursuite des animaux, sont les plus précieux
et les plus utiles à la chasse si on les dresse avec soin,
mais que, si on les instruit mal, ils sont stupides, furieux, entêtés.
Semblablement, les hommes les mieux doués, ceux dont
l'âme est la mieux trempée et la plus énergique dans ce qu'ils
entreprennent, s'ils reçoivent une éducation convenable et
s'ils apprennent ce qu'ils doivent faire, deviennent excellents
et très utiles, car ils font une infinité de grandes choses; mais
s'ils restent sans éducation et sans instruction, ils deviennent
très mauvais et très dangereux; incapables de discerner ce
qu'ils doivent faire, ils tentent souvent de mauvaises actions
et deviennent hautains et violents, prêts à se regimber et difficiles
à conduire : aussi causent-ils une infinité de grands malheurs.
Quant à ceux qui, fiers de leurs richesses, pensaient n'avoir
aucun besoin d'instruction et s'imaginaient que leur fortune
suffirait pour accomplir leurs projets et se faire honorer des
hommes, il les rendait sages en disant que c'est une folie de
croire qu'on puisse sans étude distinguer les actions utiles et
les actions nuisibles; c'est encore une folie, lorsqu'on ne sait
pas faire cette distinction, de se croire capable de quelque
chose d'utile, parce qu'on a de l'argent pour acheter tout ce
qu'on veut ; c'est une sottise, quand on n'est capable de rien,
de croire qu'on agit comme il faut pour être heureux et qu'on
sait se procurer honnêtement et convenablement ce qui sert à
la vie ; c'est enfin une sottise de croire que la richesse, quand
on ne sait rien, donne l'apparence de l'habileté, ou que, quand
on n'est bon à rien, elle conduit à l'estime.
CHAPITRE II.
Comment Socrate attaquait ceux qui pensaient avoir reçu
une très bonne éducation et qui étaient fiers de leur sagesse,
c'est ce que je vais maintenant raconter. Sachant que le bel
Euthydème avait fait une nombreuse collection d'ouvrages
de poètes et de sophistes les plus renommés, qu'il croyait, pour
cette raison, l'emporter déjà en sagesse sur ceux de son âge,
et qu'il espérait les surpasser tous par son éloquence et par
ses actions; ayant remarqué d'ailleurs que, trop jeune encore
pour se rendre à l'assemblée, il allait, lorsqu'il voulait s'occuper
de quelque affaire, s'asseoir chez un fabricant de brides,
voisin de l'agora, Socrate y vint aussi, accompagné de
quelques-uns de ses amis.
Et d'abord, l'un d'eux lui ayant demandé si c'était au commerce
d'un sage ou à la nature seule que Thémistocle devait
une telle supériorité sur ses concitoyens, que la république
tournait les yeux vers lui dès qu'elle avait besoin d'un homme
de mérite, Socrate, qui voulait piquer Euthydème, répondit
que ce serait une sottise de croire qu'il est impossible de devenir
habile dans les arts les plus vulgaires sans les leçons d'un
bon maître, et que la science la plus importante de toutes,
celle du gouvernement, se produise spontanément chez les hommes.
Une autre fois, Socrate s'apercevant qu'Euthydème, qui était
présent, s'éloignait et évitait de s'asseoir auprès de lui, afin de
ne pas avoir l'air d'admirer sa sagesse :
« Cet Euthydème que
vous voyez, mes amis, dit-il, dès qu'il sera en âge, et que la
cité proposera quelque délibération, ne manquera pas de donner
son avis ; c'est une chose évidente d'après ses études. Il me
semble aussi qu'il tient tout prêt quelque bel exorde pour ses
harangues, en homme qui se garde bien de paraître rien apprendre
des autres; et voici sans doute comment il débutera:
« Jamais, Athéniens, je n'ai rien appris de personne; jamais,
quand j'entendais parler d'hommes aussi habiles dans les discours
que dans les actions, je ne recherchais leur société; je
n'ai point eu souci de prendre un maître parmi les citoyens
éclairés; au contraire, j'ai toujours évité avec le plus grand
soin non seulement de recevoir des leçons, mais même de le
paraître : néanmoins, je vais vous donner le conseil qui me
viendra spontanément à l'esprit.» Un exorde de ce genre
conviendrait aussi parfaitement à un homme qui voudrait obtenir
l'emploi de médecin public : il n'aurait, pour réussir, qu'à
débuter de cette manière : « Personne, Athéniens, ne m'a enseigné
la médecine; je n'ai jamais recherché les leçons d'aucun
de nos médecins; et non seulement je me suis bien
gardé de rien apprendre d'eux, mais je n'ai pas voulu paraître
avoir étudié cette profession : cependant confiez-moi l'emploi
de médecin; j'essayerai de m'instruire en faisant sur vous des
essais.»
Tous les assistants se mirent à rire de l'exorde. On
vit bientôt Euthydème faire attention aux discours de Socrate,
mais il s'abstenait encore de parler lui-même, pensant que son
silence passerait pour de la modestie. Socrate alors voulant
lui faire perdre cette idée :
«Il est bien étonnant, dit-il, que
ceux qui veulent jouer de la cithare ou de la flûte, monter à
cheval ou acquérir quelque autre talent semblable, cherchent
à en devenir capables en faisant d'une manière continue ce
qu'ils veulent pratiquer, et en prenant pour juges de leurs efforts
non pas eux-mêmes, mais les meilleurs maîtres, qu'ils
fassent et endurent tout pour ne rien faire contre leur but,
comme s'ils ne pouvaient se rendre habiles par d'autres
moyens; tandis que ceux qui se proposent d'être bons orateurs
et bons politiques pensent pouvoir, d'eux-mêmes et sur-le-champ,
sans préparation et sans exercice, devenir des
hommes habiles. Cependant ce but semble beaucoup plus
difficile à atteindre que le premier, si bien que beaucoup y aspirent
et que fort peu y arrivent : il est donc évident qu'il
faut en politique une application plus grande et plus opiniâtre
que partout ailleurs. »
Tels étaient d'abord, en présence d'Euthydème,
simple auditeur, les discours que tenait Socrate ;
mais dès qu'il s'aperçut que le jeune homme restait plus volontiers
quand il parlait, et l'écoutait avec plus de plaisir,
il vint seul chez le fabricant de brides, et Euthydème s'étant
assis près de lui :
« Dis-moi, Euthydème, lui dit Socrate, est-ce
bien réellement, comme je l'entends dire, que tu as assemblé
un grand nombre d'ouvrages des hommes renommés
pour leur sagesse?
- Oui, Socrate, par Jupiter, et je continuerai
d'en rassembler, jusqu'à ce que j'en aie amassé le plus
possible.
- Par Junon! je t'admire, dit Socrate, d'avoir préféré
à des monceaux d'or et d'argent des trésors de sagesse :
il est clair que dans ta pensée l'argent et l'or ne rendent pas
les hommes meilleurs, tandis que les sentences des sages
enrichissent de vertus ceux qui les acquièrent. »
Ces paroles faisaient
plaisir à Euthydème, persuadé qu'aux yeux de Socrate
il était dans le vrai chemin de la sagesse. Or, Socrate remarquant
qu'il était sensible à cette louange :
« En quoi donc,
Euthydème, lui dit-il, veux-tu devenir habile, quand tu rassembles
tous ces ouvrages? »
Et comme Euthydème gardait le
silence et cherchait une réponse :
« N'est-ce pas, continua
Socrate, pour devenir un habile médecin ? car il y a de nombreux
ouvrages écrits par des médecins.
- Non, par Jupiter.
- Alors tu veux être architecte? car il est besoin aussi
pour cela d'un homme instruit.
- Pas davantage.
- Tu désires
donc devenir bon géomètre, comme Théodore?
- Géomètre,
non plus.
- C'est donc astrologue que tu veux être? »
Euthydème ayant dit que non:
« Eh bien, tu veux être rapsode?
car on dit que tu as tous les poèmes d'Homère.
- Non,
par Jupiter; je n'ignore pas, en effet, que les rapsodes savent
exactement les vers, mais n'en sont pas moins stupides.
»
Alors Socrate
« N'ambitionnerais-tu pas, Euthydème, continua-t-il,
cette espèce de mérite qui fait les politiques, les économes,
les bons gouvernants, les hommes utiles à eux-mêmes
et aux autres ?
- Oui, répondit Euthydème, c'est ce mérite-là
que j'ambitionne.
- Par Jupiter, dit Socrate, tu ambitionnes
le mérite le plus éminent et la plus grande des sciences : c'est
celle des rois, et on l'appelle science royale ; mais as-tu examiné
s'il est possible, sans être juste, d'y devenir habile ?
-
J'y ai songé, et je ne pense pas qu'il soit possible, sans justice,
d'être bon citoyen.
- Comment y as-tu donc travaillé?
- Je pense, Socrate, qu'en fait de justice je ne lé cède à personne.
- Eh bien, les hommes justes n'ont-ils pas leurs travaux
comme les artisans ?
- Oui, certes.
- Et, de même que
les artisans montrent leurs ouvrages, les hommes justes ne
peuvent-ils pas exposer les leurs ?
- Quoi ! dit Euthydème, je
ne pourrais pas exposer les oeuvres de la justice? Par Jupiter,
je pourrais aussi montrer celles de l'injustice; il n'y en a que
trop à voir et à entendre chaque jour.
- Veux-tu donc que
nous écrivions ici un D et là un A? Ensuite, ce qui nous
paraîtra l'oeuvre de la justice, nous le placerons sous le D, et
sous l'A ce qui sera l'oeuvre de l'injustice.
- Si tu crois cela
nécessaire, fais-le.
Alors Socrate ayant écrit comme il le disait :
« Le mensonge, reprit-il, n'existe-t-il pas chez les hommes?
-
Oui, sans doute.
- De quel côté le mettrons-nous?
- Évidemment du côté de l'injustice.
- Et la tromperie
n'existe-t-elle pas aussi ?
- Certainement.
- De quel côté la
mettre?
- Aussi du côté de l'injustice. Et les mauvais traitements?
- Du même côté.
- Et l'asservissement?
- Toujours
du côté de l'injustice.
- Mais du côté de la justice nous
ne mettrons donc rien, Euthydème ?
- Ce serait étrange,
répondit celui-ci.
- Eh quoi ! si un homme élu, un général, asservit
une cité injuste et ennemie, dirons-nous qu'il est injuste?
- Non, certes. - Nous dirons donc qu'il agit justement?
- Sans doute.
- Et s'il trompe les ennemis à la guerre?
- C'est encore justice.
- S'il désole, s'il pille les biens des
ennemis, n'agit-il pas encore justement?
- Assurément; mais
je croyais d'abord que tes questions ne regardaient que nos
amis.
- Maintenant, ne faudrait-il pas placer aussi du côté de
la justice tout ce que nous avons mis du côté opposé?
-
Cela me paraît convenable.
- Veux-tu donc que, plaçant
toutes ces actions du côté que tu désignes, nous établissions
pour principe qu'elles sont justes contre des ennemis, mais
injustes envers des amis, et qu'on doit être avec ces derniers
d'une entière droiture ?
- Très volontiers, dit Euthydème.
-
Eh bien, reprit Socrate, si un général, qui voit son armée découragée,
lui annonce faussement que les alliés s'approchent,
et que, par ce mensonge il rende le courage à ses soldats, de
quel côté placerons-nous cette tromperie ?
- A mon avis, ce
sera du côté de la justice. Et si quelqu'un, ayant un fils qui
a besoin d'un remède et qui ne veut pas le prendre, le trompe
en lui donnant ce remède comme un aliment, et par ce mensonge
lui rend la santé, de quel côté placerons-nous encore
cette tromperie?
- Selon moi, du côté de la première.
-
Enfin, si l'on voit un ami plongé dans le désespoir, si l'on
craint qu'il n'attente à ses jours, et qu'on lui dérobe ou qu'on lui
arrache son épée ou n'importe quelle arme, de quel côté placer
cette action ?
- Par Jupiter, c'est également du côté de la justice.
- Tu dis donc qu'on n'est pas tenu à une entière droiture,
même envers ses amis?
- Non pas, par Jupiter, et je rétracte
ce que j'ai dit, si toutefois cela m'est permis.
- Mieux vaut cette
permission, reprit Socrate, qu'une classification défectueuse.
Mais pour ne pas laisser ce point sans examen, de ceux dont
les tromperies nuisent à leurs amis, quel est le plus injuste,
celui qui trompe volontairement ou bien involontairement?
- Certes, Socrate, je n'ai plus de confiance dans mes réponses ;
car tout ce dont nous avons parlé me paraît maintenant
tout autre que je le croyais : cependant qu'il me soit permis
de dire que celui qui trompe volontairement est plus injuste
que celui qui trompe involontairement.
- Mais penses-tu
qu'il y ait une étude, une science du juste, comme il y en a
une des lettres?
- Je le pense.
- Et lequel connaît mieux les
lettres, à ton avis, de celui qui écrit ou lit mal volontairement,
ou bien de celui qui le fait involontairement?
- Celui
qui le fait volontairement; car il pourra, dès qu'il le voudra,
bien faire ces sortes de choses.
- Ainsi celui qui écrit mal
volontairement connaît les lettres, tandis que celui qui le fait
involontairement ne les connaît pas?
- Comment en serait-il
autrement?
- Et lequel connaît la justice, de celui qui emploie
volontairement le mensonge et la tromperie, ou de celui qui le
fait involontairement?
- Il est évident que c'est le premier.
-
Tu prétends donc que celui qui sait écrire est plus lettré que
celui qui ne le sait pas?
- Oui.
- Et que celui qui connaît les
règles de la justice est plus juste que celui qui ne les connaît
pas?
- J'ai l'air de le dire, mais je ne sais comment j'ai pu
tenir ce langage.
- Eh bien donc, si quelqu'un voulait dire la
vérité, et que cependant il ne s'expliquât jamais de la même
manière sur les mêmes choses, mais que, parlant du même
chemin, il dît tantôt qu'il conduit à l'orient et tantôt vers l'occident
;
que, faisant le même calcul, il trouvât tantôt plus,
tantôt moins, que te semble d'un tel homme?
- Il est clair,
par Jupiter, qu'il ne sait pas ce qu'il pensait savoir.
- Connais-tu
des gens qu'on appelle serviles?
- Oui.
- Est-ce à
cause de leur sagesse ou de leur ignorance?
- Il est clair que
c'est à cause de leur ignorance.
- Mais les appelle-t-on ainsi
parce qu'il ne savent pas travailler les métaux?
- Non pas.
- Est-ce parce qu'il ne savent pas construire?
- Non plus.
- Alors c'est parce qu'ils ne savent pas tailler le cuir?
- Ce
n'est pour aucune de ces raisons; c'est bien plutôt le contraire :
car la plupart de ceux qui excercent ces métiers sont des gens
serviles.
- Ce nom s'applique donc à ceux qui ignorent ce qui
est beau, ce qui est bon, ce qui est juste?
- C'est mon avis.
-
Il faut donc faire tous nos efforts pour éviter d'être appelés
serviles.
- Ah! par les dieux, Socrate, je croyais philosopher
de la meilleure manière, celle par laquelle je me figurais apprendre
le mieux ce qui convient à l'homme qui aspire à la
vertu ; et maintenant quel n'est pas, à ton avis, mon découragement,
quand je me vois, après tant de peines, dans l'impossibilité
de répondre à des questions sur ce qu'il est le plus nécessaire
de savoir, et ne connaissant plus aucune autre route
qui puisse me conduire à devenir meilleur?
Alors Socrate :
- Dis-moi, Euthydème, reprit-il, as-tu jamais été à
Delphes?
- Deux fois, par Jupiter!
- Tu as donc aperçu l'inscription
gravée sur le temple : Connais-toi toi-même?
- Oui certes.
- N'as-tu pris aucun souci de cette inscription, ou bien l'as-tu
remarquée, et as-tu cherché à examiner quel tu es?
- Non,
par Jupiter ! vu que je croyais le savoir parfaitement : car il
m'eût été difficile d'apprendre autre chose, si je me fusse
ignoré moi-même.
- Penses-tu donc que, pour connaître quel
on est, il suffit de savoir son nom, ou que, semblable à ces acquéreurs
de chevaux qui ne croient pas connaître la bête qu'ils
veulent acheter, avant d'avoir examiné si elle est obéissante ou
rétive, vigoureuse ou faible, vite ou lente, enfin tout ce qui
fait les bonnes ou les mauvaises qualités requises pour le service
d'un cheval, celui-là seul qui a examiné quel il est pour
le parti qu'on peut tirer d'un homme, connaît sa propre valeur?
- Il me semble d'après cela que ne pas connaître sa valeur,
c'est s'ignorer soi-même.
- N'est-il pas évident encore
que cette connaissance de soi-même est pour l'homme la
source d'une infinité de biens, tandis que l'erreur sur son
propre compte l'expose à mille maux? Car ceux qui se connaissent
savent ce qui leur est utile ; ils distinguent ce qu'ils
peuvent faire de ce qu'ils ne peuvent pas : or, en faisant ce
dont ils sont capables, il se procurent le nécessaire et vivent
heureux ; en s'abstenant de ce qui est au-dessus de leurs forces,
ils ne commettent point de fautes et évitent le mauvais succès ;
enfin, comme ils sont plus capables de juger les autres hommes,
ils peuvent, grâce au parti qu'ils en tirent, se procurer de
grands biens et s'épargner de grands maux. Au contraire, ceux
qui ne se connaissent pas et qui ignorent leur valeur sont
dans la même ignorance à l'égard des hommes et des affaires
humaines : ils ne savent ni ce qu'il faut, ni ce qu'ils font, ni de
qui ils se servent; mais, abusés sur tout, ils laissent échapper
le bien et tombent dans le malheur.
Ceux qui savent ce qu'ils font arrivent à leur but; ils acquièrent de
l'honneur et de la considération; d'un autre côté, ceux qui leur
ressemblent
se plaisent dans leur société; tandis que les gens qui ne réussissent
pas dans leurs affaires recherchent leurs conseils, se remettent
entre leurs mains, fondent sur eux leurs espérances de
succès et les chérissent en raison de tout cela, de préférence à
tous les autres hommes. Mais ceux qui ne savent pas ce qu'ils
font, prennent un mauvais parti, échouent dans toutes leurs
entreprises, et non seulement sont châtiés par leur mauvais
succès même, mais tombent, en raison de cela, dans le mépris
et le ridicule, vivant ainsi dédaignés et déconsidérés. Tu peux
voir également que parmi les cités qui, ne connaissant pas
leurs forces, font la guerre à des États plus puissants, les unes
sont renversées et les autres échangent leur liberté pour l'esclavage. »
Alors Euthydème :
« Je suis tout à fait d'avis, Socrate, dit-il,
qu'il faut attacher un grand prix à se connaître
soi-même, sache-le bien; mais par où commencer ces examens ?
J'ai les yeux sur toi, si tu veux m'y servir de guide.
- Connais-tu
bien, dit Socrate, quels sont les biens et les maux?
-
Oui, par Jupiter; si je ne savais pas cela, je serais au-dessous
des esclaves.
- Eh bien ! fais-m'en l'énumération.
- Cela
n'est pas difficile : d'abord je regarde la santé comme un bien
et la maladie comme un mal; puis, si je considère les causes
de ces deux états, je crois que les boissons, les aliments et les
occupations sont autant de biens, quand ils procurent la santé,
et autant de maux, quand ils causent la maladie.
- En conséquence,
la santé et la maladie seront elles-mêmes des biens,
quand elles procureront des biens, et des maux quand elles
causeront du mal.
- Mais comment la santé pourrait-elle
causer du mal et la maladie procurer du bien?
- Eh! par Jupiter,
on voit prendre part à une fâcheuse expédition, à une
navigation funeste, quantité de gens robustes qui y périssent,
tandis que ceux qui sont faibles en reviennent sains et saufs.
- Tu dis vrai, mais tu vois aussi que ceux qui sont forts participent
aux actes utiles, tandis que les faibles sont laissés de
côté.
- Et ces choses, qui sont tantôt utiles, tantôt inutiles,
sont donc plutôt des biens que des maux?
- Par Jupiter, je
ne le vois pas, du moins d'après ce raisonnement. Mais, Socrate,
sans contredit l'habileté est un bien : en toute affaire,
l'homme habile ne réussit-il pas mieux que l'ignorant?
- Eh
quoi? N'as-tu pas entendu dire que Dédale fut pris par Minos
à cause de son habileté, forcé de le servir, et privé tout ensemble
de sa patrie et de sa liberté ; que, voulant prendre la
fuite avec son fils, il le perdit, sans pouvoir se sauver lui-même,
mais qu'il aborda chez des peuples barbares, qui le
firent une seconde fois esclave ?
- C'est ce qu'on dit, ma foi !
- Et Palamède? N'as-tu pas appris ses malheurs? Tout le
monde va répétant qu'Ulysse, jaloux de sa sagesse, le fit périr.
- On le dit aussi.
- Et combien d'autres hommes, n'est-ce
pas, remarquables par leurs talents, ont été enlevés par le
grand roi et sont devenus ses esclaves?
- Il y a grande apparence,
Socrate, que l'on peut établir sans équivoque que le
bonheur est un bien.
- Oui, Euthydème, à moins qu'on ne le
fasse consister dans des biens équivoques.
- Et que peut-il y
avoir d'équivoque dans ce qui fait le bonheur?
- Rien, pourvu
que nous n'y ajoutions pas la beauté, la force, la richesse,
la gloire, ou toute autre chose de même nature.
- Mais, par
Jupiter, nous y ajoutons tout cela : car comment, sans ces
biens, peut-on être heureux?
- Par Jupiter, nous y joindrons
alors nombre d'avantages qui sont funestes à l'humanité. Ainsi
beaucoup d'hommes, à cause de leur beauté, sont souillés par
d'infâmes séducteurs de la jeunesse; beaucoup, en raison de
leur force, entreprennent des travaux excessifs et tombent
dans des maux immenses; d'autres sont victimes de la richesse
qui les amollit et les expose à des piéges où ils trouvent leur
perte; d'autres, enfin, n'arrivent à la gloire et au pouvoir que
pour subir d'affreux malheurs.
- Eh bien! alors, si j'ai tort
de louer le bonheur, il faut avouer que je ne sais plus ce qu'il
faut demander aux dieux.
- Peut-être, dit Socrate, n'as-tu
pas réfléchi à tout cela, parce que tu étais tout à fait convaincu
de le bien savoir, mais puisque tu te disposes à gouverner un
État démocratique, il est clair que tu sais ce que c'est qu'une
démocratie.
- Parfaitement.
- Crois-tu que l'on puisse connaître
la démocratie sans connaître le peuple?
- Non, par
Jupiter!
- Et qu'appelles-tu le peuple?
- Les citoyens pauvres.
- Tu connais donc les citoyens pauvres?
- Comment
ne les connaîtrais-je pas?
- Et connais-tu aussi les riches?
-
Tout aussi bien que les pauvres.
- Quels sont donc ceux que
tu appelles pauvres, et quels riches?
- Ceux, à mon avis, qui
n'ont pas de quoi payer les impôts, sont pauvres, et ceux qui
ont plus que de quoi payer, sont riches.
- As-tu remarqué que
certains, qui n'ont que fort peu, ont pourtant ce qui suffit, et
font même des économies, tandis que d'autres qui ont beaucoup
n'ont pas ce qui suffit?
- Oui, et par Jupiter, reprit Euthydème,
car tu fais bien de me le rappeler, je connais aussi
des tyrans que le besoin pousse à l'injustice, comme les plus
pauvres des citoyens.
- Ne ferons-nous pas bien alors, s'il en
est ainsi, de ranger les tyrans parmi le peuple, et de mettre
dans la classe des riches ceux qui ont peu et qui économisent?»
Alors Euthydème :
« Je suis forcé d'en convenir, attendu mon
ignorance, et je pense qu'il vaut mieux me taire; car je cours
risque de ne savoir absolument rien ! »
Euthydème sur cela se retira tout découragé, plein de mépris
pour lui-même et ne s'estimant pas au-dessus d'un esclave.
La plupart de ceux que Socrate avait réduits là ne s'approchaient
pas de lui, et celui-ci ne les en estimait que plus insensés;
mais Euthydème sentit qu'il ne pouvait devenir un
homme distingué qu'en fréquentant Socrate : aussi ne le quittait-il
plus, à moins de nécessité; il imitait même quelques-unes
des habitudes de Socrate, qui, le voyant dans ces dispositions,
cessa de le tourmenter, et lui donna les notions les plus
simples et les plus claires des choses qu'il pensait nécessaire
de savoir et honorable de pratiquer.
CHAPITRE III.
Il ne se hâtait pas de rendre ses disciples habiles à parler, à
agir, à inventer des expédients, mais il croyait qu'il fallait
commencer par les amener à la sagesse; sans la sagesse, en
effet, il pensait que ceux qui ont ces talents n'en sont que
plus injustes, plus puissants à mal faire. Et d'abord il essayait
de donner à ceux qui le fréquentaient des idées sages au sujet
des dieux. D'autres ont déjà rapporté les conversations qu'il
avait eues sur ce point en leur présence; pour moi, j'assistai
à l'entretien suivant qu'il eut avec Euthydème :
« Dis-moi,
Euthydème, t'est-il jamais arrivé de réfléchir avec quel soin
les dieux procurent aux hommes ce dont ils ont besoin?
-
Non, par Jupiter ! je n'y ai point songé.
- Mais, du moins, tu
sais qu'avant tout nous avons besoin de cette lumière que les
dieux nous fournissent?
- Par Jupiter, si nous ne l'avions
point, nous ressemblerions aux aveugles, avec nos yeux.
-
De plus, nous avons besoin de repos, et les dieux nous donnent
la nuit, le plus doux des délassements.
- C'est encore un présent
digne de notre reconnaissance.
- Eh bien, tandis que
le soleil, grâce à sa lumière, nous rend distinctes toutes les
heures du jour, ainsi que tous les autres objets, et que la nuit,
au contraire, par son obscurité, ne nous laisse plus rien voir,
n'ont-ils pas fait briller, au milieu des ténèbres, ces astres qui
nous indiquent les heures de la nuit, ce qui nous permet d'agir
pour nos besoins?
- Cela est vrai.
- De plus, la lune ne
nous indique pas seulement les divisions de la nuit, mais aussi
celles du mois.
- C'est juste.
- Et maintenant, nous avons
besoin d'une nourriture; ne la font-ils pas sortir de la terre?
n'établissent-ils pas, à cet effet, des saisons convenables, qui
nous fournissent, avec abondance et variété, non seulement le
nécessaire, mais encore l'agréable ?
- C'est vrai, et tout cela
est de la philanthropie.
- Ne nous donnent-ils pas l'eau, cet
élément précieux, qui aide la terre et les saisons à faire naître
et grandir toutes les productions utiles à nos besoins, qui contribue
à nourrir notre corps, et qui, mêlée à tous nos aliments,
les rend plus faciles à préparer, plus salutaires et plus agréables;
et comme il nous la faut en abondance, ne nous l'accordent-ils
pas avec profusion?
- C'est encore un effet de leur
providence.
- Ne nous ont-ils pas donné le feu, préservatif
contre le froid et l'obscurité, auxiliaire de l'homme dans tous
les arts, dans tout ce qu'il entreprend pour son bien-être?
Car, pour tout dire en un mot, sans le feu, les hommes ne font
rien de remarquable, rien d'utile à la vie.
- C'est encore un
excès de philanthropie.
- Et l'air répandu autour de nous
avec une profusion sans bornes, l'air qui non seulement entretient
et développe en nous la vie, mais nous aide à traverser
les mers pour aller chercher mille produits divers dans mille
contrées différentes, n'est-ce pas un bienfait inestimable?
-
Assurément.
- Et le soleil! Après qu'il a franchi le solstice
d'hiver, il revient, mûrissant certaines productions, en desséchant
certaines autres dont la maturité est arrivée; puis, après
ce double bienfait, au lieu de s'approcher de trop près, il se
retire, afin de ne pas nous nuire par une trop forte chaleur,
et, lorsqu'il est en train de s'éloigner une seconde fois, parvenu,
comme nous le sentons clairement, à une distance qu'il
ne peut franchir sans nous laisser périr de froid, il se tourne
de nouveau vers nous, se rapproche et regagne la partie du
ciel où il peut nous rendre le plus de services.
- Par Jupiter, il
semble bien que tout cela n'arrive qu'en faveur de l'homme.
- En outre, comme il est certain que nous ne pourrions supporter
ni le chaud ni le froid, s'ils arrivaient inopinément, le soleil
ne s'approche-t-il pas peu à peu, et n'est-ce point peu à peu
qu'il s'éloigne, de sorte que, sans nous en apercevoir, nous
arrivons aux températures extrêmes ?
- J'en suis à me demander,
dit Euthydème, si l'unique occupation des dieux ne
serait pas de veiller sur l'homme; mais une chose m'arrête,
c'est que tous les animaux ont part à leurs faveurs.
- Eh quoi!
repartit Socrate, n'est-il pas évident que ces animaux mêmes
naissent et sont nourris pour l'homme? Quel autre animal retire
des chèvres, des brebis, des chevaux, des boeufs, des ânes et
des autres êtres, autant d'avantages que l'homme? car il me
semble qu'ils sont plus utiles que les végétaux : l'homme ne
se nourrit, ne s'enrichit pas moins des uns que des autres;
plusieurs races d'hommes ne se nourrissent pas des productions
de la terre, mais du lait, du fromage, de la chair que leur
fournissent les troupeaux; tous apprivoisent et domptent les
animaux utiles, et ils trouvent en eux des auxiliaires pour la
guerre et pour beaucoup de leurs travaux.
- J'en conviens
avec toi; car je vois que les animaux même qui sont de
beaucoup plus forts que nous se soumettent cependant aux
hommes, qui les font servir à ce qu'il leur plaît.
- De plus,
comme les choses belles et utiles diffèrent cependant les unes
des autres, les dieux n'ont-ils pas donné aux hommes des sens
appropriés aux différentes perceptions, et au moyen desquels
nous jouissons de tous les biens? N'ont-ils pas mis en nous
l'intelligence, qui nous permet d'apprécier nos sensations à
l'aide du raisonnement et de la mémoire, de juger de l'utilité
de chaque objet, de nous ingénier de mille moyens soit pour
jouir des biens, soit pour nous garantir des maux? Ne nous
ont-ils pas fait don de la parole, à l'aide de laquelle nous nous
faisons part de tous les biens par une instruction réciproque
et commune, nous établissons des lois, nous fondons des États?
- Il semble, Socrate, que les dieux veillent sur l'homme avec
le plus grand soin.
- Et quand nous ne pouvons prévoir ce
qui nous sera utile dans l'avenir, ne viennent-ils pas encore
ici à notre secours, ne révèlent-ils pas par la divination à
ceux qui les consultent, ce qui doit arriver un jour, et ne leur
enseignent-ils pas l'issue la plus heureuse des événements?
-
Mais toi, Socrate, ils ont l'air de te traiter avec encore plus
de bonté que les autres hommes, s'il est vrai que, sans être
interrogés par toi, ils t'indiquent d'avance ce que tu dois faire
ou non.
- La vérité de mes paroles, tu la reconnaîtras toi-même,
si tu n'attends pas que les dieux se montrent à toi sous
une forme réelle, mais si tu te contentes de voir leurs ouvrages
pour les révérer et les honorer. Songes-y bien; c'est ainsi que
les dieux se manifestent. Les autres dieux, de qui nous recevons
les biens, n'apparaissent pas à nos yeux pour répandre
leurs bienfaits, et celui qui dispose et régit l'univers, où se
réunissent toutes les beautés et tous les biens, qui, pour notre
usage, maintient à l'univers une durée, une vigueur et une
jeunesse éternelles, qui le force à une obéissance infaillible et
plus prompte que la pensée, ce dieu se manifeste dans l'accomplissement
de ses oeuvres les plus sublimes, tandis qu'il reste
inaperçu dans le gouvernement du reste. Songe en outre que
le soleil, qui frappe tous les yeux, ne permet point aux hommes
de le considérer attentivement, et que, quand on a l'audace
d'attacher sur lui ses regards, il enlève la vue. Tu verras
encore que les ministres des dieux sont invisibles : la foudre
est lancée du haut du ciel, c'est évident, et elle brise tout ce
qu'elle rencontre ; mais on ne peut la voir, ni quand elle tombe,
ni quand elle frappe, ni quand elle se retire. Les vents aussi
ne sont pas visibles, mais nous voyons leurs effets, nous sentons
leur présence. Enfin l'âme humaine, plus que tout ce qui
est de l'homme, participe de la divinité; elle règne en nous,
c'est incontestable, mais on ne la voit point. En réfléchissant
à tout cela, on ne doit point mépriser les forces invisibles,
mais, par leurs effets, reconnaître leur puissance et honorer
la divinité.
- Jamais, Socrate, reprit Euthydème, je ne serai
coupable de la moindre négligence envers elle, j'en suis certain;
mais je me décourage, en songeant que jamais aucun
homme ne peut rendre assez de grâces aux dieux pour tant de
bienfaits.
- Ne te décourage point, Euthydème ; tu vois que
le dieu de Delphes répond à celui qui lui demande le moyen
d'être agréable aux dieux : « Suis la loi de ton pays.» Or, la
loi commande partout que chacun honore les dieux suivant
son pouvoir. Peut-il donc être un culte plus élevé et plus pieux
que celui qu'ils prescrivent eux-mêmes? Mais il ne faut rien
négliger de ce qu'on peut faire; car, en agissant ainsi, il est
clair qu'on ne les honore pas. On doit donc ne rien omettre
pour honorer les dieux suivant son pouvoir, avoir confiance
en eux et en espérer les plus grands bienfaits : ce serait folie,
en effet, d'attendre plus de tout autre que de ceux qui ont le
plus de puissance pour nous servir, et de ne point espérer davantage,
si nous essayons de leur plaire; or, comment peut-on
mieux leur plaire qu'en leur obéissant sans réserve?
C'est
par de tels conseils, autant que par les exemples, que Socrate
rendait ceux qui le fréquentaient et plus pieux et plus sages.
CHAPITRE IV.
Au sujet de la justice, loin de cacher son opinion, il la manifestait
par des actes; se montrant envers tous, dans son particulier,
plein d'équité et de bienveillance, et, comme citoyen,
obéissant aux magistrats dans tout ce que la loi commande,
soit à la ville, soit dans les armées, où il se faisait remarquer
par sa soumission à la discipline. Présidant, en qualité d'épistate,
les assemblées du peuple, il ne lui permit pas de voter
contre les lois, mais, d'accord avec elles, il résista à la fougue
populaire, qu'aucun autre, excepté lui, n'aurait osé braver.
Lorsque les Trente lui donnèrent des ordres contraires aux
lois, il ne leur obéit pas; ils lui défendirent de s'entretenir
avec les jeunes gens, et lui enjoignirent, en même temps qu'à
d'autres citoyens, d'amener un homme qu'ils voulaient faire
périr; seul il refusa d'obéir, parce que ces ordres étaient illégaux.
Appelé devant les tribunaux par Mélétus, loin de suivre
la coutume des accusés, qui prennent la parole pour gagner la
faveur des juges, qui flattent et prient malgré la défense des
lois, et se font souvent absoudre par de tels moyens, il ne
voulut pas blesser les lois en agissant ainsi dans les tribunaux,
et, lorsqu'il lui eût été facile de se faire renvoyer par les juges,
en faisant le moindre effort, il aima mieux mourir en respectant
la loi que vivre en cessant de l'observer. Il tint plus d'une fois
ce langage à différentes personnes, et je me rappelle la conversation
qu'il eut sur la justice avec Hippias d'Élée. Hippias,
de retour à Athènes après une longue absence, rencontra Socrate
qui s'entretenait avec quelques disciples sur l'étrangeté
de ce fait que, si l'on veut faire de quelqu'un un cordonnier,
un maçon, un forgeron, un écuyer, on n'hésite point à l'envoyer
auprès d'un maître capable de l'instruire: on dit même
qu'on trouve partout des hommes qui ont juste ce qu'il faut
pour se charger de dresser un cheval ou un boeuf; mais si
quelqu'un veut apprendre la justice, ou la faire apprendre à
son fils ou à son esclave, il ne sait où aller pour trouver son
affaire. Hippias, qui l'avait écouté, lui dit en se raillant :
« Quoi,
Socrate, tu répètes ici ce que je t'ai entendu dire il y a déjà
longtemps »?
Alors Socrate :
« Oui, et ce qu'il y a de plus
étrange, Hippias, c'est que, non content de répéter les mêmes
paroles, je les répète sur les mêmes sujets; tandis que toi,
peut-être, vu ta grande science, tu ne dis pas toujours les
mêmes paroles sur les mêmes choses. - Sans doute, je tâche
toujours de dire du nouveau.
- Est-ce que, si l'on t'interroge
sur ce que tu sais, par exemple sur les lettres, et qu'on te demande
combien il y en a dans le nom de Socrate et quelles elles
sont, tu cherches à répondre aujourd'hui autrement qu'autrefois ?
Si l'on te demande, à propos d'arithmétique, si deux fois
cinq font dix, ne réponds-tu pas aujourd'hui ce que tu as répondu
naguère?
- Sur ces questions, Socrate, je fais comme
toi, je réponds toujours de même; mais sur la justice, je crois
pouvoir dire à présent des choses auxquelles ni toi ni personne
ne saurait rien objecter.
- Par Junon ! tu parles là d'une
grande découverte; ainsi les juges cesseront de diviser leurs
suffrages, les citoyens de contester au sujet de leurs droits, de
s'intenter des procès, de soulever des séditions : les nations
mêmes n'auront plus de querelles au sujet de leurs droits et ne
se feront plus la guerre : je ne vois pas trop comment je pourrais
te quitter avant que tu m'aies expliqué cette admirable
invention.
- Oui; mais, par Jupiter, tu n'en sauras rien, que
tu ne m'aies découvert toi-même ce que tu penses sur la justice :
il y a assez longtemps que tu te moques des autres, interrogeant
et réfutant toujours, sans vouloir jamais rendre de
compte à personne, ni exposer sur rien ton opinion.
- Comment,
Hippias ? n'as-tu pas remarqué que je ne cesse de bien
mettre en évidence ce que je crois être le juste?
- Mais enfin,
quelles sont les paroles que tu emploies?
- A défaut de la
parole, c'est par mes actes que je le mets en évidence; et ne
trouves-tu pas que l'action est plus convaincante que la parole?
- Beaucoup plus, par Jupiter ; car bien des gens disent
des choses justes et font des injustices, tandis qu'en agissant
selon la justice, on ne saurait être injuste. - As-tu donc jamais
appris que j'aie prêté un faux témoignage, calomnié,
semé la dissension entre amis ou concitoyens, que j'aie commis
enfin quelque autre injustice ?
- Non certes.
- S'abstenir de
l'injustice n'est-ce pas, à ton avis, être juste ?
- Tu m'as bien
l'air, Socrate, en ce moment même, d'éviter encore de dire ton
sentiment sur ce que tu crois le juste; car ce n'est pas de ce que
font les hommes justes, mais de ce qu'ils ne font pas que je
t'entends parler.
- Moi, reprit Socrate, je croyais que ne pas
vouloir être injuste est une preuve suffisante de justice; si tu
n'es pas de cet avis, vois si ceci te convient mieux : je dis que
ce qui est légal est juste.
- Veux-tu dire, Socrate, que ce qui
est légal et ce qui est juste sont une seule et même chose?
-
Oui.
- Je ne saisis pas bien ce que tu appelles légal et ce que
tu appelles juste.
- Tu connais les lois de l'État ?
- Je les connais.
- Et quelles sont-elles à ton avis?
- C'est ce que les
citoyens ont décrété, en établissant ce qu'il faut faire et ce
dont il faut s'abstenir.
- Donc, celui-là est dans la légalité,
qui se conforme à ces règlements politiques, et celui-là dans
l'illégalité, qui les transgresse.
- Très bien.
- Donc c'est être
juste que de leur obéir, et injuste de leur désobéir.
- Parfaitement.
- Donc celui qui agit justement est juste, et injuste
celui qui agit injustement ?
- Comment le contraire serait-il
vrai?
- En conséquence, celui qui est dans la légalité est
juste, et injuste celui qui est dans l'illégalité? »
Alors Hippias :
« Mais les lois, Socrate, comment peut-on y attacher quelque
valeur ou croire qu'on doit y obéir, quand souvent ceux-mêmes
qui les ont établies ne les trouvent plus bonnes et les abrogent?
- C'est comme la guerre, dit Socrate; souvent des villes
l'entreprennent et font ensuite la paix.
- Sans doute.
- Quelle
est donc la différence que tu crois faire en blâmant ceux qui
obéissent aux lois, parce qu'elles peuvent être rapportées, et
en condamnant les soldats qui se conduisent bien à la guerre,
parce qu'on peut conclure la paix? Blâmes-tu les citoyens qui,
dans les guerres, défendent courageusement leur patrie?
-
Non, par Jupiter; je n'en fais rien.
- N'as-tu pas remarqué
que le Lacédémonien Lycurgue n'aurait pas rendu Sparte différente
des autres cités, s'il ne lui eût inspiré le plus profond
respect pour les lois ? Parmi les magistrats d'une ville, ne
sais-tu pas que ceux qui inspirent le mieux aux citoyens
l'obéissance aux lois, sont de tout point les meilleurs; qu'un
État où les citoyens sont les plus soumis aux lois est aussi le
plus heureux pendant la paix et le plus invincible à la guerre ?
D'ailleurs, la concorde paraît être pour les cités le plus grand
des biens; aussi, très souvent dans les États, les sénateurs et
les hommes les plus éminents recommandent-ils aux citoyens
de rester d'accord; c'est même une loi établie dans toute la
Grèce, que les citoyens jurent de demeurer d'accord; et partout
ils font ce serment. Or, je ne crois pas que cela se fasse pour
que les citoyens s'accordent à décerner la victoire aux mêmes
choeurs, qu'ils applaudissent les mêmes joueurs de flûte, qu'ils
choisissent les mêmes poètes, qu'ils aient les mêmes goûts,
mais pour qu'ils obéissent aux lois : car, tant que les citoyens
y demeurent fidèles, les villes sont très puissantes et très heureuses;
mais sans la concorde, il n'y a ni ville bien gouvernée,
ni maison bien administrée.
Dans l'état privé, quel moyen plus sûr de ne pas encourir de
châtiments publics, quelle voie plus prompte vers les honneurs
que l'obéissance aux lois? Comment s'assurer mieux de ne pas
être vaincu dans les tribunaux, mais de triompher dans ses
procès? A qui confiera-t-on plus volontiers sa fortune, ses fils,
ses filles ; qui obtiendra plutôt la confiance d'une ville tout
entière qu'un homme qui respecte les lois? De quel autre peuvent
attendre plus d'équité un père, des parents, des serviteurs,
des amis, des concitoyens, des étrangers? Avec qui des
ennemis aimeront-ils mieux régler une suspension d'armes,
une trêve, des conditions de paix? A qui, plutôt qu'à l'homme
fidèle aux lois, viendront s'unir des ailliés? A qui ces mêmes
alliés remettront-ils plus volontiers un commandement de
troupes, une garde de places fortes ou de villes? De qui un
bienfaiteur espérera-t-il plus de reconnaissance que de celui
qui respecte les lois? et qui aimera-t-on mieux obliger que
celui dont on est sûr d'avoir la gratitude ? De qui aimerait-on
mieux être l'ami et voudrait-on moins devenir l'ennemi? Quel
est l'homme à qui l'on voudrait le moins faire la guerre, si ce
n'est celui dont on désirerait le plus être l'ami, et le moins être
l'ennemi, dont tout le monde recherche l'amitié et l'alliance,
et dont personne ne voudrait encourir la haine et l'inimitié ?
Je te prouve donc, Hippias, que ce qui est légal et ce qui est
juste sont une seule et même chose; si tu as un avis différent,
fais-le moi savoir. »
Alors Hippias :
« Ma foi, Socrate, dit-il,
je ne crois pas avoir d'opinion contraire à ce que tu viens de
dire sur la justice.
- Connais-tu, Hippias, reprit Socrate, des
lois qui ne sont pas écrites?
- Oui, celles qui sont les mêmes
dans tous les pays et qui ont le même objet.
- Pourrais-tu
dire que ce sont les hommes qui les ont établies ?
- Comment
cela serait-il, puisqu'ils n'ont pu se réunir tous et qu'ils ne
parlent pas la même langue?
- Qui donc, à ton avis, a établi
ces lois?
- Moi, je crois que ce sont les dieux qui les ont inspirées
aux hommes ; car chez tous les hommes la première
loi est de respecter les dieux.
- Le respect des parents n'est-il
pas aussi une loi universelle?
- Sans doute.
- Et les mêmes
lois ne défendent-elles pas la promiscuité des parents avec les
enfants et des enfants avec les parents?
- Pour cette loi, Socrate,
je ne la crois pas émanée d'un dieu.
- Pourquoi donc?
- Parce que j'en vois certains qui la transgressent.
- On en
transgresse bien d'autres; mais ceux qui violent les lois établies
par les dieux subissent un châtiment auquel il est impossible
à l'homme de se soustraire, tandis que ceux qui foulent
aux pieds les lois humaines échappent quelquefois à la
peine, soit en se cachant, soit en employant la violence.
- Et
quelle est donc la punition que ne peuvent éluder les parents
qui vivent en promiscuité avec leurs enfants, les enfants qui
vivent avec leurs parents?
- La plus grande de toutes, par
Jupiter ; car qu'y a-t-il de plus triste pour les hommes qui
procréent des enfants que d'en avoir de mal venus ?
- Mais pourquoi leur postérité est-elle mal venue? rien n'empêche,
s'ils sont bons, qu'il ne sorte d'eux des enfants également
bons.
- C'est que, par Jupiter, il ne suffit pas que le couple
générateur soit bon, il faut qu'il soit dans la vigueur de l'âge.
Crois-tu donc que la liqueur prolifique soit la même chez ceux
qui sont dans la force de l'âge, et chez ceux qui n'ont pas atteint
ou qui ont dépassé la jeunesse?
- Par Jupiter, elle ne
peut être la même.
- Quel moment est donc le plus favorable?
- Évidemment celui de la vigueur.
- Ceux qui n'y sont pas
ne se trouvent donc point dans une condition favorable?
-
Non, par Jupiter.
- Ainsi, à cette époque, il ne faut pas songer
à procréer?
- Non, certes.
- Ceux donc qui essayent
alors de procréer, le font contrairement à la nature?
- Je le
pense.
- Qu'appellerons-nous donc des enfants mal venus,
sinon ceux-là?
- Je suis encore de ton avis sur ce point.
- Dis-moi, partout la loi ne veut-elle pas qu'on témoigne de la
reconnaissance aux bienfaiteurs ?
- Elle le veut, mais on la
transgresse.
- Eh bien! ceux qui la transgressent n'en portent-ils
pas la peine, abandonnés qu'ils sont de bons amis et
forcés de courir après des gens qui les détestent? N'est-il pas
vrai, en effet, que ceux qui font du bien à qui les recherche
sont de bons amis ; que, si on ne leur rend pas les services
qu'on en a reçus, cette ingratitude provoque leur haine, et que
le grand intérêt qu'on a à les fréquenter fait qu'on ne cesse de
les poursuivre?
- Par Jupiter, Socrate, tout cela m'a bien
l'air de venir des dieux; ces lois qui portent avec elles le châtiment
de celui qui les transgresse me semblent l'oeuvre d'un
législateur supérieur aux hommes.
- Crois-tu donc, Hippias,
que les dieux établissent des lois justes, ou qu'ils puissent en
établir de contraires à la justice?
- Non, par Jupiter; car
personne ne pourrait établir des lois justes, si un dieu ne le
faisait pas.
- Donc, Hippias, les dieux eux-mêmes veulent que
ce qui est juste soit la même chose que ce qui est légal.»
C'est ainsi que par ses discours et par ses actes Socrate rendait plus justes ceux qui l'approchaient.
CHAPITRE V.
Comment Socrate faisait avancer ses disciples dans la pratique
du bien, c'est ce que je vais dire maintenant. Persuadé
que la tempérance est un bien nécessaire à l'homme qui veut
faire quelque chose de beau, il commençait par en montrer en
lui-même à ses disciples le modèle le plus parfait; puis, dans
ses entretiens, il les dirigeait vers la tempérance de préférence
à toute autre vertu. Sans cesse il se rappelait les procédés qui
conduisent à la vertu, et sans cesse il en faisait souvenir tous
ceux qui vivaient près de lui. Or, je sais qu'il eut un jour avec
Euthydème cet entretien sur la tempérance :
« Dis-moi, Euthydème,
penses-tu que la liberté soit un bien précieux et honorable
pour un particulier et pour un État?
- C'est le plus
précieux des biens.
- Celui donc qui se laisse dominer par les
plaisirs du corps, et qui est mis par là dans l'impuissance de
bien faire, le considères-tu comme un homme libre?
- Pas
le moins du monde.
- Peut-être appelles-tu liberté le pouvoir
de bien faire, et servitude la présence d'obstacles qui nous en
empêchent?
- Justement.
- Justement alors les intempérants
te paraîtront esclaves?
- Oui, par Jupiter, et avec raison.
-
Crois-tu que les intempérants soient seulement empêchés de
faire ce qu'il y a de mieux, ou qu'ils soient aussi forcés de faire
ce qu'il y a de pis?
- Je les crois tout à la fois poussés au
mal et détournés du bien.
- Que penses-tu donc de ces maîtres
qui empêchent de faire le bien, et qui obligent à faire le mal?
- C'est, par Jupiter, la pire espèce possible.
- Et quelle est
la pire des servitudes?
- Selon moi, celle qui nous soumet
aux pires des maîtres.
- Ainsi les intempérants subissent la
pire des servitudes ?
- C'est mon avis.
- La sagesse, qui est
le plus grand des biens, les hommes n'en sont-ils pas détournes
par l'intempérance, qui les précipite dans une direction
opposée ? Ne te semble-t-il pas qu'elles les empêche de s'appliquer
à l'étude des connaissances utiles, en les entraînant vers
les plaisirs, et que souvent, alors même qu'ils discernent le
bien du mal, l'impression qu'elle cause leur fait choisir le pire
au lieu du meilleur?
- Cela est vrai.
- Pour la prudence, Euthydème,
quel est l'homme qui pourrait en avoir moins que
l'intempérant? car rien n'est plus opposé aux actes de la prudence
que ceux de l'intempérance.
- Je suis encore de cet
avis.
- Penses-tu qu'il y ait rien qui détourne plus des devoirs
que l'intempérance?
- Rien, selon moi.
- Quand un
vice nous fait préférer le nuisible à l'utile, rechercher l'un et
négliger l'autre, quand il nous force à tenir une conduite
opposée à celle des sages, peut-il en être de plus funeste pour
l'homme?
- Aucun assurément.
- N'est-il donc pas naturel
que la tempérance soit pour les hommes la cause d'effets contraires
à ceux de l'intempérance ?
- Oui, sans doute.
- N'est-il
pas également clair que la cause de ces effets contraires doit
être excellente?
- Certainement.
- Il faut donc croire, Euthydème,
que la tempérance est pour l'homme le plus précieux
de tous les biens ?
- On n'en saurait douter, Socrate.
- Mais,
Euthydème, as-tu jamais songé à ceci?
- Qu'est-ce donc?
-
Que l'intempérance, tout en paraissant ne pouvoir nous mener
qu'à l'agréable, est cependant incapable de nous y conduire,
tandis que la tempérance nous procure les agréments les plus
vifs.
- Comment cela?
- Le voici : l'intempérance ne nous
permettant pas d'endurer la faim, la soif, les désirs amoureux,
l'insomnie, qui nous font seuls trouver des charmes à manger,
à boire, à aimer, à nous reposer, à dormir, besoins qui,
par l'attente et la privation, ne font qu'augmenter le plaisir;
l'intempérance, dis-je, nous empêche d'éprouver une vraie
douceur à satisfaire ces appétits nécessaires et continuels : la
tempérance, au contraire, seule capable de nous faire endurer
les privations, est aussi la seule qui nous permette de jouir
encore par la mémoire des plaisirs dont nous avons parlé.
-
Tout cela est parfaitement vrai.
- De plus, apprendre ce que
c'est que le beau et le bien, se livrer à quelqu'une de ces études
qui enseigent à bien gouverner son corps, à diriger sagement
sa maison, à se rendre utile à ses amis et à son pays, et à
vaincre ses ennemis, toutes qualités qui non seulement sont
utiles, mais qui procurent de très grandes jouissances : tels sont
les avantages pratiques que recueillent les hommes tempérants,
et dont les intempérants sont exclus. Qui mérite moins, en effet,
de les obtenir, que celui qui n'a pas la liberté d'agir ainsi, à
cause de la préoccupation et de l'empressement qui l'entraînent
à des jouissances faciles? »
Alors Euthydème :
« Il me semble,
Socrate, que, selon toi, l'homme maîtrisé par les plaisirs des
sens est tout à fait incapable d'aucune vertu.
- Quelle différence
y a-t-il en effet, Euthydème, entre l'homme intempérant et la
bête la plus stupide? Celui qui ne prend jamais le bien pour
but, qui poursuit le plaisir par tous les moyens possibles, en
quoi différerait-il des animaux les plus dépourvus de raison ?
Au contraire, les hommes tempérants ont seuls la liberté de
rechercher ce qu'il y a de mieux dans tous les objets, de les
distribuer par genres en pratique et en théorie, de choisir le
bien et de s'abstenir du mal. »
Socrate disait que c'était le moyen de rendre les hommes
meilleurs, plus heureux et plus habiles dans la dialectique ; il
ajoutait que le nom de dialecticien venait de l'habitude de dialoguer
en commun et de distribuer les objets par genres; qu'il
fallait donc se préparer avec le plus grand soin à cet exercice
et y consacrer tous ses efforts, puisque cette étude forme les
hommes les meilleurs, les plus habiles politiques et les plus forts
dialecticiens.
CHAPITRE VI.
Comment Socrate formait ses disciples à la dialectique, c'est
ce que je vais encore essayer de rapporter. Socrate pensait
que, quand on connaît bien ce qu'est chaque chose en particulier,
on peut l'expliquer aux autres; mais que, si on l'ignore,
il n'est pas étonnant qu'on se trompe soi-même et qu'on trompe
les autres avec soi : aussi ne cessait-il jamais de rechercher
avec ses disciples ce qu'est chaque chose en particulier. Ce serait
un grand labeur de reproduire toutes ses définitions; cependant
celles qui peuvent, à mon avis, indiquer la manière
de procéder, je vais les dire. Et d'abord voici comme il envisageait
la piété :
« Dis-moi, Euthydème, quelle idée te fais-tu
de la piété?
- C'est la plus belle des choses, par Jupiter!
-
Pourrais-tu donc nous dire quel est l'homme pieux?
- C'est,
je pense, celui qui honore les dieux.
- Est-il permis à chacun
d'honorer les dieux selon sa fantaisie?
- Non, il y a des lois
qui règlent le culte.
- Ainsi celui oui connaît ces lois sait
comment il faut honorer les dieux?
- Je le crois.
- Et celui
qui sait honorer les dieux pense-t-il qu'il faille les honorer
autrement qu'il ne fait?
- Non, certes.
- Honore-t-on les
dieux autrement qu'on ne croit le devoir?
- Je ne le pense
pas.
- Donc celui qui connaît les lois relatives au culte rend
aux dieux un culte légitime?
- Oui.
- Et celui qui rend aux
dieux un culte légitime les honore comme il faut?
- Assurément.
- Et celui qui les honore comme il faut est un homme
pieux?
- Sans doute.
- Nous aurions donc raison de définir
l'homme pieux celui qui connaît le culte légitime?
- C'est bien
mon avis.
- Passons aux hommes. Est-il permis à chacun de les traiter
à sa fantaisie?
- Non; mais celui qui connaît les lois faites
pour régler les rapports des hommes entre eux se conduit
légitimement à leur égard.
- Donc ceux qui se traitent selon
ces lois se traitent les uns les autres comme ils le doivent?
-
Oui.
- Donc ceux qui se traitent comme ils le doivent se traitent
bien?
- Assurément.
- Donc ceux qui traitent bien les
hommes remplissent bien les devoirs de l'homme?
- Oui.
- Donc ceux qui obéissent aux lois se conduisent selon la
justice ?
- Certainement.
- Et la justice, sais-tu ce qu'on appelle
ainsi?
- Ce que les lois ordonnent.
- Ainsi ceux qui font
ce que les lois ordonnent se conduisent selon la justice et le
devoir?
- Peut-il en être autrement?
- Donc ceux qui se
conduisent selon la justice sont justes?
- Je le pense.
-
Crois-tu qu'on puisse obéir aux lois sans savoir ce qu'elles
ordonnent?
- Non.
- Et quand on sait ce qu'il faut faire,
pense-t-on ne pas devoir le faire?
- Je ne crois pas.
- Connais-tu
des hommes qui fassent autre chose que ce qu'ils
croient devoir faire?
- Non.
- Donc ceux qui connaissent les
lois prescrites relativement aux hommes sont des hommes justes?
- Évidemment.
- Donc ceux qui se conduisent selon la
justice sont des hommes justes?
- Qui le serait alors?
-
Nous faisions donc une bonne définition en définissant l'homme
juste celui qui connaît les lois prescrites relativement aux
hommes?
- C'est mon avis.
- Et la sagesse, comment la définirions-nous? Dis-moi, les
sages te paraissent-ils être sages seulement dans ce qu'ils savent,
ou bien y a-t-il des gens qui soient sages dans ce qu'ils
ne savent pas?
- On est sage dans ce qu'on sait, c'est évident.
Comment, en effet, pourrait-on l'être dans ce qu'on ne sait
pas?
- Est-ce par la science que les sages sont sages?
- Le
moyen d'être sage autrement que par la science!
- Crois-tu
que les sages puissent être sages par autre chose que par la
sagesse?
- Je ne le crois pas.
- La science est-elle donc la
sagesse?
- Il me le semble.
- Penses-tu qu'il soit possible à
l'homme de tout savoir?
- Par Jupiter! je crois bien plutôt
qu'il ne peut savoir que bien peu de chose.
- Un homme ne
peut donc être sage en tout?
- Non, certes, par Jupiter!
-
Et chacun dans ce qu'il sait est réellement sage?
- C'est mon avis.
- Faut-il, Euthydème, rechercher de même la nature du
bien?
- Comment faire?
- Crois-tu que la même chose soit
utile à tous ?
- Non vraiment.
- Eh bien ! ce qui est utile à
l'un ne te semble-t-il pas parfois nuisible à l'autre?
- Sans
doute.
- Le bien est-il, selon toi, différent de l'utile?
- Nullement.
- Une chose utile est donc un bien pour celui à qui
elle est utile ?
- Je le crois.
- Pour le beau, avons-nous autre chose à dire, sinon que,
quand tu parles de la beauté d'un corps, d'un vase ou de quelque
autre objet, tu entends que cet objet est beau pour toute
espèce d'usage?
- Pas autre chose, assurément.
- Chaque
objet est donc beau seulement pour l'usage auquel il doit servir?
- C'est tout à fait cela.
- Mais un objet beau peut-il
l'être encore sous un autre rapport que celui de l'usage qu'on
en peut faire?
- Nullement.
- Une chose utile est donc belle
pour celui auquel elle est utile?
- C'est mon avis.
- Le courage, Euthydème, le places-tu parmi les belles
choses?
- C'est la plus belle de toutes, à mon sens.
- Tu
penses donc que le courage n'est pas utile pour les très petites
choses?
- Non, par Jupiter! mais je le crois utile pour les
très grandes.
- Crois-tu que, lorsqu'on est en présence de
dangers terribles, ce soit un avantage de ne pas les connaître?
- Pas le moins du monde.
- Ainsi ceux qui n'ont pas peur
en pareille occurrence, parce qu'ils ne savent pas ce qu'il en
est, ne sont pas des hommes courageux?
- Non, par Jupiter!
car, à ce compte, il faudrait ranger parmi les hommes de coeur
bon nombre de fous et de lâches.
- Que diras-tu donc alors de
ceux qui ont peur même de ce qui n'a rien de terrible?
-
Qu'ils sont encore au-dessous, ma foi!
- Appelles-tu donc
courageux ceux qui n'ont pas peur dans les dangers imminents,
et lâches ceux qui ont peur?
- C'est cela même.
-
Appelles-tu courageux d'autres gens que ceux qui savent bien
se montrer dans les dangers?
- Pas d'autres.
- Et lâches
ceux qui s'y montrent mal?
- A quels autres donner ce nom?
- Chacun d'eux cependant s'y conduit-il comme il croit devoir
le faire?
- Le moyen qu'il en soit autrement !
- Est-ce
que ceux qui ne peuvent pas s'y bien conduire savent comment
il faut s'y comporter?
- Nullement.
- Et ceux qui savent
comment il faut s'y comporter le peuvent-ils ?
- Oui, eux seuls.
- Maintenant, ceux qui savent bien s'y prendre se montrent-ils
mal dans les dangers?
- Je ne le pense pas.
- Ceux qui
s'y montrent mal ne savent donc pas s'y prendre?
- C'est
vraisemblable.
- Donc ceux qui savent bien se montrer dans
les dangers imminents sont courageux, et ceux qui ne le savent
pas sont des lâches?
- C'est mon opinion. »
La royauté et la tyrannie étaient, selon lui, deux autorités;
mais il croyait qu'il y a entre elles une différence : il appelait
l'une un pouvoir accepté par les hommes et conforme aux lois
de l'État, c'est à savoir la royauté; et l'autre un pouvoir imposé
et ne connaissant d'autres lois que les caprices du chef, c'est à
savoir la tyrannie : une république gouvernée par des citoyens
amis des lois, il l'appelait aristocratie; celle où dominent les
riches en vertu du cens, ploutocratie; et démocratie, celle où
le peuple entier est souverain.
Si l'on venait le contredire sans apporter des preuves bien
claires, si l'on avançait, sans le démontrer, que tel citoyen
était plus sage, plus habile politique, plus courageux, ou possédait
toute autre qualité que celui dont il parlait, il ramenait
la conversation au sujet véritable, à peu près de la manière
suivante :
« Tu dis que l'homme dont tu fais l'éloge est meilleur
citoyen que celui que je loue?
- Oui.
- Pourquoi donc
ne commencerions-nous pas par examiner quel est le propre
d'un bon citoyen?
- Faisons-le.
- Dans l'administration des
richesses, la supériorité n'est-elle pas à celui qui enrichit sa
patrie ?
- Sans doute.
- En temps de guerre, à celui qui la
met au-dessus de ses adversaires ?
- Cela est certain.
- Dans
une ambassade, n'est-ce pas à celui qui change ses ennemis en
amis ?
- Cela peut être.
- Et dans l'assemblée du peuple, à
celui qui apaise les séditions et fait naître la concorde?
- Je
le crois aussi. »
C'est ainsi qu'en ramenant la question il rendait la vérité
sensible même à ses contradicteurs. Quand il discourait sur
un sujet, il procédait par les principes les plus généralement
reconnus, convaincu que c'est une méthode infaillible de
raisonnement : aussi de tous ceux que j'ai connus, il n'en est
point qui, lorsqu'il parlait, fît mieux partager son opinion aux
auditeurs. Il disait encore qu'Homère appelle Ulysse un orateur
sûr de sa cause, parce qu'il savait déduire ses raisons des
idées admises chez tous les hommes.
CHAPITRE VII.
La simplicité avec laquelle Socrate exposait ses opinions à
ses disciples me paraît clairement exprimée par ce que j'ai dit
plus haut ; mais comment, en outre, il s'appliquait à les rendre
capables de se suffire à eux-mêmes dans leurs fonctions respectives,
c'est ce que je vais dire à présent. De tous les hommes
que j'ai connus, il n'en est point qui eût à coeur autant que lui
de connaître les talents de ceux qui le fréquentaient; tout ce
qu'il savait convenir à un homme parfait et qu'il connaissait
lui-même, il s'empressait de le leur enseigner, et, pour leur faire
apprendre ce qu'il savait moins bien lui-même, il les menait
auprès des maîtres instruits. Il leur montrait aussi jusqu'à
quel point un homme bien élevé doit se rendre habile dans
chaque science: ainsi, il disait qu'il fallait apprendre la géométrie
jusqu'à ce qu'on fût capable de mesurer exactement, au besoin,
une terre que l'on veut acheter, vendre, diviser ou labourer;
et, selon lui, c'est une chose si facile à apprendre, que, pour
peu qu'on s'applique à l'arpentage, on connaît bien vite et la
grandeur de la terre et la manière de la mesurer. Mais qu'on
poussât l'étude de la géométrie jusqu'aux problèmes les plus
difficiles, c'est ce qu'il désapprouvait : il disait qu'il n'en
voyait point l'utilité. Ce n'est pas qu'il les ignorât lui-même ;
mais il prétendait que la recherche de ces problèmes est faite
pour consumer la vie de l'homme et le détourner d'une foule
d'autres études utiles. Il recommandait d'apprendre assez
d'astrologie, pour reconnaître les divisions de la nuit, du
mois et de l'année, en cas de voyage, de navigation ou de
garde, et afin d'avoir des points de repère pour tout ce qui
se fait la nuit, dans le mois ou dans l'année, grâce à la
connaissance du temps affecté à ces divisions ; il ajoutait qu'il
était facile d'apprendre ces points auprès des chasseurs de
nuit, des pilotes, de tous les gens enfin qui ont intérêt à le
savoir. Quant à l'astronomie et aux recherches qui concernent
les globes placés en dehors de la rotation de notre ciel, à
savoir les astres errants et sans règle, leur distance de la
terre, leurs révolutions et les causes de leur formation, il en
dissuadait fortement, disant qu'il n'y voyait aucune utilité.
Cependant il n'était point étranger à ces connaissances ;
mais il répétait qu'elles étaient faites pour consumer la vie de
l'homme et le détourner d'une foule d'études utiles. En général,
il empêchait de se préoccuper outre mesure des corps
célestes et des lois suivant lesquelles la divinité les dirige. II
pensait que ces secrets sont impénétrables aux hommes, et
qu'on déplairait aux dieux en voulant sonder les mystères
qu'il n'ont pas voulu nous révéler : il disait qu'on courait le
risque de perdre la raison en s'enfonçant dans ces spéculations,
comme l'avait perdue Anaxagore avec ses grands raisonnements
pour expliquer les mécanismes des dieux.
Lorsque celui-ci, en effet, prétendait que le soleil est la même chose
que le feu, il ignorait que les hommes regardent facilement le
feu, tandis qu'ils ne peuvent regarder le soleil en face, et de
plus, que les rayons du soleil noircissent la peau, effet que le
feu ne produit pas : il ignorait aussi que la chaleur du soleil
est nécessaire à la vie et à l'accroissement des productions de
la terre, tandis que celle du feu les fait périr : quand il disait
que le soleil est une pierre enflammée, il ignorait encore que la
pierre, exposée au feu, ne donne pas de flamme et ne résiste pas
longtemps, tandis que le soleil ne cesse pas d'être de tout temps
le plus brillant de tous les corps. Socrate conseillait d'étudier
la science des nombres; mais il recommandait, comme pour les
autres sciences, de ne pas s'engager dans de vaines recherches,
et il examinait et discutait avec ses disciples jusqu'à quel point
toutes les connaissances peuvent être utiles. Il les engageait
vivement à ne pas négliger leur santé, à consulter des gens
instruits sur le régime qu'ils devaient suivre, à étudier eux-mêmes,
pendant tout le cours de leur vie, quels aliments,
quelles boissons, quels exercices leur convenaient le mieux, et
comment ils devaient en user pour conserver la santé la plus
parfaite. Il disait, en effet, qu'il était difficile à un homme
accoutumé à s'étudier ainsi de trouver un médecin qui sût
discerner mieux que lui ce qui convenait à sa santé. Si pourtant
quelqu'un voulait s'élever au-dessus des connaissances
humaines, il lui conseillait de s'adonner à la divination, lui
assurant que, quand on sait par quels signes les dieux font
connaître leur volonté à l'homme, on n'est jamais privé des
avertissements des dieux.
CHAPITRE VIII.
Si l'on croit que l'assertion de Socrate, relative au démon
qui l'avertissait de ce qu'il avait à faire ou non, tombe devant
la condamnation capitale prononcée par ses juges, et le convainc
de mensonge au sujet de ce génie familier, qu'on réfléchisse
bien d'abord à ceci : Socrate était d'un âge assez avancé
pour n'avoir plus que fort peu de temps à vivre ; ensuite il n'a
perdu que la partie la plus pénible de la vie, celle où l'intelligence
s'affaiblit chez tous les hommes ; en y renonçant, il a
fait voir toute la vigueur de son âme ; il s'est couvert de gloire
par la vérité, la liberté et la justice de sa défense, autant que
par la douceur et le courage avec lesquels il reçut son arrêt de
mort. On convient qu'aucun homme dont on ait conservé la
mémoire ne supporta la mort avec plus de coeur : il fut
obligé de vivre encore trente jours après son jugement, parce
que les fêtes de Délos avaient lieu dans ce même mois, et que
la loi défend de mettre à mort aucun condamné avant le retour
de la théorie délienne. Durant tout ce temps, il vécut sous
les yeux de ses amis comme il'avait vécu jusqu'alors ; et jusqu'alors
il s'était attiré une admiration peu commune par le
calme et la sérénité de sa vie. Quelle plus belle mort que la
sienne ? Ou plutôt, est-il une mort plus belle que celle de
l'homme qui sait le mieux mourir ? Est-il une mort plus heureuse
que la plus belle ? Est-il une mort plus agréable aux
dieux que la plus heureuse?
Je vais rapporter encore ce que j'ai entendu dire par Hermogène,
fils d'Hipponique. Mélétus avait déjà porté son
accusation; Hermogène, qui entendait Socrate discourir sur
toute autre chose que son procès, lui dit qu'il devrait bien
songer à son apologie. Socrate lui répondit :
« Ne te semble-t-il
pas que je m'en suis occupé toute ma vie ?»
Hermogène lui
ayant demandé de quelle manière, Socrate lui dit qu'en vivant
toujours l'oeil sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste, en
pratiquant la justice et en évitant l'iniquité il croyait s'être
préparé la plus belle apologie. Hermogène reprit :
« Ne vois-tu
pas, Socrate, que les juges d'Athènes, choqués par la
défense, ont déjà fait périr bien des innocents, comme ils ont
absous bien des coupables?
- Eh bien, Hermogène, dit Socrate,
j'ai essayé de préparer une apologie que je présenterais à mes
juges; mais mon démon s'y est opposé. »
Alors Hermogène:
- Ce que tu dis m'étonne.
- Pourquoi t'étonner si le dieu
juge qu'il est plus avantageux pour moi de quitter la vie de ce
moment même? Ne sais-tu pas que jusqu'à présent il n'y a pas
d'homme à qui je le cède pour avoir vécu mieux et plus
agréablement? Car je crois qu'on ne peut mieux vivre qu'en
cherchant à se rendre meilleur, ni plus agréablement qu'en
sentant qu'on devient réellement meilleur. Cet effet, je l'ai
jusqu'ici éprouvé en moi-même, en vivant parmi les hommes
et en me comparant aux autres, et je n'ai jamais cessé de me
former sur moi-même cette opinion. Et ce n'est pas moi seulement,
ce sont aussi mes amis qui m'ont jugé de la sorte, non
parce qu'ils m'aiment, car chacun de ceux qui aiment se conduirait
ainsi avec ses amis, mais parce qu'ils ont cru qu'en me
fréquentant ils devenaient meilleurs. Si je vivais plus longtemps,
il me faudrait sans doute payer mon tribut à la vieillesse ;
je verrais et j'entendrais moins bien, mon intelligence
baisserait, j'aurais plus de peine à apprendre et plus de facilité
à oublier, et, partout où je valais mieux, je deviendrais pire.
Si je n'avais pas le sentiment de toutes ces pertes, ma vie ne
serait plus viable, et si je les sentais, comment ma vie ne
serait-elle pas plus triste et plus malheureuse?
Si je meurs injustement, ce sera une honte pour ceux qui m'ont tué
injustement :
car, si l'injustice est une honte, comment un acte
injuste n'en serait-il pas une ? Mais sera-ce une honte pour
moi, que d'autres n'aient pu, à mon égard, ni reconnaître la
justice, ni la mettre en pratique? Je vois bien que la réputation
des hommes qui m'ont précédé passe à la postérité toute
différente, selon qu'ils ont été auteurs ou victimes de l'injustice.
Je sais encore que les sentiments que j'inspirerai aux
hommes, en mourant aujourd'hui, ne seront pas les mêmes
que pour ceux qui me tuent. Ils me rendraient, je le sais, ce
témoignage, que jamais je n'ai fait de tort à personne, et que,
loin de corrompre ceux qui me fréquentaient, je me suis toujours
efforcé de les rendre meilleurs. »
Voilà quels étaient les entretiens de Socrate avec Hermogène
et quelques autres. Parmi ceux qui l'ont bien connu tel qu'il
était, tous ceux qui aiment la vertu ne cessent pas de le
regretter, comme le plus utile auxiliaire à la pratique du bien.
Pour moi, qui l'ai vu tel que je l'ai dépeint, si pieux, qu'il ne
faisait rien sans l'assentiment des dieux ; si juste, qu'il ne
causa jamais le moindre tort à personne et qu'il rendit les plus
grands services à ceux qui le fréquentaient; si tempérant,
qu'il ne préféra jamais l'agréable à l'honnête; si prudent, qu'il
ne se trompait jamais dans l'appréciation du bien et du mal, mais
suffisant à l'intelligence de toutes ces notions, capable de les
expliquer et de les définir, habile à juger les gens, à leur montrer
leurs fautes, à les tourner vers la vertu et vers le bien, il
me paraissait fait pour être le meilleur et le plus heureux des
hommes. Si quelqu'un n'est point de cet avis, qu'il compare
cette manière d'être à celles des autres, et qu'il juge !
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