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THUCYDIDE

HISTOIRE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE

LIVRE HUITIÈME 

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXIX

XL

XLI

XLII

XLIII

XLIV

XLV

XLVI

XLVII

XLVIII

XLIX

L

 

LI

LII

LIII

LIV

LV

LVI

LVII

LVIII

LIX

LX

LXI

LXII

LXIII

LXIV

LXV

LXVI

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LXX

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CI

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CIII

CIV

CV

CVI

CVII

CVIII

CIX

 

I. - Quand cette nouvelle parvint à Athènes, on refusa pendant longtemps de croire à un désastre si complet, même sur le témoignage des soldats les plus braves et les plus dignes de foi, échappés du milieu même de la déroute. Il fallut bien se rendre à l'évidence. Ce fut alors une explosion de haine contre les orateurs qui avaient poussé à l'expédition, comme si le peuple lui-même ne l'avait pas autorisée par ses suffrages. La colère était vive aussi contre les colporteurs d'oracles, les devins et tous ceux qui par leurs prophéties avaient fait naître l'espoir trompeur de conquérir la Sicile. De toutes parts, on n'avait que sujets d'affliction ; au désastre récent venaient s'ajouter une appréhension et une consternation extraordinaires. Chacun avait à déplorer la perte de quelques parents ; l'État se voyait cruellement privé d'une foule d'hoplites, de cavaliers, bref d'une jeunesse difficile à remplacer ; plus de vaisseaux en nombre suffisant dans les arsenaux ; plus d'argent dans le trésor public, plus de rameurs pour la flotte ; ces tristes évidences faisaient désespérer du salut. L'on pensait aussi que les ennemis de Sicile allaient sans tarder faire voile vers le Pirée, surtout après l'éclatante victoire qu'ils venaient de remporter. Quant aux ennemis de Grèce, on s'attendait à les voir attaquer sans tarder sur terre et sur mer, maintenant que leurs forces étaient doublées et qu'ils se trouvaient renforcés par la défection des alliés. Néanmoins on décida de résister avec les ressources dont on disposait ; d'équiper, vaille que vaille, une flotte, en se procurant du bois de construction et de l'argent ; de mettre les alliés, et principalement l'Eubée, hors d'état de nuire ; de réduire les dépenses dans certaines parties de l'administration intérieure ; d'élire un conseil de vieillards[206] pour donner un avis préalable sur toutes les mesures qui s'imposaient. Bref, sous le coup de la terreur présente, le peuple selon son habitude était prêt à tout réorganiser. Ces dispositions furent suivies d'effet. L'été prit fin.

II. - L'hiver suivant, la catastrophe que les Athéniens venaient d'éprouver en Sicile provoqua chez les Grecs une exaltation générale. Les uns, qui étaient demeurés neutres, se disaient qu'il ne fallait pas davantage se tenir à l'écart de la guerre, même si nul ne les invitait à y participer. Ils étaient résolus à prendre l'initiative des opérations contre les Athéniens, convaincus chacun pour son compte qu'en cas de réussite en Sicile, ceux-ci les auraient attaqués ; d'ailleurs, ils s'imaginaient que désormais la guerre serait courte et qu'il était honorable d'y prendre part. Les alliés des Lacédémoniens étaient plus vivement désireux que jamais de mettre rapidement un terme à leurs longues souffrances. Mais plus que tous les autres, les sujets d'Athènes étaient prêts à se révolter, sans même tenir compte de leurs forces réelles ; la passion égarait leur jugement et ils ne voulaient pas admettre que les Athéniens fussent en état de se maintenir même l'été suivant. Ce qui surtout inspirait confiance à l'État lacédémonien, c'est que ses alliés de Sicile, obligés par les circonstances à appuyer d'une flotte leur armée de terre, devaient arriver en forces dès le printemps. Les Lacédémoniens ne voyaient par tout que raisons d'espérer et songeaient sans hésitation à reprendre les armes ; ils calculaient que, la guerre une fois terminée à leur avantage, ils seraient débarrassés des périls dont les Athéniens les auraient menacés, s'ils avaient ajouté à leurs possessions celle de la Sicile. Athènes une fois abattue, ils n'auraient aucune peine à dominer sur la Grèce entière.

III. - Aussi en plein hiver, Agis, roi de Lacédémone, quitta-t-il Dékéleia avec quelques troupes afin de recueillir les contributions des alliés pour l'équipement de la flotte. Il se dirigea d'abord vers le golfe Maliaque et, comme les gens de l'Œta étaient depuis longtemps les ennemis de Lacédémone, il leur fit restituer la plus grande partie du butin fait par eux et en tira de l'argent. Malgré les récriminations et l'opposition des Thessaliens, il força les Akhéens, les Phthidtes et les autres peuples de cette région qui sont sujets de la Thessalie, à lui donner des otages et de l'argent. Il interna les otages à Corinthe et tâcha de faire rentrer ces peuples dans l'alliance de Lacédémone. Les Lacédémoniens imposèrent aux villes la construction de cent vaisseaux ; eux-mêmes devaient en fournir vingt-cinq ; les Béotiens autant ; les Phôkidiens et les Lokriens quinze ; l'Arcadie, Pellénè, Sikyônè dix ; Mégare, Trézène, Épidaure, Hermionè dix. Ils prirent également toutes les dispositions pour commencer les hostilités dès le début du printemps.

IV. - De leur côté, les Athéniens, conformément à ce qu'ils avaient décidé, profitaient de l'hiver pour faire leurs préparatifs, ils firent venir des bois pour la construction des vaisseaux ; ils fortifièrent le cap Sounion, pour assurer l'arrivée des subsistances. Ils évacuèrent le fort qu'ils avaient élevé en Laconie, en faisant route pour la Sicile. Ils réduisirent considérablement toutes les dépenses qui leur parurent superflues et portèrent toute leur attention sur leurs alliés, afin d'éviter leur défection.

V. - Bref on s'activait de part et d'autre ; on se préparait à la guerre comme si elle ne faisait que commencer. Sur ces entrefaites, les Eubéens, cet hiver-là, dépêchèrent auprès d'Agis pour se retirer de la confédération athénienne. Il entra en pourparlers avec eux et manda de Lacédémone Alkaménès fils de Sthénélaïdas et Mélanthos pour les préposer au commandement de l'Eubée. Ceux-ci ayant amené environ trois cents Néodamodes, il se mit en devoir de les faire passer dans l'île. Survinrent alors les Lesbiens, décidés eux aussi à se détacher d'Athènes. Les Béotiens d'intelligence avec eux persuadèrent à Agis de différer ses projets sur l'Eubée ; alors il facilita la défection des Lesbiens et leur donna comme harmoste[207] Alkaménès, qui était sur le point de s'embarquer pour l'Eubée ; les Béotiens leur promirent dix navires et Agis autant. Toutes ces dispositions furent prises à l'insu de Lacédémone. Agis en effet, tout le temps qu'il fut à Dékéleia avec ses troupes, était maître d'envoyer des forces où bon lui semblait, d'en lever et d'imposer des contributions. On peut dire qu'à cette époque les alliés lui obéissaient mieux qu'aux Lacédémoniens de Sparte ; car ayant des troupes à sa disposition, il apparaissait partout redoutable.
Tandis qu'il négociait avec les Lesbiens, les habitants de Khios et d'Érythres, tout disposés eux aussi à faire dissidence avec les Athéniens, s'adressèrent à Lacédémone et non plus à Agis. A leur députation s'était joint un ambassadeur de Tissaphernès[208] qui, au nom de Darius fils d'Artaxerxès, gouvernait les provinces de la côte d'Asie. Tissaphernès appelait les Péloponnésiens et promettait de leur fournir des vivres. Le Roi en effet venait de lui réclamer les tributs de sa satrapie, que les Athéniens ne lui avaient pas permis de faire payer aux villes grecques ; il les devait toujours et il espérait, en amoindrissant la puissance d'Athènes, les recouvrer plus aisément. Du reste il voulait faire entrer les Lacédémoniens dans l'alliance du Roi et, suivant l'ordre qu'il en avait reçu, prendre vivant ou mettre à mort Amorgès, bâtard de Pissouthnès, qui s'était révolté en Karie. Les habitants de Khios et Tissaphernès avaient les mêmes vues et agissaient de concert[209].

VI. - Sur ces entrefaites arrivèrent à Lacédémone Kalligitos de Mégare fils de Laophôn et Timagoras de Kyzique; fils d'Athénagoras ; tous deux avaient été bannis de leur patrie et avaient trouvé refuge auprès de Pharnabazos fils de Pharnakès. C'était Pharnabazos qui les avait députés pour obtenir des Lacédémoniens l'envoi d'une flotte dans l'Hellespont. Il voulait de son côté essayer, tout comme Tissaphernès, de détacher d'Athènes les villes de son gouvernement pour recouvrer les tributs et se donner l'avantage de négocier l'alliance des Lacédémoniens avec le Roi. Comme les députés de Pharnabazos et ceux de Tissaphernès poursuivaient séparément leurs négociations, il y eut à Lacédémone de vives contestations, les uns voulant qu'on envoyât d'abord des vaisseaux et une armée en Ionie et à Khios, les autres dans l'Hellespont. Cependant les Lacédémoniens se rangèrent, à une forte majorité, à l'avis des gens de Khios et de Tissaphernès. Il est vrai qu'il était appuyé par Alcibiade[210], que d'anciens liens d'amitié fort étroits unissaient à l'éphore Endios. Ce sont même ces liens d'hospitalité qui avaient fait adopter dans sa famille le nom laconien d'Alcibiade, que portait lui aussi le père d'Endios.
Quoi qu'il en soit, les Lacédémoniens envoyèrent d'abord à Khios un de leurs périèques nommé Phrynis pour s'assurer que la ville possédait bien tous les vaisseaux qu'elle prétendait avoir et qu'elle disposait de toutes les ressources qu'on lui attribuait. Phrynis confirma que rien n'avait été exagéré et, sans tarder, on accepta dans l'alliance les habitants de Khios et ceux d'Érythres. De plus on décréta de leur envoyer quarante vaisseaux, nombre suffisant, puisque au dire des gens de Khios il n'y en avait pas là-bas moins de soixante. On se proposait d'envoyer d'abord une escadre de dix bâtiments, sous le commandement du navarque Mélankridas ; mais il survint un tremblement de terre et Mélankridas fut remplacé par Khalkideus et l'on n'équipa en Laconie que cinq vaisseaux au lieu de dix. L'hiver prit fin et avec lui la dix-neuvième année de la guerre racontée par Thucydide.

VII. - Dès le commencement de l'été suivant, les habitants de Khios demandèrent avec insistance l'envoi de l'escadre ; ils craignaient que les Athéniens ne découvrissent ces négociations, car toutes ces députations avaient lieu à leur insu. Les Lacédémoniens envoyèrent alors à Corinthe trois Spartiates pour donner l'ordre de faire passer, le plus vite possible par-dessus l'Isthme[211], les vaisseaux de l'autre mer dans celle qui regarde Athènes. Tous les bâtiments réunis, tant ceux qu'Agis avait préparés pour Lesbos que les autres, feraient voile ensuite pour Khios. Il y avait là au total trente-neuf vaisseaux appartenant aux alliés.

VIII. - Kalligitos et Timagoras, qui traitaient au nom de Pharnabazos, refusèrent de prendre part à l'expédition de Khios et de verser la somme de vingt-cinq talents[212] qu'ils avaient apportée pour l'envoi d'une escadre ; ils songeaient à faire plus tard une expédition pour leur propre compte. Quand Agis vit que les Lacédémoniens étaient décidés à se porter d'abord sur Khios, il se rangea lui aussi à cet avis. Les alliés rassemblés à Corinthe y tinrent conseil ; ils décidèrent de faire voile d'abord pour Khios sous le commandement de Khalkideus qui en Laconie préparait ses cinq vaisseaux ; de gagner ensuite Lesbos, sous le commandement d'Alkaménès, désigné par Agis et finalement de gagner l'Hellespont ; c'était Kléarkhos[213] fils de Ramphias qui avait reçu le commandement de cette dernière expédition. Mais il fallait d'abord faire franchir l'Isthme à la moitié des vaisseaux qui partiraient sur-le-champ. De la sorte l'attention des Athéniens se porterait plutôt sur le premier convoi que sur le suivant. Aussi bien ne faisait-on aucun mystère de cette tentative, car on méprisait l'impuissance des Athéniens, dont la flotte ne se montrait nulle part en force. Cette résolution prise, on fit passer l'Isthme sans tarder à vingt et un vaisseaux.

IX. - Malgré l'insistance de leurs alliés, les Corinthiens ne consentirent pas à se joindre à eux, avant d'avoir terminé la célébration des Jeux Isthmiques[214], qui tombaient à cette époque. Agis était tout disposé à ne pas leur demander de rompre la trêve isthmique, mais il voulait que l'expédition se fît sous son nom[215]. Les Corinthiens n'y consentirent pas ; on perdit du temps et les Athéniens commencèrent à ouvrir l'oeil sur les agissements des gens de Khios. Ils y envoyèrent un de leurs stratèges, Aristokratès, pour se plaindre de leur conduite. Devant leurs dénégations, les Athéniens leur intimèrent l'ordre, en vertu de l'alliance, d'envoyer des vaisseaux comme gage de leur fidélité. Ils en envoyèrent sept. L'envoi des vaisseaux était motivé par les faits suivants : le peuple de Khios ignorait ce qui se tramait ; les aristocrates qui étaient dans la confidence ne tenaient pas à se mettre à dos la foule, avant d'avoir pris leurs sûretés ; d'ailleurs ils n'attendaient plus l'arrivée des Péloponnésiens, qui tardaient à venir.

X. - Cependant on célébrait les Jeux Isthmiques. Les Athéniens, qui y avaient été invités, y envoyèrent une théôrie[216] ; ce fut alors que les agissements des gens de Khios commencèrent à se découvrir. A leur retour, ils prirent sans tarder leurs dispositions pour que les vaisseaux du post de Kenkhrées ne pussent lever l'ancre à leur insu. Les fêtes terminées, les Péloponnésiens cinglèrent avec vingt et un vaisseaux vers Khios, sous le commandement d'Alkaménès. Les Athéniens, avec le même nombre de bâtiments, parent la mer et gagnèrent le large. Les Péloponnésiens ne les suivirent pas et virèrent de bord ; ce que voyant la flotte athénienne elle aussi rebroussa chemin ; car les sept vaisseaux de Khios, qui les accompagnaient, ne leur inspiraient pas confiance. Plus tard avec une flotte de trente-sept vaisseaux qu'ils venaient d'équiper, ils joignirent l'ennemi qui longeait la côte et le poursuivirent jusqu'à Peiraeos, port désert appartenant à Corinthe et situé aux confins de l'Épidaurie. Les Péloponnésiens ne perdirent, au large, qu'un vaisseau ; ils purent regrouper les autres et jeter l'ancre. Les Athéniens les attaquèrent par mer et par terre, car ils avaient débarqué des troupes ; un trouble et un désordre extrêmes se mirent dans les rangs péloponnésiens. Les Athéniens causèrent des avaries sur le rivage à la plupart des vaisseaux et tuèrent le commandant Alkaménès. Eux-mêmes perdirent quelques hommes.

XI. - L'engagement terminé, ils laissèrent un nombre suffisant de vaisseaux pour bloquer ceux de l'ennemi ; avec le reste ils allèrent mouiller à proximité d'un îlot voisin, où ils campèrent. Ils mandèrent à Athènes du secours ; car, dès le lendemain de la bataille, les Corinthiens, suivis de près par les autres peuples du voisinage, étaient accourus au secours des Péloponnésiens. Mais ces derniers constatèrent la difficulté de défendre l'escadre dans cette contrée déserte et grand fut leur embarras. Leur dernière pensée fut de brûler leurs vaisseaux ; ensuite ils préférèrent les mettre à sec et installer à proximité leurs troupes de terre pour les garder, jusqu'à ce qu'il s'offrît une occasion de fuir. Mis au courant de ces événements, Agis leur dépêcha un Spartiate, Thermôn. A Lacédémone, on avait d'abord annoncé que les vaisseaux avaient quitté l'Isthme : car Alkaménès avait reçu des éphores l'ordre d'envoyer un cavalier rendre compte, dès que l'opération serait terminée. Les Lacédémoniens se disposèrent à expédier, sans tarder, sous le commandement de Khalkideus, assisté d'Alcibiade, les cinq vaisseaux équipés en Laconie. Mais, au moment où ils pressaient leur départ, on vint leur apprendre que la flotte s'était réfugiée à Peiraeos. Découragés par çe désastreux début de l'expédition d'Ionie, ils renoncèrent à leur projet de faire quitter la Laconie à leurs vaisseaux et songèrent même à en rappeler quelques-uns qui avaient déjà pris la mer.

XII. - Informé de ces dispositions, Alcibiade persuada à nouveau Endios et les autres éphores de ne pas différer l'expédition. Il leur dit qu'on atteindrait Khios, avant que la nouvelle du malheur arrivé à la flotte y fût parvenue. Lui-même se faisait fort, en débarquant en Ionie, de provoquer la défection des villes, en leur peignant la faiblesse des Athéniens et l'ardeur des Lacédémoniens ; sur ce point on lui accorderait plus de confiance qu'à quiconque. Surtout il représentait à Endios en particulier qu'il serait beau pour lui dé détacher, avec son concours à lui Alcibiade, l'Ionie des Athéniens, de faire entrer le Roi dans l'alliance lacédémonienne et de frustrer de ce succès Agis, avec qui Endios était à nouveau en désaccord.
Alcibiade réussit à convaincre Endios et les éphores ; il prit la mer avec les cinq vaisseaux, accompagné du Lacédémonien Khalkideus. La traversée se fit à force de dames.

XIII. - Vers le même temps revinrent de Sicile les seize vaisseaux péloponnésiens, qui avaient combattu avec Gylippos. Ils furent surpris, dans les eaux de Leukas et mis à mal par vingt-sept vaisseaux d'Athènes qui, sous les ordres d'Hippoklès fils de Ménippos guettaient leur retour. A l'exception d'un seul, ils purent échapper aux Athéniens et gagnèrent Corinthe.  

412 Révolte de Chios (printemps)

XIV. - Au cours de leur traversée, Khalkideus et Alcibiade parent avec eux, pour éviter d'être éventés, tous les bâtiments qu'ils rencontrèrent. Ils abordèrent d'abord en un pont du continent, à Korykos et relâchèrent les gens qu'ils avaient arrêtés. Ils conférèrent d'abord avec quelques hammes de Khios qui étaient de connivence avec eux. Sur leur conseil de gagner la ville sans se faire annoncer, ils y arrivèrent à l'improviste. La faction démocratique fut frappée d'étonnement et d'effroi, mais les oligarques avaient pris soin de faire assembler le sénat. Khalkideus et Alcibiade y annoncèrent l'arrivée prochaine d'une flotte puissante, tout en se gardant bien de parler du blocus des vaisseaux à Peiraeos. Ils réussirent ainsi à détacher d'Athènes pour la seconde fois les habitants de Khios et d'Érythres. Là-dessus, avec trois vaisseaux, ils gagnèrent Klazomènes dont ils provoquèrent également la défection. Les Klazoméniens passèrent sans tarder sur le continent et fortifièrent Polikhna, pour s'y retirer au cas où ils seraient contraints d'abandonner leur petite île. Tous les insurgés étaient occupés à se fortifier et à se préparer à la guerre.

XV. - Les événements de Khios ne tardèrent pas à être connus à Athènes. On jugea que la situation était incontestablement critique[217] et que les autres alliés en présence de la défection d'une cité aussi considérable ne se tiendraient pas en repos. Les Athéniens auraient désiré ne pas toucher, de toute la guerre, à leur réserve de mille talents[218] ; mais leur effroi fut tel qu'ils abrogèrent l'interdiction de présenter ou de mettre aux voix la proposition de les employer. Ils décidèrent donc de les utiliser pour équiper une flotte nombreuse. Parmi les vaisseaux qui bloquaient à Peiraeos la flotte péloponnésienne, huit avaient quitté leur mouillage, sous le commandement de Strombikhidès fils de Diotimos, s'étaient mis à la poursuite de Khalkideus, mais sans pouvoir le rejoindre et avaient viré de bord ; on décida de les envoyer à l'instant à Khios ; douze autres, avec Thrasyklès, reçurent l'ordre d'abandonner eux aussi leur mouillage et de rallier sans tarder les premiers. Quant aux sept vaisseaux de Khios qui participaient au blocus de Peiræos, on les rappela ; on libéra les esclaves qui étaient à bord et on mit aux fers les hommes libres. On équipa et on envoya sans tarder à Peiræos d'autres vaisseaux remplacor ceux qui venaient de partir. L'on songeait même à en équiper trente autres. Bref, on montrait une ardeur extrême et on ne négligeait rien pour mater la rébellion de Khios.

XVI. - Cependant Strombikhidès arriva à Samos avec ses huit vaisseaux. Renforcé d'un navire saurien, il fit voile vers Téôs et recommanda aux habitants de se tenir tranquilles. De Khios, Khatkideus à son tour se porta à sa rencontre à Téôs avec vingt-trois vaisseaux ; appuyé par l'armée de terre de Klazomènes et d'Érythres. Informé de son arrivée, Strombikhidès sans l'attendre leva l'ancre. Il gagna le large et, à la vue de la flotte nombreuse qui venait de Khios, il s'enfuit vers Samos. L'ennemi le poursuivit. Les habitants de Téôs commencèrent par refuser de recevoir l'armée de terre. Mais après la fuite des Athéniens, ils lui ouvrirent leurs portes. L'armée de terre attendit d'abord, sans faire aucun mouvement, le retour de Khalkideus ; mais comme il tardait, elle rasa le mur que les Athéniens avaient élevé à Téôs, face au continent. Ils furent aidés dans ce travail par quelques Barbares qu'avait amenés Stagès, lieutenant de Tissaphernès.

XVII. - Khalkideus et Alcibiade, après avoir poursuivi Strombikhidès jusqu'à Samos, armèrent les matelots des vaisseaux péloponnésiens et les laissèrent à Khios. Ils y embarquèrent des équipages de Khios, équipèrent vingt autres vaisseaux et firent voile vers Milet, pour détacher cette ville des Athéniens. Alcibiade voulait mettre à profit ses relations avec les principaux Milésiens pour gagner cette ville avant l'arrivée de la flotte du Péloponnèse. Il convoitait ce succès pour les gens de Khios, pour lui-même, pour Khalkideus et pour Endios qui l'avait envoyé et à qui il avait promis de soulever, avec l'aide de Khios et de Khalkideus, le plus de villes possible. Ils firent en secret la plus grande partie de la traversée, précédèrent de peu Strombikhidès et Thrasyklès qui, revenant d'Athènes avec douze vaisseaux, se trouvait occupé à les poursuivre dans ces parages et obtinrent la défection de Milet. Les Athéniens, avec dix-neuf vaisseaux, se lancèrent à force de rames à leur poursuite, mais devant le refus des Milésiens de les recevoir, ils allèrent mouiller dans l'île voisine de Ladè.
Aussitôt après le soulèvement de Milet, les Lacédémoniens, par l'entremise de Tissaphernès et de Khalkideus, conclurent la première alliance avec le Roi dans les termes ci-dessous : 

412 Conclusion d'un traité avec la Perse (mi-été)

XVIII. – « Les Lacédémoniens et leurs alliés ont contracté alliance avec le Roi et Tissaphernès aux conditions ci-après :
« Toutes les contrées et toutes les villes que possède le Roi ou qu'ont possédées les ancêtres du Roi appartiendront au Roi.
« En ce qui concerne les revenus, soit en argent, soit en toute autre nature, que les Athéniens traient de ces villes, le Roi, les Lacédémoniens et leurs alliés en empêcheront conjointement la perception par les Athéniens.
« Le Roi, les Lacédémoniens et leurs alliés mèneront conjointement la guerre contre les Athéniens.
« Ni le Roi, ni les Lacédémoniens et leurs alliés ne pourront conclure la paix sans l'aveu des deux parties contractantes, à savoir le Roi d'un côté, les Lacédémoniens et leurs alliés de l'autre.
« Si quelques sujets du Roi font défection, ils seront déclarés ennemis des Lacédémoniens et de leurs alliés.
« Si quelques sujets des Lacédémoniens et de leurs alliés font défection, ils seront de même déclarés ennemis du Roi[219]. »

XIX. - Tels furent les termes de l'alliance. Là-dessus, les gens de Khios équipèrent sans tarder dix autres vaisseaux et firent vaile vers Anaea, dans le dessein de se renseigner sur les événements de Milet et de provoquer la défection des autres villes. Mais ils reçurent de Khalkideus l'ordre de rebrousser chemin, parce qu'Amorgès approchait par terre avec une armée ; ils mirent le cap sur le Temple de Zeus. Ils aperçurent alors seize vaisseaux qu'aprés le départ de Thrasyklès, Diomédôn avait amenés d'Athènes. A leur vue un des vaisseaux de Khios s'enfuit vers Éphèse ; les autres vers Téôs. Les Athéniens s'emparérent de quatre vaisseaux vides, les équipages ayant pu gagner la terre. Les autres atteignirent Téôs. Les Athéniens se retirèrent à Samos ; les gens de Khios levèrent alors l'ancre avec les navires qui leur restaient et suivis de leur armée de terre, ils provoquèrent la défection de Lébédos, puis d'Æræ. Après quoi, infanterie et vaisseaux revinrent chacun chez eux.

XX. - Vers la même époque les vingt vaisseaux péloponnésiens, qui avaient été pris en chasse et qui étaient bloqués à Peiræos par un nombre égal de vaisseaux athéniens, firent une tentative inopinée pour forcer le blocus ; ils remportèrent la victoire, prirent quatre vaisseaux athéniens et relâchèrent à Kenkhrées, d'où ils se disposèrent à nouveau à gagner Khios et l'Ionie. Astyokhos vint de Lacédémone pour en prendre le commandement ; désormais toute la flatte était à ses ordres.
Quand l'armée de terre se fut retirée de Téôs, Tissaphernès s'y rendit lui-même avec des troupes, rasa les fortifications qui y existaient encore, puis s'en revint. Diomédôn arriva à Téôs peu de temps après son départ, avec dix vaisseaux athéniens. Il traita avec les habitants et se fit recevoir par eux. Ensuite, il longea la côte jusqu'à Æxæ, qu'il attaqua, mais qu'il ne put prendre ; il se retira.

XXI. - C’est à la même époque qu'eut lieu à Samos la révolte du peuple contre l'aristocratie. Elle fut appuyée par les Athéniens, qui avaient là trois vaisseaux. Le parti démocratique mit à mort deux cents aristocrates au total et en condamna quatre cents au bannissement. Il procéda au partage des terres et des maisons des proscrits. Les Athéniens, qui après cette exécution ne doutaient plus de la fidélité des Samiens, leur accordèrent par décret l'autonomie. Le peuple dès lors gouverna la ville, tint complètement à l'écart les géomores[220] et interdit qu'à l'avenir on leur donnât des filles du peuple en mariage et qu'on prît femme chez eux.

XXII. - Après ces événements et au cours du même été, les habitants de Khios, toujours aussi pleins d'ardeur, se montrèrent en force, sans le concours des Péloponnésiens, pour soulever les villes. Comme ils voulaient aussi associer aux dangers qu'ils couraient le plus de gens possible, ils se portèrent eux-mêmes avec treize vaisseaux contre Lesbos. Ainsi ils obéissaient aux ordres de Lacédémone, qui leur avait fixé cette ville comme second objectif. Ensuite ils allèrent dans l'Hellespont. En même temps, les troupes de terre péloponnésiennes qui étaient présentes et les alliés de la région se dirigèrent vers Klazomines et sur Kymè. A leur tête se trouvait le Spartiate Évalas ; à la tête de la flotte, le périèque Deiniadas. Les vaisseaux gagnèrent d'abord Méthymne, dont ils provoquèrent la défection ; ils y en laissèrent quatre ; les autres gagnèrent Mytilène, dont ils obtinrent la défection.

XXIII. - Le navarque lacédémonien Astyokhos quitta Kenkhrées avec quatre vaisseaux et réussit à atteindre Khios. Le surlendemain de son arrivée, les vingt-cinq vaisseaux athéniens que commandaient Léôn et Diomédôn prirent la mer pour Lesbos ; Léôn était parti d'Athènes avec un renfort de dix vaisseaux. Astyokhos à son tour leva l'ancre le même jour, sur le soir ; il se fit suivre d'un navire de Khios et mit le cap vers Lesbos, pour essayer de secourir la ville. Il aborda à Pyrrha, puis le lendemain à Érésos. Là il apprit que Mytilène avait été prise d'emblée par les Athéniens. Ceux-ci étaient arrivés par mer, avaient pénétré à l'improviste dans le port et s'étaient emparés des vaisseaux de Khios. Ils avaient ensuite débarqué, battu les troupes qui leur résistaient et occupaient la ville. Ces renseignements furent fournis à Astyokhos par les gens d'Æræ et par les vaisseaux de Khios venus de Méthymne sous les ordres d'Euboulos. C'est là qu'on les avait laissés, mais aussitôt après la prisè de Mytilène, ils s'étaient enfuis ; ils n'étaient plus que trois, l'un d'eux étant tombé aux mains des Athéniens. Astyokhos renonça alors à poursuivre sa route sur Mytilène ; il provoqua la défection d'Érésos, arma les habitants et envoya par terre les hoplites de ses vaisseaux à Antissa et à Méthymne sous le commandement d'Étéonikos. Lui-même avec son escadre et les trois vaisseaux de Khios se rendit à Méthymne en longeant la côte. Il comptait que les habitants, à sa vue, reprendraient courage et persisteraient dans leur défection. Mais à Lesbos tout vint contrarier ses plans ; il réembarqua son armée et regagna Khios. Les troupes de terre, qui avaient été débárquées afin de gagner l'Hellespont, revinrent et rentrèrent dans les villes. Après ces événements, six vaisseaux appartenant aux alliés du Péloponnèse arrivèrent de Kenkhrées, à Khios. Quant aux Athéniens, ils rétablirent à Lesbos l'ancien ordre de choses ; puis, ayant quitté cette ville, prirent Polikhna, que les Klazoméniens fortifiaient sur le continent, ramenèrent ceux-ci dans la ville située dans l'île, à l'exception des fauteurs de la défection. Ceux-ci se retirèrent à Daphnunte. Klazomènes rentra sous la domination d'Athènes.

XXIV. - Le même été les Athéniens, qui bloquaient Milet avec vingt vaisseaux mouillés à Ladè, opérèrent une descente à Panormos sur le territoire de Milet. Ils tuèrent le commandant lacédémonien Khalkideus, qui avec quelques troupes était accouru à la rescousse. Le surlendemain ils revinrent élever un trophée, mais les Milésiens le renversèrent, sous prétexte que l'ennemi n'était pas demeuré maître du pays.
Léôn et Diomédan, avec les vaisseaux athéniens de Lesbos, prirent alors comme bases navales les îles Œsnousses face à Khios, Sidoussa et Ptéléon, places fortes qu'ils occupaient sur le territoire d'Érythres et enfin Lesbos ; de là ils se livrèrent à une guerre de courses contre les Khiotes. Ils avaient comme infanterie de marine des hoplites inscrits sur les rôles et astreints au service. Ils opérèrent une descente à Kardamylè, défirent à Boliskos les troupes de Khios qui s'étaient portées à leur rencontre, en tuèrent un grand nombre et ruinèrent de fond en comble cette région. Ils remportèrent une seconde victoire à Phanae et une troisième à Leukdnion. Désormais, les habitants de Khios ne firent plus de sorties, tandis que les Athéniens ravagèrent ce pays si richement pourvu de tout et qui n'avait pas souffert depuis les guerres médiques. De tous les peuples que j'ai connus, les gens de Khios sont les seuls, après les Lacédémoniens, qui aient su unir la sagesse et la prospérité[221]. Plus leur ville se développait, plus ils y faisaient régner l'ordre et la sécurité. Si leur sécession paraYt avoir compromis leur sûreté, ils ne s'enhardirent à l'exécuter que du jour où ils disposèrent, pour partager leurs dangers, d'alliés nombreux et vaillants ; de plus, ils savaient qu'après le désastre de Sicile les Athéniens eux-mêmes ne pouvaient nier l'état manifestement désespéré de leurs affaires. S'ils se sont trompés et ont éprouvé les mécomptes inhérents à la vie humaine, ils ont partagé cette erreur avec beaucoup d'autres, qui escomptaient l'anéantissement prochain d'Athènes. Lorsqu'ils se virent bloqués par mer et razziés par terre, quelques-uns tentèrent de livrer la ville aux Athéniens. Les magistrats, informés de ce projet, n'entreprirent rien par eux-mêmes ; mais ils appelèrent d'Érythres le navarque Astyokhos qui s'y trouvait avec quatre navires et examinèrent avec lui les moyens les plus mesurés de calmer l'agitation soit en prenant des otages, soit de quelque autre façon. Telle était la situation de Khios.

XXV. - A la fin du même été, mille hoplites athéniens, mille cinq cents d'Argos (car les Athéniens avaient entièrement équipé les cinq cents Argiens de troupes légères), mille hoplites alliés arrivèrent d'Athènes à Samos sur quarante-huit vaisseaux, y compris les transports. Ils étaient sous les ordres de Phrynikhos, d'Onomaklès et de Skirdnidès. Ils débarquèrent ensuite à Milet où ils campèrent. Les Milésiens firent une sortie, au nombre de huit cents hoplites, renforcés par les Péloponnésiens de Khalkideus, quelques auxiliaires étrangers de Tissaphernès et Tissaphernès en personne suivi de sa cavalerie. Ils livrèrent bataille aux Athéniens et à leurs alliés. Les Argiens, qui occupaient une aile, se portèrent en avant, pleins de mépris pour les Ioniens qui, disaient-ils, ne les attendraient pas ; ils marchèrent à l'ennemi en désordre, furent vaincus par les Milésiens et perdirent près de trois cents hommes. Les Athéniens défirent d'abord les Péloponnésiens ; ils repoussèrent ensuite les Barbares et toute la masse des troupes ennemies. Cependant ils n'en vinrent pas aux mains avec les Milésiens ; ceux-ci après la déroute des Argiens et à la vue de la défaite du reste de leurs troupes s'étaient retirés dans la ville. Les Athéniens victorieux désormais campèrent sous les murs de Milet. Dans ce combat, le hasard fit que les Ioniens remportèrent un double avantage sur les Doriens les Athéniens vainquirent les Péloponnésiens qui leur faisaient face et les Milésiens les Argiens. Les Athéniens dressèrent un trophée, puis se préparèrent à investir la place par un mur sur son isthme, se disant que s'ils réduisaient Milet tout le reste se soumettrait sans difficulté.

XXVI. - Sur le soir, ils apprirent l'arrivée imminente de la flotte du Péloponnèse et de Sicile, qui comportait cinquante-cinq vaisseaux. C'était le Syracusain Hermokratès qui avait le plus vivement poussé les Siciliens à donner le coup de grâce à la puissance athéhénienne. Vingt vaisseaux étaient venus de Syracuse, deux de Sélinonte ; ceux qu'on armait dans le Péloponnèse se trouvaient maintenant prêts à prendre la mer. Le Lacédémonien Thériménès avait reçu le commandement des deux flottes avec mission de les conduire au navarque Astyokhos. Elles gagnèrent d'abord Éléos[222], île située devant Milet ; puis, constatant la présence des Athéniens à Milet, elles gagnèrent le golfe d'Iasos, pour obtenir des renseignements complémentaires. Une fois entrés dans le golfe, les Péloponnésiens bivouaquèrent à Teikhioussa, dans la campagne de Milet ; c'est là qu'Alcibiade à cheval leur donna des détails sur la bataille. Car il y avait assisté et avait combattu aux cités des Milésiens et de Tissaphernès. Il leur donna le conseil, s'ils ne voulaient pas tout ruiner en Ionie et ailleurs, de se porter en toute hâte au secours de Milet et de ne pas assister les bras croisés à son investissement.

XXVII. - Ils décidèrent de s'y porter dès la pointe du jour. Mais Phrynikhos, un des stratèges athéniens, avait appris de Léros l'arrivée de la flotte. Voyant ses collègues décidés à l'attendre et à livrer bataille, il déclara s'y refuser quant à lui et s'opposer de tout son pouvoir à une pareille tentative, d'où qu'elle vînt. Du moment, disait-il, que par la suite on pourrait savoir le nombre exact des vaisseaux auxquels on aurait affaire et ceux qu'on pourrait mettre en ligne, quand on se serait assuré à loisir tous les moyens de défense, jamais la crainte d'un blâme honteux ne le ferait consentir à affronter inconsidérément le danger ; il n'y avait pas de déshonneur pour la marine athénienne à reculer à propos ; ce qui serait bien plus honteux, ce serait d'être vaincu d'une manière ou d'une autre. L'État athénien serait alors exposé non seulement à la honte, mais à un péril immense ; on pourrait à peine, après tant de malheurs antérieurs, prendre l'offensive avec des forces sûres, ou du moins on ne le pourrait qu'en cas d'absolue nécessité. A plus forte raison, une ville dans cet état pouvait-elle se jeter de son plein gré dans les périls volontaires ?
Aussi conseillait-il d'embarquer au plus tôt les blessés, les troupes de terre et tout le matériel qu'on avait à l'arrivée, mais d'abandonner, pour alléger les navires, tout le butin fait en territoire ennemi et de mettre le cap sur Samos. Là on rassemblerait tous les vaisseaux et, si l'occasion s'en présentait, on pourrait courir sus à l'ennemi. Cet avis prévalut et ce plan fut mis à exécution. Ce ne fut pas seulement alors, mais plus tard encore, ce ne fut pas dans cette seule affaire, mais dans toutes celles où il fut mêlé que Phrynikhos se montra plein de prudence et de sagacité. Le soir même, sans exploiter leur victoire, les Athéniens s'éloignèrent de Milet. Les Argiens de leur côté, dans l'irritation que leur causait leur défaite, quittèrent en toute hâte Samos pour retourner chez eux.

XXVIII. - Les Péloponnésiens, dès la pointe du jour, levèrent l'ancre de Teikhioussa, abordèrent à Milet et y demeurèrent un jour. Le lendemain, ils prirent avec eux les vaisseaux de Khios, qui précédemment avaient avec Khalkideus été pris en chasse par les Athéniens. Leur intention était de retourner à Teikhioussa pour y charger les impedimenta[223] qu'ils y avaient laissés. Une fois là, ils virent arriver Tissaphernès avec ses troupes de terre. ll les décida à faire voile pour Iasos, qui était aux mains d'Amorgès, ennemi du Roi. Ils attaquèrent à l'improviste la ville qui ne s'attendait qu'à la venue des vaisseaux athéniens et s'en emparèrent. Ce furent les Syracusains qui remportèrent le principal honneur de la journée. On s'empara de la personne d'Amorgès, bâtard de Pissouthnès, qui s'était révolté contre le Roi. Les Péloponnésiens le remirent aux mains de Tissaphernès pow le livrer s'il le voulait au Roi, selon l'ordre qu'il en avait reçu. lls saccagèrent Iasos ; l'armée fit un butin considérable, car la ville était riche et depuis longtemps. Ils firent venir les mercenaires d'Amorgès et, loin de leur faire du mal, ils les incorporèrent dans leur armée, car c'étaient pour la plupart des gens du Péloponnése. Ils remirent la ville à Tissaphernès, avec tous les prisonniers, tant hommes libres qu'esclaves. Il fut convenu qu'il les leur paierait un statère darique par tête[224]. Ensuite ils revinrent à Milet. Ils envoyèrent par terre jusqu'à Érythres, avec les mercenaires qui provenaient de l'armée d'Amorgès, Pédaritos fils de Léôn venu de Lacédémone pour prendre le commandement de Khios. Ils confièrent à Philippos celui de Milet. L'été prit fin.

XXIX. - L'hiver suivant Tissaphernès, après avoir pris ses dispositions pour défendre Iasos, se rendit à Milet. Selon la promesse qu'il avait faite à Lacédémone, il distribua à tous les vaisseaux un mois de solde, à raison d'une drachme attique par homme et par jour. Pour le reste du temps, il ne voulut donner que trois oboles, jusqu'à ce qu'il en eût référé au Roi. Si celui-ci y consentait, il donnerait la solde d'une drachme, proposition qui fut combattue par le Syraçusain Hermokratès. Thériménès, qui n'avait pas le commandement de la flotte et qui n'était venu que pour remettre les vaisseaux à Astyokhos, n'apportait aucune énergie à traiter cette question. Cependant il fut convenu qu'à cinq navires près chaque homme recevrait un peu. plus de trois oboles ; pour cinquante-cinq vaisseaux il donna trente talents par mois et pour les autres, dans la mesure où ils dépassaient ce nombre, il serait donné une somme proportionnelle[225].

XXX. - Le même hiver, les Athéniens de Samos reçurent d'Attique un renfort de trente-cinq vaisseaux commandés par Kharminos, Strombikhidès et Euktémôn. IIs réunirent ceux de Khios et tous les autres et voulurent, en tirant entre eux au sort les expéditions, par l'une bloquer Milet par mer, par l'autre envoyer à Khios quelques bâtiments et des troupes de terre. Ainsi firent-ils. Strombikhidès, Onomaklès et Euktémôn, désignés par le sort, prirent avec eux trente vaisseaux, une partie des mille hoplites de l'expédition de Milet embarqués sur des transports et ils cinglèrent vers Khios. Le reste demeura à Samos avec soixante-quatorze vaisseaux, qui s'assurèrent la maîtrise de la mer et se livrèrent à des courses contre Milet.

XXXI. - Astyokhos se trouvait alors à Khios, occupé à choisir des otages pour prévenir la trahison. Mais en apprenant l'arrivée des vaisseaux avec Thériménès et la situation plus favorable des alliés, il suspendit cette opération. Il prit avec lui dix vaisseaux péloponnésiens et dix de Khios et leva l'ancre. Il attaqua Ptéléon, mais sans réussir à la prendre. De là il longea la côte jusqu'à Klazomènes, où il ordonna aux partisans d'Athènes de se retirer à l'intérieur des terres à Daphnunte et de faire leur soumission. Pareil ordre fut donné en même temps par Tamos, sous-gouverneur d'Ionie. L'ordre ne fut pas exécuté ; il assaillit alors la ville qui n'avait pas de remparts. Ne pouvant s'en emparer, il reprit la mer par grand vent. Lui-même il aborda à Phôkzea et à Kymè, tandis que les autres vaisseaux jetaient l'ancre à Marathoussa, Pélè et Drymoussa, îles situées à proximité de Klazomènes. Les vents y retinrent ces derniers pendant huit jours, qu'ils mirent à profit pour piller et pour consommer les réserves que les gens de Klazomènes y avaient constituées ; ils embarquèrent le reste et partirent rejoindre Astyokhos à Phôkaea et à Kymè.

XXXII. - Astyokhos se trouvait dans ces parages, quand il reçut une députation des Lesbiens qui projetaient de se soulever. Il agréa leurs propositions et comme les Corinthiens et les autres alliés montraient peu d'empressement, en raison de l'échec précédent, il leva l'ancre et cingla vers Khios. Surpris par la tempête, ses vaisseaux qui avaient été dispersés, n'y arrivèrent que tardivement. Pédaritos, qui était parti de Milet par terre et qui se trouvait à Érythres, passa un peu plus tard à Khios avec ses troupes. Il avait environ cinq cents hommes avec leurs armes, qui provenaient des cinq vaisseaux laissés par Khalkideus. Sur l'avis donné par quelques Lesbiens que la révolte allait éclater, Astyokhos proposa à Pédaritos et aux gens de Khios de se rendre par mer à Lesbos pour y provoquer un soulèvement ainsi on augmenterait le nombre des alliés et même si l'on essuyait quelque échec, on causerait certainement des pertes aux Athéniens. Mais il ne fut pas écouté. Pédaritos déclara qu'il ne lui remettrait pas la flotte de Khios.

XXXIII. - Il prit donc avec lui les cinq vaisseaux des Corinthiens, un de Mégare et un d'Hermionè, sans compter ceux qu'il avait amenés de Laconie et cingla vers Milet pour prendre le commandement de la flotte. A son départ, il se répandit en menaces contre les gens de Khios et déclara qu'en cas de besoin, il ne les secourrait pas. Il aborda alors à Korykos, ville du territoire d'Érythres et y bivouaqua. Les Athéniens de Samos, qui allaient attaquer Khios, jetèrent également l'ancre, mais de l'autre cóté d'une éminence qui les séparait de l'ennemi. Ils ne s'aperçurent ni les uns ni les autres. A l'entrée de la nuit, Astyokhos reçut de Pédaritos une lettre lui annonçant que les gens d'Érythres faits prisonniers à Samos et relâchés pour favoriser la trahison de leur ville étaient arrivés à Érythres. Immédiatement il mit le cap sur cette ville. II ne dut qu'à cette circonstance de ne pas tomber au beau milieu des Athéniens. Pédaritos était venu le rejoindre ; tous deux s'enquirent sur la prétendue conspiration ; mais ils constatèrent que tous ces bruits n'étaient qu'un prétexte invoqué par les hommes pour s'échapper de Samos, ils les libérèrent et reprirent la mer. Pédaritos regagna Khios, tandis qu’Astyokhos se rendait à Milet, but primitif de son expédition.

XXXIV. - Sur ces entrefaites les Athéniens, qui avaient embarqué leurs troupes, contournaient Korykos. Ils se trouvaient à la hauteur d'Arginon, quand ils rencontrèrent trois croiseurs de Khios ; dès qu'ils les aperçurent, ils se lancèrent à leur poursuite. Mais une violente tempête s'éleva. Les vaisseaux de Khios eurent bien du mal à se réfugier dans le port. Les trois vaisseaux athéniens qui s'étaient le plus avancés subirent des avaries et allèrent s'échouer près de la ville de Khios. Les équipages furent faits prisonniers ou massacrés. Le reste de l'escadre se réfugia dans le port appelé Phaenikunte, au pied du mont Mimas. De là ils se rendirent à Lesbos et se préparèrent à faire le siège de la ville.

XXXV. - Le même hiver, le Lacédémonien Hippokratès parut du Péloponnèse avec dix vaisseaux de Thourii, ayant à leur tête trois commandants, dont Dôrieus fils de Diagoras et avec un vaisseau laconien et un de Syracuse. Il aborda à Knide, ville que Tissaphernès avait amenée à faire défection. Quand on apprit à Milet son arrivée, on lui donna l'ordre de ne laisser que la moitié de ses vaisseaux pour garder Knide et avec les navires stationnés à Triopion de se porter au-devant d'un convoi venant d'Égypte et qui devait y aborder. Triopion est un promontoire du territoire de Knide, consacré à Apollon. Les Athéniens, informés de ces projets, partirent de Samos et capturèrent les six vaisseaux stationnés à Triopion ; mais les équipages réussirent à s'enfuir. Là dessus, ils mirent le cap sur Knide, attaquèrent la ville qui n'avait pas de murailles, et il s'en fallut de peu qu'ils ne la prissent. Le lendemain ils recommencèrent l'attaque. Mais les habitants avaient employé la nuit à se mieux mettre en défense et avaient reçu le renfort des équipages de Triopion. Les Athéniens eurent moins de succès que la veille ; ils se retirèrent et, après avoir ravagé le territoire de Knide, ils se rembarquèrent pour gagner Samos.

XXXVI. - A l'époque où Astyokhos était arrivé à Milet pour prendre le commandement de la flotte, la situation de l'arméé péloponnésienne s'était, à tous points de vue, bien améliorée. La solde était suffisante ; les soldats avaient à leur disposition les immenses richesses provenant du pillage d'Iasos. Enfin les Milésiens montraient de l'empressement à supporter les charges de la guerre. Néanmoins, la première convention conclue entre Khalkideus et Tissaphernès leur parut insuffisante et ils jugèrent qu'elle les désavantageait. Ils profitèrent de la présence de Thériménès à Milet pour en conclure une autre. La voici :

XXXVII. – « Il a été conclu, entre les Lacédémoniens et leurs alliés d'une part, le Roi Darius, les enfants du Roi et Tissaphernès d'autre part, un traité de paix et d'amitié aux conditions ci-dessous :
« Tout le pays et toutes les villes, qui appartiennent au Roi Darius, ou qui ont appartenu à son père ou à ses ancêtres, seront à l'abri de toute guerre et de tout dommage de la part des Lacédémoniens et de leurs alliés.
« Les Lacédémoniens, pas plus que leurs alliés, n'auront le droit de lever des tributs dans ces villes.
« Le Roi Darius, aussi bien que ses sujets, ne pourra ni faire la guerre, ni causer aucun dommage aux Lacédémoniens et à leurs alliés.
« Si les Lacédémoniens ou leurs alliés ont besoin de l'assistance du Roi, et si le Roi a besoin de l'assistance des Lacédémoniens ou de leurs alliés, ils ne pourront agir que d'un commun accord.
« En ce qui concerne la guerre contre les Athéniens et leurs alliés, les deux parties contractantes la poursuivront et la termineront d'un commun accord.
« Toutes les troupes qui se trouveront, à la demande du Roi, sur son territoire seront à sa solde.
« Si l'une des villes qui sont comprises dans le traité attaque un point du territoire du Roi, l'autre partie contractante s'y opposera et prêtera mainforte au Roi, dans la mesure de ses forces.
« Si les habitants du pays du Roi ou soumis à son empire attaquent les Lacédémoniens ou leurs alliés, le Roi s'y opposera et prêtera main-forte, dans la mesure de ses forces. »

XXXVIII. - Cette convention conclue, Thériménès remit la flotte à Astyokhos, s'embarqua sur un aviso et on ne le revit plus. Déjà les Athéniens étaient passés avec des troupes de Lesbos à Khios. Maures sur terre et sur mer ils fortifièrent Delphinion, place située à peu de distance de la ville de Khios et qui avait l'avantage d'être fortifiée du cité de la terre et d'être pourvue de ports. Les gens de Khios, abattus par leurs insuccès en plusieurs rencontres, étaient en proie à de vives dissensions. Pédaritos avait fait périr, pour crime d'intelligence avec Athènes, Tydeus fils d'Iôn et ses partisans. Le reste de la ville avait été soumis au régime oligarchique ; les habitants se méfiaient les uns des autres ; aussi restaient-ils dans l'inaction. Toutes ces raisons faisaient qu'ils se croyaient eux-mêmes, aussi bien que les mercenaires de Pédaritos, hors d'état de combattre l'ennemi. Pourtant, ils envoyèrent à Milet demander à Astyokhos de venir à leur secours. Celui-ci ayant refusé, Pédaritos écrivit alors à Lacédémone pour se plaindre de sa conduite. Tel était pour les Athéniens l'état des affaires devant Khios. La division de Samos fit des démonstrations contre les vaisseaux de Milet : mais ceux-ci n'avançant pas à sa rencontre, elle revint à Samos où elle se tint en repos.

XXXIX. - Ce même hiver, les vingt-sept vaisseaux équipés pour Pharnabazos à la demande de ses agents Kalligitos de Mégare et Timagoras de Kyzique quittèrent le Péloponnèse à destination de l'Ionie, aux environs du solstice. A leur tête se trouvait le Spartiate Antisthénès. Les Lacédémoniens avaient fait embarquer avec lui onze Spartiates, qui devaient servir de conseil à Astyokhos ; l'un d'eux était Likhas fils d'Arkésilaos. Ils avaient reçu l'ordre, à leur arrivée à Milet, de prendre les mesures qui s'imposeraient ; d'envoyer dans l'Hellespont à Pharnabazos, s'ils le jugeaient à propos, cette flotte même, ou une escadre plus ou moins importante ; de mettre à sa tête Kléarkhos fils de Ramphias embarqué avec eux et, si les Onze trouvaient la mesure opportune, de relever de son commandement en chef de la flotte Astyokhos et de le remplacer par Antisthénès. Le message de Pédaritos avait rendu suspect ce navarque. Les vaisseaux partis du cap Maléa prirent le large et abordèrent à Mélos. Là ils tombèrent sur dix vaisseaux athéniens, en capturèrent trois, qui étaient vides et les ballèrent. Mais craignant - ce qui arriva effectivement - que les vaisseaux athéniens qui avaient réussi à s'échapper de Mélos n'allassent à Samos signaler leur arrivée, ils mirent le cap sur la Crète ; par prudence ils allongèrent leur traversée et jetèrent l'ancre à Kaunos en Asie. De là, se croyant en sûreté, ils mandèrent à la flotte de Milet de venir à leur rencontre.

XL. - Cependant, les gens de Khios et Pédaritos continuaient malgré la mauvaise volonté d'Astyokhos de lui envoyer message sur message. Ils le suppliaient de venir avec tous ses vaisseaux au secours de leur ville assiégée et de ne pas se croiser les bras, quand la plus importante des villes d'Ionie était bloquée par mer et exposée par terre au brigandage. Khios avait des esclaves fort nombreux[226], plus nombreux que toute autre ville, sauf Lacédémone ; en raison de leur nombre, on réprimait très sévèrement leurs fautes. Aussi, dès que l'armée athénienne leur parut être solidement retranchée, se mirent-ils à déserter en foule ; et, comme ils connaissaient bien le pays, ils y firent un mal considérable. Les Khiotes réclamaient donc instamment l'assistance d'Astyokhos, pendant qu'on avait encore l'espoir et le moyen de s'opposer aux Athéniens, que ceux-ci n'avaient pas terminé les fortifications de Delphinion et qu'on pouvait investir l'armée et la flotte ennemies, en les enfermant à l'intérieur d'un plus vaste retranchement. Astyokhos, après ses menaces de naguère, était peu disposé à leur venir en aide ; mais lorsqu'il vit les alliés bien décidés à le faire, il se porta à leur secours.

XLI. - Sur ces entrefaites, on lui annonça de Kaunos l'arrivée des vingt-sept vaisseaux et des commissaires lacédémoniens. Il jugea que toute autre préoccupation devait céder devant celle de convoyer une flotte si importante, qui lui donnerait la maîtrise de la mer et d'assurer la traversée des Lacédémoniens chargés de contrôler sa conduite. Aussi renonça-t-il à gagner Khios pour faire voile vers Kaunos. Sur sa route il descendit à Kâs en Méropide ; la ville n'avait pas de murailles et venait d'être bouleversée par le tremblement de terre le plus violent dont les hommes aient gardé le souvenir ; les habitants avaient fui dans les montagnes. Il la pilla ; il fit des incursions dans le pays qu'il ravagea ; néanmoins il relâcha les hommes libres. De Kôs, il arriva de nuit à Knide, mais l'insistance des habitants l'obligea à ne pas laisser les équipages descendre à terre et à se porter immédiatement à la rencontre de vingt vaisseaux athéniens. Ceux-ci sous le commandement de Kharminos, un des stratèges de Samos, surveillaient les vingt-sept vaisseaux péloponnésiens, à la rencontre desquels se portait Astyokhos. A Samos on avait appris par un avis de Milet l'approche de ces vaisseaux et Kharminos les guettait dans les parages de Symè, de Khalkè, de Rhodes et de la Lykie. Car déjà il avait appris leur présence à Kaunos.

XLII. - Astyokhos se dirigeait donc vers Symè, avant même que sa marche eût été signalée, pour tâcher de surprendre la flotte ennemie en pleine mer. Mais la pluie, le brouillard et le temps bouché dispersèrent les vaisseaux et gênèrent leur marche. A l'aurore les bâtiments étaient égaillés. L'aile gauche se trouva en vue des Athéniens, tandis que l'autre errait encore autour de l'île. Kharminos et les Athéniens, avec moins de vingt vaisseaux, se portent aussitôt en avant, s'imaginant avoir affaire à la flotte de Kaunos qu'ils guettaient. Ils fondirent à l'instant sur l'ennemi, coulèrent trois de ses vaisseaux, en endommagèrent d'autres. Bref, ils étaient vainqueurs, quand contre leur attente parut le gros de la flotte qui les cerna de toutes parts. Obligés de fuir, ils perdirent six vaisseaux ; les autres se réfugièrent dans l’île de Teutloussa, puis de là à Halikarnasse. Là-dessus les Péloponnésiens abordèrent à Knide, où les rejoignirent les vingt-sept vaisseaux de Kaunos. Les deux escadres naviguèrent de conserve, dressèrent un trophée à Symè et revinrent mouiller à Knide.

XLIII. - Les Athéniens, à la nouvelle de ce combat naval, quittèrent Samos avec toute leur flotte et mirent le cap sur Symè. Mais ils n'attaquèrent pas l'escadre de Knide et n'en furent pas attaqués. A Symè, ils prirent les agrès des vaisseaux, puis ils abordèrent à Lôrymes sur le continent avant de regagner Samos.
Tous les vaisseaux péloponnésiens rassemblés à Knide y subirent les réparations nécessaires. Tissaphernès s'y trouvait et les Onze commissaires lacédémoniens échangèrent avec lui des vues sur les événements passés, critiquant certains points et cherchant la manière la meilleure et la plus avantageuse pour tous de poursuivre la guerre. Likhas[227], surtout examinait minutieusement ce qui s'était fait et ne se déclarait satisfait ni de la convention de Khalkideus ni de celle de Thériménès. Il était intolérable, disait-il, que le Roi prétendît dominer actuellement sur tous les territoires que ses ancêtres ou lui-même avaient possédés ; dans ces conditions il lui était possible d'asservir toutes les îles, la Thessalie, la Lokride et jusqu'à la Béotie ; au lieu d'affranchir les Grecs, les Lacédémoniens les mettaient sous la domination des Médes. Il demandait donc qu'on conclût une convention plus avantageuse, ou tout au moins qu'on renonçât à celle qui était en vigueur ; à de telles conditions on n'avait pas besoin de subsides. Tissaphernès s'indigna, se retira plein de colère sans avoir rien conclu.

XLIV. - Les Lacédémoniens formèrent le dessein d'aller à Rhodes, où les appelaient, par l'intermédiaire d'un héraut, les principaux citoyens. Ils comptaient attirer à eux cette ville dont l'armée et la marine étaient fort importantes et estimaient, qu'avec l'aide des alliés ils pourraient entretenir leurs vaisseaux, sans demander des fonds à Tissaphernès. Le même hiver, ils partirent donc de Knide et ils abordèrent tout d'abord à Kamiros la première place de l'île avec quatorze vaisseaux. Les habitants, qui ignoraient tout des événements, prirent peur et s'enfuirent, car la ville n'avait pas de murailles. Les Lacédémoniens convoquèrent les habitants et ceux de deux autres villes, Lidnos et Ialysos et décidèrent ces Rhodiens à abandonner le parti d'Athènes. Rhodes elle aussi passa aux Péloponnésiens. Mis au courant des faits, les Athéniens avaient quitté Samos avec leur flotte, pour devancer l'ennemi et déjà ils apparaissaient au large. Mais ils arrivèrent un peu trop tard et immédiatement ils se retirèrent d'abord à Khalkè, puis à Samos. Par la suite de Khalkè, de Kás et de Samos, ils firent contre Rhodes une guerre de course. Les Péloponnésiens levèrent sur les Rhodiens une contribution de trente-deux talents[228], puis tirèrent à sec leurs vaisseaux et pendant quatre-vingts jours ils se tinrent en repos. 

412 Fuite d'Alcibiade en Perse après une tentative d'assassinat par les Lacédémoniens (octobre)

XLV. - Sur ces entrefaites et même avant l'expédition de Rhodes, voici ce qui se passa : Alcibiade, après la mort de Khalkideus et le combat de Milet, devint suspect aux Péloponnésiens. Astyokhos reçut de Lacédémone une lettre lui enjoignant de le faire périr : Alcibiade était ennemi d'Agis[229], d'ailleurs sa perfidie était reconnue. Pris de crainte, il se réfugia auprès de Tissaphernès et fit tout ce qu'il put auprès de ce satrape pour compromettre la situation des Péloponnésiens. C'est lui qui inspirait toutes les décisions. Il fit réduire la solde d'une drachme attique à trois oboles, d'ailleurs payées irrégulièrement. A son instigation, Tissaphernès invoqua comme argument que les Athéniens, dont l'expérience maritime était plus ancienne que la leur, ne donnaient à leurs équipages que trois oboles ; c'était moins par pauvreté, que pour éviter aux matelots de se pervertir par l'abondance ; de ruiner par leurs dépenses leur santé et de perdre leur énergie, ou d'abandonner les vaisseaux, en laissant en gage ce qui leur restait dû sur leur solde. Il décida également Tissaphernès à gagner à prix d'argent les triérarques et les généraux des villes. Alors tous, à l'exception des Syracusains, lui laissèrent les mains libres. Seul Hermokratès s'opposa à cette mesure, pour l'ensemble des alliés. Lorsque les villes demandaient de l'argent, Alcibiade les éconduisait au nom de Tissaphernès. Les gens de Khios, prétendait-il, étaient d 'une impudence extrême, puisqu'ils avaient beau être les plus riches des Grecs et devoir leur salut au secours qu'on leur apportait du dehors, ils n'en réclamaient pas moins que d'autres exposassent à leur place pour leur liberté leur vie et leur fortune.
Quant aux autres villes, c'était bien mal de leur part, elles qui avant leur défection étaient tributaires d'Athènes, de ne pas vouloir dépenser pour leur salut autant et plus que naguère. Enfin il faisait valoir que Tissaphernès, qui subvenait de ses deniers à la guerre, avait parfaitement raison de se montrer économe ; mais que, le jour où le Roi lui enverrait des fonds, il paierait solde entière et donnerait aux villes de justes compensations.

XLVI. - Alcibiade conseillait également à Tissaphernès de ne pas trop se hâter de terminer la guerre ; de ne pas donner au même peuple la suprématie sur terre et sur mer, en appelant la flotte phénicienne qu'il faisait équiper et en augmentant le nombre des mercenaires grecs. Il fallait, au contraire, laisser la domination sur terre et sur mer partagée entre les deux peuples et offrir continuellement au Roi la latitude d'opposer l'un d'eux à celui qui lui causerait de l'embarras. Par contre, si la suprématie sur terre et sur mer venait à être concentrée dans les mêmes mains, le Roi ne saurait à quels alliés faire appel pour ruiner le peuple le plus puissant et il se verrait obligé d'engager plus tard une lutte coûteuse et pleine de périls. Les risques seraient moins grands, la dépense moins forte, sa sécurité complète, s'il laissait les Grecs se détruire les uns les autres. Mieux valait, disait-il, associer les Athéniens à l'empire du Roi, ils étaient moins portés à chercher la domination sur terre ; tant en actions qu'en paroles, c'était leur concours qui pour la guerre était le plus utile ; ils soumettraient à leur propre pouvoir les contrées maritimes et au pouvoir du Roi les Grecs de son empire. Au contraire, les Lacédémoniens viendraient les délivrer. Il ne fallait pas attendre d'eux qu'affranchissant du joug des Athéniens d'autres Grecs, ils ne les affranchissent pas également du joug des Perses. Le seul moyen état de les empêcher de terrasser les Athéniens. Alcibiade conseillait donc à Tissaphernès d'user les uns par les autres et quand dans la mesure du possible il aurait amoindri les Athéniens, de chasser les Péloponnésiens du pays.
Telles étaient aussi, en général, les vues de Tissaphernès, autant qu'on peut en juger par les événements. Les conseils d'Alcibiade lui paraissaient excellents et il lui accordait sa confiance. Aussi subvint-il chichement à la solde des Péloponnésiens et refusa-t-il de les laisser combattre sur mer. En prétendant que la flotte phénicienne allait arriver et qu'on aurait alors une supériorité manifeste, il compromit leurs affaires, affaiblit le mordant de leur marine devenue alors très puissante. En tout, il montra une mauvaise volonté évidente à les aider dans la conduite de la guerre.

XLVII. - Tels étaient les conseils qu'en échange de leur hospitalité Alcibiade donnait à Tissaphernès et au Roi ; tout en estimant que c'étaient les meilleurs qu'il leur pût donner, il se ménageait les moyens de rentrer dans sa patrie. Il savait bien qu'en l'épargnant, il lui serait possible d'obtenir un jour son rappel ; il pensait qu'on lui tiendrait particulièrement compte d'avoir été de toute évidence l'ami de Tissaphernès. C'est bien ce qui se produisit. Les soldats athéniens de Samos furent informés de son crédit auprès de lui. Alcibiade entra en pourparlers avec les plus influents d'entre eux ; il leur demandait d'intervenir auprès des honnêtes gens et de leur faire savoir qu'il désirait rentrer à Athènes, sous le régime oligarchique et non sous l'odieux gouvernement qui l'avait chassé ; qu'alors il leur procurerait l'amitié de Tissaphernès. Ces propositions furent d'autant mieux agréées des triérarques et des gens les plus puissants d'Athènes que d'eux-mêmes ils inclinaient au renversement de la démocratie.

XLVIII. - La question fut d'abord agitée au camp, puis dans la ville. De Samos, quelques-uns passèrent la mer pour venir conférer avec Alcibiade. Il leur promit l'amitié de Tissaphernès, puis celle du Roi ; mais il leur fallait renoncer à la démocratie, condition première pour obtenir la confiance du Perse. Les citoyens les plus riches, qui supportent les charges les plus lourdes, espérèrent vivement dès lors s'emparer du pouvoir[230] et triompher de leurs adversaires. De retour à Samos ils formèrent avec leurs partisans une conjuration. Devant la foule, ils déclarèrent sans détours que le Roi leur accorderait son amitié et des subsides, au cas où Alcibiade serait rappelé et le régime démocratique aboli. Sur le moment, la multitude éprouva quelque mécontentement de ces tractations. Mais la perspective d'obtenir du Roi des subsides la fit tenir tranquille. Les chefs du parti oligarchique communiquèrent au peuple leurs projets, puis délibérèrent à nouveau entre eux et avec la majorité des conjurés sur les propositions d'Alcibiade. Tous les jugèrent avantageuses et dignes de confiance. Mais Phrynikhos, alors stratège, n'y voyait rien qui le satisfît. Alcibiade, pensait-il - et c'était la stricte vérité - n'était pas plus attaché à l'oligarchie qu'à la démocratie ; son seul but était de bouleverser l'ordre établi dans la ville, pour s'y faire rappeler par ses amis ; or l'essentiel pour les Athéniens était d'éviter les dissensions. Quant au Roi, il n'avait aucun intérêt, au moment où les Péloponnésiens étaient devenus sur mer les égaux des Athéniens et où ils occupaient dans l'empire perse les villes les plus importantes, à s'unir aux Athéniens ; car ceux-ci ne lui inspiraient pas de confiance et lui susciteraient des difficultés, tandis qu'il pouvait avoir l'amitié des Péloponnésiens, qui ne lui avaient fait aucun tort. D'ailleurs, en ce qui concernait les villes alliées, à qui l'on promettait l'oligarchie, sous prétexte qu'Athènes cesserait d'être gouvernée démocratiquement, il tenait pour assuré, disait-il, que cette mesure ne ramènerait pas davantage les cités révoltées et n'affermirait pas dans l'obéissance les cités fidèles. Peu leur importerait que leur esclavage s'accompagnât d'une constitution oligarchique ou démocratique ; n'importe quel régime, avec la liberté, leur agréerait davantage. A leurs yeux, ceux qu'on appelait les honnêtes gens leur causeraient tout autant d'embarras que le peuple, puisque c'étaient eux qui poussaient le peuple aux mesures iniques dont eux-mêmes profitaient. Sous leur domination on n'avait que condamnations arbitraires et morts violentes ; le peuple, au contraire, leur offrait une garantie et modérait les excès des oligarques. Le stratège prétendait savoir clairement que les villes étaient effectivement instruites sur ces régimes et qu'elles pensaient ainsi. Bref rien des tractations conduites par Alcibiade ne lui agréait.

XLIX. - L'assemblée des conjurés ne persista pas moins dans sa première résolution. Elle accueillit les propositions qu'on lui faisait et se disposa à députer à Athènes Peisandros et quelques autres, avec mission d'y négocier le retour d'Alcibiade, le renversement de la démocratie et de réconcilier Tissaphernès avec les Athéniens.
L. - Phrynikhos se doutait bien qu'il allait être question du retour d'Alcibiade et que les Athéniens ne s'y opposeraient pas. Comme il avait manifesté son hostilité à ce projet, il craignit qu'Alcibiade à son retour ne lui en tfnt rigueur. Voici à peu près ce qu'il combina. Il envoya en secret un message à Astyokhos, encore amiral de la flotte lacédémonienne dans les parages de Milet. Il lui mandait qu'Alcibiade travaillait contre les intérêts de Lacédémone, en réconciliant Tissaphernès avec les Athéniens. Il ajoutait d'autres détails précis et s'excusait de chercher à nuire à un ennemi, même aux dépens de la république. Astyokhos, avec qui du reste Alcibiade n'avait plus rien à démêler, ne songea pas à tirer de lui quelque vengeance. Au contraire il alla le trouver à Magnésie, où il était près de Tissaphernès et leur communiqua le message qu'il venait de recevoir de Samos, se comportant en vrai délateur. D'ailleurs il se mettait, dit-on, aux ordres de Tissaphernès pour sauvegarder sur ce point comme sur d'autres ses intérêts particuliers. C'est pour la même raison qu'il avait montré si peu d'empressement à défendre l'intégrité de la solde. Sans tarder Alcibiade écrivit à Samos aux autorités pour faire connaître la conduite de Phrynikhos et demander sa mise à mort. Ce dernier, au comble de l'effroi, se vit exposé aux pires dangers par cette divulgation ; il envoya un second exprès à Astyokhos, pour lui reprocher d'avoir perfidement communiqué son premier message ; il ajoutait qu'il était maintenant disposé à livrer aux Péloponnésiens toute l'armée de Samos et à leur donner les moyens de l'anéantir. Il fournissait des précisons : Samos était ville ouverte, la marche à suivre était indiquée. Enfin on ne devait pas, disait-il, lui tenir rigueur, puisqu'il exposait sa vie pour les Lacédémoniens, d'agir ainsi et de tout tenter plutôt que de périr sous les coups de ses pires ennemis. Astyokhos communiqua également ce second message à Alcibiade.

LI. - Phrynikhos s'attendait à cette perfidie et à l'arrivée prochaine d'une dépêche d'Alcibiade. Il voulut prévenir cette éventualité et il se chargea d'annoncer en personne l'attaque imminente du camp par l'ennemi, désireux de marcher contre une ville ouverte et dont le port ne permettait pas le mouillage de tous les vaisseaux. Cette nouvelle, il la tenait de source certaine. Il fallait donc fortifier sans délai Samos et se tenir partout sur ses gardes. Stratège, il était maître de prendre ces mesures. L'armée se prépara à élever des murailles à Samos, qu'il était déjà question de fortifier. Ce fut, par suite de cette circonstance, plus tôt qu'on n'avait pensé. La lettre d'Alcibiade ne tarda pas à arriver ; elle accusait Phrynikhos de trahir l'armée et annonçait l'attaque imminente de l'ennemi. On ne se fia pas à Alcibiade ; on crut qu'informé des desseins de l'ennemi, il avait, en haine de Phrynikhos, accusé celui-ci de complicité. Sa démarche resta sans effet pour Phrynikhos ; au contraire, elle ne fit que confirmer son témoignage.

LII. - Là-dessus Alcibiade s'employa si bien à convaincre Tissaphernès, qu'il le réconcilia avec les Athéniens. Le satrape redoutait les Péloponnésiens qui disposaient de plus de vaisseaux qu'Athènes. D'ailleurs il ne demandait qu'à se laisser convaincre par tous les moyens possibles, surtout depuis qu'il avait connaissance des différends survenus à Knide entre les Péloponnésiens au sujet du traité conclu avec Thériménès. Cette divergence de vues était née dès le moment où ils se trouvaient à Rhodes. Likhas avait confirmé le mot d'Alcibiade que j'ai rapporté et d'après lequel les Lacédémoniens avaient l'intention d'affranchir les cités. N'avait-il pas déclaré inadmissible que le Roi fût maître des cités sur lesquelles ses ancêtres ou lui-même avaient exercé leur domination ? Alcibiade, qui visait de si hauts résultats, mettait tout en oeuvre pour gagner la faveur de Tissaphernès. 

412 Pisandre est député à Athènes par les conjurés de Samos (mi-décembre)

LIII. - Les députés envoyés de Samos avec Peisandros arrivèrent à Athènes. Ils parlèrent devant l'Assemblée du peuple. Leur principale conclusion fut qu'en rappelant Alcibiade et en renonçant au régime démocratique, on pouvait obtenir l'alliance du Roi et triompher des Péloponnésiens. Plusieurs orateurs s'exprimèrent en faveur de la démocratie et les ennemis d'Alcibiade se mirent à jeter les hauts cris, protestant contre le retour d'un homme qui avait violé les lois. Les Eumolpides et les Kérykes[231] (les Hérauts) rappelaient l'affaire des Mystères, qui l'avait fait exiler et invoquaient les Dieux pour refuser son rappel. Peisandros monta à la tribune pour répondre aux opposants et aux mécontents. Il fait citer tous les adversaires de cette mesure et demande à chacun d'eux quel salut il escomptait pour la ville, quand les Péloponnésiens avaient autant de vaisseaux qu'Athènes sur mer et plus d'alliés ; quand ils recevaient des subsides du Roi et de Tissaphernès et qu'eux-mêmes n'en avaient plus, à moins qu'on ne décidât le Roi à passer dans leur parti. Cette question leur ferma la bouche ; il leur déclara alors sans détours : « Il est impossible de nous en tirer, si nous n'adoptons un régime plus modéré et si nous ne remettons pas le pouvoir aux mains d'une minorité, qui inspirera confiance au Roi. Pour l'instant ce n'est pas sur la constitution, mais sur notre salut qu'il nous faut délibérer. D'ailleurs, par la suite, nous pourrons changer de régime, si nous trouvons à redire au nôtre. Rappelons donc Alcibiade, le seul homme capable d'exécuter ce projet. »

LIV. - Le peuple n'entendit pas d'abord sans vif déplaisir parler de l'oligarchie. Mais Peisandros lui remontra clairement qu'il n'y avait pas d'autre salut. Alors la crainte et l'espoir qu'on pourrait modifier plus tard le régime le firent céder. On décréta que Peisandros accompagné de dix commissaires se rendrait auprès de Tissaphernès et d'Alcibiade et prendrait avec eux toutes les mesures convenables. Comme Peisandros avait dénoncé la conduite de Phrynikhos, le peuple releva ce dernier de son commandement ainsi que son collègue Skirônidès. On fit partir, pour les remplacer, Diomédôn et Léôn. Peisandros qui en voulait à Phrynikhos de faire obstacle aux partisans d'Alcibiade, l'accusait d'avoir livré Iasos et Amorgès. Par ailleurs, il alla trouver les sociétés secrètes auparavant organisées dans la ville pour se soutenir mutuellement devant les tribunaux et dans les élections[232]. Il leur recommanda de se grouper et de se concerter pour abolir le régime démocratique. Bref il prit, pour éviter tout retard, les dispositions que commandaient les circonstances. Puis avec les dix commissaires il s'embarqua pour se rendre auprès de Tissaphernès.

LV. - Le même hiver Léôn et Diomédôn rejoignirent la flotte athénienne, puis dirigèrent une attaque contre Rhodes. Ils trouvèrent les vaisseaux péloponnésiens tirés à sec, opérèrent une descente et défirent une troupe rhodienne qui était accourue ; ensuite ils revinrent à Khalkè, qu'ils prirent comme base de leurs opérations de préférence à Kôs. La surveillance y était plus facile à exercer, au cas où la flotte péloponnésienne lèverait l'ancre.
Le Laconien Xénophantidas arriva à Rhodes. C'était Pédaritos qui de Khios l'avait envoyé. Il annonça que les Athéniens avaient terminé la muraille et que, faute d'être secourus par la flotte entière, les gens de Khios étaient perdus. On songea à les secourir. Mais, sur ces entrefaites, Pédaritos se mit à la tête des auxiliaires dont il disposait et de tous les gens de Khios disponibles et il attaqua le retranchement élevé par les Athéniens pour défendre leur flotte. Il en enleva une partie et prit quelques vaisseaux tirés à sec. Mais les Athéniens accoururent et mirent d'abord en fuite les Khiotes. Les autres troupes de Pédaritos furent vaincues à leur tour. Lui-même trouva la mort dans le combat avec bon nombre de gens de Khios. Beaucoup d'armes furent prises.

LVI. - Là-dessus, sur terre et sur mer, l'investissement de Khios se resserra si bien que la famine y était cruelle. Les députés athéniens, qui accompagnaient Peisandros, arrivés auprès de Tissaphernés, commencèrent à échanger des vues pour conclure un accord. Alcibiade n'était pas tout à fait sûr du satrape, qui redoutait les Péloponnésiens plus que les Athéniens et désirait les affaiblir les uns par les autres, selon les propres conseils d'Alcibiade. Voici la tactique à laquelle il eut recours. Elle consistait à faire élever par Tissaphernès des prétentions telles que les Athéniens n'y pussent souscrire. Je crois bien que Tissaphernés avait la même intention, mais dictée par la crainte. Alcibiade, lui, qui voyait le satrape peu disposé à conclure un arrangement à quelque condition que ce fût, voulait laisser croire aux Athéniens qu'il ne manquait pas de crédit, mais que c'étaient leurs offres qui étaient insuinsantes aux yeux de Tissaphernès bien décidé par lui à embrasser leur parti. Au nom de Tissaphernès et en sa présence, il renchérissait sur les exigences du satrape, au pont que les Athéniens, si importantes que fussent leurs concessions, refusèrent de rien conclure. Tous deux réclamaient la cession de l'Ionie tout entière, des fles adjacentes et d'autres avantages. A ces demandes les Athéniens ne faisaient pas d'opposition. Finalement, à la troisième conférence, Alcibiade, craignant de laisser voir sa propre impuissance, réclama pour le Roi le droit de construire des vaisseaux de guerre et toute latitude de naviguer le long des côtes avec autant de bâtiments qu'il voudrait. A ce coup, les Athéniens se cabrèrent, ces propositions leur parurent inacceptables et, se croyant joués par Alcibiade, ils se retirèrent furieux et regagnèrent Samos. 

411 Un nouveau traité est conclu avec la Perse (mi-février) 

LVII. - Aussitôt après, le méme hiver, Tissaphernès se rendit à Kaunos décidé à ramener les Péloponnésiens à Milet, à conclure avec eux une nouvelle convention, quelle qu'elle fût, à leur accorder des subsides et à éviter de se brouiller complètement avec eux. Voici ce qu'il craignait : faute de moyens pour subvenir aux dépenses de toute leur flotte, ils pouvaient se voir contraints par les Athéniens à livrer bataille et être défaits ; ou bien les vaisseaux venant à être dépourvus d'équipages, les Athéniens avaient des Chances sans son concours d'arriver à leurs fins. Mais il redoutait surtout le pillage du continent afin de se procurer des vivres. Toutes ces raisons, ces précautions, le désir d'équilibrer les forces des deux États grecs l'incitèrent à appeler les Péloponnésiens, à leur fournir des ressources et à conclure avec eux un troisième traité, dont voici la teneur :

LVIII. – « La treizième année du règne de Darius[233], Alexippidas étant éphore à Lacédémone, une convention a été conclue dans la plaine du Méandre entre les Lacédémoniens et leurs alliés d'une part, Tissaphernès, Hiéraménès et les fils de Pharnakès d'autre part, relativement aux affaires du Roi et de celles des Lacédémoniens et de leurs alliés.
« Tout le pays qui en Asie appartient au Roi demeurera sa propriété. Il sera libre d'en disposer selon sa volonté.
« Les Lacédémoniens et leurs alliés ne commettront aucun acte d'hostilité contre le pays du Roi, non plus que le Roi contre le pays des Lacédémoniens et de leurs alliés.
« Si quelqu'un de Lacédémone ou des alliés commet un acte d'hostilité contre le pays du Roi, les Lacédémoniens et leurs alliés y feront obstacle ; de même si quelqu'un des sujets du Roi commet un acte d'hostilité à l'endroit des Lacédémoniens et de leurs alliés, le Roi y mettra obstacle.
« Tissaphernès fournira, conformément aux engagements pris, des subsides aux vaisseaux actuellement présents, jusqu'à l'arrivée de la flotte du Roi. Si les Lacédémoniens et leurs alliés veulent entretenir leur flotte, une fois les vaisseaux du Roi arrivés, ils en seront libres. S'ils préfèrent recevoir de Tissaphernès des subsides, Tissaphernès leur en fournira, mais à la fin de la guerre les Lacédémoniens et leurs alliés restitueront à Tissaphernès toutes les avances qu'ils auront reçues de lui.
« Après l'arrivée de la flotte du Roi, les vaisseaux, tant ceux de Lacédémone et de ses alliés que ceux du Roi, feront la guerre en commun, selon les décisions arrêtées par Tissaphernès d'une part, les Lacédémoniens et leurs alliés d'autre part. S'ils veulent mettre fin à la guerre avec Athénes, ils le feront d'un commun accord. »

LIX. - Tels furent les termes de cette convention. Là-dessus, Tissaphernès se disposa à faire venir la flotte phénicienne, comme il avait été convenu et à tenir ses autres promesses. Du moins voulait-il s'en donner l'air. 

411 Thèbes s'empare d'Oropos par trahison (début mars)

LX. - A la fin du même hiver, les Béotiens s'emparèrent par trahison d'Orôpos, qu'occupait une garnison athénienne. Ils obtinrent la complicité de gens d'Érétrie et même d'Orôpos qui travaillaient à soulever l'Eubée. Comme Orôpos se trouve en face d'Érétrie, tant que les Athéniens en étaient maîtres, Érétrie et le reste de l'Eubée se trouvaient particulièrement menacés. Une fois maîtres d'Orôpos, les Érétriens se rendirent à Rhodes pour appeler en Eubée les Péloponnésiens. Mais ceux-ci se montraient surtout préoccupés de porter secours à Khios, dont la situation était critique. Toute leur flotte leva l'ancre et quitta Rhodes. Arrivés à la hauteur de Triopion, elle aperçut au large les vaisseaux athéniens venant de Khalkè. Mais ni d'un côté ni de l'autre on n'engagea le combat, les Athéniens rallièrent Samos et les Péloponnésiens Milet. Ceux-ci virent bien que, sans bataille navale, il était impossible de secourir Khios. L'hiver prit fin et avec lui la vingtième année de la guerre racontée par Thucydide.

LXI. - L'été suivant dès le début du printemps, le Spartiate Derkylidas avec une petite armée fut envoyé par terre dans l'Hellespont, pour faire révolter Abydos, colonie de Milet. Les gens de Khios, voyant Astyokhos dans l'impossibilité de les secourir et pressés par le siège furent contraints de livrer une bataille sur mer. A l'époque où Astyokhos se trouvait encore à Rhodes, ils avaient, après la mort de Pédaritos, reçu de Milet pour les commander le Spartiate Léôn ; celui-ci avait fait la traversée comme soldat de marine, en même temps qu'Antisthénès. Ils avaient également reçu douze vaisseaux de l'escadre de Milet, savoir cinq de Thourii, quatre de Syracuse, un d'Anæes, un de Milet et enfin celui de Léôn. Les gens de Khios opérèrent une sortie en masse, s'emparèrent d'une positon fortifiée, pendant que leurs trente-six vaisseaux marchaient à la rencontre des trente-deux vaisseaux athéniens et engageaient le combat. La lutte fut vive ; sans avoir le dessous, les gens de Khios et leurs alliés, à la tombée de la nuit, se replièrent dans la ville.

LXII. - Aussitôt après ces événements, Derkylidas arriva par terre de Milet à Abydos dans l'Hellespont. La ville se souleva en faveur de ce Spartiate et de Pharnabazos. Lampsakos suivit son exemple, deux jours après. De Khios, Strombikhidès apprit cette nouvelle et accourut en toute hâte avec vingt-quatre vaisseaux athéniens, dont quelques-uns étaient des transports amenant des hoplites. Les gens de Lampsakos firent une sortie, mais furent vaincus. La ville, qui était ouverte, fut prise d'emblée. Strombikhidès fit main basse sur les objets mobiliers et les esclaves, rétablit dans leurs demeures les hommes libres, après quoi il se rendit à Abydos. Mais il ne put amener la ville à composition ni la prendre d'assaut ; aussi passa-t-il sur la rive opposée, à Sestos, ville de la Khersonèse, autrefois aux mains des Mèdes. Il y établit une forteresse et une garnison pour la garde de tout l'Hellespont.

LXIII. - Dès lors les gens de Khios se virent une certaine supériorité sur la mer. La nouvelle de ce combat naval et du départ de Strombikhidès et de son escadre rendit courage à Astyokhos et aux Péloponnésiens de Milet. Avec deux vaisseaux il longea la côte, se rendit à Khios, y prit les bâtiments et avec la flotte entière se dirigea sur Samos. Mais les Athéniens, pleins de défiance les uns envers les autres, ne vinrent pas à sa rencontre et il repartit pour Milet.

411 Révolution oligarchique à Athènes: renversement de la démocratie (avril-mai)

C'est à cette époque, ou même un peu auparavant, que la démocratie fut abolie à Athènes. Quand les députés qui accompagnaient Peisandros eurent quitté Tissaphernès et furent de retour à Samos,ils resserrèrent encore les liens entre les conjurés de l'armée et engagèrent les riches de Samos à tenter d'établir avec leur concours le régime oligarchique, sans tenir compte qu'ils s'étaient dressés les uns contre les autres pour en empêcher l'établissement. En même temps les Athéniens en séjour à Samos s'assemblèrent et convinrent de se passer d'Alcibiade, puisqu'il ne voulait pas les aider et que d'ailleurs il montrait peu de dispositions pour entrer dans une oligarchie. Ils résolurent donc, eux qui se sentaient déjà en péril, de ne compter que sur eux-mêmes, pour poursuivre leurs desseins, de continuer la guerre, de faire de bon coeur tous les sacrifices d'argent ou autres qui seraient nécessaires. Bref c'était désormais pour eux et non pour d'autres qu'ils travaillaient.

LXIV. - Ils s'encouragèrent les uns les autres, puis sans tarder, ils envoyèrent à Athènes Peisandros et la moitié des députés pour exécuter les mesures qu'on venait de prendre. Ils leur recommandèrent également d'établir l'oligarchie dans les villes sujettes où ils aborderaient. L'autre moitié fut envoyée dans les autres villes soumises à la domination d'Athènes. Diitréphès, alors dans les parages de Khios et élu pour commander les opérations sur le littoral de Thrace, reçut l'ordre d'aller prendre possession de son commandement. Arrivé à Thasos, il y abolit la démocratie ; mais, moins de deux mois après son départ, les Thasiens s'empressèrent de fortifier leur ville, comme s'ils faisaient fi du régime aristocratique avec les Athéniens et qu’ils attendissent d'un jour à l'autre leur liberté des Lacédémoniens. C'est que ceux d' entre eux qui avaient été exilés par les Athéniens avaient trouvé asile auprès des Péloponnésiens. Ces bannis, d'accord avec leurs amis de la ville, déployaient tous leurs efforts pour obtenir l'envoi d'une flotte et la défection de Thasos. Leur plan réussit à merveille. La situation se rétablit à leur avantage et sans danger pour eux ; la faction populaire qui eût pu faire de l'opposition fut renversée. Ainsi donc les événements de Thasos déçurent entièrement l'attente des oligarques athéniens[234] et il en fut de même, à mon avis, pour bien des cités sujettes. Assagies, libres de leur conduite, elles marchèrent vers une franche liberté et se gardèrent bien de lui préférer l'autonomie fallacieuse que leur offraient les Athéniens.

LXV. - Au cours de leur navigation entière, Peisandros et la délégation, conformément au plan adopté, abolirent dans les villes le régime démocratique. Quelques régions même leur fournirent des hoplites auxiliaires qu'ils amenèrent avec eux à Athènes. Là ils trouvèrent la plupart des dispositions déjà prises par leurs partisans. Quelques jeunes gens avaient formé une conjuration et avaient mis à mort secrètement un certain Androklès, chef le plus influent de la faction populaire et le principal artisan du bannissement d'Alcibiade. Deux motifs les avaient particulièrement poussés à commettre ce meurtre le souci de se débarrasser d'un démagogue et celui de complaire à Alcibiade, dont le retour semblait proche et qui devait assurer à Athènes l'amitié de Tissaphernès. lls avaient de même supprimé en secret d'autres citoyens qui s'opposaient à leurs desseins. Enfin ils avaient proclamé hautement, dans un discours préparé de longue main, que seuls les gens de guerre devaient toucher un salaire et la gestion des affaires revenir à Cinq Mille citoyens tout au plus, pris parmi les plus aptes à défendre l'État par leurs fortunes et leurs personnes[235].

LXVI. - C'étaient là uniquement de beaux prétextes à l'usage de la foule, puisque le gouvernement tomberait aux mains de ceux qui auraient fait la révolution. Néanmoins le peuple s'assemblait encore, ainsi que le sénat de la fève[236]. Mais ils ne prenaient aucune décision sans l'assentiment des conjurés. Bien plus, les orateurs appartenaient à la conjuration et leurs discours avaient été au préalable examinés. Personne n'osait contredire, si grande était la crainte qu'inspirait le nombre des conjurés. Quelqu'un faisait-il de l'opposition, immédiatement on trouvait quelque moyen de le faire périr. Les meurtriers n'étaient ni recherchés, ni poursuivis en justice, même si on les soupçonnait. Le peuple ne bougeait pas ; son effroi était tel que, même en gardant le silence, il s'estimait bien heureux de ne subir aucune violence. Comme on s'imaginait la conjuration plus nombreuse encore qu'elle n'était, tous les coeurs étaient en proie au découragement. L'étendue de la ville, l'ignorance où l'on était les uns des autres, empêchaient qu'on ne connût le nombre exact des conjurés. C'est ce qui faisait qu'on ne pouvait trouver personne à qui confier ses plaintes, son indignation ou ses projets de vengeance ; on eût risqué de s'adresser soit à des inconnus, soit à des connaissances, mais à qui on ne pouvait se fier. Dans la faction populage la défiance était générale ; il n'était personne qu'on ne soupçonnât d'appartenir au complot. De fait, il y était entré des gens qu'on n'eût jamais soupçonnés d'incliner vers l'oligarchie. Rien ne contribua davantage à inspirer de la défiance au peuple et rien ne servit davantage les oligarques, en répandant dans le peuple cette suspicion envers lui-même.

LXVII. - C'est sur ces entrefaites qu'arrivèrent Peisandros et la délégation. Immédiatement, ils mirent la main aux dernières mesures. Tout d'abord ils convoquèrent le peuple et proposèrent de nommer une commission constituante de dix membres munis de pleins pouvoirs ; ceux-ci rédigeraient la constitution à leur sens la plus favorable au bon gouvernement de la ville et la soumettraient au peuple, au jour déterminé. Ce jour venu, ils entassèrent l'assemblée à Kolônos (il y a là un hiéron consacré à Poseidôn et situé à dix stades de la ville). D'abord les commissaires se contentèrent de proposer que tout Athénien pourrait émettre l'avis qu'il voudrait et que fussent fixées des peines redoutables contre quiconque traduirait en justice pour illégalité[237] ou pour tout autre motif l'homme qui prendrait la parole. On proposa des changements au mode d'exercice des magistratures, la suppression des indemnités et l'élection de cinq présidents qui éliraient eux-mêmes cent citoyens ; chacun de ceux-ci à son tour s'adjoindrait trois autres citoyens ; ces Quatre Cents s'assembleraient en conseil et auraient pleins pouvoirs pour administrer la république selon leurs capacités ; et enfin ils réuniraient les Cinq Mille quand ils jugeraient à propos.

LXVIII. - Ce fut Peisandros[238] qui présenta cette motion et en général il se montra ouvertement l'adversaire le plus ardent de la démocratie. Néanmoins celui qui avait monté toute cette affaire et l'avait préparée de longue main était Antiphôn[239]. De tous les hommes de son temps, il ne le cédait à personne pour les vertus privées. Penseur profond et habile orateur, il montrait de la répugnance à intervenir dans l'Assemblée du peuple ou dans les autres débats. Sa réputation d'éloquence le rendait suspect à la foule ; néanmoins, c'était l'homme le plus capable d'apporter comme conseil une aide efficace à qui avait affaire soit aux tribunaux, soit à l'Assemblée du peuple. Quand par la suite le pouvoir des Quatre Cents fut renversé par le peuple et qu'il fut poursuivi pour avoir pris part à leur établissement, il prononça pour défendre sa tête la plus belle des défenses qu'on eût entendues jusqu'à ce jour. Phrynikhos se montra lui aussi un des plus ardents promoteurs de l'oligarchie : il craignait Alcibiade, qu'il savait au courant de ses intrigues à Samos avec Astyokhos et il pensait que, selon toute vraisemblance, l'oligarchie ne permettrait pas son retour. Une fois qu'il se fut embarqué dans cette aventure, il fit preuve d'une extrême fermeté. Théraménès fils d'Hagnôn était aussi au premier rang dans cette conspiration contre la démocratie c'était un excellent orateur et un politique avisé. Aussi, sous la conduite de tant de gens habiles, l'entreprise, si hardie qu'elle fût, ne pouvait manquer de réussir. En effet, il était audacieux, cent ans après l'expulsion des tyrans, de priver de la liberté le peuple athénien, qui, loin d'être sujet, avait contracté pendant plus de la moitié de cette période l'habitude de commander à d'autres peuples[240].

LXIX. - Nul ne fit d'opposition à ces projets que l'assemblée sanctionna avant de se séparer ; puis sur-le-champ les Quatre Cents furent introduits dans la salle du Conseil. Voici comment on s'y prit. Tous les Athéniens étaient sans cesse sous les armes, soit aux remparts, soit dans les colonnes volantes, à cause des ennemis campés à Dékéleia. Ce jour-là on laissa se rendre à leur poste, comme d'habitude, ceux qui étaient étrangers au complot. Les membres de l'association reçurent l'ordre d'attendre tranquillement et en armes non pas à leur poste de combat, mais à une certaine distance et, au cas où il se produirait de la résistance à ces mesures, de se servir de leurs armes pour la réprimer. Ceux qui avaient cette mission étaient des gens d'Andros, de Ténos, trois cents de Karystos et des colons autrefois envoyés d'Athènes pour peupler Egine. Ils étaient venus expressément dans cette intention avec leurs armes. Ces mesures prises, les Quatre Cents arrivèrent, munis chacun d'un poignard sous leurs vêtements et suivis des cent-vingt jeunes gens, qui au besoin leur servaient d'hommes de main. Ils se présentèrent aux membres du sénat de la fève, alors en séance. Ils leur intimèrent l'ordre de se retirer après leur avoir distribué leur salaire. Ils avaient apporté l'indemnité pour le temps de la charge encore à courir et à leur sortie ils la leur remirent[241].

LXX. - Le Conseil s'éclipsa sans rien répliquer ; les citoyens ne tentèrent aucun mouvement et se tinrent tranquilles. Quant aux Quatre Cents ils pénétrèrent dans la salle ; ils tirèrent au sort parmi eux des Prytanes[242] et en arrivant au pouvoir ils firent aux dieux les prières et les sacrifices habituels à ceux qui entrent en charge. Par la suite ils changèrent profondément le régime démocratique ; pourtant ils ne rappelèrent pas les exilés, à cause d'Alcibiade. En général, ils gouvernèrent la ville par des mesures violentes : le nombre des citoyens mis à mort fut peu élevé et ce fut seulement ceux dont il leur état utile de se défaire ; d'autres furent emprisonnés ; d'autres déportés. Enfin ils envoyèrent à Agis, roi de Lacédémone, qui se trouvait à Dékéleia, un héraut pour l'informer qu'ils étaient prêts à se réconcilier avec lui. Ils ne doutaient pas qu'il n'aimât mieux entrer en conversation avec eux qu'avec la populace indigne de confiance.

LXXI. - Agis pensait que la ville était en pleine agitation et se refusait à croire que le peuple renoncerait sur-le-champ à la liberté dont il jouissait depuis longtemps. Il s'imaginait qu'en paraissant en forces devant Athènes le peuple se soulèverait et il était convaincu que déjà l'agitation régnait dans la ville.
Aussi ne répondit-il pas aux propositions d'accord que lui firent les envoyés des Quatre Cents. Peu de temps après il sollicita l'envoi du Péloponnèse d'une nombreuse armée et, avec la garnison de Dékéleia[243] renforcée des troupes nouvellement arrivées, il descendit jusque sous les murs d'Athènes. Il s'attendait à voir les Athéniens victimes des troubles intérieurs accepter plus facilement ses conditions ; il comptait même prendre la ville d'emblée, quand, selon toute vraisemblance, l'agitation de l'extérieur viendrait renforcer celle de l'intérieur. Les Longs-Murs tomberaient sans doute en son pouvoir, puisqu'ils seraient abandonnés par suite des circonstances. Mais quand il arriva à proximité d'Athènes, les gens de la ville ne bougèrent pas le moins du monde ; au contraire, ils expédièrent à sa rencontre leur cavalerie, une parte de leurs hoplites, de leurs troupes légères et de leurs archers, qui bousculèrent ses éléments trop avancés et leur prirent des armes et quelques morts. Trompé dans son attente, Agis se retira et avec son monde il demeura à Dékéleia pendant quelques jours, les troupes de renfort s'y maintinrent ; puis il les renvoya dans leurs foyers. Les Quatre Cents n'en continuèrent pas moins à lui adresser des députés. Il les accueillit avec moins de froideur et sur ses conseils les Quatre Cents envoyèrent à Lacédémone une ambassade pour traiter de la paix.

LXXII. - On dépêcha également à Samos dix commissaires. Ils devaient rassurer l'armée et l'informer que l'oligarchie ne s'était établie au détriment ni de la ville ni des particuliers. Elle se proposait au contraire d'assurer le salut commun ; le gouvernement était aux mains, non de Quatre Cents citoyens, mais de Cinq Mille. D'ailleurs jamais les Athéniens, distraits par les guerres et leurs occupations hors des frontières, n'avaient atteint ce nombre de cinq mille pour aucune délibération, si importante qu'elle fût[244]. On recommanda aux commissaires de tenir le langage qui s'imposait et on les envoya à Samos aussitôt après l'établissement du régime oligarchique, car on craignait - et c'est ce qui arriva effectivement - que la foule des marins ne voulût pas accepter l'oligarchie et que de là ne partît un mouvement qui balaierait les conjurés.

LXXIII. - Déjà à Samos une réaction contre l'oligarchie était en train de s'opérer ; elle avait commencé au moment même de l'établissement des Quatre Cents. Ceux des Samiens, qui formaient la faction démocratique et qui jadis s'étaient révoltés contre les riches, avaient fait volte-face. A l'arrivée de Peisandros, ils s'étaient laissé gagner par lui et par les conjurés athéniens qui se trouvaient à Samos. Au nombre d'environ trois cents, ils avaient formé une conspiration qui se proposait d'attaquer les autres citoyens restés fidèles à la démocratie. Ils avaient mis à mort Hyperbolos, un Athénien pervers, qui avait été banni par l'ostracisme[245], non pas en raison de sa puissance, ou de la crainte qu'inspirait son crédit, mais en raison de sa méchanceté et de son infamie. Pour ce meurtre, ils avaient obtenu la complicité de Kharminos l'un des stratèges et de quelques Athéniens de Samos, à qui ils avaient ainsi donné un gage de fidélité. D'accord avec eux ils avaient opéré de la sorte en plusieurs circonstances et ils se disposaient à attaquer les démocrates. Ceux-ci eurent vent du complot et le dénoncèrent aux stratèges, Léôn et Diomédôn qui, comblés d'honneurs par le peuple, voyaient d'un mauvais oeil le régime oligarchique, à Thrasyboulos et à Thrasyllos, l'un triérarque, l'autre simple hoplite, et à tous ceux qui paraissaient les plus hostiles aux conjurés. Ils leur demandèrent de ne pas supporter qu'on les fît périr et que Samos, qui avait tant contribué au maintien de l'empire athénien, se mît dans le cas de se détacher d'Athènes. Sur cet avis, les stratèges allèrent trouver en particulier tous les soldats et les engagèrent à la résistance. Ils s'adressèrent particulièrement aux matelots de la Paralienne, tous Athéniens et de naissance libre et qui de tout temps, et même avant l'établissement de l'oligarchie, s'étaient montrés les adversaires de ce régime. Dès lors, Leôn et Diomédôn, chaque fois qu'ils prirent la mer, laissèrent une garde de quelques vaisseaux. Aussi quand les trois cents voulurent attaquer le parti populaire, tous ces éléments et surtout les Paraliens, se donnèrent-ils la main et le peuple de Samos eut-il le dessus. On mit à mort une trentaine des conjurés, les plus coupables ; on en bannit trois, on amnistia les autres et on constitua dès lors un gouvernement pleinement démocratique.

LXXIV. - Les Samiens et les soldats envoyèrent immédiatement la Paralienne avec Khéréas, un Athénien qui avait eu une part prépondérante dans les derniers événements, annoncer à Athènes ce qui venait de se passer ; car ils ignoraient encore l'établissement des Quatre Cents. Ceux-ci, dès l'arrivée de la Paralienne, emprisonnèrent deux ou trois matelots, débarquèrent les autres de leur vaisseau et les firent embarquer sur un transport de troupes chargé de croiser autour de l'Eubée. Khéréas trouva le moyen de s'éclipser, dès qu'il vit la tournure que prenaient les événements. Il revint à Samos où, avec une exagération manifeste, il apprit à l'armée ce qui se passait à Athènes ; d'après lui tous les citoyens étaient battus de Verges ; nul n'avait le pouvoir de contredire les membres du gouvernement ; les femmes et les enfants des soldats étaient exposés à l'outrage ; on songeait à arrêter et à jeter en prison les parents de tous les soldats de Samos qui n'étaient pas du parti des Quatre Cents, afin de les mettre à mort, au cas où l'armée de Samos se rebellerait. Ce n'était là qu'un de ses nombreux mensonges.

LXXV. - A ce récit les soldats étaient prêts à lapider les principaux partisans de l'oligarchie et leurs complices. Mais les modérés les en empêchèrent en leur remontrant qu'en présence de la flotte ennemie, ils compromettraient tout. Ces raisons les convainquirent. Là-dessus Thrasyboulos fils de Lykos et Thrasyllos, les principaux artisans de cette révolution, affichèrent leur intention de rétablir la démocratie à Samos. Ils firent prêter à tous les soldats[246], et surtout à ceux du parti oligarchique, le serment le plus solennel d'accepter la démocratie, de vivre en bon accord, de poursuivre sans défaillance la guerre contre les Péloponnésiens, de se déclarer ennemis des Quatre Cents et de ne pas leur adresser de héraut. Tous les Samiens en âge de porter les armes s'engagèrent par le même serment. L'armée mit en commun avec les Samiens tous intérêts, tous périls, toutes éventualités, persuadée qu'elle n'avait elle non plus d'autre chance de salut et qu'en cas de victoire des Quatre Cents et des ennemis établis à Milet, ils périraient tous sans exception.

LXXVI. - Ace moment, la division fut grande entre la ville et l'armée : celle-ci voulait imposer à la ville le régime démocratique ; celle-là le régime oligarchique à l'armée. Immédiatement les soldats se réunirent en assemblée ; ils relevèrent de leur commandement les anciens stratèges et tous les triérarques qu'ils soupçonnaient d'avoir des opinions oligarchiques ; ils élirent d'autres triérarques et d'autres stratèges, dont Thrasyboulos et Thrasyllos. Ils prenaient la parole pour s'exhorter mutuellement : il ne fallait pas, disaient-ils, perdre courage, sous prétexte que la ville avait rompu avec eux ; c'était la minorité qui s'était détachée de la majorité, d'une majorité beaucoup mieux pourvue de tout le nécessaire. Du moment qu'ils avaient à leur disposition toute la flotte, ils contraindraient les villes de leur dépendance à leur payer tribut, aussi bien que s'ils partaient d'Athènes. Ils avaient dans Samos une ville considérable et qui, lors de la guerre, avait été à deux doigts de ravir aux Athéniens l'empire de la mer : elle leur servirait de base, comme naguère, pour repousser les attaques de l'ennemi ; la flotte leur permettrait, plus aisément qu'aux gens de la ville, de se procurer tout ce qui leur serait nécessaire. C'étaient eux encore qui, grâce à la flotte mouillée devant Samos, avaient permis naguère aux Athéniens d'avoir libre accès au Pirée. Dorénavant si la ville refusait de leur rendre leurs droits politiques, ils seraient mieux en état de lui interdire l'accès de la mer, que celle-ci de les en priver. L'aide qu'Athènes pouvait leur fournir pour avoir raison de l'ennemi était sans importance et sans intérêt. La perte qu'on avait faite de ce côté ne comptait pas, puisque les Athéniens ne leur envoyaient ni argent - les soldats s'en procuraient eux-mêmes - ni bons conseils - seul avantage d'une ville sur une armée. On avait commis une grave faute en abrogeant les logis de la patrie, tandis qu'eux-mêmes les respectaient et sauraient bien contraindre les Athéniens à les respecter. Ceux qui leur donneraient de sages conseils seraient toujours bien accueillis auprès d'eux. Si l'on décrétait la grâce et le retour d'Alcibiade, celui-ci se ferait un plaisir de leur ménager l'alliance du Roi. Finalement avec tant de vaisseaux sous la main et quand bien même tous leurs espoirs seraient déçus, ils sauraient bien se procurer maintes retraites et ils y trouveraient des villes et des terres.

LXXVII. - Tels étaient les encouragements qu'au cours de ces assemblées les soldats se donnaient les uns aux autres - ce qui ne les empêchait pas de poursuivre leurs préparatifs de guerre. Les dix commissaires envoyés à Samos par les Quatre Cents apprirent ces nouvelles, alors qu’ils étaient déjà à Délos. Aussi n'allèrent-ils pas plus avant.

LXXVIII. - Vers le même temps, les soldats de la flotte péloponnésienne de Milet se plaignaient bien haut qu’Astyokhos et Tissaphernès les menaient à leur perte. Le premier s'était refusé à livrer un combat naval, quand leur flotte était puissante et celle des Athéniens peu nombreuse ; maintenant encore il n'y voulait pas consentir, alors que le bruit courait que la marine athénienne était en pleine sédition et ses bâtiments dispersés. En attendant l'arrivée des vaisseaux phéniciens de Tissaphernès, dont tout le monde parlait sans les avoir vus, on risquait de se consumer à petit feu. Quant à Tissaphernès, on l'accusait de ne pas faire venir ces vaisseaux, de ne fournir que des soldes irrégulières et incomplètes et par là de mettre à mal la marine péloponnésienne. A les entendre, il fallait sans tarder livrer bataille sur mer. C'étaient les Syracusains qui plus que tous les autres les excitaient.

LXXIX. - Les alliés et Astyokhos, instruits de ces murmures et de l'agitation qui régnait à Samos, se réunirent et décidèrent d'engager le combat. Ils levèrent l'ancre avec tous leurs vaisseaux, au nombre de cent douze et cinglèrent vers Mykalè où les Milésiens devaient les rejoindre par terre. Les Athéniens, avec leurs quatre-vingt-deux bâtiments de Samos, mouillaient justement à Glaukè, ville du territoire de Mykalè (Samos est peu éloignée du continent dans la partie qui regarde Mykalè). A la vue des vaisseaux péloponnésiens qui venaient à sa rencontre, la flotte athénienne ne se jugea pas en état de risquer une bataille décisive et se retira à Samos. D'ailleurs, on lui avait annoncé de Milet les intentions offensives des Péloponnésiens et les Athéniens attendaient le retour de l'Hellespont de Strombikhidès qu'ils avaient mandé et qui devait se porter à leur secours avec les vaisseaux que de Khios il avait emmenés à Abydos. C’est ce qui les décida à revenir à Samos. Les Péloponnésiens abordèrent à Mykalè et y campèrent, avec les troupes de terre de Milet et des environs. Le lendemain ils se disposaient à cingler sur Samos, quand ils apprirent l'arrivée de Strombikhidès et des vaisseaux de l'Hellespont. Immédiatement ils revinrent à Milet. Les Athéniens ainsi renforcés se dirigèrent vers Milet, avec cent huit vaisseaux, bien décidés à livrer bataille. Mais personne ne venant à leur rencontre, ils regagnèrent Samos.

LXXX. - Le même été, peu de temps après, les Péloponnésiens, qui malgré la concentration de leur flotte ne s'étaient pas crus en état de combattre, se trouvèrent d'autant plus embarrassés pour l'entretien de tant de bâtiments que Tissaphernès ne leur accordait que de maigres subsides. Conformément aux ordres qu'ils avaient reçus en quittant le Péloponnèse, ils envoyèrent auprès de Pharnabazos Kléarkhos fils de Ramphias avec quarante vaisseaux ; Pharnabazos les appelait et était disposé à leur fournir des subsides. En même temps, on venant de les prévenir que Byzance se préparait à se soulever en leur faveur. Les vaisseaux, qui avaient pris le large pour n'être pas aperçus des Athéniens, furent surpris par la tempête. La plupart avec Kléarkhos relâchèrent à Délos et de là regagnèrent Milet. Kléarkhos par la suite se rendit par terre dans l'Hellespont, où il prit son commandement. Les autres, au nombre de dix, sous les ordres du Mégarien Hélixos, se réfugièrent dans l'Hellespont et firent soulever Byzance. Là-dessus les Athéniens de Samos, mis au fait des événements, envoyèrent dans l'Hellespont un renfort de vaisseaux et de troupes. Une bataille navale de mince importance, où de part et d'autre il n'y avait que huit vaisseaux, eut lieu devant Byzance. 

411 L'armée Athénienne de Samos prend partie pour la démocratie mais diffère une intervention militaire contre Athènes à la demande d'Alcibiade (juin)

LXXXI. - Les chefs du mouvement de Samos et principalement Thrasyboulos, qui persistait dans son intention de faire rappeler Alcibiade, finirent par convaincre la foule des soldats réunis en assemblée. Ils votèrent la grâce et le retour d'Alcibiade. Thrasyboulos s'embarqua pour se rendre chez Tissaphernès et ramena Alcibiade à Samos. Selon lui le seul moyen de salut était de détacher le satrape des Péloponnésiens et de se l'attacher. On réunit l'assemblée. Alcibiade s'y plaignit de son exil, en déplora la rigueur, parla longuement des aüaires publiques et fit miroiter aux yeux des assistants de vastes espoirs pour l'avenir. Il se vanta et exagéra son crédit auprès de Tissaphernès, dans l'intention d'effrayer les Athéniens qui étaient à la tête du mouvement oligarchique, de faire dissoudre les associations, d'accroître son crédit auprès des gens de Samos et de leur inspirer plus de confiance en eux-mêmes. Son but était aussi de brouiller à mort les ennemis avec Tissaphernès et d'abattre leurs espérances. Plein de vantardise, Alcibiade assurait que Tissaphernès lui avait promis que, s'il pouvait se fier aux Athéniens, tant qu'il lui resterait quelque chose, dût-il même faire argent de son lit, il ne les laisserait pas sans subsides ; enfin il appellerait les vaisseaux phéniciens, déjà arrivés à Aspendos, à l'aide des Athéniens et non des Péloponnésiens. Mais il ne pouvait se fier aux Athéniens que si Alcibiade, une fois rappelé dans son pays, voulait bien s'engager en leur nom.

LXXXII. - Sur ces belles assurances suivies de beaucoup d'autres, les soldats élurent Alcibiade comme stratège avec ceux qui avaient déjà le commandement et lui remirent la conduite des affaires. Le salut et la punition des Quatre Cents semblaient déjà si proches que personne n'eût échangé cet espoir contre rien au monde. Déjà même, à la suite de ce qu'ils venaient d'entendre, tous étaient prêts, sans faire le moindre cas des ennemis qu'ils avaient devant eux, à cingler vers le Pirée. Mais Alcibiade s'opposa absolument, si vive que fût leur hâte, à ce qu'on négligeât les ennemis les plus proches et qu'on mît à la voile. Puisqu'on l'avait élu stratège, disait-il, il allait s'embarquer pour rejoindre Tissaphernès et régler avec lui la conduite de la guerre. Effectivement, il se mit en route sans tarder, voulant laisser entendre que son accord était complet avec le satrape. En même temps, il était désireux d'augmenter auprès de lui son crédit et de lui faire voir qu'investi du commandement il était capable désormais de lui être utile ou de lui nuire. Alcibiade réussit de la sorte à effrayer les Athéniens par Tissaphernès et Tissaphernès par les Athéniens.

LXXXIII. - A la nouvelle du rappel d'Alcibiade les Péloponnésiens de Milet, en méfiance déjà contre Tissaphernès, éprouvèrent à son endroit une haine violente. Cette haine avait aussi un autre motif depuis qu'ils avaient refusé de livrer bataille, lors de la démonstration des Athéniens contre Milet, Tissaphernès se montrait beaucoup plus négligent pour leur payer leur solde. Déjà même auparavant Alcibiade avait manaeuvré pour le faire haïr d'eux. Les soldats et quelques personnages haut placés n'appartenant pas à la soldatesque se mirent à former des groupes comme naguère et à réfléchir que jamais ils n'avaient reçu leur solde entière et que ce qu'ils obtenaient n'était que peu de chose, d'ailleurs irrégulièrement versé.
Si l'on ne se décidait pas à livrer bataille ni à aller en quélque endroit d'où l'on pût tirer des vivres, les équipages déserteraient. On rejetait toute la responsabilité de la situation sur Astyokhos qui, pour son intérêt particulier, augmentait les prétentions de Tissaphernès.

LXXXIV. - Telles étaient leurs réflexions, quand une mutinerie se déchaîna contre Astyokhos. Les matelots de Syracuse et de Thourii, qui se montraient d'autant plus arrogants qu'ils étaient pour la plupart de condition libre, allèrent trouver Astyokhos à l'improviste pour lui réclamer leur solde. Il leur répondit avec hauteur, et alla jusqu'à lever son bâton sur Dôrieus, qui joignait ses revendications à celles de ses matelots. A cette vue, les soldats, hors d'eux-mêmes, avec toute la violence des gens de mer, s'élancèrent sur Astyokhos, pour le lapider. Il les prévint et se réfugia sur un autel. Il en fut quitte pour autant et les soldats se dispersèrent.
Les Milésiens attaquèrent par surprise et prirent le fort que Tissaphernès avait fait construire à Milet et en chassèrent la garnison. Les alliés, et particulièrement les Syracusains, s'étaient montrés également partisans de cette opération. Mais Likhas la désapprouva et déclara que les Milésiens, aussi bien que toutes les populations qui habitaient sur les terres du Roi, devaient se soumettre à Tissaphernès et lui obéir, tant qu'il montrerait de la mesure dans ses ordres et jusqu'à ce que la guerre fût heureusement terminée. Ces propos et d'autres de ce genre excitèrent contre lui la colère des Milésiens. Aussi, quand il mourut peu de temps après, ne le lassèrent-ils pas enterrer à l'endroit où les Lacédémoniens présents voulaient le faire.

LXXXV. - Pendant que la division régnait chez les Péloponnésiens et les dressait contre Astyokhos et Tissaphernès, Mindaros vint de Lacédémone pour succéder à Astyokhos dans le commandement de la flotte. Il en prit possession et Astyokhos s'embarqua. Tissaphernès envoya avec lui, comme ambassadeur, un de ses familiers, un Karien du nom de Gaulitès, qui parlait les deux langues. Il devait porter à Lacédémone les doléances du satrape au sujet de la prise du fort de Milet et justifier TissapRernès. Ce dernier n'ignorait pas que les Milésiens étaient partis principalement pour l'accuser et qu'Hermokratès les accompagnait, chargé de montrer Tissaphernès d'accord avec Alcibiade, qui voulait ruiner les affaires du Péloponnèse, et traitant simultanément avec les deux partis. Hermokratès en voulait toujours au satrape depuis l'affaire de la solde. Enfin quand Hermokratès fut exilé de Syracuse et qu'il fut remplacé par d'autres Syracusains Potamis, Myskôn et Démarkhos dans le commandement de l'escadre alors à Milet, Tissaphernès le poursuivit avec plus d'acharnement encore dans son exil et, entre autres choses, il l'accusa de lui avoir jadis demandé de l'argent et de n'être devenu son ennemi que parce qu'il s'était heurté à un refus. Astyokhos, les Milésiens et Hermokratès partirent donc pour Lacédémone. Alcibiade lui ne tarda pas à quitter Tissaphernés et à retourner à Milet.

LXXXVI. - Là-dessus arrivèrent de Délos les députés envoyés naguère par les Quatre Cents pour apaiser l'armée de Samos et lui donner des précisions. Alcibiade se trouvait encore à Samos à leur arrivée. On réunit une assemblée, où ils tentèrent de prendre la parole. Mais les soldats d'abord refusèrent de les écouter ; ils demandaient à grands cris la mort de ces ennemis de la démocratie. Finalement pourtant, ils se calmèrent, non sans peine, et les laissèrent parler. Les députés déclaraient que le changement de régime n'avait pas pour objet de ruiner la ville, mais de la sauver ; qu'on ne se proposait nullement de la livrer à l'ennemi, car en ce cas on eût pu le faire, puisque le nouveau gouvernement était déjà au pouvoir, lors de la dernière attaque ; dans les Cinq Mille figureraient par roulement tous les citoyens ; les parents des soldats n'étaient nullement exposés à l'outrage, comme Khéréas l'avait faussement déclaré et ils ne supportaient aucun mauvais traitement ; tous continuaient à avoir la libre jouissance de leurs biens. En dépit de ces assurances et d'autres analogues, les soldats ne voulaient rien entendre ; leur irritation était très vive ; chacun y allait de son projet ; le mieux accueilli était celui qui proposait qu'on se rendit au Pirée. En cette occasion ce fut Alcibiade qui, semble-t-il, rendu à la cité le service le plus important. Ce fut lui qui empêcha les Athéniens de Samos, quel que fût leur désir, de marcher contre leurs propres concitoyens, ce qui n'eût pas manqué de livrer immédiatement à l'ennemi l'Ionie et l'Héllespont. Nul autre que lui n'eût été alors en état de contenir la foule, qui finalement renonça à son dessein. Ses remontrances eurent pour résultat d'apaiser l'irritation contre les députés. Il renvoya ceux-ci en disant qu'il ne s'opposerait pas au gouvernement des Ginq Mille ; mais il demanda la dissolution des Quatre Cents et le rétablissement de l'ancien Conseil des Cinq Gents. Quant aux suppressions des indemnités aux magistrats, faites pour augmenter la solde des troupes, il les approuvait sans réserve. Il engageait d'ailleurs les Athéniens à résister énergiquement et à ne rien céder à l'ennemi. Car, disait-il, une fois la ville sauvée, on pouvait espérer une réçoncihation des citoyens ; mais si l'un des partis, celui de Samos ou celui d'Athènes, venait à succomber, il ne resterait plus personne avec qui se réconcilier.
Il y avait dans l'assemblée des députés d'Argos, venus pour proposer aux Athéniens de Samos l'assistance de leur cité. Alcibiade les remercia et leur dit en les renvoyant de venir au moindre appel. Les Argiens étaient arrivés à Samos avec les gens de la Paralienne ; ceux-ci avaient naguère reçu l'ordre des Quatre Cents d'embarquer sur un bâtiment de transport et de croiser autour de l'Eubée. Ensuite ils avaient pris à bord, pour les conduire à Lacédémone, une députation des Quatre Cents composée de Laespodias, Aristophôn et Mélésias. Arrivés dans les eaux d'Argos, ils s'étaient emparés de la personne des députés et les avaient remis aux Argiens, comme particulièrement coupables du renversement de la démocrate. Sans retourner à Athènes, ils avaient pris à bord les députés d'Argos et les avaient amenés avec leur trière à Samos.

LXXXVII. - Le même été, au moment oû Tissaphernès, principalement à cause du rappel d'Alcibiade, était l'objet de la haine violente des Péloponnésiens qui l'accusaient de pencher nettement du côté d'Athènes, le satrape se disposa à se rendre à Aspendos auprès de la flotte phénicienne. Son intention était, semble-t-il, de dissiper ces accusations. Il se fit accompagner par Likhas et promit de laisser son lieutenant Tamôs pour assurer, pendant son absence, la subsistance de l'armée. On n'est pas d'accord sur les raisons de ce voyage et l'on ne sait pas exactement à quel mobile il obéit en se rendant à Aspendos et une fois là en ne ramenant pas la flotte. En tout cas les vaisseaux phéniciens, au nombre de cent quarante-sept, vinrent jusqu'à Aspendos il n'y a pas de doute là-dessus. Mais pourquoi n'allèrent-ils pas plus loin ? Sur ce pont, on se livre à de multiples conjectures. Les uns pensent qu'en s'éloignant Tissaphernès voulait, conformément à son intention première, affaiblir les Péloponnésiens. Car Tamôs, qui avait reçu la mission d'assurer la solde de l'armée, loin de l'augmenter, la diminua. D'autres croient qu'il voulait soutirer de l'argent à la flotte phénicienne, au moment de la laisser repartir, car jamais il n'avait eu l'intention de l'employer. D'autres encore prétendent qu'il voulait dissiper les clameurs que provoquait sa conduite à Lacédémone, faire publier sa loyauté et répandre le bruit qu'il était allé indubitablement au-devant de navires bel et bien équipés. Pour moi, il me semble clair comme le jour que, s'il n'amena pas la flotte, ce fut dans l'intention d'user la puissance des Grecs et de les tenir en suspens. Il ruinait leurs forces, en restant 1à-bas et en y demeurant et il les neutralisait, en évitant de fortifier un des deux partis. Car, s'il l'eût vraiment voulu, il est hors de doute qu'il eût pu sans peine mettre fin à la guerre. S'il eût amené la flotte aux Péloponnésiens, il leur eût donné vraisemblablement la victoire, car alors leurs forces navales balançaient, à peu de choses près, celles des Athéniens. Ce qui autorise surtout à le penser, c'est le prétexte qu'il invoqua pour ne pas amener la flotte phénicienne. Il prétendit qu'elle n'atteignait pas le nombre des bâtiments fixé par le Roi, belle occasion pour se faire bien voir du monarque, en réduisant pour lui la dépense et en arrivant au même résultat à meilleur compte ! Quoi qu'il en soit des intentions de Tissaphernès, il se rendit à Aspendos où il se rencontra avec les Phéniciens. Les Péloponnésiens, qui croyaient que la flotte allait venir, envoyèrent au-devant, sur la demande de Tissaphernès, le Lacédémonien Philippos avec deux trières.

LXXXVIII. - Quand Alcibiade sut que Tissaphernès se rendait à Aspendos, il s'embarqua avec treize vaisseaux, promettant à ceux de Samos de leur rendre un service manifeste et de haute importance : il amènerait aux Athéniens la flotte phénicienne ou tout au moins empêcherait qu'elle ne rejoignît les Péloponnésiens. Il connaissait, depuis longtemps sans aucun doute, les intentions de Tissaphernès et sa décision de ne pas faire venir la flotte. Il voulait aggraver la brouille des Péloponnésiens et du satrape, en montrant l'amitié de celui-ci pour les Athéniens et pour lui-même et de la sorte l'attacher plus étroitement au parti d'Athènes. Il mit donc à la voile et se dirigea droit vers l'est sur Phasélis et Kaunos.

LXXXIX. - Les députés des Quatre Cents, une fois revenus de Samos à Athènes, y firent connaître la réponse d'Alcibiade : il recommandait la résistance sans aucune concession à l'ennemi ; exprimait sa ferme espérance de réconcilier Athènes avec l'armée et de réduire les Péloponnésiens. La plupart de ceux qui avaient participé au rétablissement de l'oligarchie et qui ne demandaient qu'à se tirer sans danger de ces embarras, sentirent aux paroles d'Alcibiade s'affermir leur coeur. Ils tinrent des réunions et blâmèrent la manière dont l'État était conduit. Ils avaient à leur tête quelques gens connus soit des oligarques, soit des citoyens en charge comme Théraménès fils d'Hagnôn et Aristokratès fils de Skèlias et plusieurs autres. Tout en occupant dans le régime les premières places, ils craignaient à l'extrême, disaient-ils, l'armée de Samos et Alcibiade. Ils redoutaient aussi que les députés envoyés à Lacédémone ne prissent, sans l'aveu de la majorité des citoyens, quelque décision funeste à l'Etat. Sans vouloir, ajoutaient-ils, renoncer au gouvernement oligarchique, ils demandaient que le pouvoir des Cinq Milte cessât d'être un vain mot pour devenir une réalité et que les droits des citoyens fussent plus également répartis. Ce n'étaient là que faux-semblants et paroles pour le peuple ; en fait la plupart d'entre eux n'obéissaient qu'à des ambitions personnelles et prenaient les meilleurs moyens pour détruire une oligarchie née d'un gouvernement démocratique ; car chacun y aspire à devenir sur-le-champ, non pas l'égal des autres, mais le premier de tous. Au contraire, dans une démocratie chacun supporte plus volontiers les résultats des élections, parce qu'on ne se juge pas rabaissé par le choix de ses égaux. Ce qui les enhardit le plus nettement, ce fut l'autorité acquise à Samos par Alcibiade et le peu de stabilité dont disposait à leurs yeux l'oligarchie. Aussi chacun d'eux déployait-il tous ses efforts pour se mettre à la tête du parti populaire.

XC. - Ceux des Quatre Cents qui étaient les plus hostiles à cette forme de gouvernement et qui se trouvaient à la tête des affaires étaient Phrynikhos, qui au temps de son commandement à Samos avait eu des démêlés avec Atcibiade, Aristarlchos un des adversaires les plus acharnés et les plus anciens de la démocratie, Peisandros, Antiphôn et d'autres du premier rang. Dès leur arrivée au pouvoir et à la nouvelle de l'établissement à Samos de la démocratie, ils avaient envoyé quelques-uns des leurs en ambassade à Lacédémone pour y opérer un rapprochement avec Athènes. On avait commencé d'élever un retranchement à l'endroit appelé Eétidneia. Ils redoublèrent d'activité, quand leurs députés revinrent de Samos et qu’ils virent le changement d'attitude de ceux des leurs en qui ils avaient confiance jusqu'alors. Dans la crainte qu'ils éprouvaient et à l'intérieur et du caté de Samos, ils dépêchèrent Antiphôn, Phrynikhos et dix autres avec mission de conclure avec les Lacédémoniens un accord à des conditions à peu près acceptables. Ils pressèrent la construction du rempart d'Eétiôneia. A entendre Théraménès et ses partisans, le but de cette fortification n'était pas de fermer le Pirée à la flotte de Samos, si elle cherchait à en forcer l'entrée, mais bien d'y recevoir l'ennemi à volonté par mer et par terre. L'Eétiôneia est une digue avancée du Pirée et, en la longeant, on pénètre immédiatement dans le port. On ajouta une autre muraille à celle qui existait déjà du côté de la terre, si bien qu'une petite garnison suffisait à commander l'entrée du port. L'ancienne muraille qui faisait face à la terre et la nouvelle, que l'on construisait à l'intérieur du côté de la mer, aboutissaient également à l'une des deux tours fermant l'étroite embouchure du port. On entoura aussi d'une clôture le portique très vaste, qui tout près de cette muraille touchait au Pirée. Ils s'en assurèrent personnellement la possession et forcèrent les citoyens à y déposer le blé qu'ils pouvaient avoir et celui qui arrivait par mer. C'est à cet entrepôt qu'on allait le chercher pour le mettre en vente. 

411 Une armée péloponnésienne commandée par Agis se trouve devant les murs d'Athènes (juin)

XCI. - Depuis longtemps Théraménès fulminait contre ces mesures. Quand les députés revinrent de Lacédémone, sans avoir réussi dans leur plan d'accommodement général, il déclara que le mur constituerait un péril et allait causer la ruine de la ville. Juste à ce moment, quarante-deux vaisseaux, comprenant des bâtiments italiôtes de Tarente et de Lokres et d'autres de Syracuse, étaient arrivés du Péloponnèse, à l'appel des Eubéens. Ils mouillaient à Las en Laconie et se préparaient à gagner l'Eubée. Le Spartiate Hégésandridas fils d'Hégésandros les commandait. Théraménès déclara que cette flotte était envoyée bien plus pour secourir ceux qui fortifiaient Eétiôneia que les gens de l'Eubée, que, si l'on n'y prenait garde, on périrait sans même s'en apercevoir. Il y avait quelque chose de fondé dans ces accusations qui n'étaient pas de pures et simples calomnies. Avec le régime oligarchique, les Quatre Cents voulaient tout particulièrement maintenir la domination athénienne sur les alliés mêmes ; et, si cela s'avérait impossible, conserver l'indépendance en restant maftres de la flotte et des murailles ; enfin, en désespoir de cause, éviter d'être les premières victimes d'un rétablissement du régime démocratique, introduire les ennemis, traiter avec eux, au prix même des murailles et des vaisseaux, bref sauver à tout prix ce qu'on pourrait de la ville, à condition d'assurer la sécurité de leurs personnes.

XCII. - Aussi s'empressaient-ils de mettre en défense cette muraille en y ménageant des poternes, des passages dérobés pour donner accès à l'ennemi. Tout devait être prêt au plus tôt. D'abord, on se contenta de faire entendre contre quelques personnes de sourdes rumeurs. Mais entre tant, Phrynikos, au retour de son ambassade à Lacédémone, fut frappé, dans un guet-apens en pleine agora, aussitôt après sa sortie du Conseil, par un des péripoles[247] qui l'étendit raide mort. Le meurtrier s'échappa. Mais son complice, un Argien, pris et mis à la question par les Quatre Cents, ne dénonça aucun instigateur du crime. Il se borna à dire qu'il avait connaissance de réunions nombreuses dans la maison du péripolarque et dans d'autres maisons. Comme cette affaire n'avait pas de suites, Théraménès, Aristokratès et tous ceux qui étaient de leur parti, qu'ils appartinssent aux Quatre Cents ou non, se décidèrent à agir avec plus d'audace. Sur ces entrefaites les vaisseaux avaient quitté Las, contourné le cap Maléa, jeté l'ancre à Epidaure après avoir fait une incursion à Egine. Théraménès soutint qu'il était invraisemblable qu'une flotte faisant voile vers Egine fût entrée dans ce golfe pour retourner mouiller à Epidaure, à moins qu'elle ne fût venue dans l'intention qu'il ne cessait de dénoncer. Il n'y avait plus moyen, disait-il, de rester dans l'inaction. Finalement, après bien des paroles séditieuses et lourdes de soupçons, on passa aux actes. Les hoplites, occupés à la construction du mur d'Eétiôneia au Pirée, avaient parmi eux Aristokratès, en qualité de taxiarque et sa compagnie. Ils s'emparèrent d'Alexiklès, un des stratèges les plus dévoués à l'oligarchie et les plus attachés à l'hétairie. Ils le conduisirent dans une maison, où ils l'enfermèrent. Un certain Hermôn, chef des péripoles de garde à Munykhie, leur avait avec d'autres prêté son concours. Chose plus grave, la masse des hoplites les soutenait.
Les Quatre Cents se trouvaient assemblés dans la salle du Conseil quand ils apprirent ces événements. Aussitôt, tous, à l'exception des ennemis du régime actuel, furent prêts à courir aux armes et menacèrent Théraménès et ses partisans. Pour se défendre, Théraménès se déclara disposé à marcher avec eux sur-le-champ pour délivrer Alexiklès. De fait, il prit avec lui un des stratèges qui partageait ses sentiments et se mit en marche vers le Pirée. Aristarkhos s'y porta aussi avec quelques-uns des jeunes cavaliers. Le désordre et la confusion étaient effarants : les gens de la ville s'imaginaient déjà que le Pirée était pris et Alexiklès massacré. Les gens du Pirée s'attendaient à voir arriver sur l'instant ceux de la ville. Ce fut avec mille difficultés que les vieillards retinrent les citadins qui se précipitaient et couraient aux armes. Thucydide de Pharsale[248], proxène d'Athènes, qui se trouvait là intervint aussi, s'opposant énergiquement à leur tentative et leur criant d'épargner leur patrie, quand l'ennemi était à leurs portes à les guetter. Enfin ils s'apaisèrent et évitèrent une lutte fratricide.
Arrivé au Pirée, Théraménès, qui lui aussi était stratège, se fâcha contre les hoplites, mais en paroles seulement. En revanche, Aristarkhos et les ennemis de la multitude étaient au comble de la fureur. Les hoplites n'en persévérèrent pas moins dans leur intention, sans montrer le moindre repentir. Ils demandèrent même à Théraménès s'il jugeait opportun d'élever la muraille et s'il ne valait pas mieux la démolir. Il répondit que si tel était leur avis, c'était aussi le sien. Alors, les hoplites et bon nombre de gens du Pirée montèrent sur la muraille et l'abattirent. On encourageait la multitude en lui criant : « A l'oeuvre, ceux qui préfèrent l'autorité des Cinq Mille à celle des Quatre Cents ». Cette expression des Cinq Mille ne servait qu'à cacher les intentions véritables, car on ne voulait pas parler encore ouvertement du gouvernement du peuple : on craignait que les Cinq Mille n'existassent en réalité et on avait peur en s'adressant à des inconnus de se compromettre. C'était bien la raison pour laquelle les Quatre Cents n'avaient voulu ni désigner les Cinq-Mille, ni faire savoir qu'ils n'étaient pas désignés. Faire participer tant de gens au gouvernement, c'eût été, pensaient-ils, établir incontestablement la démocratie. Ne pas les désigner, c'était rendre les citoyens suspects les uns aux autres.

XCIII. - Les événements n'empêchèrent pas les Quatre Cents, malgré leurs craintes, de s'assembler le lendemain dans la salle du Conseil. Les hoplites du Pirée relâchèrent Alexiklès leur prisonnier et, après la destruction de la muraille, se rendirent au théâtre de Dionysos, près de Munykhie[249]. Ils posèrent leurs armes et tinrent une assemblée où ils décidèrent de marcher sans tarder sur Athènes et formèrent les faisceaux dans l'Anakéion[250]. Ils y furent rejoints par quelques émissaires des Quatre Cents, qui engagèrent avec eux des pourparlers individuels. On invita les plus modérés à se tenir tranquilles, à contenir les autres, sous promesse de désigner les Cinq Mille et de leur laisser élire les Quatre Cents à leur choix et par roulement ; en attendant, il fallait éviter, par tous les moyens, de mettre l'État en péril et de le livrer aux ennemis. Cet avis, que beaucoup soutinrent et firent partager, apaisa la foule des soldats, qui craignait surtout de mettre tout l'État en danger. On convint de tenir, à un jour fixé, une assemblée au théâtre de Dionysos pour[251] se mettre d'accord[252].

XCIV. - Le jour fixé pour l'assemblée dans le temple de Dionysos était venu et la séance allait commencer, quand on apprit que les quarante-deux vaisseaux d'Hégésandridas, venant de Mégare, passaient par le travers de Salamine. Il n'y eut personne parmi le peuple qui ne crût voir se réaliser ce que Théraménès et ses partisans avaient prédit depuis longtemps ; tous croyaient que la flotte cinglait dans la direction d'Eétiôneia et l'on se félicitait d'avoir jeté bas la muraille. Il est bien possible qu'Hégésandridas se fût mis d'accord avec la faction qui le favorisait pour croiser aux abords d'Epidaure. Il est vraisemblable, en tout cas, que les discussions d'Athènes l'y faisaient demeurer, dans l'espoir d'intervenir au moment opportun. A cette nouvelle, les Athéniens se précipitèrent en masse au Pirée, convaincus que leurs divisions intestines devaient s'effacer devant l'ennemi qui désormais n'était plus éloigné, mais défilait devant leur port. Les uns embarquaient sur les vaisseaux à flot ; d'autres mettaient à la mer des bâtiments à sec ; d'autres se portaient sur les remparts et à l'entrée du port.

XCV. - L'escadre péloponnésienne longea la côte, doubla le cap Sounion et alla mouiller entre Thorikos et Prasies, puis se rendit à Orôpos. Les Athéniens par suite de leurs dissensions furent contraints d'embarquer en toute hâte des équipages improvisés ; néanmoins, ils voulurent parer sans tarder au danger le plus pressant depuis que l'Attique était bloquée, l'Eubée était leur suprême ressource. Ils envoyèrent donc à Erétrie le stratège Thymokharès avec des navires. Cette escadre une fois renforcée par les stationnaires de l'Eubée, compta trente-six bâtiments. Elle fut sur-le-champ contrainte à livrer bataille ; Hégésandridas, après le repas du matin, avait quitté Orôpos avec sa flotte. Or Orôpos n'est par mer qu'à soixante stades[253] d'Erétrie. Le voyant s'avancer, les Athéniens se mirent à embarquer, croyant leurs soldats à proximité des vaisseaux. Mais ceux-ci ne pouvant se procurer des vivres au marché, où à dessein les Erétriens ne leur en avaient pas vendu, avaient dû en aller chercher dans les dernières maisons de la ville. On voulait ainsi retarder leur embarquement, donner le temps à l'ennemi de foncer sur eux et contraindre les Athéniens à engager l'action au pied levé. Bien plus, d'Erétrie on avait levé un signal pour indiquer à Orôpos le moment opportun pour le départ. Voilà dans quelles tristes conditions les Athéniens levèrent l'ancre et livrèrent bataille en avant du port d'Erétrie ; après quelque résistance, ils furent mis en fuite et poursuivis jusqu'à terre. Tous ceux qui cherchèrent un refuge dans la ville d'Erétrie, qu'ils considéraient comme une ville amie, y subirent le pire traitement, car ils furent massacrés par les habitants. Par contre, ceux qui gagnèrent le fort que les Athéniens possédaient sur le territoire d'Erétrie survécurent. Tous les vaisseaux qui rallièrent Khalkis furent sauvés. Les Péloponnésiens capturèrent vingt-deux bâtiments athéniens, massacrèrent ou firent prisonniers les équipages ; après quoi ils élevèrent un trophée. Peu de temps après ils obtinrent la défection de toute l'Eubée, sauf d'Oréos occupée par les Athéniens et parent dans le pays toutes dispositions utiles.

XCVI. - A la nouvelle des événements de l'Eubée, les Athéniens éprouvèrent une consternation qu'ils n'avaient jamais ressentie. Ni le désastre de Sicile, si considérable qu'il leur eût paru, ni aucune autre défaite ne leur avait inspiré pareil effroi. L'armée de Samos avait fait défection ; ils n'avaient plus ni vaisseaux ni équipages ; la ville état en pleine dissension et il était bien possible qu'on en vînt aux mains. Qu'on ajoute à ce tableau l'épouvantable malheur d'avoir perdu leurs vaisseaux et, qui pis est, l'Eubée, qui leur était plus indispensable que l'Attique même. N'avaient-ils pas de suffisants motifs de découragement ? Mais ce qui les épouvantait le plus et le plus directement, c'était la crainte de voir l'ennemi victorieux s'enhardir jusqu'à cingler directement vers le Pirée dépourvu de vaisseaux. A chaque instant on s'attendait à le voir arriver. Avec un peu d'audace, il eût pu le faire facilement. En bloquant la ville, il y eût aggravé encore les divisions ; ou encore en prolongeant le siège, il eût contraint les vaisseaux de Samos, tout hostiles qu'ils fussent à l'oligarchie, à venir au secours de leurs parents et de la ville entière. Dès lors, l'Hellespont appartenait à l'ennemi et l'Ionie, les îles, tout le pays jusqu'à l'Eubée et pour ainsi dire tout l'empire athénien. Mais ce n'est pas la seule circonstance où les Lacédémoniens furent, de tous les adversaires des Athéniens, les plus faciles à combattre ; le fait se répéta souvent. Leur caractère, aux uns et aux autres, différait profondément ; les uns étaient vifs, les autres lents ; les uns entreprenants, les autres timides ; voilà ce qui avantagea considérablement les Athéniens, surtout dans une rivalité maritime. C'est ce que firent bien voir les Syracusains ; comme ils ressemblaient le plus aux Athéniens, ce sont eux qui les combattirent le mieux. 

411 Chute des 400, remplacés par les 5000 (septembre)

XCVII. - Tout consternés que fussent les Athéniens par ces nouvelles, ils n'en équipèrent pas moins vingt vaisseaux et convoquèrent pour la première fois depuis le coup d'État une assemblée dans la Pnyx[254], lieu où jadis se tenaient les séances. Là ils mirent fin au pouvoir des Quatre Cents et décidèrent de remettre le gouvernement aux Cinq Mille dont feraient partie tous ceux qui s'équipaient à leurs frais ; aucune fonction publique ne serait rétribuée, sous menace de malédiction pour les contrevenants. On tint par la suite de fréquentes assemblées, où l'on vota la création de Nomothètes[255] et d'autres mesures administratives. Jamais, de mon temps du moins, les Athéniens ne parurent mieux gouvernés qu'au début de ce régime ; il y avait une sage combinaison de l'oligarchie et de la démocratie ; c'est ce qui contribua, au sortir d'une situation lamentable, à relever la ville. On vota également le retour d'Alcibiade et de ses partisans. On lui envoya, ainsi qu'à l'armée de Samos, un message pour l'inviter à se mettre à la tête du gouvernement[256].

XCVIII. - Au cours de cette révolution, Peisandros, Alexiklès, leurs partisans et les défenseurs les plus ardents de l'oligarchie s'éclipsèrent sans tarder et se réfugièrent à Dékéleia. Seul parmi eux, Aristarkhos, alors stratège, prit avec lui à la hâte quelques archers[257], des plus barbares et s'avança jusqu'à Œnoè, fort des Athéniens aux confins de la Béotie. Cette place était assiégée par les Corinthiens venus en volontaires et renforcés par les Béotiens auxquels ils avaient demandé main forte. Ils voulaient venger le massacre par les gens d'Œnoè d'un certain nombre des leurs à leur retour de Dékéleia. Aristarkhos entra en pourparlers avec eux et abusa les assiégés en leur disant qu'Athènes avait conclu un accord avec les Lacédémoniens et qu'ils étaient tenus de remettre la place aux Béotiens. C'était la condition même du traité. Comme il était stratège, les assiégés ne mirent pas en doute sa parole et, ignorant tout du dehors, ils sortirent après avoir capitulé. C'est ainsi que les Béotiens prirent et occupèrent Œnoè, au moment où à Athènes prenaient fin l'oligarchie et les troubles.

XCIX. - Vers la même époque de cet été, voici ce qui se passa : la solde des Péloponnésiens de Milet n'était payée par aucun de ceux que Tissaphernès, à son départ pour Aspendos, avait chargés de cette mission, de plus ni la flotte phénicienne ni Tissaphernès n'apparaissaient nulle part. Philippos qui avait accompagné le satrape et le Spartiate Hippokratès, qui se trouvait à Phaséhs, mandaient à l'amiral Mindaros que cette flotte ne viendrait pas et qu'ils étaient complètement dupés par Tissaphernès. Par ailleurs, Pharnabazos appelait les Péloponnésiens auprès de lui et était prêt, après avoir réuni sa flotte à la leur, à faire révolter contre les Athéniens les villes de son gouvernement qui leur restaient encore. Il agissait comme Tissaphernès et espérait tirer des avantages de cette situation.
Dans ces conditions, Mindaros leva l'ancre de Milet pour gagner l'Hellespont. Au signal donné sa flotte composée de soixante-treize vaisseaux partit à l'improviste, en observant une exacte discipline de marche afin d'échapper à l'escadre de Samos. Déjà, au cours du même été, seize vaisseaux avaient pénétré dans l'Hellespont et opéré des incursions dans une partie de la Khersonèse. Mindaros, assailli par la tempête, fut forcé de relâcher à Ikaros où le mauvais temps le retint cinq ou six jours. Il aborda ensuite à Khios.

C. - En apprenant que Mindaros venait de partir de Milet, Thrasyllos lui aussi quitta Samos sans tarder avec cinquante-cinq vaisseaux, se lança à sa poursuite pour l'empêcher d'arriver le premier dans l'Hellespont. Informé que l'ennemi était à Khios et croyant qu'il y séjournerait, il installa des guetteurs à Lesbos et en face sur le continent pour être tenu au courant de ses mouvements. Lui-même longea la côte jusqu'à Méthymne, où il fit préparer des approvisionnements de farine et d'autres vivres ; car son intention était, au cas où l'affaire traînerait en longueur, de faire de Lesbos des incursions à Khios. De plus, comme Erésos ville de Lesbos venait de faire défection, il voulait s'y rendre avec sa flotte et la détruire s'il le pouvait. Il faut dire que les plus riches bannis de Méthymne avaient fait venir de Kymè environ cinquante hoplites volontaires et pris à leur solde des hommes du continent, ce qui faisait à peu près un total de trois cents hommes, dont le Thébain Alexandros avait le commandement, en raison de la communauté d'origine des deux peuples. Ces troupes commencèrent par assiéger Méthymne, mais leur tentative échoua, parce qu'elles avaient été prévenues par l'arrivée de la garnison athénienne de Mytilène. Repoussées au cours d'un second combat, elles traversèrent la montagne et provoquèrent la défection d'Erésos. Thrasyllos s'y rendit avec sa flotte tout entière et se disposa à attaquer l'ennemi. Thrasyboulos d'ailleurs l'y avait précédé et était parti de Samos avec cinq vaisseaux, dès la nouvelle du passage des bannis. Mais arrivé après la défection d'Erésos, il la bloqua à son arrivée. Deux vaisseaux venant de l'Hellespont et qui rentraient en Attique, ainsi que des bâtiments de Méthymne vinrent se joindre à lui, ce qui porta à soixante-sept unités le total des vaisseaux. Avec les troupes qui étaient à bord, on se prépara à tenter de prendre de force Erésos, à l'aide de machines et par tous les moyens.

CI. - Cependant Mindaros, avec les navires péloponnésiens de Khios, prenait deux jours pour se ravitailler ; les habitants fournirent à chaque soldat trois tessarakostes[258] de Khios ; le troisième jour il leva l'ancre, en évitant de prendre le large pour ne pas tomber sur les vaisseaux athéniens d'Erésos. Laissant Lesbos à bâbord, les Péloponnésiens cinglèrent vers le continent et ne s'en éloignèrent pas. Ils relâchérent dans le port de Kartéries, sur le territoire de Phôkaea et y prirent le repas du matin. Ensuite ils passèrent par le travers de Kymè, dînèrent aux Arginuses, au continent en face de Mytilène. De là, pendant une bonne partie de la nuit, ils longèrent la côte ot arrivèrent à Harmatunte, vis-à-vis de Méthymne où ils déjeunèrent. Ils passèrent ensuite rapidement par le travers de Lektos, de Larisa, d'Hamaxitos et des places de cette région et arrivèrent avant minuit à Rhoeteion, qui fait déjà partie de l'Hellespont. Quelques vaisseaux jetèrent l'ancre à Sigeion et en quelques autres points de la côte.

CII. - Les dix-huit vaisseaux athéniens postés à Sestos, prévenus par les signaux des guetteurs, apercevant d'ailleurs des feux nombreux allumés tout à coup sur le territoire ennemi, comprirent aussitôt que les Péloponnésiens entraient dans le détroit. La même nuit faisant force de rames, ils se retirèrent secrètement vers la Khersonèse, en longeant la côte dans la direction d'Elæunte. Leur intention était en gagnant la haute mer d'échapper aux vaisseaux ennemis. Ils trompèrent la surveillance des seize bâtiments qui se trouvaient à Abydos, quoiqu'on leur eût recommandé de bien ouvrir l'oeil, au cas où les Athéniens tenteraient de s'échapper. Au jour les Athéniens furent aperçus de la flotte de Mindaros qui les prit en chasse aussitôt. Tous les vaisseaux ne purent se sauver ; la plupart se réfugièrent à Imbros et Lemnos ; mais les quatre derniers se firent capturer dans les parages d'Elaeunte. L'un d'eux alla s'échouer en face du temple de Prôtésilaos et fut pris avec son équipage ; deux autres furent capturés également, mais les hommes les avaient abandonnés. L'ennemi brûla devant Imbros le quatrième qui était vide.

CIII. - Là-dessus, les Péloponnésiens rallièrent les vaisseaux venant d'Abydos et d'ailleurs, ce qui porta la flotte à quatre-vingt-six bâtiments. Le même jour, ils assiégèrent Elæunte, mais ne pouvant s'en emparer ils retournèrent à Abydos.
Quant aux Athéniens, trompés par leurs guetteurs et d'ailleurs convaincus que le passage de la flotte ennemie ne pourrait leur échapper, ils battaient tout à loisir les murailles d'Érésos. Mais quand ils furent au fait des événements, ils levèrent immédiatement le siège d'Érésos et se portèrent en toute hâte dans l'Hellespont. Ils s'emparèrent de deux vaisseaux péloponnésiens, qui dans l'ardeur de la poursuite s'étaient aventurés au large et étaient venus se jeter au milieu d'eux. Le lendemain, ils arrivèrent devant Élæunte, où ils mouillèrent ; ils rappelèrent d'Imbros les vaisseaux qui s'y étaient réfugiés et pendant cinq jours ils firent leurs préparatifs de combat.

411 Défaite des Lacédémoniens à  d'Abydos (octobre)

CIV. - Voici comment s'engagea la bataille. Les Athéniens en ligne de file longeaient la côte, en direction de Sestos. Les Péloponnésiens informés se portèrent d'Abydos à leur rencontre. Quand le combat parut imminent, la flotte athénienne, forte de soixante-seize vaisseaux, étendit sa ligne le long de la Khersonèse depuis Idakos jusqu'au pays des Arrhianes. La flotte péloponnésienne s'alignait depuis Abydos jusqu'à Dardanos, avec quatre-vingt-six bâtiments. Les Syracusains occupaient l'aile droite des Péloponnésiens, Mindaros avec les vaisseaux les plus rapides l'aile gauche. Thrasyllos commandait l'aile gauche athénienne, Thrasyboulos l'aile droite. Les autres stratèges se trouvaient aux places à eux assignées. Les Péloponnésiens faisaient diligence pour engager les premiers le combat, leur aile gauche débordait l'aile droite athénienne ; ils voulaient, s'il était possible, empêcher les Athéniens de s'échapper, les enfoncer au centre et les rejeter à la côte peu éloignée. Les Athéniens, comprenant leurs intentions, étendirent eux aussi leur ligne du côté où l'ennemi voulait les enfermer et réussirent à le prévenir et à le déborder. Déjà leur ailè gauche avait doublé le promontoire nommé Kynosséma. Mais, à la suite de ce mouvement, le centre ne comprenait que de médiocres vaisseaux, trop éloignés les uns des autres, d'ailleurs inférieurs en nombre à ceux de l'ennemi. De plus le pourtour de la côte aux abords de Kynosséma forme un angle aigu qui empêchait de voir ce qui se passait de l'autre côté.

CV. - Les Péloponnésiens attaquèrent donc le centre athénien, rejetèrent les vaisseaux sur le littoral, débarquèrent à leur suite, remportant là un avantage incontestable. De nulle part on ne pouvait venir au secours du centre : ni de la droite où Thrasyboulos était pressé par la masse des vaisseaux péloponnésiens, ni de la gauche où se trouvait Thrasyllos, car le promontoire de Kynosséma bouchait entièrement la vue. D'ailleurs, les vaisseaux syracusains et d'autres qui lui étaient opposés étaient en aussi grand nombre que les siens et l'en empêchaient. Enfin, les Péloponnésiens, enhardis par leur victoire, poursuivirent les Athéniens dans toutes les directions et sur une partie de leur ligne se débandèrent. Thrasyboulos s'en aperçut et, renonçant à étendre sa ligne, vira de bord, fit face brusquement aux vaisseaux qui le pressaient, les repoussa et les mit en fuite. Il surprit ensuite les navires dispersés au point où les Péloponnésiens avaient eu l'avantage, leur causa des avaries et força la plupart d'entre eux à prendre la fuite sans combattre. Les Syracusains eux-mêmes venaient de céder devant Thrasyllos et leur fuite s'accéléra, quand ils virent la défaite du reste de la flotte.

CVI. - La bataille était perdue, la plupart des Péloponnésiens s'enfuirent d'abord dans la direction du fleuve Pydios, puis à Abydos. Les Athéniens ne capturèrent qu'un petit nombre de vaisseaux. Vu le peu de largeur de l'Hellespont, l'ennemi n'avait pas à aller bien loin pour trouver des ports où se réfugier. Pourtant nulle victoire n'arriva plus à propos que cette victoire navale[259]. Jusqu'alors les Athéniens avaient redouté la marine péloponnésienne, en raison de leurs échecs consécutifs et du désastre de Sicile. Dès ce moment, ils cessèrent de se défier d'eux-mêmes et de juger leurs adversaires redoutables sur mer. Toutefois, ils capturèrent à l'ennemi huit vaisseaux de Khios, cinq de Corinthe, deux d'Ambrakie, deux de Béotie, un de Leukas, un de Lacédémone, un de Syracuse et un de Péllénè. De leur côté ils en perdirent quinze. Ils dressèrent un trophée sur le promontoire où se trouve Kynosséma, recueillirent les débris des vaisseaux et accordèrent à l'ennemi le droit d'enlever ses morts. Là-dessus, ils envoyèrent une trière à Athènes pour annoncer leur victoire. L'arrivée de cet aviso porteur d'une nouvelle inespérée releva considérablement les courages abattus à la suite des récentes défaites survenues en Eubée et des dissensions intestines. Les Athéniens jugèrent que, s'ils déployaient du courage, ils pouvaient encore s'assurer le succès.

CVII. - Le quatrième jour après le combat naval, les Athéniens de Sestos, après avoir fait diligence pour réparer leurs vaisseaux, mirent le cap sur Kyzikos, qui venait de faire défection, Dans les parages d'Harpagion et de Priapos, ils aperçurent au mouillage les huit vaisseaux de Byzance. Ils leur foncèrent sus, vainquirent les équipages qui étaient à terre et capturèrent les vaisseaux. lls allèrent ensuite à Kyzikos, ville ouverte qu'ils firent entrer sous leur domination et à qui ils infligèrent une contribution. Sur ces entrefaites la flotte péloponnésienne d'Abydos cingla vers Élæunte et reprit ceux des navires capturés en état de prendre la mer, les Élæuntins ayant brûlé les autres. Les Péloponnésiens dépêchèrent en Eubée Hippokratès et Epiklès pour ramener l'escadre qui s'y trouvait.

CVIII. - Vers la même époque Alcibiade, avec treize vaisseaux, revint de Kaunos et de Phasélis à Samos. Il y annonça qu'il avait empéché la flotte phénicienne de se joindre aux Péloponnésiens et renforcé l'amitié de Tissaphernès pour Athènes. Il équipa neuf vaisseaux, outre ceux qu'il avait déjà, imposa une contribution considérable à Halikarnasse et fortifia Kôs. Là-dessus il désigna des magistrats pour cette ville et sur la fin de l'automne regagna Samos. Tissaphernès, à la nouvelle que la flotte péloponnésienne était passée de Milet dans l'Hellespont, appareilla et d'Aspendos se dirigea vers l'Ionie. Pendant que les Péloponnésiens se trouvaient dans l'Hellespont, les gens d'Antandros, qui sont des Éoliens, avaient fait venir par terre, à travers le massif de l'Ida, des hoplites d'Abydos et les avaient introduits dans la ville. Ils avaient à se plaindre du Perse Arsakès, lieutenant de Tissaphernès. Voici pourquoi : les habitants de Délos étaient venus s'installer à Atramyttion à la suite de la purification de Délos et de leur expulsion par les Athéniens. Arsakès, feignant une secrète inimitié, avait réquisitionné les principaux d'entre eux pour une expédition, les avait fait sortir de la ville en invoquant de beaux prétextes d'amitié et d'alliance. Puis, épiant le moment de leur repas du matin, il les avait fait cerner par ses gens et percer de traits. Les gens d'Antandros craignant d'être victimes à leur tour d'un semblable attentat et ne pouvant plus supporter les charges qu'Arsakès leur imposait, chassèrent de l'acropole la garnison qu'il y avait installée.

CIX. - Tissaphernès devina une nouvelle machination des Péloponnésiens, qui avaient déjà opéré de la sorte à Milet et à Knide, d'où ils avaient chassé les garnisons perses. Il jugea qu'il s'était rendu terriblement odieux à leurs yeux et voulut éviter le retour de pareils dommages. Il supportait mal d'ailleurs l'idée que Pharnabazos, qui les avait appelés depuis moins de temps et à moins de frais que lui, pût en tirer plus d'avantages que lui-même contre les Athéniens. Aussi décida-t-il d'aller les trouver dans l'Hellespont pour leur reprocher leur conduite à Antandros et se justifier, du mieux qu'il pourrait, au sujet de la flotte phénicienne et des autres méfaits dont on l'accusait. Il se rendit d'abord à Ephèse, où il offrit un sacrifice à Artémis[260].

 

[206] Ce conseil des Anciens est une magistrature extraordinaire pour un temps de crlse, une sorte de dictature collective. Le sénat spartïate de 28 Anciens a bien pu inspirer cette création on est toujours tenté d'imiter son vainqueur.

[207] Les « harmostes » étaient les chefs des garnisons que Sparte installait dans les villes soumises ou alliées. Ils se conduisaient en général comme de petits tyrans. Le roi Agis prenait des initiatives sans consulter le Sénat ni les éphores, ni se sentir lié par le Conseil des Dix qui accompagnait le roi en campagne. Après l'Eubée qui ressortissait au tribut des Iles (Cyclades), Khios, Lesbos, Samos étaient les trois plus grandes fles du tribut d'Ionie, leurs contributions alimentaient le trésor d'Athènes et leurs escadres faisaient partie de la flotte fédérale. En les détachant de la confédération, Agis portait un coup terrible à la thalassocratie athénienne, seulement il manquait de suite dans ses desseins.

[208] Tissaphernès gouvernait la satrapie perse comprenant, de la hauteur de Lesbos au nord à Chypre au sud, l'arrière-pays du littoral de l'Asie Mineure (Mysie, Lydie, Karïe, Lykie, Pamphylie). Le Roi, feignant que son autorité s'exerçât sur la côte et les îles, réclamait à son satrape le tribut annuel et les arriérés que ces villes ne payaient plus depuis qu'elles faisaient partie de la confédération athénienne.

[209] Le mécontentement était grand dans la confédération maritime. Athènes, au lieu de laisser à ses confédérés la liberté, tendait à leur égard, sinon à la tyrannie, du moins à une centralisation qui répugnait à ces petits États individualistes. De plus cette démocratie ne sauvait même pas les apparences elle ne réunit plus le conseil fédéral, appelle ses associés tantôt « les villes », tantôt « les sujets », a mis la main sur le trésor de la Ligue, impose son régime politique, fait traïner en longueur les procès des alliés, installe chez les mécontents et les turbulents des clérouques, à la fois colons, soldats et citoyens de la métropole qu'ils protègent dans les postes avancés et sur les routes du blé, du bois, des mines d'or. Les alliés, ainsi traités, ne sont pas assez sensibles aux avantages que leur procure Athènes une même monnaie, un même système de poids et mesures, une même administration judlciaire, un même régime douanier.

[210] Ce nom d'Alcibiade est lacédémonien. Un aïeul ou un bisaieul de notre Alcibiade le prit par sympathie pour un Lacédémonien, son hôte, qui le portait.

[211] Ce chemin de terre pour haler les navires donnait au voyage de la rapidité et de la sécurité. Le sud de la Morée envoie dans la mer des promontoires battus par les vents et difficiles à doubler pour qui veut se rendre d'une mer dans l'autre. « Une fois le cap Maléa doublé, disait un proverbe de matelots, oublie ce que tu as laissé à la maison. » (Strabon, p. 378.)

[212] 25 talents représentent 750.000 francs-papier.

[213] Nous retrouvons ce Kléarkhos dans l'Anabase de Xénophon. Il a le commandement des Dix Mille Grecs de l'expédition de Cyrus le Jeune.

[214] Les Jeux Isthmiques, qui se célébraient à l'Isthme de Corinthe, en l'honneur de Poseidôn, sous la présidence de cette cité, font partie des grands jeux panhelléniques, où tout homme libre, de race grecque, en possession de ses droits de citoyen, est admis à concourir. Ils avaient lieu tous les deux ans, au printemps, la deuxième et la quatrième année de chaque olympiade.

[215] Sparte entend commander même la flotte des Corinthiens, en sa qualité de tête de la confédération péloponnésienne, bien qu'elle ne soit pas une cité maritime.

[216] Les théôres athéniens avaient droit à une place d'honneur, parce que Thésée - qui, selon les Athéniens, aurait été le fondateur de ces Jeux Isthmiques - leur donna du moins le caractère qu'ils présentèrent à l'époque historique.

[217] La défection de Khios fut sensible aux Athéniens. « Ils avaient toujours traité l'île avec des égards particuliers ; on la considérait comme la perle des villes alliées... récemment encore Eupolis... avait vanté Khios », la belle ville qui envoie des croiseurs et des hommes, quand il en faut et qui est toujours docile comme un coursier qul n'a pas besoin d'être châtié. (Fragm. Com., II, 809. Traduction de Curtius, III, p. 406.)

[218] Les mille talents représentent 30 millions francs-papier, mention du versement se trouve dans C. L, Attic., I, n. 184. Thucydide ne parle pas ici des cent trières qu'il a dit plus haut être en réserve à l'arsenal.

[219] Voici Sparte à la solde du Roi de Perse, en dépit de sa réputation de libératrice des Hellènes. Ce livre VIII pourrait s'appeler Sparte et la Perse contre Athènes. La haine des Doriens contre Athènes va conclure une alliance avec l'ennemi héréditaire des Hellènes et remettre sous la domination perse les villes grecques d'Ionie, qu'avaient libérées les victoires de Marathon, Salamine, Platée et Mykalè. D'ailleurs Sparte avait, sans résultat positif, continué à être en relations avec le Roi de Perse. Le désastre de Sicile et la sécession de l'Ionie vont provoquer un réveil de l'activlté du Grand Roi et de ses satrapes du littoral. L'argent perse allait-il cette fois permettre aux Lacédémoniens de construire une grande flotte pour écraser Athènes sur son élément ? Le dernier mot resterait au maître de la mer.

[220] Géômores, grands propriétaires fonciers favorables à l'oligarchie. A Athènes, ce sont au contraire de petits propriétaires qui travaillent la terre de leurs mains et étaient placés entre les Eupatrides ou nobles et les Démiurges ou artisans. Cette interdiction des mariages nous prouve à quel point en était venue la haine entre factions opposées. Le parti démocratique s'attacha intimement aux Athéniens. Un marbre fut gravé à Athènes en l'honneur de cette fidélité de Samos. (C. I. Attic., I, 56.)

[221] Les Athéniens, outrés de la sécession de Khios, firent à cette 41e tout le mal qu'ils purent. Thucydide impartial ne peut s'empêcher de trouver à la politique des Khiotes des circonstances atténuantes. Hérodote, V, 15 et 27, nous raconte les malheurs de Khios dans la révolte de l'Ionie contre les Perses. Tout le monde se rappelle au XIXe siècle les massacres de Scio, le tableau de Delacroix et les vers de V. Hugo (L'Enfant Grec).

[222] Cette île Eléos est inconnue, mais c'est le terme que porte le texte, bien qu'au chapitre suivant il soit question de Léros, que des traducteurs substituent pour ce motif à Eléos.

[223] A la veille d'une bataille navale on allégeait les trières des agrès et des objets lourds qui n'étaient pas indispensables à la navigation.

[224] Darius fît frapper le statère darique en or fin du poids de 8,40 gr., à l'effigie de l'archer couronné, à peu près l'équivalent de notre louis d'or, soit 100 francs-papier. Il laissa aux satrapes le soin de frapper, suivant les besoins locaux, de la monnaie d'argent. L'argent à poids égal valait à la fin du ve siècle environ 12 fois moins que l'or, soit 8,33 francs-papier pour le statère d'argent. Il doit être question ici du statère d'or.

[225] Une drachme attique vaut environ 5 francs-papier ; trois oboles font une demi-drachme, soit 2,50 francs-papier ; trente talents font 900.000 francs-papier. Ce passage, depuis : Cependant il fut convenu... est très discuté. Le sens que nous donnons est vraisemblable, sans présenter aucune garantie de certitude. Une solde plus élevée que celle que payaient les Athéniens (2,50 francs-papier) était nécessaire pour faire déserter les matelots mercenaires employés par Athènes.

[226] Les Khiotes, qui usaient de leurs esclaves comme les Lacédémoniens de leurs hilotes, avaient à réprimer des séditions excitées par eux. Ils passaient pour avoir les premiers, parmi les Grecs, établi la traite des esclaves, ce qui expllquerait leur richesse.

[227] Sparte devait avoir honte de son alliance avec la Perse contre une confédération hellénique. Likhas n'admet pas que son pays fasse la guerre pour replacer des Hellènes sous le joug des Perses. Il admet la possibilité de se passer de Tissaphernès. Ce Likhas était le riche Spartiate que les commissaires des Jeux Olympiques avaient fait battre par les huissiers pour avoir fait courir malgré l'exclusion prononcée contre les Spartiates (ci-dessus, V, 50). Il était ennemi d'Alclbiade.

[228] 32 talents font 960.000 francs-papier.

[229] Agis était l'ennemi déclaré d'Alcibiade, qui se vantait d'avoir séduit la reine Timæa, au point qú'on se moquait sur la scène athénienne de cette infortune conjugale. (Athénée, Le Banquet des sophistes et Plutarque, Alc.) En abandonnant l'armée de Sparte Alcibiade avait atteint son but : il avait appris à ses adversaires d'Athènes ce qu'il en coûtait de l'avoir pour ennemi. Il ne lui restait plus qu'à exercer maintenant auprès de Tissaphernès la même vengeance contre l'animosité des Lacédémoniens à son égard.

[230] Il ne faut pas s'étonner que les citoyens riches fussent las de la démocrate. C'était avec leur argent que se faisait la guerre (liturgies), c'est sur eux, désignés pour les commandements aux armées ou à la mer, que retombait la responsabilité des expéditions mal engagées et mal soutenues ensuite par l'Assemblée du peuple. Il en était ainsi à Samos comme à Athènes.

[231] Les Eumolpides sont une famille sacerdotale d'Eleusis vouée au culte de Démêter et de ses mystères. Ils connaissent les formules sacrées et en sont les interprètes. Ils partagent la direction du sanctuaire et l'administration du trésor de la déesse avec les Kerykes. « Ces Kérykes (V. Foucart, Les Mystères d'Eleusis, p. 152) appartenaient à l'Attique où ils possédaient des privilèges dans le culte attique d'Apollon, ils furent associés aux Eumolpides, lorsque les Mystères entrèrent dans la religion de l'État ». Ces collèges de prêtres font partie d'un tribunal chargé de juger les affaires d'impiété (asébeia). Ils ne pouvaient tolérer le retour de l'impie, profanateur des Mystères, solennellement maudit.

[232] Ces sociétés secrètes se nommaient « hétaeries » ou synômosies, elles étaient analogues à des clubs politiques. Elles s'étaient formées du temps de Cléon pour échapper au terrorisme démocratique ; elles se recrutaient parmi les anciennes familles, favorables à l'oligarchie et à Sparte, les membres se liaient par serment pour se défendre mutuellement en justice et briguer les magistratures. De la défense contre les sycophantes, ces sociétés passèrent à des ambitions politiques et à la poursuite de réformes à opérer dans l'État, enfin à un projet d'un changement de la constitution.

[233] Darius II Nothos, père d'Artaxerxes Mnémôn et de Cyrus le Jeune, monta sur le trône en 424 av. J.-C. Hiéraménès est son beau-frère.

[234] Il ne réussissait guère aux oligarques d'Athènes de supprimer le régime démocratique chez les insulaires. Exemple Thasos. Les aristocrates acceptèrent les services de Diitréphès, mais une fois maftres du pouvoir, après son départ, ils firent défection et se tournèrent vers la confédération péloponnésienne.

[235] Le chiffre de 5.000 citoyens actifs considéré comme un maximum par Thucydide et par Lysias (Pour Polystr~tos, XIII) serait d'après Aristote un minimum (A. P., XXIX, 5). Étant donné la difficulté aux plus beaux temps de la République de réunir une "ekklésia" aussi nombreuse, Thucydide paraît plus prés de la vérité.

[236] La Boulé, conseil des Cinq Cents, tirés au sort à raison de 50 par tribu, parmi les citoyens âgés de 30 ans et jouissant de la plénitude de leurs droits civiques. Les membres de la Boulè étaient élus avec des fèves. Les noms des candidats étaient d~posés dans une urne et des fèves noires et blanches dans une autre. A mesure qu'on tirait un nom, on tirait aussi une fève et celui dont le nom sortait en même temps qu'une fève blanche était membre du Conseil. Ce tirage au sort que Socrate appelait une folie se faisait entre des candidats préalablement désignés et soumis à la dokimasie, sévère au début, plus commode ensuite. Ces fonctions absorbantes (elles duraient un an) et mal rétribuées ne tentaient pas les citoyens chargés de famille et forcés de gagner leur vie. La Boulè était avec l'Assemblée du peuple le principal organe du gouvernement démocratique.

[237] Il s'agit de la « graphè paranomôn ». Aucun décret du Conseil ou de l'Assemblée ne peut être contraire à une loi existante. Tout Athénien a le droit de déposer une plainte d'illégalité contre l'auteur d'un décret ou d'une proposition législative qu'il juge contraire aux lois: Pour qu'une motion de ce genre puisse être faite impunément, il faut que son auteur se fasse d'abord octroyer par le peuple une sorte d'immunité parlementaire qui ne peut être accordée que s'il y a un quorum de 6.000 votants. (Cf. Glotz, La Cité grecque, p. 209 et suiv.) Si l'on voulait apporter quelque changement à la Constitution, il importait d'enlever aux démagogues ce moyen de rendre intangible, par l'action d'illégalité, les lois à modifier.

[238] Peisandros, l'homme sans scrupule, à la solde de la faction oligarchique, dirigea cette révolution au printemps de 411. Il n'était qu'un agent d'exécution.

[239] Antiphôn, né à Rhamnunte, vers 480, auteur des Tétralogies. Ennemi décidé de la démocratie, associé à Phrynikhos et à Théraménès pour établir le gouvernement oligarchique des Quatre Cents. Il paraît « avoir été dans cette aventure, le théoricien. » (Cf. Discours d'Antiphôn, par L. Gernet, collection Budé, 1923.) « L'immense majorité de ceux qui composaient cette faction, nous dit Curtius, III, p. 426 de la traduction B.-L., étaient des jeunes gens formés à l'école des sophistes ; ils méprisaient les lois de l'État et la basse classe, désiraient des réformes pour divers motifs personnels et écoutaient avec avidité les théories politiques que, dans les réunions du parti, leur exposalt avec sa brillante éloquence Antiphôn, qu'on avait coutume d'appeler le Nestor du parti. » Antiphôn avait alors soixante ans. Après la chute des Quatre Cents, il paya de sa vie cette tentative de réforme de la démocratie. Il avait agit sans ambition, par désir de sauver sa patrie, victime du régime.

[240] « L'histoire de la révolution des Quatre Cents est une des plus obscures qui soient. Il n'est point aisé d'accorder le récit de Thucydide avec le texte d'Aristote (A. P., XXIX, ss.) » (R. Cohen, op. cit., p. 267.)

[241] Le conseil désigné par la fève fut dissous le 14 Thargéliôn 411 avant l'expiration de son mandat, sous l'archontat de Kallias. Les Quatre Cents entrèrent en fonction le 22, alors que le Conseil, désigné eût dû entrer en fonction le 14 Skirophoriôn. (Arist., A. P. XXXII, loc. cit.) Il leur restait quatre mois à courir, le salaire quotidien des membres de la Boulè était d'une drachme (5 francspapier) remise sous forme de jeton de présence échangeable au Trésor. Ils jouissaient pendant l'année de leur charge de l'exemption du service militaire et d'une place d'honneur au théâtre. La docilité des Cinq Cents à s'éclipser prouve qu'ils ne devaient pas jouir à ce moment de la sympathie publique.

[242] Pour assurer la bonne marche des affaires une commission permanente, formée chaque fois des 50 conseillers d'une même tribu, reste en fonction pendant la dixième partie de l'année c'est la prytanie. Les Quatre Cents qui ne sont pas tirés également des dix tribus sont obligés de recourir au sort pour constituer des prytanies de 40 membres.

[243] On est surpris de constater que le gouvernement d'Athènes et le public supportèrent neuf ans, sans tenter un effort décisif, l'occupation de cette place de Dékéleia visible des remparts de la ville 1 Cette population de marins, déshabitués de l'agriculture, s'intéressait beaucoup plus aux îles et aux alliés du littoral de l'Egée ou de l'Hellespont.

[244] L'assiduité des citoyens aux réunions de l'Assemblée laissait beaucoup à désirer. En temps ordinaire, les séances ne comptaient guère plus de 1.500 assistants. Outre les magistrats en fonction, c'étaient les artisans et les marins d'Athènes, du Pirée et des autres dèmes suburbains qui s'y montraient les plus assidus ; ceux qui habitaient des dèmes éloignés y paraissaient plus rarement, et encore moins les yens riches, les petits nronriétalres fonciers, retenus hors de la ville par les travaux des champs.

[245] C'est l'Assemblée du peuple qui vote l'ostracisme. Tous les ans, à l'ekklésia principale de la sixième prytanie, le peuple déclare, par un vote, que cette mesure est devenue nécessaire. S'il se prononce pour l'affirmative, l'ekklésia est convoquée en séance extraordinaire sur l'adora pour procéder à l'otrakophoria, sous la présidence du Conseil et des archontes. Les votants, rangés par tribus, déposent dans l'urne un coquillage ou tesson d'ostrakon, sur lequel est gavé à la pointe le nom du citoyen qui doit être frappé momentanément d'interdiction de séiour. Celui des citoyens dont le nom s'est trouvé sur la majorité des tessons, est tenu de quitter le territoire dans un délai de dix jours. Mais le peuple peut le rappeler quand bon lui semble. L'ostracisme fut supprimé en 417. Cette proscription ne comportait d'ailleurs aucun déshonneur. (Boxler, Institutions publiques de la Gréce et de Rome.)

[246] L'armée, se considérant cpmme la véritable Athènes, s'organisa en république, tint des assemblées, prit des décisions. En effet l'armée restait fidèle à la constitution. C'était Athènes qui se trouvait dans l'illégalité et avait fait défection, par rapport aux combattattts et aux matelots, l'élite de la nation.

[247] Les Péripoles étaient des mercenaires employés comme gendarmes dans l'Attique. Les éphèbes, pendant leur seconde année de préparation miliaire, faisaient aussi ce service de police, consistant en rondes et patrouilles. On les appelait aussi péripoles.

[248] Ce Thucydide, père de Mélénias, n'a de commun que le nom avec l'historien. C'était un parent de Cimon, un homme désintéressé qui voulait qu'on n'oubliât ni la guerre contre les Perses, ni le respect de la liberté et de l'ardent des confédérés. Il jouissait dans la Grèce d'une grande réputation.

[249] Munykhie, port et ville sur la langue de terre qui fermait à l'est le port du Pirée. Cette ville possédait un théâtre de Dionysos, contigu aux dernières maisons du Pirée et voisin d'un temple consacré à ce dieu. Par sa situation dominant les ports, c'est un point stratégique important pour qui veut menacer Athènes.

[250] L'Anakenon est un temple des Dioscures (Castor et Pollux) au nord de l'Acropole, dans le quartier du Céramique intérleur.

[251] Le théâtre de Dionysos est situé au pied de l'Acropole (sud-est). Gest le seul dont nous ayons conservé des vestiges. Après l'Agora, après la Pnyx, ce fut là que le peuple, trouvant l'installation plus confortable, prit l'habitude de se réunir. Il pouvait contenir de 14.000 à 17.000 personnes.

[252] Au sujet du désaccord entre Thucydide et Aristote à propos du régime des Quatre Cents, Mathieu et Haussoullier supposent avec quelque vraisemblance que les textes produits par Aristote sont, non pas des lois réellement appliquées, mais des projets d'oligarques modérés qui auraient été l'objet « d'un agis favorable » des commissions chargées de les étudier. (Aristote, A. P., traduction, introduction, pages VII et VIII.)

[253] 60 stades représentent 11 kilomètres.

[254] Pnyx : siège des séances de l'Assemblée du peuple surtout au Ve siècle. L'emplacement de la Pnyx a été longtemps discuté. On l'identifie aujourd'hui avec une hauteur attenante au Mouseion, située à l'ouest de l'Acropole, au nord du monument de Philopappos. (Lavedan, Dictionnaire de la Mythologie et des Antiquités.)

[255] Pour ne parler que des Nomothètes ordinaires, ce sont des législateurs qui, au nombre de 501 ou de 1001, ont mission d'examiner les nouveaux projets de lois. Les Namothètes, présidés par les proèdres et leur épistate, décident en dernier ressort s'il convient d'adopter les lois nouvelles ou s'il est préférable de garder les anciennes.

[256] Ce régime des Quatre Cents, nous dit Aristote, A. P., XXXIII, ne dura guère que quatre mois. Après la défaite navale d'Erétrie et la révolte de 'Eubée, les Athéniens supprimèrent les Quatre Cents et confièrent le pouvoir aux Cinq Mille, pris parmi les hoplites. Aristokratès et Théraménès prirent l'initiative de ce changement. Aristote estime que les Athéniens, vu l'état de guerre, furent bien gouvernés à cette période.

[257] Il est possible que les archers dont il est icl question, appartenaient au corps des archers scythes qui faisaient la police de l'Assemblée du peuple et dont Aristophane parle à plusieurs reprises dans ses comédies.

[258] Tessarakostes. Les commentateurs ne sont pas d'accord sur la nature et la valeur de cette monnaie. Les uns croient qu'elle était la quarantième partie d'une autre monnaie inconnue.

[259] M. Jean Babelon (Alcibiade, page 211) donne le récit de cette bataille navale d'après Diodore de Sicile.

[260] Comme on le voit, l'histoire de la Guerre du Péloponnèse tourne court. (Cf. Préface.) Alcibiade, rappelé dans sa patrie, fut reçu en triomphe. Sparte, soutenue par les Perses, confia le commandement de ses troupes à Lysandre. Elle fut d'abord vaincue à la bataille des îles Arginuses, mais Lysandre infligea aux Athéniens la défaite décisive d'Ægos-Potamos ; puis il s'empara du Pirée et d'Athènes. Athènes dut signer la paix. Son empire fut entiérement détruit (404). Le récit de ces événements se trouve dans les Helténiques de Xénophon, dont l'oeuvre était considérée dans l'antiquité comme un supplément à celle de Thucydide.