SUGER
VIE DE LOUIS-LE-GROS (I - XIV) (XV-XX) (XXI)
Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman
Le texte latin provient de Migne
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
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v VIE DE LOUIS-LE-GROS,
Par SUGER.
vii NOTICE
SUR SUGER
Parmi les historiens dont cette Collection comprend déjà ou comprendra les ouvrages, Suger est sans contredit le plus illustre; peut-être même est-ce le seul auquel appartienne une place dans l'histoire générale de la France, et qui ait vraiment influé sur ses destinées. Une telle gloire ne s'usurpe point, et qui la possède l'a méritée. Ni Suger, ni son maître Louis-le-Gros, n'ont élevé en France des monumens de grande apparence et de longue durée; ils n'ont point fait de vastes conquêtes ni fondé des lois mémorables; c'est même à tort, je pense, qu'on leur a fait honneur du premier affranchissement des communes; cet affranchissement les avait précédés, provenait de causes indépendantes de leur pouvoir, s'accomplissait sans leur concours, et ils l'ont aussi souvent contrarié que secondé. Mais, depuis Charlemagne, Louis-le-Gros et Suger, l'un comme roi, l'autre comme ministre d'un roi, eurent les premiers un sentiment juste et vrai de leur situation, de leur viii mission, et s'efforcèrent de la remplir. L'idée d'un pouvoir public, voué au maintien de l'ordre public, ayant des devoirs envers tous et des droits sur tous, appelé à quelque chose de plus qu'à servir les intérêts ou les caprices personnels de son possesseur temporaire, cette idée sans laquelle il n'y a point d'État ni de roi, était entrée dans le grand esprit de Charlemagne; mais, malgré sou génie et un long règne, il ne parvint point à lui soumettre les faits, à fonder un trône et une nation. Quelques habitudes d'unité, de régularité, de gouvernement enfin, subsistèrent encore dans les premières années de Louis-le-Débonnaire. Bientôt tout disparut, la société tomba en dissolution comme le pouvoir, et, pendant deux siècles, il n'y eut plus ni royaume, ni royauté, ni peuple Franc ou Français. Hugues Capet, en prenant le titre de roi, posa, au sein de la féodalité, la première pierre d'une nouvelle monarchie; mais, pour lui, ce ne fut qu'un titre d'un sens vague et de nul effet. Il n'avait pas la force, et rien n'indique qu'il ait eu la pensée d'élever la royauté au dessus de la suzeraineté, et de rallier en un seul corps les membres épars de la nation. Le trône s'affaissa de plus en plus sous ses premiers successeurs. A peine parvient-on, sous les règnes de Robert, de ix Henri Ier et de Philippe Ier, à démêler quelques traces d'unité nationale et monarchique; l'isolement et l'indépendance vont croissant, non seulement pour les feudataires puissans ou éloignés, mais pour les plus petits et les plus prochains vassaux de la couronne; le lien féodal subsiste seul; lien précieux et réel, puisqu'il maintient encore l'ombre d'une confédération sous un chef, et prévient l'entier démembrement du pouvoir et du pays, mais dont l'influence, plus morale que politique, cède au moindre choc et semble toujours près de disparaître. Avec Louis-le-Gros, une nouvelle ère commence; la portée de sa puissance, la sphère même de son activité sont encore bien restreintes; les résultats de ses efforts sont, dans le présent du moins, de bien peu de valeur. C'est presque toujours aux environs de Paris, contre de simples châtelains, pour assurer une route, pour protéger des marchands, que s'exercent son courage et sa prudence. Cependant, dans ces petites entreprises et dans quelques autres plus lointaines, quelque intention d'un gouvernement central et régulier se laisse entrevoir; la royauté se sépare de la suzeraineté et réclame, en son propre nom, bien que timidement, des droits d'une autre nature; elle se présente comme un pouvoir public, x supérieur, appelé à maintenir, au profit de tous et contre tous, la justice et l'ordre: pouvoir trop faible pour suffire à cette tâche, mais en qui s'éveille le sentiment de sa dignité, de sa mission, et qui le voit poindre aussi dans l'esprit des sujets. Tel est le vrai caractère du règne de Louis-le-Gros; il a peu fait pour les libertés publiques, beaucoup pour la formation de l'État et du gouvernement national; il a fait faire à la royauté ses premiers pas hors du régime féodal, lui a donné un autre principe, une autre attitude; et c'est à cette œuvre, dont le développement a décidé du sort de la France, que, pendant une administration de vingt-cinq années, Suger a puissamment concouru.
Il ne semblait pas né pour de si grandes choses; Hélinand, son père, n'était qu'un homme du peuple, établi, d'après l'opinion la plus probable, dans le territoire de Saint-Omer où Suger naquit en 1081. Mais l'Église s'empressait alors d'accueillir et de rechercher, jusque dans les rangs les plus obscurs, tous les hommes capables de la servir et de l'honorer; partout présente et active, en rapport avec toutes les conditions sociales, fréquentant les pauvres comme les riches, vivant avec les petits comme avec les grands, elle allait au de- xi vant de L'enfance même, étudiait ses dispositions, s'en emparait de bonne heure, et lui ouvrait une brillante carrière, la seule où les facultés intellectuelles fussent invitées à se développer, où tout fût accessible au mérite, où régnât enfin le principe de l'égalité et du concours. Le monastère de Saint-Denis reçut et fit élever le jeune Suger; il passa dix qu'en 1095 le roi Philippe confia aux moines de Saint-Denis l'éducation de son fils Louis-le-Gros, l'abbé Adam rappela Suger dans l'abbaye même pour en faire le compagnon du jeune prince. Ainsi commença entre les deux enfans l'intimité qui devait les unir toute leur vie. En 1098, Louis retourna auprès de son père, et Suger alla achever ses études dans le monastère de Saint-Florent-de-Saumur, où l'abbé Guillaume faisait fleurir les sciences du temps. De retour à Saint-Denis en 1103, il devint bientôt le confident de l'abbé Adam, qui, non content de l'employer dans toutes les affaires de l'abbaye, le menait souvent à la cour, où le prince Louis, depuis quatre ans associé au trône, s'unit, avec le compagnon de son enfance, des liens d'une plus sérieuse amitié. A dater de cette époque, je n'ai plus besoin de raconter la vie de Suger, elle appartient à l'histoire, xii et presque tous les détails qui nous en sont parvenus se trouvent soit dans sa Vie de Louis-le-Gros, soit dans le Panégyrique qu'écrivit en son honneur le moine Guillaume, son secrétaire, et que nous publions dans ce volume. Avant son élévation à la dignité d'abbé de Saint-Denis, chargé de diverses missions soit dans des assemblées ecclésiastiques, soit à la cour de Rome, appelé même à défendre, à main armée, quelques domaines de Saint-Denis contre les nobles brigands qui les dévastaient, il déploya tour à tour l'adresse d'un ecclésiastique et le courage d'un chevalier. Plus tard, et lorsque Louis-le-Gros en eut fait son conseiller le plus intime, il paraît que tant de puissance éblouit un moment Suger; saint Bernard parle de son faste, de sa hauteur, et du désordre qui s'était introduit dans son abbaye: «L'intérieur du monastère, dit-il, était rempli de chevaliers, ouvert quelquefois même aux femmes; on y entendait traiter des affaires de toute sorte; des querelles y éclataient; enfin on y rendait, sans retard et sans fraude, à César ce qui est à César, mais non pas à Dieu ce qui est à Dieu1. » Soit que les avertissemens de saint Bernard eussent re- xiii tiré Suger de ce premier enivrement du pouvoir, soit qu'il se fût aperçu du tort que lui faisait ce scandale, il ne tarda pas à le faire cesser; en 1127 il introduisit dans son abbaye une réforme sévère, la fit adopter à tous ses moines, l'adopta lui-même scrupuleusement, et son autorité à la cour n'en fut bientôt que mieux affermie. Fière de l'austérité de ses mœurs en même temps qu'elle profitait de son influence, l'Église le prônait en toute occasion; et les évêques, les abbés des plus célèbres monastères contemplaient avec un égal orgueil la magnifique église qu'il avait fait reconstruire à Saint-Denis, et l'humble cellule, large à peine de dix pieds et longue de quinze, où il vaquait seul à de pieux exercices. Après la mort de Louis-le-Gros, son pouvoir s'accrut encore; l'indolent et inhabile Louis-le-Jeune se déchargea sur lui de tout le poids du gouvernement. La régence de Suger, pendant la croisade du roi, de l'an 1147 à l'an 1149, est l'époque la plus glorieuse de sa vie; il maintint fermement l'autorité royale, réprima les usurpations des vassaux, établit quelque ordre partout où son influence put atteindre, fournit aux dépenses du roi en Palestine par la bonne administration des revenus de la couronne et l'amélioration de ses domaines, acquit enfin en xiv Europe une telle renommée qu'on venait d'Italie et d'Angleterre pour contempler les salutaires effets de son gouvernement, et que le nom de Salomon du siècle lui fut décerné par les étrangers ses contemporains. D'illustres évêques, de savans et subtils théologiens avaient seuls obtenu jusque-là, par leur autorité dans l'Église ou par leurs écrits, cette considération européenne; aucun homme n'y était parvenu par le seul mérite de sa conduite politique, et du ix° au xii° siècle, Suger est le premier exemple d'un ministre admiré, comme habile et sage, au-delà des monts et des mers.
Il ne se montra point avide de retenir cette pleine puissance que lui conférait l'éloignement du roi, et, par un rare désintéressement, les intérêts de l'État le préoccupaient davantage que ceux de sa propre ambition. Il s'était même opposé à la croisade dont il prévoyait les dangers, et n'avait cédé qu'aux ardentes exhortations de saint Bernard, aux ordres du pape, et à l'empire de l'opinion du temps. Lorsque quelques-uns des seigneurs qui avaient accompagné Louis, entre autres Robert de Dreux son frère, l'eurent abandonné en Palestine pour revenir sans lui en France, Suger ne cessa de le rappeler instamment dans ses États. xv «Les perturbateurs du repos public, lui écrivait-il, sont de retour, tandis qu'obligé de défendre vos sujets vous demeurez comme captif dans une terre étrangère. A quoi pensez-vous, seigneur, de laisser ainsi les brebis qui vous sont confiées à la merci des loups? Comment pouvez-vous vous dissimuler les périls dont les ravisseurs qui vous ont devancé menacent vos États? Non, il ne vous est pas permis de vous tenir plus long-temps éloigné de nous. Tout réclame ici votre présence. Nous supplions donc votre altesse, nous exhortons votre piété, nous interpellons la bonté de votre cœur, enfin nous vous conjurons, par la foi qui lie réciproquement le prince et les sujets, de ne pas prolonger votre séjour en Syrie au-delà des fêtes de Pâques, de peur qu'un plus long délai ne vous rende coupable, aux yeux du Seigneur, de manquer au serment que vous avez fait en recevant la couronne.... Vous aurez lieu, je pense, d'être satisfait de notre conduite. Nous avons remis entre les mains des chevaliers du Temple l'argent que nous avions résolu de vous envoyer. Nous avons de plus remboursé au comte de Vermandois les trois mille livres qu'il nous avait prêtées pour votre service Votre terre et vos hommes jouissent, quant à présent, d'une xvi heureuse paix. Nous réservons pour votre retour les reliefs des fiefs mouvans de vous, les tailles et les provisions de bouche que nous levons sur vos domaines. Vous trouverez vos maisons et vos palais en bon état par le soin que nous avons pris d'en faire les réparations. Me voilà présentement sur le déclin de l'âge; mais j'ose dire que les occupations où je me suis engagé pour l'amour de Dieu, et par attachement pour votre personne, ont beaucoup avancé ma vieillesse. A l'égard de la reine votre épouse, je suis d'avis que vous dissimuliez le mécontentement qu'elle vous cause, jusqu'à ce que, rendu en vos États, vous puissiez tranquillement délibérer sur cela et sur d'autres objets.» Louis se fit encore long-temps attendre; Suger eut à lutter contre les prétentions et les complots de Robert de Dreux et de son parti. Il comprit que seul il ne pouvait leur tenir tête, et convoqua hardiment à Soissons une assemblée des évêques et des principaux barons du royaume. Ce généreux appel à l'opinion et aux libertés du temps eut le résultat qu'il en attendait; l'assemblée lui donna raison et force contre ses ennemis. Battus en France, ils l'attaquèrent en Palestine, dans l'esprit du roi lui-même, qui, léger et crédule, accueillit d'abord leurs xvii délations. Mais, passant en Italie pour revenir dans ses États, Louis reçut du pape Eugène III, admirateur et ami de Suger, des impressions toutes contraires, et, à son arrivée en France, celles-ci furent pleinement confirmées par le bon ordre qu'il trouva établi, les ressources que lui avait ménagées Suger, et l'empressement que montra le régent à remettre au roi son pouvoir. D'autres pensées fermentaient dans la tête du vieillard; il avait désapprouvé, comme fatale aux intérêts du royaume, la croisade de son maître; mais les malheurs des Chrétiens d'Orient et le regret de voir la Terre-Sainte près de retomber aux mains des infidèles, étaient devenus sa préoccupation habituelle; il conçut le dessein de tenter lui-même en Palestine une nouvelle expédition, de lever à ses frais une armée, d'y consacrer toute son influence, toutes ses richesses, de déterminer les principaux évêques à suivre son exemple, et de diriger en personne cette entreprise, dont il espérait le salut de Jérusalem, sans danger pour la France et son roi. On verra, dans le récit de son biographe Guillaume, avec quelle ardeur persévérante il s'occupait de ce projet, même lorsque la maladie ne lui permit plus de s'en promettre la gloire; il avait déjà choisi le chef qu'il jugeait le plus capable de le xviii remplacer, et lui avait fait don de toutes les sommes rassemblées pour l'exécution, lorsqu'il mourut le 12 janvier 1151, à l'âge de soixante-dix ans. Le roi lui-même, avec un immense concours de prélats, de grands et de peuple, assista à ses obsèques célébrées en grande pompe dans l'église de Saint-Denis; et Simon Chèvre-d'Or, chanoine de Saint-Victor, son contemporain, composa en son honneur l'épitaphe suivante, que nous insérons ici comme un singulier exemple du cliquetis de jeux de mots et d'antithèses qui faisait l'esprit et l'éloquence du temps.
«Il est tombé l'abbé Suger, la fleur, le diamant, la couronne, la colonne, le drapeau, le bouclier, le casque, le flambeau, le plus haut honneur de l'église; modèle de justice et de vertu, grave avec piété, pieux avec gravité, magnanime, sage, éloquent, libéral, honnête, toujours présent de corps au jugement des affaires d'autrui, et l'esprit toujours présent pour lui-même. Le roi gouverna prudemment par lui les affaires du royaume; et lui, gouvernant le roi, était comme le roi du roi. Pendant que le roi passa plusieurs années outre mer, Suger tenant la place du roi, présida au soin du royaume. Il réunit deux choses qu'à peine quelque autre a xix pu réunir; il fut bon pour les hommes et bon pour Dieu. Il répara les pertes de sa noble église, en embellit le siège et le chœur, et la fit croître en éclat, puissance et serviteurs. Il était petit de corps, petit de race, et atteint ainsi d'une double petitesse, dans sa petitesse il ne voulut pas demeurer petit. Le septième jour, jour de sainte Théophanie, lui a ravi le jour; mais Théophanie l'a fait monter au jour pur et vrai, auprès de Dieu2. »
xx Outre la Fie de Louis-le-Gros qui est, à coup sûr, le morceau d'histoire le plus important de cette époque, il nous reste de Suger un petit Traité sur son administration du monastère de Saint-Denis, et spécialement sur la reconstruction de l'église, œuvre à laquelle il mettait sa gloire et qu'il raconte avec les plus minutieux détails. On a aussi conservé de lui des Lettres, dont quelques-unes, comme on en peut juger par celle que nous avons citée, sont d'un assez grand intérêt.
Ce fut peu d'années après sa mort que Guillaume, moine de Saint-Denis, qui avait été son confident et son secrétaire, écrivit sa Vie, à la demande d'un autre moine nommé Geoffroi. Cette biographie, bien qu'écrite avec l'emphase du panégyrique, ne manque point de vérité; elle nous donne sur le caractère et la manière de vivre de Suger, des renseignemens qu'on ne trouve point ailleurs, et porte l'empreinte d'un sentiment profond d'admiration et d'attachement pour le héros. On ne sait rien de plus sur l'auteur, si ce n'est qu'après la mort de Suger, il se brouilla avec l'abbé Odon de Deuil, son successeur, et se retira près de Châtellerault en Poitou, dans le prieuré de Saint-Denis en Vaulx, qu'il refusa ensuite de quitter, malgré les sollicitations de ses anciens xxi confrères qui s'efforçaient de le rappeler au milieu d'eux.
L'Histoire de Louis-le-Jeune, qui suit, dans ce volume, la Vie de Suger, lui a été attribuée, et le témoignage de son biographe Guillaume ne permet pas de douter qu'il n'eût eu en effet le dessein de l'écrire: «Il commença, dit-il, d'écrire aussi la vie du fils du roi Louis-le-Gros; mais la mort le prévint, et ne lui permit pas de conduire ce dernier ouvrage jusqu'à sa fin.» Par un hasard singulier, l'Histoire de Louis-le-Jeune que nous publions est incomplète, ainsi qu'une autre biographie du même prince, intitulée: Gesta Ludovici vii regis, que nous n'avons pas cru devoir donner, parce qu'elle ne contient que la répétition encore plus sèche et plus tronquée des mêmes faits. Mais M. de Sainte-Palaye a clairement démontré3 que ni l'un ni l'autre de ces fragmens historiques ne saurait être l'œuvre de Suger; ils s'étendent, l'un jusqu'en 1152, l'autre jusqu'en 1165, c'est-à-dire au delà de sa mort; ils fourmillent de contradictions et d'erreurs que Suger n'aurait pu commettre; enfin, il n'y est point question de lui ni de son gouvernement pendant la croisade de Louis-le-Jeune, tan- xxiidis qu'il est évident, par la Vie de Louis-le-Gros, qu'il se plaisait avec raison à raconter ce qui lui était personnel et les événemens auxquels il avait pris part. Suger ne peut avoir écrit, sur l'époque la plus active et la plus, glorieuse de sa vie, un ouvrage aussi insignifiant. Il est plus probable que l'un et l'autre sont sortis de la plume de quelque moine obscur de Saint-Denis.
F. G.
VITA LUDOVICI REGIS VI, QUI GROSSUS DICTUS, AUCTORE SUGERIO ABBATE B. DIONYSII IN FRANCIA. INCIPIT PROLOGUS IN GESTIS LUDOVICI REGIS COGNOMENTO GROSSI. Domino et digne reverendo Suessionensi episcopo GOSLENO, SUGERIUS, Dei patientia beati Areopagitae Dionysii abbas vocatus, Jesu Christi qualiscunque servus, Episcopo episcoporum episcopaliter uniri. Confert eorum deliberationi et judicio et nos et nostra subjici, quorum universali judicio odibilis et amabilis diversa diversis promulgabitur censura, cum nobilis vir sedebit in portis cum senatoribus terrae. Eapropter, virorum optime, etiam si cathedra non contulisset, cujus totus sum in eo cujus totus es tu, nec si plus quaeris, plus habeo, serenissimi regis Francorum Ludovici gesta approbatae scientiae vestrae arbitrio delegamus, ut quia nobis communiter promovendis et promotis benignissimus exstitit Dominus, ego scribendo, vos corrigendo, quem pariter amabamus, pariter et decantemus et deploremus. Neque enim charitati repugnat etiam beneficiis comparata amicitia, cum qui inimicos diligere praecipit, amicos non prohibeat. Duplici ergo, et, licet dispari, non tamen opposito beneficii et charitatis debito, excidamus ei monumentum aere perennius, cum et ejus circa cultum Ecclesiarum Dei devotionem, et circa regni statum mirabilem stylo tradiderimus strenuitatem cujus nec aliqua temporum immutatione deleri valeat memoria, nec a generatione in generationem suffragantis Ecclesiae pro impensis beneficiis orationum desistat instantia. Valeat celsitudo vestra inter coeli senatores feliciter episcopari.
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Au seigneur et, à juste titre, respectable Gosselin, évêque de Soissons; Suger, quoique le plus humble des serviteurs de Jésus-Christ, nommé, par la bonté de Dieu, abbé du monastère du bienheureux Denis l'aréopagite4, comme preuve d'union épiscopale avec l'évêque des évêques. Il convient de soumettre, et nous-mêmes et nos œuvres, à l'examen et au jugement des hommes dont, selon l'opinion universelle, la critique, sévère ou douce, s'exercera publiquement et diversement sur chacun, lorsque le noble chef de l'État siégera aux portes du palais avec les sénateurs du pays. C'est pour cette raison, ô toi le le meilleur des hommes, que, quand même l'union en la chaire de saint Pierre ne m'en ferait pas un devoir, je m'en remets à la décision de ta science, généralement reconnue, sur ce récit des actions du sérénissime roi des Français, Louis, à la mémoire duquel je suis, comme toi-même, entièrement dévoué; mais n'exige pas davantage de moi, car je ne saurais faire mieux. De cette ma- 2 nière et d'un commun accord, moi en écrivant, toi en corrigeant, nous, envers qui ce maître s'est montré si bon, et quand il s'agissait de nous élever aux dignités de l'État, et depuis qu'il nous y avait promus, nous célébrerons la vie et déplorerons la perte de celui à qui nous portions un amour égal. En effet, un attachement commandé par la reconnaissance des bienfaits ne répugne point à la charité chrétienne, puisque celui qui a ordonné d'aimer ses ennemis, ne défend pas de chérir ses amis; animés donc par ce double devoir de la gratitude et de la charité, devoirs differens sans être opposés, élevons à ce prince un monument plus durable que l'airain, en faisant connaître à nos neveux, par cet écrit, son zèle pieux pour l'honneur de l'Église de Dieu, et son courage admirable dans le gouvernement du royaume. Puisse sa mémoire ne jamais se perdre au milieu des changemens qu'amène la succession des temps, et que, de génération en génération, les instantes prières de l'Église, unie dans un même sentiment, ne lui manquent jamais en retour des biens dont il l'a comblée! Je souhaite à ta grandeur d'obtenir un jour la grâce de prendre son rang d'évêque parmi les plus augustes, habitans du ciel.
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VITA GLORIOSISSIMI LUDOVICI FRANCORUM REGIS ILLUSTRISSIMI INCIPIT FELICITER. CAPUT PRIMUM. I. Quam strenuus in adolescentia fuerit, et quanta strenuitate fortissimum regem Anglorum Willelmum Rufum paternum regnum turbantem repulerit. Gloriosus igitur et famosus rex Francorum Ludovicus regis magnifici Philippi filius, primaevae flore aetatis fere adhuc duodennis, seu tredennis, elegans et formosus, tanta morum probabilium venerabili industria, tanta amoenissimi corporis proceritate proficiebat, ut et sceptris futuris re ipsa amplificationem honorificam incunctanter promitteret, et Ecclesiarum et pauperum tuitioni spem votivam generaret. Altus puerulus, antiqua regum Caroli Magni et aliorum excellentiorum hoc ipsum testamentis imperialibus testificantium consuetudine, apud Sanctum Dionysium tanta et quasi nativa dulcedine ipsis sanctis martyribus suisque adhaesit, usque adeo ut innatam a puero eorum Ecclesiae amicitiam toto tempore vitae suae multa liberalitate et honorificentia continuaret, et in fine summe post Deum sperans ab eis seipsum et corpore et anima, ut, si fieri posset, ibidem monachus efficeretur, devotissime deliberando liberando contraderet. Sane praefata aetate, animo juvenili vigere maturabat virtus nativa impatiens venationum, et ludicrorum puerilium, quibus aetas hujusmodi lascivire et arma dediscere consuescit. Dumque multorum regni optimatum et egregie magnanimi regis Anglorum Guillelmi, magnanimioris Guillelmi regis filii Anglorum domitoris infestatione agitatur, robur probitatis vaporat, exercitio virtus arridet, inertiam removet, prudentiae oculum aperit, otium dissolvit, sollicitudinem accelerat. Guillelmus siquidem rex Anglorum, usui militiae aptus, laudis avarus famaeque petitor, cum, exhaeredato majore natu Roberto fratre suo, patri Guillelmo feliciter successisset, et post ejusdem fratris sui Hierosolymam profectionem ducatum Northmanniae obtinuisset sicut ejusdem Northmanniae ducatus se porrigit marchiis regni collimitans, quibuscunque poterat modis famosum juvenem nitebatur impugnare. Similiter et dissimiliter inter eos certabatur, similiter cum neuter cederet, dissimiliter cum ille maturus, iste juvenculus: ille opulentus et Anglorum thesaurorum profusor, mirabilisque militum mercator et solidator; iste peculii expers patri, qui beneficiis regni utebatur, parcendo, sola bonae indolis industria militiam cogebat, audacter resistebat. Videres juvenem celerrimum modo Bituricensium, modo Arvernorum, modo Burgundionum militari manu transvolare fines, nec idcirco tardius, si ei ignotescat, Vilcassinum regredi, et cum trecentis aut quingentis militibus praefato regi Guillelmo cum 10 millibus fortissime refragari, et, ut dubius se habet belli eventus, modo cedere, fugare modo. Talibus utrobique multi intercipiebantur congressionibus, quorum famosus juvenis, et sui, cum plures alios, tum comitem Simonem nobilem virum, Gislebertum de Aquila nobilem, et Angliae et Northmanniae aeque illustrem baronem, Paganum de Gisortio, qui castrum idem primo munivit Rex e contrario Angliae strenuum et nobilem comitem Matthaeum Bellimontensem, illustrem et magni nominis baronem Simonem de Monteforti, dominum Montis-Gai Paganum captos tenuerunt. Verum Angliae captos ad redemptionem celerem militaris stipendii acceleravit anxietas; Francorum vero longa diuturni carceris maceravit prolixitas, nec ullo modo evinculari potuerunt, donec suscepta ejusdem regis Angliae militia, hominio obligati regnum et regem impugnare et turbare jurejurando firmaverunt. Dicebatur equidem vulgo regem illum superbum et impetuosum aspirare ad regnum Francorum, quia famosus juvenis unicus patri erat de nobilissima conjuge Roberti Flandrensis comitis sorore (Berta). Qui enim duo supererant, Philippus et Florus, de super ducta Andegavensi comitissa Bertrada geniti erant, nec illorum appretiabatur successionem, si unicum primum decedere quocunque infortunio contingeret. Verum, quia nec fas nec naturale est Francos Anglis, imo Anglos Francis subjici, spem repulsivam rei delusit eventus. Nam, cum per triennium aut eo amplius haec insania se et suos exagitasset, nec per Anglos, nec per Francos hominio obligatus proficiendo voluntati suae satisfacere valeret, subsedit. Cumque in Angliam transfretasset, lasciviae et animi desideriis deditus, cum quadam die in Nova silva venationibus insisteret, subito inopinata sagitta percussus interiit (an. 1100). Divinatum est virum divina ultione percussum, assumpto veritatis argumento, eo quod pauperum exstiterat intolerabilis oppressor, Ecclesiarum crudelis exactor, et si quando episcopi vel praelati decederent, irreverentissimus retentor et dissipator. Imponebatur a quibusdam cuidam nobilissimo viro Galterio Tirello quod eum sagitta perfoderat Quem cum nec timeret, nec speraret, jurejurando saepius audivimus, et quasi sacrosanctum asserere quod ea die nec in in eam partem silvae in qua rex venabatur venerit, nec eum in silva omnino viderit. Unde constat tantam tam subito tanti divina potentia in favillam evanuisse insaniam, ut qui alios supervacanee inquietabat, gravius infinite inquietetur, et qui omnia appetebat, inglorius omnibus exuatur. Deo enim, qui baltheum regum discingit, regna et regnorum jura subjiciuntur. Successit eidem Guillelmo quam celeriter in regno frater minor natu (quoniam Robertus major in illa magna expeditione sancti sepulcri agebat) vir prudentissimus Henricus, cujus tam admiranda quam praedicanda animi et corporis strenuitas et scientia gratam offerrent materiam. Sed nil nostra refert, nisi si aliquid incidenter nostris convertibile, aliquando nos oporteat, sicut et de regno Lotharingorum, summatim praelibare. Francorum enim, non Anglorum gesta quodam scripto memoriae mandare proposuimus. CAPUT II. II. Quod Burcardum Monmorenciacensem virum nobilem ab infestatione Beati Dionysii cum omnibus complicibus suis compescuit. Ludovicus itaque famosus juvenis, jucundus, gratus et benevolus, quo etiam a quibusdam simplex reputabatur, jam adultus, illuster et animosus regni paterni defensor, Ecclesiarum utilitatibus providebat, oratorum, laboratorum et pauperum (quod diu insolitum fuerat) quieti studebat. Quo siquidem tempore inter venerabilem Beati Dionysii Adam abbatem et Burchardum nobilem virum dominum Mommorenciacensem accidit quasdam contentiones pro quibusdam consuetudinibus emersisse, quae in tantam ebullierunt irritationis molestiam, ut rupto hominio inter defoederatos, armis, bello, incendiis concertaretur. Quod cum auribus domini Ludovici insonuisset, indignatus aegre tulit. Nec mora, quin praefatum Burchardum ante patrem castro Pinciaco (Poissy) ad causas submonitum coegerit. Qui cum cadens a causa justitiam judicio exsequi noluerit, non tentus (neque enim Francorum mos est) sed recedens, quid incommodi, quid calamitatis a regia majestate subditorum mereatur contumacia, festinanter animadvertit. Movit namque formosus juvenis illico arma in eum, et in complices ejus confoederatos (quippe Matthaeum Bellimontensem comitem, et Drogonem Monciacensem (de Mouchy-le-Chátel), viros strenuos et bellicosos asciverat) terram ejusdem Burchardi depopulans, municipia et incurtes praeter castrum subvertens, pessumdedit, incendio, fame, gladio contrivit (an. 1101). Cumque de castro resistere pariter inniterentur, obsidione Francorum et Flandrensium Roberti avunculi et suorum castrum cinxit. His et aliis contritionum verberibus humiliatum voluntati et beneplacito suo curvavit, et querelam commotionis causam cum satisfactione pacavit. Drogonem vero Montiacensem, pro his et aliis, et maxime Ecclesiae Belvacensi irrogatis injuriis aggressus, cum ei extra castrum haud procul, ut breviori, si confert, regrederetur fuga, cum magna militari sagittaria manu, et balistaria obviasset, irruens in eum, retrocedere, castrumque ingredi armorum oppressione, absque se non permisit; sed irruens inter eos, et cum eis per portam, ut erat fortissimus palaestrita, et spectabilis gladiator, in medio castri et crebro percussus, et crebro percutiens, nullam pati dignatus est repulsam, nec recedere, donec cum supellectile totum castrum usque ad turris procinctum in medio concremavit. Tanta viri erat animositas, ut nec incendium declinare curaret, cum et ei et exercitui periculosum esset, et multo tempore maximam ei raucitatem generaret. Sic humiliatum in brachio virtutis Dei, qui in causa erat, subjectum tanquam clinicum voluntatis suae ditioni subjugavit. CAPUT III. III. Quod comitem Bellimontensem Matthaeum restituere castrum Lusarchias Claromontensi Hugoni coegit, cum ipse dominus Ludovicus idem castrum manu forti oppugnasset. Interea Bellimontis comes Matthaeus contra Hugonem Claromontensem virum nobilem, sed mobilem et simplicem, cujus filiam (Emmam) duxerat sponsam, longo animi rancore contendens, castrum nomine Lusarchium, cujus medietatem causa conjugii susceperat, totum occupare, turrim sibi armis et armatis satagit munire. Quid faceret Hugo, quam quod ad regni defensorem festinans, pedibus ejus prostratus, obortis lacrymis supplicat ut seni condescendat, gravissime gravato opem ferat? Malo, inquit, charissime domine, te terram totam meam habere, quia a te eam habeo, quam gener meus degener hanc habeat. Emori cupio, si eam auferat. Cujus lacrymabili calamitate animo compunctus, amicabiliter manum porrigit, suffragari promittit, spe exhilaratum remittit: spes autem non confundit. Velociter siquidem de curia exeunt, qui comitem conveniant, extraordinarie exspoliatum ordinarie vestiri ore defensoris praecipiant, de jure in curia ejus ratiocinando certa die decertent. Quod cum refutasset ulcisci, festinans defensor collecto exercitu multo in eum exsiliit, praefatumque castrum aggrediens modo armis, modo igne impugnans, multo congressu expugnavit, turrimque ipsam militari custodia munivit, et munitam Hugoni, sicut spoponderat restituit. CAPUT IV. IV. Quod cum aliud castrum ejusdem Matthaei Canliacum obsedisset, subita aeris intemperies exercitum in fugam coegit; et nisi ipse Ludovicus fortiter restitisset, pene exercitus deperisset, et quod ipse Matthaeus humiliter ei satisfecit. Movet itidem exercitum ad aliud ejusdem comitis castrum, nomine Canliacum, tentoria figit, machinas impugnatorias instrui praecepit. Verum multo aliter quam sperabat evenire contigit. Mutata quippe grata aeris temperie, ingrata et turbulenta intemperies emersit, tantoque et tam horribili impluvio tonitruorum coruscatione totam terram in nocte turbavit, exercitum affecit, equos caecidit, ut vix vivere quidam eorum sperarent. Quo intolerabili horrore cum quidam de exercitu in aurora fugam matutinam pararent, dormitante adhuc defensore in papilione, dolose tentoriis ignis est applicitus: ex quo, quia signum est recedendi, subito exercitus tam incaute quam confuse exire festinant, inopinatam recessionem, nec quid alii aliis conferant attendentes. Quorum incursu praecipiti multoque clamore dominus stupetactus, quaerens quid esset, equo insiliit post exercitum festinans, quia jam circumquaque dispersi erant, reducere nullo modo valuit. Quid aliud faceret famosus juvenis, quam ad arma currere, quam cum paucis quos potuit retrocedere, murum se pro praecedentibus opponere, saepe percuti, et saepe percutere? Verum etsi illi, quibus pereuntibus ipse murus erat, quiete et secure potuerunt fugere, tamen quia multi gregatim et disperse procul ab eo fugiebant, multi ab hostibus capti sunt. Inter quos excellentior captus fuit ipse Hugo Claromontensis, et Guido Silvanectensis, Herluinus Parisiensis, et obscuri nominis quamplures gregarii, et pedestris exercitus multi. Hac igitur lacessitus injuria, quanto rudis et ignarus infortunii hujusmodi hactenus fuerat, tanto cum Parisius redisset moti animi insolentia intumescebat, et ut ejus aetatis mos est, si tamen imitativa sit probitatis, movet et movetur. Et ut cito injuriam ulciscatur, exaestuans undecunque triplicato exercitu sagaciter aeque, ut prudenter, crebro ingeminat suspirio decentius mortem quam verecundiam sustinere. Quod cum amicorum relatione comperisset comes Matthaeus, ut erat elegans vir et facetus, impatiens verecundiae accidentalis domini sui, multiplicato intercessore, viam pacis affectare summopere investigat. Multa dulcedine, multis blandimentis animum juvenilem demulcere elaborat, satis convenienter nulla hoc factum deliberatione, sed ex contingenti accidisse, injuriam excusat, seque pronum ad ejus nutum satisfactioni praesentat. In quo quidem prece multorum, consilio familiarium, multo etiam patris rogatu, licet sero, viri animus mollescit, resipiscenti parcit, injuriam condonat, recuperabilia perdita comite reddente restaurat, captos liberat, Hugoni Claromontensi pacem, et quod castri praeoccupati suum erat firma pace reformat. CAPUT V. V. De Ebalo comite Ruciacensi. Infestabatur nobilis Ecclesia Remensis suorum et Ecclesiarum ad se pertinentium dilapidatione bonorum tyrannide fortissimi et tumultuosi baronis Ebali Ruciacensis, et filii ejus Guischardi. Qui quanto militiae agebatur exercitio (erat enim tantae magnanimitatis, ut aliquando cum exercitu magno, quod solos reges deceret, in Hispaniam proficisceretur) tanto insanior et rapacior his explendis depraedationibus, rapinis et omni malitiae insistebat. Tanti ergo et tam facinorosi viri apud dominum regem Philippum centies, et modo apud filium bis aut ter lugubri querela deposita, filius invective exercitum mediocrem fere septingentorum militum de nobilioribus Franciae optimatibus delectum cogit, Remis festinat, pene per duos menses multo conflictu praeteritas punit Ecclesiarum molestias: ejusdem praefati tyranni et fautorum ejus depopulatur terras, incendio solvit, rapinis exponit. Egregie factum, ut qui rapiebant rapiantur, et qui torquebant aeque aut durius torqueantur. Tanta siquidem erat domini et exercitus animositas, ut, quandiu ibi fuerit, aut vix aut nunquam praeter feria sexta et die Dominica, quieverint quin aut cum manuali congressione lancearum ac gladiorum committerent, aut terrarum destructione illatas injurias vindicarent. Certabatur ibi non contra Ebalum tantum, sed contra omnes illarum partium barones, quibus etiam maximorum Lotharingorum affinitas multo agmine celebrem affectabat exercitum. Agitur interea multis quaestionibus de pace, et quoniam diversae curae periculosaque negotia ad alias partes novi domini praesentiam votive devocabant, habito cum suis consilio, pacem a praefato tyranno Ecclesiis et impetravit, et acceptis obsidibus eam jurejurando firmari fecit. Taliter salutatum et flagellatum dimisit. Hoc etiam quod de Castronovo repetebat, in diem distulit.
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DE LOUIS-LE-GROS.
CHAPITRE PREMIER. Combien le prince Louis fut vaillant dans sa jeunesse, et avec quel courage il repoussa le redoutable roi des Anglais, Guillaume-le-Roux, qui inquiétait le royaume de son père5. DÈS la fleur de son printemps, et à peine âgé de douze ou treize ans, le glorieux et célèbre roi des Français, Louis, fils du grand roi Philippe, avait de si louables mœurs et de si beaux traits, et se distinguait tellement, soit par une admirable activité d'esprit, présage de son caractère futur, soit par la hauteur de son agréable stature, qu'il promettait à la couronne dont il devait hériter, un agrandissement prompt et honorable, et à l'Église ainsi qu'aux pauvres, un protecteur assuré. Cet auguste enfant, fidèle à l'antique habitude qu'ont eue les monarques, Charles-le-Grand et autres excellens princes, et qu'attestent les testamens des empereurs, s'attacha d'un amour si fort, et pour ainsi dire héréditaire, aux reliques des Saints martyrs qui sont à Saint- 4 Denis, et à celles de ce saint lui-même, que pendant toute sa vie il conserva pour l'église qui les possède, et prouva par une honorable libéralité les sentimens nés chez lui dès son enfance, et qu'à son heure suprême, espérant beaucoup dans ces saints après Dieu, il résolut pieusement de se lier à eux, corps et ame, et de se faire moine dans cette abbaye, s'il en avait la possibilité. A l'âge dont nous parlons, cette jeune ame se montrait déjà tellement mûre pour une vertu forte et active, qu'il dédaignait la chasse et les jeux de l'enfance, auxquels cet âge a coutume de s'abandonner, et pour lesquels il néglige d'apprendre la science des armes. Dès qu'il se vit tourmenté par l'agression de plusieurs des grands du royaume, et surtout de l'illustre roi des Anglais, Guillaume, fils de Guillaume plus illustre encore, vainqueur et monarque des Anglais, le sentiment d'une énergique équité l'échauffa; le desir de faire l'épreuve de son courage lui sourit, il rejeta loin de lui toute inertie, ouvrit les yeux à la prudence, rompit avec le repos et se livra aux soins les plus actifs. En effet, Guillaume, roi des Anglais, habile et expérimenté dans la guerre, avide de louanges et affamé de renommée, avait, par suite de l'exhérédation de son frère aîné Robert, succédé heureusement à son père Guillaume après le départ de ce même frère pour Jérusalem. Il devint maître du duché de Normandie, chercha, comme duc de cette province, à étendre ses limites qui confinaient aux marches du royaume, et s'efforca par tous les moyens possibles de fatiguer par la guerre le jeune et fameux Louis. La lutte entre eux était tout à la fois sem- 5 blable et différente: semblable en ce qu'aucun des deux ne cédait à son adversaire; différente en ce que l'un était dans la force de l'âge mûr, et l'autre à peine dans la jeunesse; en ce que celui-là, opulent et libre dispensateur des trésors de l'Angleterre,recrutait et soudoyait des soldats avec une admirable facilité; tandis que celui-ci, manquant d'argent sous un père qui n'usait qu'avec économie des ressources de son royaume, ne parvenait à réunir des troupes que par l'adresse et l'énergie de son caractère, et cependant résistait avec audace. On voyait ce jeune guerrier, n'ayant avec lui qu'une simple poignée de chevaliers, voler rapidement et presque au même instant au-delà des frontières du Berry, de l'Auvergne et de la Bourgogne, n'être pas pour cela moins prompt, s'il apprenait que son ennemi rentrait dans le Vexin, à s'opposer courageusement, avec trois ou cinq cents hommes, à ce même roi Guillaume, marchant à la tête de dix mille combattans, et enfin tantôt céder, tantôt résister pour tenir en suspens l'issue de la guerre. Dans tous ces petits combats il se fit des deux parts beaucoup de prisonniers; l'illustre et jeune prince et les siens s'emparèrent entre autres du comte Simon, homme noble, de Gilbert de l'Aigle, fameux baron d'Angleterre et de Normandie, et de Pains de Gisors qui, le premier, fortifia ce château; de son côté le monarque Anglais retint captifs le courageux et noble comte Matthieu de Beaumont, le célèbre baron Simon de Monfort, homme d'un grand nom, et Pains, seigneur de Montjai. La difficulté de payer le service militaire força de consentir promptement au rachat des prisonniers an- 6 glais; mais ceux que le roi d'Angleterre avait faits sur les Français eurent à souffrir les horreurs d'une longue captivité. Rien ne put briser leurs fers si ce n'est lorsque, se liant par la foi et hommage, et prenant parti dans l'armée du roi d'Angleterre, ils s'engagèrent par serment à combattre et troubler le royaume de France et son roi. On disait même généralement que ce superbe et ambitieux prince Guillaume aspirait au royaume des Français, parce que le jeune et déjà renommé Louis était le seul fils que son père eût eu de sa très-noble épouse6, sœur de Robert, comte de Flandre. ll existait bien encore deux autres fils, Philippe et Florus; mais ils étaient nés de Bertrade, comtesse d'Angers, donnée pour belle-mère à Louis du vivant de sa mère, et on ne tenait aucun compte de leurs droits à la succession, s'il arrivait que, par un malheur quelconque, le premier fils unique périt. Cependant, comme il n'est ni juste ni naturel que les Français soient soumis aux Anglais, ni même que les Anglais le soient aux Français, l'événement trompa cet espoir révoltant. Après avoir, en effet, pour cette folle idée, tourmenté lui et les siens pendant trois ans et plus, ne pouvant réussir avec l'aide des Anglais ni même des Français, qu'il avait contraints de lui prêter foi et hommage, à satisfaire ses desirs, le roi Guillaume se tint tranquille. De retour en Angleterre, il s'abandonna tout entier à ses caprices et à la débauche, et un certain jour qu'il se livrait au plaisir de la chasse dans la forêt Neuve, il fut tout à coup, et à l'improviste, frappé d'une flèche et mourut7. On conjectura 7 que cet homme était tombé victime de la vengeance divine, et l'on donna comme preuve de la vérité de cette opinion, qu'il s'était toujours montré l'insupportable oppresseur des pauvres, la cruelle sangsue des églises, et l'impudent détenteur et dissipateur de leurs biens, lorsque par hasard des évêques ou des prélats venaient à décéder. Certaines gens accusèrent le très-noble homme Gautier Tyrrel d'avoir percé Guillaume de sa flèche; mais nous l'avons entendu souvent, et à une époque où il n'avait rien à craindre ou à espérer, affirmer sous serment, et presque par ce qu'il y a de plus saint, que le jour de la mort du roi, lui, Tyrrel, n'avait pas été dans la partie de la forêt où chassait ce prince, et que même jamais il ne l'avait vu dans cette forêt. Il est donc évident que l'incroyable folie d'un si grand personnage ne fut si subitement réduite en cendres que par la puissance divine, afin que celui qui tourmentait inutilement les autres éprouvât des tourmens infiniment plus cruels, et que celui qui convoitait toutes choses, fut honteusement dépouillé de tout; car les royaumes et les droits des royaumes sont soumis à Dieu, qui brise le glaive des rois. Robert, l'aîné des frères de ce Guillaume, étant toujours retenu par la grande expédition du saint sépulcre, aux Etats de celui-ci succéda sur-le-champ son frère cadet Henri, homme d'une haute sagesse, qui, par sa science et une force d'ame et de corps aussi étonnante que digne d'éloges, fournira un beau sujet à l'histoire. Mais ce qui concerne ce prince est étranger à notre ouvrage, à moins que quelque fait ne s'y rattache évidemment, et qu'il ne nous faille en parler sommairement comme 8 nous le ferons du royaume de Lorraine. Ce sont en effet certaines actions des Français, et non celles des Anglais, dont nous nous sommes proposé de conserver la mémoire par cet écrit.
Comment le prince Louis empêcha le noble homme Bouchard8 de Montmorency et ses complices de dévaster les terres de saint Denis.
Louis donc, ce jeune héros, gai, se conciliant tous les cœurs, et d'une bonté qui le faisait regarder par certaines gens comme un homme simple, était à peine parvenu à l'adolescence, qu'il se montrait déjà, pour le royaume de son père, un défenseur illustre et courageux, pourvoyait aux besoins des églises, et, ce qui avait été négligé long-temps, veillait à la tranquillité des laboureurs, des ouvriers et des pauvres. Vers ce temps, il arriva qu'entre le vénérable Adam, abbé de Saint-Denis, et Bouchard, noble homme, seigneur de Montmorency, s'élevèrent, en raison de quelques coutumes, certaines discussions qui s'échauffèrent si fort, et en vinrent malheureusement à un tel excès d'irritation, que l'esprit de révolte brisant tous les liens de la foi et hommage, les deux partis se combattirent par les armes, la guerre et l'incendie. Ce fait étant parvenu aux oreilles du seigneur Louis, il en manifesta une vive indignation, et n'eut 9 point de repos qu'il n'eut contraint le susdit Bouchard, dûment sommé, à comparaître au château de Poissy devant le roi son père, et à s'en remettre à son jugement9. Bouchard ayant perdu sa cause, refusa de se soumettre à la condamnation prononcée contre lui, et se retira sans qu'on le retînt prisonnier, ce que n'eût pas permis la coutume des Français; mais tous les maux et les calamités dont la majesté royale a droit de punir la désobéissance des sujets, il les éprouva bien vite. En effet, le jeune et beau prince porta sur-le-champ ses armes contre lui et contre ses criminels confédérés, Matthieu comte de Beaumont, et Dreux10 de Mouchy-le-Châtel, hommes ardens et belliqueux qu'il avait attirés à son parti. Dévastant les terres de ce même Bouchard, renversant de fond en comble les bâtimens d'exploitation et les petits forts, à l'exception du château, Louis désola le pays et le ruina par l'incendie, la famine et le glaive; de plus, comme les ennemis s'efforcaient de se défendre dans le château, il en forma le siége avec les Français et les Flamands de son oncle Robert11, et ses propres troupes. Ayant, par ce coup et d'autres semblables, contraint au repentir Bouchard humilié, il le courba sous le joug de sa volonté et de son bon plaisir, et termina, moyennant une pleine satisfaction, la querelle, cause première de ces troubles. Quant à Dreux, seigneur de Mouchy-le-Châtel, Louis l'attaqua en raison de la part qu'il avait prise à cette guerre, d'autres faits encore, et surtout de dommages causés à l'église de Beauvais. Dreux avait quitté son château, 10 mais sans beaucoup s'en éloigner, afin de pouvoir s'y réfugier promptement si la nécessité l'exigeait. Il s'avança, suivi d'une troupe d'archers et d'arbalêtriers, à la rencontre du prince; mais le jeune guerrier fondant sur lui. l'accabla si bien par la force des armes, qu'il ne lui laissa pas la faculté de fuir et de rentrer dans son château sans s'y voir poursuivi: se précipitant vers la porte au milieu des gens de Dreux et avec eux, ce vigoureux champion, d'une rare habileté à manier l'épée, reçut et porta mille coups, parvint au centre même du château, ne s'en laissa pas repousser, et ne se retira qu'après l'avoir entièrement consumé par les flammes, jusqu'aux fortifications extérieures de la tour, avec ce qu'il contenait d'approvisionnemens en tous genres. Une telle ardeur animait ce héros, qu’il ne songeait pas même à se mettre à l'abri de l'incendie, où lui et son armée coururent un grand danger, et qui lui laissa pendant long-temps un très-fort enroûment. C'est ainsi qu'il plia sous l'autorité de sa volonté cet homme abattu comme un malade à l'extrémité, et humilié parle bras de la toute-puissance de Dieu, qui lui-même était intéressé dans cette guerre.
Comment le prince Louis, s'emparant à main armée du château de Luzarches, contraignit Matthieu comte de Beaumont à restituer ce château à Hugues de Clermont.
Cependant Matthieu comte de Beaumont, nourrissant une longue rancune de cœur contre Hugues de Clermont, noble homme, mais simple et léger, dont il avait épousé la fille, s'empara de la totalité du château nommé Luzarches, dont il possédait déjà la moitié en raison de son mariage, et ne négligea rien pour se fortifier dans la tour en la remplissant d'armes et de soldats. Que pouvait faire Hugues, sinon de courir en toute hâte auprès du défenseur du royaume, de se prosterner à ses pieds, et de le supplier, en pleurant, de compatir aux malheurs d'un vieillard, et de secourir un homme cruellement opprimé? «J'aime mieux, dit-il, très-cher seigneur, que tu reprennes toute ma terre, puisque je la tiens de toi, que de voir mon gendre dénaturé s'en rendre maître, et je desire mourir s'il faut qu'il m'en dépouille.» Touché jusqu'au fond du cœur de sa lamentable infortune, le jeune prince lui tend la main, promet de le servir, et le renvoie comblé de joie et d'espérance. Cette espérance n'est pas déçue: sur-le-champ partent en toute hâte du palais des messagers qui vont trouver le comte, lui enjoignent, de la part du protecteur de Hugues, de remettre ce dernier en la possession habituelle du bien dont il était 12 si étrangement dépouillé, et ordonnent que tons deux viennent ensuite à la cour du prince plaider et soutenir leurs droits. Le comte ayant refusé d'obéir, le défenseur de son adversaire s'empresse d'en tirer vengeance, rassemble une armée considérable, vole contre le rebelle, attaque le château, le presse tantôt par le fer, tantôt par le feu, s'en rend maître après plusieurs combats, place dans la tour même une forte garnison, et, comme il l'avait promis, la rend à Hugues après l'avoir ainsi mise en état de défense.
Comment le prince Louis ayant attaqué un autre château du même Matthieu, dit Chambly, une tempête subite dispersa son armée qui eût péri si le prince lui-même n'eût résisté vaillamment; et comment ledit Matthieu se soumit humblement à lui.
De là le prince Louis conduisit cette même armée contre un autre château appelé Chambly, appartenant au même comte; il dressa ses tentes et ordonna de disposer les machines pour le siége. Mais il en arriva cette fois tout autrement qu'il ne l'espérait. Le temps jusqu'alors très-beau changea subitement; un affreux et violent orage éclata tout-à-coup, effraya tellement la terre durant toute la nuit par une horrible pluie, le feu des éclairs et le fracas du tonnerre, jeta une si grande terreur dans la troupe, et tua tant de chevaux qu'à peine quelques hommes conservaient l'espoir de survivre à ce fléau. Certaines gens de l'armée, frappés d'une horreur insurmontable, s'étant préparés 13 à fuir de grand matin, et au moment où paraîtrait l'aurore, le feu fut mis traîtreusement aux tentes pendant que le défenseur de l’État dormait encore dans la sienne. A la vue de ce feu, signal ordinaire de la retraite, les soldats partent sur-le-champ et en toute hâte avec autant d'imprudence que de confusion, redoutant qu'on ne les force à retourner sur leurs pas, et ne songeant pas même à se réunir les uns aux autres. Étonné de leur fuite précipitée ainsi que de leurs bruyantes clameurs, le seigneur Louis s'informe de ce qui est arrivé, s'élance sur son cheval et vole après ses soldats; mais déjà ils étaient dispersés de tous côtés, et il ne réussit par aucun moyen à les ramener. Que restait-il à faire au jeune héros, si ce n'est d'avoir recours aux armes, d'aller, avec le petit nombre d'hommes qu'il peut rallier à lui, s'opposer comme un mur à ceux qui couraient en avant, de frapper et d'être lui-même frappé souvent? Les premiers des fuyards dont il barra le chemin, comme l'eût fait un mur, auraient pu sans doute effectuer leur retraite tranquillement et avec sécurité: cependant, comme beaucoup d'entre eux se dispersèrent loin de lui ça et là, et en petites troupes, il y en eut un grand nombre pris par l'ennemi. Parmi les captifs les plus distingués furent Hugues de Clermont lui-même, Guy de Senlis, Herluin de Paris; on y compta aussi plusieurs simples chevaliers d'un nom obscur et une foule de gens de pied. Plus Louis avait été jusque-là sans expérience et ignorant de telles infortunes, plus il s'irrita de ce honteux échec; de retour à Paris, il se laissa emporter à l'indignation de son ame violemment émue; et comme il arrive toujours à 14 la jeunesse, pour peu cependant qu'elle se montre portée à imiter ce qui est honnête, il communiqua à ce qui l'entourait l'ardeur dont il était agité. Brûlant de laver promptement son injure, il rassembla de toutes parts, avec autant d'adresse que de prudence, une armée trois fois plus nombreuse que la première, et prouva par ses soupirs profonds et redoublés qu'il était prêt à supporter plutôt une mort honorable que l'ignominie. Le comte Matthieu, homme poli et bien élevé, instruit de ces détails par le rapport de ses amis, ne put soutenir l'idée de l'affront accidentel qu'avait reçu son seigneur, fit agir une foule d'intercesseurs et mit tous ses soins à se frayer les voies de la paix; il s'efforça, comme il convenait, de calmer, par des démarches pleines de douceur et des prévenances flatteuses, l'ame fière du jeune prince, excusa le revers qu'avait éprouvé Louis, en protestant qu'il n'avait été le résultat d'aucun projet formé d'avance, mais l'œuvre pure du hasard, et se déclara prêt à obéir à son moindre signe et à lui donner les satisfactions qu'il exigerait. Cédant, quoique avec peine, aux prières d'un grand nombre de gens, aux conseils de ses familiers et aux instances réitérées de son père lui-même, le héros laissa son cœur s'amollir, consentit à épargner l'ennemi qui se repentait, lui remit sa faute, fit restituer par le comte à ceux qu'on avait dépouillés ce qui put se retrouver de leurs biens, délivra les prisonniers, et par un traité dûment garanti, assura à Hugues de Clermont la paix et ce qui lui appartenait dans le château reconquis précédemment.
D'Ebble, comte de Roussi.
La noble église de Rheims voyait ses biens, et ceux des églises qui relevaient d'elle, ravagés par la tyrannie du très-courageux et turbulent baron Ebble de Roussi et de son fils Guichard: plus on cherchait à lui opposer de résistance par les armes, plus ce baron, dont l'ardeur guerrière était telle qu'un jour, ce qui ne convenait qu'à des rois, il alla combattre en Espagne à la tête d'une grande armée, se montrait avide d'étendre au loin ses furieuses dévastations, et se livrait au pillage ainsi qu'à toute espèce de malice. Les plaintes les plus lamentables contre cet homme si redoutable par sa bravoure, mais si criminel, avaient été portées cent fois au, seigneur roi Philippe, et tout récemment deux ou trois fois à son fils. Celui-ci, dans son indignation, réunit une petite armée à peine composée de sept cents chevaliers, mais tous choisis parmi les plus nobles des grands de la France, marche en toute hâte vers Rheims, venge en moins de deux mois, par des combats sans cesse renouvelés, les torts faits anciennement aux églises, ravage les terres du tyran et de ses complices, et porte partout la désolation et l'incendie; justice bien louable, qui faisait que ceux qui pillaient étaient pillés à leur tour, et que ceux qui tourmentaient étaient pareillement ou même plus durement tourmentés. Telle était l'animosité du 16 seigneur prince et de ses soldats, que tant qu'ils lurent dans le pays ils ne prirent aucun repos, et qu'à l'exception du dimanche et du très-saint sixième jour de la semaine, à peine s'en passa-t-il un seul sans qu'ils en vinssent aux mains avec l'ennemi, combattissent avec la lance et l'épée, ou sans qu'ils vengeassent, par la destruction des terres du baron, les crimes dont il s'était rendu coupable. On eut à lutter là non seulement contre Ebble, mais encore contre tous les barons de cette contrée, auxquels leurs alliances de famille avec les plus grands d'entre les Lorrains donnaient une armée renommée par le nombre de ses combattans. Cependant on mit en avant plusieurs propositions de conciliation; alors le jeune seigneur Louis, dont des soins divers et des affaires d'une haute importance exigeaient impérieusement la présence sur d'autres points du royaume, prit conseil des siens, força le tyran d'accorder bonne paix pour les églises, la fit confirmer par la foi du serment, et prit des otages. C'est ainsi qu'il renvoya Ebble dûment puni et humilié, et remit à un autre temps à prononcer sur ses prétentions à l'égard de Neuf-Château.
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CAPUT VI. VI. De castro Maudunensi Et nec minus celebrem Aurelianensi Ecclesiae suffragando tulit opem militarem, cum et Leonium virum nobilem, Mauduni castri episcopi Aurelianensis hominem, majorem ejusdem castri partem, et alterius dominium praefatae Ecclesiae auferentem, manu forti compescuit. In eodem castro eum cum multis inclusit, castroque recepto cum in proxima domui suae ecclesia erectis propugnaculis defensioni inniteretur, ut fortis fortiori subjicitur, armorum et flammarum ingestione intolerabiliter opprimitur. Nec solus diuturni anathematis mulctam solvit, cum et ipse et multi alii ferme sexaginta flamma praevalente de turre corruentes, lancearum erectarum et occurrentium sagittarum cuspide perfossi, extremum spiritum exhalantes, miseras animas cum dolore ad inferos transtulerunt. CAPUT VII. VII. De castro, qui dicitur Mons-Acutus.
Castrum, quod dicitur Mons Acutus, validissimum in pago Laudunensi, occasione cujusdam matrimonii contigit Thomam de Marna obtinuisse, hominem perditissimum, Deo et hominibus infestum, cujus intolerabilem velut immanissimi lupi rabiem inexpugnabilis castri audacia concrescentem, cum omnes circumquaque compatriotae et formidarent et abhorrerent, ipse qui dicebatur pater ejus Engeirrannus de Bova vir venerabilis et honorificus egregie, et praeter alios, illum de castro ejicere ob ejus fautiosam tyrannidem moliebatur (circa an. 1104). Communicatum est inter eos, ipsum videlicet, Engeirrannum et Ebalum Ruciacensem, cum omnibus quos allicere sibi potuerunt, castrum et in castro eum obsidere, circumquaque eum et pallo et vimine circumcingere, cumque multa mora fame periclitantem ad deditionem cogere, castrumque si posset fieri subvertere, eumque perenni carcere condemnare. Quod videns vir nequam, jam firmatis castellis, cum nec dum vallo ab alio ad aliud clausum esset, nocte furtim exsiliit, et festinans ad famosum juvenem collaterales ejus muneribus et promissis corrupit, et ut ei militari suffragaretur subsidio, citissime obtinuit. Flexilis quippe et aetate et moribus, collecto septingentorum militum exercitu, ad partes illas festinat accedere. Qui cum castello Acuti montis appropinquaret, viri qui castrum circumcluserant, nuntios ad eum delegant tanquam designato domino, ne removendo eos ab obsidione vituperium inferat, supplicant, opponentes ne pro perditissimo homine servitium tantorum amittat, infaustum perniciosius sibi quam eis, si nequam tuto remaneat, veraciter profitentes. At vero cum nec blanditiis, nec minis a proposito eum devocare valerent, veriti sunt in designatum dominum committere, et proponentes cum ipse rediret ab obsidione recidivo bello redire, cesserunt, et quidquid facere vellet inviti sustinuerunt. Ipse vero in manu potenti disruptis et defossis circumquaque omnibus municipiis, Acutum montem emancipavit, et tam armis quam victualibus eorum sophismata denodans copiosum reddidit. Eapropter optimates, qui amore et timore ejus cesserant, quia in nullo pepercerat, succensentes dolent, nec ulterius se ei deferre jurejurando minantur. Cumque eum egredi conspiciunt, castra movent, acies bellatorum componunt, ipsumque tanquam inituri cum eo prosequuntur. Hoc unum mutuae congressioni oberat, quod inter acies utriusque partis torrens tarde transitum porrigens convenire prohibeat Sic utraque classica, et pila minantia pilis, prima et altera die se conspicantur, cum subito venit ad Francos quidam joculator probus miles ab opposita parte, nuntians irrefragabiliter primo quo inveniretur accessu eos committere, et illatam pro libertate injuriam hastis et gladiis vindicare, seque ad naturalem dominum, ut pro eo et cum eo dimicet, eos dimisisse. Insonuit rumor per tentoria castrorum, et militum audacia tripudiat. Loricarum et galearum splendida pulchritudine se exornant, animositatem exagitant, et si forte transitus eis occurrat, torrentem transilire accelerant, dignum ducentes magis ut hostes aggrediantur quam quod se defendant. Quod videntes nobilissimi viri Engeirrannus de Bova, Ebalus de Ruciaco comes, Andreas de Rameru, Hugo Albus de Firmitate, Robertus de Capiaco, et alii sapientes et discreti, audaciam designati domini admirantes, consulte ei deferre elegerunt, et pacifice ad eum venientes, pubertatem ejus amplexati sunt, dextrasque amicitiae contradentes, se et suos ejus servitio spoponderunt. Nec multo post, ut divinae ascribatur voluntati impiorum subversio, et castrum et matrimonium incestu consanguinitatis foedatum divortio amisit. CAPUT VIII. VIII. De Milone, quomodo intravit castrum Montis-Leherii. His et aliis virtutum provectibus designatus dominus conscendens, regni administrationi, et reipublicae, sicut se rei opportunitas offerebat, sagaciter providere, recalcitrantes perdomare, castella infestantia quibuscunque modis aut occupare, aut incurvare strenue sategebat. Unde cum Guido Trucellus filius Milonis de Monte Leherii viri tumultuosi et regni turbatoris, a via sancti sepulcri domum repedasset, fractus longi itineris anxietate, et diversarum poenarum molestia, et quia extraordinarie Antiochiam timore Corboranni per murum descendens, Deique exercitum intus obsessum relinquens, toto corpore destitutus defecit, timensque exhaeredari unicam quam habebat filiam (Elisabeth), domini regis Philippi et filii Ludovici voluntate et persuasione, (valde enim appetebant castrum) filio regis Philippo de superducta Andegavensi comitissa nuptui tradidit (an. 1104), et ut in amorem suum frater major dominus Ludovicus firmissime confoederaret, castrum Meduntense prece patris matrimonio confirmavit. Qua occasione castro custodiae suae recepto, tanquam si oculo suo festucam eruissent, aut circumsepti repagula dirupissent, exhilarescunt. Testabatur quippe pater filio Ludovico nobis audientibus, ejus defatigatione acerbissime gravatum. Age, inquiens, fili Ludovice, serva excubans turrim, cujus devexatione pene consenui, cujus dolo et fraudulenta nequitia nunquam pacem bonam et quietem habere potui. Hujus infidelitas fideles infideles, infideles infidelissimos procreabat, perfidos cominus eminusque concopulabat, nec in toto regno quidquam mali absque consensu eorum aut opere fiebat. Cumque a fluvio Sequanae Curbolio, medio viae Monte Leherii, dextra a Castello forti pagus Parisiacus circumcingeretur, inter Parisienses et Aurelianenses tantum confusionis chaos firmatum erat, ut neque hi ad illos, neque illi ad istos absque perfidorum arbitrio, nisi in manu forti valerent transmeare. Verum praefati causa matrimonii sepem rupit, accessum jucundum utriusque reparavit. Huc accessit quod Guido de Rupeforti, vir peritus et miles emeritus, praefati Guidonis Truselli patruus, cum ab itinere Hierosolymitano famose copioseque redisset, regi Philippo gratanter adhaesit. Et quia antiqua familiaritate jam et alia vice ejus dapifer exstiterat, tam ipse quam filius ejus dominus Ludovicus agendis reipublicae dapiferum praefecerunt, ut et castrum praenominatum Montis Leherii deinceps quiete possiderent, et de comitatu eorum collimitante, videlicet Rupeforti et Castelloforti, et aliis proximis castellis, et pacem et servitium (quod insolitum fuerat) vindicarent. Quorum mutua eo usque processit familiaritas, ut patris persuasione filius dominus Ludovicus filiam ejusdem Guidonis necdum nubilem matrimonio solemni reciperet (An. 1104). Sed quam sponsam recepit uxorem non babuit, cum ante thorum tibulus consanguinitatis oppositus matrimonium post aliquot annos dissolverit. Sic eorum per triennium continuata est amicitia, ut pater et filius se ei supreme crederent, et ipse comes Guido filiusque ejus, Hugo Creciacensis, regni defensioni et honori totis viribus inniterentur. Verum quia Quo semel est imbuta recens servabit odorem Testa diu, (Horat. epist. 2, vers. 69) viri de Monte Leherii consuetae perfidiae aemuli dolose machinati sunt per Garlandenses fratres, qui tunc regis et filii incurrerant inimicitias, quo modo vicecomes Trecensis Milo minor frater Guidonis Truselli, cum matre vicecomitissa, et magna manu militum venit, castroque ab omnibus votivo receptus perjurio, beneficia patris saepius lacrymando replicat, generosam et naturalem eorum industriam repraesentat, fidem mirabilem praedicat, revocationi suae gratiarum actiones reportat, et ut bene coepta bene perficiant, genibus eorum provolutus suppliciter exorat. Tali et tam lugubri genuflexione flexi currunt ad arma, festinant ad turrim, committunt contra defensores turris gladiis, lanceis, igne, sudibus, et saxis acerrime, ut et antemurale turris pluribus in locis perfoderent, et multos turrim defendentium ad mortem vulnerarent. Erat siquidem in eadem turri uxor praefati Guidonis, et filia domino Ludovico desponsata. Quod cum auribus dapiferi Guidonis insonuisset, ut erat vir unanimis expedite exsiliit, et cum quanta manu militum potuit, castello audacter appropinquavit; sed et ut se undecunque sequantur velociter, velocissimos nuntios misit. Qui autem turrim impugnabant, a monte eum videntes, quia nondum turrim vincere potuerant, adventum subitum domini Luvovici tanquam jugulum formidantes retrocesserunt, et an starent, an fugam facerent, haerere coeperunt. Guido vero, ut erat strenuus et in arte providus, Garlandenses consulte a castro ascivit, pacem regis et domini Ludovici, et gratiam jurejurando firmavit, et eos, et eorum taliter ab incoepto removit, eorumque defectu et ipse Milo defecit, et celerem fugam infecta fauctione flens et ejulans arripuit. Quo audito, dominus Ludovicus ad castrum celerrime acceleravit, compertaque veritate, quia nihil perdiderat, gaudebat, et qui factiosos non invenerat, ut eos patibulo affigeret, dolebat. Remanentibus vero, quia Guido jurejurando firmaverat, pacem dominus Ludovicus servavit. Sed ne quid simile deinceps molirentur, totam castri munitionem praeter turrim dejecit
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Du château de Meûn.
Il ne s'illustra pas moins en prêtant le secours de ses armes à l'église d'Orléans. Léon, noble homme du château de Meûn, et vassal de l'évêque d'Orléans, avait enlevé à cette église la plus grande partie dudit château et la suzeraineté d'un autre; Louis, à la tête d'une forte armée, le dompta et le contraignit à se renfermer dans ce même château avec beaucoup des siens. Le château pris, Léon s'efforça de se défendre dans une église voisine de sa demeure, et qu'il avait fortifiée. Mais le fort fut subjugué par un plus fort que lui; Léon se vit accablé d'une telle nuée de flèches et de traits enflammés qu'il ne put résister. Il ne fut pas seul victime de l'excommunication qu'il avait encourue depuis long-temps, car beaucoup d'autres, au nombre de près de soixante, se précipitèrent avec lui du haut de la tour que surmontait la flamme, et percés par le fer des lances dirigées contre eux et des flèches qu'on leur décochait, ils exhalèrent leur dernier soupir et rendirent douloureusement aux enfers leurs ames criminelles.
Du château de Montaigu.
Un très-fort château du pays de Laon, appelé Montaigu, était tombé, par suite d'un certain mariage, en la possession de Thomas de Marle, homme perdu de crimes et non moins odieux à ses semblables qu'à Dieu. De toutes parts, ses compatriotes redoutaient et subissaient sa rage intolérable comme celle du loup le plus cruel, et accrue par l'audace que lui donnait son inexpugnable château; aussi celui même qui passait pour son père, Enguerrand de Boves, homme respectable et fort honoré, travaillait vivement, et plus que tout autre, à le chasser de son château à cause de sa féroce tyrannie12. Ce même Enguerrand, Ebble de Roussi, et tous ceux qu'ils purent attirer dans leur parti, convinrent donc entre eux d'assiéger son château et lui-même pendant qu'il y était, de le tenir enfermé de tous côtés par une enceinte de pieux et de bouleaux, de le forcer, par les tourmens d'une longue famine, à se rendre à discrétion, de détruire, s'il était possible, son château de fond en comble, et de le condamner de sa personne à une prison perpétuelle. Ce méchant homme, voyant ce qui se passait, commença par bien fortifier son château; puis, comme les palissades ne l'enfermaient pas encore complétement d'un côté à l'autre, il s'échappa furtivement, se 19 rendit en toute hâte auprès du jeune héros, corrompit tous ceux qui l'entouraient par des présens et des promesses, et obtint promptement qu'il viendrait le secourir avec quelques troupes. En effet, Louis, que son âge et son caractère rendaient facile à se laisser toucher, rassembla une armée de sept cents hommes d'armes et marcha en diligence vers le pays où se faisait la guerre. Comme il approchait du château de Montaigu, ceux qui avaient investi cette place de toutes parts envoyèrent des députés au prince, comme à leur seigneur futur, pour le supplier de ne pas rejeter sur eux le blâme de toute cette affaire en les forçant de lever le siége du château, le conjurer de ne pas s'exposer à perdre les services de tant de braves gens pour un homme profondément scélérat, et lui protester avec franchise que ce serait un malheur bien plus funeste pour lui-même que pour eux si la tranquillité était assurée à ce pervers. Mais n'ayant pu réussir ni par douceur ni par menaces à le détourner de son projet, ils ne voulurent point en venir aux hostilités contre leur seigneur futur, et, fermement résolus de reprendre la guerre lorsqu'il quitterait le château assiégé, ils se retirèrent et souffrirent, bien à regret, qu'il fît tout ce qui lui plairait. Quant à lui, brisant et arrachant de sa main puissante toutes les fortifications qui resserraient de tous côtés le château de Montaigu, il le délivra, et, déjouant les plans chimériques des ennemis, il fournit abondamment la place d'armes et de vivres. Les grands, qui, par amour et par respect pour lui, s'étaient retirés, reconnaissant qu'il n'avait eu pour eux aucun égard, s'emportèrent en plaintes violentes, et menacèrent avec ser- 20 ment de ne plus lui obéir davantage. Lors donc qu'il le virent se retirer, ils levèrent leur camp, firent mettre leurs soldats en ordre de bataille, et le suivirent comme pour le combattre. Ce qui seul empêcha qu'on n'en vînt mutuellement aux mains, c'est qu'un torrent qui séparait les armées des deux partis, et ne leur offrait qu'un passage long et difficile, ne leur permit pas de se combattre. Les deux troupes se menaçant réciproquement de leurs javelots, restèrent donc en présence ce jour-là et le lendemain. Alors arriva tout à coup du camp ennemi dans celui des Français un certain bouffon, brave chevalier, qui leur annonça qu'aussitôt que les autres trouveraient un moyen de traverser le torrent, ils viendraient très certainement leur livrer bataille pour venger par la lance et le glaive l'injure faite à leur liberté; quant à lui, ajouta-t-il, on l'avait renvoyé à son maître naturel combattre pour sa cause et sous son drapeau. A peine ce discours est-il répandu dans les tentes du camp, que les chevaliers, croyant plus digne d'eux d'attaquer l'ennemi que de se tenir sur la défensive, trépignent de fureur, revêtent des cuirasses et des casques d'une éclatante beauté, s'excitent dans leur propre ardeur, et brûlent de franchir le torrent s'il sont assez heureux pour découvrir un gué. Voyant cela, les hommes les plus considérables de l'autre parti, Enguerrand de Boves, Ebble de Roussi, le comte André, Hugues-le-Blanc de La Ferté, Robert de Chépy et d'autres sages et discrets personnages, pleins d'admiration pour l'audace de leur seigneur futur, préférèrent prudemment rentrer sous son obéissance, vinrent trouver le jeune guerrier d'une manière pa- 21 cifique, et, lui tendant la main droite en signe d'amitié, ils l'embrassèrent et s'engagèrent, eux et les leurs, à continuer de le servir. Comme la ruine des impies est toujours écrite dans les décrets de la volonté divine, Thomas perdit quelque temps après, par un divorce, et le château et les avantages de son mariage, qui se trouvait souillé de la tache d'une union incestueuse avec une proche parente de son sang.
Du château de Montlhéry.
C'Était par ces preuves de valeur, et d'autres encore, que le seigneur futur de la France s'élevait dans l'opinion, et s'efforçait avec une courageuse constance, toutes les fois qu'il s'en offrait quelque occasion favorable, de pourvoir avec sagacité à.l'administralion du royaume et de la chose publique, de dompter les rebelles, et de prendre ou de soumettre par tous les moyens possibles les châteaux signalés comme oppresseurs. Ainsi, par exemple, Guide Truxel, fils de Milon de Montlhéry, homme remuant et troublant le royaume, revint chez lui de l'expédition du Saint-Sépulcre, brisé par la fatigue d'une route longue et pénible, et par le chagrin de peines de tout genre; comme par crainte de Corbaran13, il s'était sauvé d'Antioche en descendant le long d'un 22 mur, et avait déserté l'armée de Dieu assiégée dans cette ville, il se voyait abandonné de tout le monde. Craignant donc que sa fille14 seul enfant qu'il eût, ne fût privée de son héritage, il céda aux desirs et aux conseils du roi Philippe et de son fils Louis, qui tous deux convoitaient vivement son château, maria sa fille12 à Philippe, l'un des fils que le roi avait eus de cette comtesse d'Angers dont on a parlé plus haut; et le seigneur Louis, frère aîné de Philippe, pour s'attacher son jeune frère par les liens de l'amitié la plus ferme, lui assura, à l'occasion de ce mariage, et à la prière du roi son père, le château de Mantes. Le château de Montlhéry étant ainsi tombé, à cette occasion, au pouvoir de ces princes, ils s'en réjouirent comme si on leur eût arraché une paille de l'œil, ou qu'on eût brisé des barrières qui les tenaient enfermés. Nous avons en effet entendu le père de Louis dire à son fils: «Allons, enfant Louis, sois attentif à bien conserver cette tour d'où sont parties des vexations qui m'ont presque fait vieillir, ainsi que des ruses et des fraudes criminelles qui ne m'ont jamais permis d'obtenir une bonne paix et un repos assuré.» En effet, les maîtres de ce château, par leur infidélité, rendaient les fidèles infidèles, et les infidèles très-infidèles; ils savaient de loin comme de près réunir ces hommes perfides, et faisaient si bien qu'il ne se passait rien de mal dans le royaume qu'avec leur assentiment et leur concours. Comme d'ailleurs le territoire de Paris était entouré du côté du fleuve de la Seine par Corbeil, à moitié chemin de Montlhéry, et à droite par Châteaufort, il en ré- 23 sultait un tel embarras et un tel désordre dans les communications entre les habitans de Paris et ceux d'Orléans, qu'à moins de faire route en grande troupe, ceux-ci ne pouvaient aller chez ceux-là, ni ceux-là chez ceux-ci, que sous le bon plaisir de ces perfides. Mais le mariage dont on a parlé fit tomber cette barrière et rendit l'accès facile entre les deux villes. Gui comte de Rochefort, homme habile et vieux guerrier, oncle paternel du susdit Gui de Truxel, étant revenu de Jérusalem couvert de gloire et chargé de richesses, s'attacha pour lors de cœur au roi Philippe. Comme par suite d'une familiarité ancienne, et pour d'autres raisons encore, ce comte avait été sénéchal de ce prince, Philippe et son fils, le seigneur Louis, firent du sénéchal le chef de l'administration de l'État, afin de s'assurer pour l'avenir la possession tranquille du château de Montlhéry, nommé ci-dessus, et d'obtenir paix et services du comté limitrophe de leurs domaines, savoir, celui de Rochefort et de Châteaufort, ainsi que d'autres châteaux voisins; ce qui jusqu'alors n'avait pas eu lieu. La mutuelle intimité du sénéchal et des princes s'accrut à ce point que le fils, le seigneur Louis, consentit à recevoir solennellement en mariage la fille de ce même Gui, quoiqu'elle ne fût pas encore nubile. Mais cette jeune personne qu'il avait acceptée pour fiancée, il ne l'eut point pour épouse; car, avant que cette union se consommât, l'empêchement pour cause de parenté fut opposé au mariage, et le fit rompre après quelques années. Cette amitié subsista si bien pendant trois ans, que le père et le fils avaient en Gui une confiance sans bornes, et que ce comte, ainsi que 24 son fils, Hugues de Crécy, s'employèrent de toutes leurs forces pour la défense et l'honneur du royaume. Mais il n'est que trop vrai:
Quo semel est
imbuta recens servabit odorem
Les hommes de Montlhéry, jaloux de se montrer fidèles à leur habituelle perfidie, machinèrent une trahison par le moyen des frères Garlande, qui alors avaient encouru l'inimitié du roi et de son fils; le vicomte Milon de Troyes, frère cadet de Gui de Truxel, se présenta donc devant Montlhéry avec la vicomtesse sa mère, et une nombreuse troupe de soldats. Accueilli dans le château avec toute l'ardeur du parjure, il rappela à plusieurs reprises, et en pleurant, les bienfaits de son père, remit sous les yeux de ces hommes leur naturelle et généreuse activité, loua hautement leur admirable fidélité, leur rendit des actions de grâces pour son rappel, se jeta à leurs genoux, et les supplia humblement de bien achever ce qu'ils avaient si bien commencé. Touchés de le voir si tristement prosterné devant eux, ces traîtres courent aux armes, volent vers la tour, attaquent ceux qui la défendent, et combattent si vivement avec le glaive, la lance, la flamme, l'épieu et les pierres, que dans plusieurs endroits ils font brèche au rempart extérieur de la tour, et blessent mortellement beaucoup de ses défenseurs. Dans cette tour s'étaient renfermées l'épouse de Gui le sénéchal dont il a été parlé, et sa fille fiancée au seigneur Louis. La nouvelle de ce qui se passait 25 ayant frappé les oreilles dudit Gui, en homme d'un grand courage, il part sur-le-champ et s'approche audacieusement du château avec autant de chevaliers qu'il en peut réunir; mais, pour que de tous les points on puisse venir le joindre promptement, il envoie partout les messagers les plus capables de faire diligence. Ceux qui assiégeaient la tour, sans avoir pu réussir encore à s'en emparer, voyant Gui de dessus la hauteur, et craignant comme la mort l'arrivée du seigneur Louis, s'éloignèrent de la place, hésitant s'ils demeureraient ou prendraient la fuite. Mais Gui, non moins avisé que vaillant, attira sagement les frères Garlande hors de leur camp, leur assura, sous la foi du serment, la paix et leur grâce au nom du roi et du seigneur Louis, et de cette manière les fit renoncer, eux et leurs complices, à l'entreprise qu'ils avaient commencée; par suite de leur défection, Milon lui-même se vit sans ressource. Son complot ainsi avorté, il prit rapidement la fuite, tout en pleurant et se lamentant. Au premier bruit de ce qui se passait, le seigneur Louis marcha en toute hâte vers le château. Ayant appris où en étaient vraiment les choses, il se réjouit de n'avoir éprouvé aucune perte, mais s'affligea de ne plus trouver aucun rebelle qu'il pût faire attacher à la potence. Cependant il observa religieusement, envers ceux qui étaient restés sur les lieux, la paix que Gui leur avait donnée sous la foi du serment; mais, de peur que dans la suite ils ne tramassent quelque chose de semblable, il détruisit toutes les fortifications du château, à l'exception de la tour.
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CAPUT. IX. IX. De Buamundo principe Antiocheno. Id circa temporis illustrem Antiochenum principem Boamundum, cui specialiter illa potenti obsidione ipsa ejusdem urbis ob sui strenuitatem reddita est munitio, contigit ad partes Gallorum descendisse (an. 1106), virum inter orientales egregium et famosum, cujus quoddam generosum, et quod nunquam sine diva manu fieri posset, factum, etiam inter ipsos praedicabatur Sarracenos. Cum enim cum patre suo Roberto Guischardo forte transmarinum obsedisset castrum Durachium, neo Thessalonicenses gazae, nec thesauri Constantinopolitani, nec ipsa Graecia tota eos arcere valeret, subito post eos transfretantes domini papae Alexandri legati, qui eos et charitate Dei et obligatione hominii adjurando submoneant assistunt, ut Ecclesiae Romanae et domino papae in turre Crescentiani incluso ab imperatore eripiant, devotissime supplicant. Naufragari urbem et Ecclesiam, imo ipsum dominum papam, si non cito subvenerint, jurejurando pronuntiant. Haerent principes, et quid eligant, an expeditionem tantam et tam sumptuosam irrecuperabiliter omittant, an dominum papam, Urbem et Ecclesiam ancillari, imo naufragari sustineant. Cumque hac anxiarentur deliberatione, hoc excellentissimum eligunt istud facere, et illud non omittere deliberant. Relicto siquidem obsidioni Boamundo, pater in Apuliam transfretando regressus, undecunque potuit de Sicilia, Apulia, et Calabria, atque Campania, viros et arma collegit et tam promptissime quam audacissime, Romam acceleravit. Unde divina voluntate, et quasi portentum mirabile contigit, ut cum iste Romam, et imperator Constantinopolitanus audita Roberti absentia, adunato Graecorum exercitu ad expugnandum Boamundum Durachium tam terra quam mari applicuisset, una et eadem die pater Guischardus Romae cum imperatore congrediens, ille cum Graecorum imperatore strenue confligens, uterque princeps de utroque imperatore, mirabile dictu! triumphavit. Praefati igitur Boamundi ad partes istas adventus causa fuit, ut nobilissimam domini Ludovici designati sororem Constantiam, moribus facetam, persona elegantem, facie pulcherrimam, matrimonio sibi copulari quibuscunque modis quae ritaret. Tanta etenim et regni Francorum, et domini Ludovici praeconabatur strenuitas, ut ipsi etiam Sarraceni hujus terrore copulae terrerentur. Vacabat domina, comitem Trecensem Hugonem procum aspernata, nec dedecentem sponsum iterata copula appetebat. Callebat princeps Antiochenus, et tam donis quam promissis copiosus, dominam illam celeberrime sibi copulari Carnoti, praesente rege et domino Ludovico, multis astantibus archiepiscopis, episcopis, et regni proceribus; devote promeruit (an. 1106). Astitit etiam ibidem Romanae sedis apostolicae legatus dominus Bruno Signinus episcopus a domino Paschali papa ad invitandam et confortandam sancti sepulcri viam dominum Boamundum comitatus. Unde plenum et celebre Pictavis tenuit concilium, cui et nos interfuimus, quia recenter a studio redieramus. Ubi de diversis synodalibus, et praecipue de Hierosolymitano itinere ne tepescat agens, tam ipse quam Boamundus multos ire animavit. Quorum freti comitatu multo multaque militia, tam ipse Boamundus quam domina Constantia, nec non et ipse legatus ad propria prospere et gloriose remearunt. Quae domina Constantia domino Boamundo duos genuit filios, Joannem et Boamundum; sed Joannes ante annos militiae in Apulia obiit. Boamundus vero decorus juvenis, militiae aptus, princeps factus Antiochenus, cum Sarracenos instanter armis urgeret, nec eorum zelantes impetus aliquid duceret, minus caute eos insecutus, insidiis eorum interceptus, cum centum militibus aequo animosior infauste decapitatus, Antiachiam et cum Apulia vitam amisit. Sequenti itaque praefati Boamundi repatriationis anno (an. 1107), venerandae memoriae universalis et summus pontifex Paschalis ad partes occidentales accessit cum multis et sapientissimis viris episcopis, et cardinalibus, et Romanorum nobilium comitatu, ut regem Francorum et filium regem designatum Ludovicum, et Ecclesiam Gallicanam consuleret super quibusdam molestiis, et novis investiturae ecclesiasticae querelis, quibus eum et infestabat, et magis infestare minabatur Henricus imperator, vir affectus paterni, et totius humanitatis expers, qui et genitorem Henricum crudelissime persecutus exhaeredavit et, ut ferebatur, nequissima captione tenens, inimicorum verberibus et injuriis ut insignia regalia, videlicet coronam, sceptrum, et lanceam sancti Mauritii redderet, nec aliquid in toto regno proprium retineret, impiissime coegit. Equidem deliberatum est Romae propter Romanorum conductitiam perfidiam de praefatis, imo de omnibus quaestionibus tutius regis, et regis filii, et Ecclesiae Gallicanae in Francia, quam in urbe disceptare suffragio. Venit itaque Cluniacum, a Cluniaco ad Charitatem, ubi celeberrimo archiepiscoporum, et episcoporum, et monastici ordinis conventu eidem nobili monasterio sacram dedicationis imposuit. Adfuerunt et nobiliores regni proceres, inter quos et dapifer regis Franciae nobilis comes de Rupeforti domino papae missus occurrit, ut ei tanquam patri spirituali per totum regnum ejus beneplacito deserviret. Cui consecrationi et nos ipsi interfuimus, et contra dominum episcopum Parisiensem Galonem multis querimoniis Ecclesiam beati Dionysii agitantem in conspectu domini papae viriliter stando aperta ratione et canonico judicio satisfecimus. Cumque Turornis apud Sanctum Martinum, ut mos est Romanus, Frigium ferens, Laetare, Jerusalem celebrasset, ad venerabilem beati Dionysii locum, tanquam ad propriam B. Petri sedem, benevolus et devotus devenit. Qui gloriose et satis episcopaliter receptus, hoc unum memorabile, et Romanis insolitum, et posteris reliquit exemplum, quod nec aurum, nec argentum, nec pretiosas monasterii margaritas, quod multum timebatur, non tantum non affectabat, sed nec respicere dignabatur. Sanctorum pignoribus humillime prostratus, lacrymas compunctionis offerebat, holocaustum seipsum Domino et sanctis ejus toto animo inferebat, et ut de vestimentis episcopalibus beati Dionysii sanguine madefactis ad patrocinandum aliqua ei daretur portiuncula suppliciter exoravit: « Ne displiceat, inquiens, si de vestimentis ejus nobis vel parum reddideritis, qui eum vobis apostolatu Galliae insignitum absque murmure destinavimus. Occurrit itaque ei ibidem rex Philippus et dominus Ludovicus filius ejus gratanter et votive (an. 1107), amore Dei majestatem regiam pedibus ejus incurvantes, quemadmodum consueverunt ad sepulcrum piscatoris Petri reges submisso diademate inclinari. Quos dominus papa manu erigens, tanquam devotissimos apostolorum filios ante se redire fecit Cum quibus de statu Ecclesiae ut sapiens sapienter agens familiariter contulit, eosque blande demulcens beato Petro sibique ejus vicario supplicat opem ferre, Ecclesiam manu tenere, et sicut antecessorum regum Francorum Caroli Magni et aliorum mos inolevit, tyrannis et Ecclesiae hostibus, et potissimum Henrico imperatori audacter resistere. Qui amicitiae, auxilii, et consilii dextras dederunt, regnum exposuerunt, et qui cum eo Catalaunum imperatoris legatis occurrere festinent archiepiscopos, et episcopos, et abbatem Sancti Dionysii Adam, cum quo et nos fuimus, conjunxerunt. Ubi cum dominus papa aliquantisper demoraretur, ex condicto imperatoris Henrici legati non humiles, sed rigidi et contumaces, cum apud Sanctum Memmium hospitia suscepissent, relicto inibi cancellario Alberto, cujus oris et cordis unanimitate ipse imperator agebat, caeteri ad curiam multo agmine, multo fastu, summe phalerati devenerunt. Hi siquidem erant archiepiscopus Treverensis, episcopus Alvertatensis, episcopus Monasteriensis comites quamplures, et cui gladius ubique praeferebatur dux Wolfo, vir corpulentus, et tota superficie longi et lati admirabilis et clamosus, qui tumultuantes magis ad terrendum quam ad ratiocinandum missi viderentur. Singulariter et solus Trevirensis archiepiscopus, vir elegans et jocundus, eloquentiae et sapientiae copiosus, Gallicano cothurno exercitatus, facete peroravit, domino papae et curiae salutem et servitium ex parte domini imperatoris deferens, salvo jure regni. Et prosequens de mandatis: Talis est, inquit, domini nostri imperatoris pro qua mittimur causa. Temporibus antecessorum nostrorum sanctorum et apostolicorum virorum magni Gregorii et aliorum, hoc ad jus imperii pertinere dignoscitur, ut in omni electione hic ordo servetur, antequam electio in palam proferatur ad aures domini imperatoris perferre, et si personam deceat assensum ab eo ante factam electionem assumere, deinde in conventu secundum canones petitione populi, electione cleri, assensu honoratoris proferre, consecratum libere nec simoniace ad dominum imperatorem pro regalibus, ut annulo et virga investiatur redire, fidelitatem et hominium facere. Nec mirum etenim civitates et castella, marchias, thelonea, et quaeque imperatoriae dignitatis nullo modo aliter, debere occupare. Si haec dominus papa sustineat, prospere et bona pace regnum et Ecclesiam ad honorem Dei inhaerere. Super his igitur dominus papa consulte oratoris episcopi Placentini voce respondit: Ecclesiam pretioso Jesu Christi sanguine redemptam et liberam constitutam, nullo modo iterato ancillari oportere. Si Ecclesia eo inconsulto praelatum eligere non possit, cassata Christi morte ei serviliter subjacere, si virga et annulo investiatur, cum ad altaria ejusmodi pertineant contra Deum ipsum usurpare, si sacratas Dominico corpori et sanguini manus laici manibus gladio sanguinolentis obligando supponant, ordini suo et sacrae unctioni derogare. Cumque haec et his similia cervicosi audissent legati, Theutonico impetu frendentes tumultuabant, et si tuto auderent, convicia eructuarent, injurias inferrent. Non hic, inquiunt, sed Romae gladiis determinabitur querela. Verum papa quamplures viros approbatos et peritos ad cancellarium misit, qui eum super his composite et placide convenirent, et audirentur et audirent, et ad pacem regni eum operam dare obnixe exorarent. Quibus recedentibus dominus papa Trecas venit (an. 1107) diu submonitum universale consilium honorifice celebravit, et cum amore Francorum, quia multum servierant, et timore et odio Teutonicorum ad Sancti Petri sedem prospere remeavit. Imperator vero secundo fere recessionis ejus anno, collecto mirabili triginta millia militum hoste, nullas nisi sanguine fuso gaudet habere vias. Romam tendit, inire callens pacem simulat, querelam investiturarum deponit, multa et haec et alia bona pollicetur, et, ut urbem ingrediatur, quia aliter non poterat, blanditur, nec fallere summum pontificem et totam Ecclesiam, imo ipsum Regem regum veretur. Unde quia audiebant tantam et tam perniciosam Ecclesiae Dei sopitam quaestionem, aequo aut plus aequo Romani quirites tripudiant, clerus supreme exsultat, et quomodo eum honorificentius et elegantissime recipiant exhilarati decertant (an. 1111). Cumque dominus papa episcoporum et cardinalium togata cum apertis albis operturis equis constipatus turma subsequente populo Romano, occurrere acceleraret, praemissis, qui tactis sacrosantis evangeliis ab eodem imperatore juramentum pacis, investiturarum depositionem susciperent, in eo qui dicitur Monsgaudii loco, ubi primum adventantibus limina apostolorum beatorum visa occurrunt, idipsum iteratur. In porticu vero mirabili, et universali Romanorum spectaculo manu propria imperatoris et optimatum triplicatur juramentum, exinde infinite nobilius quam si Africana victoria potito, arcus triumphalis arrideret, cum hymnis et laudum multiplici triumpho domini papae manu sacratissima diademate coronatur more Augustorum, ad sacratissimum apostolorum altare praecinentium clericorum odis et Alemannorum cantantium terribili clamore coelos penetrante, celeberrima et solemni devotione deducitur. Cum igitur dominus papa missas gratiarum agens, corpus et sanguinem Jesu Christi confecisset, partitam eucharistiam in amoris impartibilis confoederatione et pacti conservatione obsidem mirabilem Ecclesiae devovens suscipiendo imperator communicavit. Nec dum dominus papa post missam episcopalia deposuerat indumenta, cum inopinata nequitia ficta litis occasione furor Theutonicus frendens debacchatur: exertis gladiis velut pleni mania discurrentes Romanos tali in loco jure inermes aggrediuntur, clamant jurejurando ut clerus Romanus, omnes tam episcopi quam cardinales capiantur aut trucidentur, et quod ulla non potest attingere insania, in dominum papam manus impias injicere non verentur. Luctu inexplicabili, et dolore praecordiali tam nobilitas Romana quam ipse populus luget fauctionem. Licet sero animadvertunt, alii ad arma currunt, alii sicut stupidi fugiunt, nec inopinato hostium bello, nisi cum trabes de porticu deponentes eorum ruinam suam facerent defensionem. evadere potuerunt. Praefatus autem imperator pessimae conscientiae et facinorosi facti perterritus cruciatu, urbem quantocius exivit, praedam a Christiano Christianis inauditam, dominum videlicet papam, et cunctos quos potuit cardinales et episcopos adducens, civitate Castellana loco et natura et arte munitissimo se recepit. Cardinales ipsos turpiter exuens, inhoneste tractavit, et quod dictu nefas est, ipsum etiam dominum papam tam pluviali quam mitra, cum quaecunque deferret insignia apostolatus, non veritus in Christum Domini mittere manum, superbe spoliavit, multasque injurias inferens, nec eum nec suos multo dedecore affligens dimisit, donec ad praefati pacti solutionem, et exinde facti privilegii redditionem coegit. Aliud etiam de manu domini papae ut deinceps investiret subreptitium privilegium extorsit, quod idem dominus papa in magno concilio trecentorum et eo amplius episcoporum judicio Ecclesiae nobis audientibus conquassavit, et perenni anathemate irritum reduxit. Verum si quaerit quis quare dominus ita tepide fecerit, noverit, quia Ecclesia, percusso pastore et collateralibus, languebat, et pene eam, tyrannus ancillans, quia non erat qui resisteret, tanquam propriam occupabat (an. 1112). Cui certum facto dedit experimentum, quod cum fratres Ecclesiae columnas ad tuitionem et Ecclesiae reparationem quomodocunque solvi fecisset, pacemque Ecclesiae qualemcunque reformasset, ad eremum solitudinis confugit, moramque ibidem perpetuam fecisset, si universalis Ecclesiae et Romanorum violentia coactum non reduxisset. Verum Dominus Jesus Christus redemptor et defensor Ecclesiae suae, nec eam diutius conculcari, nec imperatorem impune ferre sustinuit. Qui etenim nec tenti nec fide obligati fuerant, causam Ecclesiae fluctuantis suscipientes Domini designati Ludovici suffragio et consilio in Gallicana celebri concilio collecta Ecclesia imperatorem tyrannum anathemate innodantes mucrone beati Petri perfoderunt. Deinde regno Teutonico applicantes optimates, et partem regni maximam adversus eum commoverunt fautores ejus, et Bucardum Rufum Monasteriensem episcopum deposuerunt, nec ab infestatione aut haeredatione usque in condignam pessimae vitae et tyrannici principatus defavillationem supersederunt. Cujus malo merito transplantatum est, Deo ulciscente, imperium: cum eo exterminato dux Saxoniae Lotharius successit, vir bellicosus, reipublicae defensor invictus. Qui cum recalcitrantem Italiam, Campaniam, Apuliam usque ad mare Adriaticum, praesente Siculo rege Rogerio, eo quod se regem creasset, depopulando, domino Innocentio papa comitatus perdomuisset, cum nobilissimo triumpho repatrians victor sepulturae succubuit. Haec et alia hujuscemodi eorum scriptores depingant; nos quia proposuimus, gestis Francorum stylum replicemus.
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De Boémond, prince d'Antioche.
Vers ce temps14, l'illustre Boémond, prince d'Antioche, auquel, après un siége vigoureux, la forteresse de cette ville s'était spécialement rendue, à cause de sa bravoure, débarqua dans les États de la Gaule. Une chose qui ne pouvait avoir eu lieu sans intervention de la main de Dieu, le fit proclamer homme fameux et distingué par dessus tous les autres, parmi les Chrétiens qui combattaient en Orient, et même parmi les Sarrasins. En effet, pendant qu'avec son père Robert Guiscard il assiégeait le château de Durazzo, au-delà de la mer, ni les richesses de Thessalonique, ni les trésors de Constantinople, ni les forces mêmes de la Grèce entière, n'avaient pu les faire renoncer à cette entreprise. Tout à coup des légats du seigneur pape Alexandre18, envoyés pour réclamer leur secours, et les adjurer, au nom de l'amour de Dieu et de l'obligation que leur imposait leur propre serment, passent la mer après eux, viennent les trouver, les supplient pieusement d'arracher des mains de l'empereur l'Église romaine, et le seigneur pape enfermé dans le château Saint-Ange, et leur annoncent, 27 sous serment, que s'ils ne se hâtent de venir, l'église, la ville, et bien plus encore, le seigneur pape lui-même, périront sans aucun doute. Les deux princes, hésitant sur le parti qu'ils prendront, ou d'abandonner, sans espoir de jamais la reprendre, une expédition si importante et si coûteuse, ou de servir et même d'empêcher de périr le seigneur pape, Rome et son église, et se voyant avec peine réduits à cette alternative, s'arrêtent enfin à ce qu'il y avait de mieux, et conviennent de faire la dernière chose sans renoncer à la première. Boémond demeure donc chargé de ce siége; et son père repasse la mer, revient dans la Pouille, rassemble de tous les points de la Sicile, de la Pouille, de la Calabre et de la Campanie, des armes et des hommes, et s'avance vers Rome avec autant de promptitude que d'audace. Pendant qu'il harcelait cette ville, l'empereur de Constantinople, informé de son éloignement, réunit une armée de Grecs pour écraser Boémond, et mit tout en œuvre par terre et par mer, afin de secourir Durazzo; mais il arriva, par la volonté de Dieu, et ce fut vraiment un étonnant prodige, que le même jour où Guiscard le père en vint aux mains dans Rome avec l'empereur, Boémond combattit courageusement l'empereur de Constantinople, et que, chose admirable à dire, les deux princes triomphèrent au même moment des deux empereurs. Le dit Boémond vint donc dans les Gaules tâcher, par tous les moyens possibles, d'obtenir en mariage Constance, sœur de Louis, seigneur futur des Français, princesse d'un caractère aimable, d'une taille 28 élégante, et d'une très-belle figure. La force du royaume des Français et la valeur de Louis étaient tellement renommées, que les Sarrasins eux-mêmes tremblaient à la seule idée d'une telle union. Cette princesse était libre de tout engagement19; elle en avait rompu dédaigneusement un premier avec Hugues, comte de Troyes, qui la recherchait en mariage, et elle souhaitait se remarier avec un époux dont elle n'eût pas à rougir. L'adroit prince d'Antioche fit si bien, à force de dons et de promesses, qu'il fut jugé tout-à-fait digne de s'unir solennellement à cette princesse, dans la ville de Chartres, en présence du roi, du seigneur Louis, de beaucoup d'archevêques, d'évêques, et de grands du royaume20. A cette cérémonie assista aussi le seigneur Brunon, évêque de Segni, légat du siége apostolique de Rome, et chargé par le seigneur pape Pascal d'accompagner le seigneur Boémond, afin de solliciter et d'encourager les fidèles à partir pour le Saint-Sépulcre. Ce légat tint donc à Poitiers un nombreux et célèbre concile21 où j'assistai, revenant tout nouvellement des écoles. On y traita de diverses affaires synodales, et principalement de la nécessité que le zèle pour le voyage de Jérusalem ne se refroidît pas. Le légat et Boémond parvinrent à exciter beaucoup de gens à l'entreprendre; aussi ce même Boémond, ainsi que la princesse Constance, accompagnés dudit légat, d'une suite nombreuse et d'une armée considérable, retournèrent dans leur principauté, 29 comblés (le gloire et de félicité. Cette princesse Constance donna au seigneur Boémond deux fils, Jean et Boémond; mais Jean mourut dans la Pouille avant d'avoir atteint l'âge de chevalerie. Boémond, jeune homme distingué, habile chevalier, et qui fut fait prince d'Antioche, pressant un jour vivement les Sarrasins de ses armes, et ne tenant aucun compte de leurs efforts pour lui nuire, les poursuivit imprudemment, tomba dans une embuscade pour s'être laissé emporter par son ardeur plus qu'il ne convenait, fut décapité malheureusement avec une centaine de ses soldats, et perdit ainsi tout à la fois Antioche, la Pouille et la vie22. L'année qui suivit le retour du susdit Boémond dans sa patrie, le souverain et universel pontife Pascal23, de vénérable mémoire, vint dans le pays d'occident, suivi d'un grand nombre de très-sages évêques et cardinaux, et d'une foule de nobles Romains, voulant consulter le roi des Français, son fils Louis, roi désigné, et l'Église française, sur certains embarras et récentes querelles dont le tourmentait et menaçait de le tourmenter davantage encore l'empereur Henri. Cet homme, dénué de toute affection pour l'auteur de ses jours, et de tout sentiment d'humanité, persécuteur cruel et spoliateur de son père, Henri avait poussé, disait-on, l'impiété jusqu'à le forcer, en le retenant dans une dure captivité, et en le livrant aux coups et aux injures de ses ennemis, de lui remettre les insignes de la royauté, c'est-à-dire la couronne, le sceptre, et la lance de Saint-Maurice, 30 et de ne conserver rien qui lui appartînt en propre dans tout le royaume. Il fut donc convenu à Rome qu'en raison de la vénale perfidie des Romains, il y aurait plus de sûreté à discuter les objets dont on a parlé ci-dessus, et toutes les autres questions, en France où l'on prendrait l'avis du roi, du fils du roi et de l’Église française, que dans la ville de Rome. Le pape vint en conséquence à Cluny, et de Cluny à la Charité, où il réunit une assemblée d'archevêques, d'évêques et de religieux, et où il fit la dédicace d'un illustre monastère24. Dans cette ville accoururent les plus nobles d'entre les grands du royaume: de ce nombre fut le sénéchal du roi, le noble comte de Rochefort, chargé d'aller au devant du seigneur pape et de le servir en tout ce qu'il entendrait dans toute l'étendue du royaume, comme le père spirituel des Chrétiens. Je fus aussi présent à la consécration de ce monastère là, me présentant bravement devant le seigneur pape, j'attaquai par d'évidentes raisons le seigneur évêque de Paris, Galon, qui tourmentait d'une foule de querelles l'église du bienheureux Denis, et j'obtins contre lui un jugement canonique. Après que, la tiare sur la tête, comme c'est la coutume romaine, le pape eut chanté, dans l'église de Saint-Martin de Tours, le lœtare Hierusalem, il se rendit avec une pieuse bonté au vénérable monastère du bienheureux Denis, qu'il regardait comme la demeure propre du bienheureux Pierre; accueilli dans ce couvent avec pompe, et comme un souverain pontife a droit de l'être, il laissa à la postérité cet exemple unique, mémorable et tout nouveau pour les Romains, non 31 seulement de ne convoiter, comme on le craignait beaucoup, ni l'or, ni l'argent, ni les pierres précieuses du monastère, mais même de ne pas daigner y jeter les yeux. Prosterné avec une grande humilité devant les reliques des Saints, il offrait au ciel les larmes d'une sincère componction, et se présentait lui-même, et du fond de son cœur, en holocauste au Seigneur et à ses Saints; puis, demandant avec supplications, qu'on lui donnât, pour le protéger auprès de Dieu, quelques petits morceaux de vêtemens teints du sang du bienheureux Denis, il disait: «Qu'il ne vous déplaise pas de nous rendre un peu des vêtemens de ce saint à nous, qui, sans en murmurer, avons destiné cet illustre personnage à l'apostolat de la Gaule.» Le roi Philippe et le seigneur Louis son fils vinrent avec empressement et plaisir au-devant du pontife dans ce monastère, et, par amour de Dieu, humilièrent à ses pieds la majesté royale, comme les rois ont coutume de le faire en se prosternant, et en abaissant leurs diadêmes devant le tombeau du pécheur Pierre. Le pape, relevant ces princes de sa main, les fit tenir debout en sa présence comme de très-pieux enfans des apôtres. Ce sage pontife, agissant avec sagesse, conféra ensuite familièrement avec eux de l'état de l'Église, et se les conciliant par de douces paroles, les supplia de prêter leurs secours au bienheureux Pierre, et à son vicaire, de soutenir l'Église de leur main puissante, et comme ce fut toujours la coutume des rois des Français leurs prédécesseurs, tels que Charles-le-Grand et autres, de résister courageusement aux tyrans, aux ennemis de l'Église, et sur- 32 tout à l'empereur Henri. Les princes lui donnèrent leur main droite en signe d'amitié, de secours et d'union dans le même dessein, et chargèrent des archevêques, des évêques, et Adam, abbé de SaintDenis, que j'accompagnai, de se hâter d'aller avec lui trouver, à Châlons-sur-Marne, les envoyés de l'empereur. Le pape, ayant séjourné quelque temps dans cette ville, ainsi qu'il avait été convenu, les députés de l'empereur Henri, hommes sans humilité, durs et rebelles, qui s'étaient logés au monastère de Saint-Mesmin, y laissèrent le chancelier Albert, à la bouche et au cœur duquel l'empereur obéissait aveuglément, et se rendirent au lieu préparé pour l'assemblée, avec une nombreuse escorte, un grand faste, et tous richement vêtus. Ces envoyés étaient, l'archevêque de Trèves, l'évêque d'Halberstadt, celui de Munster, plusieurs comtes, et le duc Guelfe, qui faisait porter partout son épée devant lui: homme d'une énorme corpulence, vraiment étonnant par l'étendue de sa surface en longueur et en largeur, et grand clabaudeur. Ces hommes turbulens paraissaient envoyés plutôt pour effrayer que pour discuter raisonnablement. Il faut en excepter le seul archevêque de Trèves, homme agréable, de bonnes manières, riche en science et en éloquence, et familiarisé avec le ton et la langue des Gaules. Il fit un discours spirituel, et offrit au nom de l'empereur son maître, salut et services au seigneur pape et à l'assemblée, mais toujours sauf les droits du trône; puis arrivant à l'objet de leur mission, il poursuivit en ces termes: «Voici le motif pour lequel notre seigneur l'empereur nous a envoyés: il est connu qu'aux temps de nos pré- 33 décesseurs, hommes saints et vraiment apostoliques, tels que Grégoire-le-Grand et d'autres, c'était un droit appartenant à l'Empire que, dans toute élection, on suivît constamment cette règle. D'abord on portait l'élection à la connaissance du seigneur empereur avant de l'annoncer publiquement; on s'assurait si la personne proposée lui convenait, et on prenait son consentement avant de terminer; ensuite, et conformément aux canons, on proclamait dans une assemblée générale cette élection comme faite à la demande du peuple, par le a choix du clergé, et avec l'approbation du distributeur de tout honneur. Enfin, celui qui avait été ainsi élu librement et sans simonie, devait se présenter devant le seigneur empereur, lui jurer fidélité, et lui prêter foi et hommage pour obtenir la jouissance des droits régaliens, et recevoir l'investiture par la crosse et l'anneau. Il ne faut pas s'en étonner: nul, en effet, ne peut être admis en aucune manière à jouir autrement de cités, de châteaux, de marches, de péages, et de toutes choses relevant de la dignité impériale. Si le seigneur pape accorde cela, une paix stable et prospère unira pour toujours le Trône et l'Église à la plus grande louange de Dieu.» A tout cela, le seigneur pape répondit sagement par la bouche de l'évêque de Plaisance, orateur distingué, que l'Église, rachetée et constituée libre par le précieux sang de Jésus-Christ, ne devait plus, en aucune manière, redevenir esclave; que si l'Église ne pouvait élire un prélat sans consulter l'empereur, elle lui était servilement subordonnée, et perdait tout le fruit de la mort du 34 Christ; que donner l'investiture par la crosse et l'anneau, choses qui de leur nature appartiennent à l'autel, c'est usurper sur Dieu même; que mettre en signe d'obéissance des mains sanctifiées par le corps et le sang du Seigneur dans les mains d'un laïque, que le glaive a teintes de sang, c'est déroger à son rang et à l'onction sainte. Quand ces envoyés intraitables eurent entendu ces observations et d'autres semblables, frémissant avec un emportement tout-à-fait teutonique, ils firent grand bruit, et, s'ils eussent cru pouvoir l'oser avec sécurité, ils se seraient portés à des violences, et auraient dit des injures. «Ce n'est pas ici, s'écrièrent-ils, mais à Rome, et par l'épée, que se décidera cette querelle.» Mais le pape envoya vers le chancelier plusieurs hommes habiles et renommés par leur sagesse pour discuter avec lui toute cette affaire doucement et avec mesure, l'écouter, s'en faire écouter, et le prier instamment de donner tous ses soins à la paix de l'Église et de l'Empire. Quand les députés partirent, le seigneur pape se rendit à Troyes25, y tint avec la plus grande pompe un concile général, annoncé depuis long-temps. Ce pontife, pénétré d'amour pour les Français qui l'avaient servi de tout leur pouvoir, mais plein de la crainte et de la haine que lui inspiraient les Teutons, retourna ensuite heureusement dans la ville de Saint-Pierre. Cependant la seconde année qui suivit son départ était à peine écoulée, que l'empereur, charmé de ne plus voir d'autre route ouverte dans cette affaire que l'effusion du sang, rassembla une effrayante armée de trente mille soldats. Il marcha droit vers 35 Rome, feignit adroitement de ne s'avancer que dans des vues pacifiques, et d'abandonner la querelle des investitures; il en fit même la promesse, et en ajouta d'autres non moins brillantes; prodigua les caresses afin d'obtenir l'entrée de la ville, qu'il n'aurait pu avoir autrement, et ne craignit pas de tromper le souverain pontife, toute l'Église, et, qui plus est, le roi des rois lui-même. En apprenant qu'une contestation si grave et si funeste à l'Église était assoupie, les nobles romains se livrèrent aux élans de la joie, autant et plus même qu'il n'était raisonnable de le faire. Le clergé triompha avec enivrement, et tous, transportés de plaisir, rivalisèrent de zèle pour recevoir l'empereur avec la pompe la plus magnifique et les plus grands honneurs26. Pendant que le seigneur pape et une troupe nombreuse d'évêques et de cardinaux, vêtus de leurs longs habits et montés sur des chevaux couverts de housses blanches, s'empressaient d'aller, suivis de tout le peuple de Rome, au devant de l'empereur, des députés envoyés en avant avaient reçu de lui, en lui faisant toucher les très-saints Évangiles, le serment de donner la paix à l'Église et de renoncer à l'investiture; ce serment fut ensuite renouvelé dans le lieu appelé Montjoie, d'où ceux qui arrivent à Rome découvrent pour la première fois les temples des bienheureux Apôtres; une troisième fois, à la grande et universelle admiration des Romains, l'empereur et ses grands prêtèrent encore ce serment, de leurs propres mains, aux portes même de la ville. Aussi ce prince fut-il reçu plus magnifiquement que ne l'eût été sous un arc de triomphe le vainqueur de l'Afrique; des 36 hymnes et de nombreux chants de triomphe accompagnaient sa marche; le seigneur pape le couronna de sa main avec le très-saint diadême qu'avaient porté les empereurs, et on le conduisit avec la pompe la plus solennelle et la plus religieuse au très-saint autel des Apôtres, au milieu des cantiques qu'entonnaient les clercs et du terrible bruit dont le chant des Allemands faisait retentir le ciel. Lors donc que le pape, qui célébra une messe d'actions de grâces, eut consacré le corps et le sang de Jésus-Christ, l'empereur, ne craignant plus d'immoler le Dieu qui s'est miraculeusement offert pour l’Église, communia d'une partie de l'hostie en signe d'une inaltérable amitié et de sa fidélité au pacte juré. La messe finie, le seigneur pape n'avait pas encore quitté ses ornemens épiscopaux, que, par une méchanceté à laquelle on était loin de s'attendre, les Teutons grincent des dents, et s'emportent avec fureur sous un feint prétexte de querelle; puis ils tirent leurs glaives, courent de tous côtés comme des maniaques, attaquent les Romains désarmés, comme ils devaient l'être dans un tel lieu, et crient en jurant qu'il faut arrêter et égorger tout le clergé romain et tous les prélats, tant évêques que cardinaux; enfin, comme il n'est aucun excès auquel la folie ne puisse aller, ils ne craignent pas de porter leurs mains sacriléges sur le seigneur pape. La noblesse romaine et le peuple lui-même, saisis d'une affliction inexprimable et l'ame brisée de douleur, s'abandonnent au désespoir: s'apercevant, quoique trop tard, de l'odieux complot, les uns courent aux armes et les autres fuient comme des insensés; mais ils ne peuvent échapper à cette attaque inopinée 37 des ennemis qu'en arrachant les poutres des portiques, et se faisant ainsi un moyen de défense de leur propre ruine. Quant au susdit empereur, effrayé par les remords déchirans de sa conscience criminelle et l'horreur de cette action scélérate, il quitta la ville au plus vite, traînant après lui le seigneur pape et autant d'évêques et de cardinaux qu'il le put; il en fit sa proie, violence inouïe pour des Chrétiens de la part d'un Chrétien, et se retira dans le château Saint-Ange, lieu très-fortifié par la nature et par l'art. Dépouillant alors honteusement les cardinaux des marques de leur dignité, il les traita indécemment, et, ce qui est affreux à dire, sans être retenu par la crainte de porter la main sur l'oint du Seigneur, il arracha insolemment au pape lui-même la mitre, le pluvial27 et tous les insignes de l'apostolat dont il était revêtu: prodiguant enfin les injures au pontife et aux siens, et les accablant d'une foule d'infâmes traitemens, il ne leur rendit la liberté qu'après avoir forcé le pape à le dégager du traité dont on a parlé plus haut et à reconnaître la prétention qu'il s'arrogeait. Il lui extorqua, de plus, par surprise, le privilége de donner dans la suite l'investiture; mais bientôt, et de l'avis de toute l'Église, le seigneur pape révoqua cette concession dans un grand concile de trois cents évêques et plus, auquel j'assistai, et il l'annula en foudroyant l'empereur d'un anathême éternel. Si quelqu'un recherche pourquoi ce pontife se conduisit avec tant de tiédeur, il reconnaîtra que l'Église languissait frappée dans son pasteur et les hommes appelés à le seconder, et qu'un tyran l'asservissait pres- 38 que entièrement et la dominait comme sa chose propre, parce qu'il ne se trouvait personne qui lui résistât. La vérité de cette assertion, la suite l'a prouvée. Aussitôt, en effet, que le pape fut parvenu d'une manière quelconque à faire mettre en liberté ses frères, les colonnes de l'Église, pour qu'ils la surveillassent et réparassent ses maux, et qu'il lui eut redonné une sorte de paix, il s'enfuit au désert pour y vivre dans la solitude, et y serait demeuré toujours, si toute l'Église et les Romains ne lui eussent fait violence pour le contraindre à revenir. Au reste, le Seigneur Jésus-Christ, rédempteur et défenseur de son Église, ne souffrit pas qu'elle fût plus long-temps foulée aux pieds, et que l'empereur restât impuni. Ceux, en effet, qui n'avaient été jusque-là ni retenus ni liés par leur foi, prirent enfin en main la cause de l'Église ébranlée dans ses fondemens, réunirent, par le conseil et avec l'appui du seigneur futur Louis, toute l'Église gauloise en un fameux concile28, chargèrent le tyrannique empereur des chaînes de l'excommunication et le percèrent de l'épée du bienheureux Pierre. Ensuite, soulevant contre lui les grands qui appartenaient à l'empire teutonique, ainsi que la majeure partie de ses propres États, ils déposèrent ses complices, entre autres Bouchard le Roux, évêque de Munster, et ne cessèrent point de poursuivre et de dépouiller Henri jusqu'à ce que sa criminelle vie et son gouvernement tyrannique eussent eu la fin qui leur était due. Par suite de ce malheur justement mérité et de la vengeance de Dieu, l'Empire passa dans une autre famille. Henri une fois exterminé, le duc de Saxe, Lothaire, 39 homme belliqueux et défenseur invincible de l'État, le remplaça. Après qu'accompagné du seigneur pape Innocent, il eut, sous les yeux même de Roger, qui s'était déclaré roi de Sicile, ravagé et dompté l'Italie rebelle, la Campanie, la Pouille, et tout le pays jusqu'à la mer Adriatique, ce prince victorieux mourut, comme il retournait dans sa patrie, après cet illustre triomphe. Que d'autres écrivains retracent ces événemens et d'autres de cette nature; quant à nous, retournons à décrire, comme nous nous le sommes proposé, les actions des Français.
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CAPUT X. X. De captione castri Gornaci. Praefatus itaque comes Vuido de Rupeforti, quoniam aemulorum machinatione matrimonium, quod contrahebatur inter dominum designatum et filiam suam consanguinitate impetitum, divortio solutum in praesentia domini papae fuerat : rancore animi concepto scintillam tenuem commotos pavit in ignes. Nec minus dominus designatus in eum zelabatur, cum subito Garlandenses se intermiscentes amicitiam solvunt, foedus defoederant, inimicitias exaggerant. Nactus itaque occasionem bellandi designatus dominus, eo quod Hugo de Pompona miles strenuus, castellanus de Gornaco castro super fluvium Matronae sito, mercatorum in regia strata equos ex insperato rapuit, et Gornacum adduxit. Ejus contumelia praesumptionis pene extra se positus Ludovicus exercitum colligit, castrum subita obsidione, ut victuali carerent opulentia, velocissime cingit. Haeret castello insula grata amoenitate pabulorum, equis et pecoribus opima, quae se aliquantisper latam, sed plus longam producens, maximam oppidanis confert utilitatem; et spatiantibus decurrentium aquarum clarificam exhilarationem, et modo florentium, modo virentium graminum obtutibus et formis exhilaratam offert clarificationem, amnis etiam circumclusione existentibus securitatem. Hanc igitur dominus Ludovicus classem praeparans, aggredi maturat, quosdam militum et multos peditum, ut expeditius ineant, et si cadere contingat, citius resiliant, denudat. Alios vero natando, alios licet periculose aquarum profundo, utcunque equitando ipsemet flumen ingrediens, audaciter insulam occupare imperat. Oppidani fortiter resistunt, et ripa ardua altiores, fluctibus et classe inferiores, saxis, lanceis, sed et sudibus dure repellunt. Verum repulsi animi motu, animositate resumpta, repellentes repellere insistunt, balistarios et sagittarios jacere compellunt, manualiter prout attingere possunt confligunt, loricati et galeati de classe piratarum more audacissime committunt, repellentes repellunt, et ut consuevit virtus dedecoris impatiens, occupatam armis insulam recipiunt, eosque se in castro coercitos recipere compellunt. Quos cum aliquantisper arcto obsessos, ad deditionem cogere non valeret, impatiens morarum, quadam die animositate rapitur, exercitum cogit, castrum munitissimum vallo arcto et rigido superius glande, inferius torrentis profunditate pene inexpugnabili aggreditur, per torrentem usque ad balteum fossatum conscendens, ad glandem contendit, pugnare pugnando imperat, gravissime, sed amarissime cum hoste decertat. Viri econtra defensores audaciam vitae praeferentis ocius defensioni insistunt, nec etiam domino parcunt, arma movent, hostem rejiciunt superiorem, imo torrentis inferiorem praecipitando restituunt. Sic ea via illi gloriam, isti repulsam, licet inviti, sustinuerunt. Parantur deinceps castri eversioni bellica instrumenta, erigitur tristegas tres pugnantibus porrigens supereminens machina, quae castro superlativa propugnatorii primi sagittariis et balistariis, ire aut per castellum apparere prohiberet. Unde, quia incessanter die ac nocte his coarctati defensionibus suis assistere non valebant, terratis caveis defendentes seipsos provide defensabant, suorumque ictibus sagittariorum insidiantes primi propugnaculi superiores mortis periculo anticipabant. Haerebat machinae eminenti pons ligneus, qui se excelsius porrigens, cum paulisper demitteretur super glandem, facilem descendentibus pararet ingressum. Quod contra viri, super his callentes, lignea podia ex opposito separatim praeferebant, et ut pons et qui per pontem ingrederentur, utrique corruentes in subterraneas foveas acutis sudibus armatas, ne animadverterentur ficte paleis opertas, vitae periculum et mortis multam sustinerent. Interea praefatus Guido, ut callens vir et strenuus, parentes et amicos exagitat, dominos supplicando sollicitat, obsessis suffragia accelerat. Agens igitur cum comite Palatino Theobaldo elegantissimae juventutis, et militantis disciplinae industria exercitato viro, quatenus die certa (deficiebant enim obsessis victualia), praesidia ferret, castrum exobsessum manu forti deliberaret: ipse interim rapinis, incendio, ut obsidionem removeret, insudabat. Designata igitur die qua praedictus comes Theobaldus et praesidia ferret et obsidionem manu militari removeret, dominus designatus non eminus, sed cominus quem potuit collegit exercitum, et regiae memor excellentiae mactae virtutis, relictis tentoriis et eorum defensoribus, laetabundus occurrit, et praemisso qui eos venire, aut eos velle dimicare renuntiet, ipse barones asciscit, acies ordinat, militarem et pedestrem, sagittarios et lancearios suo loco sequestrat. Ut ergo se conspicantur classica intonant, equitum et equorum animositas incitatur, citissime committitur. Verum Franci marte continuo exercitati Brienses longa pace solutos aggressi caedunt, lanceis et gladiis praecipitant, victoriae insistunt, nec eos impugnare viriliter tam militari quam pedestri manu desistunt, donec terga vertentes fugae praesidium arripuerunt. Ipse vero comes malens primus quam extremus in fuga, ne caperetur, reperiri, relicto exercitu repatriare contendit. Qua congressione quidam interfecti, multi vulnerati, plurimi capti, famosam ubique terrarum celeberrimam fecere victoriam. Potitus itaque tanta et tam opportuna dominus Ludovicus victoria, tentoria repetit, oppidanos vana spe frustratos ejicit, castellum sibi retinens Garlandensibus committit.
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De la prise du château de Gournai.
Le comte Gui de Rochefort, dont on a parlé plus haut, avait conçu un vif mécontentement de ce que, par les intrigues de ses ennemis, le mariage contracté entre sa fille et le seigneur désigné des Français, avait été attaqué pour cause de parenté et rompu par le divorce en présence du seigneur pape29. Cette légère étincelle entretenue dans son cœur y excita un violent incendie; son maître futur ne lui témoignait pourtant pas moins d'attachement, quand tout à coup les Garlande se mêlant de cette affaire, brisèrent les liens de cette amitié, anéantirent cette union et envenimèrent les haines. Une occasion de faire la guerre s'offrit pour lors au seigneur futur de 40 la France. Hugues de Pompone, vaillant chevalier et seigneur châtelain du château de Gournai situé sur la Marne, avait enlevé à l'improviste sur la voie royale et conduit à Gournai les chevaux de quelques marchands; Louis, presque hors de lui-même à la nouvelle de cette insultante audace, rassembla une armée et investit sur-le-champ le château qui manquait de vivres. Au château touche une île renommée par la bonté de ses pâturages et excellente pour les chevaux et les troupeaux; elle s'étend un peu en largeur, mais plus en longueur, et était d'une grande utilité aux assiégés. Elle offre en effet à ceux qui s'y promènent l'agréable spectacle d'eaux claires et courantes; elle réjouit les yeux par sa belle végétation de gazons tantôt verts et tantôt couverts de fleurs, et entourée de tous côtés par les eaux de la rivière, elle donne pleine sécurité à ceux qui l'habitent. Le seigneur Louis, ayant préparé une flotte, se hâta d'attaquer cette île; il fit mettre nus quelques-uns de ses chevaliers et beaucoup de ses fantassins, afin qu'ils pussent prendre terre plus aisément et se sauver plus vite s'il leur arrivait d'échouer dans leur tentative; d'autres se jetèrent à la nage, d'autres encore traversèrent le fleuve à cheval comme ils purent, et quoique avec plus de danger; lui-même enfin s'y élança et ordonna audacieusement d'occuper l'île. Les assiégés résistent courageusement: placés sur une rive élevée, ils dominent ceux qui sont sur la flotte ou dans les flots, et les repoussent rudement à coups de pierres, de lances et de pieux. Mais ceux-ci, quoique contraints de reculer, s'animent, reprennent leur ardeur, s'efforcent de repousser ceux qui les re- 41 poussent, et excitent les frondeurs et les archers à lancer les pierres et les flèches. Les hommes de la flotte, armés de casques et de cuirasses, en viennent aux mains à mesure qu'ils peuvent aborder, combattent hardiment à la manière des pirates, et chassent ceux qui les chassent; enfin, comme il arrive ordinairement à la valeur qui ne sait point supporter la honte, les nôtres s'emparent de l'île par la force des armes, rejettent les ennemis dans le château, et les contraignent de s'y renfermer. Après les y avoir assiégés et tenus resserrés pendant quelque temps, le seigneur Louis ne pouvant les réduire à se rendre, indigné d'être retenu si long-temps, et se laissant un certain jour emporter par son ardeur, fait avancer son armée et donne l'assaut à ce château fortifié d'un rempart escarpé et solidement construit, et qu'en haut un parapet, en bas la profondeur de la rivière rendaient presque inexpugnable; lui-même se jette dans l'eau, monte jusqu'à la ceinture du fossé, s'efforce d'arriver au parapet, commande de lutter corps à corps, et de sa personne combat courageusement, au grand chagrin de l'ennemi. De leur côté, les défenseurs du château, préférant l'audace à la vie, courent avec ardeur à la défense de leurs murs, n'épargnent pas leur maître, chargent les armes à la main, repoussent leurs adversaires, rejettent en bas et précipitent au fond de la rivière ceux qui s'élèvent au dessus de l'eau. C'est ainsi que, pour cette fois, ceux du dedans soutinrent leur gloire, et ceux du dehors souffrirent un échec, à leur grand regret. On prépare alors les machines de guerre pour renverser le château, et l'on fabrique entre autres 42 pour les assaillans une tour à trois étages, machine d'une prodigieuse hauteur, et qui, dépassant l'élévation du château, empêche les frondeurs et les archers de faire le service des meurtrières supérieures et d'aller ou de paraître même sur la plate-forme du château. Les assiégés, sans cesse harcelés la nuit comme le jour par cette tour, ne pouvaient se présenter pour garder leurs murs; se retranchant alors prudemment dans de profonds souterrains, ils s'y défendaient en faisant lancer traîtreusement d'en bas par leurs archers une foule de traits sur ceux des nôtres qui occupaient le premier étage de la tour, et triomphaient ainsi d'eux par la mort. A l'immense machine était fixée un pont en bois; il s'élevait de beaucoup au dessus du parapet supérieur de la place, et pouvait, lorsqu'on l'abaisserait un peu sur ce parapet, donner, à ceux des nôtres qui descendraient de la tour, une entrée facile dans le château; les assiégés, adroits en ces sortes de choses, firent, en avant du parapet et en face de la tour, des trébuchets en bois séparés l'un de l'autre, afin que le pont et ceux qui passeraient dessus tombassent tout à la fois; les nôtres ainsi précipités dans des fossés creusés sous terre, garnis de pieux pointus et recouverts traîtreusement de chaume, afin qu'on ne les aperçût pas, ne pouvaient manquer d'y perdre la vie et d'y trouver une mort cruelle. Cependant le susdit Gui, en homme habile et courageux, anime ses parens et ses amis, presse de ses prières les seigneurs voisins, et hâte leur union avec les assiégés. Il se concerte avec le comte du palais Thibaut, homme d'une jeunesse agréable et déjà 43 exercé dans l'art de la guerre, pour qu'à un certain jour convenu il porte des approvisionnemens aux assiégés qui déjà manquaient de vivres, et avec une forte armée délivre le château; lui-même, de son côté, étend partout le ravage et l'incendie pour contraindre les nôtres à cesser le siége. Le jour fixé où ledit comte Thibaut devait amener des vivres et chercher avec une armée à faire lever leur siége, Louis, notre seigneur futur, rassemble, non de points éloignés, mais des lieux les plus proches, autant de troupes qu'il le peut; animé par le souvenir de sa supériorité royale et de sa haute valeur, il abandonne ses tentes et ceux qu'il laisse pour les défendre, et vole plein de joie au devant des ennemis. Après avoir envoyé un coureur chargé de revenir lui apprendre si ceux-ci arrivent et paraissent vouloir combattre, il appelle à lui ses barons, range en ordre de bataille ses chevaliers et ses gens de pied, et assigne leurs places aux archers et aux lanciers. Aussitôt que les deux armées s'aperçoivent, les trompettes sonnent: cavaliers et chevaux, tous montrent la plus grande ardeur, et on en vient promptement aux mains. Mais les Français, endurcis par des guerres continuelles, attaquent les premiers les habitans de la Brie énervés par une longue paix, les taillent en pièces, les renversent de la lance et du glaive, poursuivent avec acharnement la victoire et ne cessent de combattre en hommes, tant à pied qu'à cheval, que quand l'ennemi, tournant le dos, cherche son salut dans la fuite. Pour le comte, craignant d'être pris, il aima mieux être le premier que le dernier à fuir, abandonna son armée et ne songea qu'à retourner chez lui. Il y eut dans ce combat 44 quelques morts, beaucoup de blessés et plusieurs prisonniers, ce qui donna par toute la terre une illustre célébrité à cette victoire. Le seigneur Louis, après avoir remporté si à propos un triomphe si considérable, regagna ses tentes, chassa les assiégés du château, le retint pour lui, et en confia la garda. aux Garlande.
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CAPUT XI. XI. De captione castri Sanctae Severae. Sicut ergo nobiles ignobiles, gloriosos inglorios reddens, pigritia desidiam comitata imo deprimit, sic nobiles nobiliores, gloriosos gloriosiores, virtus animi corporis exercitio agitata superis attollit; et quibus oblectata strenuitas perfruatur, praeclara facinora undecunque terrarum viris offerendo reponit. Assistunt equidem qui magnificis exorent suppliciis, multo etiam et sumptuoso servitio ad partes Bituricensium dominum Ludovicum transmeare, ea in parte qua confinia Lemovicensium conterminant, ad castrum videlicet Sanctae Severae nobilissimum, et haereditaria militiae possessione famosum, pedite multo populosum, dominumque illius virum nobilem Hunbaldum, aut ad exsequendum justitiam cogere, aut jure pro injuria castrum lege Salica amittere. Rogatus vero non cum hoste, sed domesticorum militari manu fines illos ingressus, cum ad castrum festinaret, praefatus castellanus multa militia comitatus (erat enim generosi sanguinis, bene liberalis et providus) ei occurrit, rivumque quemdam repagulis et palis praeponens (nulla enim alia succedebat via) exercitui Francorum resistit. Cumque ibidem mediante rivo utrique haererent, dominus Ludovicus unum eorum audacius caeteris indignatus repagula exisse, equum calcaribus urget, et ut erat vir prae caeteris cordatus, insiliens in eum lancea percussum, nec eum solum, sed per eum alium uno ictu prosternit, et quod regem dedeceret in eodem rivo copiosum usque ad galeam balneum componit, successusque suos urgere non differens, quo ille arcto exierat, iste intravit, et pugili congressione hostes abigere non desistit. Quod Franci videntes, mirabiliter animati repagula rumpunt, rivum transiliunt, hostesque multa caede persequentes ad castrum usque coactos repellunt. Fama volat, oppidanos totamque vicina percellit, quod dominus Ludovicus et sui ut fortissimi milites, donec funditus subverterit castrum, et nobiliores castri aut patibulo affigat, aut oculos eruat, recedere dedignetur. Ea propter consulte agitur, ut et dominus castri se dedere regiae majestati non differat, castrumque et terram ejus ditioni subjiciat. Rediens itaque dominus Ludovicus, praedam dominum castri fecit, et subito triumpho eo Stampis relicto Parisius felici successu remeavit. CAPUT XII. XII. De morte regis Philippi. Deinceps in diem proficiente filio, pater ejus rex Philippus in diem deficiebat. Neque enim post superductam Andegavensem comitissam quidquam regia majestate dignum agebat, sed raptae conjugis raptus concupiscentia voluptati suae satisfacere operam dabat. Unde nec reipublicae providebat, nec proceri et elegantis corporis sanitati plus aequo remissus parcebat. Hoc unum supererat, quod timore et amore successoris filii regni status vigebat. Cumque fere sexagenarius esset, regem exuens apud Milidunum castrum super fluvium Sequanae praesente domino Ludovico extremum clausit diem (an. 1108). Cujus nobilibus exsequiis interfuerunt viri venerabiles, Walo Parisiensis episcopus, Silvanectensis, Aurelianensis, et bonae memoriae Adam Beati Dionysii abbas, et viri religiosi quamplures. Qui nobile regiae majestatis cadaver ad ecclesiam beatae Mariae perferentes, celebres ei exsequias pernoctaverunt. Sequente vero mane lecticam palliis seu quocunque funebri ornatu decenter ornatam, cervicibus majorum suorum servorum imposuit filius, et filiali affectu, quemadmodum decebat, modo pedes, modo eques, cum quos habebat baronibus lecticam flendo adjutare studebat. Hic etiam mirabilem ostendens animi generositatem, cum toto tempore vitae suae nec pro matris repudio, nec etiam pro superducta Andegavensi ipsum in aliquo offendere, aut regni ejus dominationem defraudando in aliquo, sicut alii consueverunt juvenes, curaverit perturbare. Cum autem ad nobile monasterium Beati Benedicti super Ligerim fluvium multo comitatu deportassent, quoniam ibidem se devoverat, dicebant siquidem qui ab eo audierant, quod a sepultura patrum suorum regum, quae in ecclesia Beati Dionysii quasi jure naturali habetur, se absentari desideraverat, eo quod minus bene erga Ecclesiam se habuerat, et quia inter tot nobiles reges non magni duceretur ejus sepultura : in eodem monasterio ante altare positum, prout decentius potuerunt, hymnis et prece animam Domino commendantes, corpus solemnibus saxis exceperunt. CAPUT XIII. XIII. De sublimatione ejus in regem. Praefatus autem Ludovicus, quoniam in adolescentia Ecclesiae amicitiam liberali defensione promeruerat, pauperum et orphanorum causam sustentaverat tyrannos potenti virtute perdomuerat, Deo annuente ad regni fastigia, sicut bonorum voto asciscitur, sic malorum et impiorum votiva machinatione, si fieri posset, excluderetur. Consulte ergo agitur, et potissimum dictante venerabili et sapientissimo viro Ivone Carnotensi episcopo, ut ad refellendam impiorum machinationem citissime Aurelianis conveniadt, ejusque exaltationi operam dare mature festinent. Senonensis igitur archiepiscopus Daimbertus invitatus cum comprovincialibus, videlicet Galone Parisiensi episcopo, Manasse Meldensi, Joanne Aurelianensi, Ivone Carnotensi, Hugone Nivernensi, Humbaldo Autissiodorensi, accessit. Qui in die Inventionis sancti protomartyris Stephani sacratissimae unctionis liquore delibutum, missas gratiarum agens, abjectoque saecularis militiae gladio, ecclesiastico ad vindictam malefactorum accingens, diademate regni gratanter coronavit, nec non et sceptrum et virgam, et per haec Ecclesiarum et pauperum defensionem, et quaecunque regni insignia approbante clero et populo devotissime contradidit. Nec dum post celebrationem divinorum festivas deposuerat exuvias, eum subito mali nuntii bajulato res a Remensi Ecclesia assistunt, litteras contradictorias deferentes, et auctoritate apostolica, si tempestive venissent, ne regia fieret unctio interminantes. Dicebant siquidem primae regis coronae primitias ad jus Ecclesiae Remensis spectare, et a primo Francorum rege, quem baptizavit beatus Remigius, Clodoveo, hanc praerogativam illibatam et inconvulsam obtinere; si quis eam temerario ausu violare tentaverit, anathemati perpetuo subjacere. Ea siquidem occasione archiepiscopo suo venerabili et emerito viro Viridi Rodulfo, qui domini regis, eo quod absque ejus assensu electus et inthronizatus fuerat sede Remensi, gravissimas et periculosas incurrerat inimicitias, pacem impetrare, aut regem non coronari sperabant. Qui, quia intempestive venerunt, ibi muti ad propria loquaces redierunt: aut si quid dixerunt, nihil tamen utile retulerunt. CAPUT XIV. XIV. De captione Firmitatis Balduini, et liberatione comitis Curboilensis, et Anselmi Garlandensis. (Anno 1108.) Ludovicus igitur Dei gratia rex Francorum, quoniam in adolescentia idipsum consueverat, dissuescere non potuit, videlicet Ecclesias tueri, pauperes et egenos protegere, paci et regni defensioni insistere. Praefatus itaque Guido Rubeus, filiusque ejus Hugo Creciacensis juvenis idoneus, armis strenuus, tam rapinis quam incendiis aptus, totiusque regni turbator celerrimus, rancore animi cumulato pro amissi castri Gornaci erubescentia, a regiae excellentiae derogatione non cessabant. Eapropter nec etiam fratri comiti Corbolinensi Odoni, quia ei nullam contra regem tulerat opem, parcere elegit; sed ejus insidians simplicitati, cum quadam die venatum iri penes se secure decrevisset, quid rei, quid spei, corrupta invidia consanguinitas pariat insipiens, animadvertit. Raptus equidem ab eodem fratre Hugone in castro qui dicitur Firmitas-Balduini, compedibus et catenis impeditur: nec si facultas suppeteret, nisi cum regem impeteret bello, expediretur. Qua inusitata insania oppidani Corboilenses multi, (oppugnabat enim castellum veterana militum multorum nobilitas), ad regiae majestatis publicum confugiunt asylum; genibus ejus provoluti lacrymabili singultu captum comitem, et captionis causam denuntiant, et ut eum potenter eripiat, multiplici prece sollicitant. Spe autem ereptionis eo spondente suscepta, iram mitigant, dolorem alleviant, et qua arte, quibus valeant viribus dominum recuperare decertant. Unde actum est ut quidam de Firmitate-Balduini, quae nec haereditario jure, sed occasione cujusdam matrimonii de comitissa Adelaide, quam retento castro spretam repudiavit, ad eum spectabat; cum quibusdam Curboilensium conferentes jurejurando in castro, caute tamen, eos recipere firmaverunt. Quorum persuasione cum rex pauca curialium manu, ne publicaretur, accelerasset, sero cum adhuc circa ignes confabularentur, qui praemissi fuerant, videlicet Ansellus de Garlanda dapifer, tanquam miles strenuus, porta qua determinatum erat pene cum quadraginta armatis receptus, viribus eam occupare contendit. Verum oppidani fremitum equorum, equitum murmur inopinatum admirantes, econtra prosiliunt, et quia via ostiis oppositis arctabatur, et ingressus ad nutum aut ire aut redire prohibebat, indigenae pro foribus audaciores expeditius eos caedebant. Qui et noctis tenebrarum opacitate, et loci coarctati infortunio, cum sustinere diutius non valentes portam repetissent, Ansellus, ut erat animosus, retrocedens et caesus, quia portam hoste anticipatus non potuit, interceptus turrim castri ejusdem non ut dominus, sed ut captivus, cum comite Corboilensi occupavit. Et pari dolore, dispari timore, cum alius mortem, alius exhaeredationem tantum timeret, versus ille eis aptari poterat:.....
Solatia fati Quod cum clamore refugorum accelerantis regis auribus insonuisset, deviando densae noctis molestia se demoratum dedignans celerrimo insiliit equo, et innitens irrumpendo portam praesidia suis audacter deferre, porta serrata telorum, et lancearum, et saxorum grandine cessit repulsus. Quo consternari doloré fratres et consanguinei capti dapiferi, pedibus regis provoluti: Miserere, inquiunt, gloriose rex, strenue agens, quoniam si nefandus ille Hugo Creciacensis, homo perditissimus, humani sanguinis sitibundus, vel huc veniens, vel illuc abducens fratrem nostrum, tangere quoquo modo potuerit, jugulo ejus citissime insistet, nec quae eum poena maneat, si ferocior ferocissimo subita morte eum interficiat, curabit. Hoc ergo timore rex citissime castrum cingit, portarum vias obtrudit, municipiis quatuor aut quinque castrum concludit, et ad captorum et castelli receptionem et regni et personae operam impendit. Praefatus autem Hugo, quorum captione primo exhilaratus, horum ereptione vel castri amissione valde perterritus, anxiatur, laborat, et quomodo castrum ingredi posset modo eques, modo pedes, multiformi joculatoris et meretricis mentito simulacro machinatur. Unde cum quadam die id circa tota ejus intentio versaretur, de castris animadversus insilientium peremptorios impetus sustinere non valens, fugam apponit saluti, cum subito inter alios et ante alios animi et equi velocitate Guillelmus frater capti dapiferi, miles facetus et armis strenuus, eum gravissime insectans impedire conatur. Quem cum ipse Hugo ipsa sui velocitate singularem conspiceret, vibrato fraxino saepe in eum intendebat; sed quia timore consequentium moram facere non audebat, reciprocam fugam capiebat, hoc mire et egregie callens, quod si cum solo solus mora aliqua inire posset, animi audaciam aut duelli tropaeo aut mortis periculo mirabili fama declararet. Crebro etiam contigit ut villas in via sitas, et occurrentium hostium indeclinabiles impetus nullo modo evadere valeret, nisi cum simulata fraude seipsum Garlandensem Guillelmum fallendo, Guillelmum autem Hugonem se sequentem conclamaret, et ex parte regis, ut eum tanquam hostem impedirent, invitaret. His et aliis hujusmodi tam linguae cautela, quam animi strenuitate fuga lapsus, multos unus derisit. Rex autem nec hac nec alia occasione ab incepto obsidionis desistens, castellum coarctat, oppidanos terebrat, nec eos impugnare desistit, donec expugnatis clam militibus, quorumdam tamen oppidanorum machinatione, potenti virtute ad deditionem coegit. Quo tumultu milites ad arcem fugientes, vitae, non captioni consuluerunt. Nam ibidem inclusi, nec se plene protegere, nec arcem exire quoquo modo valuerunt, donec quidam caesi, plures sauciati, regiae majestatis arbitrio succumbentes, tam se quam arcem non inconsulto domino suo exposuerunt. Sic uno facto pius et sceleratus eodem, dapiferum sibi, fratribus fratrem, Corboilensibus comitem, tam prudenter quam clementer restituit. De castello militum quosdam eorum bona depopulans exhaeredavit, quosdam diuturni carceris maceratione, ut terreret consimiles, affligens, durissime punire instituit. Talique victoria coronae primitias contra aemulorum opinionem egregie Deo donante nobilitavit.
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De la prise du château de Sainte-Sévère.
Dis même que la lâcheté jointe à la nonchalance rend les nobles vils, ôte tout honneur aux hommes faits pour la gloire, et les rabaisse au dernier rang; de même le courage de l'ame, entretenu par l'activité du corps, rend les nobles plus nobles, rehausse la gloire de ceux qui en ont déjà, les élève au rang le plus éminent, et les y place pour offrir par toute la terre aux hommes le spectacle des belles actions accomplies par une valeur brillante. Aussi arrivèrent bientôt des gens qui conjurèrent avec d'ardentes supplications, et pressèrent, avec de nombreuses et fastueuses promesses de service, le seigneur Louis de se transporter dans la partie du pays du Berri qui louche aux frontières des Limousins, de marcher contre le très-noble château de Sainte-Sévère, fameux par la possession héréditaire de la dignité de chevalerie, et rempli d'hommes d'armes, de forcer le seigneur du lieu, le noble homme Humbaud, de se 45 conduire avec équité, ou de le dépouiller de son château, à bon droit, et conformément à la loi salique, en punition de ses vexations. Cédant à ces instances, le jeune prince entra dans ce pays, non avec une armée, mais à la tête seulement d'une petite troupe guerrière composée de ses propres domestiques; comme il s'avançait rapidement vers le château, ledit seigneur châtelain, homme avisé, libéral et d'un sang généreux, marcha à sa rencontre suivi de nombreux chevaliers, fortifia de pieux et de retranchemens un certain ruisseau qui coupait la seule route qu'on pût suivre, et en ferma le passage aux Français. Pendant que les deux armées demeurent en présence sur les bords opposés du ruisseau qui les sépare, le seigneur Louis, indigné de voir un des ennemis, plus audacieux que ses compagnons, sortir des retranchemens, presse son coursier de l'éperon, fond sur ce téméraire en homme qui surpassait tous les antres en courage, le frappe de sa lance et le renverse; du même coup, et à travers le corps de ce premier, il en perce un second, et, ce qui n'était pas séant pour un roi, se jette dans le ruisseau, ayant de l'eau jusqu'à son casque; sans différer, il pousse son avantage, entre par l'étroit passage par lequel était sorti ce soldat, et ne cesse de chasser devant lui les ennemis à coups de pierres. A cette vue, les Français enflammés d'une ardeur incroyable, culbutent les retranchemens, passent le ruisseau, tombent sur les ennemis, en font un grand carnage, et les ramènent toujours battant jusque dans le château. Le bruit se répandit parmi les assiégés et dans tout le voisinage frappés d'épouvante, que le seigneur Louis et les siens étaient déterminés, en 46 braves guerriers, à ne se retirer que quand ils auraient détruit le château de fond en comble et attaché au gibet ou privé des yeux les plus nobles de ses défenseurs. Le seigneur châtelain se décida en conséquence sagement à ne pas tarder davantage de plier devant la majesté royale, et de remettre sous l'obéissance de la couronne sa terre et son château. Le seigneur Louis s'en retourna donc, traînant après lui ce seigneur, le laissa prisonnier à Étampes, et regagna Paris après ce rapide triomphe et cet heureux succès.
De la mort du roi Philippe.
Plus ce jeune prince s'élevait ainsi de jour en jour, plus son père le roi Philippe se rabaissait aussi de jour en jour. Depuis qu'au détriment des droits,de sa femme légitime il s'était uni à la comtesse d'Angers, il ne faisait plus rien qui fût digne de la majesté royale; entraîné par sa passion désordonnée pour cette femme qu'il avait enlevée, il ne connaissait d'autre soin que de se livrer à la volupté, ne pourvoyait à aucun des besoins de l'État, et, s'abandonnant aux plaisirs plus qu'il ne fallait, ne ménageait pas même la santé de son corps svelte et élevé. Ce qui seul soutenait les choses, c'est que l'amour et la crainte qu'inspirait le fils appelé à lui succéder, conservaient à l'État toute sa vigueur. Philippe donc n'étant qu'à peine sexagénaire, et dépouillant les marques 47 de sa royauté, termina son dernier jour en présence du seigneur Louis, au château de Melun sur la rivière de Seine30. A ses nobles funérailles assistèrent les vénérables hommes, l'évêque de Paris Galon, ceux de Senlis et d'Orléans, Adam, d'heureuse mémoire, abbé du monastère du bienheureux Denis, et beaucoup de pieux personnages. Ils portèrent le noble corps, qui avait été revêtu de la majesté royale, dans l'église de la bienheureuse Marie, et passèrent la nuit à réciter les prières des morts avec la plus grande pompe. Le lendemain matin son fils le fit placer dans une litière couverte, comme il convenait, de riches étoffes et d'ornemens funèbres de tout genre, et voulut que les plus considérables d'entre ses serviteurs la portassent sur leurs épaules. Lui-même, avec une affection vraiment filiale, et comme il le devait, tantôt à pied, tantôt à cheval, et suivi de tous les barons qu'il avait autour de lui, accompagna constamment la litière en pleurant. Il montra ainsi encore cette noble générosité d'ame avec laquelle, pendant tout le temps de la vie de son père, il avait soigneusement évité soit de l'offenser en la moindre chose, malgré la répudiation de sa mère et l'union illégitime de Philippe avec la comtesse d'Angers, soit de lui causer le plus léger chagrin en cherchant à lui enlever quelque portion de son autorité sur le royaume, comme le font d'ordinaire tant de jeunes princes. Un nombreux cortége conduisit donc les restes du feu roi, comme il l'avait ordonné, au fameux monastère de Saint-Benoît, bâti sur les bords du fleuve de la Loire. On disait, en effet, pour l'avoir entendu de 48 sa bouche, que n'ayant fait aucun bien à l'église de Saint-Denis, et craignant que ses restes ne fussent peu considérés au milieu de ceux d'une foule de nobles monarques, il desirait n'être pas mis dans la sépulture des rois ses ancêtres, fixée par un droit presque naturel dans l'église du bienheureux Denis. On plaça donc, de la façon la plus honorable, son corps en face de l'autel, dans le monastère qu'il avait désigné; on le recouvrit de pierres funéraires, et on chanta des hymnes et des prières pour recommander son ame à Dieu.
De l'élévation du prince Louis à la royauté.
Cependant ledit seigneur Louis, qui dès sa jeunesse sut mériter l'amitié de l’Église en se dévouant généreusement à sa défense, se montra le soutien de la cause des pauvres et des orphelins, et dompta les oppresseurs du peuple par son puissant courage, fut, avec l'assentiment de Dieu, appelé au suprême rang du royaume par le vœu de tous les gens de bien31; mais, s'ils l'eussent pu, les méchans et les impies l'en auraient exclu par leurs vœux et leurs complots. On agit donc très-sagement de ne pas perdre un instant, comme le conseilla surtout Jean, évêque de Chartres, homme vénérable et très-savant, pour se réunir à Orléans, et de se hâter prudemment de travailler à son exaltation, 49 afin de déjouer les intrigues des impies. Là, vint Daimbert, archevêque de Sens, qu'on y appela avec tous les évêques provinciaux, Galon de Paris, Manassé de Meaux, Jean d'Orléans, Jean de Chartres, Hugues de Nevers et Humbaud d'Auxerrre. Le jour même de l'invention du saint Protomartyr Étienne, ledit archevêque oignit de l'huile sainte le seigneur Louis, célébra la messe d'actions de grâces, ôta au jeune roi le glaive de la milice séculière, lui ceignit celui de l'Église pour la punition des malfaiteurs, le couronna joyeusement du diadême royal, et lui remit respectueusement, avec l'approbation du clergé et du peuple, tous les insignes de la royauté, ainsi que le sceptre et la main de justice, pour qu'il eût à s'en servir à la défense des églises et des pauvres. La célébration de l'office divin était à peine achevée, et le prélat n'avait pas encore quitté ses ornemens sacerdotaux, qu'arrivèrent tout à coup, de la part de l'église de Rheims, des envoyés chargés d'un méchant message; porteurs de lettres d'opposition, ces gens, s'ils fussent arrivés à temps, auraient empêché, en vertu de l'autorité apostolique, que l'onction du roi ne se terminât. Ils prétendaient en effet que l'initiative du couronnement du roi appartenait de droit à l'église de Rheims; qu'elle avait obtenu du premier roi des Français, Clovis, baptisé par le bienheureux Remi, ce privilége inattaqué et respecté jusqu'alors, et que quiconque aurait la téméraire audace de le violer demeurerait sous un anathème perpétuel. Ils espéraient dans cette occasion, ou bien faire la paix de leur archevêque, Raoul, homme vénérable et âgé, qui avait encouru le grave et dangereux mé- 50 contentement du seigneur roi, pour s'être fait, sans son consentement, élire au siége de Rheims et introniser, ou bien empêcher que le roi ne fût couronné; mais ces messagers, arrivés trop tard, restèrent muets à Orléans, et retournèrent parler chez eux; ou, s'ils dirent quelque chose, ils n'en retirèrent aucun avantage pour leur pays.
De la prise du château de La-Ferté-Baudouin, et de la délivrance du comte de Corbeil et d'Anselme de Garlande.
Louis donc, roi des Français, par la grâce de Dieu, ne perdit pas l'habitude qu'il avait contractée dans son adolescence, de protéger les églises, de soutenir les pauvres et les malheureux, et de veiller à la défense et à la paix du royaume. Gui-le-Roux, dont on a déjà parlé plus haut, et son fils Hugues de Créci, jeune homme capable, brave guerrier, semant partout les rapines et l'incendie, et ardens à porter le trouble dans tout le royaume, ne cessaient d'insulter à l'autorité royale, par suite de la honte et de la rancune qu'avait amassées dans leur cœur la perte du château de Gournai. Hugues se décida, par cela même, à ne pas épargner son propre frère Eudes, comte de Corbeil, qui ne lui avait fourni aucun secours contre le roi. Tendant des pièges à l'innocente simplicité de ce frère, Hugues le surprit un certain jour que celui-ci avait résolu d'aller tranquillement 51 chasser seul, sans soupçonner quels actes et quels projets coupables peut enfanter la fraternité corrompue par une noire envie. Enlevé par son frère, Eudes fut donc renfermé dans le château appelé La Ferté-Baudouin32, chargé de honteux liens, et jeté dans des fers dont, si l'on avait pu l'y retenir, on ne l'aurait pas délivré, à moins qu'il ne déclarât la guerre au roi. A la nouvelle de cet outrage sans exemple, beaucoup des habitans de Corbeil vinrent, pendant qu'une foule de chevaliers de la plus ancienne noblesse attaquaient le château, solliciter l'appui de la majesté royale, se précipitèrent aux genoux du monarque, lui apprirent avec larmes et sanglots l'enlèvement d'Eudes, ainsi que la cause de cet attentat, et le supplièrent avec d'instantes prières, d'employer son bras puissant à arracher leur comte de prison. Sur la promesse de Louis, ils s'abandonnèrent à l'espoir de voir leur seigneur délivré, adoucirent leur colère, calmèrent leur douleur, et s'occupèrent à l'envi des moyens à prendre, et des forces à réunir pour r'avoir le comte. Hugues ne possédait pas La Ferté-Baudouin par droit héréditaire, mais l'avait eu, à l'occasion de son mariage avec une certaine comtesse Adélaïde33, et l'avait retenu même après avoir répudié sa femme avec mépris. On fit si bien que quelques gens de ce château s'abouchèrent avec quelques-uns de ceux de Corbeil, et leur promirent, sous la foi du serment, de les faire pénétrer par ruse dans la place. Le roi, se laissant persuader par ceux de Corbeil, se mit promptement en marche, 52 mais seulement avec une petite troupe de gens de sa cour, de peur que son entreprise ne se divulguât. Sur le soir, et quand ceux du château étaient encore à causer autour des feux, le sénéchal du roi, Anselme de Garlande, qu'on avait envoyé en avant comme un courageux chevalier, fut reçu avec environ quarante hommes armés par la porte qu'on était convenu d'ouvrir, et s'efforça de s'en emparer de vive force. Mais les assiégés, entendant avec surprise des hennissemens de chevaux, et un bruit confus et inopiné de cavaliers, s'élancèrent sur les nôtres; les portes qui s'ouvraient en dehors sur la rue, ne permettaient pas à ceux qui une fois y étaient engagés, d'avancer ou de reculer comme ils l'auraient voulu, et les habitans, d'autant plus audacieux qu'ils étaient protégés par leurs portes, firent un prompt carnage de nos gens. Ceux-ci ayant contre eux l'épaisseur des ténèbres et le désavantage de la position, ne purent soutenir plus long-temps le combat, et regagnèrent la porte. Anselme, emporté par son ardeur, mais frappé au moment où il se retirait, ne put atteindre la porte où l'ennemi l'avait prévenu, fut pris, et entra, non en maître, mais en captif, dans la tour du château, où il partagea le sort du comte de Corbeil, Avec un chagrin semblable, tous deux éprouvaient une crainte différente; ils étaient menacés, l'un de la mort, l'autre seulement de la privation de ses biens, et l'on pouvait leur appliquer ce vers:
Solatia fati,
Les cris des fuyards apportèrent la nouvelle de 53 cet échec aux oreilles du roi; ce prince, furieux d'avoir été trompé sur la route à suivre, et retardé par la funeste obscurité de la nuit, saute sur son cheval, et, plein d'audace, s'efforce de se jeter dans la porte, et de donner du secours aux siens; mais il trouve cette porte fermée, se voit repoussé par une grèle de traits, de dards et de pierres, et est contraint de se retirer. Consternés de douleur, les frères et les parens du sénéchal prisonnier, se précipitent aux pieds du monarque, et lui disent: «Laissez-vous toucher à la pitié, glorieux roi; poursuivez courageusement votre entreprise. Si ce méchant Hugues de Créci, l'homme le plus pervers, et qui toujours a soif du sang humain, réussit, ou à venir ici, ou à en tirer notre frère, et met, de quelque manière que ce soit, la main sur lui, nul doute qu'il ne le fasse périr sur-le-champ, et que, plus cruel que tout ce qu'il y a de plus cruel, il ne s'en défasse par une mort prompte, sans s'inquiéter du châtiment qui pourra l'atteindre un jour.» Louis, dans la crainte qu'il n'en fût ainsi, ne perdit pas un instant à cerner le château, occupa toutes les routes qui conduisaient aux portes, l'enferma dans quatre ou cinq retranchemens, et consacra les efforts de sa propre personne et de tout son royaume à s'emparer de la place, et à délivrer les prisonniers. Cependant le susdit Hugues, qui s'était d'abord fort réjoui de la prise de ces deux captifs, craignant maintenant de se les voir arracher et de perdre son château, se donna force peines et tourmens, et forgea divers projets pour s'introduire dans la place, tantôt à pied, tantôt à cheval, sous le frauduleux dé- 54 guisement, soit d'un jongleur habile à prendre toutes les formes, soit d'une femme de mauvaise vie. Un certain jour qu'il était tout occupé de l'exécution d'une de ses ruses, il fut aperçu des gens de notre camp; mais, sentant bien qu'il lui serait impossible de soutenir l'attaque impétueuse de ceux qui se mirent à sa poursuite, il chercha son salut dans la fuite. Parmi ceux qui coururent après lui, Guillaume, l'un des frères du sénéchal, chevalier vaillant et habile à manier les armes, devança tous les autres; animé par l'ardeur de son courage, et secondé par la vitesse de son coursier, il pressait vivement Hugues, et s'efforçait de l'arrêter: celui-ci, le voyant seul, vibrait sa lance, et se retournait souvent contre lui de toute la vitesse de son cheval; mais bientôt, dans la crainte de ceux qui venaient par derrière, il n'osait retarder sa course, et se remettait à fuir. Il se montrait ainsi fortement résolu, s'il eût pu s'arrêter plus longtemps, et lutter contre Guillaume seul à seul, de prouver hautement l'audace de son ame, soit en triomphant dans ce combat singulier, soit en bravant le péril d'une mort honorable. Souvent il ne put écarter les dangers qui le menaçaient dans les villes situées sur la route, et se soustraire aux attaques inévitables d'ennemis accourus sur son passage, qu'en se faisant passer, par un artifice frauduleux, pour Guillaume de Garlande lui-même; il criait alors qu'il était poursuivi par Guillaume Hugues, et invitait les gens, au nom du roi, à arrêter comme ennemi celui qui le suivait. Au moyen de ce stratagème et d'autres semblables, il parvint, autant par l'adresse de sa langue que par la force de son ame, à s'échapper 55 par la fuite, et, seul, il se rit des efforts de plusieurs. Cependant, ni cet événement, ni aucun autre, ne purent déterminer le roi à se désister du siége qu'il avait entrepris; au contraire, il resserra le château de plus en plus, accabla les assiégés, et ne cessa de les combattre que quand, surpris et vaincus à l'aide des machinations de quelques-uns des habitans, ils furent contraints, par son puissant courage, de se rendre à discrétion. Au bruit du tumulte qui éclata alors, les chevaliers s'enfuirent vers la citadelle, cherchant à sauver non leur liberté, mais leur vie. En effet, une fois qu'ils s'y furent renfermés, ils ne purent ni s'y défendre complétement, ni en sortir de quelque manière que ce fût. Il y en eut quelques-uns de tués, et un plus grand nombre de blessés. Alors, se soumettant à la volonté de la majesté royale, ils rendirent, par le conseil même de leur seigneur, et eux et leur citadelle. C'est ainsi que, par ce succès auquel concoururent et le pieux Louis, et le scélérat Hugues, le monarque, grâce à sa clémente prudence, recouvra son sénéchal, et rendit un frère à ses frères, et leur comte aux gens de Corbeil. Il ravagea les biens de quelques-uns des chevaliers du château, et les en dépouilla; quant à quelques-autres, il résolut de les punir plus durement encore, et, pour effrayer leurs semblables, il leur infligea le supplice d'une longue détention. C'est par cette victoire signalée que, contre l'attente de ses ennemis, et grâce à la faveur de Dieu, il illustra les prémices de son règne.
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(1) Lettres de Saint-Bernard; édit. de Mabillon, tom. i, p. 79; lett. 78e.
(2)
Decidit Ecclesiœ flos, gemma, corona, columna,
(3) Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. x, p. 563-570. (4) Personne n'ignore aujourd'hui que Denis l'aréopagite n'a rien de commun avec saint Denis l'apôtre des Gaules. (5) La première partie seulement de la Vie de Louis-le-Gros est divisée en chapitres; on en compte vingt-un, et cette division n'est pas même marquée dans tous les manuscrits. Nous avons cependant cru devoir la conserver là 0ù elle existe. Après le xxi° chapitre, le texte n'offre aucune coupure. (6) Berthe. (7) Le 2 août 1100. (8) Burchardt (9) En 1101. (10) Drogon. (11) Robert II, dit le Hiérosolymitain, comte de Flandre, de l'an 1098 à l'an 1111. (12) Vers l'an 1104. (13) Kerbogha (Voyez l'Histoire des Croisades, par Guillaume de Tyr, tom. I, pag. 264.) (14) Elisabeth. (15) En 1104. (16) Horace..—Art poetique. Un vase neuf conserve long-temps l'odeur dont il a une fois été pénétré. (17) En 1106. (18) II y a ici plusieurs erreurs; ce ne fut point le pape Alexandre II, mais Grégoire VII, assiégé dans Rome par l'empereur Henri IV, que délivra Robert Guiscard, et il le délivra en 1084, deux ans après s'ètre emparé de Durazzo qu'il avait prise le 8 février 1082. (19) Constance, fille du roi Philippe, avait épousé d'abord Hugues, comte de Troyes; mais elle en avait été séparée pour cause de parenté en l'an 1104. (20) En 1106. (21) Le 26 juin 1106. (22) En 1130. (23) Pascal II, pape de 1099 à 1118. (24) Le 9 mars 1107. (25) En 1107. (26) En 1111. (27) Espèce de chasuble. (28) Le concile de Vienne tenu le 16 septembre 1112. (29) Dans le concile de Troyes. (30) Le 29 juillet 1108. (31) Il avait alors trente ou trente-un ans; il était né en 1077 ou 1078. (32) Selon Valois, La Ferté-Alais. (33) Veuve de Bouchard, comte de Corbeil. |