Xénophon, traduit par Eugène Talbot

XENOPHON

CYROPÉDIE OU ÉDUCATION DE CYRUS. LIVRE III

Traduction française · CHAMBRY.

Autre traduction (TALBOT) - Autre traduction (J. B. GAIL)

la traduction bilingue est celle de Talbot

livre II - livre IV

 

 

 

 

 

CYROPÉDIE OU ÉDUCATION DE CYRUS. LIVRE III

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

Le roi d’Arménie est fait prisonnier. Son fils Tigrane, élève d’un sophiste vertueux, défend son père et obtient sa grâce.

[1] Tandis que Cyrus était ainsi occupé, le roi d’Arménie apprenant du messager ce que lui mandait Cyrus, fut frappé de stupeur ; il sentait qu’il était dans son tort en ne payant pas le tribut et en n’envoyant pas le contingent de troupes. Mais surtout il avait peur parce qu’on allait voir qu’il commençait à fortifier son palais pour le mettre en état de résister. [2] Tous ces motifs le faisaient hésiter. Toutefois, il envoie de tous côtés des messagers pour rassembler ses forces, et en même temps fait passer dans la montagne son plus jeune fils, Sabaris, et les femmes, la sienne et celle de son fils, et ses filles ; il expédia aussi ses parures et ses meubles les plus précieux sous la garde d’une escorte qu’il leur donna. Pour lui, tout en dépêchant des éclaireurs pour surveiller Cyrus, il rangeait en bataille ceux des Arméniens qu’il avait sous la main ; mais d’autres ne tardèrent pas à venir lui annoncer que Cyrus en personne approchait. [3] Alors il n’osa pas en venir aux mains et se retira. En le voyant agir ainsi, les Arméniens s’enfuirent chacun dans leurs propriétés pour mettre leurs biens hors d’atteinte. Cyrus, en voyant la plaine couverte de gens qui couraient en tous sens et poussaient leur bétail devant eux, leur fit dire qu’il ne ferait pas de mal à tous ceux qui resteraient ; mais il annonça qu’il traiterait en ennemis ceux qu’il prendrait à fuir. Aussi la plupart demeurèrent ; quelques-uns se retirèrent avec le roi.

[4] Ceux qui marchaient les premiers avec les femmes tombèrent sur les soldats postés dans les montagnes ; aussitôt ils poussèrent des cris et prirent la fuite ; un grand nombre d’entre eux furent faits prisonniers. A la fin, on s’empara aussi du fils, des femmes et des filles du roi, ainsi que des trésors emmenés avec eux. [5] Quant au roi lui-même, quand il apprit ce qui se passait, ne sachant où se tourner, il s’enfuit sur une hauteur. De son côté, Cyrus voyant cela, cerne la hauteur avec les troupes qu’il avait sous la main et envoie dire à Chrysantas d’abandonner la garde des montagnes et de le rejoindre. Tandis que son armée se rassemblait, il envoya au roi d’Arménie un héraut chargé de lui poser ces questions : « Dis-moi, roi d’Arménie, préfères-tu demeurer où tu es, et lutter contre la faim et la soif ou bien descendre en plaine et nous livrer bataille ? » Le roi d’Arménie répondit qu’il ne voulait lutter ni contre les unes ni contre les autres. [6] De nouveau, Cyrus lui fit demander : « Pourquoi demeures-tu là-haut et ne descends-tu pas ? — Parce que je ne sais que faire, répondit-il. — Tu n’as pas lieu du tout d’être embarrassé, reprit Cyrus ; tu n’as qu’à descendre et venir te justifier. — Qui sera mon juge ? demanda-t-il. — Évidemment celui à qui Dieu a donné de faire de toi ce qu’il voudra, même sans jugement. » Alors ne pouvant faire autrement, le roi d’Arménie descendit. Cyrus l’ayant reçu, lui et toute sa maison au milieu de son armée, qui se trouvait désormais réunie, les tint investis dans son camp.

[7] A ce moment, le fils aîné du roi d’Arménie, Tigrane, revenait de voyage ; il avait été autrefois compagnon de chasse de Cyrus. Quand il apprit ce qui s’était passé, il se rendit aussitôt, dans l’équipage où il était, près de Cyrus. Quand il vit son père, sa mère, ses frères, sa propre femme prisonniers, il se mit à pleurer, comme de raison. [8] Cyrus, en le voyant, ne lui témoigna aucune amitié ; il lui dit simplement : « Tu viens à temps pour assister au jugement de ton père. » Aussitôt il appelle les chefs perses et mèdes ; il appelle en outre les grands d’Arménie qui se trouvaient là ; il n’écarta même pas les femmes qui étaient présentes dans des chariots ; il leur permit d’écouter. [9] Quand il lui parut que le moment de parler était venu, il commença son discours : « Roi d’Arménie, dit-il, je te conseille tout d’abord de dire la vérité dans ta défense pour détourner de toi le grief le plus détestable, celui d’être surpris à mentir, qui est, sache-le bien, le plus grand obstacle au pardon. D’ailleurs, ajouta-t-il, tes enfants et tes femmes elles-mêmes savent tout ce que tu as fait, ainsi que ceux des Arméniens qui sont présents : s’ils s’aperçoivent que tu dis autre chose que ce qui s’est passé, ils penseront que tu te condamnes toi-même à subir le dernier supplice, au cas où je découvrirais la vérité. — Eh bien, pose-moi les questions que tu voudras, dit-il ; sois sûr que je dirai la vérité, quoi qu’il en puisse advenir. [10] — Dis-moi donc, demanda Cyrus, tu as autrefois fait la guerre à Astyage, le père de ma mère, et aux Mèdes ?

— Oui, dit-il.

— Vaincu par lui, n’as-tu pas convenu de payer un tribut et de faire campagne avec lui, partout où il t’appellerait et de ne pas avoir de fortifications ?

— C’est exact.

— Alors, en ce cas, pourquoi n’as-tu pas payé le tribut, n’as-tu pas envoyé le contingent de soldats, et as-tu bâti des remparts ?

— Je désirais la liberté, car il me semblait beau d’être libre moi-même et de laisser la liberté à mes enfants.

— Il est beau, en effet, répliqua Cyrus, de combattre pour éviter l’esclavage ; mais si un homme vaincu à la guerre ou réduit en esclavage de toute autre manière entreprend ouvertement de priver ses maîtres de sa personne, toi le premier, l’honores-tu comme un brave et honnête homme, ou le punis-tu, comme un coupable, si tu le prends ?

— Je le punis, répondit-il, je l’avoue, puisque tu ne me permets pas de mentir.

[12] — Explique-toi clairement, dit Cyrus, sur chaque point ; si tu as un fonctionnaire qui manque à son devoir, lui laisses-tu sa charge ou en nommes-tu un autre à sa place ?

— J’en nomme un autre.

— Et si cet homme a de grandes richesses, les lui laisses-tu ou le réduis-tu à la pauvreté ?

— Je lui enlève, dit-il, ce qu’il peut posséder.

— Et si tu apprends qu’il passe à l’ennemi, que fais-tu ?

— Je le fais mettre à mort, dit-il ; car si je dois mourir, pourquoi me laisser convaincre de mensonge plutôt que dire la vérité ? »

[13] A ce moment son jeune fils, entendant ses paroles, arracha sa tiare et déchira ses vêtements ; les femmes se mirent à crier et à se lacérer, comme si c’en était fait de leur père, et si elles-mêmes étaient déjà perdues. Cyrus commanda le silence et dit : « C’est bien ! voilà donc comment tu comprends la justice, roi d’Arménie. Dès lors, que nous conseilles-tu de faire ? » Le roi d’Arménie se taisait, embarrassé : devait-il conseiller à Cyrus de le tuer ou lui conseiller le contraire de ce qu’il venait de dire ?

[14] Alors Tigrane, son fils, demanda à Cyrus :

« Dis-moi, Cyrus, puisque mon père semble être embarrassé, puis-je te conseiller ce que je crois être le meilleur parti pour toi ? »

Cyrus, qui avait remarqué qu’au temps où Tigrane chassait avec lui, il suivait les leçons d’un sophiste qu’il admirait beaucoup, désirait vivement écouter ce qu’il pourrait dire ; aussi lui donna-t-il volontiers la permission de donner son avis.

[15] « Eh bien ! pour moi, dit Tigrane, si tu approuves mon père, soit dans ses desseins, soit dans ses actions, je te conseille fortement de l’imiter ; mais s’il te semble n’avoir commis que des erreurs, je te conseille de ne pas l’imiter.

— Ainsi donc, dit Cyrus, en suivant la justice, je ne risque pas d’imiter son erreur.

— Non.

— Il faut donc, d’après ton raisonnement, châtier ton père, puisqu’il est juste que l’on châtie les coupables ?

— Mais à ton avis, Cyrus, qu’est-ce qui vaut mieux, que tu infliges tes punitions dans ton intérêt ou à ton préjudice ?

— Ce serait moi-même que je punirais en ce dernier cas, répondit Cyrus.

[16] — Eh bien, reprit Tigrane, ce serait vraiment te causer un grand préjudice que de mettre à mort tes sujets au moment même où tu dois attacher le plus de prix à les conserver.
— Et comment, dit Cyrus, attacher le plus grand prix à des gens pris en flagrant délit de crime ?

— S’ils devenaient sages après cela ; il me semble en effet, Cyrus, que sans la sagesse, toutes les autres vertus deviennent entièrement inutiles. Car que faire, ajouta-t-il, d’un homme fort, brave, habile cavalier, s’il n’est pas sage ? que faire même d’un homme riche ou puissant dans l’État ? mais avec la sagesse, tout ami est utile, tout esclave est bon.

[17] — Voici donc, dit Cyrus, ce que tu prétends, c’est que ton père aussi en ce seul jour est devenu sage, d’insensé qu’il était.

— C’est tout à fait cela, répondit Tigrane.

— Alors à ton avis, la sagesse est une affection de l’âme, comme le chagrin, et non une science; car il n’est pas possible, n’est-ce pas ? si l’intelligence est nécessaire pour devenir sage, qu’on devienne sage sur-le-champ, d’insensé qu’on était.

[18] — Eh quoi ? Cyrus, reprit Tigrane, n’as-tu jamais observé qu’un homme qui, dans une folle présomption, s’attaque à un plus fort que lui, se défait, aussitôt battu, de cette folle présomption à l’égard du vainqueur ? Pour prendre un autre exemple, continua-t-il, n’as-tu jamais vu qu’un État qui entre en lutte contre un autre État, consent, aussitôt battu, à obéir au vainqueur, plutôt que de continuer la lutte ?

[19] — Et quelle est, reprit Cyrus, cette défaite de ton père, qui te fait dire avec tant d’assurance qu’il est devenu sage ?

— Par Zeus, répondit Tigrane, c’est celle qu’il a conscience d’avoir subie, quand, pour avoir désiré sa liberté, il n’a fait qu’empirer son esclavage et que, croyant devoir cacher ses desseins, devancer ou repousser de force l’ennemi, il n’a été capable de rien mener à bonne fin. Il sait que, sur les points où tu as voulu le tromper, tu l’as trompé comme on trompe des aveugles, des sourds et des gens qui n’ont pas un grain de bon sens ; il voit que, lorsque tu as cru devoir cacher tes projets, tu es resté impénétrable, si bien que les lieux fortifiés où il pensait avoir un dernier refuge, tu en avais fait à l’avance à son insu une prison ; tu l’as si bien prévenu de vitesse que tu es arrivé d’un pays lointain avec de nombreuses troupes avant qu’il ait pu réunir l’armée qu’il avait sous la main.

— Alors tu crois, dit Cyrus, qu’une défaite qui lui fait voir qu’il y a des gens meilleurs que lui est capable de rendre un homme sage ?

— Beaucoup plus qu’une défaite dans un combat, dit Tigrane. On a vu plus d’une fois un homme vaincu par la force croire qu’en exerçant son corps, il pourrait reprendre le combat, et des États subjugués se flattent de pouvoir, en s’adjoignant des alliés, recommencer la guerre ; mais ceux que l’on a jugés supérieurs à soi, on consent souvent même sans contrainte à leur obéir.

[21] — Tu sembles oublier, dit Cyrus, que les hommes violents connaissent des gens qui sont plus modérés qu’eux, les voleurs des gens qui ne volent pas, les menteurs des gens qui disent la vérité, les criminels des gens qui pratiquent la justice. Ne sais-tu pas, ajouta-t-il, que, dans le cas présent, ton père a menti et n’a pas respecté les accords conclus entre nous, tout en sachant que de notre côté, nous ne violons aucune des clauses dont Astyage est convenu avec vous ?

[22] — Mais moi non plus, je ne prétends pas que le seul fait de connaître des gens meilleurs que soi rend plus sage ; il faut encore être puni par ceux qui vous sont supérieurs, comme l’est en ce moment mon père.

— Mais, reprit Cyrus, ton père n’a souffert jusqu’ici aucun mal ; il est vrai qu’il a peur, je le sais, de subir le dernier des châtiments.

[23] — Imagines-tu rien, dit Tigrane, qui asservisse plus les âmes qu’une forte crainte ? Ne sais-tu pas que ceux qui sont frappés par le fer, ce qu’on regarde comme le châtiment le plus fort, désirent cependant reprendre la lutte contre les mêmes hommes ? mais ceux que l’on redoute violemment, même s’ils vous consolent, ceux-là on ne peut les regarder en face. — Tu prétends, reprit Cyrus, que la crainte châtie les hommes plus que la punition effective ?

[24] — Tu sais bien toi-même que je dis vrai ; tu sais aussi que ceux qui craignent d’être exilés de leur patrie et ceux qui sont sur le point de livrer bataille et redoutent la défaite, passent les jours dans le découragement ; de même que les navigateurs qui ont peur du naufrage et ceux qui craignent l’esclavage et les chaînes, tous ceux-là ne peuvent prendre de nourriture ni de repos, à cause de leur crainte ; mais une fois exilés, une fois vaincus, une fois réduits en esclavage, ils sont capables parfois de manger et de dormir mieux même que les gens heureux. [25] Voici quelques exemples encore qui te montreront clairement quel fardeau est la peur. Certains hommes craignant d’être mis à mort, s’ils sont pris, se font mourir auparavant sous le coup de la peur, les uns en se précipitant, les autres en se pendant, les autres en s’égorgeant, tant il est vrai que de tout ce qui est à redouter, c’est la peur qui abat le plus les âmes ! Quant à mon père, ajouta-t-il, dans quelles dispositions d’esprit crois-tu qu’il est en ce moment, lui qui redoute l’esclavage non pas seulement pour lui-même, mais encore pour moi, pour sa femme, pour tous ses enfants ? »

Cyrus répondit :

[26] « Je crois sans peine qu’il est pour le moment dans ces dispositions ; mais je crois aussi que le même homme peut être insolent dans la prospérité et abattu rapidement par l’insuccès, et que si, de nouveau, il se relève, il reprend son arrogance et suscite de nouveaux embarras.

[27] — Par Zeus, dit Tigrane, nos fautes t’autorisent à te défier de nous, Cyrus ; mais tu peux élever des fortifications, occuper nos places fortes, et prendre toutes les garanties que tu voudras. Malgré cela, ajouta-t-il, nous n’en serons pas au désespoir ; car nous nous souviendrons que c’est nous qui en sommes la cause. Et si, confiant le pouvoir à un homme irréprochable, tu sembles t’en défier, prends garde que malgré tes bienfaits, il ne te regarde pas comme un ami ; si, au contraire, pour te garder de sa haine, tu ne lui imposes pas un joug qui l’empêche d’être insolent, prends garde que tu n’aies à l’assagir lui aussi plus encore que tu n’as dû le faire à présent pour nous.

[28] — Oui, par les dieux, répondit Cyrus, je vois bien que je n’aurais que du déplaisir à employer des serviteurs, si je savais qu’ils ne me servent que par contrainte. Mais si je crois trouver de la bienveillance et de l’amitié dans les serviteurs qui m’aident en ce que j’ai à faire, je les supporterai plus facilement même en faute, ce me semble, que des serviteurs qui me haïraient tout en remplissant leurs devoirs scrupuleusement, par contrainte. » Tigrane reprit : « Tu parles d’amitié. Qui jamais peut t’en montrer autant que tu peux en avoir de nous à présent ?

— Ceux-là, je crois, répondit-il, qui n’ont jamais été mes ennemis, si je consens à les favoriser comme tu m’engages maintenant à vous favoriser, vous.

[29] — Et pourrais-tu, Cyrus, reprit-il, dans les circonstances présentes, trouver quelqu’un à qui tu pourrais faire une aussi grande faveur qu’à mon père ? Par exemple, ajouta-t-il, si tu laisses vivre un homme qui n’a aucun tort envers toi, quel gré penses-tu qu’il t’en saura ? Et si tu ne lui ravis ni ses enfants ni sa femme, qui est-ce qui t’aimera pour cela plus que celui qui estime que tu es en droit de les lui enlever ? De même pour le royaume d’Arménie, crois-tu qu’il y ait quelqu’un qui s’afflige plus que nous de ne pas l’avoir ? N’est-il pas évident aussi que celui qui serait le plus chagriné de n’être pas roi, ce serait précisément celui-là qui, recevant de toi le pouvoir, aurait pour toi la plus grande reconnaissance ? [30] En outre, si tu as quelque souci de laisser à ton départ ce pays le plus tranquille possible, vois, ajouta-t-il, si tu penses que la tranquillité sera plus grande ici, en établissant un nouveau gouvernement qu’en gardant le gouvernement habituel. S’il t’importe en outre d’emmener le plus grand nombre de troupes, qui, à ton avis, est plus à même de les recruter comme il faut que celui qui les a souvent employées ? S’il te faut de l’argent, qui sera, selon toi, plus capable de t’en procurer que celui qui connaît et qui possède toutes les ressources ? Mon bon Cyrus, dit-il, prends garde, en nous perdant, de te causer toi-même plus de préjudice que mon père n’a pu t’en faire. »

Ainsi parla Tigrane. Cyrus l’avait écouté avec un plaisir extrême ; car il pensait avoir accompli toutes les promesses qu’il avait faites à Cyaxare. Il se souvenait en effet de lui avoir dit qu’il espérait s’en faire un allié plus fidèle que par le passé. Après cette discussion, il s’adressa au roi d’Arménie :

« Si je vous accorde ce que ton fils demande, dis-moi, roi d’Arménie, combien de troupes m’enverras-tu ? pour quelle somme contribueras-tu à la guerre ? »

[32] Le roi d’Arménie répondit :

« Je ne vois rien, Cyrus, de plus simple à dire ni de plus juste que de te montrer toutes les troupes que je possède ; quand tu les auras vues, tu en emmèneras autant qu’il te paraîtra bon et tu laisseras le reste pour garder le pays. De même pour l’argent, il est juste que je t’en indique le montant : quand tu le sauras, tu en emporteras autant que tu le désireras et tu laisseras ce que tu voudras.

— Eh bien ! dit Cyrus, dis-moi d’abord quelles sont tes forces ? tu me diras ensuite combien tu as d’argent.

— Eh bien ! dit alors le roi, la cavalerie des Arméniens se monte à huit mille hommes et l’infanterie à quarante mille. Mes richesses, ajouta-t-il, y compris les trésors que m’a laissés mon père, en les évaluant en argent, montent à plus de trois mille talents. »

Cyrus n’hésita pas.

« De ton armée, dit-il, puisque les Chaldéens, tes voisins, te font la guerre, tu m’enverras la moitié. De ton argent, au lieu des cinquante talents que tu fournissais comme tribut, tu en donneras le double à Cyaxare pour avoir cessé de le payer ; pour moi, dit-il, tu m’en prêteras cent autres, et je te promets, si la fortune me favorise. qu’en échange de ce que tu m’auras prêté, je te rendrai des services qui vaudront davantage ou je te rembourserai la somme, si je le puis ; si je ne le puis, on m’accusera peut-être d’impuissance, mais d’injustice, non pas, je ne le mériterai point.

[35] — Au nom des dieux, Cyrus, dit le roi d’Arménie, ne parle pas ainsi, ou je n’aurai plus confiance en ton amitié : mais crois, ajouta-t-il, que ce que tu laisseras n’est pas moins à toi que ce que tu emporteras.

— Soit, dit Cyrus mais pour recouvrer ta femme, ajouta-t-il, combien d’argent me donneras-tu ?

— Tout ce que je pourrai, dit-il.

— Et pour tes enfants ?

— Pour mes enfants aussi, tout ce que je pourrai. — Alors, dit Cyrus, ce serait le double de ce que tu possèdes. [36] Et toi, Tigrane, dis-moi combien tu payerais pour recouvrer ta femme ? (Tigrane était justement nouveau marié et éperdument épris de sa femme.)

— Pour moi, répondit-il, je vendrais ma vie pour qu’elle ne soit jamais esclave.

[37] — Eh bien ! emmène-la ; elle est à toi ; car je ne la regarde pas comme captive, puisque, toi, tu n’as jamais abandonné notre parti. Et toi, roi d’Arménie, emmène aussi ta femme et tes enfants sans rien payer pour eux, afin qu’ils sachent qu’ils sont libres en revenant chez toi. Et maintenant, dînez avec nous ; après dîner, vous irez où le coeur vous en dira. »
Et ils restèrent.

[38] Au sortir du dîner, Cyrus demanda :

« Dis-moi, Tigrane, où est cet homme qui chassait avec nous et que tu semblais fort admirer ?

— Eh ! mon père ici présent ne l’a-t-il pas tué ?

— Quel crime l’avait-il surpris à commettre ?

— Il prétendait qu’il me corrompait. Cependant, Cyrus, ajouta-t-il, cet homme était si vertueux que, même sur le point de mourir, il me fit appeler et me dit : « Ne garde point rancune à ton père, Tigrane, parce qu’il me fait mourir ; ce n’est pas par malveillance pour toi qu’il le fait, mais par ignorance ; or toutes les fautes que les hommes commettent par ignorance, j’estime qu’elles sont toujours involontaires.

[39] — L’infortuné ! » s’écria Cyrus.

Le roi d’Arménie dit :

« Cyrus, quand un homme qui trouve sa femme avec un autre homme, le tue, ce qu’il lui reproche, ce n’est pas de gâter l’esprit de sa femme, mais de lui ravir l’amour qu’elle a pour lui, et c’est la raison pour laquelle il le traite en ennemi. Moi, de même, si j’étais jaloux, ajouta-t-il, de ce sophiste, c’est qu’à mon avis, il inspirait à mon fils plus d’estime que moi.

[40] — Par les dieux, roi d’Arménie, dit Cyrus, ta faute est, à mes yeux, un effet de la faiblesse humaine. Et toi, Tigrane, pardonne à ton père. »

Après ces entretiens et ces marques d’amitié naturelles chez des gens qui viennent de se réconcilier, les Arméniens remontèrent avec leurs femmes dans leurs chariots et s’en retournèrent pleins d’allégresse.

[41] Quand ils furent arrivés au logis, ils vantaient, l’un la sagesse de Cyrus, l’autre son endurance, l’un sa douceur, l’autre sa beauté et sa haute taille. Tigrane alors demanda à sa femme :

« Est-ce que toi aussi, Arménienne, tu as trouvé beau Cyrus ?

— Par Zeus, dit-elle, je ne l’ai pas regardé.

— Et qui donc regardais-tu ? demanda Tigrane.

— Celui qui a dit, par Zeus, qu’il vendrait sa vie pour m’empêcher d’être esclave. »

Alors, comme on peut le croire, après tant d’émotions, ils allèrent se coucher les uns avec les autres.

[42] Le lendemain, le roi d’Arménie envoya à Cyrus et à toute son armée des présents d’hospitalité, et enjoignit à ceux des siens qui devaient participer à l’expédition de se présenter sous trois jours et il fit compter deux fois plus d’argent que Cyrus n’avait exigé. Cyrus n’en prit que ce qu’il avait réclamé et renvoya le reste. Il demanda ensuite qui, du fils ou du père, serait chef de l’armée. Ils répondirent tous deux à la fois, le père : « Celui que tu voudras », et Tigrane : « Pour moi, Cyrus, je ne te quitterai pas, dussé-je t’accompagner comme porteur de bagages. »

[43] Cyrus se mit à rire et dit :

« A quel prix consentirais-tu que ta femme apprenne que tu portes des bagages ?

— Elle n’aura pas besoin de l’apprendre, répliqua-t-il ; car je l’emmène, et ainsi, elle pourra voir tout ce que je ferai.

— Il serait temps pour vous, dit Cyrus, de faire vos préparatifs. — Compte que nous serons prêts et munis de ce que mon père nous donnera. » Alors les soldats, après avoir été traités en hôtes, allèrent se reposer.

CHAPITRE II

Cyrus attaque les Chaldéens et les décide à faire alliance avec les Arméniens. Il envoie demander des subsides au roi des Indes.

[1] Le lendemain, Cyrus ayant pris avec lui Tigrane, l’élite de la cavalerie mède et autant de ses amis qu’il le jugea bon, parcourut à cheval la région, considérant le terrain pour voir où il pourrait construire une forteresse. Arrivé sur une hauteur, il demanda à Tigrane quelles étaient les montagnes d’où les Chaldéens descendaient pour piller. Tigrane les lui montra. Cyrus lui posa une nouvelle question :
« En ce moment, ces montagnes sont-elles désertes ?

— Non, par Zeus, répondit Tigrane ; ils y ont toujours des observateurs qui signalent aux autres ce qu’ils voient.

— Et alors, que font-ils, demanda Cyrus, quand ils s’aperçoivent de quelque chose ?

— Ils se portent, répondit Tigrane, sur les hauteurs, pour les défendre, chacun dans la mesure de ses forces. »

[2] Telles furent les réponses que reçut Cyrus. En inspectant les lieux, il remarqua qu’une grande partie du territoire arménien était désert et inculte par suite de la guerre. Ils revinrent alors au camp, dînèrent, après quoi, ils se couchèrent.

[3] Le lendemain, Tigrane se présentait. Il était lui-même tout équipé ; pour l’accompagner, environ quatre mille cavaliers, près de dix mille archers et autant de peltastes se rassemblaient. Pendant ce temps, Cyrus faisait un sacrifice. Les victimes étant favorables, il convoqua les chefs des Perses et ceux des Mèdes. [4] Quand ils furent arrivés, il leur tint ce discours :

« Amis, ces montagnes que nous voyons sont au pouvoir des Chaldéens ; si nous nous en emparons, et que nous ayons sur la hauteur une forteresse à nous, les uns et les autres, Arméniens et Chaldéens, seront contraints d’être sages avec nous. Les dieux nous donnent des présages favorables ; quant à la prévoyance humaine dans l’accomplissement de notre tâche, elle n’a pas de meilleur auxiliaire que la rapidité. Si nous nous hâtons d’escalader les monts, avant que les ennemis soient rassemblés, ou bien nous nous emparerons du sommet sans coup férir, ou bien nous n’aurons à faire qu’à des ennemis peu nombreux et sans force. [5] Il n’y a rien dans les travaux de la guerre de plus facile et de moins périlleux que l’effort soutenu et rapide que vous avez à donner maintenant. Courez donc aux armes et vous, Mèdes, avancez à notre gauche ; vous, Arméniens, la moitié sur la droite, l’autre moitié devant pour nous guider ; vous, cavaliers, fermez la marche, en nous encourageant, en nous poussant vers le haut, et s’il y en a qui mollissent, ne les laissez pas faire. »

[6] Quand il eut achevé, Cyrus disposa ses compagnies en colonne et se mit à leur tête.

Dès que les Chaldéens s’aperçoivent du mouvement vers la montagne, ils donnent aussitôt l’alarme aux leurs, s’appellent à grands cris et se rassemblent. Cyrus fit dire aux siens :
« Perses, les Chaldéens vous font signe de vous hâter ; si nous arrivons les premiers sur la hauteur, les ennemis seront réduits à l’impuissance. »

[7] Les Chaldéens portaient un bouclier d’osier et deux javelots ce sont, dit-on, les plus belliqueux des habitants de ces contrées ; ils se mettent à la solde de qui les demande, parce qu’ils sont guerriers et pauvres, et, en effet, leur pays est montagneux et la partie productive est petite.

[8] Comme les soldats de Cyrus s’approchaient des sommets, Tigrane qui marchait à ses côtés, lui dit : « Sais-tu, Cyrus, que nous allons tout de suite avoir à combattre nous-mêmes ? car il ne faut pas compter que les Arméniens soutiennent le choc des ennemis. » Cyrus répondit qu’il le savait et aussitôt il fait transmettre aux Perses l’ordre de se préparer, attendu qu’il faudra poursuivre, quand les Arméniens en fuyant auront attiré les ennemis près d’eux. [9] Les Arméniens, comme je l’ai dit, marchaient en tête ; à leur approche, ceux des Chaldéens qui se trouvaient là poussèrent leur cri de guerre et s’élancèrent sur eux, selon leur habitude. Les Arméniens, à leur ordinaire, ne les attendirent pas. [10] Les Chaldéens les poursuivirent ; mais quand ils virent en face d’eux des troupes armées de l’épée qui montaient à l’assaut, certains d’entre eux, s’étant approchés des Perses, furent vite tués, d’autres s’enfuirent, d’autres furent faits prisonniers. Rapidement alors les hauteurs furent occupées.

[11] Dès que Cyrus en eut pris possession, il considéra d’en haut les habitations des Chaldéens et il les vit fuir des maisons les plus voisines. Quand tous ses soldats se trouvèrent réunis, il fit passer l’ordre de préparer le déjeuner. Après le repas, ayant remarqué que l’endroit où se trouvaient les observatoires chaldéens étaient dans une forte position et bien pourvus d’eau, il y fit aussitôt bâtir un fort. En même temps il dit à Tigrane d’envoyer un messager à son père pour lui ordonner de venir avec tous les charpentiers et maçons qu’il pourrait avoir. Tandis que le messager partait vers le roi d’Arménie, Cyrus commençait l’ouvrage avec ceux qu’il avait sous la main.

[12] Sur ces entrefaites, on lui amène les prisonniers enchaînés, certains même blessés. A leur vue, il donna aussitôt l’ordre de délier ceux qui étaient enchaînés ; quant aux blessés, il fit appeler des médecins et leur enjoignit de les soigner. Puis il dit aux Chaldéens qu’il n’était venu ni pour les détruire ni par envie de guerroyer, mais que son dessein était d’établir la paix entre eux et les Arméniens. « Avant que j’occupe les hauteurs, dit-il, je sais bien que vous ne désiriez point la paix : car vos biens étaient en sûreté, et vous pilliez ceux des Arméniens ; mais maintenant examinez dans quelle situation vous êtes. [13] Je vous renvoie donc chez les vôtres, vous, mes prisonniers, et vous permets d’aller délibérer avec les autres Chaldéens, si vous voulez nous faire la guerre ou être nos amis. Si vous choisissez la guerre, ne venez ici qu’en armes, si vous êtes sensés ; si vous croyez la paix désirable pour vous, venez sans armes. Je veillerai à bien ménager vos intérêts, si vous devenez mes amis. » A ces mots, les Chaldéens le chargèrent de louanges, et après l’avoir maintes fois salué, s’en allèrent chez eux.

Quand le roi d’Arménie eut appris que Cyrus l’appelait et ce qu’il projetait, il assembla les ouvriers et tous les matériaux qu’il jugeait nécessaires, et se rendit en toute hâte auprès de Cyrus, Arrivé en sa présence, il s’écria : « Combien peu, Cyrus pouvons-nous prévoir de l’avenir, nous autres hommes, et combien malgré cela nous formons de projets ! Il n’y a qu’un moment moi-même, je tramais le dessein de gagner ma liberté, et je suis devenu esclave comme jamais je ne l’ai été ; puis quand nous avons été pris, nous avions cru notre mort certaine, et voici qu’à présent notre salut apparaît plus assuré que jamais. Car ceux qui ne cessaient de nous causer mille maux, je les vois réduits maintenant au point où je le désirais. [16] Je te le dis, Cyrus, ajouta-t-il, pour chasser les Chaldéens de ces hauteurs, j’aurais donné dix fois plus que tu n’as reçu de moi et le bien que tu promettais de nous faire quand tu as pris notre argent, tu l’as maintenant réalisé, si bien que nous voilà chargés de nouvelles obligations envers toi, que nous rougirions, à moins d’être malhonnêtes, de ne pas acquitter. [J’ajoute même qu’en essayant de te le rendre, nous ne te payerons pas de retour ni en proportion de tes bienfaits.] » [17] Telles furent les paroles de l’Arménien.

Cependant, les Chaldéens étaient arrivés pour demander à Cyrus de faire la paix avec eux. Cyrus leur demanda : « Si vous désirez la paix aujourd’hui, Chaldéens, n’est-ce point parce que vous pensez pouvoir mener une vie plus sûre, la paix faite, que si vous continuez la guerre, à présent que ces hauteurs sont à nous ? » [18] Les Chaldéens en convinrent. « Mais, dit Cyrus, si cette paix vous apportait encore d’autres avantages ?

— Nous n’en serions que plus heureux, dirent-ils.

— N’est-ce pas parce que vous manquez de bonnes terres que vous vous regardez à présent comme des gens pauvres ? » ils en convinrent aussi. « Eh bien, reprit Cyrus, voulez-vous, en acquittant les mêmes redevances que les Arméniens, qu’il vous soit permis de cultiver en Arménie autant de terrain que vous voudrez ?

— Certes, répondirent les Chaldéens, si nous étions sûrs que nos droits soient respectés.

— Et toi, roi d’Arménie, dit Cyrus, voudrais-tu que celles de tes terres qui sont à présent en friches deviennent productives, si tu devais toucher de ceux qui les exploiteront le tribut en usage chez toi ?

— Je donnerais beaucoup pour cela, déclara l’Arménien ; car mes revenus en seraient grandement accrus.

[20] — Et vous, Chaldéens, reprit Cyrus, puisque vous avez de bonnes montagnes, consentiriez-vous à laisser les Arméniens y paître leur bétail, s’ils vous payaient un droit équitable ?

— Oui, dirent les Chaldéens ; car nous y gagnerions beaucoup sans aucune peine.

— Et toi, roi d’Arménie, voudrais-tu user de leurs pâtures, si tu devais, pour quelques avantages que tu leur ferais, en retirer de bien plus grands ?

— Certes, répondit-il, si je pensais pacager en toute sécurité.

— Eh bien, ne pacagerais-tu pas en toute sécurité, si tu avais ces hauteurs pour te protéger ?

— Si, dit l’Arménien.

[21] — Mais, par Zeus, s’écrièrent les Chaldéens, c’est nous qui ne serions plus en sécurité, non seulement pour cultiver leurs terres, mais même pour cultiver les nôtres, s’ils occupaient ces hauteurs.

— Mais si vous aussi, reprit Cyrus, vous aviez ces hauteurs pour vous protéger ?

— En ce cas, répondirent-ils, ce serait parfait.

— Oui, mais, par Zeus, s’écria l’Arménien, cela ne sera pas parfait pour nous, si on leur rend ces hauteurs, munies de fortifications. [22] — Eh bien, voici ce que je vais faire, moi, dit Cyrus. Je ne les remettrai à aucun de vous ; c’est nous qui les garderons, et si l’un de vous fait tort à l’autre, nous serons avec les offensés. »

[23] Quand ils eurent entendu cette déclaration, les uns et les autres l’approuvèrent, et dirent que c’était le seul moyen de consolider la paix. A ces conditions ils se donnèrent tous et reçurent des gages de bonne foi ; ils convinrent que les deux peuples seraient indépendants l’un de l’autre, mais qu’ils auraient entre eux le droit de mariage, de culture et de pâturage, et ils firent une alliance défensive contre quiconque attaquerait l’un des deux. [24] Voilà ce qui fut conclu alors, et jusqu’à nos jours, ce traité dure encore entre les Chaldéens et le roi d’Arménie. Aussitôt que l’accord fut terminé, les uns et les autres s’employèrent avec ardeur à bâtir le fort qu’ils regardaient comme commun aux deux peuples, et y amenèrent les objets nécessaires.

[25] Comme le soir approchait, Cyrus reçut à dîner les uns et les autres, les traitant désormais comme des amis. Pendant le dîner, l’un des Chaldéens dit que ces arrangements répondaient aux voeux de la plupart d’entre eux, mais qu’il y en avait un certain nombre en Chaldée qui vivaient de pillage et ne savaient ni ne pouvaient cultiver la terre, habitués qu’ils étaient à vivre de la guerre ; car ils ne faisaient autre chose que marauder, ou se mettaient à la solde, tantôt du roi des Indes, qui, affirmaient-ils, était tout cousu d’or, et tantôt à celle d’Astyage. « Pourquoi donc, dit Cyrus, ne s’engageraient-ils pas de même aujourd’hui sous mes drapeaux ? [26] Je leur donnerais une solde telle que jamais ils n’en ont touché de personne. » Les Chaldéens approuvèrent et dirent que les volontaires seraient nombreux. Voilà ce qui fut convenu entre eux.

[27] Cyrus, qui venait d’apprendre que les Chaldéens se rendaient souvent chez le roi des Indes, et qui se rappelait que des députés étaient venus de sa part chez les Mèdes pour s’enquérir de leurs affaires, puis étaient partis chez les ennemis pour se rendre compte aussi des leurs, décida qu’il informerait le roi des Indes de ce qu’il venait de faire. [28] Il entra donc ainsi en propos :
« Roi d’Arménie, et vous, Chaldéens, dites-moi, si je dépêchais aujourd’hui quelqu’un des miens auprès du roi des Indes, voudriez-vous lui adjoindre quelques-uns des vôtres, pour lui montrer le chemin et l’aider à obtenir du roi ce que je désire ? Je voudrais en effet avoir plus d’argent pour pouvoir payer une bonne solde à ceux que j’aurai à payer et pour honorer et récompenser ceux de mes compagnons d’armes qui s’en montreront dignes ; c’est pour cela que je veux avoir le plus d’argent possible, persuadé que j’en aurai besoin. Il me serait agréable de ne pas toucher au vôtre, car je vous regarde déjà comme mes amis, et j’aimerais en recevoir du roi des Indes, s’il voulait bien m’en donner. [29] Donc le messager, à qui je vous prie de donner des guides qui l’aident aussi dans sa mission, tiendra, en arrivant là-bas, à peu près ce langage : « Roi des Indes, Cyrus m’envoie à toi ; il dit qu’il n’a pas assez d’argent, parce qu’il attend une autre armée de sa patrie, la Perse (je l’attends, en effet, ajouta-t-il). Si donc tu lui en envoies autant que tu le pourras et que les dieux secondent son entreprise, il tâchera de faire en sorte que tu croies avoir été bien inspiré en lui rendant service. » [30] Voilà ce qu’il dira de ma part. De votre côté, donnez à vos envoyés les instructions qui vous sembleront utiles. Si le roi nous donne de l’argent, ajouta-t-il, nous serons plus au large ; s’il n’en donne pas, nous saurons que nous ne lui devons aucune reconnaissance et nous pourrons, en ce qui le concerne, régler notre conduite sur nos propres intérêts. » [31] Ainsi parla Cyrus, espérant que les émissaires des Arméniens et des Chaldéens parleraient de lui comme il désirait que le monde entier en parlât et en entendît parler. Et alors, quand ils jugèrent le moment venu, les convives se séparèrent et allèrent se reposer.

CHAPITRE III

Cyrus quitte l’Arménie, béni des Arméniens et des Chaldéens. Il décide Cyaxare à envahir l’Assyrie. Manière de camper des Assyriens et des Perses. Harangues de Cyrus et du roi d’Assyrie. Les Assyriens sortent de leur camp ; ils y sont refoulés par les Perses.

[1] Le lendemain, Cyrus dépêcha le messager avec les instructions qu’il avait dites ; le roi d’Arménie et les Chaldéens députèrent aussi ceux qu’ils crurent les plus propres à le seconder et à dire de Cyrus ce qu’il fallait en dire. Puis Cyrus pourvut la forteresse d’une garnison suffisante et de tout le nécessaire ; il y laissa comme chef celui des Mèdes dont il crut que le choix serait le plus agréable à Cyaxare. Alors il s’éloigna après avoir rassemblé les hommes qu’il avait amenés, ceux qu’il avait reçus du roi d’Arménie et environ quatre mille Chaldéens qui s’estimaient les meilleurs de tous.
[2] Quand il fut redescendu dans les lieux habités, aucun Arménien ne demeura dans sa maison : hommes, femmes, tous vinrent à sa rencontre, se réjouissant de la paix, apportant et amenant ce que chacun avait de précieux. Le roi d’Arménie n’en fut pas contrarié : il pensait que Cyrus trouverait un surcroît de satisfaction dans ces hommages unanimes. A la fin, la femme même du roi d’Arménie vint au-devant de lui, accompagnée de ses filles et de son plus jeune fils, apportant avec divers présents l’or que naguère Cyrus avait refusé. [3] A cette vue, Cyrus dit : « Vous n’arriverez pas à faire de moi, en ma présence, un bienfaiteur intéressé. Mais toi, femme, retourne chez toi avec ce que tu apportes ; ne laisse pas le roi d’Arménie l’enfouir, mais prends-en une partie pour faire à ton fils qui doit m’accompagner l’équipage de guerre le plus magnifique que tu pourras ; avec le reste, acquiers pour toi-même, pour ton mari, pour tes filles, pour tes fils tout ce qui peut servir à vous parer plus magnifiquement et à vous faire vivre plus agréablement. Quant à mettre quelque chose en terre, c’est assez d’y mettre les corps, quand la mort est venue. »

[4] A ces mots, il reprit sa route, escorté du roi d’Arménie et de tous les Arméniens qui l’appelaient leur bienfaiteur et le meilleur des hommes, et ils ne cessèrent point, jusqu’à ce qu’il fût sorti de leur pays. Le roi d’Arménie, considérant que la paix régnait dans ses États, ajouta de nouvelles troupes à celles qu’il avait déjà données à Cyrus. [5] Cyrus partit alors, riche des trésors qu’il avait reçus, beaucoup plus riche encore de ceux que lui avaient gagnés ses manières d’agir, et dont il pourrait user au besoin. Ce jour-là il établit son camp à la frontière.
Le lendemain, il envoya l’armée et l’argent à Cyaxare, qui s’était approché, selon sa promesse. Quant à lui, avec Tigrane et les plus grands seigneurs perses, il se mit à chasser, partout où il rencontrait du gibier, et il y prit un vif plaisir. [6] Arrivé en Médie, il donna à chacun de ses taxiarques tout l’argent qu’il jugea nécessaire pour qu’ils pussent, eux aussi, accorder des distinctions à ceux qui leur en paraîtraient dignes. Il estimait, en effet, que si chacun d’eux mettait sa troupe sur un bon pied, il aurait, lui, une armée magnifique. Lui-même voyait-il quelque chose de beau pour son armée, il se le procurait et le distribuait toujours aux plus dignes, convaincu que tout ce qu’il y avait de beau et de bon dans l’armée était un ornement pour lui-même. [7] En leur distribuant ce qu’il avait reçu, il tint à peu près ce langage au milieu des taxiarques, des lochages et de tous ceux qu’il récompensait : « Mes amis, je crois que nous avons sujet de nous réjouir, d’abord parce qu’il nous est venu de nouvelles ressources, ensuite parce que nous avons de quoi récompenser ceux que nous voulons, chacun selon ses mérites. Mais n’oublions jamais par quels moyens nous avons acquis ces biens. Réfléchissez-y et vous verrez que c’est parce que nous avons su veiller quand il le fallait, peiner, courir et résister à l’ennemi. Continuez donc à être de braves soldats, persuadés que les grands plaisirs, les grands biens, c’est l’obéissance, l’endurance, les travaux et les dangers affrontés à propos qui les procurent. »

[9] Cyrus trouvant ses soldats assez endurcis au travail pour supporter les fatigues de la guerre, assez aguerris pour mépriser l’ennemi, assez instruits dans le maniement de leurs armes respectives et bien accoutumés à obéir à leurs chefs, conçut dès lors le dessein de tenter quelque entreprise guerrière ; il savait que l’hésitation gâte souvent les beaux préparatifs des chefs. [10] Il voyait d’ailleurs que la rivalité que les concours excitaient chez les soldats dégénérait souvent en jalousie. En conséquence, il prit le parti de les conduire le plus tôt possible en pays ennemi. Il savait que la communauté de périls développe entre les compagnons d’armes des sentiments d’amitié, et qu’alors ceux qui sont revêtus de belles armes ou qui sont passionnés pour la gloire, au lieu d’être jalousés, sont au contraire loués et aimés de leurs pareils, qui ne voient plus en eux que des collaborateurs au bien général. [11] En conséquence, il fit d’abord armer ses soldats de pied en cap, les rangea dans l’ordre le plus beau et le meilleur ; puis il convoqua les myriarques, les chiliarques, les taxiarques et les lochages ; ces officiers en effet n’étaient pas comptés dans la revue des formations tactiques ; quand ils devaient ou se rendre à l’appel du général ou transmettre un de ses ordres, les troupes néanmoins ne manquaient pas de chefs ; car c’étaient les douzainiers et les sizainiers qui rangeaient celles qui étaient laissées sans commandement.

[12] Quand les officiers supérieurs furent réunis, il les mena le long des rangs, leur faisant voir ce qu’il trouvait bien et leur expliquant ce qui faisait la force de chacun des corps alliés. Quand il leur eut fait partager son ardeur de tenter immédiatement le combat, il leur dit de s’en retourner vers leurs troupes, d’instruire chacun ses hommes de ce qu’il venait de leur montrer et de tâcher de leur inspirer à tous le désir d’entrer en campagne, afin de partir tous allègrement, enfin de se présenter le lendemain aux portes de Cyaxare. [13] Alors ils se retirèrent et firent tous ce qu’on leur avait dit. Le lendemain, au point du jour, les officiers supérieurs se trouvèrent devant le palais. Cyrus entra avec eux chez Cyaxare et tint à peu près ce discours : « Je suis sûr, Cyaxare, que ce que je vais dire, tu le penses tout comme nous depuis longtemps ; mais tu crains sans doute de paraître las de nous nourrir, et c’est la raison pour laquelle tu ne parles pas de sortir de la Médie. [14] Puis donc que tu gardes le silence, c’est moi qui parlerai et pour toi et pour nous. Nous sommes en effet tous d’avis, puisque nous sommes prêts, qu’il ne faut pas attendre pour combattre que l’ennemi ait envahi ton pays, ni demeurer sans rien faire en pays ami, mais entrer le plus tôt possible sur le territoire ennemi. [15] Car, en restant sur tes terres, nous y causons involontairement beaucoup de dégâts, tandis que, si nous pénétrons chez l’ennemi, c’est à lui que nous ferons du mal, et avec joie. [16] En outre, en ce moment, il t’en coûte beaucoup pour nous entretenir ; mais si nous sortons d’ici, nous vivrons aux dépens du pays ennemi. [17] Et sans doute, si le danger devait être plus grand pour nous là-bas qu’ici, il faudrait embrasser le parti le plus sûr ; mais, en réalité, nos ennemis ne changeront pas, que nous les attendions ici ou que, envahissant leur pays, nous allions à leur rencontre ; et nous, nous serons les mêmes dans les combats, soit que nous attendions ici leur attaque, soit qu’envahissant leur pays, nous y engagions la bataille. [18] Il n’en est pas moins certain que nous aurons des soldats beaucoup meilleurs et plus solides, si nous marchons contre l’ennemi et que nous n’ayons pas l’air de le voir malgré nous ; lui, de son côté, nous craindra bien davantage, quand il apprendra que la peur ne nous tient pas blottis et immobiles chez nous, mais qu’à l’annonce de son approche, nous volons au-devant de lui pour engager au plus vite le combat, et que nous n’attendons pas que notre territoire soit ravagé, mais que prenant les devants nous ravageons le leur. [19] Certes, ajouta-t-il, si nous les rendons plus craintifs et nous plus confiants, j’imagine que ce ne sera pas un mince avantage pour nous, et je calcule que, dans de telles dispositions, le danger sera moindre pour nous, pour eux beaucoup plus grand. Car c’est par la force d’âme, — je l’ai toujours entendu dire à mon père, tu le dis toi-même et tout le monde en convient, — que les batailles se décident, beaucoup plus que par la force du corps. » [20] Tel fut son discours. Cyaxare répondit : « Non, Cyrus et vous autres, Perses ; que je sois fatigué de vous nourrir, c’est une pensée qui ne doit pas même vous venir à l’esprit ; mais l’idée d’envahir dès aujourd’hui le pays ennemi me semble, à moi aussi, la meilleure à tous égards. — Eh bien donc ! dit Cyrus, puisque nous sommes d’accord, préparons nos équipages, et sitôt que les dieux nous approuveront, ne perdons pas un moment pour partir. »

[21] A la suite de cette entrevue, on dit aux hommes de faire leurs préparatifs. Quant à Cyrus, il sacrifia d’abord à Zeus roi, puis aux autres dieux, en leur demandant de se montrer propices et favorables et d’être pour l’armée des guides, des soutiens solides, des alliés et de bons conseillers. Il invoqua en même temps les héros habitants et protecteurs de la Médie. [22] Dès que les auspices furent favorables et que son armée fut rassemblée sur les frontières, ayant à ce moment obtenu d’heureux augures, il pénétra sur le territoire ennemi. A peine eut-il traversé les frontières que, là aussi, il fit des libations pour se rendre la Terre favorable, puis offrit des sacrifices aux dieux et aux héros habitants de l’Assyrie pour gagner leur bienveillance. Ensuite il sacrifia de nouveau à Zeus, dieu de sa patrie, sans oublier aucun des dieux qu’on lui indiqua.

[23] Comme tout allait bien du côté des dieux, l’infanterie se mit aussitôt en marche, mais elle ne fit qu’une courte étape et campa ; quant aux cavaliers, ils coururent la campagne, où ils ramassèrent beaucoup de butin de toute sorte. Dès lors, déplaçant leur camp, ils se procuraient des vivres en abondance et attendaient les ennemis en ravageant la contrée. [24] Lorsqu’on eut appris qu’ils s’avançaient et qu’ils n’étaient plus qu’à dix jours de marche, Cyrus dit : « Cyaxare, c’est le moment d’aller au-devant de l’ennemi, de façon que ni lui ni nos soldats ne se figurent que la crainte nous empêche de marcher à leur rencontre. Montrons que nous ne combattrons pas malgré nous. » [25] Cyaxare approuva. Dès lors, ils s’avancèrent en ordre de bataille, chaque jour, autant que les princes le trouvaient bon. L’armée prenait son dîner toujours avant le déclin du jour, et, la nuit, n’allumait pas de feu dans le camp ; on en allumait cependant en avant du camp, afin de voir par ce moyen ceux qui s’approcheraient la nuit, sans en être vu d’eux. Souvent on allumait des feux en arrière du camp pour donner le change aux ennemis, et il arriva que leurs éclaireurs tombèrent dans les avant-postes, parce que, trompés par ces feux d’arrière, ils croyaient encore être loin du camp.

[26] Lorsque les deux armées furent près l’une de l’autre, les Assyriens et leurs alliés s’entourèrent d’un fossé, comme font encore maintenant les rois barbares ; partout où ils campent, ils s’entourent d’un fossé, chose facile pour eux, grâce au grand nombre de bras dont ils disposent. Ils savent en effet que, pendant la nuit, la cavalerie est sujette au désordre et d’un usage difficile, surtout la cavalerie des barbares ; [27] car ils tiennent leurs chevaux entravés devant les râteliers, et en cas d’attaque, c’est tout un travail de les délier, un travail de leur mettre le frein, un travail de les équiper, tout un travail aussi pour les cavaliers d’endosser leur cuirasse ; et même une fois montés, il leur serait absolument impossible de traverser un camp en désordre. C’est pour toutes ces raisons que les autres peuples, et en particulier ceux-ci, s’entourent de fortifications ; ils croient en même temps que ces fortifications leur permettent de n’engager la bataille que si bon leur semble. [28] C’est suivant cette tactique que les deux armées s’approchaient l’une de l’autre. Quand ils se furent avancés à la distance d’une parasange, les Assyriens établirent leur camp, comme je viens de le dire, en l’entourant d’un fossé, mais dans un endroit visible ; Cyrus choisit pour le sien l’endroit le moins exposé à la vue, derrière des villages et des collines : il était persuadé, en effet, qu’à la guerre, tout ce que l’ennemi aperçoit inopinément apparaît plus terrible. Pendant la nuit, après avoir placé les sentinelles avancées, les uns et les autres se livrèrent, comme il convenait, au sommeil.

[29] Le lendemain, le roi d’Assyrie, Crésus et les autres chefs firent reposer leurs troupes dans les retranchements. Cyrus et Cyaxare, ayant rangé les leurs, attendaient, décidés à livrer bataille, si les ennemis s’avançaient. Quand il fut devenu évident qu’ils ne sortiraient pas de leurs retranchements et n’engageraient point le combat ce jour-là, Cyaxare fit appeler Cyrus et les officiers supérieurs et leur tint ce discours : [30] « Mes amis, je suis d’avis de marcher, dans l’ordre où nous sommes, sur les retranchements de ces gens-là et de leur faire voir que nous voulons combattre. Si nous le faisons, ajouta-t-il, et qu’ils ne sortent pas à notre rencontre, les nôtres rentreront avec plus de confiance, et les ennemis, voyant notre audace, nous craindront davantage. » Tel fut l’avis émis par Cyaxare. [31] Et Cyrus « Non pas, Cyaxare, dit-il ; au nom des dieux, ne faisons pas cela. Si nous avançons et nous faisons voir dès à présent, comme tu le proposes, les ennemis nous regarderont venir sans crainte, sachant qu’ils sont à couvert de toute atteinte, et ensuite, quand nous nous retirerons sans avoir rien fait, ils verront que nous leur sommes de beaucoup inférieurs en nombre, et ils nous mépriseront, et demain ils sortiront avec beaucoup plus de résolution. [32] Maintenant qu’ils savent que nous sommes là, sans nous voir, sache-le bien, loin de nous mépriser, ils se demandent ce que peut bien cacher notre conduite, et nous faisons, j’en suis sûr, l’objet de tous leurs entretiens. C’est quand ils sortiront, que nous devons nous montrer à eux, les aborder soudain et les attaquer là où nous voulions depuis longtemps les amener. » [33] Cyaxare et tous les autres approuvèrent cet avis. Puis, ils prirent leur dîner, postèrent des gardes, en avant desquels ils allumèrent une grande quantité de feux et ils allèrent se reposer.

[34] Le lendemain, Cyrus, une couronne sur la tête, fit un sacrifice, après avoir prévenu les homotimes d’y assister, couronnés comme lui. Le sacrifice fini, il les rassembla et leur dit : « Les dieux, mes amis, s’il faut en croire les devins, et je suis de leur avis, annoncent qu’il y aura bataille, nous accordent la victoire et nous promettent le salut, en vertu des augures. [35] Je rougirais, quant à moi, de vous remontrer comment vous devez vous comporter aujourd’hui. Car je n’ignore pas que vous le savez, que vous vous y êtes exercés, que vous l’avez entendu et l’entendez répéter sans cesse aussi bien que moi, à tel point que vous pourriez, vous aussi, en instruire les autres. Mais laissez-moi vous parler d’une chose à laquelle vous n’avez peut-être pas songé. [36] Nous avons depuis peu des compagnons d’armes que nous essayons de rendre semblables à nous-mêmes ; eh bien, c’est à ceux-là que nous devons rappeler dans quelle vue Cyaxare nous a nourris, quel a été le but de nos exercices, quelles instructions nous leur avons données et la promesse qu’ils nous ont faite de rivaliser avec nous. [37] Rappelez-leur aussi que ce jour fera voir le mérite de chacun. Car quand on a appris quelque chose tardivement, il n’y a rien d’étonnant si parfois on a besoin qu’on vous le rappelle, et c’est déjà beau qu’ils remplissent leur devoir par l’inspiration d’autrui. [38] En agissant ainsi, vous donnerez vous-mêmes votre mesure. Car celui qui, en pareille occurrence, est capable de rendre les autres plus vaillants, peut dès lors à bon droit se piquer d’être un parfait guerrier, au lieu que celui qui garde pour lui seul le souvenir des leçons qu’il a reçues et qui s’en tient là, doit reconnaître qu’il n’est brave qu’à demi. [39] Si je ne leur parle pas moi-même et si je vous charge de ce soin, c’est pour qu’ils s’efforcent de vous plaire, à vous ; car c’est vous qui êtes en rapport avec eux, chacun dans votre compagnie. Sachez-le bien si vous leur faites voir que vous êtes résolus, vous leur enseignerez l’intrépidité à eux et à beaucoup d’autres, non par des paroles, mais par des actions. » Il termina en leur disant d’aller déjeuner, leurs couronnes sur la tête, et, les libations faites, de gagner leurs compagnies, toujours ceints de leurs couronnes.

Quand ils furent sortis, il convoqua encore les serrefiles et leur fit ces recommandations : [41] « Vous, Perses, vous voilà au rang des homotimes et l’on vous a choisis parce que vous ressemblez, à tous égards, aux meilleurs, et qu’en outre, l’âge vous a rendus plus sages. Vous occupez une place qui n’est pas moins honorable que celle des soldats du premier rang ; placés au dernier rang, vous pouvez en ayant l’oeil sur les braves, en les encourageant, les rendre plus braves encore ; s’il en est qui faiblissent, vous les verrez aussi, et vous les en empêcherez. [42] Au reste, vous êtes plus que personne intéressés à la victoire, tant à cause de votre âge qu’en raison de la pesanteur de votre armure. Si donc ceux qui sont en avant, vous appellent et vous commandent de les suivre, écoutez-les, et pour ne pas être en reste avec eux, exhortez-les à votre tour à mener plus vite à l’ennemi. Retirez-vous maintenant, déjeunez et rejoignez avec les autres, la couronne en tête, vos bataillons. »

[43] Tandis que cela se passait dans le camp de Cyrus, les Assyriens qui avaient déjà déjeuné, sortirent hardiment et se rangèrent bravement en bataille, sous les ordres du roi lui-même, qui passant, sur son char, le long des rangs, les haranguait ainsi : [44] « Assyriens, c’est à présent qu’il faut montrer votre bravoure ; car, à présent, c’est pour votre vie que vous combattez, c’est pour la terre où vous êtes nés, pour les maisons où vous avez été élevés, c’est pour vos femmes et vos enfants et pour tous les biens que vous possédez. Vainqueurs, vous restez maîtres, comme auparavant, de tous ces biens ; vaincus, sachez que vous laissez tout cela aux mains de l’ennemi. [45] Combattez donc de pied ferme, en hommes qui veulent être vainqueurs ; car c’est une folie, quand on veut la victoire, d’opposer, en fuyant, à l’ennemi les parties du corps qui sont sans yeux, sans armes et sans mains. C’est une folie aussi, quand on veut vivre, de se mettre à fuir ; car on sait que ce sont les vainqueurs qui sauvent leur vie et qu’en fuyant on est plus exposé à la mort qu’en tenant ferme. C’est une folie encore quand on désire la richesse, de se laisser vaincre ; car qui ne sait que les vainqueurs non seulement sauvent leurs biens, mais encore prennent ceux des vaincus, et que les vaincus perdent à la fois leur personne et leurs biens ? » Voilà ce que faisait l’Assyrien.

[46] Dans ce moment, Cyaxare envoya dire à Cyrus qu’il était temps de marcher à l’ennemi. « Les Assyriens, disait-il, n’ont encore à présent qu’une poignée d’hommes hors des retranchements ; mais leur nombre s’accroîtra pendant que nous irons à leur rencontre ; aussi n’attendons pas qu’ils soient plus nombreux que nous ; chargeons-les, au contraire, tandis que nous croyons encore pouvoir les écraser facilement. » [47] Cyrus lui répondit « Sache bien, Cyaxare, que, si le nombre des vaincus ne dépasse pas la moitié de leur armée, ils diront qu’effrayés de leur multitude, nous n’avons osé attaquer qu’un petit nombre ; ils ne se croiront point vaincus ; tu devras livrer encore une autre bataille, où peut-être ils prendront de meilleurs dispositions qu’à présent, où ils nous laissent limiter le nombre d’entre eux que nous voulons combattre. » [48] Les envoyés s’en retournèrent avec cette réponse.

A ce moment, le Perse Chrysantas et un certain nombre d’autres homotimes amenaient des déserteurs. Cyrus, naturellement, les interrogea sur ce qui se passait chez les ennemis ; ils répondirent qu’ils sortaient à présent en armes et que le roi lui-même était dehors, les rangeait en bataille et leur adressait au fur et à mesure qu’ils sortaient beaucoup de fortes exhortations, s’il fallait en croire ceux qui les avaient entendues. [49] Alors Chrysantas prit la parole : « Mais quoi ? Cyrus, si tu assemblais les tiens pour les haranguer, tandis qu’il en est encore temps, peut-être pourrais-tu, toi aussi, les rendre plus braves. » [50] Cyrus répondit : « Chrysantas, que les exhortations de l’Assyrien ne te mettent pas en souci ; car il n’y a pas d’exhortation assez belle pour transformer le jour même en braves soldats les poltrons qui les ont entendues, pour faire des archers de ceux qui ne se sont point exercés au préalable, non plus que des lanceurs de javelots, ni des cavaliers, ni même pour rendre endurants des hommes robustes, si on ne les a pas entraînés auparavant. [51] — Mais il suffit, Cyrus, reprit Chrysantas, que tes exhortations augmentent leur courage. — Suffirait-il, répondit Cyrus, de prononcer un discours pour remplir aussitôt d’honneur les âmes de ceux qui l’entendent, les détourner de la honte, leur persuader qu’il faut, pour la gloire, affronter toutes sortes de travaux, toutes sortes de dangers, leur inculquer la ferme conviction qu’il vaut mieux mourir en combattant que de sauver ses jours en fuyant ? [52] Ne faut-il pas, ajouta-t-il, si l’on veut graver de telles pensées dans l’esprit des hommes d’une manière durable, ne faut-il pas qu’il y ait d’abord des lois qui assurent aux braves une existence honorée et digne d’un homme libre, qui condamnent les lâches à traîner une vie abjecte, pénible, indigne d’être vécue ? [53] Il faut ensuite, je pense, leur donner des maîtres et des chefs qui leur montrent comme il faut, leur apprennent et les accoutument à observer ces maximes jusqu’à ce qu’ils aient enraciné en eux l’opinion que les hommes courageux et renommés sont réellement les plus heureux et que les lâches et les gens déshonorés sont les plus malheureux de tous. Voilà de quels sentiments il faut être animé pour montrer qu’on a une instruction plus forte que la crainte de l’ennemi. [54] Si, au moment où l’on marche au combat, les armes à la main, moment où beaucoup oublient ce qu’on leur a enseigné jadis, si, dis-je, à ce moment-là on pouvait, par une déclamation, rendre immédiatement les hommes belliqueux, ce serait la chose la plus facile au monde d’apprendre et d’enseigner la plus grande vertu qui soit parmi les hommes. [55] Pour moi, ajouta-t-il, je ne me fierais même pas à la solidité de ceux que nous venons d’exercer nous-mêmes, si je ne vous voyais là, vous aussi, pour leur donner l’exemple de ce qu’ils doivent être, et si vous n’étiez capables de leur rappeler ce qu’ils peuvent oublier. Quant à ceux qui n’ont pas du tout été dressés à la vertu, je serais étonné, dit-il, Chrysantas, si un discours bien dit avait plus de pouvoir pour les rendre braves qu’un air bien chanté pour rendre musiciens des gens étrangers à la musique. »

[56] Tels étaient les propos qu’ils échangeaient. Mais Cyaxare envoya de nouveau dire à Cyrus qu’il avait tort de différer et de ne point marcher le plus vite possible sur l’ennemi. Cyrus répondit alors aux envoyés : « Que Cyaxare sache bien que les ennemis ne sont pas encore sortis en nombre suffisant. Allez lui dire cela en présence de tous. Néanmoins, puisque c’est son avis, je vais avancer immédiatement. » [57] Ayant dit cela et prié les dieux, il fit avancer son armée. Quand il eut commencé à conduire, il conduisit de plus en plus rapidement, et ses soldats le suivirent en bon ordre, parce qu’ils savaient, pour s’y être exercés, tenir leurs rangs ; ils le suivaient avec assurance, parce qu’ils rivalisaient entre eux, qu’ils s’étaient habitués à la fatigue et que leurs chefs étaient au premier rang ; et ils le suivaient avec joie, parce qu’ils avaient l’esprit éclairé : ils savaient, en effet, pour l’avoir appris depuis longtemps que le plus sûr et le plus facile, c’était de charger l’ennemi, surtout les archers, les lanceurs de javelots et les cavaliers.

[58] Pendant qu’ils étaient encore hors de portée des traits, Cyrus donna pour mot de ralliement Zeus allié et guide ; et quand le mot d’ordre revint à lui, Cyrus lui-même entonna le péan habituel et tous les soldats le chantèrent avec lui religieusement et à pleine voix ; car, en pareil cas, ceux qui craignent les dieux ont moins peur des hommes. [59] Le péan fini, les homotimes s’avancent, le visage radieux, [bien instruits], se regardant les uns les autres, appelant par leur nom ceux qui étaient à côté d’eux et derrière eux, en répétant : « Allons, amis ; allons, mes braves, » et s’exhortant les uns les autres à suivre. Ceux qui étaient derrière, les entendant, exhortaient à leur tour les premiers à les mener vigoureusement. L’armée de Cyrus était remplie d’ardeur, d’amour de la gloire, de force, d’audace, de zèle à s’encourager, de prudence et d’obéissance : ce sont là, je crois, les dispositions qui sont pour l’ennemi le plus redoutable des dangers.

[60] Du côté des Assyriens, ceux qui combattaient au premier rang sur des chars, voyant approcher le gros des Perses, montèrent sur leurs chars et se retirèrent vers les leurs. Puis leurs archers, leurs lanceurs de javelots et leurs frondeurs lancèrent leurs traits beaucoup trop tôt pour atteindre leurs ennemis. [61] Cependant les Perses avançaient et foulaient aux pieds les traits lancés contre eux. Alors Cyrus s’écrie : « Allons, mes braves ; c’est le moment de vous montrer et d’encourager les autres à faire comme vous. » Le mot fut transmis, et enflammés de zèle et de courage, et impatients d’aborder l’ennemi, quelques-uns se mirent à courir, et toute la phalange les suivit au pas de course. [62] Alors Cyrus, oubliant la marche au pas, se mit à courir lui aussi à la tête de ses troupes, tout en criant : « Qui me suivra ? Qui sera brave ? Qui, le premier, abattra un ennemi ? » Les soldats qui l’avaient entendu répétaient ses paroles et à travers tous les rangs, comme il l’avait commandé, on entendait courir ce cri : « Qui suivra ? Qui sera brave ? » [63] Et les Perses, ainsi animés, couraient sus aux ennemis ; mais ceux-ci n’eurent pas la force de les attendre ; ils tournèrent le dos et s’enfuirent dans le retranchement. [64] Les Perses, de leur côté, les poursuivirent à travers les portes où ils se pressaient, en abattirent un grand nombre, et sautant dans les fossés, ils tuèrent ceux qui s’y précipitaient, hommes et chevaux également, car quelques-uns des chars furent contraints dans leur fuite de se jeter dans les fossés. [65] Voyant cela, la cavalerie mède s’élança contre la cavalerie ennemie, qui céda aussi. Alors ce fut la poursuite des chevaux et des hommes, et le massacre des uns et des autres. [66] Ceux des Assyriens qui se tenaient à l’intérieur du retranchement sur le rebord du fossé, n’avaient ni la pensée ni la force de lancer leurs flèches ni leurs javelots sur ceux qui égorgeaient leurs camarades, tant cette terrible vision les glaçait d’effroi ! Et bientôt même voyant des Perses se frayer un passage jusqu’aux entrées du retranchement, ils s’enfuirent aussi des rebords intérieurs du fossé.

[67] Les femmes des Assyriens et de leurs alliés, voyant la déroute commencer dans l’intérieur même du camp, se mirent à pousser des cris et à courir épouvantées ; les unes tenant leurs enfants dans les bras, les autres, plus jeunes, déchirant leurs habits et se meurtrissant, suppliaient tous ceux qu’elles rencontraient de ne pas fuir en les abandonnant, mais de les défendre ainsi que leurs enfants et eux-mêmes. [68] Dans ce moment, les rois, en personne, avec leurs troupes les plus fidèles, se portant aux entrées et montant sur le revers du fossé, combattaient eux-mêmes et encourageaient les autres. [69] Cyrus, voyant ce qui se passait, craignit que, si ses gens forçaient l’entrée leur petit nombre ne fût accablé par la multitude des ennemis, et fit passer l’ordre de faire retraite hors de la portée des traits et d’obéir.

[70] C’est alors que l’on aurait pu voir que les homotimes avaient été dressés comme il faut, car ils obéirent promptement eux-mêmes et transmirent l’ordre aux autres avec la même promptitude. Quand ils furent hors de portée des traits, ils reprirent leurs rangs, sachant beaucoup plus exactement qu’un choeur le poste que chacun d’eux devait occuper.