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THUCYDIDE
HISTOIRE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE
LIVRE SIXIÈME
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I. - Le même hiver, les Athéniens conçurent le projet de retourner en Sicile avec des forces supérieures à celles de Lakhès et d'Eurymédôn et de soumettre, s'ils le pouvaient, l'île à leur domination. La plupart d'entre eux ignoraient la grandeur de l'île et le nombre. de ses habitants, Grecs et Barbares. Aussi ne se rendaient-ils pas compte que la guerre qu'ils entreprenaient comportait à peu de chose près autant de difficultés que celle du Péloponnèse. Un navire de commerce ne met guère moins de huit jours pour faire le tour de l'île[68]. En dépit de ses grandes dimensions, elle n'est séparée du continent que par un bras de mer large tout au plus de vingt stades.
II.
- Voici quels furent primitivement ses habitants et les différents peuples qui
l'occupèrent. Les Cyclopes et les Lestrygons passent pour avoir été les plus
anciens habitants d'une partie de l'île. Pour moi, il m'est impossible de dire
à quelle race ils appartenaient, d'où ils venaient et où ils se sont retirés.
Il faut se contenter de ce qu'ont dit d'eux les poètes et des détails qui sont
connus de tous. Après eux les Sikanes, semble-t-il, y ont formé les premiers
établissements. C'est du moins ce qu'ils affirment et, comme ils se prétendent
autochtones, ils auraient même été les tout premiers. Mais il est établi que
c'étaient des Ibères, chassés par les Lygiens des bords du fleuve Sikanos en
Ibérie. C'est d'eux que l'île, qui s'appelait Trinakria, tira son nom de
Sikanie. Aujourd'hui encore ils habitent l'ouest de la Sicile. Après la prise
d'Ilion, des Troyens, pour échapper aux Akhéens, arrivèrent par mer en Sicile
et s'établirent aux confins des Sikanes ; tous ces peuples prirent le nom
d'Elymes ; leurs villes sont Eryx et Egeste. Il vint se joindre à eux
quelques Phôkidiens que la tempête avait au retour de Troie jetés sur les côtes
de Libye et de là en Sicile. Des Sicules, primitivement installés en Italie,
passèrent en Sigle pour fuir les Opiques. On dit, non sans vraisemblance,
qu’ils franchirent le détroit sur des radeaux, en profitant d'un vent
favorable. Peut-être employèrent-ils un autre moyen. Aujourd'hui encore, il se
trouve en Italie des Sicules. Ce pays a pris son nom d'un roi Sicule, nommé
Italos. Arrivés en Sicile avec des forces considérables, ils bataillèrent
contre les Sikanes, les défirent et les repoussèrent vers le sud et l'ouest de
l'île. Celle-ci changeant de nom cessa de s'appeler Sikanie et devint la
Sicile. Ils en occupèrent les parties les plus fertiles ; leur arrivée
eut lieu environ trois cents ans avant la venue des Grecs. Actuellement encore,
ils habitent le centre et le nord de l'île. Des Phéniciens avaient également
créé des établissements sur tout le pourtour de la Sicile ; ils s'étaient
emparés des hauteurs dominant la mer et des îles voisines de la côte, pour
faciliter leur commerce avec les Sicules. Mais après l'arrivée en nombre des
Grecs en Sicile, ils évacuèrent la plupart de ces établissements et se
concentrèrent à Motyè, à Soloïs et à Panormos, au voisinage des Elymes.
Ainsi ils pouvaient s'appuyer sur l'alliance des Elymes et ils se trouvaient au
point de la Sicile le plus rapproché de Carthage.
Tels furent les peuples barbares qui habitèrent la Sicile[69].
III.
- Les premiers Grecs qui arrivèrent en Sicile furent des Khalkidiens de l'Eubée,
conduits par Thouklès. Ils fondèrent Naxos[70]
et élevèrent l'autel d'Apollon Arkhégétès, qui se trouve actuellement en
dehors de la ville et où les Théôres, partant de Sicile, au moment
d'embarquer, offrent les premiers sacrifices. L'année suivante, Arkhias, qui
appartenait à la famille corinthienne des Héraklides, fonda Syracuse[71] ;
il avait commencé par chasser les Sicules de l'île qui, maintenant rattachée
à la terre, forme l'intérieur de la ville. Par la suite la ville extérieure,
réunie à l'autre par un mur, vit s'accroître considérablement sa population.
Thouklès et les Khalkidiens, cinq ans après la fondation de Syracuse,
partirent de Naxos, firent la guerre aux Sicules, les chassèrent et fondèrent
d'abord Léontion, puis Katanè. Les habitants de cette ville choisirent parmi
eux comme fondateur Evarkhos.
IV.
- Vers la même époque, Lamis, à la tête d'une colonie de Mégariens, arriva
en Sicile. Il fonda au delà du fleuve Pantakyas une ville appelée Trôtilos ;
par la suite, il s'installa à Léontion et, pendant quelque temps, y partagea
le pouvoir avec les Khalkidiens ; mais ils finirent par l'en chasser ; c'est
alors qu'il fonda Thapsos, où il mourut. Les Mégariens, chassés de Thapsos,
obéirent à l'appel du roi sicule Hyblôn, qui leur concéda une partie du
pays. Ils y fondèrent Mégara d'Hybla. Après une occupation de deux cent
quarante-cinq ans, ils furent chassés de la ville et de son territoire par Gélôn,
tyran de Syracuse. Mais, avant leur expulsion, cent ans après la fondation de Mégara
d'Hybla, ils avaient envoyé Pamillos fonder Sélinonte. C'est Mégare, leur métropole,
qui leur avait délégué ce personnage pour présider à la colonisation.
Géla fut fondée par Antiphémos de Rhodes et Entimos de Crète ; ils y amenèrent
des colons, quarante-cinq ans après la fondation de Syracuse. Le fleuve Géla
donna son nom à la ville. Mais l'emplacement, où s'élève actuellement la
citadelle et qui fut dès le début entouré d'une muraille, s'appelle Lindies.
On donna à la ville des institutions doriennes. Environ cent huit ans après sa
fondation, les habitants de Géla fondèrent Agrigente[72],
dont le nom vient du fleuve Akragas. Les fondateurs en furent Aristonoos et
Pystilos ; on donna à la ville les institutions de Géla. Des pirates,
venus de la ville khalkidienne de Kymè au pays des Opiques, fondèrent Zanklè.
Plus tard des gens partis de Khalkis et du reste de l'Eubée vinrent se partager
avec eux le territoire. Les fondateurs furent Périérès et Krataeménès,
originaires l'un de Kymè, l'autre de Khalkis. Le nom primitif de Zanklè lui
avait été donné par les Sicules, parce que l'emplacement de la ville a la
forme d'une faux et que le nom de la faux en dialecte sicule est zanklon ; par
la suite des Samiens et d'autres Ioniens, qui fuyaient les Mèdes et avaient
abordé en Sicile, en éhassèrent les habitants. Peu de temps après, Anaxilas,
tyran de Rhegion, chassa les Samiens, installa dans la ville une population mélée
et l'appela Messénè, du nom de son ancienne patrie.
V. - Himéra est une colonie de Zanklè, dont les fondateurs furent Eukléidès, Simos et Sakôn. Sa population état en majeure partie khalkidienne, mais il vint s'y adjoindre des bannis de Syracuse, victimes d'une faction politique ; on les appelait Mylétides. La langue qu'on y parlait était un mélange de khalkidien et de dorien ; mais ce furent les institutions khalkidiennes qui y eurent force de loi. Les Syracusains fondèrent Akræ et Kasménè, Akræ soixante-dix ans après Syracuse, Kasménè environ vingt ans après Akræ. Kamarina elle aussi dut sa première fondation aux Syracusains, environ cent trente cinq ans après celle de Syracuse. Ses fondateurs furent Daskôn et Ménékôlos. Sa défection servit de prétexte à Syracuse pour faire la guerre aux gens de Kamarina et pour les expulser. Plus tard Hippokratès tyran de Géla se fit donner le territoire de Kamarina comme rançon des Syracusains prisonniers de guerre et fonda à nouveau la ville. Elle fut à nouveau dépeuplée par Gélôn, puis relevée une troisième fois par les habitants de Géla.
VI. - Telles étaient les populations grecques et barbares qui habitaient la Sicile. Telle était l'étendue du pays contre lequel les Athéniens s'apprêtaient à faire la guerre. En réalité, ils voulaient le soumettre entièrement, mais ils couvraient leurs intentions du spécieux prétexte de porter secours à des gens de leur race et antérieurement leurs alliés. Ce qui contribua surtout à les décider, ce fut la vive insistance des députés d'Egeste[73], venus alors à Athènes. Voisins de Sélinonte, les Egestains étaient en guerre avec cette ville pour des questions de mariage et des délimitations de frontières. Les Sélinontins avaient fait appel aux Syracusains leurs alliés et pressaient vivement Egeste sur terre et sur mer. Les Egestains invoquaient l'alliance[74] qui les unissait à Athènes au temps de Lakhès et de la première guerre, ils suppliaient les Athéniens d'envoyer une flotte à leur secours. Entre autres raisons, ils faisaient valoir surtout que, si l'expulsion des Léontins par les Syracusains demeurait impunie, si on laissait Syracuse venir à bout de tous les alliés et s'emparer de toute la Sicile, on ne tarderait pas à voir les Doriens de Syracuse venir renforcer puissamment les Doriens du Péloponnèse ; les Syracusains, s'autorisant de leur parenté, accourraient au secours de leur pays d'origine et menaceraient d'anéantir la puissance d'Athènes. Il était donc prudent, avec les alliés que conservait cette ville, de résister à Syracuse, d'autant plus qu'Egeste fournirait les fonds nécessaires pour la conduite de la guerre. Ces rasons furent invoquées mantes fois devant l'Assemblée par les Egestains et les orateurs qui les soutenaient. Finalement, on décida par un vote de dépêcher à Egeste des députés pour s'assurer de l'existence dans le trésor public et dans les temples des fonds dont les Egestains prétendaient disposer ; on s'informerait en même temps du point où en était la guerre avec Sélinonte.
VII.
- Athènes envoya en Sicile des députés. Le même hiver, les Lacédémoniens
et leurs alliés, à l'exception des Corinthiens, lancèrent une expédition en
Argolide et ravagèrent une partie du territoire ; ils en rapportèrent quelques
charrettes de blé. Ils établirent à Ornées les bannis d'Argos, leur laissèrent
quelques troupes, conclurent un traité aux termes duquel Ornées et Argos
devaient pendant un certain temps s'abstenir de toute agression mutuelle ; puis
ils se retirèrent avec le reste de leurs forces. Peu de temps après, les Athéniens
arrivèrent avec trente vaisseaux et six cents hoplites. Les Argiens, avec
toutes leurs forces, firent une sortie, se joignirent aux Athéniens et pendant
un jour mirent le siège devant Ornées. Mais, pendant la nuit, comme l'armée
de siège bivouaquait à quelque distance de la ville, les habitants d'ornées
s'échappèrent. Le lendemain les Argiens, dès qu'ils constatèrent leur fuite,
rasèrent la ville, puis se retirèrent ; un peu plus tard les vaisseaux athéniens
à leur tour repartirent.
Les Athéniens envoyèrent par mer à Méthônè, aux confins de la Macédoine,
un de leurs corps de cavalerie, renforcé par des exilés macédoniens réfugiés
à Athènes. Le territoire de Perdikkas fut dévasté. Les Lacédémoniens dépêchèrent
des envoyés aux Khalkidiens du littoral de Thrace, qui avaient avec Athènes la
trêve des dix jours, pour les prier de combattre aux côtés de Perdikkas, mais
ils refusèrent. L'hiver prit fin et avec lui la seizième année de la guerre
racontée par Thucydide.
VIII.
- Dès le printemps de l'année suivante, les députés athéniens revinrent de
Sicile. Egeste leur avait adjoint des envoyés, porteurs de soixante talents
d'argent[75]
non monnayé, constituant la solde d'un mois pour soixante vaisseaux ; tel était
le nombre de bâtiments dont ils devaient solliciter l'envoi. Les Athéniens réunirent
l'Assemblée ; on y entendit, de la part des députés d'Egeste et d'Athènes,
mainte affirmation flatteuse et mensongère : Egeste disposait dans les temples
et le trésor public de richesses considérables. Aussi prit-on un décret pour
l'envoi en Sicile de soixante vaisseaux. On nomma stratèges, avec pleins
pouvoirs, Alcibiade fils de Klinias, Nicias fils de Nikératos et Lamakhos fils
de Xénophanès[76] ;
ils avaient mission de secourir les Egestains contre les Sélinontins, de rétablir
les Léontins, au cas où les opérations seraient favorables ; bref de prendre
en Sicile toutes les dispositions qu'ils jugeraient particulièrement
avantageuses pour Athènes.
Cinq jours après, une autre assemblée se réunit pour aviser aux moyens de hâter
l'équipement de la flotte et voter les demandes supplémentaires des stratèges.
Nicias, à qui on avait forcé la main pour accepter le commandement, était
d'avis que l'État s'engageait dans une mauvaise affaire, que le prétexte était
bien mince et bien spécieux, pour entreprendre une opération aussi importante
que la conquête de la Sicile tout entière. Il monta à la tribune pour
dissuader le peuple de se lancer dans cette expédition et fit entendre le
discours ci-dessous :
IX. – « Cette Assemblée est réunie pour régler les préparatifs de notre expédition en Sicile. Mon avis à moi est qu'il faut à nouveau procéder à l'examen de la situation, voir si nous faisons bien d'envoyer des vaisseaux et aussi que nous n'avons pas, dans une question si importante, à entreprendre précipitamment, pour complaire à des gens d'une autre race, une guerre qui ne nous touche en rien. En ce qui me concerne, c'est la guerre qui me vaut les honneurs dont je jouis et, moins que personne, je crains pour ma vie ; néanmoins, je pense qu'on peut être bon citoyen, tout en ménageant sa vie et sa fortune ; car alors on est dans son propre intérêt tout naturellement porté à désirer la prospérité de son pays. Pourtant, jamais jusqu'à présent, les honneurs ne m'ont fait parler contre ma pensée et je n'irai pas maintenant non plus trahir ma conviction intime. Ajoutez que mes paroles seraient impuissantes à combattre vos dispositions, si je vous engageais à sauvegarder votre situation présente, sans compromettre vos avantages actuels en poursuivant des avantages problématiques et incertains. Votre empressement est inopportun ; la conquête à laquelle vous vous élancez est pleine de difficultés ; voilà ce que je veux vous montrer.
X. – « J'affirme, pour mon compte, que vous embarquer pour cette expédition, c'est vouloir augmenter le nombre déjà considérable des ennemis que vous avez en Grèce et les attirer ici. Vous vous imaginez sans doute que la trêve que vous avez conclue est une garante durable ? Tant que vous vous tiendrez tranquilles, elle subsistera de nom ; elle ne vise à rien d'autre dans l'esprit des gens d'ici et des ennemis qui l'ont conclue. Mais que nous venions à subir quelque échec important, nos ennemis en profiteront sur-le-champ pour nous attaquer ; car, d'abord, ils n'ont souscrit à cet accord que dans la défaite, sous la contrainte d'une situation pire que la nôtre ; de plus, dans cet accord même, que de points restent en litige ! Il est des États qui n'ont pas accepté cette convention et ce ne sont pas les plus faibles. Les uns nous font ouvertement la guerre ; les autres, en raison de l'inaction des Lacédémoniens, ne se sont engagés que par une trêve de dix jours. Vraisemblablement, s'ils voyaient nos forces divisées - et c'est à quoi tend notre conduite présente - s'empresseraient-ils de se joindre, pour nous accabler, aux Siciliens, dont naguère ils eussent fort apprécié l'alliance. Aussi faut-il avoir égard à ces circonstances, ne pas engager dans les périls une ville encore abattue et ne pas viser à accroître notre empire, avant d'avoir affermi celui que nous possédons ; car les Khalkidiens du littoral de Thrace[77], en dissidence depuis si longtemps, demeurent encore insoumis et, sur divers points du continent, il se trouve des peuples dont l'obéissance est douteuse. Et nous nous empressons de nous porter au secours des Egestains, de simples alliés, sous prétexte qu'on leur fait tort, quand, victimes nous-mêmes de peuples depuis longtemps rebelles, nous hésitons encore à nous venger d'eux !
XI. – « Pourtant une fois ces peuples soumis nous pourrons leur imposer notre domination. Mais, même en cas de victoire sur les Siciliens, comme ils sont éloignés et nombreux nous ne pourrons maintenir sur eux notre empire qu'au prix de grandes difficultés. Il est donc insensé d'attaquer des gens qu' il sera impossible de maîtriser en cas de succès et contre qui, en cas d'insuccès, nous nous trouverions dans une situation diminuée. A mon avis, les Siciliens peu redoutables pour nous dans leur état actuel, le seraient moins encore, s'ils tombaient sous la domination de Syracuse ; et c'est là l'éventualité dont les Égestains cherchent à nous effrayer. Actuellement il est bien possible que, pour complaire aux Lacédémoniens, diverses cités marchent contre nous ; mais dans l'autre supposition, il est peu vraisemblable qu'un empire s'attaque à un autre empire. Supposez qu'unis aux Péloponnésiens, ils nous dépouillent de notre domination ; vraisemblablement, ils ne tarderaient pas à être dépouillés de la même façon par les Péloponnésiens de la domination dont ils se seraient emparés ! Le meilleur moyen d'inspirer de l'effroi aux Grecs de là-bas, ce serait de n'y pas aller ; ou alors, après avoir fait une démonstration de notre force[78], de nous retirer sans tarder ! Car nous savons tous que ce qu'on admire, c'est ce qui est éloigné et ce qui se soustrait à l'épreuve de l'expérience. Subirions-nous en revanche quelque échec, immédiatement ils nous mépriseraient et s'uniraient aux Grecs du continent pour foncer sur nous. C'est ce qui vous est arrivé, Athéniens, à l'égard des Lacédémoniens et de leurs alliés ; contre votre attente et en dépt de la crainte qu'ils vous inspiraient au début, vous les avez vaincus et voilà que vous en êtes venus déjà à les dédaigner et à convoiter la Sicle. Pourtant il ne faut pas s'enorgueillir des malheurs de ses adversaires ; la première condition pour prendre confiance est d'avoir abattu leur orgueil. Dites-vous bien que les Lacédémoniens n'ont qu'un but, imposé par leur humiliation même ils cherchent dès à présent tous les moyens possibles d'ébranler notre domination et d'effacer leur déshonneur, d'autant mieux qu'ils apportent le plus grand soin - et depuis longtemps - à acquérir une réputation de bravoure. Aussi n 'avons-nous pas à nous préoccuper, si nous sommes sages, des Égestains, ces Barbares de Sicile ! Nous devons chercher les moyens de nous défendre promptement avec une attention toujours en éveil, contre une cité que ses aspirations oligarchiques excitent à nous mettre en danger.
XII. – « Il ne faut pas oublier non plus que nous sortons à grand'peine d'une maladie et d'une guerre cruelles, qu'à peine nous avons refait nos finances et réparé nos pertes en vies humaines. Ces biens, il est juste que nous ne les dépensions que pour notre propre intérêt et non au profit de ces exilés, qui mendient notre assistance et qui ont tout avantage à faire de beaux mensonges. Laissant aux autres les dangers, ne fournissant que des paroles, en cas de succès leur reconnaissance ne sera pas en proportion avec le service rendu ; en cas d'échec ils entraîneront leurs amis dans leur ruine. Si un citoyen, tout fier d'avoir été désigné pour le commandement[79], vous engage à cette expédition, c'est qu'il n'a en vue que son intérêt ; trop jeune encore pour exercer le commandement, il ne cherche qu'à se faire valoir en élevant des chevaux et dans le commandement il ne vise que son propre avantage. Ne lui donnez pas l'occasion de briller aux dépens de l'État ; dites-vous bien que les gens de sa trempe nuisent à l'intérêt public en gaspillant leurs propres biens, qu'une affaire de cette sorte est importante, qu'elle ne doit pas être débattue par des jouvenceaux ni entreprise à la légère.
XIII. – « Je vois ici des gens qui se groupent à ses côtés pour l'appuyer. Et ce sont ceux-là que je redoute. De mon côté, j'engage les hommes mûrs[80] qui peuvent être assis près de lui à ne pas avoir honte de passer pour timides, en refusant de voter l'expédition ; qu'ils n'encourent pas le juste grief qu'on fait à la jeunesse, en se montrant malheureusement épris des biens que la main n'atteint pas. Qu'ils sachent que très rarement la passion arrange les affaires, alors que très souvent la prudence les rétablit. Que dans l'intérêt de la patrie exposée au plus grand des dangers, ils votent contre le projet, qu'ils décident que les Siciliens conserveront, par rapport à nous, leurs limites actuelles qui sont satisfaisantes le golfe Ionien, si l'on suit la côte, le golfe de Sicile, si l'on prend par la mer ; qu'à ces conditions ils gardent leur territoire et s'arrangent entre eux. Faisons savoir aux Égestains que, puisqu'ils n'ont pas eu besoin des Athéniens pour engager la première guerre avec les Sélinontins, c'est à eux à la terminer par eux-mêmes. Et à l'avenir, renonçons à contracter alliance avec les peuples qui ont besoin de notre aide dans leur malheur, mais de qui, si nous avons nous-mêmes besoin de secours, nous n'en obtiendrons aucun.
XIV. – « Et toi, prytane, si tu entends veiller aux intérêts de la ville et faire acte de bon citoyen, fais voter à nouveau et consulte une seconde fois les Athéniens[81]. Si tu redoutes cette nouvelle consultation, dis-toi bien que cette infraction aux lois, puisqu'elle a lieu devant tant de témoins, ne peut engager ta responsabilité ; que, en présence des mauvais conseils[82] qu'on prodigue à la ville, c'est à toi d'en être le médecin. Bref un bon magistrat doit servir de son mieux sa patrie ou du moins ne lui causer volontairement aucun préjudice. »
XV. - Telles furent les paroles de Nicias. La plupart des orateurs qui montèrent à la tribune se montrèrent partisans de l'expédition et s'opposèrent à la suppression du décret. Quelques-uns cependant furent de l'avis contraire. Celui qui mettait le plus d'ardeur à conseiller l'expédition était Alcibiade[83] fils de Klinias. Il entendait ainsi faire pièce à Nicias, à qui l'opposaient entre autres raisons des divergences politiques et qui venait de faire allusion à lui d'une façon offensante. De plus, son désir était particulièrement vif de prendre le commandement, il espérait, muni de ce pouvoir, s'emparer de la Sicile et de Carthage. S'il réussissait, il augmenterait sa fortune et sa gloire. Fort en vue parmi ses concitoyens, sa passion pour les chevaux et ses autres prodigalités absorbaient - et au delà - ses revenus. Toutes circonstances qui par la suite contribuèrent particulièrement à la ruine d'Athènes. Bien des gens se montrèrent effrayés par les extravagances scandaleuses de sa vie et par l'énormité des ambitions qu'il manifestait par tous ses actes ; ils devinrent ses ennemis et l'accusèrent d'aspirer à la tyrannie. Bien qu'il exit rendu à l'État les plus grands services au cours de la guerre[84], on lui tint rigueur de sa vie privée et on confia à d'autres le commandement, ce qui en peu de temps amena la ruine de la cité. Alcibiade, à cette occasion, monta à la tribune et adressa aux Athéniens les paroles suivantes :
XVI. – « Le commandement, Athéniens, me revient plus qu'à d'autres et j'estime aussi en être digne. Puisque Nicias m'a pris à partie, il me faut bien commencer par là. Tout ce qui fait clabauder contre moi est justement ce qui fait la réputation de mes ancêtres et la mienne et l'avantage de ma patrie. En effet, si les Grecs ont exagéré la puissance d'Athènes, c'est qu'ils ont été éblouis par le faste de ma participation aux fêtes d'Olympie. Eux, qui s'attendaient à voir cette puissance abattue par la guerre, m'ont vu mettre en ligne sept chars. Jamais aucun particulier n'en avait fait autant. J'ai remporté la victoire, je me suis classé second et quatrième ; pour le reste j'ai fait montre d'une munificence digne de ma victoire. La loi fait regarder ces succès comme un honneur. Que dis-je ! une pareille réussite est une marque de puissance effective. A l'intérieur de la cité, je me suis rendu illustre par mes Chorégies[85] et par d'autres manifestations qui, tout naturellement, inspirent de l'envie à mes concitoyens, mais qui sont un signe de puissance aux yeux des étrangers. Si bien que cette folie dont on m'accuse n'est pas sans utilité, puisqu'elle sert aussi bien les intérêts de la ville que les miens. II n'est pas injuste, quand on a sujet d'être orgueilleux, de ne pas se placer sur le même plan que les autres, puisque le malheureux ne trouve personne qui veuille devenir son égal et partager son malheur. Si dans l'infortune nul ne nous adresse la parole, il faut se résigner à supporter les hauteurs des grands ou bien il faut commencer à accorder aux autres cette égalité de traitement qu'on réclame dans le malheur. Je le sais, les gens à qui sourit la fortune ou qui de quelque manière se distinguent, excitent tout particulièrement pendant leur vie la jalousie de leurs égaux et même de leurs familiers. Mais après leur mort on se flatte, même s'il n'en est rien, de leur avoir été apparenté ; la patrie trouve en eux un juste sujet de s'enorgueillir ; elle oublie leurs fautes, les revendique et les exalte. Tel est mon objectif et, si décriée que soit ma vie privée, examinez si dans la conduite des affaires publiques je suis inférieur à qui que ce soit. C'est moi qui ai ligué les plus puissants États du Péloponnèse, sans risques et sans dépense de votre part ; c'est moi qui ai contraint les Lacédémoniens, à Mantinée[86], à risquer le tout pour le tout. Malgré leur victoire, ils ne peuvent pas, aujourd'hui encore, reprendre confiance et assurance.
XVII.
– « Bien plus, ma prétendue jeunesse et cette folie contraire à
l'ordre naturel qu'on me reproche ont su trouver, quand je me suis adressé aux
puissances du Péloponnèse, les arguments convaincants et, grâce à la vivacité
de mes manières, les persuader et les gagner à notre cause. Ne redoutez donc
pas maintenant ces avantages et pendant qu'ils ont leur plein épanouissement et
que Nicias semble encore favorisé par la fortune, profitez de l'aide que nous
vous apportons l'un et l'autre.
« En ce qui concerne l'expédition de Sicile, ne revenez pas sur votre
vote, en pensant que vous allez combattre une puissance considérable. Les
villes y ont une population nombreuse, mais ce n'est qu'un pêle-mêle
d'individus de toute provenance. Elles s'accommodent facilement de changer de
constitution ou d'en recevoir du dehors. Aussi nul n'y connaît le sentiment
patriotique ; nul n'y possède d'armes pour se défendre ; le pays ne dispose
d'aucun matériel solide. Tous espèrent, soit par l'éloquence, soit par la sédition,
s'enrichir aux dépens de l'État et sont prêts, en cas d'insuccès, à
s'expatrier ; aussi courent-ils ce risque sans la moindre hésitation. Il est
donc peu probable qu'une foule de cette sorte se range à l'avis d'un chef et se
décide à une entreprise commune. Sachons leur parler en flattant leurs intérêts
et nous les verrons successivement se ranger à nos cités, d'autant mieux que,
d'après nos informations, ils se trouvent en pleine sédition. D'ailleurs ils
sont loin d'avoir autant d'hoplites qu'ils prétendent. Ce en quoi ils imitent
les autres Grecs qui étaient fort loin, à ce sujet, de leurs évaluations
fantaisistes. Sur ce point la Grèce a bien jeté de la poudre aux yeux, elle
qui dans la dernière guerre a tout juste disposé des troupes nécessaires.
« Telle est, d'après ce que j'entends dire, la situation de la Sicile ;
elle s'améliorera encore à notre avantage. Bien des Barbares par haine des
Syracusains se rangeront à nos côtés pour les écraser. De plus, si nous
prenons de sages dispositions, nous n'éprouverons aucune difficulté du côté
du continent. Outre les ennemis que, dit-on, nous laisserons derrière nous en
nous embarquant, nos pères ont eu à combattre le Mède. C'est dans ces
conditions qu'ils ont acquis l'empire, avec la seule supériorité de leur
marine. Jamais d'ailleurs les Péloponnésiens n'ont eu plus de raison de désespérer
qu'en ce moment. En admettant même qu'ils fassent tous leurs efforts, ils
peuvent envahir notre territoire, quand bien même nous ne nous embarquerions
pas. Mais ils ne sauraient être en état de nous faire du tort avec leur
flotte, car celle que nous laissons peut les tenir on respect.
XVIII.
– « Quel prétexte pourrions-nous donner à notre inaction ou invoquer
devant nos alliés de Sicile pour justifier notre refus de les secourir ?
C'est une nécessité pour nous de nous porter à leur secours, puisque nous
nous sommes engagés par serment à le faire. Nous n'avons pas à leur objecter
qu'ils ne nous rendent pas la pareille. Ce n'est pas pour les voir venir ici à
notre secours que nous les avons reçus dans notre alliance ; mais bien pour
qu'ils fussent une menace pour nos ennemis de là-bas et les empêchassent de
venir nous attaquer ici. En outre, nous-mêmes comme tout le monde, nous n'avons
acquis l'empire qu'en nous portant avec empressement à l'aide de tous ceux qui,
Barbares ou Grecs, sollicitaient notre assistance. Si l'on se tenait tranquille
et si l'on perdait son temps à épiloguer sur ceux qu'on doit secourir, on se
condamnerait rapidement, après avoir augmenté quelque peu son empire, à le
voir mettre en péril. Car il ne suffit pas de repousser l'attaque d'un ennemi
supérieur en nombre, il faut encore la prévenir. D'ailleurs il ne nous est pas
possible de régler minutieusement les limites de notre empire. Dans l'état où
nous sommes, c'est une nécessité pour nous de montrer notre hostilité aux États
puissants, de ne pas laisser libres nos sujets, car nous risquerions de tomber
sous la domination des autres, si nous ne leur imposions pas la nôtre. Enfin
nous ne pouvons pas envisager la tranquillité du même point de vue que les
autres peuples, si nous n'adoptons pas leur ligne de conduite. Disons-nous bien
que le meilleur moyen d'augmenter notre puissance, c'est d'aller combattre là-bas
; faisons cette expédition pour abattre l'orgueil des Péloponnésiens, résultat
que nous obtiendrons, si nous avons l'air, en voguant vers la Sicile, de dédaigner
la tranquillité dont nous jouissons actuellement. De deux choses l'une ou bien
nous augmenterons là-bas notre puissance et nous nous placerons tout
naturellement à la tête de la Grèce entière ; ou, à tout le moins, nous
ferons du tort aux Syracusains et nous-mêmes comme nos alliés nous ne
manquerons pas d'en tirer avantage. Notre flotte nous garantira la possibilité,
soit de rester en Sicile si tout va bien, soit de nous retirer. Car sur mer nous
aurons la supériorité même sur tous les Siciliens réunis.
« Les paroles de Nicias vous engagent à l'inaction et veulent opposer les
jeunes aux vieux. Qu'elles ne vous détournent pas de votre projet ! Suivez
la tradition établie par nos pères qui, par les conseils communs de la
jeunesse et de la vieillesse, ont donné à la cité son brillant développement.
Imitez-les pour tâcher d'accroître encore sa puissance. Dites-vous bien que,
les uns sans les autres, les jeunes gens et les vieillards ne peuvent aboutir à
rien ; tandis que, par leur collaboration, cette jeunesse qu'on méprise, l'âge
moyen et l'âge de la prévoyance attentive arrivent aux meilleurs résultats ;
si la république demeure inactive, elle s'usera d'elle-même comme toute chose
; tous les talents s'y flétriront. Au contraire, dans la lutte, elle développera
sans cesse son expérience ; elle prendra l'habitude de se défendre par des
actes et non plus par des paroles. D'une manière générale, je soutiens qu'un
État accoutumé à l'activité risque de périr très rapidement en se laissant
aller à l'inaction et que pour un peuple le meilleur moyen de se maintenir,
c'est de changer le moins possible ses moeurs et ses lois, si imparfaites
qu'elles soient. »
XIX. - Telles furent les paroles d'Alcibiade. Là dessus, les Athéniens entendirent les supplications des exilés d'Égeste et les Léontins qui les adjuraient de ne pas oublier leurs serments et d'accourir à leur secours. Leur ardeur s'en trouva considérablement accrue. Nicias reconnut que les raisons qu'il avait précédemment invoquées étaient impuissantes à détourner les Athéniens de la guerre. Il pensa qu'il les ferait promptement changer d'avis en leur montrant l'énormité des préparatifs qu'exigerait l'expédition. Il monta donc une seconde fois à la tribune et leur tint ce discours :
XX.- « Athéniens, puisque je vous vois irrévocablement décidés à faire la guerre, puissent les événements répondre à nos espérances ! Pour moi dans la situation présente, je vais vous faire connaître mon avis. D'après les rapports qui me sont faits, les villes que nous nous disposons à attaquer sont puissantes ; elles ne sont pas sujettes d'autres ; elles ne demandent pas à changer de régime, comme on fait volontiers quand on veut passer de la sujétion et de l'esclavage à une condition meilleure ; il n'est pas vraisemblable qu'elles préféreront notre domination à l'indépendance ; du reste elles sont nombreuses, pour une seule Yle, et grecques pour la plupart. Laissons de cóté Naxos et Katanè qui, je l'espère, en raison de leur origine commune avec les Léontins, se rangeront à nos côtés. Mais il est sept autres villes qui sur tous les points sont aussi bien équipées militairement que nous-mêmes, notamment Sélinonte et Syracuse, objectif principal de notre expédition. Elles disposent d'un grand nombre d'hoplites, d'archers et de gens de trait ; d'un grand nombre de trières et d'équipages pour les monter. Les particuliers ont entre leurs mains des richesses considérables ; les temples à Sélinonte ont des trésors. Syracuse reçoit de certains Barbares un tribut en nature. Enfin leur supériorité vient surtout de leur nombreuse cavalerie et de la possibilité de se contenter des approvisionnements du pays, sans recourir à l'étranger.
XXI. – « Contre une puissance aussi forte, une flotte et un simple corps de débarquement ne suffisent pas ; il faut une infanterie considérable, si nous désirons que nos actes soient à la hauteur de nos projets et si nous voulons ne pas voir leur nombreuse cavalerie nous interdire l'accès du pays. D'autant plus qu'il est à craindre que les villes épouvantées ne se liguent contre nous et que les Egestains ne soient les seuls de nos amis à nous fournir de la cavalerie pour tenir tête à l'ennemi. Et quelle honte pour nóus de nous retirer après un échec ou d'être contraints de demander des renforts, pour n'avoir pas pris dès d'abord toutes les dispositions utiles ! Il nous faut donc partir d'ici avec un armement complet, convaincus que nous allons laisser derrière nous notre pays et que nous nous trouverons dans des conditions toutes nouvelles. Il ne s'agit point maintenant d'attaquer qui que ce soit, dans des régions qui vous sont soumises, d'où il vous est facile de vous procurer ce dont vous avez besoin. Vous partes pour un pays étranger, d'où pendant quatre mois d'hiver[87], il est difficile de vous faire parvenir même la moindre nouvelle.
XXII. – « Il faut donc, me semble-t-il, que nous emmenions avec nous un grand nombre d'hoplites athéniens, alliés et sujets et tous les Péloponnésiens que nous pourrons convaincre ou attirer par l'appât d'une solde. Ce n'est pas tout ; il nous faut nombre d'archers et de frondeurs pour les opposer à la cavalerie ennemie. Il est indispensable que nous ayons une supériorité sur mer pour transporter facilement tous les approvisionnements nécessaires, des bâtiments légers pour amener d'ici du ravitaillement, du froment, de l'orge torréfiée, des boulangers à gages, tirés proportionnellement des moulins et qu'on obligera à servir. De la sorte, si le mauvais temps nous oblige à relâcher, l'armée aura tout le nécessaire ; car, vu ses effectifs, toutes les villes ne seront pas en état de la recevoir. Bref, il nous faut être pourvus de tout le nécessaire, afin de ne pas dépendre des autres ; il importe tout particulièrement d'emporter d'ici un trésor très bien garni. Car ces richesses des Egestains, qu'on dit toutes prêtes, ne sont prêtes, dites-vous-le bien, qu'en paroles.
XXIII. – « Supposons que nous partions d'ici, avec des forces égales, sauf pour la cavalerie, ou même supérieures sur tous les points ; même dans ces conditions nous aurons les plus grandes difficultés à nous rendre maîtres d'une partie du pays et à garder ce que nous aurons pris. Il faut vous dire que nous ressemblerons à des gens qui s'en vont fonder une colonie dans un pays étranger et ennemi. C'est le premier jour de leur débarquement qu'ils doivent s'emparer du sol, bien assurés qu'en cas d'échec ils se heurteront à l'hostilité générale. Voilà les dangers que je redoute. Bien convaincu d'ailleurs qu'il nous faut prendre maintes sages décisions et plus encore qu'il est nécessaire d'être favorisé par la chance, - ce qui est fort rare dans la vie humaine - je veux, en m'embarquant abandonner le moins possible au hasard et m'assurer toutes les précautions convenables. Voilà les mesures que j'estime le plus propres à affermir l'Etat et à assurer le salut de ceux qui avec nous participeront à l'expédition. Si quelqu'un est d'un autre avis, je lui passe le commandement[88] ! »
XXIV. - Tel fut le discours de Nicias. II espérait par ses multiples exigences faire revenir les Athéniens sur leur décision, ou bien s'assurer toutes les chances de succès au cas où il serait contraint de partir. Mais les Athéniens, loin de renoncer à l'expédition en raison de l'énormité des armements, s'y sentirent tout au contraire poussés par une nouvelle ardeur. Ses conseils furent trouvés excellents et l'on s'imagina n'avoir rien à craindre. Tous sans exception se sentirent pris d'un furieux désir de partir : les plus vieux se disaient qu'ils allaient soumettre le pays où l'on se rendait et qu'un pareil déploiement de troupes ne risquait aucun échec ; les hommes en âge de porter les armes désiraient voir et connaître une terre éloignée et avaient bon espoir d'en revenir. La foule et les soldats comptaient en rapporter une solde immédiate et, tout en augmentant la puissance de l'Etat, y faire une conquête qui leur assurerait une solde perpétuelle[89]. Si vive était l'ardeur générale que ceux qui étaient d'un avis différent se gardaient bien de manifester leurs sentiments par crainte de paraître malintentionnés à l'égard de la cité.
XXV. - Finalement, un Athénien monta à la tribune et interpella Nicias : Ce n'était pas, disait-il, le moment de chercher des prétextes dilatoires ; il fallait au contraire que Nicias fît connaître devant tous quels étaient les préparatifs que devait voter l'assemblée. Nicias, mis au pied du mur, répondit qu'il en délibérerait à loisir avec ses collègues, pour l'instant son opinion était qu'il fallait mettre à la vole avec au moins cent trières ; pour les navires de transport les Athéniens en fourniraient autant qu'ils jugeraient à propos, le reste étant demandé aux alliés ; le nombre des hoplites, athéniens et alliés, ne devait pas s'élever à moins de cinq mille ; si c'était possible on devait en équiper davantage ; pour le reste de l'armement, archers athéniens et crétois, frondeurs et tout ce qui serait nécessaire, les stratèges en régleraient avant le départ le montant dans les mêmes proportions.
XXVI. - Là-dessus, les Athéniens accordèrent aux stratèges pleins pouvoirs pour les effectifs de l'expédition et pour toute mesure qui leur paraîtrait utile. Puis, on commença les préparatifs ; on envoya des délégués chez les alliés ; à Athènes on fit des levées. La ville venait de réparer les pertes causées par la peste et par une guerre incessante; le nombre de la population en état de porter les armes s'était accru, elle avait refait ses finances pendant la paix. Toutes les mesures s'en trouvaient facilitées et l'on poursuivait les préparatifs.
XXVII. - Sur ces entrefaites, la plupart des Hermès[90] de pierre qui se trouvaient à Athènes furent mutilés au visage. Ce sont des figures quadrangulaires que, suivant l'usage, on place en grand nombre dans les vestibules des maisons particulières et devant les temples. Nul ne connaissait les auteurs de ce méfait. L'Etat promit une forte somme d'argent à qui les découvrirait et l'on décréta que quiconque, citoyen, étranger ou esclave, avait connaissance de quelque autre sacrilège, pouvait sans crainte le dénoncer. L'affaire eut une répercussion considérable ; on croyait y voir un présage pour l'expédition et on l'attribuait à une conjuration révolutionnaire pour bouleverser l'État, pour abolir le gouvernement démocratique.
XXVIII. - Des métèques et des valets firent une dénonciation. Elle n'avait aucun rapport avec les Hermès, mais concernait des statues qu'antérieurement avaient mutilées, par gaminerie, des jeunes gens en état d'ivresse. Dans certaines maisons, ajoutaient-ils, on parodiait les Mystères[91], ils accusaient Alcibiade d'avoir participé à ces sacrilèges. Les ennemis d'Alcibiade furent les premiers à se saisir de ces accusations ; car il gênait leur désir de gouverner le peuple à leur gré ; en le chassant, ils espéraient se mettre au premier rang. Aussi enflèrent-ils ces griefs et clamèrent-ils que les mystères et la mutilation des Hermès tendaient au renversement du gouvernement démocratique et qu'Alcibiade avait trempé dans toutes ces affaires ; ils donnaient comme preuve à l'appui la licence antidémocratique de toute sa conduite[92].
XXIX. - Alcibiade, sur-le-champ, chercha à se disculper et se déclara prêt à comparaître en jugement avant son départ, dont toutes les dispositions se trouvaient déjà prises. S'il était reconnu coupable, qu'on le punit ; dans le cas contraire qu'on lui lassât son commandement. Il suppliait qu'on ne profitât pas de son absence pour accueillir les calomnies le concernant et qu'on lui infligeât la mort, si sa culpabilité était reconnut. Il valait mieux, disait-il, ne pas le mettre à la tête d'une expédition si importante, sans le juger et sans le laver d'une pareille accusation. Mais ses ennemis craignaient qu'au cas où on le ferait comparaître immédiatement, l'armée ne lui montrât sa sympathie et que le peuple ne s'attendrît. N'était-ce pas grâce à son intervention que les Argiens et une partie des Mantinéens participaient à l'expédition ? Aussi opposait-on à sa demande toutes sortes de rasons et d'obstacles ; on lâchait contre lui d'autres orateurs pour soutenir qu'il devait s'embarquer et ne point retarder le départ ; il reviendrait ensuite pour comparaître à l'époque qu'on aurait fixée. On se proposait de profiter de son absence pour fortifier l'accusation, puis de le rappeler pour soutenir les débats. Le départ d'Alcibiade fut donc décidé.
XXX. - On état déjà au milieu de l'été, quand la flotte leva l'ancre pour la Sicile. Le gros des alliés, les vaisseaux destinés au ravitaillement, les bâtiments de transport et tout le matériel de guerre avaient reçu l'ordre antérieurement de se rassembler à Corcyre ; ensuite l'expédition au complet devait traverser le golfe Ionien et mettre le cap sur le promontoire d'Iapygie. Au jour fixé, Athéniens et alliés présents à Athènes descendirent au Pirée et à l'aurore commencèrent tous les préparatifs d'appareillage. Avec eux descendit presque toute la population, citoyens et étrangers. Les gens du pays accompagnaient les leurs, soit des amis, soit des parents, soit des fils. Ils allaient pleins d'espoir et d'appréhension, en songeant aux biens qu'ils allaient acquérir, mais aussi au risque qu'ils couraient de ne plus revoir les leurs, car ils ne pouvaient se dissimuler la distance énorme qui allait les en séparer.
XXXI. - Maintenant, au moment de se quitter et d'affronter les périls, ils avaient ptus nettement conscience des dangers qu'à l'heure où ils avaient décidé l'expédition. Pourtant le déploiement des forces et tout ce qu'ils avaient sous les yeux leur rendaient confiance. Les étrangers et le reste de la foule n'étaient venus que pour contempler une entreprise si merveilleuse et si incroyable. Cette expédition préparée avec des forces grecques et sortant d'un même port était la plus considérable et la mieux équipée, qu'on eût vue jusqu'à ce jour. A ne considérer que le nombre des vaisseaux et des hoplites, celle que Périclès avait menée contre Epidamne et qu'Hagnôn avait ensuite dirigée contre Potidée ne lui avait pas été inférieure. Elle comptait quatre mille hoplites athéniens, trois cents cavaliers, cent trières athéniennes, cinquante de Lesbos et de Khios et un nombre considérable d'alliés. Mais elle n'entreprenait qu'une courte traversée et son armement était médiocre. Tandis que l'expédition actuelle devait être de longue durée, se livrer à des opérations sur mer comme sur terre, s'il le fallait, et la flotte comme l'armée était également munie de tout le nécessaire. Les vaisseaux avaient été armés à grands frais par les triérarques et par la ville ; l'État donnait à chaque matelot une solde journalière d'une drachme et fournissait les vaisseaux non gréés, soixante bâtiments rapides de combat, quarante pour le transport des troupes, tous pourvus d'excellents équipages. Les triérarques[93] accordaient des suppléments de solde aux thranites aux frais du trésor et avaient orné les navires de figures de proue et de toutes sortes d'aménagements somptueux. Chacun avait rivalisé d'émulation pour que son navire fût le plus richement orné et le plus rapide. L'infanterie avait été choisie sur des rôles honnêtement dressés et ç'avait été à qui serait le mieux armé et le mieux équipé. Une émulation sans pareille avait régné chez chacun selon le poste qu'il occupait et l'on eût cru avoir sous les yeux un déploiement de puissance et de force destiné à frapper les autres Grecs d'étonnement, plutôt qu'une expédition guerrière. Si l'on additionne les dépenses engagées par l'Etat et par les membres de l'expédition, les frais déjà assumés par la ville pour les préparatifs et le trésor de guerre remis aux stratèges, les sommes qu'avaient coûté l'équipement de chaque soldat et celui de chaque vaisseau pour les triérarques, celles qu'il faudrait débourser encore, si l'on joint aux frais du trésor public l'argent de poche que chacun devait emporter pour une expédition de longue duréé ; enfin toutes les réserves dont soldats et marchands se munissaient pour trafiquer, on constatera qu'au total il est sorti de l'Etat un nombre considérable de talents. L'expédition était tout aussi remarquable par l'audace étonnante de ses membres et par l'éclat de son appareil que par la supériorité qu'elle avait sur ses adversaires. Bref, elle était la plus lointaine qu'on eût jamais tentée et, vu les moyens mis à sa disposition, elle offrait les plus magnifiques espérances.
XXXII.
- Une fois terminé l'embarquement des troupes et du matériel qu'on devait
emmener, la trompette fit entendre le : « Garde à vous ! » Les prières
habituelles avant le départ furent récitées, non pas sur chaque navire isolément,
mais sur la flotte entière, à la voix d'un héraut. Dans toute l'armée on mêla
le vin dans les cratères et tous, soldats et officiers, firent des libations
avec des coupes d'or et d'argent. Ces invocations étaient reprises par la foule
qui se trouvait sur le rivage et que formaient les citoyens et tous ceux qui
souhaitaient le succès de l'expédition. Ce péan une fois chanté et les
libations terminées [94],
on leva l'ancre ; tout d'abord on prit une formation en ligne de file, puis on
lutta de vitesse jusqu'à Egine. Ensuite on se hâta de gagner Corcyre, où se
rassemblaient les alliés [95].
A Syracuse la nouvelle de cette expédition parvint de tous côtés ; néanmoins,
pendant longtemps, on refusa d'y ajouter foi. Lors d'une assemblée, bien des
discours furent prononcés, les uns croyaient à la réalité de l'expédition,
les autres la niaient. Finalement Hermokratès fils d'Hermôn, en homme qui se
croyait bien informé, s'avança à la tribune et fit entendre les paroles et
les conseils ci-dessous :
XXXIII. – « Peut-être, comme d'autres, ne trouverai-je pas créance auprès de vous, en vous parlant de cette expédition dont nul ne saurait douter. Je le sais, rapporter ou dénoncer les faits invraisemblables, c'est se condamner à n'être pas cru, que dis-je ? à se faire traiter d'insensé. Néanmoins, je ne me laisserai ni effrayer ni arrêter, car l'État est en grand danger et j'ai conscience de vous apporter des renseignements plus exacts que ceux des autres. Vous avez beau être au comble de l'étonnement : les Athéniens s'avancent contre nous avec une flotte et une armée considérables. Ils donnent comme prétexte leur alliance avec les Egestains et leur désir de rétablir les Léontins ; mais en réalité, c'est la Sicile et particulièrement notre ville qu'ils convoitent, persuadés qu'une fois maftres de Syracuse ils auront sans peine tout le reste du pays. Dites-vous bien qu'ils ne tarderont pas à arriver et avisez aux moyens de les repousser, en utilisant au mieux ceux qui sont entre vos mains. Gardez-vous, en les dédaignant, de vous laisser surprendre et, en vous montrant incrédules, de négliger le salut de l'État. Mais si, d'autre part, vous ajoutez foi à mes paroles, ne vous laissez pas pour autant effrayer par leur audace et leur puissance. Ils risquent de souffrir autant de maux qu'ils nous en causeront. Et le fait même qu'ils viennent avec un si puissant appareil n'est pas sans nous donner quelque avantage. Que dis-je ? ils nous servent auprès des autres Siciliens qui, dans leur désarroi, consentiront plus volontiers à se ranger à nos cités. D'ailleurs, que nous leur mfligions une défaite complète ou que nous les repoussions en les empêchant d'atteindre leur but - car je n'ai pas la moindre crainte de les voir réaliser leurs projets - le résultat sera pour nous des plus glorieux et je l'escompte fermement pour ma part. On n'a vu que bien rarement en effet de grandes expéditions, grecques ou barbares, réussir sur un champ d'opérations si éloigné. C'est qu'elles ne peuvent dépasser en nombre les indigènes et les populations voisines, que la crante rassemble en un seul bloc. Si, privés des approvisionnements nécessaires, les envahisseurs éprouvent un échec, bien que leur infortune leur soit généralement imputable, c'est cependant leur adversaire qui en récolte un grand renom. C'est ce qui est arrivé à ces Athéniens. Quand la tentative du Mède eut échoué, contre toute attente, comme il prétendait marcher contre Athènes, les Athéniens en tirèrent toute la gloire. Rien n'empêche de penser qu'il ne nous en arrivera pas autant.
XXXIV. - « Ayons donc confiance et faisons ici les préparatifs nécessaires. Envoyons également chez les Sicules pour affermir les uns et obtenir des autres amitié et alliance. Dépêchons également des députés dans le reste de la Sicile, pour montrer que le danger nous menace tous sans distinction et en Italie pour nous faire des alliés des habitants ou, à tout le moins, pour qu'ils refusent aux Athéniens l'accès du pays. Je suis également d'avis d'en envoyer à Carthage. L'événement ne surprendra pas les Carthaginois et il y a longtemps qu'ils appréhendent de voir les Athéniens les attaquer. Peut-être à la pensée qu'en manquant cette occasion ils risquent de tomber dans l'embarras, consentiront-ils à nous venir rapidement en aide de quelque façon, ouvertement ou en secret. S'ils le veulent, ils le peuvent plus que personne. Ils ont en abondance de l'or et de l'argent ; c'est le nerf de la guerre, comme de toute entreprise. Envoyons aussi à Lacédémone et à Corinthe, pour demander qu'on nous dépêche un prompt secours et qu'un reprenne sur le continent les hostilités avec vigueur. Voici maintenant une mesure que j'estime particulièrement opportune ; mais peut-être votre indolence naturelle vous empêchera-t-elle de l'accorder sur-le-champ. Tant pis ! je vais vous l'indiquer. Il faudrait que toutes les populations grecques de Sicile, ou à défaut le plus grand nombre, s'entendissent avec nous pour mettre à flot tous les bâtiments disponibles, les pourvoir de deux mois de vivres ; la flotte se porterait à la rencontre des Athéniens à Tarente ou au promontoire d'Iapygie. Ils auront conscience alors qu'avant de combattre pour la conquête de la Sicile, il leur faudra tenter de franchir le golfe Ionien ; excellent moyen pour leur inspirer de l'effroi ! Nous leur ferons voir que nous avons pour point d'appui un pays ami - car Tarente nous accueillera - qu'ils seront dans l'obligation de traverser une grande étendue de mer, avec tout leur matériel ; étant donné la distance à parcourir, il sera difficile à leurs vaisseaux de rester en bon ordre. Leur flotte, avançant lentement et en ordre dispersé, s'offrira facilement à nos coups. A supposer qu'ils allègent leurs navires et s'avancent en rangs serrés avec les plus rapides, s'ils naviguent à la rame, ils seront à bout de forces quand nous les attaquerons ; si nous ne nous décidons pas à le faire, nous pourrons toujours nous retirer à Tarente. Mais alors, eux qui ne se seront pourvus que de peu de vivres, parce qu'ils escomptaient une bataille navale, se trouveront bien embarrassés pour se ravitailler sur une côte déserte. Voici ce qui arrivera : ou bien ils resteront et ils seront accablés par la disette ; ou bien ils longeront la côte et se verront dans l'obligation d'abandonner le reste de leur matériel et, ne sachant exactement si les villes consentent à les recevoir, le découragement s'emparera d'eux. Aussi, selon moi, ces raisons les retiendront-elles et les empêcheront-elles même de quitter Corcyre. Ils y perdront leur temps à délibérer, à lancer des reconnaissances pour s'assurer de notre nombre et de nos positions. De la sorte la bonne saison se passera jusqu'à l'hiver. Ou bien effrayés par notre résolution inattendue, ils renonceront à leur expédition. Ajoutez que le plus expérimenté de leurs stratèges, à ce que j'entends dire, n'a pris le commandement qu'à son corps défendant et qu'il saisira volontiers le premier prétexte, s'il nous voit nous livrer à de sérieux préparatifs. J'en suis sûr, on exagérera nos forces, car les pensées des hommes se règlent sur les ondit. Prendre l'offensive, ou du moins montrer à qui vous attaque qu'on est résolu à se défendre, c'est se faire craindre davantage, car on passe pour n'être pas inférieur au danger. Voilà à quoi s'exposent les Athéniens. En venant nous attaquer, ils pensent que nous ne résisterons pas, car ils nous méprisent à juste titre pour n'avoir pas collaboré à leur destruction avec les Lacédémoniens. Mais s'ils nous voyaient, contre leur attente, pleins d'audace, cette parade inattendue les frapperait de crainte plus que notre puissance réelle. Croyez-moi donc, c'est le moment ou jamais de montrer votre audace. Sinon, faites au moins le plus rapidement possible vos préparatifs de guerre ; que chacun se convainque que le mépris de l'ennemi doit se montrer par la vigueur dans le combat ; pour l'instant le mieux est encore de se dire que l'adversaire est redoutable, de prendre toutes les mesures de sécurité, comme si le péril était suspendu au-dessus de vos têtes. Or ces gens s'avancent contre vous ; déjà ils ont pris la mer, je le sais, et ils ne peuvent tarder à arriver. »
XXXV. - Telles furent les paroles d'Hermokratès. Le peuple de Syracuse était violemment divisé. Pour les uns, jamais les Athéniens ne viendraient et tous ces bruits n'étaient que racontars ; d'autres s'écriaient : Quand ils viendraient, quel mal pourraient-ils nous faire que nous ne leur rendions largement ? D'autres affichaient un mépris total et ne faisaient que rire de cette histoire. Bref on n'accordait guère de crédit à Hermokratès et on redoutait peu l'avenir. C'est alors qu'Athénagoras monta à la tribune ; c'était un des chefs du parti démocratique qui, pour l'instant, avait toute la confiance du peuple. Voici son discours :
XXXVI. – « Souhaiter que les Athéniens ne commettent pas la faute de venir, ici, tomber entre nos mains, c'est faire acte de lâcheté et aller contre les intérêts de la ville. Que des gens colportent ces nouvelles et vous démoralisent, je ne m'étonne pas de leur audace ; ce dont je m'étonne, c'est de leur stupidité, s'ils s'imaginent qu'on ne les perce pas à jour. Ce sont ceux qui craignent pour leurs intérêts particuliers, qui veulent plonger la cité dans l'effroi pour abriter leur propre crainte sous la crainte générale. Voilà le résultat de ces nouvelles qui ne naissent pas spontanément, mais qui sont inventées de toutes pièces par ces amateurs perpétuels de pêche en eau trouble. Mais vous, si vous voulez être raisonnables, vous ne tiendrez pas compte, pour prendre de sages résolutions, de l'avis de ces colporteurs de fausses nouvelles ; inspirez-vous de ce que feraient les gens pleins de prudence et d'expérience, comme je juge que le sont les Athéniens. Certes non, il n'est pas vraisemblable qu'ils lassent derrière eux les Péloponnésiens et que, sans en avoir fini une bonne fois avec la guerre continentale, ils viennent ici se mettre sur les bras, de gaîté de coeur, une autre guerre tout aussi redoutable. Pour moi, j'imagine plutôt qu'ils se frottent les mains de ne pas nous voir marcher contre eux, nous qui formons tant de villes et des villes si importantes.
XXXVII. – « Admettons néanmoins qu'ils viennent, comme on le dit. A mon avis, la Sicile est plus en état que le Péloponnèse de leur résister, car elle est mieux pourvue ; notre ville réduite à ses propres moyens est plus forte que cette expédition qui, dit-on, vient nous attaquer ; oui, cette expédition fût-elle deux fois plus nombreuse. Je suis certain qu'ils ne seront accompagnés d'aucune cavalerie et qu'ils ne s'en procureront pas ici, à part quelques cavaliers égestains. Sur leurs vaisseaux ils ne sauraient transporter autant d'hoplites que nous en avons. C'est déjà une rude entreprise de faire jusqu'ici, avec des navires rapides, une telle traversée ! Et quelle affaire alors de transporter ici tout le matériel nécessaire pour attaquer une ville puissante comme la notre ! Je suis si loin de partager les craintes qu'on manifeste qu'à mon avis, même si les Athéniens disposaient pour nous faire la guerre d'une ville aussi puissante que Syracuse et située sur nos frontières, ils n'échapperaient qu'à grand'peine à une destruction totale. A plus forte raison, si toute la Sicile se déclare contre eux - et elle ne manquera pas de faire bloc contre l'envahisseur ! - s'ils ne peuvent camper qu'à l'abri de leurs vaisseaux et ne disposent que de méchantes tentes[96], réduits d'ailleurs au strict nécessaire et contraints par notre cavalerie à ne pas s'éloigner de leur camp ! Bref je ne pense même pas qu'ils puissent débarquer, tant selon moi est évidente notre supériorité !
XXXVIII.
– « Toutes ces circonstances, les Athéniens les connaissent aussi bien
que moi. Et je suis convaincu qu'ils voudront ne pas compromettre leur
situation. Mais ce sont des gens d'ici qui vous font des récits à dormir
debout. De tout temps, je le sais, c'est par des paroles de ce genre, par
d'autres plus criminelles encore et même par des actes, que ces gens veulent
effrayer votre peuple et s'emparer du pouvoir. Et je ne laisse pas de craindre
qu'à force de faire ils ne finissent par réussir. Pour nous, nous sommes trop
sots pour nous garder d'eux, avant de pâtir de leurs tentatives et pour les
punir, quand nous les avons découvertes. C'est bien pour cela que notre ville
connaît si rarement la tranquillité ; qu'elle est exposée à plus de
luttes et de combats des citoyens entre eux qu'avec les ennemis, qu'elle subit
parfois les tyrannies et les injustes dominations. Pour moi, si vous voulez me
suivre, je ferai tous mes efforts pour couper court, de nos jours, à de
pareilles tentatives. Avec votre approbation à vous, la majorité, je châtierai
les fauteurs de désordre, non seulement quand je les prendrai sur le fait - car
ce n'est pas facile de les prendre la main dans le sac - mais quand je les soupçonnerai
d'intentions criminelles, même s'ils ne peuvent les réaliser. Car il faut prévenir
non seulement les agissements de l'adversaire, mais aussi ses intentions ; faute
de précautions, on risque de tomber dans le panneau. En ce qui concerne les
oligarques, je saurai tour à tour les confondre, les observer, les ramener à
la raison. Voilà les meilleurs moyens, me semble-t-il, de détourner leurs
perfidies.
« Eh bien donc, - car c'est à quoi j'ai maintes fois réfléchi - jeunes
gens, que voulez-vous ? Est-ce déjà prendre le pouvoir ? Mais la loi
vous l'interdit. Cette loi a été promulguée, non pour vous écarter des
honneurs, quand vous en êtes devenus capables, mais parce que pour l'instant
vous y êtes inaptes. Vous refusez-vous à être sur le même pied que la foule ?
Mais la justice exige-t-elle que des égaux ne jouissent pas de l'égalité ?
XXXIX. – « On va m'objecter que la démocratie n'est ni intelligente ni juste et que les possédants sont les plus capables d'exercer le pouvoir. Pour moi, j'affirme en premier lieu que le peuple est l'État tout entier, que l'oligarchie n'en est qu'une fraction, en second lieu que, si les riches s'entendent parfaitement à conserver les richesses, les gens intelligents ont chance de donner les meilleurs conseils et la foule une fois informée de prendre les meilleures décisions. Dans une démocratie ces trois catégories, prises ensemble ou séparément, participent également au gouvernement. L'oligarchie, au contraire, fait participer la multitude aux dangers ; mais elle recherche âprement les avantages. Que dis-je ? Elle met la main sur tous, elle les monopolise. Voilà à quoi aspirent chez vous les puissants et les jeunes gens ! Dans une grande cité comme la nôtre, c'est impossible, ils ne réussiront pas.
XL. – « Même encore à présent, vous êtes les plus stupides de tous les Grecs de ma connaissance, si vous ne comprenez pas que vous favorisez votre perte ! Vous êtes les plus injustes, si le sachant vous persistez dans votre audace. Comprenez donc votre intérêt, ou revenez sur vos résolutions, ainsi vous accroîtrez pour tous la prospérité de la cité. Dites-vous bien que l'aristocratie y trouvera son compte et même davantage, tandis qu'en suivant un avis contraire vous risquez de perdre entièrement l'État. Cessez de répandre ces nouvelles alarmantes, car nous voyons clair et nous ne les accueillerons pas. Notre ville, même si les Athéniens viennent l'attaquer, saura les repousser d'une façon digne d'elle ; nous avons aussi des stratèges qui aviseront aux événements. Et si, comme je le crois, rien de ce qu'on dit n'est vrai, notre ville refusera de se laisser intimider par vos racontars, elle ne vous mettra pas à la tête et n'ira pas de son plein gré se jeter dans l'esclavage. Elle s'en remettra à sa propre décision, elle jugera vos paroles comme des actes véritables et, sur la foi de vos discours, elle ne se laissera pas dépouiller de sa liberté ; elle se gardera bien de vous céder, agira et tâchera de se sauver. »
XLI.
- Telles furent les paroles d'Athénagoras. Un des stratèges se leva, refusa la
parole à tout le monde et parla ainsi sur la question :
« Assez d'invectives il n'est sage ni d'en formuler les uns à l'égard
des autres, ni d'y prêter l'oreille, ni de les accueillir. Mieux vaut, d'après
les nouvelles qu'on nous apporte, aviser aux dispositions que chaque particulier
et l'État auront à prendre pour repousser avec succès la venue de l'ennemi.
Si elles sont inutiles, nous ne risquons rien en fournissant à l'État chevaux,
armes et tout ce que réclame la conduite de la guerre. C'est nous d'ailleurs
les stratèges, qui prenons sur nous ce soin et nous chargeons de ce
recensement, en envoyant dans les villes des émissaires pour nous tenir au
courant et en prenant toutes les dispositions nécessaires. D'ailleurs nous y
avons déjà pourvu en partie et nous vous communiquerons tous nos
renseignements. »
Sur ces mots du stratège, l'assemblée des Syracusains prit fin.
XLII. - Déjà les Athéniens et leurs alliés étaient arrivés à Corcyre. Tout d'abord ils passèrent une nouvelle revue de l'expédition ; les stratèges prirent leurs dispositions relativement aux mouillages et aux campements. On répartit la flotte en trois divisions, dont chacune fut attribuée au sort, car on voulait écarter le risque, en naviguant de conserve, de manquer au moment du débarquement d'eau, de ports et des approvisionnements nécessaires. D'ailleurs le bon ordre serait plus facile à observer et le commandement plus aisé, si chaque division avait un chef. Ensuite on envoya en Italie et en Sicile trois avisos pour s'informer des villes qui seraient prêtes à les recevoir. Ces avisos eurent mission de se porter à la rencontre de la flotte pour lui communiquer ces renseignements.
XLIII. - Là-dessus les Athéniens, suivis de tout leur matériel, quittèrent Corcyre et mirent le cap sur la Sicile ; ils avaient au total cent-trente-quatre trières et deux pentécontères de Rhodes ; les Athéniens avaient fourni cent trières, dont soixante croiseurs ; les autres servaient au transport des soldats ; le reste des navires provenait de Khios et des autres alliés ; on avait en tout cinq mille cent hoplites, dont quinze cents Athéniens, pris sur les rôles de l'armée. Sept cents thètes[97] faisaient du service armé sur les vaisseaux ; le reste était composé d'alliés, les uns des villes sujettes, les autres d'Argiens au nombre de cinq cents, de Mantinéens et de mercenaires au nombre de deux cent cinquante. Les archers étaient au total quatre cent quatre-vingts dont quatre-vingts Crétois. Les Rhodiens avaient fourni sept cents frondeurs, les Mégariens cent vingt bannis armés à la légère ; il n'y avait qu'un seul vaisseau aménagé pour le transport des chevaux avec trente cavaliers.
XLIV. - Tel fut le premier corps expéditionnaire envoyé en Sicile. Il était accompagné de trente bâtiments chargés de bagages et d'approvisionnements, qui emmenaient également les boulangers, les maçons, les charpentiers et tout le matériel nécessaire pour la construction des murailles. Cent bâtiments réquisitionnés accompagnaient les transports. Beaucoup de navires de charge et de commerce suivaient volontairement l'expédition pour faire du négoce. Toutes ces forces[98] réunies quittèrent alors Corcyre et traversèrent le golfe Ionien. Les uns gagnèrent la pointe d'Ïapygie, les autres Tarente, chacun enfin l'endroit le plus favorable. De là, ils longèrent la côte d'Italie ; les villes refusèrent de leur ouvrir leurs marchés et leurs portes ; elles ne leur accordèrent que l'eau et le mouillage. Tarente même et Lokres les leur refusèrent. Finalement ils arrivèrent à Rhégion, promontoire d'Italie où se fit la concentration ; mais elle eut lieu en dehors de la ville, l'accès de celle-ci leur ayant été refusé. Ils établirent donc leur camp hors les murs sur un terrain consacré à Artémis, où un marché leur fut ouvert ; ils tirèrent à terre les vaisseaux et prirent quelque repos. Ils entamèrent des pourparlers avec les gens de Rhégion et les prièrent, en qualité de Khalkidiens, de venir au secours des Léontins, originaires de Khalkis eux aussi. Les gens de Rhégion refusèrent de prendre parti et déclarèrent qu'ils se rangeraient à l'avis des autres populations grecques d'Italie. Les Athéniens cependant examinaient les moyens de tirer le meilleur parti de la situation en Sicile et attendaient le retour des vaisseaux expédiés en avant à Égeste, car ils voulaient être fixés sur l'existence des richesses que les députés avaient fait miroiter aux yeux de la population à Athènes.
XLV. - Sur ces entrefaites les Syracusains recevaient de tous côtés et, particulièrement de leurs émissaires, la nouvelle désormais indubitable que la flotte athénienne se trouvait à Rhégion. Vu la situation, on se prépara avec une extrême diligence ; la conviction était faite désormais. On envoya, aux Sicules, là des garnisons, ailleurs des députés. On munit de troupes les forts du territoire[99] ; dans la ville, on passa une revue pour s'assurer qu'armes et chevaux étaient au complet. Bref, on prit toutes les mesures habituelles comme pour une guerre imminente.
XLVI. - Les trois avisos envoyés aux informations à Égeste; rejoignirent les Athéniens à Rhégion. Ils rapportèrent que de toutes les richesses qu'on avait promises, il n'existait que trente talents. Les stratèges se trouvèrent aussitôt dans un grand embarras : c'était pour eux une première déception ; de plus, ils se heurtaient au refus des gens de Rhégion de participer à l'expédition. C'était à eux qu'on s'était adressé tout d'abord et l'on était en droit d'escompter particulièrement leur concours, en raison de leur communauté d'origine avec les Léontins et de leur vieille amitié pour Athènes. Les nouvelles d'Égeste n'étonnèrent pas Nicias ; mais ses collègues en furent plus surpris encore que du refus des Rhégiens. Voici la ruse à laquelle les Égestains avaient eu recours, quand les premiers députés d'Athènes étaient venus pour se rendre compte de leurs ressources. Ils les avaient conduits dans le temple d'Aphrodite à Éryx et leur avaient montré des offrandes, consistant en coupes, cruches à vin, encensoirs et en une masse considérable d'objets plaqués d'argent[100] qui faisaient illusion aux yeux, mais n'étaient que de peu de valeur. De plus les particuliers avaient offert aux matelots des banquets, où ils avaient rassemblé toute la vaisselle d'or et d'argent d'Égeste ; ils avaient même emprunté celle des villes voisines phéniciennes et grecques et l'avaient exposée, au cours du repas, comme si elle leur eût appartenu. Généralement c'était la même qui servait à tous ; mais les yeux étaient partout frappés de ce luxe. Aussi les gens des trières en restèrent-ils bouche bée et à leur retour à Athènes ils publièrent partout qu'ils avaient vu des richesses considérables. Ils avaient été bel et bien trompés et avaient fait partager aux autres leur conviction ; aussi quand arriva la nouvelle que les richesses d'Égeste n'existaient que dans leur imagination, les soldats les accablèrent-ils de reproches. Les stratèges se concertèrent pour parer aux événements.
XLVII. - Nicias était d'avis de mettre le cap avec toute l'armée sur Sélinonte, qui était le but principal de l'expédition. Si les Égestains fournissaient de l'argent pour toutes les troupes, on aviserait en conséquence ; sinon on leur demanderait d'assurer la subsistance des soixante vaisseaux qu'ils avaient réclamés. On relâcherait et de gré ou de force on les réconcilierait avec Sélinonte. Cela fait on passerait par le travers des autres villes ; on leur montrerait la puissance de l'État athénien, puis quand on les aurait bien convaincus du dévouement d'Athènes à ses amis et à ses alliés, on rentrerait en Grèce, sauf dans le cas où l'on trouverait bientôt une occasion imprévue de secourir les Léontins ou de se concilier quelques-unes des autres villes, sans mettre en danger les finances publiques par des dépenses excessives.
XLVIII. - Alcibiade soutint qu'après de pareils préparatifs il ne fallait pas s'exposer à la honte de quitter la Sicile, sans avoir rien fait ; le mieux était d'envoyer des hérauts dans toutes les autres villes, à l'exception de Sélinonte et de Syracuse ; de tâcher de détacher de Syracuse les Sicules, de s'en faire des amis, afin d'obtenir d'eux des vivres et des troupes. En premier lieu, il importait de convaincre les Messéniens dont la ville était tout indiquée pour qui voulait passer en Sicile et y débarquer et en état d'offrir à l'armée un mouillage et une base excellents ; une fois qu'on aurait gagné les villes et obligé les populations à se déclarer, on tenterait un coup de main contre Syracuse et Sélinonte, à moins que les gens de Sélinonte ne se réconciliassent avec les Égestains et que les Syracusains ne consentissent au rétablissement des Léontins.
XLIX. - Lamakhos déclara sans détours qu'il fallait mettre le cap sur Syracuse et y livrer bataille sans tarder, avant que l'ennemi eût terminé ses préparatifs et fût revenu de son effroi. C'était au premier instant qu'une armée inspirait le plus de terreur. Mais si elle tardait à se montrer, l'ennemi reprenait courage et, quand elle paraissait, elle ne suscitait plus que le dédain. Au contraire attaquer l'ennemi à l'improviste, profiter de son désarroi, c'était généralement s'assurer le succès et provoquer une déroute complète il est déconcerté par la vue des assaillants, car il les croit plus nombreux qu'ils ne sont en réalité, par l'attente des maux à supporter et surtout par le danger imminent de la bataille. Il fallait penser que, selon toute vraisemblance, on mettrait dans les campagnes la main sur bien des gens qui douteraient encore de l'arrivée des Athéniens. Comme ils se jetteraient dans la ville, l'armée ne manquerait pas de ressources, si, après s'être rendue maîtresse du pays, elle venait camper devant les murs. Dans ces conditions les autres populations grecques se refuseraient à combattre aux côtés des Syracusains, viendraient renforcer les Athéniens et n'attendraient pas pour voir de quel côté pencherait la victoire. Lamakhos[101] ajouta qu'il fallait choisir Mégara d'Hybla pour y ramener la flotte et en faire un mouillage, car la ville était peu éloignée de Syracuse, par mer comme par terre.
L. - En dépit de son opinion ainsi exprimée, Lamakhos se rangea lui aussi à l'avis d'Alcibiade. Là-dessus, Alcibiade s'embarqua sur son vaisseau, fît voile vers Messénè et entama des pourparlers avec les habitants. Mais il ne put les gagner ; ils lui répondirent qu'ils refusaient de lui ouvrir la ville, mais qu'ils lui accorderaient un marché hors les murs. Sur quoi, il revint à Rhégion. Aussitôt les stratèges firent équiper soixante vaisseaux avec les hommes des trois divisions, prirent les vivres nécessaires et en suivant la côte parvinrent à Naxos. Ils avaient laissé le reste de l'armée à Rhégion, avec l'un d'entre eux. Les Naxiens les reçurent à l'intérieur de la ville ; de là ils allèrent à Katanè. La ville, où se trouvait un parti syracusain, refusa de les recevoir. Ils arrivèrent à l'embouchure du fleuve Térias, bivouaquèrent et le lendemain les vaisseaux en ligne de file firent voile vers Syracuse ; la flotte était au complet, sauf dix vaisseaux, qu'on avait envoyés en avant avec ordre de pénétrer dans le Grand Port pour savoir si les Syracusains y avaient des navires à flot[102]. Ils devaient s'avancer et faire proclamer du haut des gaillards par le héraut que la venue des Athéniens avait pour but le rétablissement des Léontins ; qu'en agissant ainsi ils se conduisaient en fidèles alliés et en fidèles parents ; aussi les Léontins, qui se trouvaient à Syracuse, pourraient-ils rallier sans crainte les Athéniens, leurs amis et leurs bienfaiteurs. Après avoir fait cette proclamation et reconnu la ville, les ports, les lieux avoisinants d'où devait partir leur attaque, ils virèrent de bord pour revenir à Katanè.
LI. - Là les habitants réunirent l'assemblée, refusèrent à l'armée l'entrée de la ville, mais invitérent les stratèges à venir leur exposer leurs projets. Au moment où Alcibiade avait la parole et où tous les regards étaient fixés sur l'assemblée, les soldats réussirent, sans éveiller l'attention, à enfoncer une porte mal assujettie, pénétrèrent dans la ville et arrivèrent sur le marché. En voyant les troupes athéniennes dans la ville, les partisans des Syracusains, pris de frousse, s'éclipsèrent ; mais ils n'étaient qu'un petit nombre. Les autres votèrent l'alliance avec les Athéniens et permirent qu'on fît venir de Rhégion le reste de l'armée. Là-dessus, les Athéniens retournèrent à Rhégion, puis avec toutes leurs troupes se réembarquèrent pour Katanè où ils établirent leur camp.
LII. - On leur fit savoir de Kamarina que les habitants n'attendaient que leur venue pour se ranger à leurs côtés et que les Syracusains équipaient leur flotte. Ils embarquèrent donc avec toute l'armée, défilèrent d'abord devant Syracuse et, n'y voyant pas de vaisseaux en cours d'armement, ils longèrent la côte jusqu'à Kamarina, y abordèrent et envoyèrent un héraut. Mais les gens de Kamarina ne les reçurent pas, prétextant qu'ils s'étaient engagés par serment à ne recevoir qu'un seul vaisseau athénien à la fois, sauf que sur demande expresse de leur part on leur en envoyât davantage. Les Athéniens s'en retournèrent bredouille. Ils débarquèrent alors sur un point du territoire de Syracuse, opérèrent une razzia. Mais la cavalerie de Syracuse accourut, leur tua quelques hommes d'infanterie légère dispersés dans la campagne ; après quoi les Athéniens revinrent à Katanè.
LIII. - C'est alors qu'ils rencontrèrent la galère Salaminienne venue d'Athènes ; elle apportait à Alcibiade l'ordre de s'embarquer et de venir répondre au procès[103] que lui intentait l'État ; on mandait également quelques autres hommes de l'armée, dénoncés d'avoir participé à la profanation des mystères ou à la mutilation des Hermès. Il faut dire que le départ de l'expédition n'avait pas empêché les Athéniens de poursuivre activement l'enquête sur ces deux affaires. Ils accueillaient sans critique toutes les dénonciations, montraient une suspicion générale et, sur le rapport de gens sans aveu, arrêtaient et emprisonnaient des citoyens parfaitement honorables. A leur avis, mieux valait pousser à fond l'enquête et la faire aboutir que de laissér échapper aux poursuites, malgré la scélératesse des délateurs, un citoyen si honorable qu'il parût être. Le peuple avait entendu dire que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils avait fini par devenir intolérable et que ce n'étaient ni les Athéniens ni Harmodios qui y avaient mis fin, mais bien les Lacédémoniens. Aussi sa crainte était- elle incessante et sa suspicion totale.
LIV.
- Ce fut une aventure d'amour qui provoqua l'audacieuse tentative d'Arisiogitôn
et d'Harmodios. Je la raconterai tout au long[104]
pour montrer que les Athéniens, tout comme les autres, ignorent tout de leurs
propres tyrans et de cet événement. Quand Pisistrate, qui détenait encore la
tyrannie, mourut à un âge avancé, ce ne fut pas Hipparque, comme on le croit
généralement, mais Hippias, qui en qualité d'aîné obtint le pouvoir.
Harmodios était alors dans la fleur de l'âge ; Aristogitôn, un citoyen de la
classe moyenne, s'éprit de lui et l'obtint. Harmodios se vit l'objet des
sollicitations d'Hipparque, fils de Pisistrate, mais il repoussa ses avances et
en avertit Aristogitôn. Celui-ci, vivement blessé dans son amour et craignant
qu'Hipparque ne profitât de sa puissance pour faire violence à son amant, résolut
d'user de tous ses moyens pour mettre fin à la tyrannie. Une nouvelle tentative
d'Hipparque n'eut pas plus de succès, mais comme il lui répugnait d'avoir
recours à la force, il chercha le moyen d'outrager Harmodios, sans qu'il pût
imputer à la jalousie sa conduite.
Par ailleurs, l'autorité qu'il détenait n'avait rien d'oppressif pour la
multitude et son gouvernement ne suscitait pas de critiques. Pendant longtemps,
ces tyrans montrèrent de la sagesse et de l'habileté ; ils n'exigeaient des
Athéniens que le vingtième des revenus[105]
ils embellissaient la ville, ils soutenaient les guerres et subvenaient aux
sacrifices publics. Pour le reste, la cité gardait les lois anciennes ; ils
avaient seulement la précaution de faire occuper continuellement les
magistratures par un des leurs. Ce fut le cas pour plusieurs membres de la
famille des Pisistratides qui détinrent la charge annuelle d'archonte et en
particulier pour Pisistrate, fils du tyran Hipparque et qui portait le nom de
son grand-père. C'est lui, qui au cours de son archontat, dédia l'autel des
douze grands dieux[106]
sur l'agora et celui d'Apollon dans l'enceinte réservée à ce dieu[107].
Plus tard le peuple agrandit l'autel du marché et fit disparaître
l'inscription. Mais celle qui se trouvait dans le temple d'Apollon Pythien est
encore visible, quoique les lettres en soient peu lisibles. La voici :
En mémoire de son archontat Pisistrate fils d'Hipparque a élevé cet autel
dans le temple d'Apollon Pythien[108].
LV. - Qu'Hippias, en qualité d'aîné, ait eu le pouvoir, j'en suis certain et je puis l'affirmer, car je le sais par tradition plus exactement que d'autres. On peut du reste s'en assurer par les constatations ci-dessous : de tous ses frères légitimes il fut le seul, semble-t-il, à avoir des enfants ; l'autel l'indique ainsi que la stèle qui fut élevée à l'Acropole pour perpétuer les excès des tyrans. On n'y voit mentionné aucun des enfants de Thessalos et d'Hipparque, tandis qu'on mentionne cinq enfants d'Hippias, que lui avait donnés Myrrhinè fille de Kallias, fils lui-même d'Hyperokhidès. Vraisemblablement étant l'aîné, il dut se marier le premier ; car sur la même stèle son nom vient immédiatement après celui de son père ; il n'y a donc rien d'étonnant qu'étant l'aîné, il lui ait succédé. A mon avis, comment Hippias se serait-il emparé de la tyrannie sur-le-champ et sans difficultés, si Hipparque était mort dans l'exercice du pouvoir - or le jour même Hippias détenait solidement l'autorité ? Mais la terreur inspirée depuis longtemps aux citoyens et l'exacte obéissance de ses satellites lui permirent, en toute tranquillité, de garder le pouvoir. Il ne rencontra pas les difficultés qu'il eût éprouvées, si, plus jeune que son frère, il n'eût pas été favorisé par une longue habitude du commandement. Mais le malheur d'Hipparque l'a rendu célèbre et a fait croire à la postérité que c'était lui qui avait exercé la tyrannie.
LVI. - Je reprends ma narration : repoussé par Harmodios, Hippias mit à exécution son projet et lui fit un cruel outrage. On avait mandé une jeune soeur d'Harmodios pour lui faire porter une corbeille dans une procession[109] ; puis on la chassa, en disant qu'on ne l'avait même pas invitée, car elle n'était pas digne de cet honneur. Harmodios en conçut une violente fureur, mais Aristogitôn par amour pour Harmodios ressentit l'affront plus vivement encore. Ils parent toutes leurs dispositions avec ceux qui devaient participer à l'attentat et ils attendirent les Grandes Panathénées ; c'est le seul jour de l'année où, sans éveiller la défiance, les citoyens peuvent se rassembler en armes pour accompagner la procession. Eux-mêmes devaient porter les premiers coups, les conjurés avaient l'ordre d'accourir aussitôt à leur secours en attaquant les satellites. On n'avait, pour plus de sûreté, réuni qu'un petit nombre de complices ; mais on espérait que ceux-là même qui étaient dans l'ignorance du complot, au moindre signe d'audace, consentiraient à seconder les conjurés, les armes à la main, pour recouvrer la liberté.
LVII. - Le jour de la fête arrive[110] Hippias était occupé avec ses gardes, au Céramique extérieur, à prendre toutes ses dispositions pour l' ordonnance du cortège. Harmodios et Aristogitôn, le poignard à la main, s'avançaient déjà pour l' abattre ; c'est alors qu'ils virent un des conjurés qui s'entretenait familièrement avec Hippias (car celui-ci était pour tous d'un abord facile). Alors, ils eurent peur, se crurent découverts et sur le point d'être arrêtés. Ils voulurent tout d'abord tâcher de punir celui qui était la cause de leurs malheurs et de tous les dangers qu'ils couraient. Et, sans attendre davantage, ils se précipitèrent à l'intérieur de la ville et trouvèrent Hipparque à l'endroit appelé Léôkorion. Immédiatement, ils se jetèrent sur lui en aveugles, au comble de la fureur, poussés l'un par la passion amoureuse, l'autre par le désir de se venger de l'outrage ; ils le frappèrent et le tuèrent. L'un d'eux, Aristogitôn, réussit d'abord à échapper aux gardes, bien que la foule se fût lancée à sa poursuite ; mais peu après on s'empara de lui et il fut cruellement traité[111] ; Harmodios, lui, périt sur place.
LVIII. - Hippias était dans le Céramique quand on vint lui apprendre l'attentat. Il évita de se porter aux lieux où il s'était produit, mais il alla trouver aussitôt à quelque distance de là les hoplites de la procession, avant qu'ils fussent avertis de l'événement. Il composa son visage pour dissimuler le malheur qui le frappait et, en leur désignant un emplacement, il leur donna l'ordre de s'y porter sans armes. Ils s'y rendirent, pensant qu'il avait à leur faire une communication. Alors il enjoignit à ses gardes d'enlever les armes et fit arrêter ceux qu'il soupçonnait et tous ceux qui portaient des poignards[112]. L'usage était d'assister au cortège seulement avec la lance et le bouclier.
LIX.
- C'est ainsi qu'un chagrin d'amour fit concevoir l'idée de l'attentat et
qu'une audace irraisonnée, née d'une crainte subite, le fit exécuter par
Harmodios et Aristogitôn. Dès lors la tyrannie devint plus pesante pour les
Athéniens. Hippias plus soupçonneux désormais fit mettre à mort un grand
nombre de citoyens, tourna davantage ses regards vers l'extérieur, y cherchant
un moyen de se mettre en sûreté en cas de révolution. Du moins, il donna, lui
un Athénien, à un homme de Lampsaque, sa fille Arkhédikè à Æantidès fils
d'Hippoklos tyran de Lampsaque ; car il savait que le crédit de ce dernier était
grand auprès du Roi des Perses, Darius. A Lampsaque, on voit encore le tombeau
d'Arkhédikè qui porte cette épigramme funéraire[113] :
Cette poussière couvre Arkhédikè fille d'Hippias, l'homme le plus valeureux
des Grecs de son temps ; quoique fille, femme, soeur et mère de tyrans, elle
n'en conçut ni présomption, ni orgueil.
Pendant trois ans Hippias exerça encore la tyrannie à Athènes, mais la quatrième
année les Lacédémoniens et les Alkméônides, exilés d 'Athènes, le déposèrent[114].
Il s'en alla, sous la foi publique, à Sigeion, puis à Lampsaque auprès d'Æantidès,
enfin à la cour du roi Darius. De là, vingt ans après et déjà vieux il
accompagna les Mèdes et combattit avec eux à Marathon.
LX. - Le peuple athénien, qui n 'avait pas perdu le souvenir de ces événements et se rappelait tout ce que la tradition lui en avait appris, se montrait impitoyable et plein de soupçons envers ceux qu'il accusait d'avoir profané les mystères. II y voyait uniquement une conspiration oligarchique et tyrannique. Dans son irritation, il avait déjà fait jeter en prison bien des gens dignes de considération ; ses rigueurs ne cessaient pas ; chaque jour il prenait des mesures plus cruelles et procédait à des arrestations plus nombreuses. C'est alors qu'un des prisonniers, sur qui pesaient le plus de charges, se laissa convaincre par un de ses compagnons de captivité de faire des révélations, vraies ou fausses. Toutes les suppositions sont plausibles, car ni alors, ni plus tard, on n'a jamais rien pu dire de certain sur les auteurs de la profanation. Quoi qu'il en soit, on fit entendre au prisonnier en question, qu'il devait, quand lui-même il serait innocent, s'assurer l'impunité et sauver la ville de la fièvre de suspicion qui s'était emparée d'elle ; en avouant franchement, il préparerait son salut beaucoup plus sûrement qu'en persistant à nier et en affrontant les tribunaux. Il se dénonça donc lui-même, et quelques autres avec lui, comme auteur de la mutilation des Hermès. Le peuple accueillit avec joie cette dénonciation, qu'il croyait fondée; jusque-là il s'était vivement indigné de ne pas connaître ceux qui conspiraient contre la démocratie. Sur-le-champ on relâcha le délateur et tous ses compagnons qui n'avaient pas été l'objet de sa dénonciation ; on jugea les accusés et on exécuta tous ceux qui furent pris ; on condamna à mort par contumace tous ceux qui s'étaient enfuis et l'on mit leur tête à prix. Les victimes furent-elles justement punies ? Rien ne permet de l'affirmer. Toujours est-il que le reste des citoyens éprouva sur l'heure un soulagement évident.
LXI.
- Les ennemis d'Alcibiade[115]
qui l'avaient attaqué avant son départ, s'acharnaient contre lui et avivaient
l'hostilité des Athéniens à son égard. Quand ils s'imaginèrent savoir le
fin mot de l'histoire des Hermès, ils furent bien plus persuadés encore que
l'affaire des Mystères, dont on l'accusait, avait été également provoquée
par un complot contre la démocratie. De fait, par une coïncidence singulière,
au moment de toute cette agitation, une armée lacédémonienne peu nombreuse s'était
avancée jusqu'à l'Isthme, de connivence avec les Béotiens. On attribuait sa
venue à quelque complicité d'Alcibiade ; les Béotiens, disait-on, n'y étaient
pour rien, et, si on n'eût prévenu les conjurés en les arrêtant à la suite
de la dénonciation, la ville eût été livrée à l'ennemi. Les habitants passèrent
même une nuit en armes au Théseion, sanctuaire dans l'intérieur de la ville[116].
Vers la même époque, les hôtes qu'Alcibiade avait à Argos furent soupçonnés
de conspirer contre la démocratie. Aussi les Athéniens livrèrent-ils à la
faction démocratique d'Argos, pour qu'elle les fît périr, les otages argiens
détenus dans les îles. Bref, de toutes parts les soupçons enveloppaient
Alcibiade. Aussi comme on voulait le faire passer en jugement pour le condamner
à mort, on envoya en Sicile la galère Salaminienne chargée de le ramener,
ainsi que ceux qui avaient été dénoncés. L'ordre portait qu'il eût à
revenir pour se défendre ; mais on ne devait pas l'arrêter ; il fallait se
garder d'émouvoir les soldats athéniens et de redonner confiance à l'ennemi.
On désirait particulièrement éviter le départ de l'armée des Mantinéens et
des Argiens, dont on attribuait la coopération à son influence.
Alcibiade s'embarqua sur son navire avec les autres accusés et ils quittèrent
de conserve avec la Salaminienne la Sicile en direction d'Athènes ; mais, arrivés
à Thourii, ils faussèrent compagnie à la galère, quittèrent leur bâtiment
et disparurent ; ils craignaient de comparaître, calomniés comme ils l'étaient.
Les gens de la galère Salaminienne recherchèrent pendant quelque temps les
fugitifs ; mais ne les trouvant nulle part, ils reprirent la mer. Alcibiade, dès
lors exilé, ne tarda pas à passer dans le Péloponnèse, à bord d'un bâtiment
de commerce. Les Athéniens le condamnèrent à mort par contumace, ainsi que
ses compagnons.
LXII. - Après le départ d'Alcibiade, les stratèges athéniens restés en Sicile répartirent leurs troupes en deux divisions et les tirèrent au sort. Puis, les deux escadres, avec toute l'armée, mirent le cap sur Egeste ; on voulait s'assurer que les Egestains fourniraient bien l'argent promis, voir en quel état se trouvaient les affaires de Sélinonte et s'informer du différend qui séparait cette ville et Egeste. On longea à bâbord la Sicile, tout au moins la partie qui fait face au golfe Tyrrhéxùen et on aborda à Himéra, la seule ville grecque qui se trouve dans cette partie de la Sicile. On ne les y reçut pas et ils poursuivirent leur route le long de la côte. En passant ils prirent Hykkara, petite place sikanienne, ennemie d'Egeste et située au bord de la mer. Ils réduisirent les habitants en esclavage et remirent la ville aux Egestains, qui leur avaient fourni des cavaliers. Eux-mêmes revinrent avec leur infanterie à travers la Sicile et finalement arrivèrent à Katanè, tandis que la flotte, portant les prisonniers, faisait le tour de l'île. Partant aussitôt d'Hykkara, Nicias fit voile vers la région d'Egeste, régla toutes les affaires, reçut trente talents et rejoignit l'armée. On vendit les esclaves, dont on tira cent vingt talents[117]. On se rendit par mer chez les alliés siciliens pour leur demander d'envoyer des troupes. Enfin, avec la moitié des effectifs, on marcha contre la place d'Hybla-Géléatis, ville ennemie, mais on ne réussit pas à la prendre. Alors finit l'été.
LXIII. -- Dès le début de l'hiver suivant, les Athéniens se préparèrent à marcher contre Syracuse, cependant que les Syracusains eux-mêmes se disposaient à aller à leur rencontre. Les Athéniens n'ayant pas profité de leur premier effroi pour les attaquer immédiatement comme ils s'y attendaient, chaque jour qui passant ranimait la confiance des Syracusains. Quand ils les virent s'embarquer pour cette partie écartée de la Sicile, à une telle distance de Syracuse, quand ils les virent marcher contre Hybla sans réussir à la prendre, leur mépris s'accrut et ils demandèrent à leurs stratèges, par un de ces retours de confiance habituels à la foule, de les conduire à Katanè, puisque les Athéniens ne venaient pas à eux. Sans cesse des cavaliers syracusains poussaient des reconnaissances jusqu'au camp ennemi et injuriaient les Athéniens en leur demandant d'un ton railleur s'ils étaient venus plutôt pour s'installer à leurs côtés sur une terre étrangère que pour rétablir sur leur territoire les Léontins ?
LXIV. - Devant cette situation, les stratèges athéniens voulurent attirer en masse et le plus loin possible de la ville les Syracusains, tandis qu'eux-mêmes, avec la flotte, profiteraient de la nuit pour longer la côte et installer tranquillement leur camp sur une position favorable. Ils savaient bien qu'ils ne pourraient réussir aussi facilement une pareille tentative, s'ils débarquaient devant des ennemis sur le qui-vive ou s'ils s'avançaient par terre à découvert. Dans ce dernier cas, leurs troupes légères et les valets d'armée auraient à souffrir considérablement des attaques des nombreux cavaliers syracusains, étant donné qu'eux-mêmes étaient dépourvus de cavalerie ; dans l'autre cas au contraire ils pourraient s'emparer d'une position où la cavalerie ennemie ne leur causerait que des pertes légères. Or les bannis de Syracuse, qui suivaient leur armée, leur en indiquaient une près de l'emplacement de l'Olympieion[118], c'est de celle-là qu'effectivement ils s'emparèrent. Voici donc à peu de chose près la ruse dont les stratèges s'avisèrent pour exécuter leur plan. Ils envoyèrent à Syracuse un homme sûr et dont les stratèges syracusains n'avaient aucune raison de se défier. Il était de Katanè. Il prétendit être envoyé par quelques-uns de ses concitoyens, dont les noms étaient connus des stratèges et qui, à leur connaissance, appartenaient au parti syracusain et n'avaient pas quitté la ville. L'homme ajouta que les Athéniens bivouaquaient dans la ville, sans armes ; si, au jour convenu, à l'aurore, les Syracusains voulaient s'avancer vers Katanè, les habitants se faisaient fort d'enfermer l'ennemi dans la ville, de mettre le feu à ses vaisseaux ; pendant ce temps les Syracusains pourraient sans peine assaillir les palissades et s'emparer du camp. Beaucoup de gens de Katanè participeraient à cette attaque ; ceux qui l'avaient envoyé étaient déjà tout prêts.
LXV.
- Les stratèges syracusains, qui d'ailleurs étaient pleins de confiance et
qui, même sans cet avis, songeaient à marcher contre Katanè, se laissèrent
fort inconsidérément convaincre par le récit de cet homme. Ils convinrent immédiatement
du jour de leur arrivée, puis le renvoyèrent.
Déjà les Sélinontins et quelques alliés étaient arrivés à Syracuse. Tous
les Syracusains reçurent l'ordre de prendre part à la sortie. Quand les préparatifs
furent terminés et que le jour convenu fut proche, ils se mirent en route en
direction de Katanè et bivouaquèrent près du fleuve Symaethos, sur le
territoire de Léontion. Quand les Athéniens apprirent qu'ils s'avançaient à
leur rencontre, ils rassemblèrent toute l'armée et tous les Sicules ou autres
troupes qui se trouvaient avec eux, s'embarquèrent sur les bâtiments de guerre
et les transports et naviguèrent pendant la nuit pour gagner Syracuse. A
l'aurore, ils débarquèrent à proximité de l'Olympieion pour établir leur
camp. Les cavaliers syracusains, qui avaient poussé une pointe vers Katanè et
avaient constaté le départ de l'armée athénienne, rebroussèrent chemin. A
cette nouvelle tous les Syracusains firent demi-tour et se portèrent au secours
de Syracuse.
LXVI – Comme l'ennemi avait un long trajet à faire, les Athéniens installèrent tout à leur aise leur camp sur une position favorable, d'où ils pouvaient avoir, à leur gré, l'initiative du combat et où ils n'auraient que médiocrement à redouter la cavalerie syracusaine pendant et avant l'action. D'un cité, ils étaient défendus par des murailles, des édifices, des boqueteaux et un marais ; de l'autre par des précipices. De plus, ils abattirent les arbres du voisinage, les transportèrent au bord de la mer, plantèrent une palissade auprès de leurs vaisseaux et se fortifièrent à Daskôn. Du coté où l'ennemi pouvait le plus facilement les aborder, ils élevèrent à la hâte un retranchement de pierres brutes et de troncs d'arbres et coupèrent le pont de l'Anapos. Durant ces travaux personne ne sortit de la ville pour y mettre obstacle. Les premiers qui accoururent furent les cavaliers syracusains ; ensuite toute l'infanterie se rassembla et s'avança jusqu'à proximité du camp athénien ; mais les Athéniens refusèrent le combat, l'ennemi franchit la route d'Hélôros et bivouaqua.
LXVII. - Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se préparèrent au combat et prirent la formation suivante à l'aile droite les Argiens et les Mantinéens ; au centre, les Athéniens ; à l'aile gauche les autres alliés. Ils avaient en première ligne la moitié de leurs troupes sur huit rangs de profondeur, l'autre moitié près des tentes formait un rectangle, disposé également sur huit rangs en profondeur. Cette réserve avait ordre de surveiller le combat et de se porter aux endroits de la ligne les plus menacés. Au centre de cette division on avait mis les valets. Les Syracusains rangèrent leurs hoplites sur seize rangs en profondeur ; toutes les forces de Syracuse étaient là et tous les alliés : les Sélinontins qui particulièrement avaient répondu à l'appel des Syracusains ; des cavaliers de Géla, au nombre de deux cents, en tout ; environ vingt cavaliers et cinquante archers de Kamarina. La cavalerie avait été mise à l'aile droite et n'était pas inférieure à douze cents hommes ; à ses cités se trouvaient les gens de trait. Comme c'étaient les Athéniens qui devaient engager le combat, Nicias passa dans les rangs des différentes nations et adressa à tous l'exhortation ci-dessous :
LXVIII. – « Qu'ai -je besoin, soldats, de vous exhorter longuement, puisque nous sommes réunis pour combattre ensemble ? Tant de moyens rassemblés sont, me paraît-il, plus propres à inspirer la confiance que de belles paroles avec une armée insuffisante. Nous voici côte à côte : Argiens, Mantinéens, Athéniens et les plus valeureux des insulaires. Avec des alliés pareils et si nombreux, comment ne pas espérer fermement la victoire ? Ajoutez qu'en face de vous, vous n'avez qu'une multitude mal organisée, rien qui ressemble à des troupes d'élite, comme les nôtres ; que dis-jet des Siciliens qui nous méprisent, mais qui lâcheront pied devant nous, parce que leur science militaire n'est pas à la hauteur de leur audace. Dites-vous bien que nous sommes loin de notre patrie, que nous ne disposons d'aucun territoire ami, à moins d'en acquérir par la force des armes. Ce que j'ai à vous rappeler est juste à l'opposé - je le sais bien - de ce que nos ennemis se disent entre eux pour s'exciter au combat. Ils disent qu'ils vont combattre pour leur patrie ; je vous déclare que vous ne combattrez pas dans votre patrie, mais dans un pays que vous devez vaincre, faute de quoi vous n'en sortirez qu'avec difficulté. Vous serez accablés par une cavalerie nombreuse. Souvenez-vous donc de votre gloire, marchez à l'ennemi avec courage et dites-vous bien que les nécessités présentes et le manque possible de ressources sont plus redoutables pour vous que l'ennemi même. »
LXIX. - Aussitôt après cette exhortation, Nicias fit avancer son armée. Les Syracusains furent décontenancés, car ils ne s'attendaient pas à devoir combattre si tôt. Quelques-uns d'entre eux avaient même profité de la proximité de la ville pour s'y rendre ; ils accoururent à la rescousse en toute hâte, mais l'action était déjà engagée et, à mesure qu'ils rejoignaient, les retardataires se plaçaient au hasard parmi les rangs. Ce n'est pas que dans ce combat ou dans les autres, les Syracusains manquassent d'ardeur ou de mordant ; autant que le comportait leur expérience de la guerre, ils ne le cédaient pas en valeur à l'adversaire ; mais quand elle leur faisait défaut, malgré qu'ils en eussent, tous leurs efforts échouaient. Quoi qu'il en soit, surpris par l'initiative des Athéniens, contraints de se défendre en toute hâte, ils prirent leurs armes et firent front immédiatement. Des deux côtés, ce furent les lanceurs de pierre, les frondeurs et les archers qui engagèrent le combat et, comme il arrive aux troupes légères, ils se mirent en fuite réciproquement. Ensuite des devins se mirent en devoir de faire les sacrifices habituels[119] et les trompettes donnèrent aux hoplites le signal de l'attaque. Les deux armées s'avancèrent : les Syracusains allaient combattre pour leur patrie, chacun se disait que c'était le moment d'assurer son salut dans le présent et sa liberté pour l'avenir ; de l'autre côté, les Athéniens voulaient conquérir un pays étranger et éviter par leur défaite la ruine de leur patrie ; les Argiens et les autres alliés libres partager les conquêtes des Athéniens et retourner vainqueurs dans leur pays. Les alliés, sujets d'Athènes, étaient soutenus par l'idée que leur salut serait compromis en cas d'échec, à cette pensée venait s'ajouter l'espoir qu'en aidant à soumettre les autres ils rendraient leur servitude plus légère.
LXX. - On en vint aux mains et des deux côtés on résista pendant longtemps. Mais il survint des coups de tonnerre, des éclairs accompagnés d'une pluie diluvienne. Pour ceux qui combattaient pour la première fois et n'avaient jamais vu la guerre, c'était une cause d'effroi de plus. Les vieux soldats au contraire croyaient voir surtout dans ces phénomènes un effet de la saison ; la résistance acharnée de l'ennemi les effrayait bien davantage. Enfin les Argiens repoussèrent l'aile gauche des Syracusains, tandis que les Athéniens peu après enfonçaient les troupes qui leur faisaient face ; alors le reste de la ligne des Syracusains se trouva forcée et prit la fuite. Néanmoins les Athéniens ne les poursuivirent pas loin. La cavalerie syracusaine, nombreuse et intacte, les contenait, chargeait et repoussait les hoplites qu'elle voyait s'écarter du gros des troupes à la poursuite des fuyards. Serrant les rangs pour plus de sécurité, les Athéniens suivirent quelque temps l'ennemi, puis rebroussèrent chemin et élevèrent un trophée. Les Syracusains se regroupèrent sur le chemin d'Hélôros, se reformèrent de leur mieux et, malgré leur défaite, envoyèrent un détachement à l'Olympieion, dans la crainte que les Athéniens ne s'emparassent des richesses qui s'y trouvaient. Les autres se retirèrent à l'intérieur de la ville.
LXXI. - Les Athéniens n'avancèrent point dans la direction du temple ; ils rassemblèrent leurs morts, les placèrent sur un bûcher et bivouaquèrent sur place. Le lendemain ils accordèrent aux Syracusains la permission d'enlever leurs morts : les pertes des Syracusains et de leurs alliés s'élevaient à environ deux cent soixante hommes ; il avait péri environ cinquante hommes du côté des Athéniens et de leurs alliés ; leurs ossements furent recueillis. Chargée des dépouilles de l'ennemi, l'armée athénienne retourna à Katanè[120]. La mauvaise saison était venue et l'on ne se croyait pas en état de continuer la guerre aux abords de Syracuse, avant d'avoir fait venir d'Athènes et d'avoir rassemblé de Sicile des forces de cavalerie, pour n'être pas entièrement à la merci des cavaliers ennemis. On voulait également recueillir de l'argent dans le pays, en demander à Athènes et attirer dans les rangs de l'armée quelques villes ; après la victoire qu'on venait de remporter, on espérait qu'elles se montreraient moins récalcitrantes, enfin il fallait se procurer du blé et tous les approvisionnements nécessaires pour attaquer Syracuse au printemps.
LXXII. - Dans cette intention les Athéniens se rembarquèrent pour Naxos et Katanè où ils prendraient leurs quartiers d'hiver. Après avoir enseveli leurs morts, les Syracusains tinrent une assemblée. Hermokratès fils d'Hermôn y prit la parole. C'était un homme d'une intelligence particulièrement vive, dont l'expérience militaire était remarquable et la valeur manifeste. Il remonta le moral des Syracusains et les empêcha de se laisser abattre par les événements. Ce n'était pas leur courage, disait-il, qui avait été vaincu ; c'était leur manque de discipline qui leur avait fait tort ; d'ailleurs ils ne s'étaient pas montrés aussi inférieurs qu'on pouvait s'y attendre, surtout si l'on tenait compte qu'ils avaient eu à se mesurer avec les mieux entraînés des Grecs, comme des novices, pouvait-on dire, avec des artisans accomplis. Leur insuccès s'expliquait également par le manque d'unité dans le commandement (ils avaient jusqu'à quinze stratèges), par le désordre et l'insubordination de la multitude. En se contentant d'un petit nombre de stratèges expérimentés, en profitant de l'hiver pour recruter des hoplites, en fournissant des armes aux hommes qui en manquaient pour accroître le nombre des combattants, en astreignant les troupes à un entraînement complet, on devait s'attendre à vaincre l'ennemi. Le courage, ils l'avaient déjà ; la bonne tenue au combat s'y ajouterait. Ces deux qualités se développeraient la discipline avec la pratique du danger ; le courage par la confiance dans leur habileté qui les enhardirait. Il fallait en conséquence ne choisir qu'un petit nombre de stratèges, munis de pleins pouvoirs et s'engager par serment envers eux à les laisser exercer le commandement sans contrôle. De la sorte le secret des opérations serait mieux gardé, tout serait mieux ordonné et exécuté sans délai.
LXXIII. - Les Syracusains l'écoutèrent et par décret suivirent tous ses conseils. On élut comme stratèges Hermokratès lui-même, Hérakléidès fils de Lysimakhos et Sikanos fils d'Exékestos, trois en tout[121]. On dépêcha à Corinthe et à Lacédémone des députés pour solliciter du secours et pour engager les Lacédémoniens à mener, sans détours et plus activement, la guerre en leur faveur contre les Athéniens. On pensait qu'ainsi ces derniers se verraient obligés d'abandonner la Sicile ou de diminuer leurs envois de troupes.
LXXIV. - L'armée athénienne, qui se trouvait à Katanè, passa immédiatement à Messénè, dans l'espoir que cette place lui serait livrée par trahison. Mais le complot n'aboutit pas[122]. Voici pourquoi : quand Alcibiade rappelé à Athènes s'était vu relevé de son commandement, sûr désormais d'être exilé, il avait révélé aux Messéniens, amis de Syracuse, la conspiration dans laquelle il avait trempé. Les Messéniens de ce parti avaient commencé par faire périr les conjurés, soulevé la ville et sous la menace des armes fait décréter de ne pas recevoir les Athéniens. Ceux-ci étaient restés sous les murs treize jours environ ; puis le mauvais temps, le manque de vivres, l'insuccès total de leur tentative les avaient décidés à retourner à Naxos. Là ils se retranchèrent dans leur camp et y passèrent l'hiver. Ils envoyèrent une trière à Athènes pour demander qu'on leur expédiât, dès le printemps, de l'argent et de la cavalerie.
LXXV.
- Les Syracusains de leur côté employèrent l'hiver à réunir à la ville le
Téménitès par une muraille élevée sur toute la partie de terrain qui fait
face aux Epipoles. Ils voulaient en cas d'échec rendre plus difficile
l'investissement de la ville. Ils construisirent également un fortin à Mégara
et un autre à l'Olympieion. Partout où l'on pouvait débarquer, ils palissadèrent
le rivage[123].
Comme ils savaient que les Athéniens hivernaient à Naxos, ils firent en masse
une expédition contre Katanè, en dévastèrent le territoire et, après avoir
mis le feu aux tentes et aux baraquements ahéniens, ils revinrent à Syracuse.
A la nouvelle que les Athéniens, se prévalant de l'alliance contractée par
Lakhès, avaient envoyé des députés à Kamarina, pour essayer d'attirer à
eux cette ville, les Syracusains en dépêchérent à leur tour. Ils soupçonnaient
les gens de Kamarina de n'avoir pas fait diligence pour leur envoyer des troupes
lors du premier combat ; ils craignaient aussi que les succès des Athéniens
n'engageassent Kamarina à leur refuser à l'avenir tout concours et que
l'ancienne amitié d'Athènes ne fît passer la ville dans le camp de leurs
ennemis. La députation de Syracuse avait pour chef Hermokratès, celle des Athéniens
Euphémos. On convoqua l'assemblée et Hermokratès, voulant prévenir les
esprits contre les Athéniens, s'exprima ainsi :
LXXVI. – « Citoyens de Kamarina, ce n'est pas la crainte que vous ne vous laissiez effrayer par la présence des forces athéniennes qui nous a fait venir ici en ambassade. Nous redoutons plutôt qu'ils ne vous persuadent, avant que vous nous ayez entendus. Le prétexte de leur arrivée en Sicile, vous le connaissez ; leur dessein, nous le soupçonnons tous. C'est moins, me semble-t-il, pour rétablir chez eux les Léontins que pour nous chasser de chez nous. Quelle logique y aurait-il à dépeupler en Grèce les cités et à les restaurer ici et sous prétexte de parenté soutenir les Léontins en tant que Khalkidiens, alors qu'ils asservissent les Khalkidiens de l'Eubée, dont ceux d'ici sont les colons. Mais non, ils obéissent à la même pensée en faisant là-bas des conquêtes et en tâchant d'en faire ici. Sous prétexte de se venger du Mède, ils se sont mis à la tête des Ioniens et des colons d'origine athénienne avec le consentement de ces derniers ; mais, en invoquant pour les uns le refus du service militaire, pour les autres les guerres de cités à cités, toutes sortes de beaux prétextes enfin, ils les ont successivement asservis. Non, ce n'est pas pour défendre la liberté des Grecs que les Athéniens ont résisté au Mède, pas plus que les autres Grecs n'ont marché pour défendre leur liberté. Les premiers ont voulu substituer leur domination à celle du Mède ; les autres passer sous la coupe d'un maftre, certes doué d'intelligence, mais plus doué pour le mal[124].
LXXVII. – « Il est trop facile de critiquer Athènes et nous ne sommes pas venus dénombrer toutes ses injustices, car vois les connaissez bien. C’est plutôt nous-mêmes que nous accuserons ; nous qui avons comme exemple l'asservissement des peuples de la Grèce, parce qu'its n'ont pas su s'entr'aider, nous qui nous laissons leurrer par les mêmes artifices, le rétablissement des Léontins, leurs parents ! l'aide à apporter aux Egestains, leurs alliés ! nous qui ne voulons pas faire bloc contre eux pour leur montrer une bonne fois qu'ils n'ont pas affaire ici à des gens de l'Hellespont, à des insulaires toujours prêts à prendre pour maîtres ou le Mède, ou le premier venu, cependant toujours esclaves, mais à des Doriens libres, venus du Péloponnèse indépendant pour s'installer en Sicile. Attendons-nous que toutes les cités tombent aux mains de l'ennemi les unes après les autres, quand c'est là, nous le savons bien, l'unique moyen de nous soumettre, quand nous voyons les Athéniens fidèles à cette tactique, soit nous désunir par leur discours, soit par la promesse de leur alliance nous exciter réciproquement à la guerre, enfin en adressant à chacun de mielleuses paroles chercher à nuire ? Et pouvons-nous croire qu'une fois consommée la ruine d'un voisin éloigné, le péril n'atteindra pas chacun de nous et que celui-là qui souffrira avant nous sera le seul à souffrir ?
LXXVIII.
– « Si l'un de vous s'imagine que les Athéniens ne font la guerre qu'à
Syracuse, mais nullement à lui-même et s'il lui semble terrible de risquer sa
vie pour notre pays, qu'il se dise bien ceci : ce n'est pas seulement pour
Syracuse, c'est tout autant pour sa propre patrie qu'il lutte, en combattant sur
notre territoire ; sa sécurité sera d'autant mieux sauvegardée que notre
salut aura été assuré ; de plus il profitera de notre alliance et ne sera pas
livré à ses seules forces. Enfin, qu'il sache que les Athéniens ne cherchent
pas à châtier l'hostilité des Syracusains, ce n'est là qu'un prétexte pour
obtenir de lui une amitié plus solide.
« S'il en est d'autres pour nous jalouser ou nous craindre, - deux
sentiments auxquels sont exposés les Etats puissants - et pour désirer en conséquence
une humiliation qui nous assagisse, sans aller jusqu'à notre ruine qui pourrait
compromettre leur salut, c'est concevoir là un désir qui dépasse les forces
humaines. Car nul ne peut régler la fortune au gr é de ses souhaits. Trompé
dans ses espérances, plongé dans le désespoir par ses propres maux, il
s'exposera à regretter bientôt notre puissance qu'il jalousait. Mais il sera
trop tard pour quiconque nous aura abandonnés et n'aura pas voulu participer
effectivement à nos périls. Car ce n'est qu'en apparence qu'on sauvegarde
notre puissance ; en réalité on assure son propre salut.
« Voilà à quoi, hommes de Kamarina, vous deviez veiller plus que
personne, vous qui êtes nos voisins et qui, après nous, êtes les plus exposés,
au lieu de vous montrer, comme vous l'avez fait, de si tièdes alliés ; c'était
de votre propre mouvement qu'il fallait venir nous rejoindre. Si les Athéniens
avaient commencé par attaquer Kamarina, vous nous auriez suppliés d'accourir
à votre secours ; de même naguère c'est vous qui auriez dû nous encourager
à une résistance acharnée. Mais ni vous ni les autres n'avez encore montré
aucun empressement.
LXXIX. – « Peut-être par une lâche prudence, voudrez-vous avoir égard à la justice, tant envers nous qu'envers nos agresseurs, en prétextant l'alliance qui vous unit aux Athéniens ; cette alliance pourtant vous ne l'avez pas contractée contre des amis, mais pour le cas où vous seriez attaqués. Du moins, votre concours n'était-il acquis aux Athéniens qu'au cas où ils seraient les victimes et non comme maintenant les agresseurs. Voyez les gens de Rhégion : tout Khalkidiens qu'ils sont, ils ne veulent pas contribuer avec Athènes au rétablissement des Léontins, qui sont pourtant des Khalkidiens. Il serait étrange que ceux-ci, qui sont en défiance à l'égard des beaux semblants de justice des Athéniens, soient sages sans motif, tandis que vous, sans un prétexte spécieux, vous voudriez aider ceux qui sont vos ennemis naturels et anéantir ceux qui vous touchent encore de plus près, en vous associant à leurs plus grands ennemis ! C'est la pire injustice. Au contraire, il faut les repousser et ne pas vous laisser effrayer par le déploiement de leurs forces. Si nous nous tenons les coudes, elles ne sont pas redoutables. Elles ne le sont, au contraire, que si nous sommes divisés, et ils nous y poussent. La preuve en est que, après avoir marché contre nous, après avoir remporté l'avantage dans un combat, ils n'ont pas atteint leurs buts et ont dû se retirer précipitamment.
LXXX.
– « Si nous restons groupés, nous n'avons aucune raison de perdre
courage. Loin de là remplissons avec une ardeur redoublée notre devoir d'alliés,
d'autant plus qu'on viendra à notre aide du Péloponnèse, qui compte des
peuples bien supérieurs aux Athéniens dans l'art mititaire. Certes la
prudence, qui consisterait à n'aller ni d'un côté ni de l'autre, sous prétexte
que vous êtes les alliés des deux belligérants, ne serait ni équitable pour
nous, ni sûre pour vous. Ce qui est vrai en droit, ne l'est pas en fait. Si par
votre refus de combattre à nos côtés, vous assurez la ruine du vaincu et le
triomphe du vainqueur, quel sera le résultat de votre abstention ? Vous
n'aurez pas aidé au salut des uns, vous n'aurez pas empêché les crimes des
autres. Certes le parti le plus noble est de vous joindre à ceux qu'on offense
et qui de plus sont vos parents, de sauvegarder l'intérêt commun de la Sicile
et d'empêcher les Athéniens, vos soi-disant amis, de se rendre coupables.
« Pour nous résumer, les Syracusains savent qu'il est parfaitement
superflu de vous apprendre, ainsi qu'aux autres peuples, ce que vous savez tout
comme nous. Mais nous implorons votre concours. En cas de refus, nous protestons
que nous sommes exposés aux attaques des Ioniens, nos ennemis de toujours et
trahis, nous Doriens, par vous qui êtes également des Doriens. Si les Athéniens
nous soumettent, c'est à votre conduite qu'ils devront la victoire, mais c'est
à eux seuls qu'en reviendra l'honneur. Le seul résultat de la lutte sera de
faire tomber entre leurs mains ceux qui leur auront procuré la victoire. Si
c'est nous qui l'emportons, c'est vous encore qui supporterez la peine de nous
avoir exposés aux périls. Examinez donc la situation et sans tarder choisissez
entre un esclavage immédiat et sans périls et le triomphe à nos côtés qui
vous évitera de vous donner honteusement les Athéniens pour maîtres et de
vous exposer à notre haine, qui ne saurait s'effacer de sitôt. »
LXXXI. - Telles furent les paroles d'Hermokratès. Après lui Euphémos, le député athénien, prit la parole en ces termes :
LXXXII. – « Nous sommes venus pour renouveler notre ancienne alliance ; mais puisque le Syracusain nous a pris à partie, force nous est de justifier la légitimité de notre empire. Lui-même a donné l'argument le plus important en notre faveur, en parlant de l'hostilité presque ininterrompue des Ioniens et des Doriens. Le fait est bien exact. Nous autres Ioniens, voisins des Péloponnésiens, Doriens d'origine et plus nombreux que nous-mêmes, nous avons cherché les moyens de nous soustraire le plus possible à leur domination. Après les guerres médiques, quand nous sommes devenus possesseurs d'une marine, nous avons rejeté l'autorité et l'hégémonie de Lacédémone, car il ne nous convenait pas plus de recevoir leurs ordres qu'à nous de leur en donner, sinon pendant le temps oû leurs forces étaient supérieures aux nôtres. De notre côté, nous nous sommes mis à la tête des populations, autrefois soumises au Roi, que nous nous sommes conciliées par la suite, car nous estimions que le seul moyen de nous soustraire au pouvoir des Péloponnésiens était de posséder les moyens de nous défendre. A vrai dire, ce n'est pas sans justes raisons que nous avons soumis ces Ioniens et ces insulaires, que les Syracusains nous reprochent d'avoir asservis, au mépris de notre communauté d'origine. Ils avaient marché avec le Mède, contre leur métropole, contre nous ; ils n'avaient pas eu le courage de rompre avec l'ennemi, de détruire leurs propriétés, comme nous l'avons fait en abandonnant notre ville ; d'eux-mêmes, ils allaient au-devant de l'esclavage et ils voulaient nous l'imposer.
LXXXIII. – « Ces raisons justifient notre domination[125] : d'abord nous avons aidé les Grecs, en leur fournissant la flotte la plus nombreuse et en faisant preuve d'un dévouement incontestable ; ensuite, ces peuples, en mettant le même empressement au service du Mède, nous avaient fait le plus grand tort ; enfin, nous avons voulu nous rendre forts contre les Péloponnésiens. Nous ne cherchons pas, par de belles paroles, à soutenir que notre domination se justifie, parce que nous avons seuls anéanti le Barbare et parce que nous avons couru plus de dangers pour la liberté des peuples du Péloponnèse que pour celle de tous les Grecs et pour la nôtre. Nul n'est répréhensible pour assurer comme il le doit sa conservation. Si c'est pour garantir notre propre sécurité que nous sommes ici, nous voyons aussi que vos intérêts se confondent avec les nôtres. C’est ce que nous allons montrer par les faits mêmes qu'on nous eproche à tort et qui sont les plus propres à aggraver vos inquiétudes. Nous le savons, une crainte excessive, des soupçons peuvent rendre sensible sur le moment au charme des discours ; mais plus tard au moment d'agir, on ne fait que ce qui est utile. Nous l'avons dit, c'est par mesure de précaution que nous avons acquis la domination en Grèce ; ce n'est pas pour un autre motif que nous sommes venus ici, pour y établir l'ordre avec nos amis, sans aucun dessein de les asservir ; loin de là, avec celui de leur éviter l'esclavage.
LXXXIV. – « Que personne ne riposte que nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas. Avouez que votre conservation, la possibilité pour vous de résister aux Syracusains, nous avantageront en interdisant à Syracuse l'envoi de troupes dans le Péloponnèse. A ce point de vue, vous nous êtes au plus haut point nécessaires. C'est par le même calcul que nous voulons rétablir les Léontins, non pour en faire des sujets, comme il est arrivé pour leurs frères de l'Eubée ; mais pour porter au plus haut point leur puissance et pour que, vu leur proximité de Syracuse, ils nous rendent le service d'inquiéter les Syracusains. En Grèce, nous sommes par nous-mêmes en état de résister à nos ennemis. Aussi ces Khalkidiens, que cet homme nous reproche d'avoir asservis, tandis que nous affranchissons ceux d'ici, notre intérêt exige qu'ils soient désarmés et nous fournissent uniquement de l'argent ; pour la même raison, ici, les Léontins et nos autres amis doivent jouir de la plus grande liberté.
LXXXV. – « Pour un tyran ou pour une ville à la tête d'un empire, rien de ce qui lui est utile n'est déraisonnable ; pas de sympathie sans garantie. Envers chacun, la haine ou l'amitié varient selon les circonstances. Or ici notre intérêt n'est pas de maltraiter nos amis, mais de réduire à l'impuissance nos adversaires, en nous appuyant sur les forces de nos amis. Votre méfiance n'est pas de saison. Nous nous inspirons pour gouverner nos alliés des services qu'ils peuvent nous rendre ; les gens de Khios et de Méthymne, qui nous fournissent des vaisseaux, gardent leur indépendance ; la plupart sont astreints à nous verser une contribution ; il en est qui demeurent entièrement libres à condition de combattre à nos côtés ; pourtant ce sont des insulaires et leur conquête est facile, mais ils habitent des contrées avantageusement situées autour du Péloponnèse. Il y a donc à parier qu'ici nous ne nous inspirerons que de notre avantage et de la crainte que nous causent les Syracusains. C'est à dominer sur vous qu'ils aspirent et, en nous rendant suspects à vos yeux, ils veulent former une coalition contre nous, puis, quand nous serons repartis sans avoir réussi, vous prendre de force ou en profitant de votre isolement et se mettre eux-mêmes à la tëte de la Sicile. C'est ce qui arrivera fatalement, si vous vous joignez à eux. Car nous n'aurons pas facilement raison d'une coalition si puissante et après notre départ ils ne manqueront pas de forces pour vous réduire.
LXXXVI.
– « Si vous ne me croyez pas, les faits parlent assez haut. Quand vous
nous avez appelés pour la première fois, vous avez agité devant nos yeux cet
épouvantail qu'au cas où nous vous laisserions, de gaîté de coeur, tomber
aux mains des Syracusains, nous nous trouverions nous-mêmes en danger. Or il
n'est pas juste de répudier maintenant l'argument par lequel vous prétendiez
nous convaincre ; ni de nous soupçonner, parce que nous sommes venus combattre
la puissance des Syracusains avec des forces trop considérables ; c'est d'eux
bien plutôt qu'il faut vous défier. Pour nous, il nous est impossible de
demeurer ici sans votre appui et à supposer même que nous commettions le crime
de vouloir venir à bout de vous par la force, nous ne pourrions conserver la
Sicile, étant donné la longueur du trajet, les difficultés de garder des
villes puissantes et dotées de toutes les ressources des cités continentales.
Les Syracusains, au contraire, ont mieux qu'un camp, une ville plus forte que
nos troupes expéditionnaires; ils habitent à vos portes, ne cessent de vous
menacer et chaque fois qu'ils ont l'occasion de vous nuire ils ne la manquent
pas. Ils l'ont montré bien souvent, en particulier envers les Léontins. Et
aujourd'hui ils ont l'audace de faire appel à votre concours contre ceux-là même
qui font obstacle à leur perfidie et qui ont empêché jusqu'ici la Sicile de
tomber entre leurs mains. C'est vous prendre pour des insensés !
« Votre salut sera beaucoup mieux assuré, si vous répondez à l'appel
qu'à notre tour nous vous adressons ; ce salut dépend de notre assistance
mutuelle ; nous vous dernandons de n'y pas manquer. Dites-vous que ces gens-là
n'ont pas besoin d'alliés pour avoir toujours, grâce à leur nombre, la route
ouverte pour vous attaquer. Vous n'aurez pas souvent non plus, pour vous défendre,
de si puissants auxiliaires. Si par vos défiances vous les laissez repartir
sans résultats, si vous les condamnez à l'échec, un jour vous souhaiterez
voir reparaître même une très faible partie de nos troupes, mais alors il
sera trop tard et notre présence ne pourra vous être utile.
LXXXVII.
– « Eh bien ! Citoyens de Kamarina, gardez-vous, ainsi que nos
autres alliés, de vous lasser séduire par les calomnies des Syracusains. Nous
vous avons dit l'entière vérité sur les soupçons qu'on fait peser sur nous.
Pour tâcher de vous convaincre, nous allons nous résumer. Nous déclarons que,
si en Grèce nous dominons sur les autres, c'est pour n'obéir à personne ; que
si ici nous affranchissons les peuples, c'est pour n'avoir rien à souffrir
d'eux ; que nous sommes obligés de nous mettre sur les bras bien des affaires,
parce que nous avons bien des précautions à prendre. De plus aujourd'hui comme
naguère, si nous sommes venus au secours de ceux d'entre vous qu'on opprimait,
ce n'est pas sans y être conviés, c'est sur votre appel. Vous-mêmes ne vous
érigez pas en juges ni en conseillers de notre conduite, pour tâcher de nous détourner
- ce qui serait difficile - de nos desseins.
« Tant que vous pourrez tirer parti de notre activité et de notre caractère,
n'hésitez pas, profitez-en ; songez bien que notre conduite, loin d'être
dommageable à tous également, sért l'intérêt de la majorité des Grecs.
Partout, et même dans les pays où nous ne dominons pas, ceux qui sont victimes
d'un attentat et ceux qui en méditent s'attendent également, les uns à
obtenir notre aide, les autres à redouter, si nous arrivons, les suites de leur
machination. L'un se voit dans la nécessité de montrer, malgré qu'il en ait,
de la modération, l'autre d'être sauvé, sans qu'il lui en coûte.
« Cette sauvegarde qui vous est offerte comme à tous ceux qui la sollicitent,
ne la repoussez pas ; imitez les autres et rangez-vous à nos côtés. Au lieu
de vous garder sans cesse contre les Syracusains, changez de conduite,
rendez-leur la monnaie de leur pièce en les attaquant enfin vous-mêmes. »
LXXXVIII.
- Telles furent les paroles d'Euphémos. Les gens de Kamarina étaient bien
embarrassés. D'un côté ils avaient de la sympathie pour les Athéniens, avec
cette réserve qu'ils leur prêtaient l'intention d'asservir la Sicile ; de
l'autre, étant voisins de Syracuse[126],
ils avaient avec cette ville de perpétuels incidents de frontière. Ils
craignaient néanmoins que les Syracusains, tout proches d'eux, n'obtinssent
l'avantage, même sans leur concours. Aussi tout d'abord, leur avaient-ils envoyé
un mince renfort de cavalerie ; leur intention était de les aider davantage,
quoique avec toute la réserve possible. Toutefois pour l'instant, afin de se
donner l'air de traiter sur le même pied les Athéniens qui venaient de
remporter un avantage militaire, ils décidèrent de donner aux deux partis les
mêmes assurances verbales. Après mûre délibération c'est dans ce sens
qu'ils répondirent : alliés des belligérants, pour tenir leurs serments,
ils estimaient ne devoir se ranger, pour l'instant ni d'un côté, ni de
l'autre. Les députés se retirèrent.
Cependant les Syracusains pressaient leurs préparatifs de défense. Les Athéniens,
campés à Naxos, poursuivaient des négociations auprès des Sicules, pour les
attirer aussi nombreux que possible dans leurs rangs ; ceux de la plaine, la
plupart sujets de Syracuse, furent peu nombreux à lâcher cette ville ; mais
les populations qui habitaient l'intérieur de l'île et qui de tout temps
avaient joui de l'indépendance, tenaient, à quelques exceptions près, pour
les Athéniens. Elles fournirent des vivres à l'armée et quelques-unes même
de l'argent. Les Athéniens marchèrent sur ceux qui se montrèrent récalcitrants,
en contraignirent un certain nombre ; ils ne purent venir à bout des autres,
qui avaient reçu de Syracuse des garnisons et des secours.
Pendant l'hiver, les Athéniens se transportèrent de Naxos à Katanè,
reconstruisirent les baraquements incendiés par les Syracusains et s'y installèrent
pour la fin de la saison. Ils envoyèrent à Carthage une trière demander
l'amitié de cette ville et essayer d'en obtenir quelques services. Ils envoyèrent
également une députation en Tyrsénie, où quelques villes promettaient leur
concours. Leurs députés parcoururent toute la Sicile et se rendirent à Égeste,
pour demander qu'on leur fournît le plus de chevaux possible. Enfin ils
constituèrent des approvisionnements de briques, de fer, de tous les matériaux
nécessaires pour un siège, avec l'intention de commencer les opérations au
printemps.
Les députés syracusains envoyés à Corinthe et à Lacédémone tentèrent, au
cours de leur passage, de gagner les populations italiotes ; ils leur représentèrent
de ne pas se croiser les bras devant les entreprises des Athéniens, car elles
tendaient à leur perte à eux aussi. Arrivés à Corinthe ils prirent la parole
pour engager cette ville de même origine que Syracuse, disaient-ils, à venir
à leur secours. Les Corinthiens ne se firent pas prier et furent les premiers
à décider de mettre tout en œuvre pour secourir Syracuse. Pins leurs députés
se rendirent à Lacédémone avec les Corinthiens, pour presser cette république
de mener plus ouvertement la guerre contre Athènes et d'envoyer en Sicile
quelques renforts. Alcibiade s'y trouva, avec ses compagnons d'exil, en même
temps que les députés de Corinthe. Il s'était empressé de passer sur un
transport de Thouria à Kyllénè, en Élide ; puis, sur l'invitation des Lacédémoniens
eux-mêmes, il était venu à Lacédémone, muni d'un sauf-conduit, car il n'était
pas sans appréhender leur ressentiment, à cause de son attitude dans l'affaire
de Mantinée. Les députés de Corinthe, ceux de Syracuse et Alcibiade se trouvèrent
d'accord pour formuler la même demande, qu'ils firent agréer par les Lacédémoniens.
Les éphores et les magistrats songeaient bien à envoyer une députation à
Syracuse pour empêcher tout accord avec les Athéniens, mais ils n'étaient pas
disposés à expédier des secours. Alors Alcibiade, montant à la tribune,
aiguillonna les Lacédémoniens et mit le comble à leur ardeur, en leur tenant
ce langage :
LXXXIX. – « Il me faut d'abord répondre aux préventions dont je suis victime ; ainsi votre défiance à mon endroit ne viendra pas contrarier votre attention aux intérêts de l'État. Mes ancêtres avaient dénoncé, je ne sais pourquoi, les liens d'hospitalité qui les unissassent à vous, c'est moi qui les ai rétablis et qui vous ai rendu service, en maintes circonstances et surtout lors de votre malheur de Pylos[127]. Je n'ai cessé de vous montrer du dévouement ; pourtant une fois réconciliés avec les Athéniens, ce sont mes ennemis qui vous avaient aidés dans vos négociations qui ont récolté vos faveurs et moi vos affronts. Aussi n'avez-vous rien à me reprocher, si je me suis tourné vers les Mantinéens et les Argiens et si je vous ai fait, en cette circonstance et en bien d'autres, le mal que j'ai pu. Si l'on me gardait rancune de vous avoir infligé un traitement immérité, qu'on examine la question à la lueur de la vérité et qu'on revienne de cette prévention. Si encore, sous le prétexte que j'ai favorisé le régime populaire, l'on avait de moi une mauvaise opinion, qu'on réfléchisse combien cette antipathie est peu fondée. Nous avons toujours été ennemis des tyrans et tout ce qui fait opposition au gouvernement absolu est désigné par le terme de peuple. Et c'est pour cette raison que nous avons toujours été à la tête de la masse. D'ailleurs, dans une ville gouvernée démocratiquement, force est en général de respecter le régime établi. Néanmoins, nous avons tâché dans la conduite de l'État de montrer plus de modération que n'en comportait la licence régnante. Mais aujourd'hui comme jadis, il y a des gens pour pousser la foule aux pires excès ; ce sont ces gens-là qui m 'ont chassé. Tant que nous avons été à la tête du gouvernement, nous avons encore pris comme ligne de conduite de malntenir la ville en l'état qui avait favorisé sa grandeur et sa liberté et de sauvegarder sa situation. Nous autres, gens raisonnables, nous connaissons trop la démocratie, moi comme les autres et d'autant mieux que je peux lui reprocher sa conduite à mon égard ! Mais sur la folie de ce gouvernement, dont tout le monde convient, il est impossible de dire quelque chose de nouveau. Toutefois un changement de régime ne présentait que des dangers, alors que vous vous trouviez en armes sous nos murs.
XC. – « Voilà ce qu'il en est des préventions soulevées à mon sujet. Abordons maintenant la question dont il vous faut délibérer et sur laquelle mon expérience directe me fait un devoir de vous conseiller. Nous avons entrepris l'expédition de Sicile, pour essayer de soumettre d'abord les Siciliens et après eux les Italiotes ; notre objectif était ensuite les sujets de Carthage et les Carthaginois eux-mêmes. En cas de succès total ou partiel, nous devions ensuite attaquer sans tarder le Péloponnèse, en y ramenant toutes les forces grecques qu'en Sicile nous nous serions adjointes et en prenant à notre solde quantité de Barbares comme les Ibères et tous ceux qui passent pour les plus belliqueux de ces contrées. Pour renforcer notre flotte, nous aurions construit quantité de trières, car l'Italie offre en abondance des bois de construction ; nous aurions alors bloqué de toutes parts le Péloponnèse et, combinant ces opérations avec des incursions sur le continent, pris de force un certain nombre de villes et investi les autres ; nous espérions ainsi terminer facilement la guerre et dominer ensuite la Grèce entière. Quant à l'argent et au ravitaillement propres à faciliter l'exécution de ce plan, sans parler de nos revenus en Grèce, les places conquises en Sicile nous en auraient fourni suffisamment.
XCI. – « Telles étaient nos intentions au sujet de la récente expédition. J'en parle en homme parfaitement informé. Et les stratèges qui sont demeurés en Sicile en poursuivront, dans la mesure de leurs moyens, l'exécution. Si vous ne volez pas à son secours, la Sicile ne résistera pas, sachez-le bien. Les Siciliens manquent d'expérience, néanmoins s'ils faisaient bloc, ils pourraient encore tenir. Mais, seuls, les Syracusains, déjà vaincus dans une bataille générale, bloqués d'ailleurs par la flotte athénienne, sont incapables de résister aux moyens dont disposent là-bas les Athéniens. Syracuse une fois prise, c'est la Sicile tout entière aux mains de l'ennemi et immédiatement après l'Italie. Dès lors ce danger que je vous ai signalé ne serait pas long à fondre sur vous. Aussi ne vous imaginez pas que l'objet de votre délibération soit seulement la Sicile, c'est aussi le Péloponnèse, si vous ne vous empressez pas d'agir de la manière suivante. Embarquez une armée dont les hommes, employés comme rameurs[128] pendant la traversée, combattront comme hoplites dès leur débarquement. Mais voici ce qui, à mon sens, est plus essentiel qu'une armée : il vous faut envoyer comme commandant suprême un Spartiate, qui organisera les hommes présents et contraindra au service les réfractaires. Ainsi les amis que vous avez là-bas reprendront confiance et les hésitants auront moins d'appréhensions à se joindre à vous. Ici, il est indispensable de mener plus ouvertement la guerre ; alors les Syracusains, voyant que vous ne les négligez pas, résisteront plus vigoureusement et les Athéniens ne pourront envoyer aux leurs autant de renforts. Enfin il faut fortifier Dékéleia en Attique. C'est là ce que les Athéniens redoutent par-dessus tout ; c'est le seul des maux de la guerre qui leur ait été épargné jusqu'à ce jour. Le moyen le plus sûr de nuire à l'ennemi, c'est de deviner ce qu'il appréhende le plus et, quand on n'a plus aucun doute, de porter sur ce pont son attaque. Car les craintes chez chacun viennent de la connaissance qu'on a de ses points faibles. Les avantages que vous retirerez de la fortification de Dékéleia, l'embarras que vous causerez à l'ennemi, je ne veux pas vous les indiquer tous, mais en voici en peu de mots l'essentiel. Vous aurez à votre disposition la plupart des ressources du pays ; vous vous emparerez des unes, les autres viendront à vous d'elles-mêmes. Les Athéniens seront privés en même temps des revenus des mines d'argent du Laurion[129] et de tous les bénéfices qu'ils tirent du pays et des tribunaux. Le tribut qu'ils reçoivent de leurs alliés rentrera plus difficilement, parce qu'ils le paieront moins volontiers en vous voyant mener la guerre avec vigueur.
XCII.
– « C'est de vous qu'il dépend, Lacédémoniens, avec un peu de
promptitude et de bonne volonté, d'exécuter en partie ce plan. Pour moi, je
crois fermement qu'il est réalisable et j'ai la conviction de ne pas me
tromper. De plus je vous demande de ne pas me faire un crime, si vous me voyez,
moi qui jadis passais pour patriote, marcher résolument contre ma patrie avec
ses ennemis les plus acharnés. N'imputez pas non plus mes paroles à la rancune
d'un exilé. Je cherche à me soustraire à la canaillerie de ceux qui m'ont
banni et non, si vous m'en croyez, aux services que je puis vous rendre. Nos
pires ennemis ne sont pas les adversaires qui nous nuisent, mais ceux qui
contraignent leurs amis à devenir des adversaires. Le patriotisme, je le
ressens, non quand on m'accable d'injustices, mais quand j 'exerce comme naguère
mes droits de citoyen en toute sûreté.
« Aussi n'est-ce pas une patrie que je crois attaquer aujourd'hui ; c'est
bien plutôt une patrie perdue que j'estime recouvrer. Le vrai patriotisme
consiste, non à épargner une patrie qu'on vous a injustement ravie, mais à
chercher par tous les moyens et de toutes ses forces à la reconquérir. Aussi
je vous invite, Lacédémoniens, à user de moi, sans la moindre arrière-pensée,
aussi bien dans les fatigues que dans les dangers, bien convaincus que, si comme
ennemi je vous ai fait bien du mal, je suis en état, comme ami, de vous faire
tout autant de bien. N'oubliez pas que si je connais les affaires des Athéniens,
je ne suis pas sans avoir deviné les vôtres. Quant à vous, dites-vous que
votre intérêt suprême est l'enjeu de vos délibérations et n'hésitez pas à
envoyer simultanément une expédition en Sicile et une en Attique. Une faible
quantité de troupes expédiées en Sicile vous permettra de sauver de grands
intérêts ; vous abattrez la puissance actuelle et future d'Athènes, ce qui
vous assurera pour vous-mêmes la sécurité de vos foyers et sur la Grèce entière
une hégémonie incontestée, due non à la violence, mais à la sympathie de
tous. »
XCIII.
- Tel fut le discours d'Alcibiade. Il y avait déjà un moment que les Lacédémoniens
songeaient à prendre les armes contre Athènes ; mais ils tardaient encore et
se tenaient dans l'expectative. Leur résolution se trouva considérablement
affermie après l'exposé détaillé d'un homme qu'ils considéraient comme le
mieux informé. Ils n'eurent dès lors plus qu'une idée, celle de fortifier Dékéleia
et d'envoyer sur-le-champ quelques renforts en Sicile. Ils désignèrent comme
chef des troupes syracusaines Gylippos[130]
fils de Kléandridas, ils le chargèrent de s'entendre avec les députés de
Syracuse ét de Corinthe, d'agir au mieux des circonstances et de faire passer
du renfort en Sicile par dés moyens les plus rapides. Gylippos donna l'ordre à
Corinthe de lui envoyer immédiatement deux vaisseaux à Asinè, d 'équiper
tous ceux qu'elle voulait mettre à sa disposition et de les tenir prêts à
prendre la mer à la première occasion. Ces dispositions prises, les députés
quittèrent Lacédémone.
Sur ces entrefaites était arrivée de Sicile à Athènes la trière que les
stratèges athéniens avaient dépêchée pour demander de l'argent et de la
cavalerie. On donna satisfaction à cette demande par l'envoi à l'armée
d'approvisionnements et de cavaliers. L'hiver prit fin et avec lui la dix-septième
année de la guerre racontée par Thucydide.
XCIV. - Dès le début du printemps suivant, les Athéniens de Sicile levèrent l'ancre de Katanè et longèrent la cite jusqu'à Mégara. Comme je l'ai dit précédemment, les Syracusains, au temps de la tyrannie de Gélôn, avaient chassé les habitants et occupé le territoire de cette ville. Les Athéniens débarquèrent, ravagèrent les cultures. Ils poussèrent jusqu'à un fort occupé par les Syracusains, mais ne purent s 'en emparer. Alors les troupes de terre et les vaisseaux se transportèrent à l'embouchure du fleuve Térias. L'armée pénétra à l'intérieur du pays, le dévasta et incendia les blés. Elle tomba sur un faible parti de Syracusains, lui tua quelques hommes et dressa un trophée ; puis elle rejoignit la flotte. De là les Athéniens revinrent par mer à Katanè, s'y approvisionnèrent et se portèrent avec toutes leurs forces contre Kentoripes, bourgade sicule, qu'ils obligèrent à capituler ; après quoi ils se retirèrent, non sans avoir incendié les blés d'Inessa et d'Hybla. Arrivés à Katanè, ils reçurent les cavaliers venus d'Athènes en renfort ; ceux-ci étaient au nombre de deux cent cinquante, avec leur harnachement, mais sans chevaux ; on s'était dit qu'ils trouveraient sur place des montures. Ils avaient reçu également trente archers à cheval et trois cents talents d'argent[131].
XCV. - Ce même printemps, les Lacédémoniens, au cours d'une expédition contre Argos, s'avancèrent jusqu'à Klédnes. Mais il survint un tremblement de terre qui leur fît rebrousser chemin. Les Argiens firent ensuite une incursion sur le territoire voisin de Thyréa et prirent aux Lacédémoniens un butin considérable, dont la vente produisit jusqu'à vingt-cinq talents[132]. Peu de temps après au cours du même été, la faction populage de Thespies s'insurgea contre les magistrats, mais sa tentative avorta par l'intervention des Thébains. Les rebelles furent pris en partie, les autres durent se réfugier à Athènes.
XCVI. - Le même été, les Syracusains furent informés que les Athéniens venaient de recevoir un renfort de cavaliers et qu'ils se disposaient à les attaquer sous peu. Ils estimèrent qu'en empêchant l'ennemi d'occuper les Epipoles, hauteur escarpée et qui domine de tout près la ville, ils le mettraient en grande difficulté d'investir Syracuse, même dans le cas où il remporterait une victoire. Aussi résolurent-ils d'en garder les accès, pour interdire aux Athéniens d'y monter à la dérobée, car c'est le seul point abordable. Partout ailleurs, c'est une suite ininterrompue de collines qui descendent en pente douce vers la ville, d'où l'on aperçoit toutes leurs pentes. Cette position est appelée les Epipoles, parce qu'elle surplombe le reste du pays. Les Syracusains, dont Hermokratès et ses collègues venaient de prendre le commandement, sortirent au petit jour de la ville, avec toutes leurs forces, pour gagner la prairie située au bord de l'Anapos, Là, les stratèges passèrent une revue des troupes et désignèrent six cents hoplites d'élite qu'ils mirent sous le commandement de Diomilos, exilé d'Andros, pour garder les Epipoles et accourir en toute hâte partout où leur concours serait nécessaire.
XCVII. - La nuit qui précéda la revue des Syracusains, les Athéniens avec toute leur armée avaient quitté Katanè sans attirer l'attention de l'ennemi et abordé à l'endroit appelé Lédn, distant de six ou sept stades des Epipoles. Après avoir débarqué l'infanterie, la flotte était allée mouiller à Thapsos, langue de terre que rattache au continent un isthme étroit, à peu de distance par terre et par mer de Syracuse. L'armée navale athénienne garnit de palissades l'isthme de Thapsos, puis attendit les événements. L'infanterie s'avança au pas de course en direction des Epipoles et arriva au sommet du côté de l'Euryélos[133] avant que les Syracusains, surpris au cours de la revue dans la prairie, eussent le temps d'arriver. Tous alors accoururent à toutes jambes avec les hommes de Diomilos. Mais ils n'avaient pas moins de vingt-cinq stades à franchir de la prairie jusqu'à l'infanterie athénienne. Dans ces conditions, les Syracusains étaient dans un complet désordre quand ils abordèrent les Athéniens ; vaincus sur les Epipoles, ils se replièrent sur la ville. Diomilos fut tué avec environ trois cents hommes. Là-dessus les Athéniens élevèrent un trophée et accordèrent aux Syracusains la permission d'enlever leurs morts. Le lendemain, ils avancèrent sur les pentes, en direction de la ville ; mais, comme l'ennemi se refusait à faire une sortie, ils se retirèrent. Ils élevèrent, sur la crête des escarpements des Epipoles, au Labdalon, un fort orienté vers Mégara[134], qui devait leur servir de dépôt pour leurs équipements et leur matériel, lorsqu'ils se porteraient en avant, soit pour combattre, soit pour travailler aux retranchements.
XCVIII. - Peu de temps après, ils reçurent trois cents cavaliers d'Egeste et environ cent autres que leur avaient envoyés les Sicules, les gens de Naxos et quelques autres peuples. Ils disposaient également d'un corps de deux cent cinquante cavaliers athéniens ; ceux-ci avaient obtenu des chevaux des Egestains et de Katanè ou en avaient acheté. En tout on réunit six cent cinquante cavaliers. Après avoir installé une garnison à Labdalon, les Athéniens s'avancèrent jusqu'à Sykè où ils s'établirent et élevèrent en hâte un bastion[135]. La rapidité avec laquelle la construction fut menée consterna les Syracusains. Ceux-ci firent une sortie, bien décidés à empêcher ce travail et à livrer bataille. Déjà les deux armées étaient en présence. Mais les stratèges Syracusains, voyant qu'ils auraient mille difficultés à regrouper leurs troupes éparses, les ramenèrent à l'intérieur de la ville, en ne laissant qu'un détachement de cavalerie. Celui-ci occupa 1e terrain et empêcha les Athéniens de transporter des pierres et de s'éloigner du gros. Mais une compagnie d'hoplites athéniens[136] appuyée par toute la cavalerie, fonça sur les cavaliers syracusains et les mit en fuite. On tua à l'ennemi quelques hommes et on dressa un trophée pour rappeler cette victoire.
XCIX. - Le lendemain, les Athéniens se remirent à l'ouvrage : les uns construisant le mur qui dans la direction du nord partait du bastion ; les autres faisant d'incessantes corvées de pierres et de bois de charpente et poussant ainsi jusqu'à Trogilos[137]. C'est là que devait aboutir la ligne de circonvallation la plus courte allant du Grand Port à l'autre mer. Les Syracusains sur les conseils de leurs stratèges et principalement d'Hermokratès ne voulaient plus ae risquer avec toutes leurs forces contre les Athéniens ; ils estimaient qu'il valait mieux faire une contre-approche dans la direction où les Athéniens se disposaient à pousser leurs retranchements ; en les devançant, on éviterait l'encerclement de Syracuse ; en même temps on enverrait une partie de l'armée protéger les travailleurs et repousser au besoin les attaques des Athéniens ; on pourrait en tout cas construire une palissade pour prévenir l'ennemi et arrêter ses offensives ; d'ailleurs les Athéniens devraient abandonner leurs ouvrages pour engager contre les Syracusains la totalité de leurs troupes. Les Syracusains sortirent donc et à partir de la ville se mirent à construire, en contrebas du bastion de Sykè, un mur transversal. Ils coupèrent les oliviers de l'enceinte sacrée du Téménitès et en construisirent des tours. A ce moment la flotte athénienne n'avait pas encore passé de Thapsos dans le Grand Port et les Syracusains restaient maftres de la passe vers la haute mer. C'est par terre que les Athéniens faisaient venir de Thapsos ce qui leur était nécessaire.
C. - Les Athéniens ne cherchèrent pas à empêcher les travaux de l'ennemi ; ils craignaient en divisant leurs forces de s'exposer à une défaite ; d'ailleurs ils s'empressaient d'achever l'investissement. Aussi les Syracusains, quand ils estimèrent que la résistance de la palissade et la hauteur de la contre-approche étaient suffisantes, ne laissèrent-ils qu'une compagnie à la garde de leur ouvrage et se retirèrent-ils dans la ville. Les Athéniens de leur côté coupèrent les conduites d'eau souterraines qui fournissaient la ville d'eau potable. Ils avaient remarqué que les Syracusains de garde se retiraient à l'heure de la sieste sous leurs tentes, que quelques-uns même se rendaient à la ville et que le poste des palissades faisait négligemment son service. Aussi désignèrent-ils trois cents de leurs hommes d'élite et quelques soldats des troupes légères triés sur le volet et bien armés, à qui ils donnèrent l'ordre de se porter en avant au pas de course et d'attaquer à l'improviste la contre-approche. Le reste de l'armée se partagea en deux corps, chacun avec un stratège ; l'un s'approcha de la ville, en cas de contre-attaque ennemie ; le second de la palissade, qui avoisinait la poterne. Les trois cents attaquèrent et prirent la palissade. La garnison l'abandonna et se réfugia dans l'enceinte avancée du Téménitès. Les assaillants y pénétrèrent avec eux ; mais une fois à l'intérieur, une contre-attaque des Syracusains les rejeta au dehors. Là périrent quelques Argiens et un petit nombre d'Athéniens. En se retirant l'armée regroupée abattit la contre-approche, arracha la palissade, emporta les pieux dans ses lignes et éleva un trophée.
CI. - Le lendemain les Athéniens, à partir du bastion, commencèrent à fortifier la pente abrupte qui domine le marais et qui, de ce côté des Épipoles, est orientée vers le Grand Port. En descendant dans la plaine et en franchissant le marais, c'était la ligne la plus courte pour que leur circonvallation atteignît le Grand Port. Les Syracusains sortirent et à leur tour se mirent à construire, à partir de la ville, une contre-approche à travers le marais. En même temps ils creusèrent une tranchée pour empêcher les Athéniens de pousser l'investissement jusqu'à la mer. Ces derniers, une fois terminée la partie située sur la pente abrupte, tentèrent de s'emparer, tout comme ils l'avaient fait la veille, de la palissade et de la tranchée. A cet effet ils avaient donné l'ordre à leur flotte de passer de Thapsos dans le Grand Port. Eux-mêmes à la pointe du jour descendirent des Épipoles dans la plaine ; ils traversèrent le marais, à l'endroit où il était boueux et le plus solide, en s'aidant de portes et de larges planches[138] qu'ils jetaient devant eux. A l'aube ils s'emparèrent de la tranchée et de la palissade, à l'exception d'une petite partie dont ils ne tardèrent pas à se rendre maîtres. On en vint aux mains ; les Athéniens furent vainqueurs. Du côté des Syracusains, les gens de l'aile droite s'enfuirent vers la ville ; ceux de l'aile gauche vers le fleuve. Voulant leur interdire le passage, les trois cents hommes d'élite d'Athènes prirent le pas de course pour atteindre le pont. Les Syracusains qui avaient là le plus gros de leur cavalerie, d'abord effrayés par cette manoeuvre, marchent au-devant des trois cents, les mettent en fuite et les rejettent sur l'aile droite athénienne. Leur bousculade mit également le trouble dans la première compagnie de cette aile. Lamakhos s'en aperçut et de l'aile gauche se porta avec quelques archers et les Argiens pour renforcer les siens. Au moment où il venait de franchir un bout de tranchée, il se trouva séparé de ses troupes avec quelques hommes seulement autour de lui. C'est alors qu'il fut tué avec cinq ou six de ses compagnons. Les Syracusains se hâtèrent d'emporter leurs corps sur l'autre rive du fleuve, en lieu sûr. Comme le reste de l'armée athénienne arrivait, ils se replièrent.
CII. - Sur ces entrefaites, les hommes qui avaient fui du côté de la ville, voyant la tournure que prenait le combat s'enhardirent, firent demi-tour et tinrent tête aux Athéniens qu'ils avaient devant eux. Ils détachèrent une partie des leurs vers le bastion des Épipoles, qu'ils pensaient enlever facilement. Effectivement, ils enlevèrent de l'avant-mur une longueur de dix plèthres[139] et la détruisirent. Mais Nicias, qui se trouvait par hasard à l'intérieur retenu par la maladie, les empêcha de s'en emparer. Il fit mettre le feu par les valets aux machines et aux approvisionnements de bois déposés devant le mur, car il avait reconnu que faute de troupes il n'y avait pas d'autre moyen de sauver ses hommes. C'est bien ce qui arriva. Le feu interrompit la progression des Syracusains ; ils se replièrent. D'ailleurs les Athéniens, qui avaient repoussé les Syracusains, remontaient les pentes pour dégager le bastion. En même temps la flotte partie de Thapsos, exécutant les ordres reçus, entrait dans le Grand Port. A cette vue, les Syracusains, qui étaient parvenus aux Épipoles, se retirèrent à la hâte ; toute l'armée rentra dans la ville, ne jugeant plus possible avec les forces dont elle disposait d'empêcher les Athéniens de pousser jusqu'à la mer la construction du rempart.
CIII. - Là-dessus, les Athéniens élevèrent un trophée, accordèrent aux Syracusains la permission d'enlever leurs morts et reçurent les corps de Lamakhos et de ses compagnons. Désormais ils disposaient de toutes leurs forces, tant de mer que de terre. Ils commencèrent, à partir des Épipoles et des hauteurs, à poursuivre par un double mur l'investissement de Syracuse jusqu'à la mer. L'armée recevait des approvisionnements de tous les points de l'Italie. Beaucoup de Sicules, qui avaient hésité jusqu'alors, vinrent aussi combattre aux côtés des Athéniens ; trois pentékontères arrivèrent de Tyrsénie[140]. Enfin tout allait selon leurs désirs. Les Syracusains, qui n'avaient vu venir aucun secours, même du Péloponnèse, ne pensaient plus pouvoir triompher par les armes et commençaient à parler entre eux d'accommodement et firent des ouvertures à Nicias. C'était lui qui, depuis la mort de Lamakhos, exerçait seul le commandement. Néanmoins rien n'aboutissait. Et, ce qui ne saurait étonner d'une population à bout de ressources et dont l'investissement s'était resserré, on faisait mille propositions au stratège athénien ; on en faisait davantage encore à l'intérieur de la ville. Les maux dont on souffrait multipliaient les suspicions entre les citoyens ; l'on suspendit les stratèges, sous le commandement de qui s'étaient produits ces malheurs qu'on imputait soit à leur malchance, soit à leur trahison et on les remplaça par Hérakléidès, Euklès et Tellias.
CIV. - Cependant le Lacédémonien Gylippos et les vaisseaux partis de Corinthe se trouvaient déjà dans les parages de Leukas et s'apprêtaient à passer en toute hâte en Sicile. Les nouvelles qu'ils recevaient coup sur coup étaient inquiétantes et toutes également fausses, en affirmant que Syracuse état déjà complètement investie. Gylippos, qui n'avait plus d'espoir pour la Sicile, mais qui d'accord avec le Corinthien Pythen voulait au moins préserver l'Italie, se hâta de traverser, avec deux vaisseaux de Laconie et deux de Corinthe, la mer Ionienne et arriva à Tarente. Outre les dix vaisseaux leur appartenant, les Corinthiens en armèrent deux de Leukas et trois d'Ambrakie, qui devaient appareiller un peu plus tard. De Tarente, Gylippos se rendu d'abord en ambassade à Thourii au nom du droit de cité acquis autrefois par son père ; mais, ne pouvant entraîner les gens de Thourii, il leva l'ancre et longea la côte d'Italie. Surpris par le vent du nord qui souffle constamment dans cette région, il fut emporté vers la haute mer. De nouveau pris par une violente tempête, il aborda à Tarente. Ses vaisseaux avaient subi par gros temps de très graves avaries ; il les fit mettre à sec et réparer. Nicias, informé de sa venue, n'eut que mépris pour une flotte si misérable, se comportant en cela comme les gens de Thourii. Il croyait Gylippos simplement armé en course et ne prit aucune mesure contre lui.
CV. - Vers la même époque de cet été, les Lacédémoniens et leurs alliés envahirent le territoire d'Argos et en dévastèrent une partie. Les Athéniens, en se portant au secours des Argiens avec trente vaisseaux, rompaient la trêve avec Lacédémone d'une manière éclatante. Jusqu'alors ils avaient surtout mené avec les Argiens et les Mantinéens une guerre de course, ne quittant Pylos que pour quelques razzias sur le pourtour du Péloponnèse et non en Laconie. Malgré les Argiens qui les priaient d'y entrer au moins en armes et d'en dévaster avec eux une très faible partie avant de se retirer, ils s'y étaient refusés. Mais alors, sous le commandement de Pythodôros, de Laespodias et de Démaratos, ils débarquèrent à Épidaure-Liméra, au port de Prasies et en quelques autres points, dévastèrent une partie du territoire, donnant ainsi aux Lacédémoniens un motif parfaitement justifié de se défendre contre eux. Après le départ d'Argos et le rembarquement des Athéniens au moment de la retraite des Lacédémoniens, les Argiens envahirent le territoire de Phliunte, en ravagèrent une partie, tuèrent quelques hommes, puis rentrèrent chez eux.
[68] Le périple de la Sicile représente au moins 1.000 kilomètres soit 600 milles marins, à cause des trois caps à doubler et des vents contraires qui forcent à louvoyer. L'historien évalue à vingt stades (3 km. 700) la largeur du détroit de Messine. On l'évalue maintenant à 5 km. dans l'endroit le plus étroit et à 7 kilomètres dans le plus large.
[69] Les Sikèles ou Sicules, originaires probablement de l'Italie et proches parents des Hellènes, repoussèrent vers l'ouest de l'île les populations des Sikanes considérées comme autochtones et s'étabhrent sur la côte septentrionale et orientale et dans le massif du centre (vers 1700 avant J.-G.). « Le musée de Syracuse est plein des objets tirés des nécropoles Sikèles » qui attestent l'état de civilisation de ce peuple. « Même après l'arrivée des Grecs, ils continuèrent à former la grande masse des habitants du pays, et au contact des nouveaux venus assez vite ils s'hellénisèrent." (Ch. Diehl, Palerme et Syracuse.) Vers la fin du Ve siècle, il ne semble plus y avoir dans l'île que des Grecs. Mais Thucydide, écrivant au Ve siècle, les appelle encore des barbares. Vers le Xe siècle, des Phéniciens avaient fondé des comptoirs sur le littoral sans pénétrer dans l'arrière-pays ; à l'arrivée des Grecs ils se cantonnèrent dans l'ouest, à proximité de Carthage sous l'autorité de laquelle ils ne tardèrent pas à tomber. Au début du Ve siècle, les Carthaginois essayèrent d'arracher la Sicile à l'hellénisme, mais ils furent battus en 480 à Himèra par Gélôn de Syracuse et Thérôn d'Agrigente. Aux deux bouts du monde grec, le barbare était repoussé en cette année 480.
[70] Naxos, à l'est de l'Etna, fut fondé au VIIIe siècle. Les colons élevèrent un autel à Apollon Arkhégétès, c'est-à-dire guide de la migration, dont l'oracle était consulté avant le départ. Tous les Hellènes de Sicile se groupent autour de ce sanctuaire. La Sicile, par la similitude avec la Grèce qu'elle manifestait par ses côtes, ses montagnes, son climat, sa végétation, ses cultures, allait être une colonie de peuplement, alors que les régions du Pont-Euxin ne se prêtaient guère qu'à des colonies d'exploitation.
[71] C'est en 735 av. J.-C. qu'une bande d'émigrants hellènes prit pied en Sicle. En moins de 150 ans, la côte tournée vers la Grèce et la côte orientée vers l'Afrique se couvrirent de villes en majorité doriennes. En 734, Arkhias s'installa dans l'îlot d'Ortygie, le berceau de Syracuse, bientôt la plus grande ville de la Sicile et aussi du monde grec.
[72] Mettons à part, parmi ces cités dont Thucydide rapporte la fondation, Sélinonte et Agrigente (Akragas). Sous le gouvernement des tyrans, ces villes furent portées à un degré de richesse et de splendeur dent les ruines fournissent le témoignage :sept temples à Sélinonte, sept aussi à Agrigente, montrent l'éclat en Sicile de l'architecture dorique qui préparait la perfection du Parthénon.
[73] Egeste ou Ségeste était située au nord, au milieu des terres des Elymes, considérés comme des barbares. Aussi les Doriens leurs voisins n'étaient-ils pas d'accord avec eux sur la question des mariages entre Doriens et Barbares. Thucydide, lui aussi, par la bouche de Nicias (VI, il) traite les Egestains de barbares de Sicile.
[74] Il n'est pas sûr qu'il y ait eu un ancien traité d'alliance entre Athènes et Egeste. Si ce traité avait existé, les Egestains, pour être secourus, ne se seraient pas d'abord adressés à Syracuse, Agrigente et Carthage, comme ils le firent, ils auraient directement fait appel aux Athéniens.
[75] Soixante talents d'argent représentent 1.800.000 francs-papier.
[76] Ces trois stratèges : Alcibiade, Lamakhos, Nicias, avaient seuls des pouvoirs illimités ; trois autres que ne nomme pas Thucydide leur étaient adjoints : N***, Antimakhos et Hermeios. L'association Alcibiade-Nicias, qui n'assurait pas l'unité de commandement, ne devait pas porter les fruits qu'en attendait le peuple d'Athènes.
[77] Les campagnes en Thrace n'étalent pas populaires auprès des soldats-citoyens d'Athènes. On y pratiquait la méthode des envois de troupes par petits paquets et on s'entendait avec le Macédonien Perdikkas pour qu'il fournît des mercenaires et se chargeât de la guerre.
[78] Nicias, devançant la sagesse du maréchal Lyautey, conseille aux Athéniens de montrer leur puissance pour n'avoir pas à s'en servir.
[79] Nicias fait une allusion très claire au jeune Alcibiade, qui dès sa trentième année venait d'être choisi comme stratège et donné comme collègue à Nicias lui-même et à Lamakhos.
[80] Par ces hommes mûrs, Nicias entend les restes des vieux ennemis de la démocratie, des partisans de l'ancienne aristocratie athénienne qui avaient mis en lui toutes leurs espérances.
[81] C'était un procédé illégal que de revenir, à une prochaine assemblée du peuple, sür un vote récemment acquis (19 et 24 mars).
[82] Nicias voulait qu'on s'en tînt à la politique de Périclès, qu'on ne songeât à aucune expédition lointaine vers l'ouest.
[83] Alcibiade était le chef du parti de la guerre. Il espérait y trouver une occasion d'imposer à l'assemblée du peuple son pouvoir personnel, comme Périclès et Cléon. Rappelons que son faste et l'élevage de chevaux de course provenaient de son mariage avec Hipparète fille d'Hipponikos qui lui avait apporté une dot de dix talents (300.000 francs-papier), dot considérable pour l'époque.
[84] Voici quels sont les services d'Alcibiade aux armées, à la veille de l'expédition de Sicile. En 432, à 18 ans, il est blessé au siége de Potidée, sauvé par Socrate et reçoit une couronne et des armes d'honneur. En 424, à Délion, il se jette à cheval dans la mêlée et dégage Socrate. En 418, il fait partie du secours envoyé à Argos et assiste à la bataille de Mantinée. En 417, stratège, il ramène Argos dans l'alliance d'Athènes, y rétablit le régime démocratique et fait construire aux Argiens leurs Longs-Murs. Il semble avoir participé à l'expédition contre Mélos. Nous ne savons pas s'il était l'un de ces députés qui démontrèrent aux Méliens faibles la nécessité de subir sans résistance la force d'Athènes.
[85] Les citoyens riches de 3 talents (90.000 francs-papier) étaient astreints à certains impôts nommés liturgies. Ainsi la démocratie, qui répugnait à l'impôt direct, rejetait sur une classe de citoyens quelques-unes des plus grosses dépenses qui incombent à l'Etat. Les fêtes religieuses annuelles étaient de ce nombre. Certaines se célébraient par des concours de musique et des représentations dramatiques, notamment les Dionysies, les Thargélies, les Panathénées. Le chorège désigné était chargé de pourvoir au recrutement, à l'instruction, à l'équipement d'un choeur. La dépense pour un choeur destiné à une représentation théâtrale pouvait s'élever jusqu'à 3.000 drachmes ou 15.000 francs-papier.
[86] Alcibiade fait allusion aux mesures qu'il avait fait prendre pour amener et maintenir Argos dans l'alliance avec Athènes, ainsi qu'à la rupture de la trêve avec les Lacédémoniens (V, 61), rupture qui entraîna la bataille de Mantinée, une des plus considérables livrées par les Grecs (418).
[87] La navigation était à peu près suspendue pendant les mois de novembre, décembre, janvier, février par suite du mauvais état de la mer et du faible tonnage des navires.
[88] L'assemblée pouvait charger un orateur de mettre à exécution la motion qu'il venait de développer. Ainsi pour Cléon dans l'affaire de Sphaktérie.
[89] Le terme « misthos » désigne des salaires divers pour des fonctions gratuites à l'origine. Le salaire des citoyens qui prenaient part aux assemblées du peuple, ou qui siégeaient dans les tribunaux était de trois oboles, c'est- à-dire 2 fr. 50 papier, celui des sénateurs une drachme (5 francs-papier). Le salaire s'ajoute à la nourriture fournie aux petits fonctionnaires. La solde des hoplites et de leurs valets va jusqu'à 5 francs-papier, celle du cavalier pouvait atteindre 10, 15, 20 francs-papier. Tout le menu peuple souhaitait de voir ces indemnités temporaires devenir perpétuelles. Vivre aux frais de l'Etat était son idéal : tout le monde pensionné. Pour rendre le trésor public capable de suffire à ces dépenses, il fallait faire de nouvelles conquêtes, acquérir de nouveaux tributaires. De là la popularité de l'expédition hasardeuse de Sicile.
[90] L'hermès était un piédestal quadrangulaire terminé par un buste du dieu Hermès et orné en son milieu d'un phallos Il servait de borne pour les propriétés, les frontières et sa divinité veillait à la sécurité des voyageurs dans les rues et sur les routes. On décorait aussi de ces bustes rues, places, carrefours, gymnases, palestres, temples, maisons. On leur offrait de l'encens, des libations, des couronnes. Ces hermès de marbre, placés sur les routes de l'Attique, servaient à mesurer les distances et à renseigner le voyageur sur les localités desservles par la route. Parfois ils portaient gravés une courte sentence et un salut au passant : « Ainsi le pays tout entier prit une physionomie philanthropique et particulière. » (Curtius)
[91] On peut comprendre sous le nom de mystères des rites magiques pour se laver d'une souillure, faire lever une interdiction, et plus particulièrement un enseignement religieux réservé aux seuls initiés, et un culte secret, que les mystes s'engageaient par serment à ne pas révéler. Les moins mal connus de nous sont ceux d'Eleusis en Attique, relatifs à Déméter et à sa fille Korè- Perséphonè. (Gf. Foucart).
[92] L'affaire de la mutilation des Hermès et de la profanation des mystères n'est pas élucidée par Thucydide, ni tirée au clair par les historiens modernes. Cependant on peut incriminer l'ambition d'Alcibiade, qui comptait sur le concours des Lacédémoniens pour s'installer avec les oligarques sur l'Acropole et gouverner Athènes. C'était une véritable affaire de trahison : il escomptait la défaite de son pays, pour, avec la complicité de l'ennemi, donner le pouvoir à sa faction. Ses adversaires politiques qui lui reprochaient d'ébranler à la fois la religion et la constitution n'avaient gas tout à fait tort.
[93] Les triérarques, désignés parmi les plus riches citoyens, ceux de la première classe ou pentakosiomédimnes, étaient soumis à un impôt extraordinaire très lourd (de 20.000 à 30.000 francs-papier) : participer pendant un an à l'équipement et à l'entretien d'une trière. Les matelots chargés de la manoeuvre des voiles et de la navigation recevaient 5 francs-papier par jour. Les vaisseaux vides sont ceux que les triérarques fournissent d'agrès et d'un équipage, payé par eux et recevant de l'État un sursalaire. La trière état ornée à la proue d'écubiers en forme d'oeil, et d'une figure de divinité, protectrice du navire ; à la poupe d'une pièce de bois recourbée en volute en forme de huppe, l'aplustre des Romains, que l'amiral vainqueur faisait figurer dans ses trophées. Soldats et marchands embarqués sont autorisés à emporter une pacotille. Thucydide n'est pas arrivé à évaluer exactement les frais de cette expédition, au départ.
[94] La trompette servait à bord à donner des signaux, concurremment avec les divers pavillons d'étoffe hissés ou amenés par les timoniers. Le cratère est un vase pansu, à large embouchure, muni de deux anses, en diverses matières, argile, bronze, or, argent, marbre, dans lequel se faisait le mélange de l'eau et du vin en vue des libations dans les cérémonies religieuses. L'ekpôma est un vase à boire. Les libations accompagnaient le serment, le sacrifice, la prière, le début ou la fin du repas, aux sons de la flûte qui soutenait le chant de la prière. La flotte quitte le Pirée en ligne de file, formation très propre à faire valoir le nombre des bâtiments qui la composent.
[95] Notre histoire nous offre un spectacle analogue en Méditerranée : le 25 mai 1830, 130 bâtiments formés en deux divisions, ayant chacune trois colonnes, quittaient, au milieu des acclamations et au son des musiques de dix-huit régiments, la rade de Toulon pour l'expédition d'Alger. « Cinquante mille spectateurs des hauteurs du fort Lamalgue suivent du regard et accompagnent de leurs voeux cette flotte qui occupe une étendue de douze lieues ». (L. Galibert, L'Algérie ancienne et moderne, 1844.)
[96] Les tentes étaient recouvertes de peaux et rangées par files.
[97] Les thètes sont des citoyens sans fortune de la quatrième classe, qui louaient leurs services. Ils servaient dans la flotte comme rameurs, ou dans l'armée de terre parmi les troupes légères, et seulement en cas de besoin pressant parmi les hoplites.
[98] Le corps expéditionnaire, divisé en trois escadres, comprenait 134 trières (dont 60 plus rapides, sortes de frégates ou de croiseurs) et 2 vaisseaux rhodiens ; il transportait 8.280 combattants, sans compter les valets des hoplites. 30 transports et 100 navires du commerce réquisitionnés avaient embarqué la main-d'oeuvre et les subsistances. Les équipages de la flotte s'élevaient à 25.460 matelots ou rameurs, au total 36.000 hommes environ, sans compter les commerçants qui, sur des bateaux marchands et des chalands de mer, suivaient de leur plein gré.
[99] Les Péripolies sont les forts avancés des villes dans lesquels on mettait une garnison d'éphèbes, faisant office de veilleurs et de patrouilleurs.
[100] Trente talents représentent 900.000 francs-papier. Le temple d'Aphrodite à Eryx avait une grande réputation de richesse, comme celui de Corinthe et, pour les mêmes raisons, à cause des bénéfices de la prostitution sacrée. Les phiales, ces vases à libations, avaient la forme d'un bol sans pied. Les œnokhoès, ou cruches à verser le vin, ont une grande panse, un col étroit trilobé et une seule anse. Les thymiatéria sont des encensoirs. Le vase à parfum en argent et aussi en bronze pendait au bout d'une chaîne qui permettait de l'agiter et d'aider l'encens à brûler en répandant des vapeurs. Ces Grecs, dignes descendants de l'artificieux Ulysse, ne sont préoccupés que de se tromper les uns les autres.
[101] Nicias, au fond hostile à l'expédition, ne songe qu'à se garer du péril, à ne pas engager sa flotte et son armée ; Alcibiade espère dans les négociations que conduira sa langue dorée ; seul Lamakhos parle en homme de guerre expérimenté et résolu : il cherche la décision dans l'attaque brusquée.
[102] Le Grand Port et le Petit Port étalent adossés, séparés l'un de l'autre far l'isthme qui reliait à la terre l'île d'Ortygie. D'ordinaire les Syracusains se contentaient d'utiliser leur petit port au nord d'Ortygie ; si le Grand Port et la rade du sud avaient reçu des navires de guerre, n'eût été la preuve d'une préparation au combat naval.
[103] Les ennemis d'Alcibiade, oligarques et démagogues, unis par une haine commune, avaient profité de son absence pour exciter l'opinion contre la mutilation des Hermès et la profanation des mystères. Ils avaient ainsi obtenu son rappel, qui privait le corps expéditionnaire d'un stratège aimé des soldats et l'incitait lui-même à la rébellion contre sa patrie. La Salaminienne était l'aviso de la République destiné au transport des inculpés. L'habitude de la délation commençait à exercer ses ravages dans Athènes et à démoraliser l'opinion publique.
[104] Thucydide a des raisons de raconter en détail au milieu de l'expédition de Sicile cette conjuration d'Harmodios et d'Aristogitôn, déjà ancienne. Historien scrupuleux, exact, il relève les erreurs de fait de ses prédécesseurs et de l'opinion publique. Il montre que la tradition, sans doute pour accroître au coeur des citoyens les sentiments démocratiques et la home du pouvoir personnel, a dénaturé les faits et noirci outre mesure les Pisistratides. Que d'historiens, sous l'influence de leurs opinions politiques, n'ont pu échapper à cette déformation de la vérité, même au XIXe siècle ! Il nous donne aussi un exemple du goût de la plupart des hommes pour la légende et l'erreur qui les flatte, alors qu'il serait si facile de s'informer de la vérité, en lisant les inscriptions visibles à tous les yeux. Il connaît l'importance de l'épigraphie pour l'historien.
[105] Ce prélèvement du vingtième des revenus des propriétés foncières dut fort mécontenter les citoyens, qui considéraient comme attentatoires à leur liberté d'être soumis à un tel impôt direct.
[106] C'est à cet autel des douze grands dleux, récemment élevé sur l'agora, que les Platéens s'assirent en suppliants pour se donner aux Athéniens en 519 (Hérodote, VI, 108.)
[107] Sous Pisistrate le marché du Céramique, quartier le plus populeux de la ville au N.-O., devint l'Agora de la ville. Les routes qui conduisaient dans les diverses bourgades de l'Attique convergeaient vers le Céramique où fut élevé cet autel des douze grands dieux. L'agora de forme très irrégulière était bordée de portiques, au milieu celui des Géants.
[108] L'inscription de Pisistrate, petit-fils du tyran, textuellement transcrite par Thucydide, a été découverte dans les fouilles du sanctuaire d'Apollon Pythien le 15 mai 1877. (C. I. Att., IV, p. 41). Ainsi Athènes, en honorant particulièrement Apollon, se rattachait à la fois par Délos à l'ancêtre divin des vieilles familles ioniennes et par Delphes au grand centre religieux des Doriens et du monde hellénique, ces deux foyers principaux du culte apollinien. Le temple d'Apollon, destiné à commémorer la restauration de son culte à Délos par Pisistrate l'ancêtre, s'élevait non loin de l'Ilissos, au sud-est de l'acropole.
[109] C'était un honneur fort recherché par les jeunes Athéniennes de bonne famille d'être désignées pour figurer dans les processions, notamment aux Panathénées, avec une corbeille sur la tête (voir la frise du Parthénon qui les représente). Ces corbeilles contenaient soit des offrandes, soit les objets nécessaires au culte.
[110] Tous les ans, et plus solennellement tous les quatre ans, Athènes célébrait la fête religieuse de sa divinité protectrice, Athéna Polias. On portait en procession à l'Acropole le nouveau péplos, qui devait remplacer le précédent défraîchi sur les épaules de la statue de bois de la déesse. Le cortège partait le matin du Céramique extérieur. « Derrière le péplos, jaune et violet, attaché en guise de voile au mât d'un vaisseau qu'on portait à bras d'homme, suivait le cortège... : les prêtres, les magistrats de la cité, les jeunes filles des plus nobles familles, les théôres envoyés par les colonies, conduisant les victimes destinées au sacrifice, les éphèbes en manteau sombre, les chars de guerre, les cavaliers en tenue de parade, toute la population d'Athènes en habits de fête. » (Collignon, Phidias, pp. 76-77.)
[111] On aurait infligé la torture à Aristogitôn, afin de lui faire avouer ses complices.
[112] Ce poignard est mentionné dans les vers du chant populaire en leur honneur : « Dans la branche de myrte je cacherai le poignard, comme Harmodios et Aristogitôn, lorsqu'ils tuèrent le tyran et rétablirent l'égalité dans Athènes. »
[113] Du temps de Thucydide le mariage entre Athéniens et étrangers était prohibé. L'inscription du tombeau d'Arkhédikè serait de Simonide, selon Aristote. (Rhet., I, 9.)
[114] Vaincu près du sanctuaire de Pallénè, par les Lacédémoniens du roi Kléoménès, auxquels s'étaient joints les Alkméônides et les autres émigrés, Hippias avait gouverné quatorze ans avec son frère Hipparque et trois ans et demi seul.
[115] Oligarques et démagogues, en faisant par leur entente rappeler et condamner Alcibiade, le chef le plus aimé de l'expédition de Sicile, portèrent un coup fatal à Athènes : l'État était sacrifié aux parts. La révolution triomphait de la lol et de l'intérêt du pays. La commission d'enquête, influencée par Peisandros, ordonnait le retour d'Alcibiade, mais souhaitait qu'il se mît dans son tort en prenant la fuite. II l'aurait bien gênée en revenant à Athènes se faire juger.
[116] Le Théséion avait été bâti par Cimon pour recevoir les os de Thésée ramenés à Athènes sur l'ordre d'un oracle (476-475). Le site de cet édifice nous est inconnu. Le grand et beau temple dorique qui porte aujourd'hui ce nom état consacré à une divinité et non à Thésée.
[117] Trente talents font 900.000 francs-papier et cent vingt 3.600.000 francs-papier.
[118] L'Olympieion est un temple sur la rive droite de l'Anapos et couronnant une hauteur d'où la vue embrasse tout le Grand Port de Syracuse. Ce sanctuaire de Zeus était le centre d'un faubourg. Zeus était honoré comme dispensateur de la victoire, en souvenir de sa propre victoire sur les Géants.
[119] Les engagements de troupes légères semblent destinés à amuser le tapis, jusqu'au moment où l'infanterie de ligne sera prête pour la charge et le corps à corps. Ici les devins sont, non pas des prophètes prédisant l'avenir, mais des sacrificateurs qui cherchaient des présages datts l'examen du foie des victimes, pratique développée surtout en Étrurie par les haruspices.
[120] Nicias ne sut pas tirer parti de l'effet de surprise produit par son débarquement nocturne dans le Grand Port ni de sa victoire : pieux, il n'osa pas s'emparer du trésor de l'Olympieion, où la statue de Zeus était parée d'un vêtement d'or de 85 talents ; prudent et même timoré, il crut sage d'abandonner le siège et de remonter à 1Vaxos et à Katanè pour y prendre ses quartiers d'hiver.
[121] Syracuse, déchirée par les factions, sentit devant le péril la nécessité d'un pouvoir unique et fort. Hermokratès, en butte aux attaques des démagogues, fut cependant doté de pleins pouvoirs, « ce qui corrigea les vices de la constitution démocratique... il valait les Athéniens comme orateur et comme homme d'action, il leur était supérieur parce qu'il défendait une bonne cause et agissait avec le courage que donne une conscience pure ». (Curtius.)
[122] Une des premières et des plus fâcheuses conséquences du rappel d'Alcibiade fut l'échec des Athéniens devant Messénè. Alcibiade avait discerné l'importance de cette place pour surveiller sur le détroit les arrivages d'Italie et faire la police de la côte, il s'était ménagé dans ce port des intelligences, qu'il tourna contre ses compatriotes, une fois parti pour l'exil. Le sort de l'expédition eût pu être tout autre, si Alcibiade avait conservé son commandement et occupé Messénè.
[123] Du côté de la terre les Syracusains élèvent un second rempart pour protéger le quartier de Téménitès qui tirait son nom du téménos, enceinte sacrée du temple d'Apollon. Ils mettent une garnison au nord à Mégara, au sud à l'Olympieion et plantent des pilotis en mer dans les passes, comme nous disposons des champs de mines.
[124] Hermokratès répète l'argumentation habituelle des Spartiates : il reproche aux Athéniens d'avoir fait peser sur les cités d'Ionie un joug au moins aussi lourd que celui des Perses. Il convient d'ajouter que cette domination fut plus éclairée et tendait à une union panhellénique sous l'hégémonie d'Athènes. La liberté, que Sparte se vantait de laisser à ses alliés, ne les protégeait pas contre la convoitise d'un voisin étranger. La conquête macédonienne, puis romaine l'ont bien prouvé dans la suite.
[125] Les Athéniens s'excusent par la nécessité où ils se trouvent de faire une guerre préventive. Ioniens, ils se sentent encerclés par les Doriens. Qui ne veut pas se soumettre à eux ou accepter leur amitié médite de les attaquer un jour. Il importe, au moment où l'on se sent le plus fort, de devancer une immanquable déclaration de guerre. Le dynamisme des Athéniens, dirait-on aujourd'hui, leur goût de vivre dans l'avenir font d'eux les défenseurs des opprimés et les adversaires de l'oppresseur, mais non sans le dessein de tirer un profit de ces interventions.
[126] Les habitants de Kamarina ne se sentaient pas très rassurés par l'ambition de Syracuse. Déjà Gélôn avait autrefois transporté de force une grande partie des habitants de cette ville à Syracuse. Ils avaient donc des raisons de se méfier.
[127] Au début de sa carrière politique Alcibiade, ainsi que les jeunes nobles, se rangea parmi les adversaires de la démocratie. Il reprit avec Sparte les relations que son grand-père avait laissées tomber. Il s'intéressa aux hoplites spartiates de Pylos prisonniers en Attique. Il aurait voulu devenir l'homme de Sparte à Athènes. Mais Nicias lui fui préféré. De dépit il se jeta dans le parti populaire ennemi de Sparte. Ces anciennes relations lui permirent d'obtenir un sauf-conduit. Il séduisit si bien le sénat et les éphores avec sa langue dorée et sa souplesse d'esprit qu'il obtint l'autorisation de parler à l'Assemblée du peuple comme orateur et conseiller de l'État spartiate.
[128] Les rameurs d'ordinaire n'étaient pas des combattants, mais pour porter au maximum les effectifs de guerre, Alcibiade conseille de n'embarquer que des hoplites et de leur faire faire à bord le service de rameurs.
[129] Les mines du Laurion affermées par l'État à des particuliers fournissaient des recettes fructueuses, ainsi que celles de Pangée (or) et celles de Marôneia. Les procès des alliés insulaires étaient évoqués à Athènes et plus tard la haute justice criminelle de toute la Confédération. Le fisc percevait les sommes consignées pour les frais de justice, le produit des amendes et des confiscations. Le tribut des alliés en 425 s'élevait à 1.250 talents, ou environ 37 millions en francs-papier.
[130] Gylippos état le meilleur général de Sparte depuis la mort de Brasidas. Par son père, ayant vécu en exil à Thouril (Grande Grèce), il était au courant des affaires italiennes et siciliennes.
[131] 300 talents d'argent font 9 millions de francs-papier.
[132] Vingt-cinq talents font 750.000 francs-papier. Le C. I. Att., I, n° 183 relate cet envoi d'argent à la caisse militaire.
[133] Le plateau des Épipoles a la forme d'un triangle dont la base est parallèle au front de mer au levant et dont le sommet, qui est aussi le point culminant, l'Euryélos, est tourné vers l'intérieur du pays, vers l'ouest. La possession de l'Euryélos, ce point stratégique qui commande la ville et a vue sur les deux mers, était d'une importance capitale. Or les Syracusains, qui s'attendaient à un débarquement de la flotte athénienne dans le Grand Port, avaient négligé les Epipoles. Les généraux athéniens, qui avaient remarqué où était la clef de la position, attaquèrent par le nord, débarquèrent à Leon, à moins de 1.500 mètres des pentes septentrionales des Épipoles et s'établirent sur la hauteur à Labdalon. Les troupes syracusaines, rassemblées au sud, eurent plus de 4 kilomètres à parcourir pour gravir les pentes méridionales des Epipoles, arrivèrent devant Labdalon essoufflées et en désordre et furent battues et rejetées dans la ville.
[134] Les Athéniens se retranchèrent sur le terrain conquis et y élevèrent un fort. Plus tard, vers 397, Denys le Tyran, instruit par le souvenir de cette défaite, fit ceindre les Épipoles au nord et au sud d'une muraille de 14 kilomètres hérissée de tours. Au point de rencontre des deux remparts s'éleva le château fort de l'Euryélos dont les restes font deviner "un des plus beaux ouvrages d'architecture qui aient été exécutés par les ingénieurs grecs". (G. Perrot, R. d. D.-M., 1897) Ni les Carthaginois, ni les Romains (214-212) n'arrivèrent à s'emparer de l'Euryélos, dont la garnison obtint de Marcellus une libre capitulation.
[135] Se rapprochant de la ville, les Athéniens se mettent à élever un mur de circonvallation devant aller du nord au sud, de la mer au Grand Port, coupant la ville de ses communications avec l'intérieur du pays et avec le faubourg situé sur les rives de l'Anapos , au pied de l'Olympieion. En même temps au centre du plateau des Epipoles ils construisettt la redoute circulaire de Sykè, d'où ils surveillent au nord leur base navale de Leôn et Trogilos et au sud le Grand Port.
[136] Le terme de phylè (tribu) désigne aussi à Athènes l'escadron de cavalerie recruté dans une tribu et fort de cent hommes. Les javelots et l'épée sont les armes du cavalier qui se protège avec une cuirasse et un bouclier. II ne charge pas, il harcèle et poursuit l'ennemi.
[137] Trogilos est une anse au nord des Epipoles, sur la côte opposée au Grand Port ; le mur de circonvallation partait de là. Les Syracusains, pour barrer la route aux matériaux, aux maçons et aux charpentiers qui arrivaient de Trogilos, élevèrent une muraille perpendiculaire à celle des Athéniens. Elle s'appuyait au rempart du quartier de Téménitès et se dirigeait vers la campagne transversalement. Ces ouvrages, construits en pieux de bois d'olivier entrelacés de branchages, ne constituaient que des Fortifications de campagne.
[138] Les Athéniens ont dû se servir des portes et des planchers enlevés aux maisons des champ, et du faubourg. Les Syracusains étaient adossés au rivage du Grand Port, leur aile droite vers les Téménites, leur aile gauche s'appuyant à Ia hauteur de l'Olym- pieion avec de la cavalerie.
[139] Dix plèthres représentent environ 300 mètres.
[140] Les Athéniens, leur flotte ayant pendant le combat contourné Akhradina et Ortygie et ayant mouillé dans le Grand Port, se mettent à construire un camp retranché de l'escarpement des Epipoles au Grand Port, un rempart tourné vers la ville, un autre vers la campagne. La Tyrsénie est le pays des Etrusques, qui profitaient de la détresse de Syracuse, leur ancienne ennemie, pour participer à sa ruine.