RAOUL DE CAEN
FAITS ET GESTES DU PRINCE TANCRÈDE
Chapitres LXXXI - CX
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
chapitres LXI - LXXX - chapitres CXI - CLVII
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
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LXXXI. ― Singulare certamen ore Petri Eremitae petunt a Persis.
Multa studet, volvit, rimatur,
circinat, ambit. LXXXII. ― Persarum responsio.
Dum Petrus mediis proponit talia
Persis, LXXXIII. ― Fideles irruptionem meditantur.
Area lata jacet sub muro proxima
portae, LXXXIV. ― Irruunt in hostem.
Ergo ubi signa poli lingua
digitoque magistri LXXXV. ― Ordo ducum in aggressione hostium.
Primus Hugo magnus Francos educit
ab urbe: LXXVI. ― Terror Persas invadit.
Persarum satrapam scaccis operam
dare fama est, LXXXVII.
Transierant inter montem
Christique cohortes LXXXIX. ― Anceps pugna.
Venerat in bellum regnis citus a
Nabathaeis XC. ― Praevalent Christiani.
Sic dum clamatur, Deus afflictos
miseratur, |
précédentCHAPITRE LXXXI.Ils font proposer aux Perses un combat singulier par la bouche de Pierre l'Ermite.Les chefs alors cherchent, méditent, examinent, font tous leurs efforts pour découvrir par quelle puissance, quels moyens, quels artifices ils pourront éviter la mort, et rappeler la vie qui s'enfuit loin d'eux : ils y pensent la nuit comme le jour; et enfin, après avoir tenu conseil, ils s'arrêtent à la résolution d'envoyer des députés auprès de ce satrape des Perses, qui portait le nom de Corboran. Ils envoient donc cinq députés, parmi lesquels on remarque Pierre l'Ermite. Pierre avait le teint brun, l'esprit ardent, les pieds nus, la taille courte, le visage maigre ; et son cheval, semblable à un petit âne, était aussi harnaché comme le sont les ânes. Une mauvaise soutane d'ermite couvrait son corps; et c'est avec ce vêtement qu'il va se présenter à la vue du tyran, qui porte une robe flottante. En voyant son habit, son visage et tout le reste de son équipage, les Perses se réjouissent, espérant que le pauvre malheureux va se prosterner aux pieds du prince, pour le fléchir lui-même en fléchissant les genoux, et qu'il vient le premier porter des paroles de paix. Mais il n'en est point ainsi, impies que vous êtes; et comme la poussière est rejetée au loin par le vent, de même aussi vous serez vous-mêmes rejetés. Pierre se mit à parler en ces termes, mais debout et la tête haute : La noblesse pèlerine des Gaules, illustre et aspirant à visiter le sépulcre du Christ, ne redoute rien, et est en possession de la ville d'Antioche. Là gouverne en souverain Pierre, le chef de la compagnie des apôtres; il l'honore de sa résidence, et se plaît à y voir des hommes qui servent le Christ comme lui. Toi, tu viens ravager son territoire, tu tiens les serviteurs du Christ assiégés : je t'ordonne donc, au nom du Christ et de Pierre, de te retirer de ses États, et cela au plus tôt. Ou, si tu aimes la justice, si le royaume de Perse prend quelque soin de ce qui est honnête et équitable, que dix, ou six, ou trois des vôtres enfin prennent leurs armes et se présentent, et qu'un nombre pareil de serviteurs du Christ marche contre eux. Quel que soit celui des deux peuples qui remporte la victoire, que le peuple d'Antioche lui soit soumis : quel que soit le vaincu, qu'il se retire d'Antioche. Si cette condition te paraît fâcheuse, écoute ce que je vais dire, ce que nous te proposons; c'est une autre condition, peut-être plus fâcheuse encore pour toi. Demain, quand l'aurore brillera de ses premiers feux, ne doute point que la guerre sera portée contre toi. Telles sont les paroles que t'envoie le peuple latin. CHAPITRE LXXXII.Réponse des Perses.Tandis que Pierre adresse ces propositions aux Perses qui l'environnent, la troupe des chefs en rit, la foule du peuple en rit aussi, tous éclatent de rire devant ce malheureux, qui parle comme un homme portant une longue robe. Enfin le chef suprême lui répond dans son orgueil : Dévastant le royaume des Perses, une race pèlerine a offensé Dieu, Mahomet et le soudan, inférieur seulement à Mahomet. Envoyé pour chercher et détruire, j'ai trouvé ma proie; elle est enfermée derrière des murailles, je les briserai. Je livrerai vos corps aux dents meurtrières des chiens et des lions. Va donc, porte en réponse ces paroles à tes Latins. Quelle autre réponse pourrais-je faire à votre Pierre, à votre Christ? Autant est Pierre, autant est Christ pour moi : je ne me soucie ni de l'un, ni de l'autre; je m'en ris, je me ris de tous les deux. Après avoir entendu retentir ces paroles menaçantes, Pierre retourne auprès de ses compagnons, et leur rapporte en détail les fureurs du chef des Perses. Aussitôt les Francs se préparent à la guerre, le cœur rempli d'audace, mais les os dévorés par la faim et presque dépouillés de toute chair. CHAPITRE LXXXIII.Les fidèles méditent une sortie.Une large place s'étend au pied des murailles, tout près de la porte qui s'ouvre du côté du nord et qui touche au pont et au fleuve. Là les chefs se réunissent; là le peuple saint se rassemble presque sans armes; là les princes arrêtent qui marchera le premier contre les ennemis, qui s'avancera à la suite des premières bannières. Tous les autres règlent de la même manière le rang qu'ils prendront pour combattre, la place qu'occuperont ceux qui lancent les javelots ou les flèches et ceux qui portent la lance, les positions d'où les chevaliers et les hommes de pied s'élanceront pour attaquer l'ennemi et celles où ils demeureront fermes pour lui résister. Tandis qu'ils font ainsi toutes leurs dispositions, le soleil se retire, et le tombât se trouve ainsi remis au lendemain. Il ne restait plus que le tiers de la nuit, lorsque le précepteur d'Arnoul, accourant en toute hâte, et faisant retentir le vestibule du palais des éclats de sa voix et du battement de ses mains : Allons, allons, lève-toi, lève-toi vite, s'écrie-t-il, sans attendre ni les signaux, ni l'étoile polaire : la victoire brille dans les cieux, regarde les deux étoiles; celle qui maintenant marche en avant était auparavant à la suite de l'autre, et celle que tu vois reculer actuellement, Arnoul, était allée en avant jusqu'à présent. Lève-toi donc, appelle les chefs, rassemble-les pour le combat; et s'il y a quelque péril dans ce conseil, que je sois gardé en otage, pour être brûlé ou attaché sur une croix, et que ma femme, mon père et ma mère et mes deux enfants subissent le même sort. Car il avait avec lui sa femme, son père et sa mère et ses deux enfants. Cet homme avait appris dès son jeune âge à connaître dans quel rang marchent les étoiles, et ce qu'elles présagent, soit qu'une comète bouleverse les royaumes, soit que le vieillard glacé menace d'incendie et de pluie, soit que le lion furieux annonce les feux brûlants du char de Phaéton, ou que le flanc d'Orion porte-épée apparaisse vivement embrasé, ce qui est un prélude de guerre; enfin, quelque présage que présente chaque étoile, ce savant docteur avait instruit un grand nombre d'hommes dans l'art de le reconnaître ; il l'avait aussi enseigné à Arnoul, et lui avait montré ces deux étoiles qui, dès le commencement de la guerre, lui dévoilaient toutes choses. L'une portait les destinées des serviteurs du Christ, l'autre celles des Turcs : et en ce moment, marchant l'une et l'autre dans une position différente, elles annonçaient, l'une la ruine des Perses, l'autre l'allégresse pour les Francs. CHAPITRE LXXXIV.Ils attaquent les ennemis.Aussitôt qu'Arnoul a reconnu de ses oreilles et de son œil de lynx les signaux célestes que lui indiquaient la voix et la main de son maître, il se rend en toute hâte auprès des chefs suprêmes et les appelle aux armes, leur montrant que les destins ont changé par le changement de marche qu'il vient d'observer, et leur promettant que tout ira bien désormais, parce que tout est renouvelé. Déjà la nuit s'était retirée devant Phébus, et aussitôt la race illustre des Chrétiens dévorés par la faim, ouvrant les portes de la ville, les franchit pour aller combattre. Maintenant, il en est besoin, maintenant je t'invoque, viens à mon secours, esprit bienveillant, dis au poète qui soupire ardemment après toi, quel était le premier corps d'armée, quel était le second, quels étaient aussi tous les autres. CHAPITRE LXXXV.Description du rang qu'occupé chaque chef dans cette attaque.Hugues Le Grand sortit le premier, conduisant les Francs hors des portes; Hugues brille au premier rang, comme il brillait toujours par sa haute noblesse ; les bannières de Robert le Normand marchent à sa suite ; tous deux comtes souverains, seuls princes de la race des rois; Hugues, plus illustre par sa famille, Robert, plus grand sous tout autre rapport : ce n'était pas sans motifs que tous deux furent destinés à occuper le premier rang dans le combat. Le troisième qui sortit après eux fut Godefroi, conduisant de nombreux bataillons, car il avait avec lui les Lorrains, et avec les Lorrains des Allemands, Tancrède occupait le quatrième rang dans l'ordre des combattants; Tancrède, l'un des premiers par l'éclat des armes, mais ayant moins de troupes avec lui. Illustre par les forces et par la multitude de ceux qui le suivent, le fils de Guiscard fait briller au cinquième rang sa précieuse bannière, précieuse en effet, et par l'étoffe dont elle est faite, et par sa forme, qui présente la figure d'une croix. Raimond marche le sixième, au milieu d'un grand fracas, s'avançant pour combattre les Turcs, sans mêler ses armes aux armes de ses compagnons, destiné à soutenir les combattants, à diriger ses regards de tous côtés, afin de fournir des armes à ceux qui devront mourir, pour remplacer les jeunes guerriers qui seront déjà morts, à entretenir ainsi le combat, à former un mur qui serve à la fois de point de résistance et de retraite. Pendant ce temps le comte de Flandre devra veiller soigneusement à la défense de la ville; il a reçu le commandement des portes, lui-même il couronne les remparts de ses armes : du haut des tours il lance toutes sortes de projectiles, des flèches, des pieux, des traits, des pierres, des bâtons enflammés, et sans cesse il va lui-même chercher de nouveaux matériaux pour entretenir la guerre ; tantôt il menace, tantôt il tremble que les ennemis ne fassent une irruption dans l'intérieur de la place ; tantôt il fait retentir sa voix de chef qui commande, tantôt il frappe et tue de son glaive de chevalier, il est la seule barrière opposée aux invasions des Turcs descendant du haut de la montagne, et ce point de défense a besoin du sant secours d'un puissant protecteur. CHAPITRE LXXXVI.La frayeur s'empare des Perses.La renommée rapporte que le satrape des Perses jouait aux échecs au moment où les premières bannières des Francs sortirent de la ville. Tout-à-coup le bruit se répand auprès de lui que les Francs se sont mis en marche pour combattre ; le prince, sans s'émouvoir, continue à jouer comme auparavant, et ne se lève pas même, ô comble de l'orgueil ! quand on s'écrie que les bannières du grand comte Robert apparaissent dans les airs; enfin, quand on lui apprend que les troisièmes bannières viennent de se montrer, il se fait autour de lui un grand tumulte. Alors le prince fait appeler quelques captifs, de notre race, car il en avait quelques-uns en son pouvoir, et leur demandant quelles sont ces bannières et ce qu'indique leur apparition, il apprend d'eux aussitôt et ce qu'elles désignent et à qui elles appartiennent. Celle-là est à Robert, celle-ci à Godefroi, cette autre est celle de Hugues ; Jà est la noblesse, mais dans la ville il y a encore de plus puissants guerriers ; maintenant donc, prince, tu combattras, ou tu reconnaîtras que tu ignores l'art de la guerre. Tout aussitôt Tancrède se présente, et après lui Boémond, et enfin Raimond avec ses porte-bannières, tout prêt à soutenir le combat. Voyant ainsi les serviteurs du Christ tout disposés à livrer bataille et à s'élancer sur lui, Corboran tremble, et, appelant aussitôt un interprète, fait offrir à son tour aux Chrétiens les conditions que ceux-ci lui avaient d'abord proposées, qu'il avait refusées lui-même, et pour lesquelles il se voit à son tour refusé. Alors, et sans autre retard, il ordonne aux siens de préparer leurs carquois et leurs arcs ; et les siens, les Syriens, Perses, Parthes, Libyens, Elamites, Phéniciens, Arabes, Indiens, Tyriens, Mèdes, et beaucoup d'autres peuples encore, qu'il serait trop long et trop ennuyeux d'énumérer, se préparent à combattre. CHAPITRE LXXXVII.Suite de la bataille.Un corps immense de Turcs, fort de cent mille hommes peut-être, avait passé entre la montagne et les cohortes du Christ, pour aller sur les derrières lancer des javelots contre les Chrétiens, comme fait le chasseur qui s'efforce de faire tomber le cerf dans ses embûches. Mais Boémond se présente pour leur résister comme un mur d'airain ; il tourne le dos à ses compagnons et la face vers les ennemis. Alors le combat de Dieu s'engage sur deux lignes, semblable à celui qui porte deux visages, ou à ce dragon que la peinture représente avec une double tête. Là, comme ici, chacun verse également son sang pour le sang du Christ, et tout le sang qui est versé, l'ennemi l'expie à son tour par de nombreux désastres. Courage, vaillants guerriers, fermes comme des martyrs, champions du Christ, qui êtes l'orgueil du monde entier, courage, servez-vous de vos bras; vous êtes en petit nombre, l'ennemi est cent fois plus fort, servez-vous de vos glaives : cette place a besoin de toute votre valeur; ces champs, ces moissons vous appartiendront pour les années suivantes. Sur l'une des lignes de bataille, Boémond, seul et privé de tout secours humain, n'espère que dans le Dieu du ciel: se confiant au Christ son maître, il attaque des peuples qui mettent leur confiance dans leur nombre : la croix marche en avant, noble bannière qui brille au dessus de toutes les autres, portant la terreur chez les ennemis, donnant l'espérance aux chevaliers du Christ, leur servant de rempart, étant pour eux un sujet d'orgueil, un aiguillon de gloire. Là paraissent le magnanime Boémond, chevalier plein d'ardeur et de force, illustre au milieu des plus illustres, nourrisson de Mars, et son neveu, portant cette bannière dont je viens de parler, Robert, fils de Gérard, célèbre dans le monde entier, Robert qui, empressé de la main, de la voix, du cœur et du corps pour le service du Christ, se lance avec ardeur, et tel qu'un frère auprès de son frère, pour s'associer à toutes les chances de Boémond. Il traverse et traverse encore les escadrons des Turcs, encourageant à tout moment ses compagnons, et insultant à l'ennemi qui s'élance sur lui; il ne cesse de presser les Turcs; Boémond le presse lui-même : celui-là pousse ceux-là, celui-ci vole sur les pas de celui-ci. CHAPITRE LXXXVIII.Les Turcs effrayés prennent la fuite.A l'aspect de la croix, la race des Perses perd toute faculté de voir; naguère elle était venue ardente et terrible, maintenant elle est toute tremblante et se répand en lamentations. Nul parmi eux ne darde plus son javelot, nul ne bande plus son arc. Les cris de joie ah! ah! holà! holà! se changent en cris de tristesse, hélas! hélas! Les Perses se reconnaissent semblables aux timides troupeaux, et reconnaissent les Francs pour une race de lions remplis d'ardeur ; ils préfèrent la fuite à la mort, la vie à l'honneur, et ne pouvant retourner vers la montagne, ils fuient le long du fleuve. Les vainqueurs les pressent sans relâche et ne cessent de les faire tomber sous leurs coups que lorsqu'enfin chacun des deux corps d'armée s'est réuni aux corps d'armée de ses compagnons, les vaincus à ceux qui doivent être vaincus, les vainqueurs à ceux qui sont destinés à vaincre. Déjà le combat n'est plus engagé sur deux lignes, déjà la victoire paraît plus assurée, car l'espoir des uns s'est accru, tandis que les autres éprouvent de nouvelles craintes : ceux-là sont encouragés au combat, ceux-ci en sont découragés par une multitude encore innombrable comme le sable de la mer ; mais comme lés serviteurs du Christ n'ont avec eux que trop peu de chevaux pour poursuivre leurs ennemis avec ardeur, les Turcs y trouvent quelque soulagement; la ruse vient en outre à leur secours, mais que peut la ruse, que peuvent les artifices contre le Christ, sans lequel rien ne se peut et rien n'est jamais fait? CHAPITRE LXXXIX.La victoire est incertaine.Appelé du fond des royaumes de l'Orient, le vent de l'est était aussi venu à la bataille, et s'était associé aux Perses, ses voisins. Il dirigeait lui-même et les chevaux et les arcs et les flèches, et dans son souffle contraire, il repoussait également les traits lancés contre lui et les renvoyait à ceux qui les avaient dirigés. A peine le glaive des Francs pouvait-il résister aux dards qu'il soufflait contre eux. Le Zéphyre, vent de l'ouest, languissait engourdi dans l'antre d'Eole. D'abord fidèle compagnon, il avait poussé les Francs à la guerre, des points éloignés de Cadix et des neiges des Pyrénées, il les avait conduits à travers des lieux inaccessibles, à travers les Alpes et les monts, et les Syrtes et Scylla et Charybde; mais trompeur maintenant, il leur refuse son secours, tandis qu'ils combattent contre le vent d'orient. Ayant reconnu ces choses, les Perses entreprennent d'obtenir par les flammes, la fumée, et de noires vapeurs, ce qu'ils ne peuvent obtenir par les armes, et s'efforcent d'envelopper les serviteurs du Christ dans une nuit épaisse. Ils mettent le feu aux roseaux, à l'herbe sèche, aux osiers, et le vent de l'est les seconde de tout son pouvoir. Dans sa fureur il soulève contre les phalanges de ses ennemis des nuages de fumée du sein des buissons, de tous les halliers, du milieu des ronces et des bruyères. Le jour éclatant se change en une profonde obscurité, qui affaiblit les forts et donne aux faibles une nouvelle force. Les glaives combattent dans les ténèbres, les flèches dans la lumière, on dirait les taupes livrant bataille aux lynx : ainsi les fureurs du vent d'orient rendent incertaine l'issue du combat. O combien de fois tandis que le vent de l'ouest tardait à souffler, combien de fois on s'écria : Zéphyre, viens à notre secours; lève-toi, paresseux, le vent d'orient se livre à ses fureurs pour les Turcs; toi aussi, lève-toi pour nous. CHAPITRE XC.Les Chrétiens reprennent l'avantage.Au milieu de ces cris, Dieu prend pitié des affligés, il ouvre ses trésors et en tire un vent d'ouest qui repousse le souffle du vent de l'est, le contraigne à s'avouer vaincu, à revoler dans ses cavernes, et qui, s'échappant librement de ses prisons occidentales, rejette dans les yeux des Turcs les torrents de fumée qu'ils ont suscités. Aussitôt en effet le vent obéit à de tels ordres; il ébranle, enlève, renverse tout ce qui lui fait obstacle dans sa marche; déjà il est arrivé sur le champ de bataille, et en arrivant non seulement il repousse les armes et ceux qui les portent, frappe les chevaux d'épouvanté et renverse les tentes, mais en outre tout est saisi d'horreur, et les monts et les vallées, et la plaine et les arbres tremblent de frayeur. Tu fuis, souffle de l'orient, tu es enveloppé toi-même dans la fumée que tu as soulevée, et tes Perses voient retomber sur eux, par une juste loi, la fraude qu'ils ont inventée. Alors le Turc combat les yeux fermés et les Francs les yeux ouverts, et tout-à-coup, par un retour de fortune, celui qui allait être vaincu reprend la victoire, celui qui avait tout à l'heure l'avantage a maintenant le dessous : l'un fuit, l'autre met en fuite; Baal est précipité, l'Alpha le terrasse de sa main. Les chevaux des Perses sont rapides, gras, et remplis d'ardeur ; ceux des Francs au contraire sont lents, maigres, malades, souffrants; ceux-là fuient aisément, ceux-ci ne peuvent les poursuivre vivement; ceux-là sont presque innombrables, ceux-ci sont tout au plus six cents. Mais le péril s'est tourné contre eux, et les Perses ne songent qu'à fuir. Ceux qui se sauvent rapidement, ou qu'enlevé un cheval agile comme la flamme, s'échappent et se trouvent enfin dans des lieux déserts, encore tout saisis d’étonnement. Mais ceux dont le cheval est paresseux ou dont les pieds sont trop lents, succombent sous les coups des armes, ou sont entraînés pour servir comme esclaves. Là, suivant ce qu'on rapporte, on trouva au milieu des morts le manteau d'un jeune homme, dont on eût pu se faire un toit pour se détendre
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XCI. ― Victos Tancredus insequitur, eorum miram stragem facit.
At proba Tancredi laudem esuriens
sitiensque XCII.
Planities super Arthasii, sub
moenibus Emmae XCIII. ― Artasium castrum redditur.
De tanta turba paucos fuga salvat,
et ulna: XCIV. ― Podiensis episcopi morientis verba ad exercitum.
Interea praesul moritur Podiensis,
et intra XCV. ― Ejus epitaphium.
Sic monet, et paulo cunctatus
transit ad illum XCVI. ― Tancredus cum Normanniae et Provinciae comitibus Marram obsidet. Postquam urbs capta, victores gazis, victos caedibus donatos, alios ab humili ad sidera extulit, alios sub tartara a luxu et crapula submersit: Boamundus Antiochiae principatum adeptus, ad praesidium manet; Tancredus intermissum viae laborem redintegrat; algorem, aestum, inediam, sitim, montibus, vallibus, agris, municipiis, praefert: ad quorum amoenitatem Tempe Thessa a sordescunt, Emma Heliconem suum, Harenc vireta, Barisan vites, Hersen segetes contemni dolent: praeter haec autem, et aliorum oppidorum numerus ingens singula suis opibus alienas praeferri. At Marchisides alter Julius nil actum credens, dum quid superesset agendum, causam itineris Jerusalem esse commemorat, et per Antiochiam fuisse peregrinandum, non per Antiochiam peregrinatum. Igitur quaerentes bellum comites Normannum et Provincialem sociat, cum eisdem Marran oppidum et populosum et uber aggreditur. Praeviderant sibi Marrenses seu capta Antiochia territi, seu quia plurimum Francis in obsidendo obstiterant, seu volante fama ab Antiochenis contribulibus praemuniti. Harum quapiam, fortasse omnibus praemoniti causis, tota usquequaque nudata vicinia, urbem suam impleverant, obsessuro exercitui nihil relinquentes. Huc accedit quod suburbanos etiam obstruxerant puteos, atque inopia advenas repelli posse arbitrati. At Christicolae qui sublata cruce semetipsos abnegaverant, qui propter Deum corpora sua ad supplicia tradiderant, nihilominus urbe circumdata gratulantur, quasi ad epulas invitati: alii machinas struunt, alii struentibus ministrant: hi fundis balearibus turres quatiunt, illi silices instrumenta quassandi scapulis asportant: hos videas cursitare agiles ad spem cereris, illos regredi sub onere gementes: quidam puteos ad priscum usum revocabant, quidam in fabrica novorum exercebantur: nonnulli de cataractis coeli opem exspectantes, aquae coelesti carcerem praeparabant: Quorum intuens vota, is qui solus laborem et dolorem examinat, qui praesumentes de se non relinquit, misso coelitus imbre, omnibus suffecit: adeo enim gravis imber et uber secutus est, ut et qui pluvias ante postulaverant, post depostularent, et lacuum opifices cassi operis poeniteret. XCVII. ― Fames horribilis in castris fidelium. Inundantia haec nimia peperit famem, putrescente in castris allata cerere, nullam de foris quoquam afferente, protelabatur victoria. Panis fluxerat, fames invalescebat. Pudet referre quod audierim, quodque didicerim ab ipsis pudoris auctoribus. Audivi namque qui dicerint cibi se coactos inopia, ad humanae carnis edulium transisse, adultos gentilium cacabo immersisse, pueros infixisse verubus, et vorasse adustos: vorando aemulati sunt feras, torrendo homines, sed caninos. Hunc ipsum finem membris propriis minabantur, cum aliena deficerent: nisi aut captae urbis, aut cereris advenae intercessio esuriem lenisset. XCVIII. ― Discordia inter Tancredum et Raimundum. Haec dum ita geruntur, Tancredi Raimundique ministros discordia agitat: moxque a ministris surgit ad dominos. Vix, ah! vix compescit Tancredus animos quin Provincialium strage iram leniat, sed occurrit viro ratio, quae sanguinem vetat fundi Christianum: melius ipsa ad Wiscardi monet artes recurrere per quas orbi gloriosus innotuit. Ergo nihil cunctatus Antiochiam venit, castri tutoribus hujus adhuc discordiae ignaris; obiter autem suos instruit milites, quomodo enses clam teneant, et quomodo deprimant. Inde cappati tam ipse quam socii castro appropriant, janitorem vocant, januae reserantur, pacifice admittuntur qui pacem simulabant. Ingressi autem unus post alium, ubi primum numerus pugnae sufficit, simul cuncti, haec simul cuncta, lacertos, mentes, gladios nudant, Raimundi milites extrusos ad ipsum non sine colaphis remittunt: ultus itaque qua licuit Raimundum Tancredus, potentiorem astutior, corpori caput abscissum restituit, dum Trojae suae Ilium Boamundo reddit: Boamundus enim dum adhuc expers suspiceret oppidum, adeo ipse sibi mutilus videbatur, ut semiprincipem se, non principem diceret, Raimundumque collegam suum in principatu Antiochiae nominaret: Haec insomnem, haec in somniis principem molestia torquebat. Verum ubi odium atque dilectio altrinsecus collidentes mutilo, ut dictum est, principatui cornu reddiderunt, tunc elevatum est solium Boamundi, jamque ipse experrectior cum magna manu Tancredum sociat Marram revertentem. Infesti ambo Provincialium comiti, magnifice sua adversus hostium arma munierunt. XCIX. ― Discordiae origo. Ad hujus odii fontem recurrere libet, quo minus aestuantis impetum fluenti derivantes miremur. Dum adhuc Antiochia Galliae principibus clausa resisteret, Boamundi atque Raimundi ministros media intercurrit discordia. Frumentatum utrobique missi, annonam simul inveniunt et pugnam; ferro ceres dividitur, sauciant tanquam territae ambae partes, saucii populus uterque domum revertuntur. Viso famularis turbae sanguine principes turbantur: et si quando similis occurrerit casus, sauciorum animos ad talionem accendunt: in castris tegendum fore ignem praecipiunt, extra turbine rapido flammas suscitandas. Jussum hoc aures patulae libenter admittunt, quas difficile erat revocare prohibitas. Ubi ergo exinde major alterius partis turba minori alterius onustae obviasset, depositis illico oneribus victualium, onerabantur colla procellis alaparum; sicque editior viribus, spoliis gaudebat: impar autem aliis non sibi desudasse lugebat spoliatus: qui alterutri linguae consonabat, modo cum ea verberabat, interdum pro ea innocens verberabatur. Narbonenses, Arverni, Wascones, et hoc genus omne Provincialibus: Apulis vero reliqua Gallia, praesertim Normanni conspirabant. Britones, Suevos, Hunos, Rutenos et hujusmodi linguae suae barbaries audita tuebatur, et hoc quidem extra muros. C. ― Commentum de lancea Domini.
In urbe quoque non effluxit
seditio, sed affluxit: cum enim in supradicta fame populus turbaretur obsessus,
surrexit de gente Raimundi versutus mendaciique commentor Petrus, qui salutem
populi revelatam sibi praedicaret hoc modo: « Apparuit, inquit, mihi semisopito
beatus Andreas apostolus, atque hoc auribus meis praeceptum indixit: Surge, et
annuntia populo laboranti consolationem coelitus elapsam, quam lateris Dominici
perforatrix lancea conferet inventa: ea intra basilicam beati Petri sub terra
latet: tu in tali loco (et locum designavit) pavimentum solve, ibi fodiendo
annuntiatum invenies ferrum. Ubi ergo armorum horror ingruerit, illud opponite
hostibus; in eo vincetis. Experrectus delusum me a somno arbitrabar, nec palam
feci in perpetuum taciturus, nisi secundo et tertio commonerer: tenebat me
rursus secundae noctis quies, cum rursus idem apostolus redit, ipsum idem quod
prius ingeminans, sed increpanti similis et irato. Quare, inquit, contempto me
siles? multorumque salutem unus moraris? Clamavit ad Dominum populus, et
exauditus est, et adhuc eum tua negligentia facit quasi neglectum: festina
igitur quantocius hoc corrigere, ut possis vivere. His perterritus, ubi somnum
evasi, jam simul certior factus sum et sollicitior: adhuc tamen ambigens clamne
facerem, an palam: in hac cura totum transegi diem, et bissem noctis orationi et
jejunio vacans, postulansque a Deo vicem tertiam, si duae ab eodem fuissent. Bis
acclamaverat auroram gallus, cum vix tandem sub cantu tertio fessos artus sopor
alligat: nec mora, qui primo, qui secundo venerat, illico tertiat vicem, semper
terribilior, semper imperiosior, Surge, age, inquit, ignavum pecus, canis mute,
mora salutis, cunctatio triumphi, damnum civium, hostium solamen; timore illic
trepidasti, ubi non fuit timor: ubi est, illic non times. Restabant adhuc minae
et jurgia, cum prae timore exterritus spiritus minis subtraxit se et sopori.
Sudor pariter tremorque simul corpus alternabat, ac si latus alterum torreret
ignis, alterum in glacie rigeret. His gradibus ad docendum veni quod didici: vos
autem, patres ac fratres, ne tardetis rei sinceritatem experiri: superest mihi
locum designare, vobis suffodere. » Qui rumor ubi Raimundi auribus est illapsus,
statim concione habita, Petrus ad Petri basilicam vocatur, locum rogatus, sicut
finxerat prius, altare significat, fodere monet; utque pondus verba habeant,
vultum etiam fingit. Foditur ergo, nec proficitur, suffossa humus nequit reddere
quod nec commissum fuerat, nec acceptum. Habebat autem ipse clam apud se
cuspidis Arabicae ferrum, de cujus inventione fortuita, materiam fallendi sibi
assumpserat: Scabram quippe intuitus, exaesam, annosam, usui nostro forma et
quantitate dissimilem, auspicatus est illico hinc fidem novis figmentis
adhaesuram. Nactus ergo fallendi tempus, ligone arrepto, fossam insilit,
conversusque ad angulum: « Hic, inquit, fodiendum est, hic latet quod quaerimus,
hinc exibit. » Tunc saepius saepiusque ictum multiplicans, demissam fraudulenter
a se lanceam fossorio illidit: cooperata est dolis umbra, umbrae populus
frequens, frequentiae loci angustia. |
Tancrède poursuit les vaincus et fait un carnage étonnant.Cependant le vaillant Tancrède, qui toujours a faim et soif de la gloire, qui n'ambitionne jamais autre chose que la gloire, dénué de richesses, à jeun de toute nourriture, dédaigne le repos au milieu des fatigues; et trouvant un chemin entre deux bras du Farfar, divisé en deux branches (en aucun lieu il n'eût pu rencontrer une meilleure position), accompagné seulement d'un petit nombre des siens, il se lance à la poursuite d'un grand nombre d'ennemis. Le voilà donc le neveu de Guiscard, se jetant au milieu des Parthes et des Perses, îles Indiens et de toutes les races des sectateurs de Mahomet, comme le léopard se jette au milieu des moutons, et en fait un grand carnage. Il presse son cheval de l'éperon, il le presse des rênes, qu'il retire et qu'il rend aussitôt ; il le presse de ses cris terribles et de toutes les manières possibles. Les fuyards, de leur côté, appuient fortement sur les épaules de leurs chevaux, ils les pressent de l'aiguillon sur le cou, accablés qu'ils sont sous leur poids, ils les frappent de tous côtés, en avant sur la crinière, en arrière sur la queue, ornement superflu; puis, afin de mieux échapper à la mort, ils s'empressent de les débarrasser de leurs selles, et les Chrétiens les poursuivent lorsqu'ils n'ont plus ni glaive, ni flèches pour se défendre. Tancrède arrose de sang la plaine verdoyante, il comble les fossés de morts et de mourants; beaucoup d'ennemis périssent de leurs blessures, beaucoup d'autres périssent sans blessures; et redoutant également les blessures, tous font effort pour s'échapper. Quelques-uns, renonçant à leur bride et à leur selle, s'élancent volontairement à terre, fuyant vers les broussailles, et espérant y trouver un asile. Parmi eux, les uns sont éventrés par leurs chevaux; les autres, tandis qu'ils fuient d'un pied rapide, sont arrêtés par la mort au milieu de leur course : à l'un, ses pieds ne peuvent suffire, celui-ci perd tout courage, celui-là toute présence d'esprit. La plupart, espérant pouvoir se sauver à travers le fleuve, vont chercher les gués, et périssent dans les eaux qu'ils appellent à leur secours : remplis de vie, le cavalier et le cheval y trouvent également un tombeau tout prêt; à peine sont-ils arrivés sur le bord, on voit disparaître tantôt l'un, tantôt l'autre; et tandis que ceux qui portent des carquois et ceux qui sont cuirassés, et les chevaux, tout couverts de leurs caparaçons, vont ainsi se réunir aux mânes du Styx, tous les autres sont frappés de terreur. Pluton lui-même tremble d'être surpris; et son épouse, saisie d'effroi, se hâte de fuir. Il en est cependant parmi les ennemis que le sort favorable conduit à de meilleurs passages; les uns donc sortent des eaux, d'autres sont engloutis par elles; mais ceux-là mêmes qui se croient sauvés ne parviennent point à s'échapper. Tancrède les poursuit, et traverse les gués comme il traversa la Lynca.[9] Il s'avance toujours avec ardeur, franchit des lieux inconnus, et rencontre enfin devant lui le château de Harenc, château fortifié également par la nature et par l'art, garni de tours, rempli de chevaliers vigoureux, et qui maintenant ouvre ses portes, après les avoir longtemps tenues fermées. Des jeunes gens empressés marchent à la rencontre du seigneur qui s'avance; et celui-ci, les appelant aussitôt : Fournissez-moi, leur dit-il, des chevaux frais; et il trouva en effet sur le champ des armes, des hommes et des chevaux. CHAPITRE XCII.Nouvelle rencontre.Au-delà des murs d'Artasie, et en deçà des murs de Hamah, est une plaine toute en prairies, environnée par les eaux d'une rivière qui se divise en deux branches. Longtemps les voyageurs furent bannis de cette plaine et obligés de faire un long détour, enfin deux ponts, dont on alla chercher les matériaux dans la montagne, furent établis sur la rivière, et assurèrent un passage aux voyageurs. Se croyant en sûreté entre ces deux ponts, les Perses fatigués se reposaient, espérant avoir trouvé un abri après les ennuis d'une longue fuite, et pensant avoir échappé enfin aux chances des combats. Mais tout-à-coup Tancrède arrive; il arrive, et avec lui des chevaux, des armes, des guerriers : nouveau combat aussitôt qu'ils se sont reconnus les uns les autres; celui qui poursuit pousse des cris d'allégresse, et le Turc, en fuyant, fait entendre des cris de douleur. Il s'était fait un grand massacre sous les murs d'Antioche, il se fit un grand massacre encore aux lieux où le vainqueur livra cette nouvelle bataille. Là, les uns et les autres avaient pleuré et ri, au milieu des blessures qu'ils se faisaient réciproquement, ici il n'en fut pas de même; d'un seul côté, on ne fit que rire, d'un seul côté, on ne fit que pleurer; les Turcs pleuraient en fuyant, les belliqueux Normands riaient en poursuivant; les Normands renversaient, les Turcs tombaient aussi rapidement que les lances les frappaient : les deux ponts, trop étroits, leur refusent le passage pour fuir; la frayeur, la préoccupation de la fuite, l'épuisement de leurs forces, ne leur permettent pas même de livrer bataille; le sang coule sans relâche de leurs nombreuses blessures ; les Perses en sont couverts, et chacun en reçoit autant qu'il a de membres dans son corps : ainsi ni le combat ne les soulage dans la fuite, ni la fuite dans le combat. Soit qu'ils tentent de fuir, soit qu'ils tentent de combattre, l'un ne réussit pas mieux que l'autre; ils périssent donc comme des troupeaux auxquels le lion ou le léopard s'est attaché dans sa fureur. CHAPITRE XCIII.Le château d'Artasie se rend.D'une si grande multitude, un petit nombre seulement se sauvent par la fuite ou par les efforts de leurs bras : mais, tandis que les uns sont renversés morts, que les autres s'enfuient, il reste encore aux Turcs un château rempli d'armes et de guerriers, et tellement inexpugnable qu'on dirait non un ouvrage des hommes, mais plutôt un ouvrage des dieux. Si vous comparez à cette forteresse ou la Pergame de Neptune, ou l'Ilion d'Apollon, quelle que vous choisissiez, vous la trouverez inférieure à celle-ci, autant que toutes les autres sont inférieures à celles-là. Cependant ceux qui l'occupent, effrayés du massacre de leurs compagnons, n'ayant aucune confiance en eux-mêmes, pauvres et dénués de secours, examinent en tous points ce qu'ils pourront gagner à un retard ; et renonçant enfin à tout nouveau délai, ils se déterminent à se rendre, disant qu'ils ne veulent point se mesurer avec les Francs, ni lutter contre les armes des cieux, après que les Turcs ont été vaincus par la puissance divine. Quelques hommes de la suite de Raimond, soit qu'ils eussent été contraints par les souffrances de la famine, soit que prisonniers, ils eussent cédé à de fausses espérances, avaient abjuré le Christ, adopté la loi de Mahomet, et s'étant faits Turcs, habitaient dans l'enceinte qu'occupaient aussi les Turcs. Ceux-ci donc leur ayant demandé quel était le plus grand parmi les serviteurs du Christ, celui qui montait le plus de confiance, à qui il serait plus sûr pour eux de livrer leur château, leurs personnes et leurs biens, les autres leur persuadèrent de se livrer à Raimond : Il est, leur disent-ils, plus digne de votre confiance, et il commande à de plus grandes forces; vous n'aurez rien à redouter, si vous vous remettez entre ses mains. Mais que tarde-je plus longtemps? finissons en peu de mots : ils crurent à ces paroles, ils appelèrent les Chrétiens, ouvrirent leurs portes, sortirent, et on entra dans la place. CHAPITRE XCIV.L'évêque du Puy, mourant, adresse un discours à l'armée.Cependant l'évêque du Puy vint à mourir et fut enseveli dans la basilique du bienheureux Pierre. Avant de mourir il appela les grands auprès de lui, et les ayant assemblés, leur adressa ces paroles, qui portaient témoignage de sa vie et enseignaient les voies du salut : Tant que Dieu l'a permis, tant que la santé du corps es? à vous, pour vous servir de ministre de la science, ainsi je vous donne celui-ci ; et il leur présenta Arnoul, qui n'était inférieur à nul autre pour un tel combat. Celui-ci, ajouta-t-il, est mon fils chéri; je me suis complu en lui ; vous, tournez vos oreilles vers lui. Et toi, mon fils, souviens-toi des leçons de ton père; répands au loin les semences de la parole divine, distribue gratuitement la semence que tu as reçue gratuitement; ramène les pécheurs, couronne de tes éloges ceux qui se conduisent bien; poursuis tes desseins; montre-toi le ministre du Christ; dirige les affaires qui te seront confiées, avec zèle et honnêteté; que nul ne te détourne vers l’injustice en te comblant de présents; et-pour finir en peu de mots sur cette vie qui passe si vite, sois chaste, tempérant, sage, humble, pieux et toujours modéré. CHAPITRE XCV.Épitaphe de l’évêque.Il dit, et peu après il passe dans le sein de ce Jésus, qu'il avait servi du cœur, de la voix et de toutes ses forces; homme d'un grand mérite, digne des plus grands honneurs, digne de l'éloge que nous lui consacrons ici et même de plus grands encore. Ici est enseveli un homme très illustre, émule de Moïse par la science, le zèle, les vertus et les fonctions. Moïse fut le conducteur du peuple, celui-ci fut aussi le conducteur du peuple ; tous deux le conduisant au Christ, tous deux envoyés par le ciel. Tous deux également zélés pour la justice et pour la science, ils furent tous deux médiateurs entre Dieu et le peuple. On rapporte que Moïse se mit en voyage pour la terre de Chanaan, celui-ci aussi s'est mis en route pour la terre de Chanaan ; mais il ne fut point donné à Moïse de la voir, et à celui-ci non plus il n'a pas été donné de la voir. De longs jeûnes concilièrent Dieu à Moïse, celui-ci aussi a été consacré à Dieu par une longue famine. Moïse fut le remplaçant de Dieu, de même celui-ci a remplacé le pape Urbain, lui-même le remit plaçant de Dieu : Dieu les a envoyés l'un et l'autre. CHAPITRE XCVI.Tancrède assiège la ville de Marrah, avec les comtes de Normandie et de Provence.Après la prise d'Antioche, après que les vainqueurs eurent été comblés de trésors, et les vaincus livrés au glaive, les uns, élevés d'une humble fortune jusques aux cieux, les autres, plongés dans le Tartare du faîte des richesses et du sein de la crapule, Boémond, ayant obtenu la principauté d'Antioche, y demeura pour la conserver. Tancrède alors se remit en marche pour entreprendre de nouvelles choses, préférant le froid et le chaud, la faim et la soif au séjour des montagnes et des vallons, des campagnes et des villes, quoique les délices de Tempe et de la Thessalie le cèdent aux délices de ces lieux, quoique Hamah s'afflige de voir dédaigner son Hélicon, Harenc ses vergers, Barisan ses vignes, Harsen ses moissons, et quoique beaucoup d'autres villes encore ne voient pas sans regret préférer d'autres richesses à leurs richesses. Mais le fils du Marquis, nouveau César, croyant que rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire, se rappelle que Jérusalem est le but de son voyage, qu'on a dû passer à Antioche en pèlerinage, et non trouver à Antioche le terme du pèlerinage. Il s'associe donc aux comtes de Normandie et de Provence, qui cherchent également les combats, et ils vont ensemble assiéger Marrah, ville peuplée autant que riche. Les habitants de Marrah avaient pourvu à leur sûreté, soit que la prise d'Antioche les eût effrayés, soit parce qu'ils avaient concouru vivement à assiéger les Francs dans Antioche, soit que ceux de leurs compatriotes de cette dernière ville les eussent prévenus de l'arrivée prochaine des Chrétiens; ainsi, que l'un ou plusieurs de ces motifs les eussent déterminés, ils avaient enlevé toutes choses dans les environs, pour les transporter dans leur ville et ne rien laisser à la disposition de l'armée qui viendrait les assiéger. De plus, ils avaient comblé tous les puits de la banlieue, espérant forcer les étrangers à se retirer, en les réduisant au plus complet dénuement. Mais les serviteurs du Christ, qui, en arborant la croix, s'étaient renonces eux-mêmes, qui pour l'amour de Dieu avaient livré leur corps aux supplices, ne s'en réjouirent pas moins, lorsqu'ils eurent investi la place, que s'ils eussent été appelés à un festin. Les uns construisaient des machines, d'autres servaient ceux qui travaillaient aux constructions; ceux-ci ébranlaient les tours avec leurs frondes Baléares, ceux-là transportaient sur les épaules les cailloux qui devaient faire les brèches; vous eussiez vu ceux-ci courir rapidement dans l'espoir de trouver des grains, ceux-là revenir fléchissant sous le poids de ces trésors : les uns rétablissaient les puits pour l'usage auquel ils avaient été destinés; les autres s'appliquaient à en construire de nouveaux : d'autres encore, espérant que le ciel ouvrirait ses cataractes, préparaient des citernes pour emprisonner les eaux. Ayant vu leurs désirs, celui qui seul apprécie le travail et la douleur, et qui n'abandonne point ceux qui se confient en lui, envoya sa rosée céleste, et suffit seul à tous. Il survint en effet des pluies tellement abondantes, que ceux qui les avaient demandées naguère désirèrent les voir finir, et que les ouvriers qui avaient préparé les citernes se repentirent d'avoir entrepris des travaux superflus. CHAPITRE XCVII.Horrible famine dans le camp des fidèles.Cette grande inondation amena la famine, car tous les grains qu'on avait transportés dans le camp vinrent à pourrir; personne n'en apportait du dehors, et cependant la victoire était de jour en jour retardée : il n'y avait plus de pain, et la disette allait toujours croissant. J’ai honte de rapporter ce que j'ai entendu dire, et que j'ai appris de ceux-là mêmes qui excitent en moi ce sentiment de honte. J'ai donc entendu dire à des hommes que, poussés à bout par le défaut de vivres, ils en étaient venus à manger de la chair humaine; qu'ils avaient jeté dans des marmites de jeunes Gentils, qu'ils avaient embroché des enfants et les avaient dévorés, après les avoir rôtis, semblables aux bêtes les plus féroces, en prenant une telle nourriture, et en faisant ainsi rôtir leurs pareils. Ils en seraient même venus à se dévorer entre eux, quand les étrangers leur auraient manqué, si l'excès de cette disette n'eût été enfin tempéré, ou par la prise de la ville, ou par l'arrivée de grains venus du dehors. CHAPITRE XCVIII.Altercation entre Tancrède et Raimond.Tandis que ces choses se passaient, la discorde divisa les serviteurs de Tancrède et ceux de Raimond, et bientôt elle passa des serviteurs aux seigneurs. A peine, hélas! à peine Tancrède peut-il contenir son emportement et s'empêcher d'éteindre sa colère dans le sang des Provençaux ; mais enfin la raison vient au secours de l'homme, en défendant de verser le sang des Chrétiens et l'invitant plutôt à mettre en usage cette habileté par laquelle Guiscard s'était illustré dans le monde entier. Alors donc, et sans aucun retard, Tancrède se rend à Antioche, tandis que les gardiens du château ignorent encore l'existence même de cette querelle, et en chemin seulement il apprend à ses chevaliers comment ils devront porter leurs épées en secret et les montrer ensuite. S'étant donc couverts de manteaux, lui et ses compagnons s'approchent du château et appellent le portier; les portes leur sont ouvertes, et ils entrent paisiblement, sous toutes les apparences de la paix. Ils entrent donc l'un après l'autre ; mais aussitôt qu'ils sont assez nombreux pour engager le combat, alors tous en même temps, découvrant à la fois et leur corps et leur cœur et leur glaive, ils expulsent les chevaliers de Raimond, et les renvoient à celui-ci, non sans les accabler de soufflets. Ainsi Tancrède, plus rusé, s'étant vengé comme il le pouvait de Raimond, plus puissant, restitua à un corps la tête dont il était privé, en rendant à Boémond l'Ilion qui manquait à sa ville de Troie; car Boémond, quand il jetait les yeux vers la citadelle, que Raimond occupait encore, se faisait à lui-même l'effet d'un corps mutité, tellement qu'il disait n'être qu'un demi-prince et non point un prince véritable, et qu'il appelait Raimond son collègue dans la principauté d'Antioche. Ce chagrin tourmentait le prince et pendant son sommeil et durant la veille. Mais lorsque la haine d'une part et l'affection de l'autre, étant venues à se heurter, eurent rendu le fort à cette principauté mutilée, comme je viens de le dire, alors le trône de Boémond fut élevé, et lui-même, plus hardi, se réunit avec une forte escorte à Tancrède, qui repartait pour Marrah. Tous deux, ennemis du comte des Provençaux, mirent leurs possessions en un bel état de défense, pour les garantir des armes des ennemis. CHAPITRE XCIX.Origine de cette querelle.Je veux raconter maintenant quelle fut la source de cette inimitié, afin que nous soyons moins étonnés de l'impétuosité de ce torrent débordé. Lorsqu'Antioche résistait encore, assiégée par les princes de la Gaule, une première querelle était survenue entre les serviteurs de Boémond et ceux de Raimond. Envoyés pour chercher des grains en tous lieux, ils trouvèrent à la fois et des grains et un combat; le fer fît le partage des denrées, les deux partis se blessèrent réciproquement, et des deux côtés il rentra au camp des hommes blessés. Voyant que le sang de leurs serviteurs avait été répandu, les princes s'émurent à leur tour, et encouragèrent les leurs à maintenir les droits du talion, si jamais une pareille circonstance se présentait, leur ordonnant de tenir ce feu soigneusement caché dans le camp; hors du camp, d'attiser les flammes de cet incendie. Ces ordres furent recueillis avec joie par d'avides oreilles, auxquelles il eût été difficile de faire accepter quelque décision contraire. Lors donc qu'un parti plus nombreux en rencontrait un autre moins nombreux et chargé de vivres, il le déchargeait aussitôt de son poids, et le chargeait en échange d'une grêle de coups; alors le parti le plus fort se réjouissait des dépouilles enlevées, le plus faible s'affligeait des fatigues qu'il avait endurées pour d'autres : et ceux qui parlaient la langue de l'un ou de l'autre parti, tantôt se battaient avec lui, tantôt étaient battus avec lui, quoique innocents de ces querelles. Les gens de Narbonne, les Auvergnats, les Gascons, et tous ceux de la même race, tenaient pour les Provençaux ; le reste de la Gaule, et principalement les Normands, étaient prononcés pour les hommes de la Fouille. Quant aux Bretons, Suèves, Huns, Rutènes et autres, leur langage barbare les protégeait même en dehors du camp. CHAPITRE C.Discussion au sujet de la lance du Seigneur.Dans Antioche aussi, il ne manqua pas de sujets de dissensions, il y en eut au contraire en abondance. Tandis que le peuple chrétien était, comme je l'ai dit, assiégé dans cette ville et travaillé de la famine, on vit surgir, du milieu de la race de Raimond, un nommé Pierre, homme plein de ruse et inventeur de mensonge, qui annonça dans les termes suivants que le salut du peuple lui avait été révélé : J'étais à moitié endormi, dit-il, lorsque le bienheureux André l'apôtre m'est apparu, et a fait entendre ce commandement à mes oreilles : Lève-toi, et annonce au peuple affligé la consolation que le ciel lui en voie, et que lui donnera, lorsqu'il l'aura trouvée, la lance qui a percé le flanc du Seigneur. Elle est cachée sous terre dans la basilique du bienheureux Pierre : toi donc, en un tel lieu (et il me désigna le lieu), enlève le pavé; et creusant à cette place, tu y trouveras le fer que je t'annonce. Lorsque les horreurs de la guerre seront suspendues sur vos têtes, opposez ce fer aux ennemis, et vous vaincrez par lui. Alors, m'étant levé, je crus avoir été séduit par le sommeil, et je ne manifestai rien, voulant garder un éternel silence à ce sujet. La seconde nuit, je reposais encore, quand le même apôtre se présenta de nouveau, répétant ce qu'il m'avait déjà dit, mais d'un air irrité, et comme pour me gronder. Pourquoi, dit-il, m'as-tu dédaigné et gardes-tu le silence ? Veux-tu, toi seul, retarder le salut d'un grand nombre d'hommes? Le peuple a crié au Seigneur, et il a été exaucé, et maintenant ta négligence fait qu'il est comme s'il n'eût pas été entendu. Hâte-toi de réparer au plus tôt cette faute, afin que tu puisses vivre. Effrayé de ces paroles, lorsque j'eus perdu le sommeil, je commençai à avoir et plus de certitude et plus de sollicitude ; cependant, incertain encore si j'agirais en secret ou ouvertement, je passai toute la journée dans cette agitation ; le soir, je m'adonnai à la prière et au jeûne, et demandai à Dieu de m'envoyer une troisième apparition, si les deux premières étaient venues de lui. Déjà le coq avait deux fois annoncé l'aurore par ses chants, lorsqu'enfin, à son troisième cri, mes membres fatigués furent enchaînés par le sommeil. Aussitôt celui qui m'était apparu une première et une seconde fois se montre à moi une troisième fois, toujours plus terrible et plus impérieux. Lève-toi, lève-toi, me dit-il, animal paresseux, chien muet, obstacle au salut, qui mets empêchement à un triomphe, qui causes la ruine des citoyens, qui es l'appui des ennemis. Tu as tremblé de frayeur là où il n'y a aucun sujet de crainte, et là où il y a lieu de craindre, tu ne crains rien. Il me restait encore à entendre des menaces et des reproches, quand mon esprit, saisi de terreur, échappa aux menaces en même temps que mon corps au sommeil. Mon corps était alternativement a agité de sueur et de tremblement, et il me semblait qu'un côté fût rôti par le feu, tandis que l'autre était roidi par la glace. C'est par ce chemin que je suis venu vous enseigner ce que j'ai appris : vous tous, pères et frères, faites maintenant l'expérience de la sincérité de ma bouche; il ne me reste plus qu'à vous désigner la place, à vous qu'à y creuser. Aussitôt que cette nouvelle est parvenue aux oreilles de Raimond, il tient une assemblée ; puis il fait appeler Pierre dans la basilique de Pierre, et lui demande de désigner la place ; Pierre ayant désigné l'autel, selon l'arrangement qu'il avait fait d'abord, est invité à fouiller; et afin de donner plus de poids à ses paroles, il compose aussi son visage. On fouille donc, mais sans résultat, car la terre vainement enlevée ne peut rendre ce qui ne lui a point été confié, ce qu'elle n'a point reçu. Or Pierre était possesseur en secret d'une lance arabe, que le hasard lui avait fait trouver, et qu'il avait conservée comme un moyen de servir sa tromperie : en effet, la voyant rouillée, usée, vieillie, et tout-à-fait différente des nôtres par sa forme et par sa grosseur, il avait imaginé aussitôt que la foi pourrait s'attacher à cet instrument de forme inconnue. Prenant donc un moment favorable pour exercer sa fourberie, il saisit un hoyau, s'élance dans la fosse, et se dirigeant vers un angle : C'est là, dit-il, qu'il faut creuser, là qu'est caché ce que nous cherchons ; c'est de là qu'il sortira. Alors frappant à coups redoublés, il arrive enfin à heurter de sa bêche la lance qu'il avait frauduleusement enfouie. Son artifice fut favorisé par l'obscurité du lieu, l'obscurité par l'affluence du peuple, l'affluence du peuple par l'étroite dimension du local.
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CI. Caeterum ubi ferrum ferro illisum tinniit, aures simplicium arrectas idem fraudis commentor, sublata lancea, his implevit: « Ecce, ecce quod coelum promisit, quod tellus conservavit, apostolus revelavit, oratio populi contriti impetravit. » Vix haec fatum foras extrahunt, hymnis et canticis lanceam prosequuntur, muneribus donant, auro involvunt et palliis. Haec Raimundus et qui ei favebant concinnabat: sed et aliarum partium rudis simplicitas oblationibus deserviebat; ante victoriam quidem instanter, post eam vero multo instantius, quasi trophaei gloria praelatae in bellum lanceae juxta Provincialium clamorem foret adscribenda. Igitur Raimundi ampliabatur fiscus, extollebatur animus, insolescebat exercitus. Favebant ei de principibus aliqui, quos ipse modo blanditiis, modo obsequiis sibi allexerat. CII. ― Boamundus fallaciam suspicatur in lancea. At Boamundus, ut ipse non imprudens, rei seriem scrutatur, quisnam somniator ille esset, quibus populum ambagibus involvisset, quem fossoribus locum significasset, utque ipse insiluisset, fodisset, invenisset: statim fallaciam deprehendit, inventionem irritam, inventorem conjecturis falsificat argutis. « Pulchre, inquit, commentum est beatum Andream apparuisse homini, quem audio cauponas frequentare, fora praecurrere, nugis amicum, triviis innatum. Honestam elegit sanctus apostolus personam, cui coeli panderet arcanum: nam de loco, cui fictus non patet locus? si Christianus abdidit, cur altaris proximi latibulum declinavit? aut si gentilis seu Judaeus, cur intra parietes ecclesiae? cur secus altare? quod si neutri, sed fortunae ascribitur; apud quem historiographum venisse Antiochiam Pilatus invenitur. Scimus nempe et lanceam fuisse militis, et militem Pilati: at vero placet quod sequitur: quod audio inventorem illum, laborantibus frustra fossoribus, insiluisse, concessumque uni esse in tenebris, quod multis palam est negatum. O fatuitas rustica! o rusticitas credula! o credulitas facile convincenda! Esto, personam honestas, locum vicina crucifixio roborat: non satis vel haec novissima hominis illius fraus patet: si pure, si simpliciter in via Dei ambulasset, si advocato sibi in apostolo confidisset, non ferret ipse inventioni suae testimonium, sed mereretur alienum. Nam quid tantae illi contumeliae rependam, quod nostram quae de sursum est descendens a patre luminum victoriam, ferro suo Provinciales deputant? Deputent ipsi suam comes cupidus, et vulgus stolidum: nos autem in nomine Domini Dei nostri Jesu Christi vicimus et vincemus. Haec Boamundus et cum eo qui summatum subtilius discernebant Normannus et Flandrensis comites, Arnulphusque vicepraesul et Tancredus. CIII. ― In quo et Raimundo displicet.
Igitur Raimundus acutis Boamundi
argumentorum spiculis sauciatus, mille artibus. mille semitis vindictam
investigat: ita secum sine medio disjungens Wiscardidae contumelias, aut
praemoriar aut ulciscar. Si palam occursus non suppetit, suppetat occultus: ubi
non valet lancea, valeat sica. CIV. ― Marra capitur. Sed revocat me obsidio, tanquam messorem seges intermissa dum is retrogradus spicas recolligit elapsas. Igitur Marram usquequaque bello circumseptam suffodiunt, Marrae supervolitant sagittae, concutiunt fundae, tremefaciunt minae: undique clamor, undique assultus, undique plaga: contra urbani quasi par pari reddunt, reverberant balearica tormenta similibus, missilia jacula eminus, cominus vomeres marmora demittunt: plurimum sauciant, plurimum sauciantur: hi moriuntur ut vivant, infirmantur ut valeant, fluunt ut durent: illis intentio est coeptum, jamque semiactum opus peragere, tanto labori finem quaerere, adipisci gloriam superando, superare fortunam patiendo: sed dum crebrius crebriusque tanquam malleis incus, vel flagellis area, silice infatigabili moenia percelluntur, fatescit turris, murus solvitur, propugnacula ruunt, ruina simul et claustra pandit et gradus exstruit. Igitur vae, vae Mahumicolis, Christicolis gaudium: quippe his prospera omnia, illis omnia etiam ipsae suae spes adversantur. Nec mora, patefacto aditu, aditor non deest, contra civitas obsistere nititur, quidquid virium habet, introitui opponit: summopere certatur, dum haec invalescit pugna, dum horsum fervet, aliorsum tepescit defensio, minus jam minusque scuta sonant, quale paulo ante ad grandinem saxorum pene fatiscebant. Ergo applicantur muro scalae, superat turres ascensor, urbi captae insultat: sed audito strepitu, visoque discursu, defendentis turbae cadunt animi, pedes refugi latebras petunt, armis projectis vivere speratur. At nostri urbe capta, alii caedibus insistunt, alii gazis; pars victum quaeritat, pars rapinas exercet, victoriam adeptos laborum juvat meminisse jocundius graviorum. Sic venatricem olim turbam et ipse venator jocundantem, licet jejunam vidi, quos a praecedentis noctis hora penultima ad tertiam sequentis dies media fatigaverat. CV. ― Arcae obsidentur. Jamque saepius de valle lacrymarum ad montem gaudii excelsum surgere assueti Christicolae successus urgere suos, instare favori numinis haud cessant. Arcas oppidum aggrediuntur, non impari ac Marram nisu, sed dissimili eventu. Surgit in margine planitiei tumulus declivia Libani ab austro pertingens, mare ad occasum quasi stadiis viginti remotus despectans: ejus pedem fluvius abluit, qui ab ortu ad littora derivans, Hierosolymitano laevum latus imperio concedit, Antiochiae dextrum, inter Tortuosam et Tripolim limes notissimus, munitum arte et natura praesidium, difficilem hosti grassaturo aditum minabatur. Christicolae autem plurimo jam certamine, virtuti omnia cedere experti, Arcas circumdant, pars fluvium transmeat, ut portarum obstruat egressum: pars citra manet, de opibus Crach. et Raphaniae oppidorum, ac reliquae hujusmodi citerioris viciniae facilius alenda. Tancredus in primis transmeatoribus emicat summopere exsultans, quod desiderati regni oram ingredi meruisset: pons tamen saxeus antiqua fabrica continuabat exercitum, ut facile ab his ad illos posset transmigrari. Ergo ubi armis clausa sunt claustra; fortia fortibus, gentilia Christianis, principes de more tormenta muralia struunt: singuli singula, unum comes Normannus, alterum Raimundus, tertium Tancredus: nam Boamundus Marra eversa Antiochiam redierat, ubi etiam dux Godefridus et comes Flandrensis adhuc hiemabant. Hugonem magnum ad Ciliciam revocaverat bellum, in quo saucius femur Tharsum fertur curandus, imo humandus. Solis igitur tribus suprascriptis principibus obsidionis labor incumbit, oppugnant incessanter, et acriter expugnantur. Dum sic autem certatur, quiddam contigit quod praeterire socordia est, memorare utile et honestum. CVI. ― Mirabilis visio Anselli proximae mortis praesaga. Erat in exercitu nostro heros nobilis, cui magnum nomen contulerant hinc probitas, inde genus, tertia honestas, quartus Ribot mons haereditas propria militiae fetura praeclarae notissimus. Vocabulum illius viri Ansellus regi Franciae, imo ternae Galliae curias celebre personabat. Is in meridie, ut est moris, cum lassos somnus ocellos submisisset, somnium vidit, quod experrectus adito sapienti viro indicatori meo Arnulfo indicavit. « Videbar, inquit, mihi per somnium super caeni congeriem stare, unde palatium suspiciebam excelsum, cujus quam maxime simul omnia communem usum excellebant: spatiositas, celsitudo, materia, forma, soliditas, ornatus. Pedem ejus marmor, ebur, argentum formabant; reliquum corpus aurum prorsus et gemmae. Deambulabant per porticus in exaruit quidam ille noster, quem taliter ibi tunc amisimus: (nomenque et modum locumque et diem obitus viri recolebat) ille mihi, inquam, sic ait: Hanccine beatorum turbam agnoscis, Anselle? Vix, inquam; neque enim alia ad cognoscendum signa remanserant: nisi qualibet quinquagenarium quempiam regressum agnoscimus, qui a nobis puer septenni est egressus. Tunc ille: Hi sunt Jerosolymipetae, qui viam Dei in qua adhuc et tu laboras, ab initio aggressi rebus humanis excesserunt, et meruerunt habere coronas perpetuas: tu quoque in proximo, ne forte invideas, ad nos conscendes; bonum enim certamen certavisti, et cursum consummasti. Hic me stupefactum sopor dimisit et visio: tua, Domine, sapientia mihi consulat. » Tunc Arnulfus metum verbis a viri pectore solatoriis excludens: monet tamen confitendum peccata esse, accipiendam poenitentiam, et post haec eucharistiam. Actum illico, et ministris commilitonibusque suis stipendia reddere debita est adjectum. Jamque intrepidus equo insidens, stipante militum caterva, circa muros, ut solent nobiles, spatiabatur: cum repente silex improvisa de turribus illapsa est, quae Anselli occiput sparsit et cerebrum, moxque labentem militia excipit; illuc corpus reportant cum lacrymis, unde modo gaudentes exierant, spiritus ad beatitudinem ascendit promissam. CVII. ― Oppidani Arcarum acriter resistunt. Condito, prout decuit, illustri viro, cum exercitus noster nihil in obsidendo proficeret, praescripto dant mandatum Arnulfo, ut Antiochiam revertatur, quatenus morantium Godefridi Robertique Flandrensis quietem increpet, bellumque adesse nuntiet Damascenum: Arnulfus autem ut semper ipse ad reipublicae utilitatem promptissimus, libens ultro scapham ascendit propter navalia hostium Tortuosae, Heracliae, Valoniae, Gibel: tandem Laodiciam pervenit, inde Antiochiam per multa pericula, paucis comitantibus excurrit. Illic principes causam viae nactus expergisci monet, docet bellum imminere, cujus fortunam, nisi maturatum fuerit, horum terminabit absentia. Cognito autem belli rumore, Franci militia principatum stimulat, nec minus ipsa ab ipso stimulatur, unanimiter arma frementes, breve tempus inter parandum perveniendumque expendunt. Ergo ubi exercitus congregati fama finitimos percurrit, cessat bellum, satagit hostis se tueri, non alios grassari: at nostri perpetuo impetu, sed non efficaci propositum urgent: sagittas, jacula, silices, et quidquid in turres hostiliter mittitur, incunctanter mittunt; natura pro loco pugnat, nihil proficiunt. Compertum habebant plurimi et expertum quiescendo interdum vincere, ubi frustra fuerit laboratum: propterea ex hoc in hoc sibi consulunt inclinare, ut cunctando fame crucient oppidanos. Consilii magistra fuit ubertas exterior parituram se intus minitans egestatem. CVIII. ― Probatione ignis impostura de lancea declaratur. Dum ergo vacant arma, dumque otium curas excludit mavortias, oboritur quaestio de supra memorata cuspidinis inventione examen factura: vexabat namque schisma populum, his factum laudantibus, illis damnantibus, neutra parte admodum rata. Unde placuit summis procerum ut qui erroris initium fuerat, ipse litem finiret, ignito argumento rei dubiae fidem facturus. Accito itaque in concilium Petro, adjudicantur novem passus hinc inde flammantium medii spinarum, quatenus hac examinatione aut illaesi vera probetur inventio, aut falsa ustulati. Datur jejunio triduum, legitime orandi vigilandique induciae: sic disceditur; at mox postridie iterum convenitur. Flammescunt ordine gemino spinae; Petrus tunica et braccis velatus, nudus caetera per medium graditur, in exitu ambustus cadit, postridie exspirat. Videns quid actum est populus, calliditate verbosa seductum se fatetur, errasse poenitet; Petrum Simonis Magi discipulum fuisse testatur. CIX. At Raimundus et complices sui Provinciales obstinatis animis reum defendunt, sanctum praedicant, Arnulfo minantur, utpote fraudis revelatae summo scrutatori; denique manum armatam in eum mittunt, domi improvidum oppressuram; nisi praemonitus ad Normanniae comitem, cui militabat, ipse festinasset. Comes epulabatur et cum eo Flandrensis, ambo simul juncti discumbebant, sed audita festinantiae causa vocatur, in medium sessurus; comites altrinsecus secedunt, mittuntur arma armatis occursura. Caeterum, illi, audito Normannorum fremitu, territi rem dissimulant, aliud quaerere atque aliorsum tendere simulantes: hoc se artificio tuentur; alioquin non tam frustra quam male arma sumpsisse, si quos absolvisset fuga, dolituri. CX. ― Proponitur fabricanda aurea Salvatoris imago. Postquam fraudis commentor Petrus, quam meruit, poenam luit; denuo fit conventus, ut elapso cassatae inventionis gaudio, novum succedat solatium. Imago Salvatoris auro purissimo effigienda proponitur, ex populo Israelitici structura tabernaculi, quantae in his, quantae in illis fuerint expensae; devotio illius saeculi retrectatur, nec praeteritur merces incunctata, frequentes ex hoste victoriae; moneturque et pro amotis jam periculis Deo esse gratandum, et pro amovendis supplicandum. Hujus igitur exhortationis Arnulfus praedicator ipse auditores suos quocunque volebat inclinabat. Marthranensis autem episcopus homo paulo rudibus eruditior, et pene sine litteris litteratus prope astabat, ut expleto sermone benedictionis insigne super populum dextram extenderet: hos penes duos jus fabricae consistebat, reliqui omnes oblationibus insistebant. Itaque brevi opus magnum consummatur, quod nisi sedula excudisset instantia, massa informis Jerusalem perferretur: nam tertii jam mensis labor in quartum exierat, cum poenitet morarum principes, pudet quoque circa oppidulum via intermissa, tandiu excubasse.
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CHAPITRE CI.Suite du précédent.Du reste, aussitôt que le fer retentit, frappé par le fer, les oreilles des hommes simples se tendirent vers lui; et Pierre, l'inventeur de la fraude, soulevant la lance, y mit le comble par ces paroles : Voilà, voilà ce que le ciel a promis, ce que la terre a conservé, ce que l'Apôtre a révélé, ce que les prières et la contrition du peuple ont obtenu. A peine a-t-il dit ces mots, on l'entraîne au dehors, on accompagne la lance avec des hymnes et des cantiques, on la comble de présents, on l'enveloppe dans l'or et les manteaux précieux. Raimond et ceux de son parti la vantaient; et tandis que les autres hommes, dans leur simplicité grossière, lui apportaient leurs offrandes, les premiers disaient souvent avant la victoire, bien plus souvent encore après la victoire, que l'honneur de ce triomphe devait être attribué, selon les clameurs des Provençaux, à cette lance que l'on avait portée en avant pendant la bataille. Par ce moyen, le trésor de Raimond se remplissait, son courage s'exaltait, son armée devenait plus insolente. Quelques-uns des princes se prononçaient aussi pour le parti de Raimond, ceux du moins qu'il attirait à lui par des flatteries ou par des services plus réels. CHAPITRE CII.Boémond soupçonne quelque fourberie dans l'affaire de la lance.Boémond cependant, en homme doué lui-même de sagesse, examine tous les détails de cet événement ; et ayant découvert ce qu'était ce rêveur, par quelles ruses il avait séduit le peuple, quel emplacement il avait désigné pour y faire creuser, comment il avait lui-même sauté dans la fosse, comment il avait creusé et trouvé la lance, Boémond reconnut tout aussitôt la fourberie, déclara la découverte illusoire, et convainquit de fausseté celui qui s'en était attribué le mérite par des raisonnements pleins d'astuce. C'est une belle fable, dit-il, de prétendre que le bienheureux André ait apparu à un homme de qui j'ai appris qu'il fréquente les cabarets, qu'il court sans cesse les marchés, qu'il ne se complaît qu'à des sottises, qu'il est comme né au milieu des carrefours. Le saint apôtre n'a pu choisir qu'une personne honorable pour lui révéler les secrets du ciel. En effet, quant à remplacement, qui ne voit que c'est une pure fiction? Si un Chrétien a caché cette lance, pourquoi a-t-il évité de la déposer sous l'autel qui est tout près? Si c'est un gentil ou un juif qui l'a cachée, pourquoi l'at-il mise dans l'enceinte même de l'église? pourquoi non loin de l'autel? S'il ne faut l'attribuer à aucun a. homme, mais simplement au hasard, chez quel historien trouve-t-on que Pilate soit venu à Antioche ? Car nous savons que celle lance appartenait à un chevalier, et que ce chevalier était de la maison de Pilate. Mais voici ce qui me paraît encore plus beau : j'apprends que cet homme à découvertes, tandis que tous ceux qui creusaient s'épuisaient eh vaines recherches, s'est élancé lui-même dans la fosse, et qu'il a été donné à un seul, au milieu des ténèbres, de voir ce qui a été refusé à beaucoup d'autres, et au grand jour. O prétention grossière! ô grossièreté crédule ! ô crédulité trop facile à faire ressortir! Eh bien! soit, la personne est honnête, le choix de l'emplacement désigné est justifié par le voisinage du lieu de la crucifixion ; la fraude toute récente de cet homme n'est pas suffisamment prouvée; mais s'il eût marché dans la voie de Dieu en toute pureté et simplicité, s'il eût mis toute sa confiance en l'apôtre qu'il invoque, il ne rendrait pas lui seul témoignage de sa propre découverte, il eût sans doute obtenu des témoignages étrangers. Et maintenant que dirai-je en retour de ce grand outrage, par lequel les Provençaux veulent attribuer à leur fer notre victoire, qui vient du ciel, du Père de toute lumière? Que le comte plein de cupidité, que le vulgaire imbécile attribuent, s'ils le veulent, leur victoire à ce fer; quant à nom, nous n'avons Vaincu, nous ne vaincrons que par le nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Il dit, et l'on voit s'Unir à lui ceux dont l'esprit plus pénétrant découvrait mieux le fond des choses, les comtes de Normandie et de Flandre, Arnoul, qui remplissait les fonctions de légat, et Tancrède. CHAPITRE CIII.Ces paroles déplaisent à Raimond.Raimond, blessé par les traits acérés des raisonnements de Boémond, cherche aussitôt mille manières, mille voies propres à servir sa vengeance. Alors, se séparant de lui sans retour : Ou je mourrai, s'écriet-il, ou je me vengerai d'un tel affront. Si je ne puis en trouver l'occasion ouvertement, je chercherai une occasion en secret : si la lance ne peut me servir, le poignard me servira. Dolus, an virtus quis in hoste requirat ?[10] La ville est aussi sous ma protection ; la citadelle de la montagne, le palais royal, la place, le pont, la porte, sont sous mes ordres; la lance aussi et un peuple nombreux sont à ma disposition. Que me reste-t-il donc à désirer, si ce n'est d'obtenir la principauté d'Antioche après la mort de Boémond? Tandis qu'il roule dans son esprit de telles pensées et beaucoup d'autres semblables, il s'arrête avant tout au projet d'aller exciter une sédition dans la populace, de produire un soulèvement universel, afin qu'il en résulte des querelles sur la place publique, qu'il s'élève un cri général que les peuples sont agités, que chaque chef porte secours aux siens, et que tous les arcs, tous les traits soient dirigés contre Boémond. Mais tandis que Raimond, tel qu'un lion enfermé dans sa caverne, méditait ainsi ses artifices, Dieu ne voulut pas permettre que l'iniquité demeurât cachée; et la faisant connaître à Arnoul, il se servit de lui pour la découvrir aussi à Boémond. La fraude ayant donc été déjouée, ainsi fut sauvée des coups de la mort l'âme d'un homme dont la vie avait été déjà infiniment utile à un grand nombre de ceux qui se rendaient à Jérusalem, et devait encore leur être utile dans la suite. Telle fut l'origine de la colère dont j'ai parlé, tel fut le principe de l'inimitié qui éclata entre les princes. CHAPITRE CIV.Prise de Marrah.Mais je reviens à mon siège, comme le moissonneur qui a interrompu son travail pour aller en arrière ramasser les épis qu'il a semés sur son chemin. Ainsi donc les Chrétiens ayant porté la guerre tout autour de Marrah, creusent des mines, lancent des flèches, ébranlent les murailles à coups de fronde, et se répandent en menaces qui portent partout la terreur. De tous côtés on entend des cris, de tous côtés on livre des assauts, de tous côtés on envoie des blessures. A leur tour, les habitants de la ville rendent presque le pareil pour le pareil, ils répondent aux projectiles par des projectiles; de loin, ils lancent des traits; de près, ils jettent des morceaux de fer et des blocs de marbre. Ils font de nombreuses blessures et en reçoivent également un grand nombre. Les uns meurent afin de vivre, sont malades pour retrouver la santé, s'écoulent rapidement pour obtenir une éternelle durée; d'autres ont à cœur de conduire à bien l'œuvre qu'ils ont entreprise et déjà à moitié réalisée, de chercher la fin d'un si grand travail, de gagner de la gloire en triomphant, de triompher de la fortune en souffrant. Mais tandis que les remparts sont de plus en plus et plus vivement frappés par les pierres infatigables, comme l'enclume par les marteaux, comme le grain par les fléaux, enfin la tour s'affaisse, la muraille se brise, les fortifications s'écroulent, et les mêmes décombres ouvrent à la fois une brèche et pratiquent un passage. Malheur donc, malheur aux serviteurs de Mahomet, et joie pour les serviteurs du Christ! A ceux-ci tout prospère, à ceux-là tout est contraire, même ce en quoi ils avaient mis leurs espérances. Aussitôt que la brèche est ouverte, il ne manque pas d'hommes pour la franchir, mais les habitants de la ville font effort pour leur résister, et réunissent autour de ce passage tout ce qu'ils peuvent avoir de forces. On combat donc avec vigueur; mais à mesure que le combat se prolonge, l'ardeur des uns va toujours croissant, les autres se ralentissent dans leur défense, et de moment en moment, l'on entend moins souvent le retentissement des boucliers, qui naguère résistaient à peine à la grêle de pierres dont on les accablait. Alors donc on applique les échelles contre la muraille, on monte, on s'empare des tours, le vainqueur insulte à la ville dont il s'empare ; et en entendant ses cris, en le voyant se répandre de tous côtés, les assiégés perdent courage, leurs pieds vont chercher les asiles les plus cachés, ils jettent leurs armes, et ne désirent plus que la vie. Dès que les nôtres sont maîtres de la place, les uns s'occupent à frapper de mort les ennemis, d'autres à enlever des trésors, d'autres à chercher des vivres, d'autres ramassent du butin ; tous, ayant obtenu la victoire, se rappellent joyeusement les fatigues les plus rudes qu'ils ont endurées. Ainsi j'ai vu autrefois, moi-même alors étant aussi chasseur, une bande de chasseurs se livrant à la joie, quoiqu'elle fût encore à jeun, après avoir supporté la fatigue de cet exercice depuis l'avant-dernière heure de la nuit jusqu'à la troisième heure du jour suivant. CHAPITRE CV.Siège d'Archas.Accoutumés dès longtemps à remonter souvent des profondeurs de la vallée des fermes au sommet de la montagne de la joie, les serviteurs du Christ, empressés à profiter de la faveur du ciel, se mirent à poursuivre vivement leurs succès. Ils allèrent donc attaquer le château d'Archas, avec autant d'ardeur qu'ils en avaient déployé contre Marrah, mais les résultats furent tout différents. A l'extrémité d'une plaine, s'élève un tertre qui, du côté du sud, touche aux pieds du mont Liban, et du côté de l'occident, fait face à la mer, dont il est éloigné de vingt stades environ. Au bas de cette colline, coule un fleuve qui, courant du levant vers le rivage de la mer, laissa sur sa droite le royaume de Jérusalem, sur sa gauche le pays d'Antioche, délimite les territoires de Tortose et de Tripoli, et forme une position fortifiée par l'art et par la nature et difficile à franchir pour tout ennemi qui vient à l'aborder. Mais les serviteurs du Christ ayant déjà éprouvé dans un grand nombre de combats que tout cédait à leur valeur, investirent la forteresse d'Archas, les uns en passant le fleuve, afin de bloquer les portes, les autres en demeurant en deçà, pour trouver plus de ressources et de vivres dans les châteaux de Crac et de Raphanie, et dans les autres villes situées aux environs et sur la même rive. Tancrède brillait au nombre de ceux qui traversèrent les premiers le fleuve, se livrant à des transports de joie, pour avoir enfin réussi à poser Je pied sur les rives du royaume si vivement désiré. Toutefois un pont en pierres et d'antique construction facilitait les communications des deux armées, en sorte que les Chrétiens pouvaient sans cesse se réunir les uns avec les autres. Ainsi, dès que la forteresse eut été investie de toutes parts, que de redoutables fortifications eurent été enveloppées par des hommes forts, et les Gentils par les Chrétiens, les princes, selon leur usage, firent construire des machines pour attaquer les murailles ; chacun eut les siennes, savoir le comte de Normandie, Raimond et Tancrède. Car, après la destruction de Marrah, Boémond était retourné à Antioche, où le duc Godefroi et le comte de Flandre étaient encore en quartiers d'hiver. Hugues le Grand avait été rappelé par la guerre en Cilicie; et ayant été blessé à la cuisse, il fut transporté à Tarse, pour y être soigné, ou plutôt pour y recevoir la sépulture. Les trois princes donc que j'ai nommés ci-dessus eurent à supporter tout le poids du siège; ils attaquèrent avec ardeur, et furent repoussés avec non moins d'activité. Mais, tandis que l'on combattait ainsi, survint un événement que je ne saurais passer sous silence, et que je crois utile et juste de rapporter. CHAPITRE CVI.Vision admirable qui annonce à Anselme sa mort prochaine.It y avait dans notre armée un noble héros, qui tenait un nom illustre tant de sa valeur que de sa naissance, de ses vertus et du château de Ribaumont, qui était son héritage direct, et très connu par les vaillants chevaliers qu'il a produits. Cet homme s'appelait Anselme, et son nom était célèbre à la cour du roi de France, et même à celle de la troisième Gaule. Vers l'heure de midi, cet homme ayant, selon l’usage, fermé ses yeux appesantis par le sommeil, eut une vision qu'il alla raconter, à son réveil, au sage Arnoul, de qui j'en tiens le récit. Il m'a semblé, lui dit-il, me voir en songe au dessus d'un amas de fumier, d'où je voyais un palais très élève, où toutes choses étaient fort supérieures à celles que nous voyons ordinairement, savoir les dimensions, la hauteur, les matériaux, la forme, la solidité, les ornements. La base de ce bâtiment était toute de marbre, d'ivoire et d'argent; Je reste entièrement en or et en pierres précieuses, A cette élévation, se promenaient sous des portiques un grand nombre de personnes, dont chacune était bien digne de figurer dans un si bel édifice, tellement tous ces grands brillaient par la majesté de leurs traits, par leur taille élevée, par leurs parures, et par toutes sortes de beauté : et comme je les regardais plus attentivement pour les mieux admirer, je retrouvai en eux certains restes de figures qui m'étaient connues, en sorte que je découvris en eux ceux qui avaient été autrefois nos compagnons en chevalerie. Tandis que mon cœur et mon esprit se portaient plus ardemment vers eux, et que j'aspirais plus vivement à monter jusqu'à eux, si j'en pouvais trouver quelque moyen, apparut devant moi l'un des nôtres, celui que nous, avons perdu en de telles circonstances, en un tel lieu, et à une telle époque (et il lui rappela alors le nom de cet homme et les détails et le lieu, et le jour de sa mort), celui-là, dis-je, m'apparut et me dit : « Anselme, reconnais-tu cette foule de bienheureux? A peine les reconnais-je, lui répondis-je, car il ne restait pour les reconnaître pas plus de signes qu'il ne nous en reste pour reconnaître, à son retour, un homme de cinquante ans qui nous aurait quittés dans son enfance et à l'âge de sept ans. » Il reprit alors : « Ceux-là sont ceux qui étaient partis pour Jérusalem, et qui étant entrés dès le commencement dans la voie de Dieu, dans laquelle toi-même tu travailles, encore, y ont épuisé leurs forces humaines, et ont mérité d'obtenir des couronnes éternelles. Garde-toi de leur porter envies; toi aussi, très prochainement tu monteras vers nous; car tu as combattu dans le bon combat, et maintenant ta course est terminée. » Alors je demeurai frappé d'étonnement, le sommeil m'a quitté, la vision a disparu : toi, seigneur, éclaire-moi par la sagesse. Arnoul bannit toute crainte du cœur du chevalier par les paroles de consolation qu'il lui adressa ; mais en même temps il l'invita à confesser ses péchés, à se soumettre à la pénitence, et à recevoir ensuite le sacrement de l'eucharistie. Aussitôt il fit ainsi, et paya en outre, à ses serviteurs et à ses compagnons d'armes, ce qu'il pouvait leur devoir de leur solde. Déjà l'intrépide guerrier, remonté sur son cheval et accompagné d'une foule de chevaliers, se promenait autour des remparts de la place, comme font souvent les nobles, quand tout-à-coup une pierre, tombée à l'improviste du haut d'une tour, vint briser le crâne d'Anselme et fit rejaillir sa cervelle. Il tomba, les chevaliers le recueillirent, versant des larmes; ils transportèrent son corps dans le lieu d'où naguère ils étaient sortis tout joyeux, et son âme s'éleva à la béatitude qui lui avait été promise. CHAPITRE CVII.Les habitants d'Archas résistent vigoureusement.Après que cet homme illustre eut été enseveli avec les honneurs qui lui étaient dus, comme notre armée continuait à assiéger Archas sans obtenir aucun résultat, les princes ordonnèrent à Arnoul de retourner à Antioche pour gourmander Godefroi et Robert de Flandre de leur oisiveté, et leur annoncer qu'ils étaient menacés d'une guerre par les gens de Damas. Arnoul, toujours empressé pour tout ce qui pouvait servir l'intérêt public, monta aussitôt sur un esquif, afin de pouvoir échapper aux forces navales des ennemis de Tortose, de Méraclée, de Valénia et de Gibel, il arriva enfin à Laodicée, et se rendit de là à Antioche, à travers de nombreux périls, suivi seulement de quelques personnes. Là, ayant exposé aux princes le motif de son voyage, il les invita à se réveiller, leur disant que la guerre était imminente, et que, s'ils ne se hâtaient, en leur absence elle se terminerait malheureusement pour leurs compagnons d'armes. Aussitôt qu'ils eurent appris ces bruits de guerre, les chevaliers francs pressèrent vivement les princes; ceux-ci ne les stimulèrent pas avec moins d'ardeur, et tous d'un commun accord, frémissant d'impatience sous les armes, ne mirent que peu de temps à faire leurs dispositions et à rejoindre les autres princes. Lorsque la nouvelle de la réunion des deux armées se fut répandue dans le pays environnant, les ennemis cessèrent de menacer, contens de veiller à leur sûreté, sans plus songer à attaquer; les nôtres poursuivirent leur entreprise avec une ardeur infatigable, mais sans obtenir aucun résultat ; ils lancaient sans relâche des flèches, des traits, des pierres, et tout ce qui se peut lancer contre les tours d'un ennemi; mais la nature combattait pour la position qu'ils attaquaient, et tous leurs efforts demeuraient infructueux. Plusieurs d'entre eux avaient reconnu, et même par leur propre expérience, que l'on remporte quelquefois la victoire, au sein même du repos. Ils résolurent donc entre eux de tenter ce moyen et de chercher à réduire les habitans par le temps et la famine. Ce qui les détermina surtout fut l'abondance dont ils jouissaient au dehors, et qui leur fit espérer de faire pénétrer la disette dans l'intérieur de la place. L'épreuve du feu démontre l'imposture au sujet de la lance. Tandis que les armes demeurent au repos, tandis que l'oisivité remplace les sollicitudes des combats, on propose de vérifier par une épreuve la découverte de cette lance dont j'ai déjà parlé; car un. schisme s'était élevé dans le peuple à cette occasion, les uns soutenant la vérité du fait, les autres la contestant, et nul ne demeurant impartial dans cette anaire. Les principaux chefs résolurent donc que celui qui avait provoqué le premier cette erreur y mettrait lui même un terme, en rendant témoignage, par l'épreuve du feu, sur ce fait demeuré incertain. Ayant donc appelé Pierre devant le conseil, ils le condamnèrent à franchir un terrain de neuf pas de longueur à travers des broussailles embrasées de côté et d'autre, afin que l'on pût reconnaître la vérité ou la fausseté de sa découverte, selon qu'il sortirait ou sain et sauf, ou consumé par les flammes. Oa lui accorda un jeûne de trois jours, délai légitime pour qu'il pût s'adonner aux veilles et à la prière ; on se sépara alors, puis le surlendemain on se rassembla de nouveau. Rangés sur une double ligne, les broussailles sont embrasées et se répandent en flammes; Pierre, vêtu d'une tunique et d'un haut-de-chausses, le reste du corps tout à nu, s'avance au milieu du feu, tombe tout brûlé en en sortant, et expire le lendemain. En voyant ce qui était arrivé le peuple reconnut qu'il avait été séduit par des paroles artificieuses, se repentit de son erreur, et déclara dès lors que Pierre n'était qu'un disciple de Simon le magicien.
CHAPITRE CIX.Obstination de Raimond.Raimond, cependant, et ses Provençaux d'accord avec lui s'obstinent encore à défendre le coupable, et le proclamant saint ; ils se répandent en menaces contre Arnoul, comme ayant pénétré et dévoilé la fraude ; puis ils envoient contre lui une troupe d'hommes armés, qui l'eussent assailli à l'improviste, dans sa propre demeure, s'il n'eût été averti et ne se fût rendu en toute hâte auprès du comte de Normandie, au service duquel il était en qualité de chevalier. Le comte donnait en ce moment un festin, et avait avec lui le comte de Flandre : tous deux ainsi réunis étaient couchés devant la table; mais, ayant appris le motif de la venue d'Arnoul, ils le font appeler pour le placer entre eux; les deux comtes se séparent l'un de l'autre et envoient aussitôt des hommes armés à la rencontre de ceux qui s'avancent. Ceux-ci ayant entendu les dispositions et les cris de guerre des Normands, effrayés, dissimulent leurs projets et font semblant de chercher autre chose, de se diriger vers un autre lieu. Cet artifice les protège, car autrement ceux que ]a fuite seule eût pu sauver n'eussent pas tardé de s'affliger, bien moins d'avoir pris les armes pour une vaine tentative, que de s'être armés aussi mal à propos. CHAPITRE CX.On propose de faire une image du Sauveur, en or.Après que Pierre, artisan de fraude, eut ainsi reçu le châtiment qu'il avait mérité, on tint enfin une assemblée, afin de chercher de nouveaux secours à la place de ceux dont on venait de reconnaître l'imposture. Dans cette assemblée on proposa de faire une image du Sauveur avec l'or le plus pur, sur le modèle du tabernacle d'Israël : on fit un appel à la dévotion du peuple, on n'oublia pas de lui représenter les bienfaits qu'il avait reçus et ses fréquentes victoires sur les ennemis, on l'invita a rendre grâces à Dieu pour les périls auxquels il avait déjà échappé, à le supplier pour ceux qu'il pouvait avoir encore à éviter. Arnoul, qui adressa au peuple ces exhortations, dirigea les cœurs de ses auditeurs ainsi qu'il le voulut : l'évêque de Mortura, homme un peu plus savant que les ignorants, mais lettré presque sans science, se tenait auprès d'Arnoul, pour étendre la droite sur le peuple et lui donner la bénédiction à la suite du sermon. Ces deux hommes furent chargés du soin de fabriquer la statue, tous les autres allèrent présenter leurs offrandes. On fit donc en peu de temps ce grand ouvrage, et si l'on n'y eût mis une extrême activité, on n'eût pu transporter à Jérusalem qu'une masse informe, car déjà trois mois s'étaient écoulés, et l'on était entré dans le quatrième, quand les princes, honteux de leurs retards, se repentirent d'avoir suspendu leur marche pour demeurer aussi longtemps autour d'une petite forteresse. |
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