XÉNOPHON
XÉNOPHON,
Retraite des Dix Mille.
TRADUCTION DE LA LUZERNE.
LIVRE
QUATRIÈME
On
a exposé dans les livres précédents ce qui s'est passé dans la marche de
Cyrus jusqu'à la bataille, et ce qui est arrivé depuis la bataille, soit
pendant la paix faite entre les Grecs et le roi, soit depuis que ce prince et
Tissapherne eurent violé le traité, furent en guerre ouverte avec les Grecs,
et que l'armée de ce satrape les poursuivit.
Quand
les Grecs furent arrivés à l'endroit où la largeur et la profondeur du
Tigre leur rendaient le passage de ce fleuve impossible, et où ils ne
pouvaient plus le longer (car il n'y avait aucun chemin sur les bords, mais
les montagnes des Carduques tombent à pic dans le fleuve) les généraux jugèrent
qu'il fallait prendre leur
route à travers les montagnes. Ils tenaient des prisonniers, qu'après avoir
traversé le territoire montueux des Carduques, ils pourraient, s'ils le
voulaient, passer le Tigre
en Arménie près de ses sources ou même les tourner, s'ils le préféraient.
Celles de l'Euphrate, disait‑on, n'étaient pas éloignées de celles du
Tigre ; mais il se trouve en ce pays des défilés. Voici comment se fit
l'irruption des Grecs dans le pays des Carduques. On tâcha de décamper secrètement
et de prévenir l'ennemi qui aurait pu s'emparer le premier des hauteurs. Vers
l'heure où l'on relève pour la dernière fois les sentinelles, comme il ne
restait plus aux Grecs que le temps nécessaire pour passer de nuit la plaine,
ils levèrent leur camp, et s'étant mis en marche dès que l'ordre en fut
donné, ils arrivèrent au pied de la montagne au point du jour. Chirisophe était
à la tête de l'armée ; il conduisait sa section et avait avec lui toutes
les troupes légères. Xénophon n'en avait point à l'arrière‑garde
qu'il commandait : elle n'était composée que d'infanterie pesamment armée ;
car il ne paraissait pas être à craindre que l'ennemi chargeât la queue de
la colonne pendant qu'on monterait. Chirisophe gagna le sommet de la montagne
avant qu'aucun ennemi en eût connaissance ; il continua à marcher en avant,
et l'armée le suivait à mesure qu'elle était arrivée sur la hauteur. On
parvint ainsi à des villages situés dans des gorges et dans des fonds. Les
Carduques abandonnèrent leurs maisons, et avec leurs femmes et leurs enfants
s'enfuirent sur les montagnes. On trouva des vivres en abondance. Les maisons
étaient garnies de beaucoup de vases d'airain ; les Grecs n'en enlevèrent
aucun et ne poursuivirent point les habitants. Ils voulaient, par ces ménagements,
engager, s'ils le pouvaient, les Carduques à les laisser passer comme amis
d'autant que ces peuples étaient en guerre avec le roi ; mais on prit les
vivres qu'on trouva la nécessité y contraignait. Les Carduques ne prêtèrent
point l'oreille aux Grecs qui les rappelaient, et ne montrèrent aucune
disposition pacifique. L'arrière‑garde ne descendit qu'à la nuit dans
les villages, car le chemin était si étroit que l'armée avait employé un
jour entier à monter au sommet et à descendre le revers de la montagne.
Quelques Carduques s'étant rassemblés, tombèrent sur les traîneurs, en tuèrent
plusieurs et en blessèrent d'autres avec les flèches et les pierres qu'ils
lançaient. Heureusement les Barbares étaient en petit nombre, parce que les
Grecs étaient entrés dans leur pays sans qu'ils l'eussent prévu ; car si
les Carduques eussent été rassemblés en force, une grande partie de l'armée
eût couru risque d'être taillée en pièces. On cantonna ainsi cette nuit
dans les villages. Les Carduques allumèrent des feux tout autour sur les
pointes des montagnes, et en vue les uns des autres.
Au point du jour, les généraux et les chefs de loches s'assemblèrent et résolurent
de ne garder pour leur marche que les bêtes de somme nécessaires, de trier
les meilleures, de laisser le reste, et de donner la liberté à tous les
prisonniers que l'armée avait faits récemment et condamnés à l'esclavage,
car la multitude des bêtes d'équipage et des prisonniers rendait la marche
lente. Beaucoup de Grecs étaient employés à y donner des ordres ; c'était
autant de soldats hors de service : il fallait trouver et porter le double de
vivres pour une telle quantité d'hommes. Ce ban ayant été agréé par les généraux,
les hérauts le publièrent.
Après dîner, l'armée se mit en marche. Les généraux, s'arrêtant à un défilé,
ôtèrent les équipages et les esclaves superflus aux Grecs qui n'avaient pas
obéi au ban. Tous se soumirent. Quelques‑uns seulement firent passer en
fraude ou un jeune garçon ou une jolie maîtresse. On marcha ainsi toute la
journée, repoussant quelquefois l'ennemi, et faisant halte de temps en temps.
Le lendemain s'élève un grand orage. Il fallut cependant marcher, car il n'y
avait plus assez de vivres pour l'armée. Chirisophe la conduisit : Xénophon
marcha à l'arrière‑garde. On fut assailli vigoureusement par l'ennemi.
Les passages étant étroits, les Carduques s'approchaient et tiraient alors
avec leurs arcs et leurs frondes. Les Grecs, contraints à les poursuivre et
à se retirer ensuite eux-mêmes , ne pouvaient avancer dans leur marche que
lentement : souvent, lorsque les ennemis attaquaient vivement, Xénophon
demandait que l’armée fît halte. Chirisophe, dès qu'il en était
instruit, avait coutume de s'arrêter ; mais il y eut une occasion où il ne
s'arrêta pas, marcha au contraire plus vite, et commanda qu'on suivît. Il était
clair qu'il se passait quelque chose à la tête, mais Xénophon n'avait pas
le loisir de s'y porter pour voir la cause de cette marche précipitée, et
l'arrière‑garde suivait d'un train qui lui donnait l'air de fuir à
toutes jambes.
On perdit alors Cléonyme Lacédémonien, brave soldat ; il eut le flanc percé
d'une flèche qui traversa et son bouclier et son habit de peau. Basias
d'Arcadie eut aussi la tête percée de part en part. Quand on fut arrivé au
lieu où l'on voulait camper, Xénophon alla sur‑le‑champ trouver
Chirisophe et lui reprocha de ne l'avoir pas attendu, et de l'avoir mis dans
le cas de fuir en combattant. « Il vient de périr deux braves Grecs,
deux excellents soldats, nous n'avons pu ni les enterrer, ni enlever leurs
corps. » Chirisophe répond à ce discours : « Regardez ces
montagnes, elles sont partout inaccessibles. Nous n'avons, pour sortir d'ici,
que ce chemin escarpé que vous voyez, et vous pouvez y remarquer une
multitude de Barbares qui l'ont occupé avant nous, et gardent le seul débouché
que nous ayons : voilà pourquoi je me suis hâté, et ne vous ai point
attendu. Je voulais les prévenir, s'il était possible, et les empêcher de
s'emparer avant nous, des hauteurs. Les guides que nous avons assurent qu'il
n'y a point d'autre chemin. ‑ J'ai dit Xénophon, deux prisonniers que
je viens de faire, car dans l'embarras où me jetaient les Barbares, je leur
ai tendu une embuscade, ce qui nous a donné le loisir de respirer un moment.
Nous avons tué quelques ennemis. Je voulais aussi en prendre pour avoir des
gens qui connussent le pays et qui nous servissent de guides. » On fit
amener sur‑le-champ ces deux hommes, et les ayant séparés, on tâcha
de leur faire dire s'ils connaissaient un autre chemin que celui qu'on voyait.
Le premier, quelque effroi qu'on lui inspirât, dit qu'il n'en savait point
d'autre ; comme on ne put en rien tirer qui fût utile à l'armée, on l'égorgea
aux yeux du second. Celui‑ci répondit que son camarade n'avait refusé
d'indiquer une autre route, quoiqu'il en eût une, que parce qu'il avait vers
ce canton une fille mariée. Il promit de conduire les Grecs par un chemin
praticable, même aux chevaux d'équipages. On lui demanda s'il ne s'y
trouvait point de pas difficile. Il répondit qu'il y avait une hauteur qui
rendrait le passage de l'armée impossible si l'on ne s'en emparait avant les
ennemis. On fut d'avis d'assembler aussitôt les chefs de lochos, les armés
à la légère, et quelques hoplites, de leur exposer de quoi il s'agissait,
de leur demander s'il y en avait qui voulussent se distinguer et y marcher
comme volontaires. Il se présenta d'abord parmi les hoplites deux Arcadiens,
Aristonyme de Méthydrie, et Agasias de Stymphale. Une noble contestation s'éleva
entre ce dernier et Callimaque de Parrhasie, Arcadien aussi. Agasias dit qu'il
voulait être de ce coup de main, et proposa d'y mener des volontaires qu'il
prendrait dans toute l'armée. « Car je suis sûr, dit‑il, que
beaucoup de jeunes soldats, me suivront si je les y conduis. » On
demande alors s'il est quelque homme des troupes légères ou quelque
taxiarque qui veuille être du détachement. Aristéas de Chio s'y engage. Il
rendit, dans plusieurs occasions de ce genre, des services importants à l'armée.
Le jour tombait. On fait manger les volontaires, puis on leur commande de
partir. On leur livre le guide lié. On convient avec eux que s'ils s'emparent
du sommet de la montagne, ils s'y maintiendront toute la nuit ; qu'à la
pointe du jour, ils feront pour signal sonner leur trompette ; qu'ensuite ils
descendront de ce poste élevé sur les ennemis qui gardent le grand chemin,
et que l'armée avancera à leur secours le plus légèrement qu'elle pourra.
Cet arrangement pris, les volontaires se mettent en marche, au nombre de deux
mille environ. Il pleuvait beaucoup. Pour couvrir leurs mouvements, et tourner
toute l'attention
des ennemis sur le grand chemin qu'on voyait, Xénophon s'y porte avec les
troupes de l'arrière‑garde. On arrive à un ravin qu'il fallait passer
avant de gravir sur la montagne ; alors les Barbares roulent de grosses et de
petites pierres : il y en avait de rondes et de telles qu'elles auraient fait
la charge d'une voiture. Ces pierres, en rebondissant sur les rochers se
fendaient en éclats, et acquéraient la rapidité de celles qu'on lance avec
la fronde : il était absolument impossible d'approcher du chemin.
Quelques‑uns des chefs de lochos faisaient semblant de chercher des
sentiers moins impraticables. On continua cette manœuvre jusqu'à ce que la
nuit fût noire. Quand on crut pouvoir se retirer sans que les ennemis le
vissent, l'armée revint souper ; car ceux des soldats, qui avaient été le
matin d'arrière-garde, n'avaient pas même dîné. Les ennemis ne cessèrent
pendant la nuit de rouler des morceaux de rocher : on le conjectura d'après
le bruit qu'on entendit. Les volontaires, qui avaient le guide avec eux, ayant
pris un détour, surprennent une grande garde de l'ennemi assise auprès d'un
feu qu'elle avait allumé ; ils en tuent une partie, poursuivent les autres
jusqu'à des précipices, et restent dans ce poste croyant être les maîtres
du sommet de la montagne. Ils se trompaient, et étaient dominés par un autre
mamelon, près duquel passait le chemin étroit qu'ils suivaient et qu'ils
avaient trouvé gardé par l'ennemi. Mais du poste qu'ils avaient forcé, on
pouvait marcher au gros des Carduques qui barraient la grande route à la vue
des Grecs. Les volontaires se tinrent où ils étaient et y passèrent la
nuit.
Dès que le jour pointa, ils marchèrent en ordre et en silence à l'ennemi ;
et, comme il faisait du brouillard, ils s'en approchèrent sans être vus.
Quand on s'aperçut enfin réciproquement, la trompette donna le signal, et
les Grecs ayant jeté des cris militaires, coururent sur les Barbares.
Ceux‑ci ne les attendirent pas, mais prirent la fuite et abandonnèrent
la défense du chemin : on en tua peu, car ils étaient agiles à la course.
Chirisophe et ses troupes, entendant le son de la trompette, marchèrent
aussitôt par la grande route. D'autres généraux suivirent les sentiers
qu'ils trouvèrent, et montèrent comme ils purent ; les Grecs se tirant en
haut les uns les autres avec leurs piques. Ce furent ceux‑là qui
joignirent les premiers les volontaires qui avaient déposté l'ennemi. Xénophon,
avec la moitié de l'arrière‑garde, prit le même chemin que le guide
avait indiqué aux volontaires, car il était plus commode pour les bêtes de
somme. Ce général fit suivre l'autre moitié derrière les équipages. Dans
sa marche se trouve une colline qui dominait le chemin et qui était occupée
par des troupes ennemies ; il fallait ou les tailler en pièces ou se trouver
séparé du reste des Grecs. On aurait bien pris le même chemin qu'eux, mais
celui que l'on suivait était le seul où pussent passer les équipages. Les
Grecs, s'étant exhortés les uns les autres, montèrent à la colline formés
en colonnes par lochos ; ils n'attaquaient point l'ennemi de tous côtés,
mais lui laissaient une retraite pour l'engager à prendre la fuite : les
Barbares, voyant monter les Grecs, quittèrent leur poste en fuyant,
et sans avoir lancé ni flèches, ni javelots sur ce qui défilait dans
le chemin au‑dessous d'eux. Les Grecs avaient déjà dépassé cette
colline ; ils en voient en avant une autre occupée par l'ennemi, et jugent à
propos d'y marcher. Mais Xénophon craignant que s'il laissait sans défense
le poste dont il venait de chasser les Barbares, ils n'y revinssent et ne
tombassent sur les équipages à leur passage (car la colonne en était longue
à cause du peu de largeur des chemins), Xénophon, dis‑je, laisse sur
la première colline deux chefs de lochos, Céphisidore, Athénien, fils de Céphisiphon,
et Archagoras, banni d'Argos : lui‑même, avec le reste des troupes,
marche à la seconde colline et s'en empare de la même manière. Il y avait
encore un troisième mamelon beaucoup plus escarpé : c'était celui qui
dominait le poste où les ennemis ayant allumé du feu avaient été surpris
la nuit par les volontaires. Dès que les Grecs s'en approchent, les Barbares
l'abandonnent sans combattre. Tout le monde en fut étonné ; on présumait
qu'ils ne s'en étaient retirés que de peur d'y être enveloppés et assiégés.
Mais les Carduques, qui avaient vu du sommet du mamelon ce qui se passait à
la queue de la colonne des Grecs, couraient tous charger l'arrière‑garde.
Xénophon, avec les plus jeunes soldats, monta au haut du mamelon, et ordonna
au reste de ses troupes que la tête marchât lentement, afin que les derniers
lochos pussent rejoindre, et que lorsqu'en suivant le chemin on trouverait un
terrain uni, on s'y formât et qu'on y posât en ordre les armes à terre.
Alors arrive Archagoras d'Argos, qui fuyait ; il raconte qu'on a été chassé
de la première colline, que Céphisidore et Amphicrate y ont été tués,
ainsi que tous les Grecs qui n'ont pas sauté du rocher en bas et rejoint
l'arrière‑garde. Après avoir eu cet avantage, les Barbares vinrent
occuper une autre colline vis‑à‑vis du dernier mamelon. Xénophon
leur proposa, par la voie d'un interprète, une suspension d'armes, et
redemanda les morts. Les Barbares promirent de les rendre si l'on s'engageait
à ne point brûler leurs villages : Xénophon y consentit. Cette conférence
se passait pendant que le reste de l'armée continuait à défiler, et toutes
les troupes avaient dépassé le mamelon et s'étaient réunies. Les ennemis
faisaient halte pour lors ; mais dès que les Grecs commencèrent à descendre
du mamelon pour rejoindre leurs camarades, dont les armes étaient posées à
terre, les Barbares s'avancèrent en grand nombre et avec beaucoup de bruit ;
quand ils eurent gagné le plus haut tertre du mamelon, d'où Xénophon,
descendait encore, ils roulèrent des pierres et cassèrent la cuisse d'un
Grec. Xénophon avait été abandonné de l'homme qui portait son bouclier ;
Euryloque de Lusie, Arcadien, courut à lui, le couvrit du sien, et tous deux
se retirèrent sous un seul bouclier ; les autres soldats rejoignirent le gros
de troupes grecques qui était formé plus loin.
Toute l'armée grecque se trouvant alors réunie, cantonna dans beaucoup de
belles maisons où foisonnaient les vivres. Il y avait une telle abondance de
vin, qu'on le gardait dans des citernes cimentées. Xénophon et Chirisophe
convinrent avec les Carduques de leur rendre leur compatriote qui servait de
guide, et les Carduques rendirent les morts : ces cadavres reçurent, autant
qu'il fut possible aux Grecs, tous les honneurs dus aux mânes de gens
courageux. Le lendemain on marcha sans guide. Les ennemis toujours combattant,
toujours s'emparant d'avance des défilés, barraient le passage de l'armée.
S'ils arrêtaient l'avant‑garde, Xénophon, de la queue de la colonne où
il était, gravissait sur la montagne, et tâchant de gagner le dessus de
l'ennemi, dissipait l'obstacle. Chirisophe rendait le même service à l'arrière‑garde
lorsqu'elle était attaquée, et avec les troupes de la tête, en parvenant à
dominer l'ennemi, il ouvrait un passage à la queue. Ils se portaient secours
ainsi, mutuellement, et dans toutes leurs manœuvres veillaient à la sûreté
réciproque de leurs divisions. Quelquefois les Barbares inquiétaient à la
descente les troupes qui avaient monté, car ils étaient si agiles, qu'on ne
pouvait les joindre, quoiqu'ils ne prissent la fuite qu'à quelques pas des
Grecs. Ils ne portaient rien que leurs arcs et leurs frondes, et ils étaient
d'excellents archers ; leurs arcs étaient à peu près de trois coudées, et
leurs flèches en avaient plus de deux ; ils les décochaient en avançant le
pied gauche et tirant à eux la corde vers le bas de l'arc. Leurs flèches
traversaient les boucliers et les cuirasses. Quand les Grecs en ramassaient,
ils y attachaient des courroies et s'en servaient en guise de javelots. Dans
tout ce pays montueux, les Crétois rendirent les plus grands services ; ils
étaient commandés par Stratoclès de Crète. Ce jour même, l'armée
cantonna dans les villages qui dominent la plaine arrosée par le Centrite,
fleuve large d'environ deux plèthres, et qui sépare l'Arménie du pays des
Carduques. Les Grecs s'y reposèrent. Le fleuve est éloigné de six ou sept
stades des montagnes des Carduques. Les vivres qu'on trouvait et le souvenir
des fatigues passées rendaient ce séjour agréable aux Grecs ; car pendant
les sept jours qu'ils avaient employés à traverser le pays des Carduques,
ils avaient eu sans cesse les armes à la main et avaient plus souffert de
maux que toute la puissance du roi et la perfidie de Tissapherne n'avaient pu
leur en faire. Délivrés de leurs ennemis ou du moins croyant l'être, ils goûtèrent
avec délices les douceurs du sommeil. Quand le jour parut, ils aperçurent
au‑delà du Centrite de la cavalerie armée de pied en cap, qui se
disposait à leur en disputer le passage, et plus haut de l'infanterie rangée
en bataille pour les empêcher de pénétrer en Arménie. C'étaient des Arméniens,
des Mygdoniens et des Chaldéens mercenaires à la solde d'Orontas et
d'Artuque. Les Chaldéens étaient disait‑on, un peuple libre et
courageux ; ils portaient pour armes de grands boucliers à la perse et des
piques. Les hauteurs sur lesquelles ils s'étaient formés étaient éloignées
du fleuve de trois ou quatre plèthres. On ne voyait qu'un seul chemin qui y
montât, et il paraissait fait de main d'homme. Ce fut vis‑à‑vis
de ce débouché que les Grecs tentèrent de passer ; mais ayant éprouvé
qu'ils auraient de l'eau au‑dessus de l'aisselle, que le courant était
rapide et le fond du lit garni de grandes pierres glissantes, qu'on ne pouvait
porter les armes dans l'eau, qu'en élevant leurs bras pour ne point mouiller
leurs armes le courant les emporterait eux‑mêmes, qu'en les mettant sur
leurs têtes c'était s'exposer nus aux flèches et aux autres traits de
l'ennemi ; après avoir fait, dis‑je, cette épreuve, ils se retirèrent
et marquèrent en cet endroit, même leur camp sur les bords du fleuve.
Alors au sommet de la montagne, où l'armée grecque avait cantonné la nuit
précédente, on aperçut un grand nombre de Carduques rassemblés et en
armes. Les Grecs se décourageaient en considérant la difficulté de
traverser le fleuve, en voyant sur la rive ultérieure des troupes s'opposera
leur passage, et derrière eux les Carduques qui ne manqueraient pas de les
prendre à dos au moment où ils passeraient. On demeura donc où l'on se
trouvait ce jour‑là et la nuit suivante, et l'on était dans un grand
embarras. Xénophon eut un songe ; il rêva que ses pieds étaient chargés de
fers qui se rompirent d'eux‑mêmes tout à coup, le laissèrent libre,
et lui permirent de marcher tant qu'il lui plut. À la pointe du jour il va
trouver Chirisophe, lui dit qu'il a l'espoir de tirer l'armée heureusement
d'affaire, et lui raconte ce qu'il a vu en songe. Chirisophe s'en réjouit, et
tous les généraux qui se trouvèrent présents se hâtèrent de sacrifier en
attendant le jour. Dès la première victime, les entrailles donnèrent des
signes favorables : de retour du sacrifice, les généraux et les centurions
firent dire à l'armée de manger. Pendant que Xénophon dînait, deux jeunes
Grecs accoururent à lui ; car tout le monde savait qu'il était permis de
l'aborder pendant ses repas, et de le réveiller même lorsqu'il dormait pour
lui parler de ce qui concernait la guerre. Ces jeunes gens lui dirent qu'en
ramassant des broussailles sèches pour faire du feu, ils avaient vu
au‑delà du Centrite, entre des rochers qui descendaient jusqu'à son
lit, un vieillard, sa femme et de jeunes filles déposer, dans une caverne qui
formait le roc, des espèces de sacs qui paraissaient contenir des habits ;
qu'ils avaient cru pouvoir y passer en sûreté, parce que le sol ne
permettait pas à la cavalerie ennemie d'en approcher ; qu'ils avaient dépouillé
leurs vêtements, et, n'ayant qu'un poignard nu à la main, s'étaient jetés
dans le fleuve comme pour nager, mais qu'ils l'avaient traversé sans avoir de
l'eau, jusqu'à la ceinture ; qu'ils avaient pris les habits cachés, par les
Arméniens, et étaient revenus.
Aussitôt Xénophon fit lui‑même des libations ; il ordonna qu'on versât
du vin à ces, jeunes gens pour qu'ils en fissent aussi, et conjurassent les
dieux qui lui avaient envoyé le songe et fait connaître un gué, de
confirmer, par des succès, de si heureux présages. Après cet acte de
religion, il les mena aussitôt à Chirisophe : ils lui répétèrent le même
récit. Chirisophe, quand il eut entendu leur rapport, fit à son tour des
libations ; puis ayant donné ordre à toute l'armée de plier ses équipages,
on assembla les autres généraux, et l'on délibéra sur les meilleures
dispositions à faire pour passer le fleuve sans perte, repousser les ennemis
qui étaient sur l'autre rive, et n'être point entamés par ceux qu'on
laissait derrière soi. On décida que Chirisophe marcherait à la tête, et
traverserait le Centrite, suivi de la moitié de l'armée ; que Xénophon
resterait en deçà avec l'autre moitié ; et que les équipages et les
esclaves passeraient le gué entre ces deux corps. Après avoir bien arrêté
ce projet, on se mit en marche. Les jeunes gens, servaient de guides ; l'armée
longeait le fleuve et l'avait à sa gauche : elle fit ainsi à peu près
quatre stades pour arriver au gué.
Pendant la marche la cavalerie ennemie se portait toujours à la hauteur des
Grecs sur la rive opposée. Quand on fut vis‑à‑vis du gué, on
posa les armes à terre, en ordre, sur le bord du fleuve. Puis Chirisophe, le
premier, la tête ceinte d'une couronne, quitta ses habits, reprit ses armes
et donna ordre aux troupes d'en faire autant. Il dit aux chefs de former l'armée
en colonnes par lochos, et de marcher à la même hauteur, les uns à sa
droite, les autres à sa gauche. Les sacrificateurs immolèrent des victimes
sur le bord du fleuve. Les ennemis se servirent en vain de leurs arcs et de
leurs frondes ; les Grecs étaient hors de portée. Quand les entrailles
eurent été jugées favorables, toute l'armée chanta le péan et poussa des
cris de guerre. Toutes les femmes y joignirent leurs voix ; car beaucoup de
Grecs avaient des maîtresses à leur suite. Chirisophe entra dans le lit du
fleuve, et sa division le suivit. Xénophon, avec les soldats les plus agiles
de l'arrière‑garde, courut de toute sa force au passage qui était
vis‑à‑vis l'entrée des montagnes d'Arménie ; il feignit d'y
vouloir traverser le fleuve pour envelopper la cavalerie qui en avait longé
les bords. Quand les ennemis virent que le corps de Chirisophe passait le gué
avec facilité, et que le détachement de Xénophon courait sur leurs derrières,
ils craignirent d'être coupés, et fuirent à toutes jambes jusqu'au premier
passage ; puis ayant gagné le chemin qui s'enfonçait dans les montagnes
d'Arménie, ils le suivirent. Lycius, qui commandait le petit escadron des
Grecs, et Eschine, qui avait à ses ordres les armés à la légère de la
division de Chirisophe, voyant leur déroute, se mirent à leur poursuite.
L'infanterie pesante les y exhortait, et leur criait qu'on les soutiendrait,
et qu'elle gravirait avec eux sur la montagne : Chirisophe, après avoir passé,
ne s'amusa pas à courir après la cavalerie ; mais en sortant du fleuve, il
marcha droit à l'infanterie qui était postée sur les collines voisines : ce
corps voyant sa cavalerie en fuite, et les hoplites grecs s'avancer pour le
charger, abandonna les hauteurs qui dominaient le fleuve.
Xénophon, quand il eut remarqué que tout allait bien sur l'autre rive,
revint au plus vite au gué que passait l'armée ; car on voyait déjà les
Carduques descendre dans la plaine pour tomber sur les dernières troupes qui
traverseraient. Chirisophe était alors maître des hauteurs. Lycius, et
d'autres Grecs, en petit nombre, prirent, en poursuivant l'ennemi, ce qui était
resté en arrière de ses bagages, et il s'y trouva des habits magnifiques et
des vases à boire précieux. Les équipages de l'armée grecque et les
esclaves passaient encore ; Xénophon lit face aux Carduques et tourna les
armes contre eux ; il ordonna aux chefs de former leurs lochos en colonne par
énomoties, puis de faire appuyer les énomoties sur celle de la gauche,
jusqu'à ce que les boucliers se touchassent et qu'on présentât une ligne
pleine à l'ennemi, le tout en ordre renversé ; en
sorte que les chefs de lochos et les énomotarques se trouvassent du côté
des Carduques, et les serre‑files, du côté du fleuve.
Les Carduques, dès qu'ils virent que les équipages étaient passés, et
qu'il ne restait que peu de troupes de l'arrière‑garde, qui
paraissaient dénuées de secours, s'avancèrent contre elles au plus vite,
chantant quelques hymnes barbares : Chirisophe, de son côté, se trouvant en
sûreté, renvoie à Xénophon les armés à la légère, les frondeurs, les
archers, et leur prescrit de faire ce que ce général ordonnera. Xénophon,
qui les voit descendre et venir à lui, leur fait dire, par un aide de camp,
de se tenir sur le bord de la rivière sans la passer, et lorsqu'il
commencerait à entrer dans l'eau, de s'y jeter eux‑mêmes en dehors de
la ligne et sur les deux flancs, comme s'ils voulaient repasser le fleuve et
charger les Carduques, tenant leurs javelots prêts à être lancés, et les
archers ayant la flèche sur leur arc ; de menacer ainsi, mais de ne pas
s'engager fort avant dans le fleuve. Il prescrit à son arrière‑garde
de courir sur l'ennemi, après avoir chanté le péan, dès que les pierres,
lancées par les frondes, parviendront jusqu'à eux, retentiront sur leurs
boucliers. Il ajoute qu'aussitôt qu'ils auront mis les Barbares en fuite, et
que, des bords du fleuve, la trompette sonnera la charge, ils aient à faire
demi‑tour à droite et à courir de toutes leurs forces, les
serre‑files en tête de la ligne ; qu'ils passent ensuite le gué,
chaque division marchant droit devant elle pour ne point s'embarrasser les uns
les autres. « Que la honte de fuir ne vous retienne point, dit‑il,
on regardera comme le meilleur soldat celui qui arrivera le premier sur la
rive opposée. »
Les
Carduques virent donc qu'il restait peu de troupes ; car beaucoup des soldats
qui devaient faire l'arrière‑garde l'avaient quittée, les uns pour
prendre soin de leurs bêtes de somme, les autres pour veiller sur les
esclaves qui portaient leurs bagages, plusieurs pour aller joindre leurs maîtresses.
Les Barbares alors marchèrent hardiment aux Grecs, et, avec leurs arcs et
leurs frondes, commencèrent à faire des décharges. Les Grecs ayant chanté
l'hymne du combat, coururent sur eux. Les Carduques ne les attendirent pas ;
car ils étaient armés comme dans leurs montagnes, de façon à charger et à
fuir rapidement, mais désavantageusement pour combattre de pied ferme. Alors
la trompette donne le signal. À ce bruit militaire, l'ennemi fuit encore plus
vite ; les Grecs font demi‑tour à droite, et fuyant de leur côté, à
toutes jambes, traversent le fleuve. Quelques Carduques s'en apercevant,
revinrent en courant vers le fleuve, et tirèrent des flèches, dont peu de
Grecs furent blessés. Mais on voyait encore fuir la plus grande partie des
Barbares quand les Grecs furent parvenus à l'autre rive. Les troupes que
Chirisophe avait envoyées au secours, emportées par leur courage, et s'étant
avancées plus qu'il ne convenait, repassèrent le fleuve après celles de Xénophon,
et il y eut aussi parmi elles quelques Grecs de blessés.
Vers midi, l'armée ayant achevé de passer, marcha rangée en bataille dans
la plaine d'Arménie, et à travers des collines douces et peu élevées. Elle
ne fit pas moins de cinq parasanges, car il n'y avait pas de villages près du
fleuve, à cause de la guerre continuelle que se faisaient les Perses et les
Carduques : celui où l'on arriva était grand ; il y avait un palais pour le
satrape, et la plupart des maisons étaient surmontées de tours. On y trouva
des vivres en abondance ; on fit ensuite en deux marches dix parasanges, et on
parvint à dépasser les sources du Tigre ; puis en trois marches de quinze
parasanges, on arriva aux bords du Téléboas. Ce n'est pas un grand fleuve,
mais l'eau en est belle : sur ses rives étaient beaucoup de villages. La
partie de l'Arménie où l'on se trouvait alors se nommait l'Arménie
occidentale. Tiribaze en était commandant ; c'était un favori d'Artaxerxès,
et lorsqu'il se trouvait à la cour, nul autre Perse que lui n'aidait le roi
à monter à cheval. Il s'approcha de l'armée, suivi de quelque cavalerie, et
envoya en avant un interprète annoncer aux chefs qu'il voulait conférer avec
eux. Les généraux jugèrent à propos d'écouter ce qu'il avait à leur
dire, et s'étant avancés jusqu'à portée d'être entendus de lui, lui
demandèrent ce qu'il voulait. Il répondit qu'il s'engagerait par un traité
à ne faire aucun mal aux Grecs, pourvu qu'ils ne brûlassent point de maisons
dans son gouvernement, et qu'ils se contentassent de prendre les vivres dont
ils auraient besoin. Les généraux agréèrent cette proposition, et on fit
alliance à ces conditions.
De là on traversa une plaine et l'on fit quinze parasanges en trois marches.
Tiribaze et son armée côtoyaient celle des Grecs à dix stades environ de
distance. On arriva à un palais entouré d'un grand nombre de villages qui
regorgeaient de vivres. L'armée ayant campé, il tomba pendant la nuit
beaucoup de neige. Le matin on arrêta de cantonner les divisions et les généraux
dans différents villages : car on ne voyait d'ennemis nulle part, et la
grande quantité de neige semblait ne laisser rien à craindre. On y trouva
toute sorte de vivres excellents, des bestiaux, du blé, du vin vieux et d'un
parfum exquis, du raisin sec et des légumes de toute espèce. Quelques Grecs
s'étant écartés de leur cantonnement, dirent qu'ils avaient vu un camp et
aperçu pendant la nuit beaucoup de feux. Les généraux jugèrent qu'il n'était
pas sûr de cantonner dans des villages séparés, et qu'il fallait rassembler
l'armée ; on la rassembla donc encore une fois, et l'on résolut de la tenir
au bivouac. Pendant la nuit qu'elle y passa, il tomba une quantité excessive
de neige ; elle couvrit les armes et les hommes qui étaient couchés, et
raidit même les jambes des chevaux de bât : hommes, bêtes, tout était
engourdi : rien ne se relevait ; c'était un spectacle digne de compassion de
voir tout couché et tout couvert de neige. Xénophon eut le premier le
courage de se lever nu et de fendre du bois ; un autre Grec bientôt l'imita,
lui prit des bûches et se mit à en fendre aussi. Alors tous les soldats se
relevèrent, firent du feu, et commencèrent à se frotter de matières
grasses qu'ils trouvèrent en abondance dans ce pays et qui leur tinrent lieu
d'huile d'olive, comme de saindoux d'huiles tirées du sésame, d'amandes amères
et des fruits du térébinthe. Or y trouva aussi des essences faites des mêmes
substances.
On résolut ensuite de renvoyer l'armée
dans ses cantonnements pour qu'elle fût à couvert. Les soldats coururent
avec transport, et en jetant de grands cris de joie, retrouver un abri et des
vivres. Tous ceux qui, en quittant leurs habitations, les avaient brûlées,
en reçurent la peine, car ils furent mal logés et presque au bivouac. On détacha
pendant la nuit Démocrate de Teménium avec quelques hommes sur les montagnes
où les soldats, qui s'étaient écartés disaient avoir vu des feux. Ce Grec
passait pour avoir fait jusque-là des rapports très fidèles à l'armée,
avoir constaté la réalité des faits véritables, et démontré chimériques
ceux qui n'existaient pas. Il dit à son retour qu'il n'avait point vu de feux
; mais il ramena un homme qu'il avait arrêté, qui portait un arc semblable
à ceux des Perses, un carquois et une hache telle qu'en ont les Amazones. On
demanda au prisonnier de quel pays il était : « Je suis Perse, répondit‑il,
et envoyé de l'armée de Tiribaze pour y faire porter des vivres. » On
s'informa de lui quelle était la force de cette armée et pourquoi on l'avait
assemblée. Il dit que Tiribaze avait toutes les troupes de sa province, et de
plus des Chalybes et des Taoques mercenaires ; il ajouta que ce général
avait fait ces préparatifs pour attaquer les Grecs sur le sommet de la
montagne à un défilé qui était le seul chemin par où ils pussent passer.
D'après ce rapport, les généraux furent d'avis de rassembler l'armée, et
aussitôt, ayant laissé une garde commandée par Sophénète de Stymphale,
ils marchèrent et prirent le prisonnier pour guide. Quand on fut au haut des
montagnes, les armés à la légère s'étant avancés et ayant aperçu le
camp de Tiribaze, n'attendirent pas l'infanterie pesante, mais jetèrent de
grands cris et coururent sur l'ennemi. Les Barbares, effrayés de ce bruit,
prirent la fuite avant d'être chargés par les Grecs ; on leur tua cependant
quelques hommes ; on prit environ vingt chevaux et la tente de Tiribaze, où
étaient des lits à pieds d'argent, des vases destinés aux festins et des
esclaves qui se disaient boulangers et échansons de ce Perse. Les généraux
grecs qui menaient l'infanterie pesante, apprenant ce qui s'était passé, résolurent
de revenir au plus vite au camp dont ils étaient partis, de peur que la garde
qu'ils y avaient laissée ne fût attaquée en leur absence ; ils firent
aussitôt sonner l'appel, se retirèrent, et dans le même jour furent de
retour au camp.
On jugea à propos, dès le lendemain, de se mettre en marche et de faire la
plus grande diligence avant que l'ennemi se ralliât et occupât les défilés
; on plia sur‑le‑champ les équipages, et l'armée qui était
conduite par beaucoup de guides, ayant marché à travers la neige épaisse
dont le pays était couvert, arriva le même jour au‑delà du sommet des
montagnes, où Tiribaze devait attaquer les Grecs, et y campa. De là on fit
trois marches dans le désert le long de l'Euphrate, qu'on passa ayant de
l'eau jusqu'au nombril. On disait que la source de ce fleuve n'était pas éloignée,
puis on fit quinze parasanges en trois jours dans une plaine couverte de
beaucoup de neige. La troisième journée fut dure pour le soldat : un vent du
nord impétueux qui lui soufflait au visage le brûlait et le glaçait
jusqu'aux os. Un des devins fut d'avis de sacrifier au vent ; on lui immola
des victimes, et la violence avec laquelle il soufflait parut évidemment
cesser aussitôt. L'épaisseur de la neige était d'une orgye : beaucoup de bêtes
de somme, d'esclaves, et environ trente soldats y périrent. On passa la nuit
autour de grands feux
car il y avait beaucoup de bois sur le lieu où on s'arrêta, mais les
derniers arrivés n'en trouvèrent plus. Les premiers qui avaient allumé les
feux ne permettaient à ceux‑ci de s'en approcher qu'après s'être fait
donner par eux du froment ou quelque autre chose à manger. On se fit part les
uns aux autres des provisions qu'on avait ; où l'on allumait du feu, la neige
se fondait, et il se faisait de grands trous jusqu'à la terre : c'était là
qu'on pouvait mesurer la hauteur de la neige.
On marcha tout le jour suivant dans la neige, et beaucoup de Grecs étaient
malades de besoin. Xénophon, qui était à l'arrière‑garde, en ayant
trouvé plusieurs qui ne pouvaient se soutenir, ne concevait pas quel était
leur mal. Un homme qui en avait l'expérience lui apprit que cet accident était
certainement causé par la faim, et que s'ils avaient à manger, ils seraient
bientôt debout. Xénophon alla aux équipages et donna lui‑même à ces
malheureux ou leur fit porter par des soldats agiles à la course tout ce
qu'on trouva de vin et de vivres ; dès qu'ils avaient mangé quelque chose,
ils se levaient et continuaient leur route. Chirisophe qui était à la tête
arriva à la nuit tombante à un village, et rencontra en avant des murs, près
d'une fontaine, des femmes et des filles du lieu qui portaient de l'eau. Elles
demandèrent aux Grecs qui ils étaient ; l'interprète leur répondit en
langue perse que c'étaient des troupes qu'Artaxerxès envoyait au satrape.
Elles répliquèrent qu'on ne trouverait pas le satrape dans ce village, mais
qu'il n'était qu'à un parasange de là. Comme il était tard, les Grecs entrèrent
dans les murs à la suite de ces femmes, et allèrent chez celui qui avait la
principale autorité du lieu. Chirisophe fit loger tout ce qui avait pu suivre
de l'armée ; le reste des soldats, auxquels il avait été impossible
d'arriver, passa la nuit sans feu et sans nourriture ; et il y en eut qui périrent.
Quelques ennemis s'étaient réunis et poursuivaient les Grecs : ces Barbares
prenaient les équipages qui restaient forcément arriérés, puis se
battaient les uns contre les autres pour le partage du butin. On laissa en
arrière aussi des soldats que la neige avait aveuglés ou à qui le froid
excessif avait fait geler des doigts des pieds. Le moyen de préserver ses
yeux de l'éclat de la neige était de mettre devant quelque chose de noir
quand on marchait, et l'on empêchait ses pieds de geler en les remuant, ne
prenant pas de repos et se déchaussant avant de se coucher. Lorsqu'on
s'endormait chaussé, les courroies entraient dans le pied, et la chaussure se
durcissait et s'y attachait en gelant ; car les vieux souliers des Grecs s'étaient
usés, et ils s'étaient fait faire des espèces de sandales avec du cuir de bœufs
récemment écorchés. Toutes ces raisons furent cause qu'il y eut quelques
traîneurs. Ils aperçurent un lieu qui paraissait noir, parce qu'il n'y avait
plus de neige, et ils jugèrent qu'elle s'y était fondue : ils ne se
trompaient pas. C'était l'effet d'une source voisine au‑dessus de
laquelle une sorte de brouillard s'élevait dans le vallon ; ils se détournèrent
du chemin pour gagner cette place, s'y assirent et déclarèrent qu'ils ne
marcheraient plus. Xénophon, dès qu'il en fut instruit à l'arrière‑garde
qu'il commandait, y alla, les supplia, les conjura de toutes manières de ne
pas rester en arrière, leur disant qu'un gros corps d'ennemis suivait les
Grecs. Il finit par se fâcher aussi inutilement ; les traîneurs lui répondirent
qu'il n'avait qu'à les égorger s'il voulait, mais qu'ils ne pouvaient faire
un pas. On jugea que le meilleur parti à prendre était d'inspirer, s'il était
possible, une telle terreur aux ennemis, qu'ils ne revinssent pas attaquer ces
infortunés. Il faisait une nuit très noire ; les Barbares s'avançaient avec
un grand bruit et se disputaient entre eux ce qu'ils avaient pillé. L'arrière‑garde
qui était en bon état s'étant relevée, courut sur eux. Les traîneurs jetèrent
les plus grands cris qu'ils purent, et frappèrent de leurs piques sur leurs
boucliers. Les ennemis effrayés fuirent à travers la neige au fond du
vallon, et on ne les entendit plus.
Xénophon et les troupes qu'il commandait promirent aux traîneurs qu'il leur
viendrait le lendemain du secours, puis continuèrent leur marche. Ils
n'avaient pas fait quatre stades qu'ils trouvent la colonne se reposant sur la
neige et les soldats couverts de leurs manteaux : on n'avait point placé de
gardes. Xénophon fit relever les troupes ; elles dirent que ce qui était en
avant faisait halte. Xénophon avança lui‑même, et envoya devant lui
les plus vigoureux des armés à la légère avec ordre d'examiner ce qui arrêtait
la marche ; ils lui rapportèrent que toute l'armée se reposait de même que
l'arrière‑garde. Le corps de Xénophon resta ainsi au bivouac sans
allumer de feu, sans souper. On posa des gardes le mieux que l'on put. Un peu
avant le point du jour ce général envoya les plus jeunes soldats aux traîneurs,
avec ordre de les faire lever et avancer. Au même moment des Grecs, qui
avaient cantonné dans le village, furent envoyés par Chirisophe pour
s'informer des nouvelles de l'arrière‑garde. On les vit arriver avec
plaisir et on les chargea de porter au cantonnement les traîneurs trop las ou
trop malades pour suivre. On se remit en marche et on n'avait pas fait vingt
stades qu'on entra dans le village où cantonnait Chirisophe. L'armée s'étant
ainsi réunie, on jugea qu'il n'y avait point de danger à la disperser par
divisions dans plusieurs cantonnements : Chirisophe resta dans le sien. Les
autres généraux ayant tiré au sort les villages qu'on découvrait, marchèrent
avec leurs divisions aux lieux qui leur étaient échus.
Polycrate Athénien, chef de lochos, demanda qu'il lui fût permis de devancer
la troupe. Il choisit des soldats agiles, court au village que le sort avait
destiné à Xénophon, y surprend tous les paysans, le magistrat,
dix‑sept poulains qu'on élevait pour le tribut dû au roi, et la fille
du magistrat, mariée depuis huit jours ; son mari était allé chasser le lièvre,
et ne se trouvant point dans le village, il ne fut pas pris. Les maisons étaient
pratiquées sous terre, et quoique leur ouverture ressemblât à celle d'un
puits, l'étage inférieur était vaste. On avait creusé d'autres entrées
pour les bestiaux, mais les hommes descendaient par des échelles. Il y avait
dans ces espèces de cavernes des chèvres, des brebis, des bœufs, des
volailles et des petits de toutes ces espèces : tout le bétail y était
nourri au foin. On trouva du froment, de l'orge, des légumes et de grands
vases qui contenaient de la bière faite avec de l'orge. Ce grain y était mêlé
encore et s'élevait en surnageant jusqu'au bord de ces vases qui étaient
pleins ; à leur surface nageaient aussi des chalumeaux, les uns plus petits,
les autres plus grands : il fallait, quand on avait soif, en porter un à sa
bouche et sucer. Cette boisson était forte si l'on n'y mêlait de l'eau ;
mais on la trouvait très agréable dès qu'on s'y était accoutumé.
Xénophon fit souper le magistrat avec lui, lui dit de se rassurer, lui promit
que s'il rendait service à l'armée en lui servant de guide, jusqu'à ce
qu'elle arrivât dans une autre province, on ne lui enlèverait pas ses
enfants, et qu'on aurait soin avant de partir de remplir sa maison de vivres
en dédommagement de ce qu'on aurait consommé. L'Arménien promit ce qu'on
exigeait de lui, et pour commencer à montrer son zèle, il découvrit où
l'on avait enfoui des tonneaux de vin. Les soldats passèrent cette nuit à
leur cantonnement, plongés dans le repos et dans l'abondance ; ils tinrent le
magistrat sous bonne garde, et eurent l'œil sur ses enfants. Le lendemain Xénophon
prit avec lui le magistrat et alla trouver Chirisophe. Quand un village était
près de son chemin, il le traversait. Partout il trouva les Grecs faisant des
festins et livrés à la joie ; partout on chercha à le retenir, et on lui
offrit à dîner ; partout il vit servir sur la même table de l'agneau, du
chevreau, du porc frais, du veau, de la volaille, et une grande quantité de
pains de froment et de pains d'orge. Quand par bienveillance pour un ami on le
pressait de boire, c'était en le traînant à une chaudière ; il fallait
qu'il courbât sa tête et humât sa boisson comme un bœuf. On permit au
magistrat du village que menait Xénophon de prendre tout ce qu'il
souhaiterait : il n'accepta aucun présent ; mais dès qu'il voyait un de ses
parents, il le prenait avec lui.
Quand Xénophon et sa suite furent arrivés au village de Chirisophe, ils
trouvèrent aussi les Grecs de ce cantonnement à table, couronnés de
guirlandes de foin sec, et se faisant servir par des enfants arméniens vêtus
d'habillements barbares : on leur désignait par signes comme à des sourds ce
qu'ils avaient à faire. Chirisophe et Xénophon, après les premiers
compliments d'amitié, firent demander par celui de leurs interprètes qui
parlait la langue perse, au magistrat prisonnier, dans quel pays ils étaient.
Il répondit en Arménie. On lui demanda encore pour qui étaient élevés les
poulains qu'on avait trouvés. Il répliqua que c'était le tribut qu'on
payait au roi ; il ajouta que la province voisine était habitée par les
Chalybes, et indiqua le chemin qui y conduisait. Xénophon le ramena ensuite
à sa famille, et lui donna un vieux cheval qu'il avait pris, lui recommandant
de l'engraisser et de l'immoler ; car Xénophon avait su que ce cheval était
consacré au soleil ; et comme la route l'avait fatigué, il était à
craindre qu'il ne mourût. Ce général prit un poulain pour lui‑même
et en donna un à chacun des généraux et des chefs de lochos. Les chevaux
dans ce pays étaient moins grands que ceux de Perse, mais ils avaient plus
d'ardeur. Le magistrat arménien apprit aux Grecs à attacher de petits sacs
aux pieds de leurs montures et des bêtes de somme lorsqu'ils marcheraient sur
la neige ; sans cette précaution, elles y enfonçaient jusqu'aux sangles.
On cantonna sept jours ; le huitième, Xénophon donne le magistrat de son
village à Chirisophe pour servir de guide. On laisse à cet Arménien dans sa
maison tout ce qui l'habitait. On n'emmène que son fils qui entrait dans l'âge
de puberté ; on met cet enfant sous la garde d'Episthène d'Amphipolis, et
l'on promet au père que s'il conduit bien l'armée on lui rendra aussi son
fils, et qu'il le ramènera avec lui. On remplit ensuite son château de tout
ce qu'on y peut porter, et l'on se met en marche : ce nouveau guide n'était
point lié et conduisait l'armée à travers les neiges. On était déjà à
la fin de la troisième marche quand Chirisophe se mit en colère coutre lui
de ce qu'il ne menait point les Grecs à des villages ; il répondit qu'il n'y
en avait aucun dans les environs. Chirisophe le battit et ne le fit point
enchaîner : la nuit suivante l'Arménien s'esquiva et abandonna son fils. Le
châtiment de ce guide et le peu de soin qu'on prit pour s'en assurer,
occasionnèrent le seul différent qui s'éleva dans toute la route entre
Chirisophe et Xénophon. Episthène devint amoureux du jeune homme, l'emmena
en Grèce, et eut lieu d'être content de ses services et de sa fidélité.
De là, en sept marches de cinq parasanges chacune, on arriva aux bords du
Phase, fleuve large d'un plèthre ; puis on fit dix autres parasanges en deux
marches ; enfin, sur le sommet d'une montagne qu'on allait passer pour
redescendre en plaine, on aperçut des Chalybes, les Taoques et les Phasiens
qui attendaient l'armée grecque. Chirisophe, les voyant dans cette position,
fait faire halte à la tête, à trente stades d'eux à peu près ; car il ne
voulait pas en approcher en ordre de marche : Il ordonna aux autres chefs de
faire avancer les sections, et de les mettre en bataille à mesure qu'elles
joindraient, de façon que l'armée fût rangée sur une ligne pleine. Quand
l'arrière‑garde même se fut formée, il assembla les généraux et les
chefs de lochos et leur dit : « Les ennemis, comme vous le voyez,
occupent le sommet de la montagne ; il est temps d'agiter quelles dispositions
on doit faire pour combattre avec succès. Je suis d'avis d'envoyer le soldat
dîner, et de délibérer nous‑mêmes si c'est aujourd'hui ou demain
qu'il convient de passer la montagne. - Pour moi, dit Cléanor, je pense qu'il
faut dîner au plus vite, courir aux armes aussitôt et marcher à l'ennemi ;
car il nous voit. Si nous différons au lendemain, nous lui inspirerons plus
d'audace, et dès que cette troupe s'enhardira, probablement d'autres Barbares
viendront s'y joindre, et leur nombre augmentera à vue d'oeil. »
Xénophon dit ensuite : « Voici mon opinion. S'il est nécessaire
d'essuyer un combat, il faut se préparer à attaquer vigoureusement ; mais si
nous voulons seulement saisir le moyen le plus facile de passer la montagne,
il ne faut songer, ce me semble, qu'à
faire tuer et blesser le moins de Grecs qu'il sera possible. La partie
de ces monts, que nous voyons, s'étend à plus de soixante stades, et il ne
paraît de troupes ennemies, qui nous observent, que sur ce chemin ; il
vaudrait beaucoup mieux tâcher de dérober à l'ennemi notre marche, et de le
prévenir en nous portant dans la partie où il ne veille pas, que d'attaquer
un poste fortifié par la nature, et des hommes préparés à ce bien défendre.
On gravit plus aisément sur un mont escarpé, quand on n'a point d'ennemis à
combattre, qu'on ne marche, quand on en est entouré, dans la plaine la plus
unie ; on voit mieux où l'on pose le pied la nuit, quand on n'a rien à
craindre, que le jour en se battant, et l'on se fatigue moins à fouler un
terrain pierreux, lorsqu'on est sans inquiétude, qu'à marcher sur le duvet
lorsqu'on craint sans cesse pour sa tête. Il ne me paraît pas impossible de
nous dérober à nos ennemis. Qui nous empêche de partir de nuit, et ils ne
pourront nous voir ; de prendre un long détour, et ils auront peine à en être
informés ? Je voudrais que, par nos dispositions et par nos manœuvres, nous
feignissions de vouloir suivre le chemin qu'ils nous barrent, et en forcer le
passage. Ces Barbares y feront rester d'autant plus de troupes, et nous
trouverons le reste de la montagne d'autant plus dégarni de défenseurs. Mais
il ne me sied pas, Chirisophe, de parler de feintes et de fraudes devant un
Lacédémonien ; vous avez tous, tant que vous êtes d'hommes considérables
dans cet état, la réputation d'avoir été formés dès votre enfance au
larcin. Les filouteries, que la loi de Sparte ne prohibe pas, au lieu d'être
déshonorantes, sont pour vous une occupation, et même un devoir dont vous ne
pouvez vous dispenser ; pour vous mieux instruire à commettre un vol et à
vous en cacher, la peine du fouet est prononcée contre ceux qui sont pris sur
le fait. Voici le moment de nous montrer les fruits de l'éducation que vous
avez reçue. Prenez garde que pendant que nous chercherons à dérober notre
marche à l'ennemi, et à lui voler pour ainsi dire la montagne dont il croit
être le maître, il ne nous y attrape et ne nous donne bien les étrivières.
‑ Les Athéniens, à ce qu'on m'a dit, sont encore des voleurs plus
adroits que nous, reprit Chirisophe : leur trésor public en fait foi. Les
dangers effrayants que courent ceux qui y sont surpris ne vous rebutent pas ;
ce sont les plus puissants de votre république qui s'en mêlent surtout, s'il
est vrai que ce soient les citoyens les plus puissants qu'on y élit
magistrats. Vous n'avez donc pas moins que moi, mon cher Xénophon, une belle
occasion de prouver que vous avez profité de l'éducation et des bons
exemples qu'on vous a donnés. ‑ Je suis prêt, répliqua Xénophon, et
dès que nous aurons soupé, j'offre d'aller, avec les troupes de mon arrière‑garde,
m'emparer des hauteurs. J'ai des guides ; car nos troupes légères, en
sortant d'une embuscade, ont pris quelques‑uns de ces voleurs de camp,
qui nous suivent. Je sais, de ceux‑ci, que la montagne n'est pas
impraticable, qu'on y mène paître des chèvres, des bœufs, et que si une
fois nous en occupons une partie, nous pourrons y faire passer nos équipages.
J'espère d'ailleurs que quand nous en aurons gagné le sommet, et que les
ennemis nous verront de niveau avec eux, ils ne nous y attendront pas
longtemps ; car actuellement, ils n'ont pas le courage de descendre et de se
former en plaine devant nous. ‑ Pourquoi, dit Chirisophe, faut‑il
que vous y marchiez et que vous quittiez le commandement de l'arrière‑garde
? Envoyez plutôt un détachement, s'il ne se présente pas de volontaires. »
Aussitôt
Aristonyme de Méthydrie vint s'offrir avec des hoplites, et Aristée de Chio,
et Nicomaque d'Éta avec des armés à la légère. Il fut convenu que quand
ils seraient maîtres des hauteurs, ils en donneraient le signal en allumant
de grands feux. On dîna ensuite. Puis Chirisophe fit avancer toute l'armée
à dix stades de là ou environ, vers l'ennemi, pour faire croire encore plus
que les projets d'attaque étaient dirigés de ce côté.
Quand on eut soupé et que la nuit fut venue, le détachement partit, s'empara
des hauteurs, et l'armée resta au bivouac où elle se trouvait. Dès que
l'ennemi s'aperçut que des Grecs avaient gravi sur la montagne, il veilla et
alluma, pendant toute la nuit, beaucoup de feux. Lorsqu'il fut jour,
Chirisophe, après avoir sacrifié, conduisit l'armée par le grand chemin. Le
détachement, maître d'une partie de la montagne et des hauteurs, marcha aux
Barbares la plus grande partie de ceux‑ci restèrent dans leur poste sur
la crête du mont : il marcha seulement quelques troupes contre les
volontaires grecs. Ces deux détachements se chargèrent avant que les armées
fussent aux mains. Les Grecs eurent l'avantage dans cette mêlée : ils
battent et poursuivent les Barbares. Alors les armés à la légère de l'armée
grecque courent, de la plaine, contre ceux qui étaient rangés en bataille.
Chirisophe suivait le plus vite qu'il pouvait, mais faisant cependant marcher
en ordre son infanterie pesante. Le gros des ennemis, posté sur le chemin,
voyant son détachement battu sur les hauteurs, prit la fuite ; on en tua
beaucoup et l'on prit une infinité de boucliers à la perse : les Grecs, pour
les rendre inutiles, les coupèrent avec leurs sabres. L'armée, après avoir
monté, fit un sacrifice, éleva un trophée, et descendant le revers de la
montagne, arriva dans une plaine et dans des villages où tout abondait.
On marcha ensuite contre les Taoques, et l'on fit, en cinq marches, trente
parasanges. L'armée manqua de vivres ; car les Taoques habitaient des places
fortifiées où ils avaient transporté tout ce qui servait à leur
subsistance. Enfin l'armée arriva à un lieu où il n'y avait ni villes ni
maisons, mais où beaucoup d'hommes et de femmes s'étaient réfugiés avec
leurs bestiaux : Chirisophe le fit attaquer aussitôt. Quand la première
division eut été repoussée, une seconde y marcha, puis une autre, et ainsi
de suite ; car ce poste n'était pas accessible de tous côtés ni à beaucoup
de troupes à la fois ; mais presque tout autour régnait un escarpement à
pic. Xénophon étant arrivé avec l'infanterie pesante et les armés à la légère
de l'arrière-garde, Chirisophe lui dit :"Vous venez à propos ; il faut
forcer ce poste, car si nous n'y réussissons pas, l'armée meurt de
faim."
Ils délibérèrent alors ensemble, et Xénophon demandant
ce qui empêchait qu'on ne pénétrât dans ce poste :"Il n'y a
d'autre accès, répondit Chirisophe, que celui que vous voyez ; dès qu'on
s'y présente et qu'on tente de monter, les Barbares font rouler des pierres
du haut de ce rocher élevé, et voilà comment s'en trouvent ceux qui en ont
été atteints." Il lui montra en même temps des Grecs qui avaient les côtes
et les cuisses fracassées. "S'ils épuisent leurs pierres, dit Xénophon,
y aura-t‑il encore quelque obstacle qui nous arrête au passage ou n'y
en aura‑t‑il plus ? car nous n'apercevons que peu d'hommes dans ce
poste, et deux ou trois tout au plus qui soient armés. À peine l'espace périlleux
à parcourir est‑il d'un plèthre et demi : vous le voyez vous‑même
; plus d'un plèthre encore est couvert de gros pins épars, et ni les pierres
qu'on lance, ni celles qu'on fait rouler ne blesseraient des hommes qui se
tiendraient debout derrière ces arbres. Il ne restera donc plus qu'un
demi‑plèthre environ qu'il faudra traverser à la course dès que
l'ennemi prendra un moment de repos. ‑ Mais, répliqua Chirisophe,
aussitôt que nous nous mettrons en marche pour gagner ce bois, une grêle de
pierres tombera sur nous. ‑ Tant mieux, dit Xénophon, les Barbares
consommeront certainement d'autant plus vite les magasins qu'ils en ont faits.
Mais portons‑nous, à l'endroit d'où nous aurons moins à courir si
nous pouvons monter à l'assaut, et d'où notre retraite sera la plus facile,
si nous sommes réduits à prendre
ce parti."
Alors Chirisophe et Xénophon s'avancèrent avec Callimaque Parrhasien, celui
des chefs de lochos de l'arrière‑garde qui était de jour ; les autres
restèrent dans le terrain où il n'y avait rien à craindre. Ensuite environ
soixante‑dix hommes se portèrent derrière les arbres, non en troupe,
mais un à un, chacun prenant garde à soi le mieux qu'il pouvait. Agasias de
Stymphale et Aristonyme de Méthydrie qui étaient aussi chefs de lochos de
l'arrière-garde, et d'autres Grecs se tenaient debout hors de l'espace planté
; car les arbres ne pouvaient mettre à couvert qu'un lochos. Callimaque alors
invente un stratagème ; il courait à deux ou trois pas de son arbre et se
retirait promptement derrière dès qu'on lançait des pierres. Chaque fois
qu'il répétait cette manoeuvre, les ennemis en jetaient plus de dix charretées.
Agasias voyait ce que faisait Callimaque. Il observait que toute l'armée
avait les yeux tournés sur ce chef, et craignait qu'il ne courût le premier
au poste des ennemis et qu'il n'y entrât ; il y court lui‑même et
devance tous les Grecs, n'appelant ni Aristonyme, qui était près de lui, ni
Euryloque de Lusie, quoiqu'ils fussent tous deux ses amis, ni aucun autre
Grec. Callimaque le voyant passer, l'arrête par le bord de son bouclier :
alors Aristonyme de Méthydrie les devance tous deux, et après lui Euryloque.
Tous ces Grecs étaient rivaux de gloire, cherchaient sans cesse à se
distinguer, et c'est ainsi qu'à l'envi l'un de l'autre ils prirent le poste ;
car dès qu'un d'eux y fut entré, les Barbares ne jetèrent plus de pierres.
On y vit un spectacle affreux. Les femmes jetaient leurs enfants du haut du
rocher et se précipitaient ensuite, les hommes en faisaient autant. Aenée de
Stymphale, chef de lochos, aperçut un Barbare qui courait pour se précipiter
et qui avait un habit, magnifique. Il le saisit pour l'en empêcher ; le
Barbare l'entraîne, tous deux tombent de rochers en rochers au fond d'un abîme,
et périssent ainsi. On ne fit que peu de prisonniers, mais on trouva beaucoup
de bœufs, d'ânes et de menu bétail.
On fit ensuite cinquante parasanges en sept jours, à travers le pays des
Chalybes. C'était le peuple le plus belliqueux qu'eût trouvé l'armée sur
son passage ; il croisait la pique avec les Grecs. Les Chalybes portaient des
corselets de toile piquée qui leur descendaient jusqu'à la hanche ; au lieu
de basques, beaucoup de cordes tortillées tombaient du bas de ces corselets.
Ces Barbares avaient des casques, des grévières, et portaient à la ceinture
un petit sabre qui n'était pas plus long que ceux des Lacédémoniens ; avec
cette arme, ils égorgeaient les prisonniers qu'ils pouvaient faire, leur
coupaient la tête et l'emportaient en s'en allant. Ils chantaient, ils
dansaient, dès qu'ils pouvaient être vus de l'ennemi ; ils portaient aussi
une pique longue d'environ quinze coudées ; et armée d'une seule pointe de
fer. Ils se tenaient dans des villes ; aussitôt que les Grecs en avaient passé
une, les Chalybes les suivaient et les attaquaient sans relâche,
puis ils se retiraient dans des lieux fortifiés où ils avaient
transporté toutes leurs provisions de bouche, en sorte que l'armée n'en put
trouver dans ce pays, et vécut des bestiaux, qu'elle avait pris aux Taoques.
Les Grecs arrivèrent ensuite sur les bords du fleuve Harpasus, large de
quatre plèthres. De là ayant fait, en quatre marches, vingt parasanges à
travers le pays des Scythins, après avoir traversé de grandes plaines, ils
se trouvèrent dans des villages où ils séjournèrent trois jours ; et
firent provision de vivres ; puis, en quatre autres marches de la même
longueur, ils arrivèrent à une grande ville, riche et bien peuplée : on la
nommait Gymnias. Celui qui commandait dans cette province envoie un guide aux
Grecs pour les conduire par un autre pays avec lequel il était en guerre ; ce
guide vient les trouver et leur promet de les mener en cinq jours à un lieu
d'où ils découvriront la mer : il consent d'être puni de mort s'il les
trompe. Il conduit en effet l'armée, et dès qu'il l'a fait entrer sur le
territoire ennemi, il l'exhorte à tout brûler et ravager, ce qui fit voir
que c'était pour assouvir la haine de ses compatriotes et non par
bienveillance pour les Grecs qu'il les accompagnait. On arriva le cinquième
jour à là montagne sacrée qui s'appelait le Mont Techès. Les premiers qui
eurent gravi jusqu'au sommet aperçurent la mer et jetèrent de grands cris :
ils furent entendus de Xénophon et de l'arrière‑garde. On y crut que
de nouveaux ennemis attaquaient la tête de la colonne car la queue était
harcelée et poursuivie par les peuples dont on avait brûlé le pays. L'arrière‑garde
leur ayant tendu une embuscade en tua quelques-uns, en fit d'autres
prisonniers, et prit environ vingt boucliers. Ils étaient de la forme de
celle des Perses, recouverts d'un cuir de bœuf cru, et garni de ses poils.
Les cris s'augmentèrent et se rapprochèrent,
car de nouveaux soldats se joignaient sans cesse en courant à ceux qui
criaient. Leur nombre augmentant, le bruit redoublait, et Xénophon crut qu'il
ne s'agissait pas d'une bagatelle. Il monta à cheval, prit avec lui Lycius et
les cavaliers grecs
et courut le long du flanc de la colonne pour amener du secours : il
distingua bientôt que les soldats criaient la mer, la mer, et se félicitaient les uns les autres, alors arrière‑garde,
équipages, cavaliers, tout courut au sommet de la montagne. Quand tous les
Grecs y furent arrivés, ils s'embrassèrent, ils sautèrent au cou de leurs généraux
et de leurs chefs de lochos, les larmes aux yeux. Aussitôt, sans qu'on ait
jamais su qui leur donna ce conseil, les soldats apportent des pierres et en
élèvent un grand tas ; ils le couvrent de ces boucliers garnis de cuir cru,
de bâtons et d'autres boucliers à la perse, pris à l'ennemi. Le guide coupa
plusieurs de ces boucliers, et exhorta les Grecs à l'imiter. Ils renvoyèrent
ensuite ce barbare,
après lui avoir fait des présents. L'armée lui donna un cheval, un
vase d'argent, un habillement à la perse, et dix dariques ; il demanda
surtout des bagues, et en obtint de beaucoup de soldats ; ensuite il montra un
village où l'on pouvait cantonner, et le chemin qu'il
fallait suivre à travers le pays des Macrons, puis il attendit jusqu'au soir,
et quand la nuit fut noire, il partit et quitta l'armée. Les Grecs firent
ensuite, en trois marches, dix parasanges à travers le pays des Macrons. Le
premier jour on arriva à un fleuve qui séparait ce pays de celui des
Scythins ; sur la droite de l'armée était une montagne très escarpée, à
sa gauche, un autre fleuve dans lequel se jetait celui qui faisait les limites
des deux provinces, et qu'il fallait passer. Sa rive était bordée d'une lisière
de bois ; ce n'était pas une haute futaie, mais un taillis fourré. Les
Grecs, s'étant avancés, commencèrent à le couper. Ils se hâtaient
d'autant plus qu'ils voulaient sortir promptement de cette mauvaise position.
Les Macrons armés de boucliers à la perse, de lances, et revêtus de
tuniques tissues de crin, s'étaient mis en bataille sur l'autre rive du
fleuve ; ils s'exhortaient mutuellement à bien combattre, et jetaient des
pierres qui retombaient dans l'eau ; car ils ne purent atteindre les Grecs, ni
en blesser aucun. Alors un des armés à la légère, qui disait avoir été
esclave à Athènes, vint trouver Xénophon, et lui dit qu'il savait la langue
de ces Barbares. "Je crois, ajouta‑t‑il
que leur pays est ma patrie, et si rien ne s'y oppose, je voudrais
causer avec eux. ‑ Rien ne vous en empêche, reprit Xénophon :
parlez‑leur, et sachez d'abord quels ils sont." On leur fit cette
question, et ils dirent qu'on les appelait les Macrons.
"Demandez‑leur, ajouta Xénophon, pourquoi ils se sont rangés en
bataille contre nous, et veulent être nos ennemis. ‑ C'est, répondirent
les Macrons, parce que vous venez envahir notre pays ‑ Répliquez‑leur,
dirent les généraux, que ce n'est point pour leur causer le moindre dommage
que nous y voulons passer, mais qu'ayant fait la guerre à Artaxerxès, nous désirons
de retourner en Grèce et d'arriver à la mer." Les Barbares voulurent
savoir si les Grecs confirmeraient ces paroles par des serments :
Ceux‑ci demandèrent à recevoir et à donner les signes garants de la
paix. Les Macrons donnèrent aux Grecs une de leurs lances, et les Grecs, aux
Macrons, une de leurs piques : telle était chez eux, dirent ces peuples, la
forme des engagements. Les deux armées appelèrent ensuite les dieux à témoin
de leurs serments.
Dès que cette alliance fut conclue, les Macrons coupèrent, avec les Grecs,
le taillis ; ouvrirent une route pour les faire passer ; se mêlèrent dans
leurs rangs ; leur fournirent tous les vivres qu'ils purent, en les leur
faisant payer et leur servirent de guides pendant trois jours, jusqu'à ce
qu'ils les eussent conduits aux montagnes de la Colchide. Là était un mont
élevé, mais accessible, sur la crête duquel les Colques paraissaient en
bataille. Les Grecs se formèrent d'abord en ligne pleine, comme pour attaquer
dans cet ordre les Barbares et monter ainsi jusqu'à eux. Les généraux
s'assemblèrent ensuite et raisonnèrent sur les dispositions qu'il convenait
de faire pour charger avec plus de succès ; Xénophon dit qu'il était d'avis
de rompre la ligne pour former tous les lochos en colonnes qui marcheraient à
la même hauteur : "car une ligne pleine se rompra bientôt
d'elle‑même. Ici la montagne sera praticable, là elle ne le sera pas :
le soldat qui aura dû combattre en ligne pleine se découragera dès qu'il y
verra du vide. D'ailleurs si nous marchons sur un ordre profond, la ligne des
ennemis nous débordera, et ils feront marcher, comme ils voudront, contre
nous, ce qui nous dépassera de leurs ailes ; si nous nous mettons au
contraire sur peu d'hommes de hauteur, je ne serais pas étonné que la ligne
fût enfoncée quelque part, vu la multitude de Barbares et de traits qui
tomberont sur nous. Que l'ennemi perce en un point, toute, l'armée grecque
est battue. Je suis donc d'avis de marcher sur beaucoup de colonnes de front,
qui seront d'un lochos chacune, et de laisser entre elles assez d'intervalle
pour que nos derniers lochos dépassent les ailes de l'armée barbare ; ainsi
les extrémités de notre front déborderont celui de l'ennemi, et, dans
l'ordre que je propose, les chefs et les meilleurs soldats se trouveront à la
tête des colonnes : chaque lochos marchera par où le chemin sera praticable.
Il ne sera pas facile à l'ennemi de pénétrer dans les intervalles ; il se
trouverait entre deux rangs de nos piques. Il ne lui sera pas facile non plus
de tailler en pièces un lochos qui marchera en colonne. Si l'un d'eux résistait
avec peine, le plus voisin lui porterait du secours ; et dès qu'un seul aura
pu gagner le haut de la montagne, l'ennemi ne tiendra plus." Cet avis fut
adopté : on forma en colonnes les lochos ; Xénophon se porta de la droite à
la gauche de l'armée, et en passant il parla ainsi aux soldats : "Grecs,
l'ennemi que vous voyez est le seul obstacle qui nous empêche d'être déjà
au but désiré depuis si longtemps ; il faut dévorer, si nous le pouvons,
ces hommes tout en vie." Lorsque
chacun fut à son poste et qu'on eut formé les colonnes, on compta à peu près
quatre‑vingts lochos, chacun d'environ cent hommes pesamment armés. On
partagea en trois les armés à la légère et les archers, on en fit marcher
une division au‑delà de l'aile gauche, une autre au‑delà de
l'aile droite, la dernière se tint au centre. Chacune de ces divisions était
d'environ six cents hommes. Les généraux ordonnèrent qu'on invoquât les
dieux ; le soldat leur adressa des vœux, chanta le péan et se mit en marche.
Chirisophe et Xénophon, l'un et l'autre à la tête d'une des divisions d'armés
à la légère qu'on avait envoyées aux ailes, se portaient au‑delà du
front de l'ennemi. Les Barbares les voyant, marchèrent pour s'y opposer ;
mais en voulant étendre leur ligne par la droite et par la gauche, elle
s'ouvrit, et il se fit un grand vide au centre. La division des Grecs armés
à la légère, commandée par Eschine d'Acarnanie, qui marchait au centre en
avant de l'infanterie arcadienne, crut en voyant l'ennemi se séparer qu'il
prenait la fuite ; ils coururent sur lui tant qu'ils purent, et ce fut le
premier corps qui gagna la crête de la montagne. L'infanterie
arcadienne, aux ordres de Cléanor d'Orchomène, tâcha de les suivre et de
les soutenir ; les Barbares, dès qu'ils virent les Grecs courir à eux, ne
tinrent plus, mais prirent la fuite, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. Les
Grecs étant montés trouvèrent beaucoup de villages abondamment remplis de
vivres, et y cantonnèrent ; ils n'y
rencontrèrent rien qui les étonnât, si ce n'est qu'il y avait beaucoup de
ruches, et que tous les soldats qui mangèrent des gâteaux de miel, eurent le
transport au cerveau, vomirent, furent purgés, et qu'aucun d'eux ne pouvait
se tenir sur ses jambes. Ceux qui n'en avaient que goûté, avaient l'air de
gens plongés dans l'ivresse ; ceux qui en avaient pris davantage
ressemblaient, les uns à des furieux, les autres à des mourants. On voyait
plus de soldats étendus sur la terre que si l'armée eût perdu une bataille,
et la même consternation y régnait. Le lendemain personne ne mourut ; le
transport cessait à peu près à la même heure où il avait pris la veille.
Le troisième et le quatrième jour, les empoisonnés se levèrent, las et
fatigués ; comme on l'est après l'effet d'un remède violent. On fit ensuite
sept parasanges en
deux marches. On arriva sur
le bord de la mer à
Trébizonde, ville grecque fort peuplée ; elle est située sur le Pont
Euxin, dans le pays des Colques, et c'est une colonie des Sinopéens. Les
Grecs y demeurèrent environ un mois sur le territoire de la Colchide, et ils
s'écartaient pour piller. Les habitants de Trébizonde établirent un marché
dans le camp des Grecs, les reçurent, et leur offrirent les présents
de l'hospitalité, des bœufs, de la farine d'orge et du vin ; ils obtinrent même
de l'armée qu'elle ménageât les Colques qui étaient les plus voisins, et
habitaient la plaine ; ceux‑ci firent aussi des présents aux Grecs, et
leur donnèrent surtout des bêtes à cornes. L'armée se prépara alors à
faire aux dieux les sacrifices qu'on leur avait voués, car il était venu
assez de bœufs pour immoler à Jupiter sauveur et à Hercule, et pour leur
rendre grâces d'avoir conduit les Grecs en pays ami. On ne manquait pas non
plus de victimes pour accomplir les promesses faites aux autres dieux. On célébra
des jeux et des combats gymniques sur la montagne où l'on campait, et l'on
choisit Dracontius de Sparte pour faire préparer la lice et pour présider
aux jeux. Ce Grec avait été banni de sa patrie dès l'enfance, parce qu'il
avait frappé avec un sabre court, à la lacédémonienne, et tué sans le
vouloir un enfant de son âge. Les sacrifices étant finis, on donna à
Dracontius les peaux des victimes, et on lui dit de conduire les Grecs au lieu
préparé pour la course.
Il désigna la place même où on se trouvait. " Cette colline,
dit‑il, est excellente et l'on peut y courir, dans tous les sens qu'on
voudra. Mais, lui objecta‑t‑on, comment pourront lutter les athlètes
sur un sol pierreux et dans un terrain planté d'arbres ? ‑ Tant pis
pour ceux qui tomberont, répondit Dracontius, ils s'en feront plus de
mal." Des enfants, dont la plupart étaient esclaves et prisonniers,
s'exercèrent à la course du stade, et plus de soixante Crétois, à celle du
dolique ; d'autres à la lutte, au pugilat, au pancrace. Le spectacle fut
beau. Nombre, de contendants étaient descendus dans l'arène ; les regards de
leurs compagnons enflammaient leur émulation. Il y eut aussi des courses de
chevaux. Il fallait descendre du haut de la montagne au bord de la mer, et de
là remonter jusqu'à l'autel. La plupart des chevaux s'abandonnèrent à la
descente ; mais ce ne fut qu'avec peine et lentement qu'ils remontèrent ce
coteau très escarpé.
On entendait
de toutes parts les clameurs, les rires et les exhortations habituelles des
Grecs.