RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE THUCYDIDE

Thucydide

Histoire de la Guerre du Péloponnèse

Tome 2

Livre cinquième

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXIX

XL

XLI

XLII

XLIII

XLIV

XLV

XLVI

XLVII

XLVIII

XLIX

L

 

LI

LII

LIII

LIV

LV

LVI

LVII

LVIII

LIX

LX

LXI

LXII

LXIII

LXIV

LXV

LXVI

LXVII

LXVIII

LXIX

LXX

LXXI

LXXII

LXXIII

LXXIV

LXXV

LXXVI

LXXVII

LXXVIII

LXXIX

LXXX

LXXXI

LXXXII

LXXXIII

LXXXIV

LXXXV

LXXXVI

LXXXVII

LXXXVIII

LXXXIX

XC

XCI

XCII

XCIII

XCIV

XCV

XCVI

XCVII

XCVIII

XCIX

C

 

CI

CII

CIII

CIV

CV

CVI

CVII

CVIII

CIX

CX

CXI

CXII

CXIII

CXIV

CXV

CXVI

 

I. - L'été suivant, la trêve d'une année avait expiré aux Jeux Pythiques[1]. Elle durait encore, lorsque les Athéniens chassèrent de Délos les habitants ; ils pensaient que leur consécration au dieu était entachée de quelque souillure en raison d'une faute ancienne et qu'il fallait les chasser pour compléter la purification, dont nous avons parlé et pour laquelle ils avaient cru suffisant d'enlever les tombes. Les Déliens reçurent de Pharnakés la ville d'Atramyttion, où ils s'installèrent au gré de chacun[2].

II. - Après l'expiration de la trêve Cléon, qui avait gagné les Athéniens à ses vues, s'embarqua sur trente vaisseaux à destination des villes du littoral de Thrace, avec douze cents hoplites, trois cents cavaliers fournis par Athènes et un plus grand nombre d'alliés. Il aborda d'abord à Skiônè dont le siège durait toujours et renforça ses troupes d'un certain nombre d'hoplites, pris parmi les assiégeants ; puis il alla débarquer au port de Kôphon, peu distant de Torônè. Il y apprit par des déserteurs que Brasidas n'était plus dans la ville et que les troupes qui s'y trouvaient étaient peu en état de combattre; aussi marcha-t-il avec son armée contre la vilte, tout en envoyant dix vaisseaux croiser devant le port. Il arriva d'abord devant le mur d'enceinte, que Brasidas avait fait construire pour y enfermer le faubourg ; à cet effet il avait ouvert une brèche dans l'ancien rempart et rattaché le faubourg à la ville.

III. - Pasitélidas, le commandant lacédémonien, et la garnison de la place avaient d'abord couru aux remparts et repoussé les attaques des Athéniens ; mais sur le point d'être forcé et à la vue des vaisseaux envoyés pour pénétrer dans le port, Pasitélidas eut peur que la flotte, trouvant la ville sans défenseurs, ne s'en emparât et qu'au cas où l'ennemi se rendrait maître de la nouvelle muraille, il ne fût pris au piège dans le faubourg. Aussi l'évacua-t-il précipitamment pour se jeter dans la ville. Mais les Athéniens de la flotte l'avaient devancé et occupaient déjà Torônè. L'infanterie, d'un seul élan, se précipita à sa poursuite, en empruntant la brèche du vieux mur. Au cours de la mêlée, un certain nombre de Péloponnésiens et de Torôniens trouvèrent la mort ; les autres furent fats prisonniers, dont Pasitélidas, le commandant de la place. Brasidas se portait au secours de la ville, mais en chemin il en apprit la chute et fit demi-tour. S'il avait fait à temps quarante stades de plus[3], il arrivait assez tôt pour secourir les assiégés. Cléon et les Athéniens élevèrent deux trophées, l'un à proximité du port, l'autre près de la muraille. On réduisit en esclavage femmes et enfants ; les Tordniens, les Péloponnésiens et quelques Khalkidiens qui se trouvaient dans la ville, environ sept cents au total, furent expédiés à Athènes. Plus tard au moment de la conclusion de la paix, les Péloponnésiens furent renvoyés chez eux. Le reste fut échangé, homme pour homme, par les Olynthiens. A la même époque, les Béotiens s'emparèrent par trahison de Panakton, ville située sur les confins de l'Attique.
Cléon établit une garnison à Torônè, leva l'ancre et doubla le mont Athôs, pour gagner Amphipolis.

IV. - Vers la même époque, les Athéniens envoyèrent en députation en Sicile, avec deux vaisseaux, Phaeax fils d'Erasistratos accompagné de deux autres personnages. Depuis le départ des Athéniens, après l'accord qui était intervenu, les Léontins avaient accordé le droit de cité à beaucoup de gens et le peuple méditait un nouveau partage des terres. Mais les riches informés de ce projet appelèrent les Syracusains et expulsèrent les gens de la faction démocratique, qui se virent contraints d'errer à l'aventure. Les riches, de leur côté, d'accord avec les Syracusains, quittèrent la ville qui fut désertée et s'installèrent à Syracuse où ils obtinrent droit de cité. Mais par la suite, mécontents de leur nouvelle situation, quelques-uns partirent de Syracuse et s'emparèrent d'un quartier de leur ancienne ville nommé Phôkaees et d'une petite forteresse sur le territoire des Léontins, Brikinniae. La plupart des membres du parti populaire, qui avaient été expulsés, vinrent les y rejoindre. Une fois établis dans la forteresse, ils poursuivirent la guerre à l'abri des remparts. A cette nouvelle les Athéniens envoyèrent Phaeax, avec mission de décider leurs alliés de cette région et, si possible, les autres Siciliens à tenter une expédition en commun contre les Syracusains, qui, disaient-ils, se montraient envahissants et à sauver le peuple des Léontins. A son arrivée, Phaeax convainquit les habitants de Kamarina et d'Agrigente ; mais il se heurta à l'opposition des gens de Géla et se dispensa d'aller solliciter les autres. Persuadé de la vanité de ses tentatives, il rebroussa chemin à travers la Sicile, en direction de Katanè. En cours de route, il entra à Brikinniae, rendit confiance aux habitants, puis reprit la mer.

V. - Au cours de sa traversée en Sicile et au retour, il négocia avec quelques villes d'Italie pour les gagner à la cause athénienne[4]. Il rencontra des Lokriens, qui, après avoir habité Messénè, en avaient été expulsés. Au cours des séditions qui avaient suivi l'accord conclu avec la Sicile, une faction de Messénè avait appelé les Lokriens ; ils étaient venus, s'y étaient établis. Et pendant un certain temps Messénè avait été sous leur domination. Phaeax les ayant rencontrés ne leur fit aucun tort ; car les Lokriens venaient, par son entremise, de s'allier aux Athéniens. Seuls des alliés, au moment de la pacification, ils n'avaient pas traité avec Athènes. Même alors, ils ne s'y fussent pas résignés, s'ils n'eussent pas été embarrassés par une guerre avec les gens d'Itôn et de Medma, leurs colons en même temps que leurs voisins.
Peu de temps après Phaeax revint à Athènes.

VI. - Cléon, après la prise de Torônè, avait mis le cap sur Amphipolis. D'Eiôn, il alla attaquer Stagyre, colonie d'Andros ; mais il ne put s'en emparer. Au contraire, il prit de vive force Galepsos, colonie de Thasos. Il dépêcha à Perdikkas une députation pour lui mander de venir le rejoindre avec son armée, conformément au traité d'alliance ; il dépêcha à Pollès, roi des Odomantes de Thrace, une autre députation qui avait mission d'enrôler le plus grand nombre possible de mercenaires thraces. Lui-même dans l'attente se tint en repos à Eiôn. Brasidas, qui n 'ignorait rien de ces ëvénements, vint prendre position lui aussi en face des Athéniens à Kerdylion. C'est une place forte des Argiliens, occupant une hauteur sur la rive opposée du fleuve, à peu de distance d'Amphipolis. De là il découvrait tout ; les troupes de Cléon ne pouvaient bouger sans qu'il s'en aperçût. Brasidas comptait que, vu le petit nombre des troupes péloponnésiennes, Cléon passerait outre et monterait à Amphipolis avec le seul corps qu'il avait sous la main. Il se préparait donc au combat en faisant venir quinze cents mercenaires thraces et tous les Edôniens, tant peltastes[5] que cavaliers[6]. En plus des troupes d'Amphipolis, il disposait encore de mille peltastes myrkiniens et khalkidiens. Bref il avait réuni au total deux mille hoplites et trois cents cavaliers grecs. Quand il prit position à Kerdylion, il avait sous ses ordres directs environ quinze cents hommes ; le reste se trouvait à Amphipolis sous les ordres de Kléaridas.

VII. - Pendant quelque temps Cléon ne bougea pas, mais ensuite il se vit contraint de faire ce qu'attendait Brasidas. Les soldats athéniens étaient irrités de leur inaction ; ils calculaient à quelle expérience et à quelle audace l'ignorance et la pusillanimité de leur chef allaient se heurter. Ils se rappelaient la répugnance qu'ils avaient éprouvée à quitter leur pays pour venir combattre à ses côtés. Informé de ces rumeurs et ne voulant pas condamner ses hommes à une inaction qui les affligeait, Cléon leva le camp et porta ses troupes en avant. Il employa la tactique téméraire qui lui avait réussi à Pylos et lui avait inspiré une haute confiance dans ses capacités. Il ne pensait même pas qu 'on pût marcher à sa rencontre et, d'après ses dires, il montait en direction d'Amphipolis uniquement pour reconnaître le terrain ; s'il attendait du renfort, ce n'était pas pour s'assurer la certitude de la victoire, en cas d'engagement, mais simplement pour investir la place et l'emporter de vive force. Aussi s'avança-t-il et établit-il son camp sur une colline naturellement fortifiée, en face d'Amphipolis ; il alla, en personne, reconnaître le marécage formé par le Strymôn - et l'emplacement de la ville du côté de la Thrace. Il croyait pouvoir à son gré se retirer sans combat. De fait, on n'apercevait pas d'hommes sur les remparts, on ne voyait personne sortir des portes, qui toutes étaient fermées. Aussi regrettait-il de n'avoir point amené de machines, car la ville ainsi déserte fût tombée entre ses mains.

VIII. - Sitôt aperçu le mouvement des Athéniens, Brasidas délogea des hauteurs de Kerdylion et rentra dans Amphipolis. S'iI se refusa à marcher à leur rencontre et à accepter le combat, c'est qu'il appréhendait la composition de ses troupes et qu'iI Ies jugeait inférieures, non pas en nombre, car elles étaient à peu de chose près égales à celles des Athéniens, mais en qualité ; en effet l'armée athénienne était composée uniquement de citoyens et de troupes d'élite de Lemnos et d'Imbros ; il médita donc une attaque par ruse. S'il lassait voir à l'ennemi ses effectifs et leur armement de fortune, la victoire, pensait-il, serait plus difficile que s'il les dissimulait à leur vue et laissait les Athéniens les mépriser sans motifs. Il prit donc avec lui cent cinquante hophtes triés sur le volet, et laissa le reste à Kléaridas. Son plan était d'attaquer à l'improviste les Athéniens, avant qu'ils pussent se retirer ; il ne les trouverait plus, pensait-il, une autre fois pareillement réduits à eux-mêmes, quand ils auraient reçu des renforts. Il rassembla donc tous ses soldats pour les encourager et leur faire part de son dessein. Voici ce qu'il leur dit :

IX. - « Soldats péloponnésiens, vous venez d'un pays qui a toujours sauvegardé sa liberté par son courage ; vous êtes des Doriens et vous avez à combattre des Ioniens, dont vous avez si souvent triomphé. Voilà ce qu'il suffit de vous rappeler brièvement. Mais je veux aussi vous faire part de mon plan d'attaque, afin de vous rassurer et de vous réconforter, si vous éprouviez quelque appréhension, en ne me voyant engager qu'une partie de mes forces. J'ai de bonnes raisons de le croire, c'est par mépris pour nos troupes et parce qu'ils comptent que nul n'osera sortir à leur rencontre, que les Athéniens sont montés sur la hauteur où en désordre, tout occupés à reconnaître le terrain, ils sont sans méfiance. Discerner chez l'ennemi de pareilIes fautes, tenir compte de ses propres forces pour l'attaquer, non point à découvert et en bataille rangée, mais en tirant parti des circonstances, voilà, en règle générale, la condition du succès. Les plus glorieux stratagèmes sont ceux qui, en trompant parfaitement l'adversaire, se révèlent les plus utiles pour nos amis. L'ennemi est encore plein d'une confiance inconsidérée ; il songe plutôt, me semble-t-il, à se retirer qu'à s'installer ; eh bien ! je vais profiter de ce flottement dans ses desseins et, sans attendre qu'il ait pris une résolution ferme, je vais avec les hommes qui m'accompagnent et en le devançant, si je puis, foncer sur le centre de son armée. Pour toi, Kléaridas, quand tu me verras aux prises avec lui et vraisemblablement le jeter dans l'épouvante, prends avec toi le reste des hoplites, les Amphipolitains et les autres alliés, fais ouvrir les portes et te hâtant de sortir, empresse-toi de venir me rejoindre. Ton apparition ne manquera pas de les frapper d'effroi. Des troupes qui apparaissent au milieu du combat sont plus redoutables que celles qu'on a devant soi et avec lesquelles on a engagé la bataille. Montre toi-même toute la vaillance naturelle à un vrai Spartiate et vous, alliés, suivez-le avec courage. Soyez persuadés que pour bien combattre, trois conditions sont nécessaires : la décision, l'honneur, l'obéissance aux chefs. En ce jour, si vous montrez votre valeur, vous obtiendrez la liberté et le titre d'alliés de Lacédémone ; sinon vous deviendrez les esclaves des Athéniens ; en mettant les choses au mieux et en supposant que vous ne soyez ni vendus ni tués, vous subirez un esclavage que vous n'avez jamais connu et vous aurez été un obstacle à l'affranchissement des autres Grecs. Mais non ! en voyant l'enjeu de la bataille, vous ne faiblirez pas. Et moi-même, je vous ferai voir que, si je sais conseiller les autres, je sais tout aussi bien me comporter dans l'action[7] ».

X. - Sur ces paroles, Brasidas se disposa à sortir en personne de la ville ; il disposa le reste des troupes sous le commandement de Kléaridas à proximité des portes dites de Thrace ; elles pourraient ainsi sortir, comme il l'avait prescrit. Les Athéniens avaient vu Brasidas descendre de la hauteur de Kerdylion. De l'endroit où était Ciéon, les regards plongeaient dans la ville et il voyait Brasidas distinctement offrir un sacrifice devant le temple d'Athéna et tout occupé à cette cérémonie. Cléon, s'avançant en reconnaissance, apprend alors qu'on distingue nettement dans la ville toute l'armée ennemie et qu'on aperçoit sous les portes les pieds d'une cavalerie nombreuse et d'une troupe prête à faire une sortie. Sur cet avis, il s'approcha et se rendit compte par lui-même. Mais, décidé à refuser le combat avant d'avoir reçu des renforts, convaincu d'ailleurs qu'en retournant sur ses pas, il pourrait prévenir l'attaque ennemie, il donna le signal de battre en retraite et prescrivit à ses troupes de se replier lentement par la gauche sur Eiôn. C'était la seule manoeuvre qu'on pût exécuter. Mais l'exécution de ce mouvement lui parut trop lente ; il fit faire alors à l'aile droite un mouvement de conversion à gauche et présenta à l'ennemi le flanc découvert. Alors Brasidas, voyant dans le mouvement des Athéniens l'occasion favorable, dit à ceux qui l'accompagnent : « Ces gens-là ne nous attendent pas. On le voit bien à l'agitation de leurs lances et de leurs têtes. Quand on se comporte de la sorte, c'est que généralement on n'attend pas l'ennemi. Qu'on m'ouvre les portes que j'ai dites. Courage et en avant, le plus vite possible ! » Lui-même sort par la porte qui donnait sur la palissade et par la première du long mur qui existait alors. Il se lance, au pas de course, droit devant lui, sur la route, vers le point le plus escarpé où se trouve actuellement un trophée. Il bouscule le centre des Athéniens, effrayés par leur désordre et stupéfaits de son audace ; il les met en fuite. Kléaridas, selon les dispositions prises, sort en même temps par la porte de Thrace et accroche l'ennemi. L'inattendu et la soudaineté de cette double attaque mirent la confusion dans les rangs athéniens. Leur aile gauche, qui marchait en direction d'Eiôn et qui était déjà quelque peu avancée, fut disloquée et mise en fuite. La voyant céder le terrain, Brasidas s'avance vers l'aile droite ; mais il est blessé, il tombe, sans que les Athéniens s'en aperçoivent. Les soldats de son entourage le relèvent et l'emportent. L'aile droite résista davantage. Cléon, qui dès l'abord n'avait pas eu l'intention de faire front, prit immédiatement la fuite. Mais il fut rejoint et tué par un peltaste myrkinien. Ses hoplites se massèrent sur la colline, repoussèrent deux ou trois assauts de Kléaridas et ne cédèrent que lorsque les cavaliers myrkiniens et kalkidiens et les peltastes les eurent cernés, accablés de traits et finalement contraints à fuir. Toute l'armée athénienne s'échappa à grand'peine et s'égailla à travers les montagnes. Beaucoup d'hommes périrent sur le champ de bataille ou sous les coups des cavaliers khalkidiens et des peltastes ; les autres se réfugièrent à Eiôn.
On avait relevé Brasidas sur le terrain et on l'avait transporté, vivant encore, du champ de bataille dans la ville. Il eut le temps d'apprendre la victoire de ses troupes ; mais, presque aussitôt après, il rendit l'âme. Le reste de son armée, revint de la poursuite avec Kléaridas, dépouilla les morts et éleva un trophée.

XI. - Tous les alliés suivirent en armes la dépouille de Brasidas, qui fut inhumé aux frais de l'Etat à l'intérieur même de la ville, à l'entrée de la place publique actuelle. Dans la suite on protégea d'un entourage de pierre le monument. Les Amphipolitains lui consacrèrent un téménos comme à un héros et établirent en son honneur des jeux et des sacrifices annuels. Le considérant comme leur véritable fondateur, ils lui dédièrent la colonie, rasèrent les monuments élevés en l'honneur d'Hagnôn et firent disparaître tout ce qui pouvait rappeler que la colonie avait été fondée par ce dernier. C'est qu'ils pensaient que Brasidas les avait sauvés[8] ; d'ailleurs par crainte des Athéniens, ils cherchaient pour l'instant à se ménager l'alliance des Lacédémoniens. Etant donné leur hostilité pour Athènes, ils ne trouvaient ni la même utilité ni le même agrément à vénérer Hagnôn. Ils rendirent aux Athéniens leurs morts. Ceux-ci avaient perdu environ six cents hommes ; les Péloponnésiens seulement sept ; le fait s'explique ; il n'y avait pas eu de bataille rangée, mais une prise de contact à la suite d'une surprise. Une fois les morts enlevés, les Athéniens rentrèrent en Attique ; les Péloponnésiens, commandés par Kléaridas, remirent de l'ordre dans l'administration d'Amphipolis.

XII. - Vers la même époque, à la fin de l'été, les Lacédémoniens Rhamphias, Autokharidas et Epikydidas conduisirent vers les places du littoral de Thrace un renfort de neuf cents hoplites. Arrivés à Hérakleia de Trakhis, ils réorganisèrent ce qui leur parut défectueux. Ils s'y trouvaient encore, quand se livra la bataille d'Amphipolis. L'été prit fin.

XIII. - Dès le début de l'hiver suivant, Rhamphias et ses officiers s'avancèrent jusqu'aux monts Piérion en Thessalie. L'hostilité des habitants, la mort de Brasidas, à qui était destiné ce renfort, les déterminèrent à faire demi-tour. Ils pensaient que leur mission était désormais sans objet, puisque les Athéniens vaincus s'étaient retirés ; d'ailleurs ils ne se sentaient pas en état d'exécuter les desseins de Brasidas. Enfin, ce qui plus que tout les décida, ce fut qu'au moment de leur départ les Lacédémoniens inclinaient visiblement vers la paix et ils ne l'ignoraient pas.

XIV. - Aussitôt après le combat d'Amphipolis et la retraite de Rhamphias de Thessalie, les deux partis commencèrent à montrer de la répugnance pour continuer la guerre ; ils désiraient vivement la paix. Les Athéniens, sous le coup de l'échec de Délion et de la défaite toute récente d'Amphipolis, n'avaient plus dans leur force cette confiance inébranlable qui leur avait fait refuser naguère tout accommodement, quand ils s'imaginaient que leurs succès présents assureraient à l'avenir leur supériorité ; ils craignaient d'ailleurs de voir leurs revers provoquer chez leurs alliés de nouvelles défections et regrettaient de n'avoir pas profité des circonstances favorables qui avaient suivi la prise de Pylos pour conclure un accord avantageux. De leur côté les Lacédémoniens voyaient la guerre dérouter leurs prévisions ; car ils avaient pensé qu'en ravageant l'Attique, peu d'années leur suffiraient pour venir à bout de la puissance d'Athènes. Or ils avaient subi à Sphaktérie un désastre comme Sparte n'en avait jamais connu ; leur pays était exposé aux incursions de pirates venant de Pylos ou de Cythère ; les Hilotes désertaient ; il était à craindre que ceux de l'intérieur, obéissant aux suggestions de ceux du dehors, ne profitassent des circonstances pour tenter quelque révolution, comme cela s'était déjà vu. En outre la trêve de Trente Ans conclue avec les Argiens était sur le point d'expirer et les Argiens se refusaient à en contracter une autre, si on ne leur restituait pas la Kynurie. Les Lacédémoniens se trouvaient dans l'impossibilité de mener la guerre en même temps contre les Argiens et les Athéniens réunis. Enfin ils soupçonnaient que plusieurs villes du Péloponnèse s'apprêtaient à embrasser le parti des Argiens. Ce qui effectivement se produisit.

XV. - Ces réflexions, de part et d'autre, faisaient sentir la nécessité d'un accord. Lacédémone surtout était acquise à cette solution, car elle désirait vivement obtenir la restitution des prisonniers de l'île. Il se trouvait parmi eux des Spartiates du premier rang, alliés aux plus puissantes familles. Dès leur capture des pourparlers avaient été engagés pour leur délivrance. Mais les Athéniens, enivrés de leurs succès, s'étaient refusés à accorder des conditions équitables. Aussitôt après la défaite ' de Délion, les Lacédémoniens, devinant qu'ils seraient plus traitables, avaient conclu avec eux la trêve de l'année, qui devait être un point de départ en vue de pourparlers pour l'établissement d'une paix de plus longue durée.

XVI. - La défaite des Athéniens à Amphipolis avait été suivie de la mort de Brasidas et de celle de Cléon. Avec eux disparaissaient les deux chefs les plus opposés à la paix ; ils l'étaient, l'un parce qu'il devait à la guerre ses succès et sa gloire ; l'autre par crainte qu'avec le retour de la paix, ses méfaits ne fussent étalés à tous les yeux et ses calomnies moins écoutées[9]. Ceux qui dans les deux cités s'efforçaient de faire prévaloir leurs idées, Pleistoanax fils de Pausanias roi de Lacédémone et Nicias fils de Nikératos le plus heureux des généraux de cette époque, inclinèrent davantage vers la paix. Nicias voulait sauvegarder sa fortune, avant de subir la défaite et de risquer sa réputation ; il entendait mettre fin immédiatement, tant pour ses concitoyens que pour lui-même, aux fatigues de la guerre, laisser à la postérité une réputation militaire intacte. Le calme seul pouvait lui procurer cet avantage et il lui fallait éviter le plus possible les retours de la fortune. La paix seule pouvait le mettre à l'abri du danger. Pleistoanax, lui, se voyait exposé à cause de son rappel aux calomnies de ses ennemis. Ceux-ci sans cesse, à l'occasion de tous les revers de Lacédémone, faisaient entendre que le rappel illégal de Pteistoanax en était la cause unique. On l'accusait d'avoir, de concert avec Aristoklès son frère, soufflé à maintes reprises à la prêtresse de Delphes[10] la réponse qu'elle avait faite aux théôres[11] de Lacédémone : « D'avoir à rappeler de la terre étrangère dans son pays la race du demi-dieu, fils de Zeus, faute de quoi ils devraient labourer avec un soc d'argent[12] ». Jadis Pleistoanax avait été chassé par les Lacédémoniens, sous prétexte qu'on avait obtenu de lui à prix d'argent l'évacuation de l'Attique et il s'était réfugié sur le mont Lycée. Là par crainte des Lacédémoniens il habitait une maison à moitié engagée dans le sanctuaire de Zeus. Les Lacédémoniens l'avaient rappelé au bout de dix-neuf ans et avaient célébré son retour par des choeurs et des sacrifices identiques à ceux qui avaient consacré la fondation de Lacédémone et l'installation des rois.

XVII. - Fort irrité par ces calomnies et convaincu que la paix seule, en garantissant la securité et la restitution des prisonniers aux Lacédémoniens, le mettrait à l'abri des attaques de ses ennemis, tandis que la guerre l'exposerait nécessairement en cas de revers aux calomnies des principaux citoyens, il se mit à souhaiter vivement un accord.
Pendant cet hiver on engagea des pourparlers et, dès le printemps, les Lacédémoniens cherchèrent à ébranler leurs adversaires par des préparatifs menaçants et en faisant répandre le bruit dans toutes les cités qu'ils allaient construire des forts en Attique ; ils voulaient par là rendre les Athéniens plus traitables. Enfin, après maintes réunions, après maintes revendications, on convint de part et d'autre de faire la paix à la condition que chacun restituerait ce qu'il avait pris pendant la guerre. Les Athéniens conservèrent cependant Nisaea, en s'autorisant du fait suivant : ils avaient demandé la restitution de Platée, mais les Thébains avaient riposté que cette ville était en leur possession du consentement de ses habitants et qu'ils ne l'avaient prise ni par force ni par ruse. Les Lacédémoniens convoquèrent leurs alliés qui ratifièrent ces propositions de paix, à l'exception des Béotiens, des Corinthiens, des Eléens et des Mégariens qui les désapprouvèrent. L'accord fut conclu par un échange de libations et de serments entre Athéniens et Lacédémoniens. Voici ce qu'il stipulait

XVIII. - « Les Athéniens d'une part, les Lacédémoniens et leurs alliés d'autre part, ont conclu la paix aux conditions ci-dessous, que les différentes cités ont juré de respecter.
« En ce qui concerne les temples communs, chacun pourra à sa guise y sacrifier, y consulter les oracles, y envoyer des théôres et s'y rendre par terre comme par mer sans aucune crainte.
« En ce qui concerne l'enceinte sacrée et le temple d'Apollon à Delphes, aussi bien que l'ensemble des habitants, ils seront indépendants, francs de tout tribut et de toute juridiction, libres de s'administrer, eux et leur territoire, suivant les anciens usages[13].
« La paix durera cinquante ans entre les Athéniens et leurs alliés d'une part, les Lacédémoniens et leurs alliés d'autre part. Elle sera sincère, entière, sur terre comme sur mer.
« Tout acte d'hostilité est interdit envers les Athéniens et leurs alliés aux Lacédémoniens et à leurs alliés ; ainsi qu'envers les Lacédémoniens et leurs alliés, aux Athéniens et à leurs alliés. Toute ruse, tout moyen de nuire sont interdits.
« S'il s'élève entre eux un différend, ils recourront aux tribunaux et aux serments, aux conditions qu'ils ont jurées.
« Les Lacédémoniens et leurs alliés rendront aux Athéniens Amphipolis.
« Tous les habitants des villes restituées aux Athéniens par les Péloponnésiens pourront se retirer où bon leur semblera, en emportant ce qu'ils possèdent. Les villes assujetties au tribut le paieront selon la taxe établie par Aristide[14] et seront indépendantes. Si ces villes acquittent le tribut, la paix une fois conclue, elles ne devront être en butte à aucune attaque armée de la part des Athéniens et de leurs alliés. Ces villes sont : Argilos, Stagire, Akanthos, Stôlos, Olynthe, Spartôlos. Elles ne contracteront alliance offensive et défensive ni avec les Lacédémoniens, ni avec les Athéniens. Néanmoins, si les Athéniensles décident sans contrainte aucune à entrer dans leur alliance, elles pourront le faire.
« Les gens de Mékyberna, de Sanè, de Singos garderont leurs villes, ainsi que ceux d'Olynthe et d'Akanthos.
« Les Lacédémoniens et leurs alliés restitueront aux Athéniens Panaktôn. Les Athéniens restitueront aux Lacédémoniens Koryphasion, Cythère, Méthana, Ptéléon et Atalantè. Its rendront tous les Lacédémoniens qui se trouvent en prison à Athènes ou dans quelque autre endroit de leur empire. Ils renverront les Péloponnésiens assiégés dans Skiônè, tous les alliés des Lacédémoniens qui se trouvent dans cette ville, toutes les troupes qu'y a envoyées Brasidas. Ils renverront également tous les alliés de Lacédémone qui se trouvent en prison à Athènes ou dans quelque autre endroit de leur empire.
« De leur côté, les Lacédémoniens et leurs alliés rendront dans les mêmes conditions tous les Athéniens et tous leurs alliés qui sont entre leurs mains.
« En ce qui concerne les habitants de Skiônè, de Torônè et de Sermylè et ceux des autres villes en leur possession, les Athéniens pourront en disposer à leur gré.
« Les Athéniens s'engageront par serment envers les Lacédémoniens et leurs alliés, spécialement dans chaque cité.
« De part et d'autre, prêteront le serment le plus solennel selon les traditions du pays dix-sept citoyens de chacun des deux États.
Ce serment sera conçu ainsi : « Je respecterai les présentes conventions et la présente paix, en toute justice et sans dol. »
« Les Lacédémoniens et leurs alliés prêteront aux Athéniens le même serment dans les mêmes conditions.
« De part et d'autre, on renouvellera le serment chaque année.
« Il sera gravé sur des stèles à Olympie, à Delphes, à l'Isthme, à Athènes sur l'Acropole, à Lacédémone au temple d'Apollon d'Amykles[15].
« Si d'un côté comme de l'autre, on a oublié quelque clause, Athéniens et Lacédémoniens pourront sans manquer au serment, en faisant valoir de justes raisons, modifier sur ce point la convention présente, quand ils se seront mis d'accord.

XIX. - « Le traité entre en vigueur, sous l'éphorat de Pleistolas, le quatrième jour de la dernière décade du mois Artémisios et à Athènes sous l'archontat d'Alkaeos le sixième jour du mois Elaphéboliôn[16].
« Ont prêté serment et fait des libations :
- Pour les Lacédémoniens : Pleistoanax, Agis, Pleistolas, Damagétos, Khionis, Metagénès, Akanthos, Dzethos, Iskhagoras, Philokharidas, Zeuxidas, Antippos, Tellis, Alkinadas, Empédias, Ménâs, Laphilos.
- Pour les Athéniens Lampôn, Isthmionikos, Nicias, Lakhès, Euthydémos, Proklès, Pythodôros, Hagnôn, Myrtilos, Thrasyklès, Théagénès, Aristokratès, Iôlkios, Timokratès, Léôn, Lamakhos, Demosthénès. »

XX. - Cette paix fut conclue à la fin de l'hiver, au commencement du printemps, aussitôt après les fêtes de Dionysos, celles qui se célèbrent dans la ville[17]. Dix ans et quelques jours s'étaient écoulés depuis la première invasion de l'Attique et le début de la guerre. On s'en convaincra en tenant compte de l'ordre chronologique plutôt que de la succession en chaque ville des archontes ou des magistrats, dont les noms servent à dater les événements. Cette méthode manque d'exactitude, car un fait peut s'être produit indifféremment au commencement ou au milieu ou à un moment quelconque de leur magistrature. Mais en comptant, comme je l'ai fait, par étés et par hivers, on s'apercevra, puisque le total de ces saisons forme l'année, que cette première partie de la guerre s'est étendue sur dix étés et autant d'hivers.

XXI. - Le sort avait décidé que les Lacédémoniens effectueraient les premiers les restitutions. Aussi relâchèrent-ils immédiatement les prisonniers qui étaient entre leurs mains. Ils envoyèrent dans les villes du littoral de Thrace une députation composée d'Iskhagoras, de Ménâs et de Philokharidas, pour intimer à Kléaridas l'ordre de remettre Amphipolis aux Athéniens et engager les autres chefs à accepter la paix, dans les conditions prescrites à chacun. Mais ces derniers s'y refusèrent, la trouvant désavantageuse. Kléaridas de son côté, pour faire sa cour aux Khalkidiens, refusa de restituer la ville, en déclarant qu'il ne pouvait passer outre à l'opposition de la Khalkidique. Il vint en personne et en toute hâte à Lacédémone, avec une députation pour se défendre au cas où on l'accuserait d'avoir désobéi aux ordres d'Iskhagoras et de ses collègues. Il voulait également savoir s'il n'était pas possible de modifier la convention. Mais les Lacédémoniens avaient engagé leur parole. Ce que voyant, il retourna à Amphipolis, où d'ailleurs les Lacédémoniens le renvoyèrent avec l'ordre formel de rendre la ville et à défaut d'en faire sortir tous les Péloponnésiens ; ce qu'il exécuta sans tarder.

XXII. - Les alliés se trouvaient justement assemblés à Lacédémone. Ceux qui ne voulaient pas accepter la paix furent sommés par les Lacédémoniens d'y adhérer. Ils invoquèrent le prétexte qui leur avait déjà servi et déclarèrent s'y refuser, tant qu'ils n'auraient pas obtenu des conditions plus équitables. Ne pouvant leur faire entendre raison, les Lacédémoniens les congédièrent ; mais, en leur nom, ils conclurent alliance avec les Athéniens, se disant que les Argiens, qui, à la venue d'Ampélidas et de Likhas, avaient refusé le renouvellement du traité d'alliance défensive, seraient moins redoutables pour eux sans l'aide des Athéniens et que, si on leur en donnait l'occasion, ils se rangeraient du côté d'Athènes ; enfin ils comptaient que le reste du Péloponnèse se tiendrait tranquille. On profita de la présence à Lacédémone de députés athéniens pour ouvrir des pourparlers. On se mit d'accord et, sous la foi du serment, on conclut l'alliance ci-dessous :

XXIII. - « Lacédémoniens et Athéniens seront alliés pendant cinquante ans aux conditions ci-dessous :
« Au cas où un ennemi pénétrerait sur le territoire de Lacédémone et y exercerait des hostilités, les Athéniens devront venir à l'aide des Lacédémoniens avec le plus de forces possible et tous les moyens à leur disposition.
« Au cas où l'ennemi ravagerait la campagne avant de se retirer, Lacédémoniens et Athéniens traiteront en ennemie la cité coupable, exerceront de concert des représailles et ne cesseront la guerre que d'un commun accord. Cette clause sera observée avec justice, avec zèle et sans fraude.
« Au cas où un ennemi pénétrerait sur le territoire athénien et y exercerait des hostilités, les Lacédémoniens devront venir à l'aide des Athéniens avec le plus de forces possible et tous les moyens à leur disposition.
« Au cas où l'ennemi se retirerait après avoir ravagé la campagne, Lacédémoniens et Athéniens traiteront en ennemie la cité coupable, exerceront de concert des représailles et ne cesseront la guerre que d'un commun accord. Cette clause sera observée avec justice, avec zèle et sans fraude.
« S'il se produit un soulèvement d'esclaves[18], les Athéniens viendront au secours des Lacédémoniens avec toutes leurs forces, dans la mesure de leur puissance.
« Les présentes conditions seront jurées par ceux-là qui, de part et d'autre, ont juré le précédent traité de paix.
« Chaque année le traité sera renouvelé. Les Lacédémoniens se rendront à Athènes, au moment des Dionysies ; les Athéniens se rendront à Lacédémone, au moment des Hyakinthies.
« De part et d'autre le traité sera gravé sur une stèle, à Lacédémone près du temple d'Apollon d'Amykles, à Athènes sur l'Acropole près du temple d'Athéna.
« Au cas où il plairait aux Lacédémoniens et aux Athéniens d'ajouter ou de retrancher quelque chose au traité d'alliance, ils pourront le faire d'un commun accord.

XXIV. – « Ont juré ce traité : pour les Lacédémoniens, Pleistoanax, Agis, Pleistolas, Damagétos, Khionis, Metagénès, Akanthos, Daethos, Iskhagoras, Philokhandas, Zeuxidas, Antippos, Tellis, Alkinadas, Empédias, Ménâs, Laphilos.
« Pour les Athéniens Lampôn, Isthmionikos, Nicias, Lakhès, Euthydémos, Proklès, Pythodôros, Hagnôn, Myrtilos, Thrasyklès, Théagénès, Aristokratès, Iôlkios, Timokratès, Léôn, Lamakhos, Démosthénès ».
Ce traité fut conclu peu de temps après l'accord précédent. Les Athéniens rendirent aux Lacédémoniens les prisonniers de l'île. Là-dessus commença le onzième été. J'en ai terminé avec le récit de la première guerre qui a duré dix années.

XXV. - Après le traité de paix et d'alliance conclu entre les Lacédémoniéns et les Athéniens après dix ans de guerre, sous l'éphorat de Pleistolas à Lacédémone et sous l'archontat d'Aikaeos à Athènes, la paix régna entre les États qui souscrivirent à ce traité. Mais les Corinthiens et quelques cités du Péloponnèse troublèrent la situation. Il en résulta immédiatement de nouvelles difncultés entre les Lacédémoniens et leurs alliés. D'ailleurs, avec le temps, les Lacédémoniens se rendirent suspects aux Athéniens, en refusant d'exécuter sur certains points les engagements pris. Pendant six ans et dix mois[19], on s'abstint de part et d'autre de toute expédition militaire ; mais au dehors, on profita de cette trêve mal assurée pour se faire réciproquement tout le mal possible. Finalement les deux peuples se virent contraints de rompre le traité qui avait mis fin aux dix années de guerre et ils se livrèrent à nouveau à des hostilités ouvertes.

XXVI. - Le même Thucydide Athénien a poursuivi le récit des événements, par étés et par hivers[20], jusqu'au moment où les Lacédémoniens et leurs alliés mirent fin à l'empire d'Athènes et s'emparèrent des Longs-Murs et du Pirée. La durée totale de la guerre jusqu'à cette époque fut de vingt-sept ans. Car ce serait se méprendre que de n'y pas comprendre la trêve qui se place dans l'intervalle des deux guerres.
Si l'on a égard à la suite des faits, tels que je les ai racontés, on s'apercevra qu'on ne peut considérer cette suspension d'armes comme une paix véritable, puisque les belligérants n'exécutèrent ni n'obtinrent les restitutions convenues ; puisque, en dehors de la guerre entre Mantinée et Épidaure, on manqua souvent à sa parole de part et d'autre ; puisque les alliés de Thrace n'en poursuivirent pas moins les hostilités et que les Béotiens n'étaient liés que par une trêve sans date dont les effets cessaient dix jours après l'avis de rupture[21]. Aussi en ajoutant à la première guerre de dix ans la trêve pleine de suspicions qui la suivit et la seconde guerre qui en découla, on trouvera le même nombre d'années que moi, et quelques jours en plus, si l'on veut calculer selon l'ordre chronologique. C’est même la seule chose qui se soit réalisée pour ceux qui prétendaient tirer des oracles un pronostic certain. Je me rappelle en effet que du début à la fin de la guerre, il s'est trouvé bien des gens pour publier qu'elle devait durer trois fois neuf ans. Pour moi j'ai vécu pendant toute sa durée en pleine possession de mes facultés et m'appliquant de mon mieux à me renseigner exactement sur les événements. J'ai vécu vingt ans en exil, à la suite de mon commandement d'Amphipolis ; j'ai été témoin des affaires des deux partis et tout spécialement de celles du Péloponnèse et les loisirs que me laissait mon exil[22] m'ont permis de mieux connaître les faits. Il me reste maintenant à raconter les différends qui s'élevèrent après la guerre de dix ans, la rupture de la paix et les événements militaires qui en découlèrent.

XXVII. - Après la conclusion de la trêve de cinquante ans et de l'alliance qui la suivit, les députations péloponnésiennes venues à cet effet quittèrent Lacédémone. La plupart regagnèrent directement leur pays, mais les Corinthiens[23] firent un détour par Argos et s'abouchèrent avec quelques-uns des magistrats de la ville. Ils leur représentèrent que la paix et l'alliance des Lacédémoniens avec les Athéniens - auparavant leurs pires ennemis - n'avaient nullement pour objet l'intérêt des populations, mais bien leur asservissement. En conséquence, les Argiens devaient chercher les moyens de sauver le Péloponnèse et décréter que toute cité grecque, libre et jouissant de l'égalité des droits, pouvait à son gré contracter alliance offensive et défensive avec Argos. On élirait quelques hommes investis de pleins pouvoirs, sans porter la question devant le peuple, pour éviter, en cas de refus de la multitude, de découvrir les auteurs de cette proposition. Du reste, ajoutaient-ils, beaucoup de peuples se rangeraient à leurs côtés, en haine des Lacédémoniens. Sur cet avis les Corinthiens rentrèrent chez eux.

XXVIII. - Les Argiens qui avaient reçu ces propositions les communiquèrent aux magistrats et au peuple d'Argos. Les Argiens les ratifièrent et nommèrent douze citoyens devant qui toute cité grecque, à l'exception néanmoins d'Athènes et de Lacédémone, pourrait à son gré contracter avec Argos une alliance offensive et défensive. Nul ne pourrait traiter avec les deux villes ci-dessus sans l'assentiment du peuple argien. Ce qui décida surtout les Argiens, ce fut leur conviction que la guerrre était à la veille d'éclater avec Lacédémone ; la trêve qu'ils avaient conclue avec elle touchait à sa fin. D'ailleurs ils espéraient obtenir l'hégémonie dans le Péloponnèse. A cette époque en effet, Lacédémone était fort décriée et ses revers l'avaient déconsidérée. Les Argiens eux se trouvaient à tous points de vue en excellente posture : ils n'avaient pas pris part à la guerre contre Athènes et, liés par un traité de paix avec les deux partis, c'étaient eux surtout qui en avaient recueilli les fruits. Telles furent les conditions dans lesquelles les Argiens reçurent dans leur alliance ceux qui voulurent y entrer.

XXIX. - Les Mantinéens et leurs alliés se rangèrent les premiers à leurs côtés, - et cela par crante des Lacédémoniens. Ils avaient soumis à leur domination une partie de l'Arcadie au cours même de la guerre contre Athènes et ils pensaient bien qu'une fois débarrassés de leurs préoccupations, les Lacédémoniens ne toléreraient pas cette usurpation. Aussi saisirent-ils avec joie cette occasion de se tourner du cité des Argiens. Argos était à leur avis une puissante cité et son gouvernement démocratique comme le leur l'avait de tout temps opposée à Lacédémone. A la suite de la défection des Mantinéens, on murmura dans le reste du Péloponnèse qu'il fallait suivre cet exemple. Les Mantinéens, se disait-on, devaient en savoir plus long qu'eux-mêmes, pour s'être séparés de Lacédémone. On en voulait surtout aux Lacédémoniens d'avoir inscrit dans le traité avec Athènes qu'il serait possible d'y faire des additions et des retranchements du commun accord des deux cités. Cette clause troublait tout particulièrement les Péloponnésiens en leur faisant soupçonner que, de concert avec les Athéniens, les Lacédémoniens avaient dessein de les asservir. La justice eût exigé que tous les alliés pussent profiter de cette disposition. Aussi la crainte poussa la plupart d'entre eux à embrasser avec empressement le parti d'Argos et à conclure, chacun pour son compte, un traité d'alliance.

XXX. - Ces rumeurs du Péloponnèse n'échappèrent pas aux Lacédémoniens. Les Corinthiens, ils le savaient, les avaient propagées et se disposaient à traiter avec Argos. Aussi de Lacédémone envoya-t-on une députation à Corinthe dans l'intention de prévenir les événements. On imputait aux Corinthiens toute cette machination et on fit valoir que leur défection et leur alliance avec les Argiens serait une violation des serments ; bien plus, les Corinthiens étaient déjà coupables, puisqu'ils ne voulaient pas accepter la trêve avec Athènes, alors qu'il avait été convenu que les décisions de la majorité des alliés auraient force de loi pour tous « à moins d'empêchement de la part des dieux ou des héros ».
Tous les alliés qui avaient repoussé la trêve avaient été convoqués à Corinthe ; les Corinthiens profitèrent de leur présence pour faire réponse aux Lacédémoniens ; ils évitèrent de mettre au grand jour le tort qu'ils avaient subi en n'obtenant pas des Athéniens la restitution de Sollion et d'Anaktorion, ainsi que les autres points sur lesquels ils s'estimaient lésés. Ils prétextèrent seulement qu'il leur était impossible de trahir les Grecs de Thrace. Ils avaient, disaient-ils, engagé leur parole tout particulièrement, quand ces populations, d'accord avec celle de Potidée, étaient passées dans leur parti ; plus tard ces engagements avaient été renouvelés. Ils ne transgressaient donc pas les serments qui les liaient à leurs alliés en repoussant la trêve conclue avec Athènes. Du moment qu'ils avaient pris les dieux à témoin de leurs engageinents, ils se parjureraient en trahissant leurs alliés. D'ailleurs il avait été spécifié qu'il ne devait « y avoir aucun empêchement de la part des dieux ou des héros ». C'était bien là, à leur avis, un empêchement divin. Telles furent leurs paroles en ce qui concernait les serments passés. En ce qui concernait l'alliance avec Argos, ils en délibéreraient avec leurs alliés et agiraient selon la justice.
Les députés lacédémoniens rentrèrent chez eux. Il se trouvait alors justement à Corinthe des députés d'Argos qui invitèrent les Corinthiens à entrer dans leur alliance et cela sans tarder. Ceux-ci les invitèrent à assister au prochain congrès qui se tiendrait à Corinthe.

XXXI. - Aussitôt après arriva une députation d'Élide. Elle commença par conclure une alliance offensive et défensive avec les Corinthiens ; puis elle se rendit à Argos, conformément à ce qui avait été décidé et contracta alliance avec les Argiens. Les Éléens étaient en désaccord avec les Lacédémoniens au sujet de Lépréon. Jadis une guerre avait éclaté entre quelques populations d'Arcadie et celle de Lépréon ; cette dernière avait fait appel à l'alliance des Éléens, en leur promettant la moitié du territoire de Lépréon. La guerre terminée, les Éléens avaient laissé la terre aux habitants de Lépréon contre une redevance annuelle d'un talent versée à Zeus d'Olympie. Jusqu'à la guerre d'Athènes cette redevance avait été acquittée, mais la guerre ayant servi aux Lépréates de prétexte pour s'en affranchir, les Éléens avaient voulu les contraindre à tenir leur engagement. Alors les Lépréates s'étaient adressés aux Lacédémoniens. Quand ils virent le différend soumis à Lacédémone, les Éléens craignirent de ne pas obtenir justice ; ils déclinèrent l'arbitrage et ravagèrent le territoire de Lépréon. Ce qui n'empêcha pas les Lacédémoniens de proclamer l'indépendance des Lépréates et de blâmer la conduite des Éléens. Puis prenant prétexte du refus des Éléens d'accepter l'arbitrage, ils envoyèrent à Lépréon une garnison d'hoplites. Les Éléens s'autorisèrent du fait que les Lacédémoniens avaient accueilli une ville révoltée contre eux et mirent en avant l'article de la convention qui prescrivait que chacun, à la fin de la guerre avec Athènes, rentrerait en possession de ce qui lui appartenait au début des hostilités. Estimant qu'ils n'avaient pas obtenu ce qui leur était dû, ils passèrent du côté des Argiens et conclurent à leur tour avec eux une alliance offensive et défensive, comme il avait été convenu d'avance. Aussitôt après, les Corinthiens et les populations de la Khalkidique de Thrace entrèrent dans l'alliance d'Argos. Les Béotiens et les Mégariens, tout en se déclarant d'accord avec eux, se tinrent en repos. Ils attendaient la suite des événements et estimaient que, soumis eux-mêmes à un gouvernement oligarchique, le gouvernement démocratique d'Argos leur convenait moins que la constitution de Lacédémone[24].

XXXII. - Vers la même époque de cet été, les Athéniens emportèrent d'assaut Skiônè ; ils mirent à mort les hommes en état de porter les armes, réduisirent en esclavage enfants et femmes et donnèrent le territoire à cultiver aux Platêens[25]. Ils firent revenir les Déliens à Délos, en considération des défaites qu'ils avaient eux-mêmes subies et pour obéir à un oracle de Delphes. Les Phôkidiens et les Lokriens commencèrent la guerre.
Les Corinthiens et les Argiens, alliés désormais, marchèrent sur Tégée pour détacher cette cité de Lacédémone. Elle constituait à leurs yeux une partie notable du Péloponnèse et, en se l'adjoignant, ils pensaient se rendre maîtres du Péloponnèse entier. Mais les Tégéates déclarèrent qu'ils ne marcheraient pas contre Lacédémone ; alors les Corinthiens, qui jusque-là s'étaient montrés pleins d'ardeur, se calmèrent et se mirent à craindre que, s'ils insistaient, nul désormais ne consentît à se joindre à eux. Pourtant ils allèrent trouver les Béotiens et leur demandèrent d'entrer dans leur alliance et dans celle des Argiens et de faire cause commune avec eux. Athêniens et Béotiens avaient conclu entre eux une trêve dite de dix jours, peu de temps après la paix de cinquante ans. Les Corinthiens pressèrent les Béotiens de les suivre à Athènes pour y conclure avec eux une trêve analogue. Au cas où les Athéniens refuseraient, les Béotiens devraient dénoncer l'armistice et ne prendre aucun engagement, sans l'aveu de Corinthe. Sollicités ainsi par les Corinthiens d'entrer dans l'alliance d'Argos, les Béotiens demandèrent un délai pour se décider. Néanmoins, ils se rendirent à Athènes avec les Corinthiens, mais ils ne purent y obtenir une trêve de dix jours, les Athéniens leur objectant que le traité s'appliquait automatiquement à eux, s'ils étaient alliés des Lacédémoniens. Ce refus ne put engager les Béotiens à rompre leur trêve de dix jours avec les Athéniens, malgré les instances des Corinthiens et leurs reproches aux Béotiens d'avoir violé leurs engagements. Les Corinthiens du reste conclurent avec les Athéniens un armistice qui ne fut pas suivi d'un traité officiel.

XXXIII. - Le même été les Lacédémoniens, en corps de nation et sous le commandement de Pleistoanax fils de Pausanias et roi de Lacédémone, firent une expédition contre Parrhasia. Ce peuple d'Arcadie, sujet des Mantinéens, était en pleine sédition et avait fait appel aux Lacédémoniens qui entendaient profiter de l'occasion pour raser, s'ils le pouvaient, les fortifications élevées par les Mantinéens, à Kypsèles. Les Mantinéens assuraient eux-mêmes la garde de la place, bien qu'elle fût située sur le territoire de Parrhasia, à proximité de la Skiritide, qui appartient à la Laconie. Les Lacédémoniens ravagèrent le pays de Parrhasia ; quant aux Mantinéens ils confièrent la garde de leur ville aux Argiens, tandis qu'eux-mêmes assuraient la défense du territoire de leurs alliés, Mais ils ne furent pas en état de sauver les fortifications de Kypsèles ni les villes du pays de Parrhasia et ils durent se retirer. Les Lacédémoniens assurèrent l'indépendance de Parrhasia, rasèrent les fortifcations de Kypsèles, puis rentrèrent chez eux.

XXXIV. - Le même été, les troupes parties avec Brasidas revinrent de Thrace. Ce fut Kléaridas qui les ramena, après la conclusion de la trêve. Les Lacédémoniens décrétèrent que les Hilotes qui avaient combattu avec Brasidas obtiendraient leur liberté et pourraient habiter à l'endroit choisi par eux. Mais peu de temps après, lors du différend avec les Eléens, ils les établirent, avec les Néodamodes, à Lépréon[26], ville située à proximité de la Laconie et de l'Elide. Quelques-uns des hoplites qui avaient été pris à Sphaktérie et qui avaient livré leurs armes avaient déjà obtenu des charges. Les Lacédémoniens craignirent qu'ils ne se jugeassent diminués par leur malheur et qu'une fois au pouvoir ils ne tentassent quelque révolution. Aussi les frappèrent-ils d'atimie[27], leur retirant ainsi le droit de commander, d'acheter et de vendre. Néanmoins, un peu plus tard, on les réhabilita.

XXXV. - Le même été, les Dies prirent Thyssos, ville située sur la cite de l'Athos et alliée des Athéniens. Durant tout cet été, Athéniens et Péloponnésiens entretinrent des relations commerciales ; mais dès la conclusion de la trêve, ils se mirent à se défier les uns des autres, parce que des deux côtés on n'avait pas rendu les places fortes. Le sort avait prononcé que c'était aux Lacédémoniens de commencer, Néanmoins, ils n'avaient restitué ni Amphipolis ni les autres villes ; ils n'engageaient ni leurs alliés de Thrace, ni les Béotiens, ni les Corinthiens à accepter la trêve ; ils ne cessaient de déclarer que, sur le refus de ces villes, les Athéniens devaient se joindre à eux pour les contraindre. Ils avaient fixé verbalement un terme, passé lequel ceux qui n'auraient pas adhéré à la trêve seraient traités en ennemis des deux peuples. Les Athéniens, voyant que ces mesures demeuraient sans effet, soupçonnaient les Lacédémoniens de nourrir d'injustes desseins ; aussi malgré les réclamations de Lacédémone, ne restituèrent-ils pas Pylos ; bien plus, ils regrettaient d'avoir rendu les prisonniers de Sphaktérie ; enfin, ils décidèrent de détenir les autres places jusqu'à l'exécution par les Lacédémoniens des clauses du traité. Les Lacédémoniens prétendaient avoir fait ce qui était en leur pouvoir : ils avaient rendu les prisonniers athéniens entre leurs mains ; ils avaient ramené leurs troupes de Thrace ; bref ils s'étaient acquittés de tout ce qui dépendait d'eux-mêmes. N'étant pas maîtres d'Amphipolis, ils ne pouvaient la livrer ; mais tous leurs efforts tendaient à faire accepter la trêve par les Béotiens et les Corinthiens, à obtenir la restitution de Panakton et à faire rendre les prisonniers athéniens qui se trouvaient en Béotie. Néanmoins, ils demandaient qu'Athènes leur restituât Pylos ; qu'à tout le moins, elle en retirât les Messéniens et les Hilotes, comme eux-mêmes avaient retiré leurs troupes de Thrace ; que la garnison de cette place fût confiée aux Athéniens, s'ils le jugeaient à propos. Au cours de nombreux pourparlers qui eurent lieu pendant cet été, ils finirent par convaincre les Athéniens de retirer de Pylos les Messéniens, les Hilotes et tous les transfuges de Laconie. On les établit à Kranies, ville de Képhallénie. Cet été ne fut pas troublé et les deux peuples communiquaient librement entre eux :

XXXVI. - L'hiver suivant, les éphores qui se trouvaient en charge n'étaient plus ceux sous lesquels la trêve avait été conclue ; quelques-uns de ces nouveaux éphores[28] étaient même opposés à la trêve. Les alliés avaient envoyé des députations à Lacédémone et, comme il s'y trouvait des députés d'Athènes, de Béotie et de Corinthe il se tint de nombreuses conférences. Mais, on ne put arriver à un accord. Après le départ des députés Kléoboulos et Xénarès, les éphores les plus désireux de rompre la trêve, eurent avec les Béotiens et les Corinthiens des entretiens particuliers. Ils les engagèrent vivement à se mettre d'accord et à faire en sorte que la Béotie, par une alliance préalable avec les Argiens, pût engager ceux-ci à entrer avec les Béotiens dans l'alliance de Lacédémone.
Ainsi les Béotiens ne seraient pas contrants d'accepter l'alliance d'Athènes. Car les Lacédémoniens, avant de se déclarer contre Athènes et de rompre la trêve, préféraient avoir l'amitié et l'alliance des Argiens. Les députés savaient bien que de tout temps Lacédémone avait désiré l'amitié d'Argos qui lui eût facilité la conduite de la guerre hors du Péloponnèse. Les éphores demandaient aux Béotiens de restituer Panakton, pour échanger cette place contre Pylos, si c'était possible ; la guerre contre Athènes en deviendrait plus facile.

XXXVII. - Ainsi chargés par Xénarès, Kléoboulos et tous les Lacédémoniens qui sympathisaient avec eux, de communiquer ces propositions à leurs États respectifs, les Béotiens et les Corinthiens se retirèrent. Deux Argiens, qui exerçaient les plus hautes magistratures, les guettèrent au passage sur le chemin du retour ; ils amorcèrent des pourparlers avec eux et proposèrent aux Béotiens d'entrer dans leur alliance, comme l'avaient fait les Corinthiens, les Eléens et les Mantinéens. En effet, disaient-ils, une fois cet accord réalisé, les confédérés pourraient facilement traiter de la guerre et de la paix avec les Lacédémoniens, s'ils le jugeaient à propos et au besoin avec toute autre puissance. Ces propositions agréèrent aux Béotiens ; ce qu'on leur demandait concordait justement avec la mission dont les avaient chargés leurs amis de Lacédémone. Les Argiens virent que leurs ouvertures étaient bien accueillies ; ils ajoutèrent qu'Argos allait envoyer une députation en Béotie ; là-dessus ils se retirèrent. Arrivés dans leur pays, les Béotiens firent part aux béotarques des propositions de Lacédémone et de celles que leur avaient faites les Argiens, rencontrés à leur retour. Les béotarques furent séduits et redoublèrent d'ardeur, en voyant que les demandes de leurs amis de Lacédémone s'accordaient si bien avec l'empressement des Argiens. Peu de temps après les députés d'Argos arrivèrent, pour faire exécuter ce dont on avait convenu verbalement. Les béotarques approuvèrent leurs propositions, puis les renvoyèrent, non sans avoir promis l'envoi d'une députation à Argos afin de conclure l'alliance.

XXXVIII. - Alors les béotarques, d'accord avec les Corinthiens, les Mégariens, les députés des villes de Thrace, jugèrent bon de s'engager par un serment réciproque : le cas échéant on se porterait au secours du peuple menacé ; nul État ne pourrait entrer en guerre ni conclure la paix, sans l'assentiment de tous ; c'était à ces conditions que Béotiens et Mégariens agissant de concert traiteraient avec les Argiens. Avant de prêter serment, les béotarques communiquèrent ces résolutions aux quatre conseils de la Béotie, qui détiennent tout le pouvoir[29]. Ils leur conseillèrent de s'engager par les mêmes serments avec toutes les cités qui consentiraient à se lier solennellement, en vue d'une assistance mutuelle. Mais les Béotiens qui faisaient partie des conseils repoussèrent cette proposition ; ils craignaient d'aller contre les intérêts de Lacédémone, en se liant par serment avec des États qui s'étaient détachés d'elle. Les béotarques avaient omis d'ajouter qu'à Lacédémone les éphores Kléoboulos, Xénarès et leurs amis leur avaient recommandé de s'allier d'abord avec les Argiens et les Corinthiens pour passer ensuite avec eux dans l'alliance de Lacédémone. Ils pensaient que l'assemblée, privée de ce renseignement, ne décréterait que ce qu'ils auraient eux-mêmes décidé et conseillé. Comme l'affaire ne marchait pas à leur gré les députés de Corinthe et de Thrace s'en retournèrent sans avoir rien conclu. Les béotarques, qui, si leur idée était acceptée, devaient tâcher de conclure l'alliance avec Argos, ne firent désormais aucune proposition à ce sujet devant les conseils et n'envoyèrent pas de députation à Argos, comme ils l'avaient promis. On cessa de s'occuper de toutes ces questions et on en remit à plus tard la solution.

XXXIX. - Le même hiver, les Olynthiens firent un coup de main et s'emparèrent de Mékyberna où les Athéniens tenaient garnison. Cependant des pourparlers continuaient entre Athéniens et Lacédémoniens au sujet des places qu'ils détenaient les uns et les autres. A la suite de ces événements, les Lacédémoniens se prirent à espérer que, si les Athéniens obtenaient des Béotiens la restitution de Panakton, ils pourraient eux-mêmes se faire rendre Pylos. Aussi une députation de Lacédémone arriva-t-elle en Béotie pour demander la restitution de Panakton et des prisonniers athéniens, qu'on échangerait contre Pylos. Les Béotiens y mirent comme condition la conclusion d'une alliance particulière avec la Béotie, analogue à celle que les Lacédémoniens avaient conclue avec Athènes. Les Lacédémoniens ne pouvaient ignorer qu'en agissant ainsi ils ferment tort à cette ville, puisqu'on avait spécifié que les parties contractantes ne devaient faire la guerre et la paix que d'un commun accord ; mais leur désir d'obtenir Panakton pour l'échanger contre Pylos, et dans le parti désireux de troubler la trêve l'empressement à traiter avec les Béotiens firent qu'ils conclurent cette alliance sur la fin de cet hiver, à l'approche du printemps. Immédiatement on se mit à raser Panakton. Le onzième hiver de la guerre prit fin.

XL. - Dès le commencement du printemps suivant, les Argiens qui ne voyaient pas venir la députation que les Béotiens avaient promis d'envoyer, qui étaient au fait de la destruction de Panakton et de la conclusion d'une alliance particulière entre les Béotiens et Lacédémone, les Argiens donc craignaient de se trouver isolés et de voir passer tous les alliés du cité de Lacédémone. C'étaient les Lacédémoniens, pensaient-ils, qui avaient décidé les Béotiens à démanteler Panakton et à entrer dans l'alliance d'Athënes : ils croyaient que les Athéniens étaient au courant de ces dispositions. Ils se voyaient privés de la possibilité de faire alliance avec ces derniers, comme ils l'espéraient, au cas où les différends de ces deux peuples amèneraient la rupture de leur traité avec Lacédémone. Leur embarras était grand, et vive leur crainte d'avoir à combattre simultanément les Lacédémoniens, les Tégéates, les Béotiens et les Athéniens, pour n'avoir pas au préalable accepté le traité avec Lacédémone et pour avoir eu la prétention de faire la loi au Péloponnèse. Aussi envoyèrent-ils au plus tôt à Lacédémone une députation composée d'Eustrophos et d'Æsôn. Ces personnages étaient, leur semblait-il, fort bien vus à Lacédémone et estimaient que, pour l'instant, le meilleur parti était de s'allier aux Lacédémoniens à quelque condition que ce fût et de se tenir tranquilles.

XLI. - Une fois arrivés, les députés conférèrent avec les Lacédémoniens sur les conditions auxquelles pourrait se conclure le traité. Tout d'abord, les Argiens demandèrent que les différends relatifs à la Kynurie fussent soumis à l'arbitrage d'une cité ou d'un particulier. La Kynurie est une contrée limitrophe habitée par les Lacédémoniens et comprenant les villes de Thyréa et d'Anthénè[30] ; elle a été de tout temps un sujet de contestation pour les deux peuples. Mais les Lacédémoniens ne permirent pas qu'on évoquât cette affaire ; en revanche ils étaient disposés, si les Argiens y consentaient, à traiter aux mêmes conditions qu'auparavant. Les députés d'Argos n'en pressèrent pas moins les Lacédémoniens de conclure sur-le-champ une alliance de cinquante ans, tout en laissant la latitude aux deux nations de se provoquer et de se combattre pour la possession de la Kynurie, à condition qu'il n'y eût à Lacédémone et à Argos ni peste ni guerre. Agissant de la sorte, ils s'inspiraient du passé, quand les deux pays avaient cru être victorieux. Ils ajoutaient qu'on ne pourrait se poursuivre au delà des frontières d'Argos et de Lacédémone. Tout d'abord ces propositions semblèrent folles aux Lacédémoniens ; puis - tant était vif leur désir d'avoir l'amitié d'Argos - ils acceptèrent ce qu'on leur demandait et signèrent le traité. Mais les Lacédémoniens avant, qu'il devint exécutoire, invitèrent les Argiens à retourner dans leur pays, pour le communiquer au peuple. En cas d'approbation, les députés reviendraient aux fêtes des Hyakinthies pour le confirmer par serment. Les Argiens se retirèrent.

XLII. - Au moment où les Argiens menaient ces négociations, les députés de Lacédémone, Androménès, Phaedimos et Antiménidas, qui étaient chargés d'obtenir des Béotiens la restitution de Panakton et des prisonniers athéniens pour les rendre à Athènes, trouvèrent Panakton démantelée par les Béotiens eux-mêmes. Ceux-ci justifiaient cette destruction par les serments jadis échangés entre Athéniens et Béotiens pour régler la question de Panakton ; selon ces serments, aucun des deux peuples ne pourrait prétendre à occuper la place ; ils la posséderaient en commun. Les Béotiens remirent les prisonniers athéniens à Androménès et à ses collègues, qui les ramenèrent à Athènes et les rendirent. Là-dessus, ils annoncèrent la destruction de Panakton ; ils estimaient que c'était une véritable restitution, puisqu'il n'y pourrait habiter aucun ennemi d'Athènes. A ces mots, les Athéniens jetèrent feu et flamme : ils s'estimaient lésés par les Lacédémoniens du fait de la destruction de Panakton ; de plus, ils venaient d'apprendre que Lacédémone avait conclu une alliance avec les Béotiens, après avoir proclamé qu'elle contraindrait par la force ceux qui refusaient d'adhérer à la trêve. Ils constataient également toutes les infractions au traité et s'estimaient lésés ; aussi répondirent-ils durement aux députés avant de les congédier.

XLIII. - Au moment où surgissaient ces différends entre Lacédémoniens et Athéniens, le parti, qui à Athènes voulait rompre la trêve, se montrait aussitôt fort entreprenant. Il comprenait entre autres Alcibiade[31] fils de Klinias, qui dans un autre État eût paru bien jeune, mais qui bénéficiait de la réputation de ses ancêtres. Selon lui, le meilleur parti était de s'unir à Argos. En fait, c'était une querelle d'orgueil qui le dressait contre les Lacédémoniens ; ceux-ci avaient négocié la trêve par l'entremise de Nicias et de Lakhès ; ils l'avaient tenu comme quantité négligeable en raison de sa jeunesse et ne lui avaient pas témoigné les égards dus aux anciens liens d'hospitalité qui l'unissaient à Lacédémone. Il est vrai que son grand-père avait renoncé à cette proxénie, mais lui-même avait songé à la rétablir, en rendant des services aux prisonniers de Sphaktérie. Estimant qu'on lui avait manqué à tous égards, il commença par faire de l'opposition aux Lacédémoniens, en prétendant qu’ils n'étaient pas des alliés sûrs et qu'en traitant avec Athènes, ils n'avaient en vue que la ruine des Argiens, prélude d'une attaque contre les Athéniens désormais isolés. Tel était, disait-il, le but de leur traité. Quand Lacédémone et Athènes se trouvèrent en désaccord, il prit sur lui d'envoyer des gens à Argos, pour convier les Argiens à venir à Athènes avec les Mantinéens et les Éléens et y solliciter l'alliance dé cette ville. L'occasion était favorable et il les aiderait de tous ses moyens.

XLIV. - A cette nouvelle les Argiens, convaincus d'ailleurs que l'alliance de Lacédémone et de la Béotie s'était faite contre le gré des Athéniens et que ces derniers étaient en vif désaccord avec Lacédémone, cessèrent de s'occuper des députés parts pour y négocier une trêve. Ils penchaient davantage maintenant vers Athènes, estimant que cette ville avait été de tout temps leur amie, que son gouvernement était démocratique comme lé leur et qu'avec sa marine puissante elle pourrait les aider en cas de conflit. Aussi envoyèrent-ils aussitôt une députation à Athènes pour y conclure une alliance. Les Éléens et les Mantinéens se joignirent à eux.
On vit arriver en toute hâte des députés lacédémoniens qui passaient pour être en crédit à Athènes Fhilokharidas, Léán et Endios. On les avait envoyés parce qu'on craignait que l'irritation ne poussât les Athéniens à l'alliance avec Argos ; ils avaient également pour mission de réclamer Pylos en échange de Panakton et, en ce qui concernait l'alliance avec la Béotie, de la justifier en disant qu'elle ne dissimulait aucune hostilité contre Athènes.

XLV. - Les députés avaient déclaré au Sénat qu'ils étaient munis de pleins pouvoirs pour traiter tous les points qui divisaient Athènes et Lacédémone. Alcibiade eut peur qu'en faisant cette déclaration devant l'Assemblée du peuple ils ne l'entraînassent et ne fissent rejeter l'alliance avec Argos. Voici donc à peu de chose près le stratagème qu'il employa. Il leur donna sa parole et leur persuada qu'il leur ferait rendré Pylos, si dans l'assemblée du peuple ils ne déclaraient pas les pleins pouvoirs dont ils étaient munis ; il convaincrait les Athéniens, ajoutait-il, comme il les avait décidés en ce moment à résister à Lacédémone et sur les autres points il arriverait également à un accommodement. Son dessein était de détacher de Nicias les Lacédémoniens, de les accuser calomnieusement devant le peuple de duplicité et de versatilité et ainsi de faire entrer dans l'alliance athénienne les Argiens, les Éléens et les Mantinéens. C'est bien ce qui arriva. On les introduisit dans l'assemblée, on les questionna ; ils ne déclarèrent pas, contrairement à ce qu'ils avaient dit au Sénat, être munis de pleins pouvoirs. Les Athéniens alors ne se continrent plus ; Alcibiade se mit à accabler de reproches, plus que jamais, les Lacédémoniens ; on l'écouta et l’on se montra disposé à introduire sans retard les Argiens et ceux qui les accompagnaient et à conclure avec eux une alliance. Mais avant qu'on eût pris une décision, il survint un tremblement de terre, qui fit remettre l'assemblée[32].

XLVI. - A l'assemblée du lendemain, Nicias, bien que les Lacédémoniens trempés eux-mêmes l'eussent trompé sur la question ües pleins pouvófrs, n'en soutint pas moins l'avis que le mieux était d'avoir les Lacédémoniens pour alliés ; qu'il fallait suspendre la négociation avec Argos et s'informer auprès des Lacédémoniens de leurs intentions. Il fallait différer la guerre, disait-il, tant que les Athéniens se trouvaient dans une situation favorable et les Lacédémoniens dans la situation contraire. Tant que les affaires d'Athènes étaient florissantes, le mieux était de prolonger le plus longtemps possïble ce succès ; les Lacédémoniens fort éprouvés ne pouvaient trouver qu'un expédient dans une guerre immédiate. Sur ses conseils, on décida d'envoyer une ambassade à Lacédémone, dont il ferait lui-même partie. On inviterait cette ville à prouver la justice de ses intentions, en lui faisant restituer Panakton en bon état, ainsi qu'Amphipolis ; en la faisant renoncer à l'alliance avec la Béotie, tant que les Béotiens n'auraient pas adhéré à la trêve, puisqu'il avait été convenu que nulle partie contractante ne pouvait conclure d'accord sans l'assentiment de l'autre. Si Sparte s'obstinait dans ses injustes prétentions, on ferait valoir qu'Athènes s'unirait aux Argiens et que déjà même ce peuple avait envoyé des députés pour régler cette question. Bref, Nicias et ses collègues reçurent communication de tous les sujets de plainte qu'on avait à Athènes. Là-dessus ils partirent. Une fois arrivés, ils exposèrent les différents buts de leur mission et finalement déclarèrent qu'au cas où Lacédémone ne renoncerait pas à l'alliance béotienne, tant que les Béotiens n'auraient pas adhéré à la trêve, Athènes de son côté s'unirait aux Argiens et à leurs alliés. Les Lacédémoniens refusèrent de se séparer des Béotiens. Ce fut le parti de Xénarès et de ses adhérents qui inspira ce refus. Néanmoins, à la demande de Nicias, on renouvela le serment de trêve ; car Nicias était poussé par la crainte de revenir sans le moindre résultat et d'être exposé à de vives critiques. Ce qui ne manqua pas d'arriver. On lui reprochait d'être l'inspirateur de la trêve avec Lacédémone et, quand à Athènes on apprit qu'il n'avait abouti à aucun résultat, on se montra sur-le-champ fort irrité et l'on s'estima lésé par les Lacédémoniens. On profita de la présence des Argiens et de leurs alliés, introduits dans l'Assemblée par Alcibiade, pour conclure avec eux un traité d'alliance[33] aux conditions ci-dessous

XLVII – « Les Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Éléens en leur nom et au nom des alliés qui sont sous leur domination respective, ont conclu une paix de cent ans, sans dol, sans dommage, sur terre comme sur mer.
« Il sera interdit aux Argiens, aux Éléens, aux Mantinéens et à leurs alliés de faire acte d'hostilité contre les Athéniens et contre les alliés qui sont sous la domination d'Athènes.
« Il sera interdit aux Athéniens et aux alliés qui sont sous la domination d'Athènes de faire acte d'hostilité contre les Argiens, les Éléens, les Mantinéens et leurs alliés. Toute ruse, tout moyen oblique seront interdits.
« A ces conditions, les Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Éléens seront alliés pendant cent ans.
« Au cas où quelque ennemi pénétrerait sur le territoire des Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Éléens se porteront au secours d'Athènes, à la première sommation des Athéniens, avec le plus de forces possible et tous les moyens à leur disposition.
« Au cas où l'ennemi ravagerait la campagne avant de se retirer, Argiens, Mantinéens, Éléens et Athéniens traiteront en ennemi ce peuple et exerceront de concert des représailles.
« Aucune des parties contractantes ne pourra mettre fin à la guerre avec ce peuple que de l'avis commun
« Les Athéniens se porteront au secours d'Argos, de Mantinée, d'Élis, si l'ennemi pénètre sur le territoire des Argiens, des Mantinéens et des Éléens ; et cela à la première sommation de ces États, avec le plus de forces possible et avec tous les moyens à leur disposition.
« Au cas où l'ennemi ravagerait la campagne avant de se retirer, Athéniens, Argiens, Mantinéens et Éléens traiteront ce peuple en ennemi et exerceront de concert des représailles.
« Aucune des parties contractantes ne pourra mettre fin à la guerre avec ce peuple que de l'avis commun.
« Aucune des parties contractantes ne permettra le passage sur son territoire et celui des alliés soumis à sa domination de troupes en armes animées d'intentions hostiles il en sera de même sur mer, à moins que le passage n'ait été autorisé par toutes les villes : Athènes, Argos, Mantinée et Élis.
« La ville qui aura demandé du secours s'engagera à fournir aux troupes auxiliaires des approvisionnements pour trente jours, à dater du moment de leur arrivée dans la ville qui les aura mandées, ainsi que des vivres pour leur retour dans les mêmes conditions.
« Si la ville qui a mandé ces troupes veut les garder plus longtemps à sa disposition, elle fournira, à titre d'indemnité de nourriture et par jour, trois oboles d'Égine à chaque hoplite, homme de troupes légères et archer ; à chaque cavalier une drachme d'Égine[34].
« La ville qui aura mandé du secours aura le commandement des troupes, tant que la guerre se fera sur son territoire ; mais si, d'un commun accord, la guerre se trouve portée ailleurs, chacune des parties contractantes aura une part égale du commandement.
« Les Athéniens ont juré ce traité en leur nom et au nom de leurs alliés.
« Les Argiens, Mantinéens, Éléens et leurs alliés respectifs jureront par ville. On jurera le serment le plus solennel dans chaque ville, en immolant des victimes sans tache.
« Le serment sera le suivant : « Je serai fidèle à l'alliance selon les conventions arrêtées, en toute justice, sans dommage et sans dol. Je ne l'enfreindrai ni par ruse, ni par aucun moyen oblique ».
« Ce serment sera prêté à Athènes par le Sénat et par les magistrats de la cité[35] et ce sont les prytanes qui feront préter ce serment.
« A Argos, par le Sénat, les Quatre-Vingts et les Artynes, et ce sont les Artynes qui le feront prêter.
« A Mantinée par les Démiurges, le Sénat et les autres magistrats ; - et ce seront les Théôres et les Polémarques qui le feront prêter.
« A Élis, par les Démiurges, les magistrats en fonction et les Six-Cents ; - et ce seront les Démiurges et les Thesmophylaques qui le feront prêter.
« Pour le renouvellement du traité, les Athéniens se rendront à Élis, à Mantinée et à Argos trente jours avant les Jeux Olympiques.
« Les Argiens, les Éléens et les Mantinéens se rendront à Athènes dix jours avant les Grandes Panathénées.
« Les articles de ce traité solennel de paix et d'alliance seront gravés à Athènes sur une stèle de marbre, dans la citadelle ; à Argos, sur l'Agora, dans le temple d'Apollon ; à Mantinée, dans le temple de Zeus, sur l'Agora. A Olympie on établira, à frais communs, aux présents Jeux Olympiques, une stèle de bronze.
« Si les parties contractantes jugent à propos d'apporter quelques modifications au traité, elles pourront le faire et ce qui aura été décidé dans une commune délibération aura force de loi.

XLVIII. - Ainsi fut conclu le traité de paix et d'alliance. Ni à Lacédémone, ni à Athènes, ni ailleurs on ne renonça au traité qui existait. Mais les Corinthiens alliés des Argiens n'y adhérèrent pas et refusèrent de jurer le traité d'alliance offensive et défensive qui avait été conclu précédemment entre les Éléens, les Argiens et les Mantinéens. Ils déclarèrent se contenter de la première alliance qui prescrivait une défensive commune, mais interdisait toute opération offensive en commun. C'est ainsi que les Corinthiens abandonnèrent leurs alliés et inclinèrent de nouveau vers Lacédémone.

XLIX. - Ce même été, on célébra les Jeux Olympiques[36], l'Arcadien Androsthénès y remporta, pour la première fois, le prix du pancrace. Les Lacédémoniens se virent interdire par les Éléens l'accès du temple et la participation aux sacrifices et aux jeux, pour n'avoir pas acquitté l'amende à eux infligée par les Éléens conformément à la loi d'Olympie. On leur reprochait d'avoir porté les armes contre la citadelle de Phyrkos et d'avoir envoyé à Lépréon, pendant la trêve olympique, un certain nombre de leurs hoplites. L'amende était de deux mille mines, soit deux mines par hoplite, conformément à la loi. Des députés de Lacédémone vinrent protester contre l'injustice de cette condamnation, en déclarant que la trêve n'avait pas encore été signifiée à Lacédémone, au moment où ils avaient envoyé leurs hoplites. A quoi les Éléens répliquèrent que la trêve existait bel et bien sur leur territoire ; qu’ils s'étaient conformés à l'usage, en la signifiant d'abord à leurs concitoyens ; qu'ils étaient bien tranquilles et ne s'attendaient à rien, comme en temps de trêve, quand les Lacédémoniens les avaient injustement attaqués à l'improviste. Sur ce les Lacédémoniens répliquaient que dès ce moment les Éléens, s'ils s'estimaient injustement attaqués, n'auraient pas dû notifier la trêve à Lacédémone ; en le faisant, ils montraient qu'ils ne s'estimaient pas lésés ; enfin, à partir de ce moment, Lacédémone n'avait jamais porté les armes contre Élis. Mais les Eléens n'en démordaient pas et ne pouvaient se mettre dans la tête qu'on ne les eût pas injustement attaqués. Au cas néanmoins où Lacédémone voudrait leur rendre Lépréon, ils la tiendraient quitte de la part d'amende qui leur revenait et acquitteraient pour elle celle qui état destinée au dieu.

L. - Les Lacédémoniens ne voulant rien entendre, les Eléens leur proposèrent ce qui suit : conserver Lépréon, puisqu'ils refusaient de le rendre, mais du moment qu'ils désiraient avoir l'usage du temple, ils monteraient à l'autel de Zeus d'Olympie et là, en présence des Grecs, ils prendraient l'engagement solennel de payer un jour l'amende. Nouveau refus des Lacédémoniens, qui furent exclus du temple, des sacrifices et des jeux et réduits à sacrifier chez eux, tandis que les autres Grecs - à l'exception des Lépréates - assistaient aux cérémonies. Cependant les Eléens, craignant de voir les Lacédémoniens recourir à la force pour participer aux sacrifices, constituèrent une garde de jeunes gens en armes. Mille Argiens, mille Mantinéens vinrent se joindre à eux, ainsi que des cavaliers athéniens, qui attendaient à Harpina la célébration de la fête. Vive était la crainte de l'assemblée de voir les Lacédémoniens recourir à un coup de force, surtout après que le Lacédémonien Likhas fils d'Arkésilas eut dans l'arène reçu des coups de la part des rhabdouques[37]. Voici pourquoi quoique son attelage eût été victorieux, ce fut le peuple béotien qui fut proclamé vainqueur, car Likhas n'avait pas l'autorisation de concourir. II s'avança alors dans l'arène et ceignit d'une bandelette le front du cocher pour montrer que le char lui appartenait. Cet incident redoubla la crainte de tous ; on en redoutait les suites fâcheuses. Pourtant les Lacédémoniens se tinrent tranquilles et les fêtes ne furent pas autrement troublées.
Après les fêtes d'Olympie, les Argiens et leurs alliés vinrent à Corinthe pour demander aux habitants de se joindre à leur parti. Justement, il y avait à Corinthe des députés de Lacédémone. De nombreux pourparlers eurent lieu, qui n'aboutirent à aucun résultat. A la suite d'un tremblement de terre, tous rentrèrent chez eux. L'été prit fin.

LI. - L'hiver suivant, les habitants d'Hérakleia de Trakhis eurent à livrer combat aux Ænianes, aux Dolopes, aux Méliens et à quelques tribus thessaliennes. Les peuples voisins de cette ville en étaient ennemis, car c'était uniquement contre leur territoire qu'on avait élevé cette place. Dès la fondation de la ville, ils avaient montré leur hostilité et tout fait pour la détruire. Ils défirent les gens d'Hérakleia. Le Lacédémonien Xénarès de Knide, qui commandait les troupes d'Hérakleïa, périt dans le combat, d'autres Hérakléôtes y trouvèrent la mort. L'hiver prit fin et avec lui la douzième année de la guerre.

LII. - Dès le début de l'été suivant, comme depuis la bataille, Hérakleia se trouvait dans une situation lamentable, les Béotiens la prirent sous leur protection. Ils en chassèrent le gouverneur lacédémonien Hégésippidas, dont l'administration avait mécontenté les habitants. S'ils avaient pris la ville sous leur protection, c'était dans la crainte de voir les Athéniens mettre à profit les embarras des Lacédémoniens dans le Péloponnèse pour s'en emparer. Lacédémone néanmoins en conçut de l'irritation.
Le même été, Alcibiade fils de Klinias stratège athénien se concerta avec les Argiens et leurs alliés pour passer dans le Péloponnèse, avec un petit nombre d'hoplites et d'archers d'Athènes. Il renforça ses troupes des alliés de cette contrée, prit toutes les dispositions relatives à l'alliance, au cours de son passage à travers le Péloponnèse. Il obtint des gens de Patras qu'ils prolongeassent leurs murailles jusqu'à la mer. Son intention était d'établir une autre place forte au Rhion d'Akhaïe[38]. Mais les Corinthiens et les Sikyôniens, que cette place eût gênés, accoururent et l'empêchèrent de réaliser ce projet.

LIII. - Le même été, les Epidauriens et les Argiens se firent la guerre. Le prétexte avoué état que les Epidauriens n'avaient pas envoyé la victime destinée à Apollon Pythaeeus[39] et qu'ils s'étaient engagés à fournir pour prix des pâturages. Or les Argiens étaient les maîtres de l'administration du temple. Ce prétexte mis à part, Alcibiade et les Argiens étaient d'avis qu'il fallait s'emparer, si on le pouvait, d'Epidaure. On tiendrait ainsi Corinthe en respect et les Athéniens auraient moins de chemin à parcourir pour amener des troupes d'Egine qu'en faisant par mer le tour du cap Skyllzeon[40]. Les Argiens forts du prétexte ci-dessus se disposèrent à attaquer Epidaure pour exiger la victime.

LIV. - Vers la même époque, les Lacédémoniens, en corps de nation, marchèrent contre Leuktra, ville frontière de leur pays du côté du mont Lycée. Le roi Agis fils d'Arkhidamos était à leur tête. Nul ne savait le but de l'expédition, même les cités qui avaient fourni des troupes. Mais comme les sacrifices offerts ne s'étaient pas révélés favorables, les Lacédémoniens rentrèrent chez eux et mandèrent à leurs alliés de se tenir prêts à entrer en campagne, une fois révolu le mois suivant, qui était le mois Karneios, temps de fête pour les Doriens. Après leur départ, les Argiens se mirent en route le 26 du mois précédant Karneios[41] et par un subterfuge prolongèrent ce mois de plusieurs jours, pour le faire durer pendant leur campagne[42]. Ils envahirent l'Epidaurie et la ravagèrent. Les Epidauriens réclamèrent l'aide de leurs alliés ; quelques-uns d'entre eux prirent prétexte, pour s'abstenir, du mois oû l'on se trouvait ; quelques-uns s'avancèrent jusqu'à la frontière de l'Epidaurie où ils firent halte.

LV. - Vers l'époque où les Argiens se trouvaient à Epidaure, des députations des villes alliées se réunirent à Mantinée sur la convocation des Athéniens. Au cours des pourparlers, le Corinthien Euphamidas montra la contradiction qu'il y avait entre les paroles et les faits ; tandis que les députés discutaient tranquillement de la paix, les Epidauriens assistés de leurs alliés et les Argiens étaient face à face, les armes à la main ; ce qu'il fallait en premier lieu, c'était aller trouver les adversaires et séparer les deux armées ; après seulement on parlerait de la paix. Cet avis prévalut ; on alla trouver les Argiens qu'on éloigna d'Epidaure. Puis on reprit les pourparlers ; pourtant on ne put arriver à un accord ; alors les Argiens renouvelèrent leur tentative contre l'Epidaurie, qu'ils ravagèrent. Les Lacédémoniens de leur cité marchèrent contre Karyes ; là encore les présages se montrant défavorables ils revinrent sur leurs pas. Les Argiens, après avoir ravagé le tiers de l'Epidaurie, rentrèrent chez eux. Mille hoplites athéniens sous la conduite d'Alcibiade étaient accourus au secours de Karyes, à la nouvelle de l'expédition lacédémonienne. Mais voyant que leur présence était inutile, ils rentrèrent chez eux. Là-dessus, l'été prit fin.

LVI. - L'hiver suivant, à l'insu des Athéniens, les Lacédémoniens firent passer par mer à Epidaure une garnison de trois cents hommes, sous le commandement d'Agésippidas. Les Argiens accoururent à Athènes, pour se plaindre que les Athéniens eussent laissé venir par mer les Lacédémoniens[43]. N'était-il pas stipulé en effet dans le traité, qu'aucun peuple ne permettrait le passage de l'ennemi sur son territoire ? Si l'on ne ramenait pas à Pylos, pour menacer Lacédémone, les Messéniens et les Hilotes, ce serait bien mal traiter Argos. A l'instigation d'Alcibiade les Athéniens écrivirent au bas de la stèle du traité conclu avec Lacédémone que les Lacédémoniens avaient violé leur serment. Ils amenèrent de Kranies à Pylos les Hilotes, avec ordre d'exercer le brigandage, puis ils se tinrent tranquilles. Pendant cet hiver, les Argiens et les Epidauriens continuèrent la guerre ; il n'y eut pas de bataille rangée, seulement quelques embuscades et quelques incursions, au cours desquelles on perdit de chaque côté quelques hommes. A la fin de l'hiver à l'approche du printemps, les Argiens arrivèrent aux portes d'Epidaure munis d'échelles ; ils s'attendaient à trouver la ville vide de soldats à cause de la guerre et comptaient la prendre d'assaut. Mais ils échouèrent et rebroussèrent chemin. L'hiver prit fin ainsi que la treizième année de la guerre.

LVII. - Au milieu de l'été suivant, les Lacédémoniens, voyant que les Epidauriens leurs alliés se trouvaient dans une situation critique, qu'une partie des Péloponnésiens les lâchait et que les autres étaient aux prises avec de grandes difficultés, décidèrent de prendre les devants, avant que la situation s'aggravât. Ils marchèrent contre Argos avec toutes leurs forces y compris les Hilotes. Agis fils d'Arkhidamos roi de Lacédémone les commandait. Les Tégéates et tous les autres Arcadiens alliés de Lacédémone se joignirent à eux, tandis que se réunissaient à Phliunte les alliés que Lacédémone avait en dehors du Péloponnèse. Les Béotiens avaient fourni cinq mille hoplites et autant de troupes légères, cinq cents cavaliers et autant d'hamippes[44] ; les Corinthiens, deux mille hoplites ; chaque peuple avait donné un contingent en rapport avec ses forces. Les gens de Phliunte coopéraient avec toutes leurs troupes, parce que la campagne avait lieu sur leur territoire.

LVIII. - Les Argiens, à la nouvelle des préparatifs des Lacédémoniens et de leur avance sur Phliunte, dans le dessein de se joindre à leurs alliés, se mirent eux aussi aussitôt en campagne. Ils furent renforcés par les Mantinéens et leurs alliés et par trois mille hoplites d'Elis ; ils s'avancèrent à la rencontre des Lacédémoniens, qu'ils trouvèrent à Méthydrion, en Arcadie. Les deux armées s'emparèrent chacune d'une hauteur. Les Argiens, voyant les Lacédémoniens isolés de leurs alliés, se préparèrent au combat. Mais Agis profita de la nuit pour lever son camp et à l'insu des Argiens se dirigea vers Phliunte pour faire sa jonction avec la troupe de ses alliés. A l'aurore les Argiens constatèrent la disparition de l'ennemi ; ils s'avancèrent d'abord en direction d'Argos, ensuite prirent la route de Némée, par où ils pensaient, que les Lacédémoniens et leurs alliés allaient descendre. Mais Agis évita de prendre cette route ; il mit au courant de son dessein Lacédémoniens, Arcadiens et Epidauriens, prit une autre route difficile et descendit dans la plaine d'Argos, pendant que les Corinthiens, les gens de Pellénè et de Phliunte empruntaient un autre chemin, gravissant en ligne droite la montagne. Les Béotiens, les Mégariens et les Sikyôniens avaient reçu l'ordre de descendre par la route de Némée, sur laquelle étaient postés les Argiens, afin que, si les Argiens venaient engager le combat dans la plaine, ils fussent poursuivis par la cavalerie béotienne. Après avoir pris ces dispositions, Agis déboucha dans la plaine, où il ravagea Saminthos ainsi que d'autres places.

LIX. - Dès le matin les Argiens, informés de ces mouvements, accoururent de Némée. Ils tombèrent sur le corps d'armée de Phliunte et de Corinthe, massacrèrent quelques hommes de Phliunte, tandis que les Corinthiens leur infligeaient des pertes sensiblement égales. Les Béotiens, les Mégariens et les Sikyôniens s'avancèrent, conformément aux ordres reçus, en direction de Némée ; mais ils ne trouvèrent plus les Argiens. Ceux-ci en voyant ravager leur pays étaient descendus dans la plaine, où ils avaient pris une formation de combat. A leur tour, les Lacédémoniens se formèrent en ligne de bataille. La retraite était coupée aux Argiens : du côté de la plaine les Lacédémoniens leur interdisaient toute communication avec la ville ; les alliés de Lacédémone, venus de Corinthe, Phliunte et Pellénè occupaient les hauteurs, tandis que Béotiens et Mégariens tenaient le terrain du côté de Némée. Ils n'avaient pas de cavalerie, car seuls de leurs alliés les Athéniens n'étaient pas encore arrivés.
Dans l'ensemble les Argiens et leurs alliés ne se rendaient pas exactement compte de la gravité de la situation ; ils croyaient que le combat se présentait dans de bonnes conditions et que, sur le territoire d'Argos et dans le voisinage de la ville, ils avaient coupé la retraite aux Lacédémoniens. Mais deux Argiens, Thrasyllos un des cinq stratèges et Alkiphrôn proxène des Lacédémoniens, au moment où les deux armées étaient sur le point d'engager le combat, s'en vinrent trouver Agis et le détournèrent d'engager la bataille : les Argiens, prétendaient-ils, étaient prêts à donner une juste satisfaction aux griefs des Lacédémoniens, à être traités en état autonome à droits égaux, à conclure un traité et à respecter désormais la paix.

LX. - En parlant ainsi, ils n'avaient pris conseil que d'eux-mêmes et n'avaient pas l'aveu de la foule. Agis, de son côté, prit seul l'initiative d'écouter leurs propositions ; il n'en référa pas aux autres commandants[45] et ne les communiqua qu'à un seul des magistrats de Sparte qui faisaient campagne avec lui. Il accorda aux Argiens une trêve de quatre mois pour exécuter leurs engagements. Puis, sans parler de rien aux alliés, il retira ses troupes. Les Lacédémoniens et leurs alliés exécutèrent ses ordres, conformément à la loi ; mais, entre eux, ils accablaient Agis de reproches. On avait une occasion inespérée, disaient-ils, d'attaquer l'ennemi ; les Argiens étaient cernés de tous côtés par la cavalerie et l'infanterie ; et l'on n'avait pas tiré parti de tous les moyens dont on disposait et l'on se retirait ! Aussi bien, jamais jusqu'alors, plus belle armée n'avait été mise en ligne par les Grecs. On avait pu en juger, surtout quand elle avait été rassemblée à Nisaea les Lacédémoniens s'y trouvaient avec toutes leurs forces ainsi que les contingents d'Arcadie, de Béotie, de Corinthe, de Sikyônè, de Pellënè, de Phliunte et de Mégare. Ce n'étaient que troupes d'élite de tous les peuples, dignes de se mettre en ligne, non seulement contre les alliés d'Argos, mais contre toutes les forces qui auraient pu se joindre à eux. Tels étaient les reproches adressés à Agis par l'armée lors de sa retraite. Finalement tous rentrèrent dans leurs foyers. Les Argiens, eux, étaient encore plus furieux contre ceux qui, sans l'aveu du peuple, avaient conclu la trêve. Eux aussi pensaient qu'ils avaient manqué la plus belle occasion qui fût jamais, en laissant échapper les Lacédémoniens ; ils eussent livré bataille à proximité de leur ville, de concert avec de nombreux et vaillants altiés. Aussi, à leur retour, commencèrent-ils à lapider Thrasyllos dans le Kharadros[46], lieu où avant d'entrer dans la ville ils jugent les délits militaires. Thrasyllos, en se réfugiant au pied d'un autel, réussit à conserver la vie, mais ses biens furent confisqués.

LXI. - Là-dessus, arriva d'Athènes un renfort de mille hoplites et de trois cents cavaliers, sous le commandement de Lakhès et de Nikostratos. Les Argiens, malgré tout, hésitaient à rompre la trêve avec Lacédémone. Ils invitèrent les Athéniens à se retirer et ne consentirent à les lasser parler au peuple que sur les instances des Mantinéens et des Eléens, qui se trouvaient encore à Argos et qui eurent raison de leur résistance. Alcibiade[47], qui faisait partie de la délégation athénienne, monta à la tribune devant les Argiens et leurs alliés ; par son entremise les Athéniens reprochèrent aux Argiens d'avoir conclu la trêve sans l'assentiment des confédérés ; heureusement ils arrivaient à temps ; maintenant il fallait poursuivre la guerre. Les alliés se laissèrent convaincre et, sur-le-champ, tous à l'exception des Argiens se portèrent contre Orkhoménos d'Arcadie. Ces derniers, tout convaincus qu'ils fussent, tardèrent à les rejoindre. Enfin ils se décidèrent à rallier l'armée. Tous les confédérés campèrent devant Orkhoménos, en firent le siège et livrèrent maints assauts à la ville. Sans doute voulait-on s'en emparer, mais on désirait aussi mettre la main sur les otages arcadiens que les Lacédémoniens y avaient internés. La faiblesse des remparts, le nombre des assaillants effrayèrent les habitants d'Orkhoménos ; ne voyant personne venir à leur aide, ils craignirent de périr avant d'être secourus. Ils capitulèrent, s'engagèrent à entrer dans la confédération, à donner des otages et à livrer ceux que les Lacédémoniens avaient internés chez eux.

LXII. - Là-dessus les confédérés, maîtres d'Orkhoménos, délibérèrent sur la place qu'ils attaqueraient en premier lieu. Les Eléens demandaient qu'on marchât contre Lépréon ; les Mantinéens contre Tégée ; les Argiens et les Athéniens appuyèrent l'avis des Mantinéens. Furieux qu'on n'eût pas décidé d'attaquer Lépréon, les Eléens rentrèrent chez eux. Les autres confédérés firent à Mantinée leurs préparatifs pour marcher contre Tégée, où quelques-uns des habitants intriguaient pour leur livrer la ville.

LXIII. - Les Lacédémoniens, après leur retraite d'Argos et la conclusion de la trêve de quatre mois, reprochèrent à Agis de ne pas s'être emparé d'Argos et d'avoir manqué la plus belle occasion qui leur eût jamais été donnée ; selon eux il n'était pas facile de rassembler tant d'alliés et d'une pareille valeur. Mais à la nouvelle de la prise d'Orkhoménos, leur indignation fut bien plus vive encore. Poussés par la colère, ils voulaient sur-le-champ, contrairement à leurs habitudes, raser la maison d'Agis et lui infliger une amende de cent mille drachmes[48]. Il les pria de n'en rien faire, au cours d'une prochaine campagne il se laverait de ces accusations par quelque action d'éclat ; sinon, les Lacédémoniens feraient alors ce qu'ils voudraient. Ils lui accordèrent un sursis pour le paiement de l'amende et la destruction de sa maison ; mais, vu les circonstances, ils instituèrent une loi nouvelle : ils lui associèrent un conseil de dix Spartiates, sans lesquels le roi ne pouvait quitter la ville pour entrer en campagne[49].

LXIV. - C'est alors que les gens du parti lacédémonien à Tégée leur mandèrent ce qui suit : « Si les Lacédémoniens n'accouraient pas, Tégée passerait du côté d'Argos et de ses alliés ; peu s'en fallait que la défection ne fût consommée ». Alors les Lacédémoniens avec les Hilotes, toutes forces réunies, se portèrent au secours de la ville, avec une rapidité sans exemple. Ils s'avancèrent en direction d'Orestheion, à proximité du mont Maenalos. Ils mandèrent à ceux des Arcadiens leurs alliés de se rassembler et de les suivre sans retard à Tégée. Eux-mêmes s'avancèrent avec toutes leurs forces jusqu'à Orestheion ; mais là, ils renvoyèrent le sixième de leurs hommes, des classes les plus vieilles et les plus jeunes, pour garder leur pays. Avec le reste des troupes, ils arrivèrent à Tégée. Peu après les alliés d'Arcade les rejoignirent. On envoya également à Corinthe, en Béotie, en Phôkide et en Lokride des messagers pour prier les peuples d'accourir au secours de Mantinée ; cette demande de renforts les prenait au dépourvu et il n'était pas facile de traverser isolément et sans se grouper le pays ennemi, qui leur fermait le passage. Cependant on fit diligence. Les Lacédémoniens, avec les troupes arcadiennes présentes, envahirent la campagne de Mantinée, campèrent près du temple d'Héraklès et ravagèrent le pays.

LXV. - Les Argiens et leurs alliés, à la vue de l'ennemi, s'emparèrent d'une position solide et d'accès difficile et se préparèrent au combat. Les Lacédémoniens sans tarder marchèrent à leur rencontre et arrivèrent à portée de pierre et de javelot. Mais un des vieux soldats, voyant la solide position qu'on se disposait à attaquer, cria à Agis : « Eh quoi ? Veux-tu guérir un mal par un autre ? » Il faisait ainsi entendre qu'Agis, par cet empressement inopportun, voulait réparer la retraite d'Argos, qu'on lui avait reprochée. Agis fut-il frappé de ce reproche ? Ou quelque autre solution se présenta-t-elle soudain à son esprit ? Toujours est-il qu'au lieu d'engager le combat, il fit se replier promptement ses troupes. Il arriva dans la campagne de Tégée ét fit dériver sur le territoire de Mantinée les eaux, qui, de quelque côté qu'elles coulent, causent de grands dommages et sont un prétexte de guerre entre Mantinéens et Tégéates. L'ennemi à cette nouvelle ne manquerait pas d'abandonner la hauteur où il se trouvait pour l'en empêcher ; son dessein était bel et bien de le déloger ainsi et de livrer bataille dans la plaine. Cette journée fut donc employée à dériver les eaux. Les Argiens et leurs alliés furent d'abord stupéfaits de voir les Lacédémoniens qui étaient à leur portée battre en retraite subitement. Ils ne savaient qu'en déduire. Quand les Argiens virent la dérobade de l'ennemi et qu'eux-mêmes restaient sur place sans recevoir l'ordre de le poursuivre, ils accusèrent à nouveau leurs stratèges : naguère ils avaient eu belle occasion de le cerner près d'Argos et ils l'avaient laissé échapper ; et maintenant il s'enfuyait sans que nul le poursuivît. Au contraire, il se sauvait tout tranquillement ! Et eux-mêmes se voyaient trahis ! Les stratèges furent sur le moment tout troublés ; puis ils délogèrent de la colline, s'avancèrent dans la plaine et campèrent avec l'intention de livrer bataille.

LXVI. - Le lendemain, les Argiens et leurs alliés prirent leur formation de combat, prêts à livrer bataille, si l'occasion s'en présentait. Les Lacédémoniens, après avoir dérivé les eaux, regagnaient leur camp près du temple d'Héraklès, quand ils virent leurs adversaires, descendus de la colline et qui à peu de distance étaient tout prêts pour la bataille. Ils ne se rappelaient pas avoir éprouvé pareille frayeur, car ils n'avaient que peu de temps pour se disposer au combat. Immédiatement, en toute hâte, ils prirent leur bon ordre habituel. Le roi Agis selon le règlement avait la haute main sur chaque corps quand le roi est à la tête de l'armée, iI dispose du commandement suprême. Il donne ses ordres en personne aux polémarques, ceux-ci aux lochages ; les lochages aux commandants de section ; ceux-ci à leur tour aux commandants de demi-section ; ces derniers à leur demi-section[50]. Tous les commandements que le roi veut faire exécuter suivent la même filière et parviennent rapidement, car l'armée lacédémonienne est, à peu de chose près, une hiérarchie de gradés et la responsabilité de l'action est partagée entre un grand nombre d'exécutants.

LXVII. - Ce jour-là, les Skirites[51] se placèrent à l'aile gauche ; de tout temps ils sont les seuls des Lacédémoniens à avoir le privilège de combattre séparément et à cette place. A leurs côtés se trouvaient les soldats qui avaient fait la campagne de Thrace avec Brasidas et avec eux les Néodamodes. Immédiatement après venaient les Lacédémoniens proprement dits, distribués en compagnies ; auprès d'eux le contingent d'Héraea, qui fait partie de l'Arcadie ; enfin les Ménaliens. A l'aile droite, il y avait les Tégéates et quelques Lacédémoniens à l'extrémité de la ligne ; enfin la cavalerie était répartie aux deux ailes. Tel état l'ordre de bataille des Lacédémoniens.
Face à eux, les Mantinéens occupaient l'agile droite, parce que c'était sur leur territoire que se livrait la bataille ; à leurs côtés se trouvaient les alliés d'Arcadie, puis venaient mille hommes d'élite d'Argos, soldats de carrière dont l'entraînement se faisait depuis longtemps aux frais, de l'État. En liaison avec eux il y avait les autres Argiens, puis leurs alliés de Kléônes et d'Ornées. Enfin les Athéniens se trouvaient à l'extrémité de l'aile gauche, avec leurs propres cavaliers[52].

LXVIII. - Tels étaient l'ordre de bataille et le dispositif des deux armées. Celle de Lacédémone paraissait la plus importante. Mais il me serait impossible de donner avec exactitude le chiffre auquel s'élevait chaque armée, ou les deux ensemble. En raison de la dissimulation habituelle à son gouvernement, on ignorait le nombre des troupes de Lacédémone. Pour l'autre armée, en raison de la jactance des hommes qui grossissent tout ce qui les touche, l'évaluation était sujette à caution. Voici pourtant sur quel calcul on peut s'appuyer pour estimer le nombre des Lacédémoniens alors en ligne. Sept bataillons lacédémoniens prirent part au combat, à quoi il faut ajouter six cents Skirites ; dans chaque bataillon, il y avait quatre compagnies ; dans chaque compagnie quatre sections ; dans chaque section il y avait au premier rang quatre hommes ; il est juste de dire que toutes n'avaient pas le même nombre d'hommes en profondeur ; chaque commandant de bataillon prenait sur ce point les dispositions utiles. En règle générale ils étaient par files de huit hommes en profondeur. En tout la première ligne sans compter les Skirites était composée de quatre cent quarante-huit hommes.

LXIX. - Au moment d'en venir aux mains, les stratèges de chaque peuple encouragèrent chacun leurs hommes : aux Mantinéens, ils firent valoir qu'ils allaient combattre pour leur patrie ; que l'enjeu de la lutte était la domination ou l'esclavage ; la suprématie ils l'avaient connue à eux de ne pas se la laisser arracher ; à eux aussi de ne pas connaître une seconde fois l'asservissement ; aux Argiens, qu'ils allaient lutter pour maintenir leur antique hégémonie, sauvegarder durablement leur égalité de droits dans le Péloponnèse et punir de tant d'injustices des ennemis leurs voisins ; aux Athéniens qu'il était glorieux, en luttant avec tant et de si braves allés, de ne le céder en courage à aucun ; que leur victoire sur les Lacédémoniens affirmerait et augmenterait leur puissance dans le Péloponnèse et qu'ils serment désormais à l'abri de toute crainte d'invasion. Telles furent les exhortations données aux Argiens et à leurs alliés. De leur cóté, les Lacédémoniens s'encourageaient les uns les autres ; au bruit des chants de guerre, ils s'excitaient, par le rappel de leurs hauts faits bien connus, à se montrer pleins de courage, convaincus qu'une longue pratique de belles actions est plus efficace qu'un beau discours au dernier moment.

LXX. - Là-dessus les deux armées s'avancèrent ; les Argiens et leurs alliés au pas de course et avec impétuosité ; les Lacédémoniens à la cadence lente des flûtes nombreuses réparties dans les rangs, selon le règlement pour le combat[53] ; ce n'est pas là un usage religieux, mais un moyen de régler le pas et d'avancer en mesure, sans ouvrir les rangs, ce qui arrive souvent aux armées importantes, quand elles « accrochent » l'ennemi.

LXXI. - Au dernier moment, voici de quoi s'avisa Agis. Toutes les armées, quand se produit l'accrochage, ont tendance à incliner à droite et les deux armées en présence débordent par la droite l'aile gauche ennemie. C'est que chaque soldat, craignant pour lui-même, colle le plus possible au bouclier de l'homme qui est sur sa droite, pour protéger son flanc découvert et pense que plus la ligne est serrée, plus il se trouve en sûreté. Le premier responsable de ce mouvement c'est le chef de file de l'aile droite, qui toujours veut soustraire aux coups de l'ennemi son flanc découvert ; poussés par la même crainte, les autres en font autant. Dans ce combat, les Mantinéens débordaient beaucoup l'aile des Skirites ; les Lacédémoniens et les Tégéates débordaient davantage encore celle des Athéniens, d'autant mieux que leurs troupes étaient plus nombreuses. Agis, craignant de voir enveloppée son aile gauche et estimant que les Mantinéens la débordaient d'une façon inquiétante, donna l'ordre aux Skirites et aux anciens soldats de Brasidas d'élargir les intervalles, pour donner à leur ligne la même longueur que celle des Mantinéens. Et il commanda à deux des polémarques, Hipponoïdas et Aristoklès, de dégarnir l'aile droite de deux bataillons, de les pousser dans l'espace laissé vide. Par cette manoeuvre, il estimait que son aile droite garderait sa supériorité et que la partie de sa ligne opposée aux Mantinéens s'en trouverait renforcée.

LXXII. - Cet ordre avait été donné au moment de l'attaque et à l'improviste. Aussi Aristoklès et Hipponoïdas refusèrent-ils d'opérer ce mouvement de glissement, ce qui les fit plus tard accuser de lâcheté et bannir de Sparte. L'ennemi alors eut l'initiative de l'attaque. L'ordre donné aux bataillons d'aller renforcer les Skirites n'ayant pas reçu d'exécution, Agis commanda à ceux-ci de se joindre à lui et de combler le vide. Mais cette manoeuvre non plus ne put être exécutée. Mais si dans cette affaire toute l'expérience des Lacédémoniens ne les empêcha pas d'être défaits, en revanche ils montrèrent toute la supériorité de leur courage. Quand on en fut venu au corps à corps, l'aile droite des Mantinéens mit en fuite les Skirites et les soldats de Brasidas. Les Mantinéens, leurs alliés, les mille hommes d'élite d'Argos[54] pénétrèrent dans l'intervalle laissé vide des troupes ennemies, battirent les Lacédémoniens, les cernèrent, les mirent en fuite, les poussèrent jusqu'aux voitures et massacrèrent quelques-uns des territoriaux préposés à leur garde. De ce côté, la défaite des Lacédémoniens était complète : sur le reste de la ligne, principalement au centre, où se trouvait Agis entouré des Trois Cents de la garde royale, l'attaque déclenchée contre les vétérans d'Argos, les troupes appelées les « Cinq Bataillons », celles de Kleônes, d'ornées et celles d'Athènes rangées à leurs côtés, mit en fuite tous ceux-ci, sans qu'ils eussent le courage d'attendre de pied ferme les assaillants. Dès qu'ils virent les Lacédémoniens s'avancer, ils cédèrent ; quelques uns d'entre eux même ne pouvant fuir assez vite furent foulés aux pieds.

LXXIII. - L'armée des Argiens et des alliés, qui avait cédé de ce côté, se trouva dès lors rompue en deux points, en même temps l'aile droite des Lacédémoniens et des Tégéates supérieure en nombre enveloppa les Athéniens ; ceux-ci se trouvèrent exposés à un double péril, enveloppés d'un côté et vaincus de l'autre. Ils auraient plus souffert que le reste de l'armée, si les cavaliers qui les flanquaient ne les eussent dégagés. D'ailleurs Agis qui voyait son aile gauche en danger du fait des Mantinéens et des Mille Argiens d'élite donna l'ordre à toute son armée d'opérer un glissement à gauche, pour soutenir l'aile vaincue. Les Athéniens profitèrent de ce mouvement latéral qui éloignait d'eux l'adversaire pour se sauver tranquillement ; les Argiens vaincus en firent autant. Alors les Mantinéens, leurs alliés et les troupes d'élite d'Argos ne songèrent plus à lutter ; voyant la défaite des leurs et l'approche des Lacédémoniens, ils prirent la fuite. Nombre de Mantinéens furent tués, tandis que les troupes d'élite d'Argos réussirent à se sauver presque entièrement. L'ennemi ne pressa ni ne poursuivit la fuite des uns et la retraite des autres. Car les Lacédémoniens, tant qu'ils n'ont pas contraint l'ennemi à céder, combattent longtemps et résistent vigoureusement. Mais une fois qu'ils l'ont mis en fuite, ils ne le poursuivent pas longtemps ni sur de grandes distances.

LXXIV. - Tel fut, à peu de chose près, ce combat le plus important que les Grecs eussent livré depuis longtemps et qui mit aux prises les villes les plus considérables. Les Lacédémoniens établirent leurs postes en avant du champ de bataille et sans tarder élevèrent un trophée ; ils dépouillèrent les cadavres ennemis, relevèrent les leurs qu'ils transportèrent à Tégée, où eurent lieu les cérémonies funèbres. Une convention rendit à l'ennemi ses morts. Les contingents d'Argos, de Kléônes et d'Ornées avaient perdu sept cents hommes ; les Mantinéens deux cents, les Athéniens et les Éginètes deux cents ; les deux stratèges athéniens avaient péri. Les Lacédémoniens et leurs alliés n'avaient pas subi de pertes qui méritent d'être signalées. D'ailleurs, il a été difficile d'en savoir le nombre exact ; on dit toutefois qu'ils perdirent environ trois cents hommes.

LXXV.- Peu de temps avant le combat, Pleistoanax l'autre roi de Lacédémone, était parti en renfort avec les plus vieilles et les plus jeunes classes. Il s'avança jusqu'à Tégée ; mais à la nouvelle de la victoire, il rebroussa chemin. Les Lacédémoniens qui avaient mandé les Corinthiens et leurs alliés d'au delà de l'Isthme leur envoyèrent contre-ordre. Eux-mêmes opérèrent leur retraite et congédièrent leurs alliés ; on était justement au mois des fêtes d'Apollon Karnéios ; ils les célébrèrent. Cette seule bataille leur permit de se laver aux yeux des Grecs du reproche de mollesse, que leur avait valu leur désastre de Sphaktérie et de celui d'indécision et de lenteur, provoqué par d'autres affaires. On vit qu'ils avaient été les victimes du sort, mais que leur courage était resté le même.
La veille de la bataille, les Épidauriens, avec toutes leurs forces, envahirent l'Argolide qu'ils savaient sans troupes ; les Argiens partis en campagne n'avaient laissé que quelques postes de garde, dont la plupart furent massacrés. Après le combat, trois mille hoplites d'Élis et mille Athéniens, outre les premiers qui étaient partis, vinrent au secours des Mantinéens. Tous ces alliés marchèrent aussitôt sur Épidaure, pendant que les Lacédémoniens célébraient leurs fêtes de Karnéios. Ils établirent une circonvallation, chacun se réservant un secteur déterminé ; tandis que les autres abandonnaient le travail, les Athéniens, selon l'ordre qu'ils avaient reçu, vinrent à bout rapidement d'investir la colline de l'Héraeon[55]. Tous contribuèrent à fournir des troupes à la garnison de cet ouvrage, puis chacun se retira dans ses foyers. L'été prit fin.

LXXVI. - Au début de l'hiver suivant, les Lacédémoniens, aussitôt après les fêtes du mois Karnéios, se mirent en campagne ; arrivés à Tégée, ils adressèrent à Argos des propositions de paix. Déjà ils avaient dans la ville un parti à leur dévotion, qui voulait y renverser le gouvernement démocratique. Après la bataille il leur fut beaucoup plus aisé d'amener la foule à l'idée d'un accord. La faction voulait d'abord conclure avec les Lacëdémodiens une trêve, puis un traité d'alliance ; ensuite, on s'attaquerait au gouvernement populaire. Likhas fils d'Arkésilaos, proxène des Argiens, arriva de la part de Lacédémone. Il était porteur de deux messages l'un pour le cas où les Argiens voudraient faire la guerre, l'autre au cas où ils manifesteraient leur volonté de paix. Bien des discussions s'élevèrent, car Alcibiade se trouvait justement à Argos. Mais le parti lacédémonien, levant le masque et s'enhardissant, réussit à convaincre les Argiens d'accepter les propositions de paix. Les voici :

LXXVII. – « L'Assemblée des Lacédémoniens a décidé de traiter avec les Argiens aux conditions suivantes :« Les Argiens rendront à Orkhoménos les enfants, à Maenalia les hommes de cette ville qu'ils ont en leur possession ; aux Lacédémoniens les hommes qui sont à Mantinée.
« Les Argiens évacueront le territoire d'Épidaure et raseront les fortifications qu'ils y ont élevées.
« Si les Athéniens n'évacuent pas le territoire d'Épidaure, ils seront ennemis des Argiens et des Lacédémoniens, des alliés de Lacédémone et de ceux d'Argos.
« Si les Lacédémoniens ont entre leurs mains quelques jeunes enfants en otages, ils les rendront aux villes qui les ont livrés.
« En ce qui concerne le sacriftce à offrir au dieu, les Épidauriens y pourvoiront, ils s'engageront par serment à assurer son exécution[56].
« Les villes du Péloponnèse, petites ou grandes, seront toutes autonomes, suivant les anciennes institutions.
« Si quelque peuple situé hors du Péloponnèse pénètre dans le Péloponnèse avec des intentons hostiles, les puissances contractantes se mettront d'accord pour le repousser de la manière qui paraîtra la meilleure aux Péloponnésiens.
« Tous les États situés hors du Péloponnèse et alliés des Lacédémoniens seront aux mêmes conditions alliés des Lacédémoniens et des Argiens et conserveront la propriété de leur territoire.
« Le traité sera communiqué aux alliés ; ils y adhéreront s'ils le jugent opportun ; si quelque changement leur paraît souhaitable, ils le renverront à ses auteurs. »

LXXVIII. - Les Argiens acceptèrent d'abord ces propositions ; les Lacédémoniens retirèrent leurs troupes de Tégée et rentrèrent chez eux. Après quoi les communications furent rétablies entre Argos et Lacédémone. Peu de temps après, les mêmes citoyens amenèrent les Argiens à renoncer à l'alliance de Mantinée, d'Athènes et d'Élis et à conclure avec les Lacédémoniens un traité de paix et d'alliance. En voici les articles :

LXXIX. – « Les Lacédémoniens et les Argiens[57], ont décidé de conclure un traité de paix et d'alliance pour cinquante ans aux conditions ci-dessous :
« Ils régleront leurs différends par arbitrage sur un pied de parfaite égalité, suivant les usages établis[58].
« Les autres villes du Péloponnèse pourront adhérer au traité de paix et d'alliance, tout en demeurant autonomes et en conservant l'entière disposition d'elles-mêmes et de leur territoire, à la condition de régler leurs différends par arbitrage sur un pied de parfaite égalité, suivant les usages établis.
« Tous les alliés des Lacédémoniens, situés en dehors du Péloponnèse, auront les mêmes droits que les Lacédémoniens, les alliés d'Argos auront les mêmes droits que les Argiens et conserveront leur territoire.
« S'il faut faire une expédition en commun, les Lacédémoniens et les Argiens se concerteront pour prendre les mesures les plus équitables pour les alliés.
« S'il s'élève, entre les villes situées soit dans le Péloponnèse soit au dehors, des contestations au sujet de délimitations de frontières ou de toute autre question, on aura recours à un arbitrage.
« Si une ville alliée se trouve en conflit avec une autre, toutes deux se soumettront au jugement d'une tierce ville qui leur offrira des garanties d'impartialité.
« Les simples particuliers seront jugés conformément aux usages établis[59]. »

LXXX. - Tel fut ce traité de paix et d'alliance. Des deux côtés on restitua ce qu'on avait pris au cours de la guerre et on mit fin aux différends. Désormais on régla les affaires d'un commun accord et l'on décida de ne recevoir ni héraut ni députation envoyés par Athènes, tant que les Athéniens n'auraient pas évacué le Péloponnèse et abandonné les fortifications qu'ils y avaient construites ; enfin, Lacédémoniens et Argiens ne devaient faire la paix ou la guerre que d'un commun accord. On poussa les affaires avec énergie et l'on envoya, d'un commun accord, une députation aux villes de la côte thrace et à Perdikkas, pour l'engager à adhérer à l'alhance. Celui-ci pourtant ne quitta pas aussitôt le parti d'Athènes ; il songeait néanmoins à le faire, poussé par l'exemple des Argiens ; du reste, par ses origines, il était d'Argos. On renouvela avec les Khalkidiens les anciens serments et on en prêta de nouveaux. Les Argiens adressèrent également aux Athéniens une députation, avec ordre d'évacuer les fortifications d'Épidaure. Ceux-ci, constatant leur infériorité numérique par rapport au reste de la garnison, dépêchërent Démosthénès pour ramener leurs troupes. A son arrivée, il fit semblant de donner des jeux gymniques hors du château fort et, quand la garnison des confédérés fut sortie, il ferma les portes. Par la suite, les Athéniens renouvelèrent le traité avec les Épidauriens et leur restituèrent le fort.

LXXXI. - Après la défection des Argiens, les Mantinéens poursuivirent d'abord leur résistance ; mais ils ne pouvaient la prolonger sans l'aide d'Argos ; à leur tour, ils composèrent avec les Lacédémoniens et renoncèrent à la domination des villes qui leur étaient soumises. Les Lacédémoniens et les Argiens équipèrent les uns et les autres mille hommes et entreprirent de concert une expédition. Les Lacédémoniens seuls pénétrèrent à Sikyônè où ils renforcèrent les éléments oligarchiques ; puis réunis aux Argiens, ils renversèrent à Argos le régime démocratique et lui substituèrent l'oligarchie si favorable aux intérêts de Lacédémone. L'hiver était à sa fin et l'on approchait du printemps quand se produisirent ces événements. La quatorzième année de la guerre prit fin.

LXXXII. - L'été suivant, les Dies de la région de l'Athôs quittèrent le parti des Athéniens pour celui des Khalkidiens. Les Lacédémoniens ne manquèrent pas de changer à leur avantage le régime de l'Akhaïe.
Le peuple d'Argos, petit à petit, se mit à conspirer et à reprendre confiance. Il attaqua l'aristocratie, en profitant du moment où les Lacédémoniens célébraient les Gymnopédies. Un combat se livra à l'intérieur de la ville : la démocratie fut victorieuse[60], mit à mort une partie de ses adversaires et chassa les autres. Les Lacédémomens attendirent longtemps avant d'obéir à l'appel de leurs amis ; enfin ils suspendirent les Gymnopédies[61] et accoururent. A Tégée, ils apprirent la défaite de l'oligarchie. Malgré les supplications des fugitifs ils ne voulurent pas avancer davantage ; ils firent demi-tour, rentrèrent chez eux et achevèrent les Gymnopédies.
Ensuite ils reçurent des députations des Argiens de la ville et de ceux qui l'avaient quittée. En présence des alliés et à la suite de longs débats contradictoires, les Lacédémoniens prononcèrent la culpabilité des Argiens de la ville et résolurent de marcher contre Argos. Mais ils tardèrent et perdirent du temps. Le peuple d'Argos en profita ; par crainte des Lacédémoniens il aspira de nouveau à l'alliance d'Athènes[62] dont il espérait les plus heureux résultats. Il se mit à élever de longs murs jusqu'à la mer ; ainsi au cas où il se trouverait investi par terre, il aurait la ressource de recevoir par mer, avec l'aide des Athéniens, les approvisionnements nécessaires. Quelques villes du Péloponnèse étaient au fait de ces desseins. Tout le peuple d'Argos, citoyens, femmes, serviteurs, travailla aux remparts. D'Athènes arrivèrent des charpentiers et des tailleurs de pierre. L'été prit fin.

LXXXIII. - L'hiver suivant, les Lacédémoniens informés de ces travaux marchèrent contre Argos avec leurs alliés, à l'exception des Corinthiens[63]. Ils ne manquaient pas d'intelligences à l'intérieur même de la ville. L'armée était sous le commandement d'Agis fils d'Arkhidamos roi de Lacédémone. Mais l'aide sur laquelle ils croyaient pouvoir compter leur fit défaut. Ils se rendirent maîtres des murs en construction et les rasèrent ; ils s'emparèrent d'Hysies, place de l'Argolide, massacrèrent tous les hommes libres tombés entre leurs mains, puis évacuèrent le pays et chacun regagna ses foyers. A leur tour, les Argiens firent une expédition sur le territoire de Phliunte qu'ils ravagèrent, parce que les habitants avaient accueilli les bannis d'Argos ; en effet beaucoup d'entre eux s'y étaient installés. Là-dessus, ils se retirèrent.
Le même hiver les Athéniens bloquèrent les côtes de Macédoine ; ils reprochaient à Perdikkas d'avoir adhéré à la confédération des Argiens et des Lacédémoniens. Ils avaient contre lui un autre grief : au moment où ils se disposaient à envoyer, sous le commandement de Nicias fils de Nikératos, une armée contre les Khalkidiens du littoral de Thrace et contre Amphipolis, il avait trahi leur alliance et son refus avait amené le licenciement des troupes de l'expédition. On le considéra donc comme un ennemi. L'hiver prit fin et avec lui la quinzième année de la guerre.

LXXXIV. - Au début de l'été suivant, Alcibiade se rendit à Argos avec vingt vaisseaux. Il s'empara de trois cents Argiens jugés suspects et sympathiques à Lacédémone. Les Athéniens les internèrent dans les îles du voisinage de leur domination.
Athènes envoya contre l'île de Mélos[64] une expédition comprenant trente vaisseaux athéniens, six de Khios, deux de Lesbos. Ils disposaient de douze cents hoplites athéniens, de trois cents archers à pied et de vingt archers à cheval et environ de quinze cents hoplites fournis par les alliés et les insulaires. Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient d'accepter, à l'exemple des autres insulaires, la domination d'Athènes. Tout d'abord neutres, ils s'étaient tenus tranquilles. Mais sous la contrainte des Athéniens qui avaient ravagé leur territoire, ils en étaient venus à une guerre ouverte. Les stratèges athéniens Kléomédès fils de Lykomédès et Tisias fils de Tisimakhos avec les forces ci-dessus établirent leur camp dans l'île de Mélos ; avant de ravager le territoire, ils envoyèrent une députation chargée de faire aux Méliens des propositions. Ceux-ci ne les introduisirent pas dans l'Assemblée du peuple ; mais les prièrent de communiquer aux magistrats et aux principaux citoyens l'objet de leur mission.
Voici les paroles des députés athéniens :

LXXXV. – « Vous ne nous permettez pas de parler devant le peuple pour éviter que la multitude ne se laisse tromper par un discours suivi, persuasif et sans réplique ; et c'est bien là votre raison de ne nous faire comparaître qu'en petit comité. Puisqu'il en est ainsi, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Ne faites pas usage vous-mêmes d'un discours suivi ; répondez-nous point par point ; si nous avançons une opinion qui vous déplaise, réfutez-la sur-le-champ. Et, pour commencer, dites-nous si notre proposition vous agrée. »

LXXXVI. - Les magistrats de Mélos répondirent : « S'il s'agit de nous éclairer les uns les autres en toute tranquillité, nous n'avons rien à objecter. Pourtant la guerre, qui est à nos portes et qui ne saurait tarder, semble donner un démenti à vos propositions. Il est visible que vous vous instituez les juges de nos paroles ; finalement et selon toute vraisemblance, le résultat de cette conférence, si forts de notre droit nous refusons de céder, sera la guerre et, si nous nous laissons convaincre, la servitude. »

LXXXVII. - Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les incertitudes de l'avenir ou pour toute autre raison, au lieu d'examiner les circonstances actuelles pour assurer le salut de votre patrie, nous interrompons l'entretien ; sinon, nous parlerons.

LXXXVIII. - Les Méliens. Il est naturel et pardonnable que, dans une situation critique, souvent les paroles et les pensées s'éloignent de la question traitée. Toutefois cette réunion a également pour objet notre salut, nous consentons donc à engager la discussion, sous la forme que vous avez indiquée.

LXXXIX. - Les Athéniens. De notre côté, nous n'emploierons pas de belles phrases ; nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n'éveillent que la méfiance ! Mais de votre côté, ne vous imaginez pas nous convaincre, en soutenant que c'est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de faire campagne avec nous et que vous n'avez aucun tort envers Athènes. Il nous faut, de part et d'autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les fables doivent leur céder[65].

XC. - Les Métiens. A notre avis - puisque vous nous avez invités à ne considérer que l'utile à l'exclusion du juste - votre intérêt exige que vous ne fassiez pas fi de l'utilité commune ; celui qui est en danger doit pouvoir faire entendre la raison, à défaut de la justice et, n'eût-il à invoquer que des arguments assez faibles, il faut qu'il puisse en tirer parti pour arriver à persuader. Vous avez, autant que nous, avantage à procéder de la sorte. En vous montrant impitoyables, vous risquez en cas de revers de fournir l'exemple d'un châtiment exemplaire.

XCI. - Les Athéniens. En admettant que notre domination doive cesser, nous n'en appréhendons pas la fin. Ce ne sont pas les peuples qui ont un empire, comme les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus (d'ailleurs, ce n'est pas contre les Lacédémoniens qu'ici nous luttons), mais ce sont les sujets, lorsqu'ils attaquent leurs anciens maîtres et réussissent à les vaincre. Si du reste nous sommes en danger de ce côté, cela nous regarde ! Nous sommes ici, comme nous allons vous le prouver, pour consolider notre empire et pour sauver votre ville. Nous voulons établir notre domination sur vous sans qu'il nous en coûte de peine et, dans notre intérêt commun, assurer votre salut.

XCII. - Les Méliens. Et comment pourrons-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ?

XCIII. - Les Athéniens. Vous auriez tout intérêt à vous soumettre avant de subir les pires malheurs et nous nous aurions avantage à ne pas vous faire périr.

XCIV. - Les Méliens. Si nous restions tranquilles en paix avec vous et non en guerre sans prendre parti, vous n'admettriez pas cette attitude ?

XCV. - Les Athéniens. Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance.

XCVI. - Les Méliens. Est-ce là la conception que vos sujets se font de l'équité ? Les cités qui n'ont avec vous aucune attache et celles que vous avez soumises - colonies athéniennes pour la plupart et parfois en révolte contre vous - les mettent-ils donc sur le même plan ?

XCVII. - Les Athéniens. Ce ne sont pas les arguments plausibles, pensent-ils, qui manquent aux uns et aux autres ; mais si quelques cités conservent leur indépendance, ils pensent qu'elles le doivent à leur puissance et que c'est la crainte qui nous empêche de les attaquer. Ainsi en vous réduisant à l'obéissance, non seulement nous commanderons à un plus grand nombre de sujets, mais encore par votre soumission vous accroîtrez notre sûreté, d'autant mieux qu 'on ne pourra pas dire qu'insulaires et moins puissants que d'autres, vous avez résisté victorieusement aux maîtres de la mer.

XCVIII. - Les Méliens. Comment ? Vous ne croyez pas que votre sûreté se confond avec une politique différente ? Puisque vous nous détournez de la considération de la justice pour nous inviter à n'envisager que l'utile, il faut à notre tour que nous tâchions de vous convaincre que notre intérêt et le vôtre se confondent. Comment de tous ceux qui sont neutres aujourd 'hui, ne vous ferez-vous pas des ennemis, quand ils verront votre conduite à notre égard et s'apercevront qu'un jour ou l'autre vous marcherez contre eux ? Et que faites-vous, sinon fortifier vos ennemis et déchaîner contre vous malgré eux ceux-là mêmes qui jusqu 'ici n'avaient jamais eu l'intention de vous montrer d'hostilité ?

XCIX. - Les Athéniens. Nullement ; les peuples les plus redoutables, à notre avis, ne sont pas ceux du continent ; libres encore, il leur faudra beaucoup de temps pour se mettre en garde contre nous. Ceux que nous craignons, ce sont les insulaires indépendants comme vous l'êtes et ceux qui déjà regimbent contre une domination nécessaire. Ce sont eux qui, en se livrant sans réserve à des espérances irréfléchies, risquent de nous précipiter avec eux dans des dangers trop visibles.

C. - Les Méliens. Voyons, si vous-mêmes n'épargnez rien pour maintenir votre empire et si des peuples déjà esclaves font tout pour secouer votre joug, nous qui sommes libres encore, nous commettrions la lâcheté et l'ignominie de ne pas tout tenter pour éviter la servitude ?

CI. - Les Athéniens. - Non, si vous délibérez sagement. Car il n'est pas question pour vous d'une lutte d'égal à égal où votre réputation soit en jeu et où il vous faille éviter la honte d'une défaite. C'est sur votre salut même que vous délibérez et vous avez à vous garder d'attaquer des adversaires bien plus puissants que vous.

CII. - Les Méliens. Eh bien ! nous savons que la fortune des armes comporte plus de vicissitudes qu'on ne s'y attendrait en constatant la disproportion des forces des deux adversaires. Pour nous, céder tout de suite, c'est perdre tout espoir ; agir, c'est nous ménager encore quelque espérance de salut.

CIII. - Les Athéniens. L'espérance stimule dans le danger ; on peut, quand on a la supériorité, se confier à elle ; elle est alors susceptible de nuire, mais sans causer notre perte. Mais ceux qui confient à un coup de dés tout leur avoir - car l'espérance est naturellement prodigue - n'en reconnaissent la vanité que par les revers qu'elle leur suscite et, quand on l'a découverte, elle ne laisse plus aucun moyen de se garantir contre ses traîtrises. Vous êtes faibles, vous n'avez qu'une chance à courir ; ne tombez pas dans cette erreur ; ne faites pas comme tant d'autres qui, tout en pouvant encore se sauver par des moyens humains, se sentent sous le poids du malheur trahis par des espérances fondées sur des réalités visibles et recherchent des secours invisibles, prédictions, oracles et toutes autres pratiques, qui en entretenant leurs espérances causent finalement leur perte.

CIV. - Les Méliens. Nous n'ignorons pas, sachez-le bien, qu'il nous est difficile de lutter contre votre puissance et contre la fortune ; il nous faudrait des forces égales aux vôtres. Toutefois nous avons confiance que la divinité ne nous laissera pas écraser par la fortune, parce que, forts de la justice de notre cause, nous résistons à l'injustice. Quant à l'infériorité de nos forces, elle sera compensée par l'alliance de Lacédémone, que le sentiment de notre commune origine contraindra, au moins par honneur à défaut d'autre raison, à venir à notre secours. Notre hardiesse n'est donc pas si mal fondée.

CV. - Les Athéniens. Nous ne craignons pas non plus que la bienveillance divine nous fasse défaut. Nous ne souhaitons ni n'accomplissons rien qui ne s'accorde avec l'idée que les hommes se font de la divinité, rien qui ne cadre avec les prétentions humaines. Les dieux, d'après notre opinion, et les hommes, d'après notre connaissance des réalités, tendent, selon une nécessité de leur nature, à la domination partout où leurs forces prévalent. Ce n'est pas nous qui avons établi cette loi et nous ne sommes pas non plus les premiers à l'appliquer. Elle était en pratique avant nous ; elle subsistera à jamais après nous. Nous en profitons, bien convaincus que vous, comme les autres, si vous aviez notre puissance, vous ne vous comporteriez pas autrement. Du côté de la divinité, selon toute probabilité, nous ne craignons pas d'être mis en état d'infériorité. Quant à votre opinion sur Lacédémone, dont vous escomptez qu'elle vous secourra pour ne pas trahir l'honneur, nous vous félicitons de votre naïveté, sans approuver votre folie. Les Lacédémoniens, il est vrai, entre eux et dans leurs institutions nationales, font preuve généralement de droiture ; mais dans leurs rapports avec les autres peuples, que n'y aurait-il pas à dire sur leurs procédés ! Pour tout dire en un mot : plus manifestement qu'aucun peuple de notre connaissance, ils appellent l'agréable l'honnête, et l'utile le juste ; une telle disposition d'esprit ne s'accorde guère avec vos folles prétentions sur votre salut.

CVI. - Les Méliens. C'est là précisément ce qui renforce au plus haut pont notre confiance. Nous sommes leurs colons et ils ne voudront pas, en nous trahissant, perdre la confiance des Grecs qui leur sont favorables et avantager leurs ennemis.

CVII. - Les Athéniens. Vous ne croyez donc pas que l'intérêt se confond avec la sûreté, tandis que le juste et l'honnête sont inséparables des dangers ? Et les Lacédémoniens se gardent bien en général de les braver.

CVIII. - Les Méliens. Eh bien ! nous pensons que pour nous secourir ils affronteront bien volontiers ces dangers et que les risques leur paraîtront moins grands avec nous qu'avec d'autres. Notre proximité du Péloponnèse facilite leur intervention et notre communauté d'origine les assure davantage de notre fidélité.

CIX. - Les Athéniens. Aux yeux de ceux dont on réclame l'assistance, la meilleure garantie n'est pas la sympathie de ceux qui les invoquent, mais la supériorité de leurs forces. C'est une considération à laquelle les Lacédémoniens sont particulièrement sensibles ; ils se défient de leur propre puissance et il faut que leurs alliés soient en nombre pour qu'ils marchent contre leurs voisins. Aussi est-il peu probable qu'ils passent dans une île, quand nous sommes maîtres de la mer.

CX. – Les Méliens. Ils pourront envoyer d’autres alliés. La me de Crête est vaste. Les maîtres de la mer auront moins de facilité à y poursuivre l’ennemi, que celui-ci à leur échapper. Admettons que les Lacédémoniens échouent sur ce point, ils pourront toujours se retourner contre votre territoire et contre ceux de vos alliés que n’a pas attaqué Brasidas. Et c’est moins pour un pays étranger qu’il vous faudra lutter que pour la défense de vos alliés et de votre pays.

CXI. - Les Athéniens. Si la chose arrive, elle ne nous surprendra pas. Vous-mêmes, vous n'ignorez pas que jamais la crainte d'autrui n'a fait abandonner un siège aux Athéniens. Mais voyons ! Nous avions convenu de délibérer sur votre salut et nous constatons que dans toutes vos paroles vous n'avez rien dit qui soit de nature à inspirer confiance à un peuple et l'assurer de son salut. Bien au contraire ! Vos plus fermes appuis ne consistent qu'en espérances à longue échéance et les forces dont vous disposez présentement sont insuffisantes pour vous assurer la victoire sur celles qui, dès maintenant, vous sont opposées. Ce serait la pire des imprudences, si après notre départ vous n'adoptiez pas une résolution plus sage. Vous ne vous laisserez pas égarer par ce point d'honneur qui si souvent perd les hommes au milieu de dangers sans gloire et menaçants. Que de gens, sans se faire illusion sur les risques qu'ils couraient, se sont laissés entraîner par l'attrait de ce mot : l'honneur ! Séduits par ce terme, ils sont tombés de leur plein gré dans des maux sans remède. Leur déshonneur est d'autant plus ignominieux qu'il est dû à leur folie et non à la fortune. En délibérant sagement, vous éviterez ce malheur et vous conviendrez qu'il n 'y a rien d'infamant à céder à un État puissant, dont les propositions sont pleines de modération, lorsqu'on vous offre de devenir ses alliés et ses tributaires, en vous laissant la propriété de votre sol. Puisque vous avez le choix entre la guerre et votre sûreté, vous ne prendrez pas le plus mauvais parti. Ne pas céder à ses égaux, mais se bien comporter avec les forts, user de modération avec les faibles : voilà les conditions essentielles de la prospérité d'un État. Réfléchissez donc ; après que nous nous serons retirés, dites-vous et redites-vous que c'est votre patrie qui est l'objet de vos délibérations. Elle seule est en cause, et une seule déhbération bonne ou mauvaise décidera de son avenir[66]. »

CXII. - Les Athéniens se retirèrent de la conférence. Les Méliens, restés seuls, demeurèrent à peu de chose près sur leurs positions et firent cette réponse : « Notre manière de voir n'a pas varié, Athéniens. Nous nous refusons à dépouiller de sa liberté, en un instant, une cité dont la fondation remonte déjà à sept cents ans. Nous avons confiance dans la fortune qui, grâce aux dieux, l'a sauvée jusqu'à ce jour et dans l'aide des hommes et nous tâcherons de la conserver. Nous vous proposons notre amitié et notre neutralité ; mais nous vous invitons à évacuer notre territoire en concluant un traité au mieux de vos intérêts comme des nôtres. »

CXIII. - Telle fut la réponse des Méliens. Les Athéniens rompant la conférence répondirent : « Ainsi donc, d'après votre décision vous êtes les seuls, semble-t-il, à regarder l'avenir comme plus assuré que ce que vous avez sous les yeux. Votre désir vous fait considérer comme déjà réalisé ce qui est encore incertain. Votre fol espoir vous pousse à vous livrer entièrement aux Lacédémomens, à la fortune, à l'espérance. Vous vous en repentirez. »

CXIV. - Les députés athéniens regagnèrent l'armée. Les stratèges, devant l'obstination des Méliens, prirent immédiatement leurs dispositions d'attaque. Chaque contingent allié reçut un secteur et l'on se mit à investir la place. Puis les Athéniens laissèrent, sur terre et sur mer, des forces de siège composées de leurs troupes et des troupes alliées ; là-dessus ils se retirèrent avec la plus grande partie de leurs forces. La garnison demeura et poursuivit le siège.

CXV. - Vers la même époque les Argiens envahirent le territoire de Phliunte. Ses habitants, renforcés des bannis d'Argos, leur tendirent une embuscade et leur tuèrent environ quatre-vingts hommes. Les Athéniens de Pylos firent sur les Lacédémoniens un butin important. Ceux-ci, tout en se refusant à rompre la trêve, prirent une attitude hostile, en faisant proclamer par la voix du héraut, qu'ils autorisaient quiconque le voudrait à piller les Athéniens. Les Corinthiens se prévalurent de quelques différends particuliers pour prendre les armes contre Athènes. Les autres Péloponnésiens ne bougèrent pas. Une nuit les Méliens attaquèrent la partie de la circonvallation face au marché tenue par les Athéniens, ils tuèrent des hommes, enlevèrent des vivres et tout ce qu'ils purent trouver d'utile, puis ils rentrèrent dans la ville et se tinrent tranquilles. Les Athéniens par la suite firent meilleure garde. L'été prit fin.

CXVI. - L'hiver suivant, les Lacédémoniens se disposèrent à marcher contre l'Argolide. Mais les sacrifices pour le succès de l'expédition se révélèrent défavorables, aussi se retirèrent-ils.
Les Argiens prirent acte de cette intervention différée pour suspecter de complicité certains de leurs concitoyens ; on en arrêta quelques-uns ; d'autres prirent la fuite.
Vers la même époque les Méliens enlevèrent une autre partie de la circonvallation, où les Athéniens n'avaient que peu de troupes. Puis arriva d'Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s'en mêlant, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l'île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons[67].



[1] Les jeux Pythiques appartiennent avec les Olympiques, les Isthmiques et les Néméens au groupe des quatre grands jeux. Ils étaient célébrés tous les quatre ans, c'est-à-dire chaque cinquième année à Delphes, en l'honneur d'Apollon vainqueur du serpent Python. Ils ont un caractère national : tous les Hellènes y sont conviés á la faveur d'une trêve sacrée. Leur particularité est l'importance donnée aux concours musicaux auprès du sanctuaire d'Apollon porte-lyre et musagète. Les jeux s'ouvraient à la pleine lune qui suit le solstice d'été.

[2] On s'explique mal les motifs pour lesquels les Athéniens après avoir, pour cause de purification, expulsé les morts de l'île, en chassent maintenant les vivants. Ces scrupules de piété déplurent à Delphes qui fit décider plus tard le retour dans ses foyers de cette population expulsée.

[3] Quarante stades font 7 kilomètres.

[4] Ce voyage en Sicile et en Italie du Sud d'une mission spéciale prouve que les Athéniens nourrissaient l'espoir et préparaient les moyens d'une intervention en Sicile.

[5] Les peltastes, protégés par un petit bouclier en forme de croissant (eltè) font partie de l'infanterie légère. Les mercenaires sont des hommes libres, qui servent volontairement pour un salaire. On désigne aussi par ce nom de misthôtos le citoyen appelé au service militaire qui touche une solde.

[6] Cavalier (hippeus), membre d'un corps recruté dans les premières classes des citoyens et touchant une solde élevée pour lui, son écuyer et son cheval. Il y en avait alors un millier à Athènes. Les hommes appelés cavaliers à Sparte servaient à pied, leur nom d'Hippeis, comme celui d'Eupatrides ou de Géômores, désigne une catégorie d'aristocrates et non pas une arme.

[7] Est-ce Brasidas, est-ce Thucydide qui note l'insouciance et l'indiscipline des troupes athéniennes sous le commandement du démagogue Cléon? S'adressant à ses alliés Brasidas répète que Sparte combat pour la liberté et l'honneur des États grecs, afin de ne pas irriter leur passion d'autonomie.

[8] Brasidas reçut de la reconnaissance d'Amphipolis des honneurs exceptionnels. Il en était bien digne : sachant employer hilotes, troupes légères et cavalerie des alliés, n'avait-il pas inauguré une guerre de mouvement, de surprise et de coups d'audace? et à l'égard des villes détachées de la ligue athénienne une politique libérale, toute de douceur en se présentant comme le libérateur des petits États grecs ?

[9] Le désir de paix était aussi vif à Athènes qu'à Lacédémone. Dans sa comédie La Paix, représentée la treizième année de la guerre, Aristophane nous montre la dées se Paix tirée de sa prison et revenue sur la terre, avec la Vendange et la Procession, ses compagnes. Il fait allusion aux deux généraux disparus Brasidas et Cléon, ces deux pilons avec lesquels le dieu de la guerre a écrasé la malheureuse Grèce.

[10] La prêtresse de Delphes ou Pythie est la femme en état de délire prophétique qu'inspire le dieu de Delphes, Apollon Pythien. Les paroles incohérentes, proférées dans un état épuisant de tension nerveuse, recueillies et rédigées par les prêtres constituaient la réponse du dieu à l'interrogation.

[11] Les théôres étaient des délégués chargés d'accomplir dans un sanctuaire éloigné une sorte de pèlerinage, de consulter un oracle, d'aller représenter leur cité à des fêtes solennelles comme les grands jeux. L'État et un riche citoyen, président de la délégation, en payaient les frais. Aussi voyageaient-ils en grande pompe.

[12] Les rois de Sparte se disaient descendants d'Héraklès, fils lui-même de Zeus et d'Alkmène. Delphes vers le VIIIe siècle aurait donné naissance à cette tradition. Il n'est pas surprenant que la Pythie ordonne aux Spartiates de rappeler l'Héraklide Pleistoanax. Prudemment il habitait en Arcadie dans un lieu d'asile et se ménageait la faveur de Delphes. L'oracle veut faire entendre que la disette, infligée par le dieu mécontent de l'exil du roi, ferait acheter très cher les vivres les plus nécessaires.

[13] Les dispositions prises pour le libre accès dans les sanctuaires nationaux, comme ceux de Delphes et de Délos auxquels les cités envoyaient des théôries et des pèlerinages, prouvent que le collège des prêtres de Delphes s'était entremis pour la conclusion de la paix. Ce traité consacrait le rétablissement du statu quo ante bellum : chacun rendait ses conquêtes.

[14] En 425 Athénes, sans consulter les intéressés, revisa la liste et le taux des tributs, qui furent à peu près doublés. Le trésor toucha de ce fait une contribution annuelle de douze cents talents environ (36 millions de francs-papier). Par le traité on revint à la taxation modérée fixée par Aristide. Voici quelques chiffres du tribut réduit des villes de Thrace

Villes

Talents

Francs-papier

Potidée

6

180.000

Torônè

6

180.000

Skiônè et Thérambôs

6

180.000

Akanthos

3

90.000

Olynthe

2

60.000

Total

23

690.000

La diminution globale atteignait 15 talents, soit 450.000 francs-papier.

[15] L'Amykleion était un temple situé à Amykles, à 3 km. 600 de Sparte et consacré à Apollon et à Hyakinthos, jeune homme d'une grande beauté qu'Apollon avait involontairement tué en jouant au disque. Le tombeau de cet Hyakinthos était renfermé dans le sanctuaire. Tous les ans en juillet, on y célébrait pendant trois jours, par une procession, des sacrifices, des festins, lé souvenir de ce beau jeune homme.

C'était une sorte de fête nationale pour les habitants de la Laconie.

[16] Le mois Artemisios commence le 17 mars en 421 et le mois Elaphéboliôn le 18. Ce traité qui mit fin à dix années d'hostilité (431-421 av. J.-C.) appelées guerre de dix ans ou guerre attique entre les confédérations athénienne et spartiate est connu sous le nom de paix de Nicias, avec la clause de révision par consentement mutuel. C'est alors que Thucydide se mit à composer son histoire, pour laquelle il s'était livré dès le début des hostllités à une enquête rigoureuse.

[17] Les Dlonysies urbaines qui rejetèrent dans l'obscurité les premières fêtes champêtres de Dionysos (fin décembre) se célébraient en grande solennité dans Athènes à la fin de mars. Elles donnaient lieu à un défilé somptueux, puis à un concours littéraire de tragédie et de comédie. Les rejouissances duraient six jours et leur éclat appelait à Athènes des curieux de toutes les parties du monde hellénique. Athènes était pour l'art dramatique ce qu'est de nos jours Bayreuth pour le théâtre lyrique.

[18] Cette stipulation montre les embarras intérieurs par lesquels Sparte était travaillée et combien les citoyens libres, en nombre décroissant de jour en jour, avaient de la peine à maintenir dans l'obéissance la foule des hilotes.

[19] Ce chiffre de 6 ans et 10 mois a paru insuffisant. Si les hostilités n'ont réellement recommencé qu'en 414, il faudrait ajouter une année de plus à la durée de la paix de Nicias.

[20] Thuçydide date d'après les saisons et les phénomènes naturels survenant à des époques déterminées. La belle saison de huit mois, propre aux opérations militaires, comprend la plus grande partie du printemps, l'été, l'automne, c'est-à-dire de mars à octobre. Il distingue dans cette période : le début du printemps ; le blé en herbe ; la formation de l'épi ; le début de la maturité ; la rentrée de la récolte (entre 15 mai et 15 juin) ; la  vendange ; l'arrière-saison. L'hiver dure quatre mois novembre, décembre, janvier, février. C'est le temps du repos, suspension de la navigation et des hostilités. Cette manière de compter le temps d'après l'état de la végétation a été employée par l'auteur à cause de la variété des calendriers usités en Grèce de son temps. Pour les années il indique la première de la guerre d'après les magistrats en fonction, les autres sont appelées seconde, troisième, etc.

[21] Cette cessation des hostilités durait par tacite reconduction jusqu'à ce qu'un des deux adversaires signifiât à l'autre qu'au bout de dix jours l'armistice cesserait et qu'il reprendráit les armes. Bien des cités, sans signer de traité en règle, se contentaient de cette procédure.

[22] Thucydide, d'après ce passage, profita de son exil pour voyager. Il alla dans le Péloponnèse, à Sparte dont il parle comme un homme qui l'a visitée (I, 10 ; 134), en Sicile et probablement en Grande-Grèce.

[23] Les alliés de la ligue péloponnésienne s'apercevaient que, dans son traité avec les Athéniens, Sparte était plus préoccupée de ses intérêts propres que de ceux du Péloponnèse, qu'elle acceptait les avantages de la ligue, sans en assumer les devoirs. Cette politique étroite et égoiste à l'égard des Etats de deuxième ou de troisième ordre les remplissait d'amertume, notamment Corinthe. Cette ville se tourna vers la cité d'Argos restée neutre au cours de la dernière guerre et tenta de la persuader de se mettre à la tête d'une ligue des villes autonomes à droits égaux, car Argos avait des prétentions à l'hégémonie, essayait de faire figure de grande puissance et envoyait des chargés d'affaires au Roi de Perse.

[24] Les sympathies politiques, plus que l'intérêt même de l'Etat, semblent décider des alliances. Les pays à régime démocratique ne croient pas devoir unir leurs destins aux pays à régime oligarchique et réciproquement.

[25] Le massacre à Skiônè par les Athéniens des adultes en état de porter les armes jeta les villes khalkldiennes dans la nouvelle ligue d'Argos.

[26] L'hilote affranchi par l'Etat pour son courage à la guerre peut servir comme hoplite, dans l'arme la plus considérée, mais ne jouit pas des droits politiques, il est versé dans la classe des Néodamodes auxquels par précaution on assignait une résidence.

[27] L'atimie, que nous connaissons mieux à Athènes qu'à Sparte, était une peine infamante qui, selon la faute, était partielle ou totale ; totale, elle privait le citoyen de tous ses droits et le mettait au-dessous de la condition d'un étranger ; partielle, elle n'enlevalt que les droits civiques. A Sparte l'atimie était aussi fréquente que rigoureuse, à la perte de tous les droits s'ajoutait l'interdiction religleuse, sorte d'excommunication. « Cet interdit ne pouvait pas prendre part aux fêtes : nul citoyen ne pouvait lui communiquer le feu sacré, ni même avoir un entretien avec lui ». (Fustel de Coulanges). Les citoyens du premier rang, de celui des Egaux, s'ils étaient frappés d'atimie, tombaient dans la catégorie des Inférleurs. Le manque de courage militaire fut la cause de cette atimie des vaincus de Sphaktérie. Les conditions requises dans les cités helléniques pour jouir de la plénitude des droits de citoyen étalent bien plus rigoureuses que les nôtres.

[28] La nomination d'autres éphores que ceux qui avaient conclu la paix avec Athènes provoqua, même dans Sparte peu éprise de nouveautés, un changement de politique etrangère, comme il arrive d'ordinaire dans les cités démocratiques par suite d'un revirement de l'opinion publique et après des élections récentes.

[29] L'assemblée de la fédération des onze districts de la Béotie se divisait en quatre conseils, ayant chacun certaines attributions, mais qui pour les causes importantes, comme les traités d'alliance, délibéraient en commun souverainement.

[30] Ce territoire de la Kynurle était contesté entre Argos et Lacédémone depuis fort longtemps : Hérodote, I, 82, rapporte, avec des détails visiblement ajoutés par la légende, une bataille, au sujet de la place de Thyréa, livrée par les deux peuples en 547, à la suite de laquelle les Lacédémoniens mirent la main sur le territoire contesté.

[31] A ce moment apparaît la personne du fameux Alcibiade qui va devenir le successeur de Périclès et de Cléon. « C'est alors qu'on vit surgir de la foule un homme unique par l'abondance de ses dons naturels et dont l'éclatante personnalité exerça sur ses concitoyens une fascination telle que jusqu'à la fin de la guerre, le sort de l'Etat resta presque entièrement entre ses mains » (Curtius, III, 4, 1) Il avait alors 30 ans.

[32] Les tremblements de terre, outre le péril qu'ils présentaient, étaient considérés comme des manifestations de la puissance divine suffisant pour faire remettre une délibération de l'assemblée à une date ultérieure.

[33] Alcibiade ripostait à l'alliance de Sparte avec la Béotie par la conclusion d'une alliance avec les Argiens, accompagnés d'Eléens et de Mantinéens, ennemis jurés de Sparte. Ainsi la ligue péloponnésienne dont Sparte était la tête se trouvait affaiblie par une seconde ligue péloponnésienne séparatiste que dirigeait Athènes (420).

[34] Athènes par son commerce avait répandu dans les pays helléniques son système de poids et mesures et monnaies, mais bien des cités conservaient le leur. 3 oboles d'Egine font 3,35 francs-papier, 1 drachme fait 6,75 francs-papier.

[35] On désigne à Athènes par « arkhai » les magistratures supérieures dont les titulaires, élus ou tirés au sort, avaient dans leur charge une autorité absolue conforme aux lois. En faisaient partie les archontes, les stratèges, les taxiarques, etc., à Argos les Artynes sont sans doute une commission issue du Sénat qui exerçait le pouvoir exécutif. Les Sénats de ces diverses cités proviennent d'un corps de notables qui assistaient les rois des temps primitifs. Ils sont destinés par leur recrutement et leur contingent à faire contrepoids aux Assemblées du peuple. Les Démiurges sont des magistrats dont les attributions varient selon les cités. Les Théôres sont des envoyés extraordinaires relatifs aux fêtes et cérémonies religieuses. Le Polémarque est une sorte de stratège, de général. Les Thesmophylakes ont pour mission de veiller à l'observation des lois et réglements. En dehors d'Athènes, de Sparte, de Thèbes, de la Thessalie on est assez mal renseigné sur le caractère précis de chacune de ces magistratures. Les jeux Olympiques comme les Grandes Panathénées se célébraient chaque cinquième année. Le traité est mis sous la protection des grands dieux, gardiens de la foi jurée : Athéna, Apollon et Zeus. Un fragment du texte a été retrouvé sur la stèle de marbre de l'Acropole, il a été publié dans le C. I. Attic., IV. n. 46 b. Il offre quelques différences avec la copie que Thucydide nous en donne, différences peut-être dues au copiste qui l'a transcrit pour l'historien, copiste moins soucieux que nous d'exactitude. C'est Alcibiade qui donnait cette impulsion belliqueuse à la politique d'Athènes et la détournait de la mer vers le Péloponnèse.

[36] Les jeux Olympiques de l'été de 420 correspondent à la 90e Olympiade. Le pancrace est une combinaison de la lutte et du pugilat à poings nus, innovation de l'an 648. Cet Androsthénès l'Arcadien fut encore vainqueur en 416. Les onze épreuves étaient réparties sur cinq journées, précédées et suivies d'un jour de cérémonies religieuses : 1° Courses à pied, première série, 2° Course, saut, lutte, lancement du javelot, du disque ou pantathle, 3° Lutte, pugilat, pancrace, 4° Courses à pied, deuxième série, 5° Courses de chevaux attelés. Une trêve sacrée, proclamée par des messagers dans tous les pays de langue grecque, faisait suspendre toutes hostilités pendant le temps nécessaire à la célébration et au voyage d'aller et de retour des spectateurs. Les Lacédémoniens, pour n'avoir pas respecté la défense de guerroyer, furent condamnés à l'amende de deux mines par homme armé, conformément à la loi olympique 2.000 mines représentent 982.000 francs-papier.

[37] Les Rhabdouques ou porteurs de baguette sont des sortes d'huissier que les membres du comité des jeux (Agonothètes) employaient pour faire la police de la piste. Il y en avait pour les théâtres et les autres lieux publics. Likhas, pour protester contre la décision du commissaire de la course, décore son cocher à ses couleurs.

[38] Le plan d'encerclement de Sparte par Athènes se poursuit Patras et Rhion d'Akhaïe commandent l'entrée du golfe de Corinthe sur la rive sud.

[39] Argos avait été le chef-lieu d'un État fédéral de six villes, ses colonies (dont Épidaure et Corinthe) fondé par les Doriens et leurs chefs des Héraklides. Le centre religieux commun était le temple d'Apollon Pythæeus, construit dans l'enceinte d'Argos, auquel les villes confédérées envoyaient chaque année leurs offrandes. Les Argiens avaient conservé la fonction de gérer le trésor du dieu et de faire rentrer les dons. Les prétextes religieux, mis en avant, confèrent comme un droit de déclarer la guerre avec la certitude d'une assistance divine.

[40] La distance par terre d'Épidaure à Argos est d'environ 80 kilomètres. Par mer il faut contourner toute la péninsule de l'Argolide terminée par le cap Skyllaeon, navigation côtière d'au moins 150 kilomètres en partant d'Égine. Argos, Épidaure, l'île d'Égine, le port du Pirée amènent en droite ligne à Athènes, par terre et par mer, en moins de 100 kilomètres.

[41] Le mois Karneios du calendrier de Sparte correspond à notre mois d'août. C'est un surnom d'Apollon chez les Doriens du Péloponnèse. Les fêtes du dieu duraient neuf jours de ce mois et sont des fêtes agraires à l'occasion de la cueillette des premiers fruits et de la moisson.

[42] Les Argiens se mirent à l'abri du reproche d'avoir passé outre à la suspension des hostilités habituelles pendant le mois Karneios, en faisant durer le mois précédent à l'aide de jours intercalaires. Les Épidauriens, qui n'avaient rien changé à leur calendrier, se virent attaqués, pendant que, comptant sur la trêve de Karneios, ils n'étaient pas en état de défense, non plus que leurs alliés.

[43] On voit par cette plainte des Argiens contre l'envoi par navires d'une garnison de 300 hommes à Épidaure que la mer était considérée comme appartenant aux Athéniens, qu'il devait être interdit aux Lacédémoniens d'y faire naviguer trières et soldats.

[44] Les Hamippes étaient de l'infanterie portée, chaque cavalier ayant un fantassin en croupe, qui mettait pied à terre pour combattre à côté ou en avant du cheval. La motorisation actuelle n'est qu'un perfectionnement de ce procédé pratiqué par les Béotiens et les Athéniens.

[45] Bien qu'elle répète que son autorité n'est pas oppressive et qu'elle oppose l'autonomie dont jouissent ses alliés au despotisme qu'Athènes fait peser sur les siens, Sparte s'est attribué le premier rôle dans la fédération : soit pour fixer le contingent, soit pour désigner le commandement suprême, soit pour dresser le plan de campagne, soit pour conduire la négociation au cours des hostilités : elle agit seule, sans consulter ses alliés. D'ailleurs dans les délibérations, si elle ne dispose que d'une voix comme les autres, cette voix est prépondérante et indique leur décision au reste des alliés.

[46] Kharadros, lieu dit le Ravin ou le Torrent, près duquel se tenait, le conseil de guerre pour les délits militaires. Une fois rentrés dans la ville et libérés du service, les citoyens ne relevaient plus sans doute que de la juridiction civile ordinaire.

[47] Alcibiade alors n'était pas stratège, il accompagnait l'expédition, à peu près au même titre que Démosthénès à l'attaque de Sphaktérie, lequel y figurait comme Commissaire du peuple.

[48] Les sanctions à Sparte étaient fort lourdes. La destruction de la maison et l'amende de 100.000 drachmes, soit 500.000 francs-papier, en ruinant Agis pouvaient l'empêcher de faire les dépenses imposées à sa classe et par conséquent le faire tomber dans la catégorie des Inférieurs , ne jouissant pas de tous les droits des Égaux.

[49] L'autorité du roi en campagne était grande. Comme commandant en chef, il pouvait conclure un armistice et entamer des négociations pour la paix. Sparte, toujours méfiante, lui adjoignit désormais, pour limiter son pouvoir, un conseil de guerre de dix membres, sorte de dékarchie.

[50] A cette date (418) l'armée de Sparte se compose de 6 régiments (morai) commandés chacun par un polémarque. Chaque régiment est divisé en 2 bataillons sous les ordres d'un lokhage. Le bataillon est à 4 compagnies de 160 hommes ou pentekostys. Chaque compagnie est divisée en 4 sections ou énomoties de 40 hommes. Au total 7.680 hophtes dont près de la moitié sont des citoyens et les autres des périèques. Chaque hoplite dispose d'un hilote qui lui sert de soldat ordonnance et lui porte son bouclier. Thucydide indique 5 énomoties à 32 hommes, ce qui équivaut à 4 sections à 40 hommes. Au total, avec les 600 Skirites, 5.080 combattants.

[51] Les Skirites, recrutés dans la Skiritide, étaient un corps d'infanterie légère lacédémonienne, qui constituait l'avant-garde, engageait le combat à l'aile gauche et, à cause de ce rôle actif, jouissait de certains privilèges.

[52] Les Athéniens prirent une faible part à cette bataille de Mantinée qui rendit espoir et audace aux oligarchies helléniques. C'est sans doute parce qu'ils avaient en ce moment des embarras financiers et souffraient de dissensions intestines.

[53] L'allure au pas cadencé était donnée aux Lacédémoniens par la flûte, comme par le fifre autrefois chez nous et encore dans l'armée allemande. Cet instrument réglait à bord la cadence de la vogue, de même que les mouvements des gymnastes. L'habitude de jouer de la flûte dans toutes les cérémonies religieuses explique la remarque de Thucydide.

[54] Les logades sont un corps d'élite, de périèques laconiens armés en hoplites ; à leur imitation se constituèrent dans les cités doriennes des troupes semblables les Trois Cents à Elis, les Mille à Argos. Ges derniers étaient choisis parmi les premières familles, nourris aux frais de l'État et continuellement au service militaire. C'était une sorte d'armée de métier. Par naissance et par goût ils appartenaient au parti oligarchique.

[55] Est-ce un fortin près de l'Héraeon ? Est-ce la mise en défense du promontoire sur lequel s'élève le sanctuaire d'Héra ? Les fouilles d'Épidaure ne nous renseignent pas à ce sujet.

[56] Le sens de ce passage est très controversé par suite de l'état du texte.

[57] Sparte, estimant qu'Argos ne manquant pas de qualités militaires pouvait lui fournir un contingent utile, ménagea dans ce traité les prétentions de la vieille cité, lui accorda un rang égal au sien à la tête de la ligue péloponnésienne.

[58] Ces usages établis, - c'est le mos majorum des latins ; ces coutumes des ancêtres constituent les premiers linéaments d'un arbitrage et d'un droit international. Ces règlements pacifiques des différends n'intervenaient, comme de nos jours d'ailleurs, que dans les conflits de peu de gravité qui n'intéressaient ni la sécurité, ni la souveraineté, ni le prestige des États.

[59] L'abondance des formes en dorien du Péloponnèse dans le texte de l'avant-projet et du traité qui le suit prouve que Thucydide a dû consulter ou faire consulter les archives de Sparte ou d'Argos.

[60] Le parti populaire d'Argos se souleva contre le militarisme insolent du parti des Mille dont le chef Bryas avait fait enlever une fiancée de la bourgeoisie au cours de la célébration de son mariage. Get acte provoqua une explosion de fureur dans le peuple. Le gouvernement oligarque fut renversé. Sparte résolut de le restaurer. L'alliance d'Argos avec Athènes fut de nouveau conclue. La construction de longs murs jusqu'à la mer assura aux Argiens la possibilité des communications avec la mer libre et Athènes (417).

[61] Gymnopédies, fêtes en l'honneur d'Apollon au cours desquelles des choeurs d'enfants et d'hommes mariés nus exécutaient des danses et chantaient devant les statues de Latone et de ses enfants Apollon et Artémis.

[62] L'original du traité d'Argos avec Athènes se trouve dans le C. I. Attic., I, n. 50.

[63] Corinthe, pas plus que d'autres alliés, ne tenait à faire partie de ces expéditions punitives, parce que les cités confédérées voulaient conserver la faculté de modifier à leur gré leur constitution.

[64] L'île de Mélos était une vieille colonie dorienne très attachée à Sparte sa métropole, mais par sa situation, au sud des Gyclades, elle avoisinait les îles peuplées d'Ioniens et faisait pour ce motif, sans compter celui de sa richesse, l'affaire de la thalassocratie athénienne avide de s'arrondir et de consolider sa puissance. En 426 elle avait été invitée à entrer dans la ligue maritime, elle refusa. En 424 elle était taxée à 15 talents (450.000 francspapier). Son obstination à rester indépendante causa sa perte. Sa vaste rade pouvait offrir une station navale de premier ordre ; sa proximité du Péloponnése fournirait une base d'opérations contre Sparte ; enfin on pouvait se venger sur ces Doriens des violences qu'à l'instigation de Thèbes Sparte avait fait subir aux Platéens, fidèles alliés d'Athènes.

[65] On peut rapprocher de cette théorie de la force, le propos de l'Angleterre au Danemark dont elle allait en pleine paix bombarder la capitale, Copenhague : a La guerre est la guerre ; il faut se résigner à ses nécessités et céder au plus fort quand on est le plus faible ». (Thiers, Le Consulat et l'Empire, VIII, p. 190.) « Krieg lst Krieg », ont dit aussi les Allemands, en violant la neutralité de la Belgique ou en fusillant la population civile de Dinant. Denys d'Halikarnasse, dans son Jugement sur Thucydide, 37-42, reproche à notre historien d'avoir voulu sur ce point calomnier la patrie qui l'avait puni de l'exil après l'affaire d'Amphipolis. Cependant Thucydide n'a fait que mettre en maximes les pratiques politiques de ce temps, qui sont souvent encore celles du nôtre. L'esprit d'Athènes, fait de raison agile et de sens du réel, ne s'embarrasse d'aucune idéologie. Il dit aux Méliens que « le possible est la mesure des exigences du plus fort et des concessions du plus faible ».

[66] Ce dialogue - rapporté ou arrangé par Thucydide ? - présente un lumineux exposé de politique réaliste, le tableau d'un coup de force à visage découvert. Athènes a le mérite de la sincérité. Elle proclame que sa force crée son droit, que l'intérêt de la patrie est le droit suprême. Rien des détours, des faux prétextes que Sparte employa pour condamner et égorger la garnison courageuse de Platée et raser la ville. Si la conscience proteste contre cette argumentation, l'intelligence est satisfaite de cette franchise.

[67] Thucydide insiste peu sur ce siège de Mélos. La disette des courageux assiégés fut telle que l'expression « la famine mélienne », devint proverbiale. Il paraît qu'Alcibiade avait recommandé ces excès de cruauté, afin d'inspirer une salutaire terreur aux habitants des îles alliées ou encore indépendantes. Il reprenait la politique impitoyable que Gléon avait préconisée contre Mytilène dans Lesbos en dissidence.