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TACITE

 

ANNALES

 

LIVRE SEIZIÈME.

 

 

 

 



 

Ce livre contient la fin de l'an de Rome 818, et une partie de l'année suivante.

A. de R.     de J. C.              consuls
   819            66                  C. Suétonius Paulinus.  L. Pontius Télésinus.

Le trésor de Didon

I. Bientôt la fortune se joua de Néron, abusé par sa propre crédulité et par les promesses du Carthaginois Césellius Bassus. Cet homme, d'une imagination mal réglée, avait pris pour un oracle infaillible l'illusion d'un songe. Il vient à Rome, achète une audience du prince, lui expose "qu'il a découvert dans son champ un souterrain d'une profondeur immense, renfermant une grande quantité d'or non monnayé, dont les masses brutes annonçaient la plus antique origine. C'étaient d'un côté d'énormes lingots entassés par terre, tandis que de l'autre côté l'or s'élevait en colonnes : trésors enfouis depuis tant de siècles pour accroître les prospérités de l’âge présent. Nul doute, au reste, que ce ne fût la Phénicienne Didon qui, après sa fuite de Tyr et la fondation de Carthage, avait caché ces richesses, de peur qu'un peuple naissant ne fût amolli par trop d'opulence, ou que les rois numides, déjà ses ennemis, ne fussent entraînés par la soif de l'or à s'armer contre elle."

II. Néron, sans examiner quelle foi méritait fauteur de ce récit ou le récit même, et sans charger personne d'aller reconnaître si on lui annonçait la vérité, accrédite le premier cette nouvelle, et envoie chercher une proie qu'il croit déjà tenir. Afin d'accélérer le voyage, il donne des galères avec des équipages choisis. Ce fut, dans ce temps-là, l'unique objet des crédules entretiens de la foule et des réflexions toutes contraires des gens éclairés. Comme on célébrait alors les secondes Quinquennales, les orateurs tirèrent de ce fonds les principaux ornements de leurs panégyriques : "C'était peu, disaient-ils, que la terre se couvrît de moissons et engendrât ces minerais où l'or est enveloppé ; elle ouvrait les sources d'une fécondité nouvelle, et les biens s'offraient d'eux-mêmes, apportés par la main des dieux; " serviles inventions, qu'avec beaucoup d'éloquence et non moins de bassesse ils variaient à l'infini, sûrs de trouver auprès de Néron une croyance facile. 

III. Cependant, sur ce frivole espoir, le luxe allait croissant, et l'on épuisait les anciens trésors, dans l'idée qu'il s'en offrait un nouveau qui suffirait aux profusions d'un grand nombre d'années. Néron donnait même déjà sur ce fonds, et l’attente des richesses fut une des causes de la pauvreté publique. Bossus fouilla son champ et tous ceux d'alentour, assurant qu'à telle place, puis à telle autre, était la caverne promise, et suivi non-seulement d'une troupe de soldats, mais de tout le peuple des campagnes, appelé à ce travail. Enfin, revenu de son délire, et ne pouvant concevoir que ses rêves, jusqu'alors infaillibles, l'eussent une fois trompé, il se déroba par une mort volontaire à la honte et à la crainte. Quelques-uns rapportent qu'il fut mis en prison, puis relâché, et qu'on lui prit ses biens pour tenir lieu des trésors de Didon. 

Néron aux jeux quinquennaux

IV. A l'approche des jeux quinquennaux, le sénat, pour sauver l'honneur, offrit au prince la victoire du chant ; il y joignait la couronne de l'éloquence, qui devait couvrir là honte d'une palme théâtrale ; mais Néron déclara "que ni la brigue ni l'autorité du sénat ne lui étaient nécessaires ; que tout serait égal entre lui et ses rivaux, et qu'il devrait à la religion des juges le triomphe qu'il aurait mérité." Il commence par réciter des vers sur la scène. Bientôt, pressé par la multitude "de faire jouir le public de tous ses talents" (ce furent leurs expressions), il s'avance sur le théâtre, en obéissant à toutes les lois prescrites pour les combats de la lyre, comme de ne pas s'asseoir, quelque fatigué qu'il pût être, de n'essuyer la sueur de son front qu'avec la robe qu'il portait, de ne point cracher ni se moucher à la vue des spectateurs. Enfin il fléchit le genou, et, saluant respectueusement de la main une telle assemblée, il attendait avec une feinte anxiété la décision des juges. La populace de Rome, prodigue d'encouragements même pour des histrions, faisait entendre des acclamations notées et applaudissait en mesure. On eût dit qu'elle était joyeuse, et peut-être se réjouissait-elle en effet, dans sa profonde insouciance du déshonneur public. 

V. Mais ceux qui étaient venus des villes éloignées, où l'on retrouve encore la sévère Italie avec ses moeurs antiques, et ceux qu'une mission publique ou leurs affaires particulières avaient amenés du fond des provinces, où une telle licence est inconnue, ne pouvaient ni soutenir cet aspect, ni suffire à cette indigne tâche. Leurs mains ignorantes tombaient de lassitude et troublaient les habiles. Aussi étaient-ils souvent frappés par les soldats qui, debout entre les gradins, veillaient à ce qu'il n'y eût pas un moment d'inégalité ni de relâche dans les acclamations. C'est un fait constant que beaucoup de chevaliers, en voulant traverser les flots impétueux de la multitude, furent écrasés dans les passages trop étroits, et que d'autres, à force de rester jour et nuit sur leurs sièges, furent atteints de maladies mortelles : mais ce danger les effrayait moins que celui de l'absence, des gens apostés, les uns publiquement, un plus grand nombre en secret, remarquant les noms et les visages, la tristesse ou la gaieté de chaque spectateur. Les accusés vulgaires étaient aussitôt livrés au supplice : avec ceux d'un plus haut rang, la haine, un moment dissimulée, était une dette qui se payait plus tard. Vespasien, dit-on, durement réprimandé par l'affranchi Phébus, sous prétexte que le sommeil lui fermait les yeux, fut sauvé, non sans peine, par les prières des gens de bien, et, s'il échappa depuis à la perte qui l'attendait, c'est qu'un destin plus fort le protégea. 

La mort de Poppée

VI. Après la fin des jeux mourut Poppée, victime d'un emportement de son époux, dont elle reçut, étant enceinte, un violent coup de pied ; car je ne crois pas au poison, dont plusieurs écrivains ont parlé, moins par conviction que par haine : Néron désirait des enfants et il avait le coeur vivement épris de sa femme. Le corps de Poppée ne fut point consumé par le feu, suivant l'usage romain ; il fut embaumé à la manière des rois étrangers, et porté dans le tombeau des Jules. On lui fit cependant des funérailles publiques, et le prince, du haut de la tribune, loua la beauté de ses traits, la divinité de l’enfant dont elle avait été mère, et les autres dons de la fortune, ses uniques vertus.

Cassius et Silanus

VII. L'odieux de la mort de Poppée (qui d'ailleurs, pleurée en public, inspirait une joie secrète à cause de la barbarie et de l'impudicité de cette femme) fut porté au comble par la défense que Néron fit à C. Cassius de paraître aux funérailles. Ce fut le premier signe de l’orage, qui ne tarda pas à éclater. Silanus fut associé à sa perte. Tout leur crime était de briller entre les Romains, Cassius par son opulence héréditaire et la gravité de ses moeurs, Silanus par une naissance illustre et une jeunesse sagement réglée. Néron, dans un discours envoyé au sénat, exposa qu'il fallait soustraire la république à l'influence de ces deux hommes. Il reprochait au premier d'honorer parmi les images de ses aïeux celle de l'ancien Cassius, qui portait cette inscription : LE CHEF DU PARTI. "Cassius, disait-il, jetait ainsi des semences de guerre civile, et appelait la révolte contre la maison des Césars. Et, non content de réveiller la mémoire d'un nom ennemi pour allumer la discorde, il s'était associé Silanus, jeune homme d'une naissance noble et d'un esprit aventureux, afin de le montrer à la rébellion." 

VIII. Passant à Silanus lui-même, Néron l'accusa, comme son oncle Torquatus, "de préluder ambitieusement aux soins de l'empire ; de faire ses affranchis trésoriers, secrétaires, maîtres des requêtes :" imputations aussi fausses que frivoles ; car la crainte tenait Silanus sur ses gardes, et le malheur de son oncle lui avait, par une leçon terrible, enseigné la prudence. Néron fit paraître de prétendus témoins qui chargèrent Lépida, femme de Cassius, tante paternelle de Silanus, d'un inceste avec son neveu et de sacrifices magiques. On lui donnait pour complices Vulcatius Tullinus et Marcellus Cornélius, sénateurs, Calpurnius Fabatus (1), chevalier romain. Ceux-ci éludèrent, par un appel au prince, la condamnation qui les menaçait ; et Néron, occupé de forfaits plus importants, négligea de si obscures victimes.

1. Aïeul de la femme de Pline le Jeune. 

IX. Cependant le sénat prononce l'exil de Cassius et de Silanus, et renvoie au prince le jugement de Lépida. Cassius fut déporté dans l'île de Sardaigne ; on se reposait du reste sur sa vieillesse. Silanus, sous prétexte qu'on devait l'embarquer pour Naxos, est conduit à Ostie, puis enfermé dans un municipe d'Apulie nommé Barium. II y supportait en sage l'indignité de son sort, lorsqu'un centurion, envoyé pour le tuer, le saisit tout à coup. Cet homme l'engageant à se laisser ouvrir les veines, il lui répondit "que sa mort était résolue dans le fond de son âme, mais qu'il n'en donnerait pas la gloire à la main d'un bourreau." Il était sans armes, et toutefois sa vigueur et son air, où se peignait plus de colère que de crainte, intimidèrent le centurion, qui donna ordre aux soldats de se jeter sur lui. Silanus ne cessa de se défendre et de frapper lui-même autant qu'il le pouvait de ses bras désarmés, jusqu'au moment où, accablé par le centurion de blessures toutes reçues par devant, il tomba comme sur un champ de bataille. 

Mort de L. Vétus

X. Ce ne fut pas avec moins de courage que L. Vétus, sa belle-mère Sextia, et Pollutia sa fille, subirent le trépas. Ils étaient odieux au prince, auquel leur vie semblait reprocher le meurtre de Rubellius Plautus, gendre de Vétus. Mais cette haine, pour éclater, attendait une occasion ; l'affranchi Fortunatus la fournit, en accusant son maître, après l'avoir ruiné. Il se fit appuyer de Claudius Démianus, que Vétus, étant proconsul d'Asie, avait emprisonné pour ses crimes, et que Néron mit en liberté pour prix de sa délation. Vétus, apprenant qu'il était accusé, et qu'il fallait lutter d'égal à égal avec son affranchi, se retira dans sa terre de Formies, où des soldats le gardèrent secrètement à vue. Sa fille était avec lui, doublement exaspérée par le danger présent et par la longue douleur qui obsédait son âme depuis qu'elle avait vu les assassins de son mari Plautus, et qu'elle avait reçu dans ses bras sa tête ensanglantée. Ce sang et les vêtements qu'il avait arrosés, elle les conservait précieusement, veuve inconsolable, toujours enveloppée de deuil, et ne prenant de nourriture que pour ne pas mourir. A la prière de son père, elle se rend à Naples : là, privée de tout accès auprès de Néron, elle épiait ses sorties et lui criait à son passage "d'entendre un innocent, de ne pas livrer à la merci de son esclave un homme qui fut consul avec le prince." Elle continua ses cris, tantôt avec l'accent d'une femme au désespoir, tantôt avec une énergie toute virile et d'une voix indignée, jusqu'à ce qu'elle vit qu'il n'était ni larmes ni reproches qui pussent émouvoir Néron. 

XI. Elle revient donc, et annonce à son père qu'il faut abandonner l'espérance et se soumettre à la nécessité. On apprend en même temps que le procès va s'instruire devant le sénat, et qu'un arrêt cruel se prépare. Plusieurs conseillèrent à Vétus de nommer le prince héritier d'une grande partie de sa fortune, afin d'assurer le reste à ses petits-fils. Vétus s'y refusa, pour ne pas flétrir, par une fin servile, une vie passée avec quelque indépendance. Il distribue ce qu'il avait d'argent à ses esclaves et leur ordonne de partager entre eux ce qui peut s'emporter, réservant seulement trois lits pour autant de funérailles. Alors tous trois, dans la même chambre, avec le même fer, s'ouvrent les veines, et aussitôt, couverts pour la décence d'un seul vêtement chacun, ils se font porter au bain. Là, tenant les yeux attachés, le père et l'aïeule sur leur fille, la fille sur son aïeule et son père, ils souhaitaient à l'envi que leur âme achevât promptement de s'exhaler, afin de laisser les objets de leur tendresse encore vivants, quoique si près de mourir. Le sort garda l'ordre de la nature : la plus âgée expira d'abord ; la plus jeune s'éteignit la dernière. Mis en jugement après leurs funérailles, ils furent condamnés au genre de supplice usité chez nos ancêtres, et Néron, intervenant, leur permit un trépas de leur choix : c'est ainsi qu'à des meurtres consommés on ajoutait la dérision. 

XII. L. Gallus, chevalier romain, intime ami de Fénius, et qui n'avait pas été sans liaisons avec Vétus, fut puni par l'interdiction du feu et de l'eau. L'affranchi et l'accusateur eurent, pour salaire, une place au théâtre parmi les viateurs des tribuns (1). Le mois d'avril portait déjà le nom de Néron ; on donna celui de Claudius à mai, celui de Germanicus à juin. Cornélius Orfitus, qui proposa ces changements, protestait que, s'il ne voulait pas qu'un mois s'appelât juin, c'était parce que déjà deux Torquatus, mis à mort pour leurs crimes, avaient rendu sinistre le nom de Junius.

1. Les fonctions du viateur consistaient particulièrement à accompagner les tribuns et les édiles. 

Epidémies et catastrophes

XIII. Cette année souillée de tant de forfaits, les dieux la signalèrent encore par les tempêtes et les épidémies. La Campanie fut ravagée par un ouragan qui emporta métairies, arbres, moissons. Ce fléau promena sa violence jusqu'aux portes de Rome, tandis qu'au dedans une affreuse contagion étendait ses ravages sur tout ce qui respire. On ne voyait aucun signe de corruption dans l'air, et cependant les maisons se remplissaient de cadavres, les rues de funérailles : ni sexe, ni âge n'échappait au péril ; la multitude, esclave ou libre, était moissonnée avec une égale rapidité ; ils expiraient au milieu des lamentations de leurs femmes et de leurs enfants, qui, frappés à leur chevet, atteints en pleurant leur trépas, étaient souvent brûlés sur le même bûcher. Les morts des chevaliers et des sénateurs, quoique aussi nombreuses, étaient moins déplorables : la mortalité commune semblait les dérober à la cruauté du prince. La même année on fit des levées dans la Gaule narbonnaise, dans l'Asie et dans l'Afrique, afin de recruter les légions d'Illyrie, d'où l'on congédia les soldats fatigués par l'âge où les infirmités. Le prince soulagea le désastre de Lyon par le don de quatre millions de sesterces (1), qu'il fit à la ville pour relever ses ruines ; les Lyonnais nous avaient eux-mêmes offert cette somme dans des temps malheureux.

1. La colonie de Lugdunum (Lyon) fut fondée par Munatius Plancus, l'an de Rome 711, sur la hauteur de Fourvière, qui n'est aujourd'hui que la moindre partie de cette grande cité. Cent ans après, l'an 811, elle fut entièrement détruite par un incendie, qui fait le sujet de la Lettre XCIe de Sénèque. Il s'était donc écoulé sept ans entre le désastre de cette ville et le moment où Néron vint à son secours. - Quatre millions de sesterces équivalent à 735 239 fr. 20 c. 

Délation

XIV. C. Suétonius et L. Télésinus étant consuls, Antistius Sosianus, exilé, comme je l'ai dit, pour avoir fait contre Néron des vers satiriques, fut tenté par les récompenses prodiguées aux délateurs et la facilité du prince à répandre le sang. Il y avait dans le même lieu un autre exilé, Pammène, fameux dans l'art des Chaldéens, et, à ce titre, engagé dans une infinité de liaisons. Sosianus, esprit remuant, et que l'occasion trouvait toujours prêt, tira parti de la conformité de leur sort pour gagner sa confiance. Persuadé que ce n'était pas sans quelque motif qu'à chaque instant Pammène recevait des messages, donnait des consultations, il apprit en outre que P. Antéius lui faisait une pension annuelle. Or, il n'ignorait pas qu'Antéius était haï de Néron comme ami d'Agrippine, que son opulence était faite pour éveiller la cupidité, et qu'une cause pareille était fatale à beaucoup d'autres. Il intercepta donc une lettre d'Antéius, et déroba des papiers secrets où Pamméne avait tracé l’horoscope de cet homme ; il trouva aussi les calculs de l'astrologue sur la naissance et la vie d'Ostorius Scapula. Aussitôt il écrit à Néron "que, s'il veut suspendre un moment son exil, il lui révélera des secrets importants, où la sûreté de sa personne est intéressée ; qu'Antéius et Ostorius ont des vues sur l’empire ; qu'ils s'enquièrent de leurs destinées et de celles du prince." Des galères sont envoyées, et Sosianus amené en toute hâte. Sa délation fut à peine connue que déjà on voyait dans Antéius et Ostorius moins des accusés que des condamnés. Personne n'aurait même scellé le testament d'Antéius, si Tigellin n'eut autorisé cette hardiesse : il l’avait averti auparavant de ne pas différer ses dernières dispositions. Antéius prit du poison ; puis, fatigué d'en attendre l'effet, il hâta son trépas en se coupant les veines. 

XV. Ostorius était alors dans une terre éloignée, sur la frontière de Ligurie. Un centurion fut chargé d'aller sans retard lui porter la mort. Cette précipitation avait ses motifs : environné d'une grande réputation militaire, et décoré d'une couronne civique méritée en Bretagne, Ostorius intimidait Néron par la force prodigieuse de son corps et son adresse à manier les armes. Le prince croyait déjà s'en voir assailli, de tout temps sujet à la peur, mais plus effrayé que jamais depuis la dernière conjuration. Le centurion, après avoir fermé toutes les issues de la maison d'Ostorius, lui signifie un ordre de l’empereur, Celui-ci tourne alors contre lui-même un courage si souvent éprouvé contre les ennemis. Comme ses veines, quoiqu'elles fussent ouvertes, laissaient couler peu de sang, il eut recours à un esclave, dont il exigea, pour tout service, qu'il tint d'un bras ferme un poignard levé ; puis il lui saisit la main et de sa gorge alla chercher le fer. 

Digression de Tacite

XVI. Quand même des guerres étrangères et des morts courageusement reçues pour la république seraient l'objet de mes récits, la constante uniformité des événements m'aurait lassé moi-même, et je n'attendrais du lecteur qu'un dédaigneux ennui, à la vue de ces honorables mais tristes et continuels trépas. Combien plus cette soumission passive et ces flots de sang perdus en pleine paix fatiguent l'âme et serrent péniblement le coeur Un mot sera ma seule apologie : que ceux qui liront ces pages me permettent de ne pas haïr des victimes si lâchement résignées. La colère des dieux sur les Romains se déclarait par des exemples qu'on ne peut, comme la défaite d'une armée ou la prise d'une ville, raconter une fois et passer outre. Accordons ce privilège aux rejetons des grandes familles, que, si la pompe de leurs funérailles les distingue de la foule, l'histoire consacre aussi à leurs moments suprêmes une mention particulière. 

Délation (suite)

XVII. Dans l'espace de peu de jours, tombèrent coup sut coup Annéus Mella, Cérialis Anicius, Rufius Crispinus et C. Pétronius. Mella et Crispinus étaient deux chevaliers romains de rang sénatorial (1). Crispinus, ancien préfet des gardes prétoriennes et décoré des ornements consulaires, venait d'être relégué en Sardaigne, comme complice de Pison. En apprenant l’ordre de sa mort, il se tua lui-même. Mella, né des mêmes parents que Gallion et Sénèque, s'était abstenu de briguer les honneurs ; ambitieux à sa manière, et voulant égaler, simple chevalier romain, le crédit des consulaires : il croyait d'ailleurs que l'administration des biens du prince était, pour aller à la fortune, le chemin le plus court. C'était lui qui avait donné le jour à Lucain, ce qui ajoutait beaucoup à l'éclat de son nom. Après la mort de celui-ci, la recherche exacte et empressée qu'il fit de ses biens lui attira un accusateur, Fabius Romanus, intime ami du poëte. On supposa le père initié par son fils au secret de la conjuration ; et l’on produisit une fausse lettre de Lucain. Néron, après l'avoir lue, ordonna qu'elle fût portée à Mella, dont il convoitait les richesses. Mella choisit, pour mourir, la voie que tout le monde prenait alors : il se coupa les veines, après avoir fait un codicille où il léguait à Tigellin et au gendre de Tigellin, Cossutianus Capito, une grande somme d'argent, afin de sauver le reste. Une phrase fut ajoutée par laquelle on lui faisait dire, comme pour accuser l'injustice de son sort, "qu'il périssait le moins coupable des hommes, tandis que Rufius Crispinus et Anicius Cérialis jouissaient de la vie, quoique ennemis du prince." On crut ce trait forgé contre Crispinus, parce qu'il était mort, contre Cérialis, afin qu'il mourût ; car peu de temps après il mit fin à ses jours, moins plaint toutefois que les autres : on se souvenait qu'il avait livré à Caïus le secret d'une conjuration.

1. Chevaliers romains qui avaient le cens nécessaire pour devenir sénateurs et le droit de porter le laticlave. 

Mort de Pétrone

XVIII. Je reprendrai d'un peu plus haut ce qui regarde Pétrone. Il consacrait le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agréments de la vie. Si d'autres vont à la renommée par le travail, il y alla par la mollesse. Et il n'avait pas la réputation d'un homme abîmé dans la débauche, comme la plupart des dissipateurs, mais celle d'un voluptueux qui se connaît en plaisirs. L'insouciance même et l'abandon qui paraissait dans ses actions et dans ses paroles leur donnait un air de simplicité d'où elles tiraient une grâce nouvelle. On le vit cependant, proconsul en Bithynie et ensuite consul, faire preuve de vigueur et de capacité. Puis retourné aux vices, ou à l’imitation calculée des vices, il fut admis à la cour parmi les favoris de prédilection. Là, il était l'arbitre du bon goût : rien d'agréable, rien de délicat, pour un prince embarrassé du choix, que ce qui lui était recommandé par le suffrage de Pétrone. Tigellin fut jaloux de cette faveur : il crut avoir un rival plus habile que lui dans la science des voluptés. Il s'adresse donc à la cruauté du prince, contre laquelle ne tenaient jamais les autres passions, et signala Pétrone comme ami de Scévinus : un délateur avait été acheté parmi ses esclaves, la plus grande partie des autres jetés dans les fers, et la défense interdite à l'accusé.

XIX. L'empereur se trouvait alors en Campanie, et Pétrone l'avait suivi jusques à Cumes, où il eut ordre de rester. Il ne soutint pas l'idée de languir entre la crainte et l'espérance ; et toutefois il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s'ouvrit les veines, puis les referma, puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour : mais dans ses propos, rien de sérieux, nulle ostentation de courage ; et, de leur côté, point de réflexions sur l'immortalité de l'âme et les maximes des philosophes ; il ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres ; il sortit même ; il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. Il ne chercha point, comme la plupart de ceux qui périssaient, à flatter par son codicille ou Néron, ou Tigellin, ou quelque autre des puissants du jour. Mais, sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues, il traça le récit des débauches du prince, avec leurs plus monstrueuses recherches, et lui envoya cet écrit cacheté : puis il brisa son anneau, de peur qu'il ne servît plus tard à faire des victimes.

Autres meurtres

XX. Néron cherchait comment avaient pu être divulgués les mystères de ses nuits. Silia s'offrit à sa pensée : épouse d'un sénateur, ce n'était point une femme inconnue ; elle servait d'instrument à la lubricité du prince, et d'étroites liaisons l'avaient unie à Pétrone. Elle fut exilée, comme n'ayant pas su taire ce qu'elle avait vu et enduré. Néron l'avait sacrifiée à sa propre haine : il livra Minucius Thermus, ancien préteur, aux ressentiments de Tigellin, contre lequel un affranchi de Thermus avait hasardé quelques accusations. L'affranchi expia son indiscrétion par d'horribles tortures, et le maître, qui en était innocent, la paya de sa tête.

Et maintenant Thraséas

XXI. Après avoir massacré tant d'hommes distingués, Néron voulut à la fin exterminer la vertu même, en immolant Pétus Thraséas et Baréa Soranus. Tous deux il les haïssait depuis longtemps ; mais Thraséas avait à sa vengeance des titres particuliers. Il était sorti du sénat, comme je l'ai dit, pendant la délibération qui suivit la mort d'Agrippine. Aux représentations des Juvénales, il n'avait pas fait voir un zèle assez empressé, offense d'autant plus sensible à Néron, que le même Thraséas, étant à Padoue, sa patrie, aux jeux du Ceste institués par le Troyen Anténor (1), avait chanté sur la scène en costume tragique. De plus, le jour où le préteur Antistius allait être condamné à mort pour une satire contre le prince, il avait proposé et fait prévaloir un avis plus doux. Enfin, lorsqu'on décerna les honneurs divins à Poppée, il s'était absenté volontairement, et n'avait point paru aux funérailles. C'étaient autant de souvenirs que ne laissait pas tomber Cossutianus Capito, esprit naturellement pervers, et de plus ennemi de Thraséas, dont le suffrage avait entraîné sa condamnation, quand les députés ciliciens vinrent l'accuser de rapines.

1. Tout le monde connaît la tradition qui attribuait su Troyen Anténor la fondation de Patavium, ou Padoue. Les jeux qu'on y célébrait se rattachaient donc aux plus anciens souvenirs de la patrie, et avaient quelque chose de national et de religieux à la fois. 

XXII. Il lui trouvait encore d'autres crimes : "Au commencement de l'année, Thraséas évitait le serment solennel ; il n'assistait pas aux voeux pour l'empereur, quoiqu'il fût revêtu du sacerdoce des quindécemvirs ; jamais il n'avait offert de victimes pour le salut du prince ni pour sa voix céleste. Assidu jadis et infatigable à défendre ou à repousser les moindres sénatus-consultes, il n'avait pas, depuis trois ans, mis le pied dans le sénat. Dernièrement encore, pendant qu'on y courait à l'envi pour réprimer les complots de Silanus et de Vétus, il avait donné la préférence aux intérêts particuliers de ses clients. N'était-ce pas là une scission prononcée, un parti, et, si beaucoup imitaient cette audace, une guerre ? Il fut un temps où c'était de Caton et de César, aujourd'hui, Néron, c'est de Thraséas et de toi que s'entretient un peuple avide de discordes. Thraséas a des sectateurs, ou plutôt des satellites, qui, sans se permettre encore ses votes séditieux, copient déjà son air et son maintien ; gens qui se font rigides et austères, afin de te reprocher une vie dissolue. Lui seul n'a pas une pensée pour ta conservation, pas un hommage pour tes talents. Les succès du prince excitent ses mépris : faut-il encore que son deuil et ses douleurs ne puissent rassasier sa haine ? Ne pas croire à la divinité de Poppée vient du même esprit que de ne pas jurer sur les actes des dieux Jules et Auguste. Il brave la religion, anéantit les lois. Les armées, les provinces, lisent les journaux du peuple romain avec un redoublement de curiosité, afin de savoir ce que Thraséas n'a pas fait. De deux choses l'une : embrassons les maximes qu'il professe, si elles valent mieux que les nôtres ; ou ôtons aux partisans des nouveautés leur chef et leur instigateur. Cette secte a produit les Tubéron et les Favonius, noms qui déplurent même à l'ancienne république. Pour renverser le pouvoir, ils parlent de liberté ; le pouvoir abattu, ils attaqueront la liberté elle-même. Vainement tu as éloigné Cassius, si tu laisses les émules des Brutus se multiplier et marcher tête levée. Enfin, César, n'écris rien toi-même sur Thraséas : que le sénat soit juge entre lui et moi." Le prince échauffe encore l'esprit de Capiton, si animé déjà par la colère, et lui adjoint Éprius Marcellus, orateur d'une fougueuse énergie. 

Et puis Soranus

XXIII. Quant à Baréa Soranus, son accusation avait été retenue par Ostorius Sabinus, chevalier romain, lorsqu'à peine il sortait du proconsulat d'Asie, où plusieurs causes avaient augmenté contre lui les mécontentements du prince ; d'abord sa justice et son activité, puis le soin qu'il avait pris d'ouvrir le port d'Éphèse, enfin l'impunité laissée à la ville de Pergame, qui avait empêché par la force Acratus, affranchi de l'empereur, d'enlever ses statues et ses tableaux. Le prétexte de l'accusation fut l'amitié de Plautus et la recherche d'une séditieuse popularité. On choisit, pour les deux condamnations, le temps où Tiridate venait recevoir la couronne d'Arménie, afin que, tout entière aux choses étrangères, l'attention publique remarquât moins ce crime domestique : ou peut-être Néron, en frappant des têtes illustres, croyait-il faire éclater, par des coups dignes d'un roi, la grandeur impériale. 

XXIV. Au moment où toute la population se précipitait hors de Rome, pour aller au-devant de César et contempler le monarque, Thraséas reçut défense d'approcher. Son courage n'en fut point abattu : il écrivit à Néron, lui demandant quel était son crime, et promettant de se justifier pleinement, si on lui donnait connaissance de l'accusation et liberté de répondre, Néron lut avidement cette lettre, dans l'espérance que Thraséas effrayé aurait écrit des choses où triompherait la vanité du prince, et qui déshonoreraient leur auteur. Trompé dans son attente, il redouta lui-même les regards, la fierté, la libre franchise d'un innocent, et fit assembler le sénat. Thraséas, entouré de ses amis, délibéra s'il essayerait ou dédaignerait de se défendre : les avis furent partagés.

XXV. Ceux qui lui conseillaient d'aller au sénat, "étaient, disaient-ils, sûrs de sa fermeté. Il ne prononcerait pas une parole qui n'augmentât sa gloire. Les faibles seuls et les timides environnaient de secret leurs derniers moments. Il fallait que le peuple vît un homme courageux en face de la mort ; que le sénat entendit les oracles d'une voix plus qu'humaine. Ce prodige pouvait ébranler jusqu'à Néron ; mais, s'obstinât-il dans sa cruauté, la postérité distinguerait au moins le brave qui honore son trépas, du lâche qui périt en silence." 

XXVI. D'autres voulaient qu'il attendît chez lui. ."De son courage, ils n'en doutaient pas ; mais que d'outrages et d'humiliations il aurait à subir ! Ils lui conseillaient de dérober son oreille à l'invective et à l'injure. Marcellus et Capiton n'étaient pas seuls voués au crime ; trop de méchants étaient capables de se jeter sur lui dans leur brutale furie ; et la peur n'entraînait-elle pas jusqu'aux bons ? Ah ! que plutôt il épargnât au sénat, dont il avait été l'ornement, la honte d'un si grand forfait, et qu'il laissât incertain ce qu'auraient décidé les pères conscrits à la vue de Thraséas accusé ! Croire que Néron pût rougir de ses crimes, c'était se flatter d'un chimérique espoir. Combien plus il fallait craindre que la femme de Thraséas, sa famille, tous les objets de sa tendresse, ne périssent à leur tour ! Qu'il finît donc ses jours, sans qu'aucun affront eût profané sa vertu ; et que la gloire des sages dont les exemples et les maximes avaient guidé sa vie éclatât en sa mort." A ce conseil assistait Rusticus Arulénus (1), jeune homme ardent, qui, par amour de la gloire, offrit de s'opposer au sénatus-consulte ; car il était tribun du peuple. Thraséas retint son élan généreux, et le détourna d'une entreprise vaine, et qui, sans fruit pour l'accusé, serait fatale au tribun. Il ajouta "que sa carrière était achevée, et qu'il ne pouvait abandonner les principes de toute sa vie ; que Rusticus, au contraire, débutait dans les magistratures, et que tout l'avenir était à lui ; qu'il se consultât longtemps sur la route politique où, dans un tel siècle, il lui convenait d'entrer." Quant à la question s'il devait aller au sénat, il se réserva d'y songer encore. 

1. Il était préteur lorsque la sanglante querelle entre Vitellius et Vespasien se vida aux portes de Rome et dans le sein même de la ville (Hist., liv. III, ch. LXXX). Il écrivit la vie de Thraséas, qu'il se faisait gloire de prendre pour modèle, et ce courage lui valut la mort : il fut condamné sous Domitien; et le délateur Régulus, non content d'avoir contribué à sa perte, insulta sa mémoire dans un écrit public, où il le traitait de singe des stoïciens. 

XXVII. Le lendemain, au lever du jour, deux cohortes prétoriennes sous les armes investirent le temple de Vénus Génitrix ; un gros d'hommes en toge, avec des épées qu'ils ne cachaient même pas, assiégeait l'entrée du sénat ; enfin des pelotons de soldats étaient distribués sur les places et dans les basiliques. Ce fut en essuyant les menaces et les regards de ces satellites, que les sénateurs se rendirent au conseil. Un discours du prince fut lu par son questeur. Sans prononcer le nom de personne, il accusait les sénateurs d'abandonner les fonctions publiques et d'autoriser par leur exemple l'insouciance des chevaliers. "Fallait-il s'étonner qu'on ne vint pas des provinces éloignées, lorsque, après avoir obtenu des consulats et des sacerdoces, la plupart ne songeaient qu'à l'embellissement de leurs jardins ?" Ces paroles furent comme une arme que saisirent les accusateurs.

XXVIII. Capiton attaqua le premier ; puis Marcellus, plus violent encore, s'écria : "qu'il s'agissait du salut de l'État ; que la révolte des inférieurs aigrissait un chef naturellement doux ; que c'était, de la part du sénat, un excès d'indulgence d'avoir laissé jusqu'à ce jour un Thraséas, déserteur de la chose publique, un Helvidius Priscus, gendre de cet homme et complice de ses fureurs, un Paconius Agrippinus, héritier de la haine de son père contre les princes, un Curtius Montanus, auteur de vers abominables, braver impunément sa justice ; qu'il voulait voir au sénat un consulaire, un prêtre aux voeux publics, un citoyen au serment annuel ; à moins qu'au mépris des institutions et des rites antiques Thraséas ne se fût ouvertement déclaré traître et ennemi. Qu'il vienne donc, ce sénateur zélé, ce protecteur de quiconque ose calomnier le prince, qu'il vienne reprendre son rôle, nous dire quelle réforme, quel changement il exige : on supportera plutôt des censures qui attaquent tout en détail, qu'un silence qui condamne tout en masse. Est-ce la paix de l'univers, ou ces victoires qui ne coûtent point de sang à nos armées, qui lui déplaisent ? Si le bonheur public le désespère, si nos places, nos théâtres, ne sont pour lui que d'odieuses solitudes, s'il nous menace chaque jour de son exil, ne comblons pas ses détestables voeux. Il ne reconnaît ni vos décrets, ni vos magistrats ; pour lui Rome même n'est plus Rome : qu'il brise en mourant ses derniers liens avec une cité depuis longtemps bannie de son coeur, aujourd'hui insupportable à sa vue." 

XXIX. Pendant ces invectives, que Marcellus, naturellement farouche et menaçant, débita d'une voix animée, le visage et les yeux tout en feu, il régnait parmi les sénateurs non cette tristesse que des périls de chaque jour avaient tournée en habitude, mais une terreur inconnue et que rendait plus profonde la vue des soldats et des glaives. La figure vénérable de Thraséas s'offrait en même temps à leur pensée. Quelques-uns plaignaient aussi Helvidius, qu'on allait punir d'une alliance qui n'avait rien de coupable. Et Agrippinus, quel était son crime, sinon la triste destinée d'un père innocent comme lui, et victime de Tibère ? Et Montanus, jeune homme vertueux dont les vers ne diffamaient personne, on l'exilait donc pour avoir montré du talent ! 

XXX. Cependant Ostorius Sabinus, accusateur de Soranus, entre et parle à son tour. Il lui reproche "ses liaisons avec Plautus, et son proconsulat d'Asie, où, plus soigneux de lui-même et de sa popularité que de l'intérêt public, il a entretenu dans les villes l'esprit de sédition." Ces griefs étaient vieux : il en impute un plus récent à la fille de Soranus, qu'il associe au danger de son père "pour avoir prodigué de l'argent à des devins." Servilie (c'était son nom) avait eu en effet ce malheur, et la piété filiale en était cause. Sa tendresse pour son père, l'imprudence de son âge, l'avaient conduite chez les devins, uniquement toutefois pour savoir ce que sa maison devait espérer ; si Néron se laisserait fléchir ; si le sénat prononcerait un arrêt qui ne fût pas sinistre. Servilie fut appelée à l'instant ; et l'on vit debout, devant le tribunal des consuls, d'un côté un père chargé d'années ; en face de lui, sa fille à peine âgée de vingt ans, condamnée déjà, par l'exil récent d'Annius Pollio son mari, au veuvage et à la solitude, et n'osant pas même lever les yeux sur son père, dont elle semblait avoir aggravé les périls. 

XXXI. Interrogée par l'accusateur si elle n'avait pas vendu ses présents de noces et le collier dont elle était parée, pour en employer l'argent à des sacrifices magiques, elle se jette par terre et ne répond d'abord que par un long silence et d'abondantes larmes. Ensuite, embrassant les autels : "Non, s'écria-t-elle, je n'ai point invoqué d'affreuses divinités ni formé de voeux impies ; tout ce que j'ai demandé par ces prières malheureuses, c'est d'obtenir de toi, César, et de vous, pères conscrits, le salut du meilleur des pères. Mes pierreries, mes robes, les décorations de mon rang, je les ai données comme j'aurais donné mon sang et ma vie s'ils l'eussent exigé. C'est à ces hommes, inconnus de moi jusqu'alors, à répondre du nom qu'ils portent et de l'art qu'ils exercent. Quant au prince, je ne le nommai jamais qu'entre les dieux. Et cependant mon malheureux père ignore tout : si un crime fut commis, moi seule en suis coupable." 

XXXII. Elle parlait encore ; Soranus l'interrompt et s'écrie, "qu'elle ne l'a pas suivi dans sa province ; qu'à son âge elle n'a pu être connue de Plautus ; qu'elle n'a pas été nommés dans les faits reprochés à son époux ; que trop de piété fut tout son crime. Ah ! qu'on sépare leur cause, et que lui-même subisse le destin qu'on voudra." En même temps, il se précipitait dans les bras de sa fille, élancée vers lui ; mais des licteurs se jetèrent entre deux et les retinrent. Bientôt on entendit les témoins ; et, autant la cruauté de l'accusation avait ému les coeurs de pitié, autant la déposition de P. Égnatius les souleva d'indignation. Cet homme, client de Soranus, et acheté pour être l'assassin de son ami, se parait de l'extérieur imposant du stoïcisme ; habile à exprimer dans son air et son maintien l'image de la probité, du reste, perfide, artificieux, recélant au fond de son coeur l'avarice et la débauche. Quand l'or eut mis à découvert cet abîme de vices, on eut la preuve qu'il ne faut pas se défier uniquement des méchants enveloppés de fraude et souillés d'opprobres, mais que, sous de plus beaux dehors, il est aussi de fausses vertus et de trompeuses amitiés. 

XXXIII. Le même jour vit cependant une action généreuse ; Cassius Asclépiodotus, Bithynien distingué par ses grandes richesses, après avoir honoré la fortune de Soranus, n'abandonna pas sa disgrâce ; trait qui lui valut l'exil et la perte de tous ses biens : ainsi la justice des dieux opposait un bon exemple à un mauvais. Thraséas, Soranus, Servilie, eurent le choix de leur mort. Helvidius et Paconius furent chassés d'Italie. La grâce de Montanus fut accordée à son père, à condition que le jeune homme renoncerait aux honneurs. Les accusateurs Marcellus et Capiton reçurent chacun cinq millions de sesterces (1), Ostorius douze cent mille (2), avec les insignes de la questure.

1. De notre monnaie, 919 049 fr. - 2. 220 671 fr. 76 c. 

XXXIV. Thraséas était alors dans ses jardins, où le questeur du consul lui fut envoyé sur le déclin du jour. Il avait réuni un cercle nombreux d'hommes et de femmes distingués, et il s'entretenait particulièrement avec Démétrius, philosophe de l'école cynique. A en juger par l'expression de sa figure, et quelques mots prononcés un peu plus haut que le reste, il s'occupait de questions sur la nature de l'âme et sa séparation d'avec le corps ; lorsque Domitius Cécilianus, un de ses intimes amis, arrive et lui expose ce que vient d'ordonner le sénat. A cette nouvelle, tous pleurent, tous gémissent : Thraséas les presse de s'éloigner au plus tôt, et de ne pas lier imprudemment leur fortune à celle d'un condamné. Arria voulait, à l'exemple de sa mère (1), partager le destin de son époux : il la conjura de vivre et de ne pas ravir à leur fille son unique soutien.

1. Arria, belle-mère de Thraséas, était femme de Pétus Cécina, qui prit part à la révolte de Scribonianus contre Claude, et qui, forcé de mourir, reçut d'elle l'exemple du courage : elle se perça la première, et, lui présentant le poignard qu'elle venait de retirer de son sein : "Pétus, lui dit-elle, cela ne fait pas de mal : Paete, non dolet." 

XXXV. Puis il s'avance sous le portique de sa maison, où arriva bientôt le questeur. Il le reçut d'un air presque joyeux, parce qu'il venait d'apprendre que son gendre Helvidius n'était que banni d'Italie. Quand on lui eut remis l'arrêt du sénat, il fit entrer Helvidius et Démétrius dans sa chambre, et présenta au fer ses deux bras à la fois. Aussitôt que le sang coula, il en répandit sur la terre, et, priant le questeur d'approcher : "Faisons, dit-il, cette libation à Jupiter Libérateur. Regarde, jeune homme, et puissent les dieux détourner ce présage ! mais tu es né dans des temps où il convient de fortifier son âme par des exemples de fermeté." La mort était lente à venir, et Thraséas souffrait de cruelles douleurs ; se tournant vers Démétrius...

LE RESTE DES ANNALES EST PERDU.

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