Ermold le Noir

RAOUL DE CAEN

 

FAITS ET GESTES DU PRINCE TANCRÈDE

CHAPITRES I à XVI

CHAPITRES XVII à XL

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

1824.


 

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RAOUL DE CAEN

 

NOTICE

SUR RAOUL DE CAEN

 

Nous ne possédons, sur les historiens des croisades comme sur tant d'autres, que les renseignements qu'ils nous ont eux-mêmes transmis çà et là et par occasion, en racontant les faits dont ils avaient été témoins. Bien peu d'hommes au xiie siècle songeaient à occuper l'avenir de leur personne et de leur vie; quiconque avait servi quelque prince illustre, ou assisté à de grandes choses, pouvait se plaire à en perpétuer le souvenir; mais à défaut d'un tel sujet, la destinée des individus était si peu importante, leurs sentiments et leurs idées si peu développés, qu'ils passaient ignorés les uns des autres, et sans qu'il leur vînt en pensée qu'on pût jamais s'enquérir de ce qu'ils avaient été. Les détails biographiques, les mémoires particuliers et d'un intérêt purement moral, pour ainsi dire, appartiennent aux temps de grande civilisation, de vanité et de loisir. Si quelque événement analogue aux croisades s'accomplissait de nos jours, il n'aurait pas un historien qui ne devînt à son tour l'objet d'une histoire. Les hommes qui avaient vu et raconté la conquête de la Terre-Sainte demeuraient si obscurs qu'à peine parvenons-nous à découvrir la date de leur naissance et de leur mort.

Raoul était né probablement vers l'an 1080, à Caen, dont il prit son surnom; en 1107 il passa en Syrie, et s'attacha d'abord à Boémond, ensuite à Tancrède, dont il s'intitule le serviteur. Aussi est-ce à faire connaître les exploits de cet illustre chevalier qu'il a spécialement consacré son livre, composition moitié historique, moitié poétique, où les vers se mêlent à la prose, et qui se fait lire avec un intérêt particulier. Elle est dédiée au patriarche Arnoul qui mourut en 1118, et s'étend de l'an 1096 à l'an 1105. Tancrède ne mourut qu'en 1112, et Raoul avait résolu, nous dit-il lui-même, de ne publier son ouvrage qu'après la mort de son héros. Il y a donc lieu de présumer que nous n'en avons qu'une partie ; le manuscrit s'arrête en effet au siège d'Apamée et sans en rapporter l'issue. Cette perte est regrettable : quoique souvent obscur et surchargé d'antithèses, Raoul de Caen est un écrivain spirituel, ingénieux, d'une imagination vive, vraie, quelquefois même brillante; son récit contient beaucoup de détails qui manquent ailleurs, et, bien qu'un peu poète, il est souvent moins crédule que ses contemporains; témoin le prétendu miracle de la lance sacrée trouvée à Antioche qui excite sa moquerie. En revanche, sa partialité pour Boémond et Tancrède est évidente, et l'a quelquefois conduit à omettre ou à défigurer des faits sur lesquels presque tous les autres historiens sont d'accord.

L'ouvrage de Raoul de Caen était inconnu lorsque Bongars publia les Gesta Dei per Francos. Don Martenne le découvrit en 1716 dans un manuscrit de l'abbaye de Gemblours, et l'inséra en 1717 dans son Thesaurus novus anecdotorum. Quelques années après, Muratori en donna dans ses Scriptores rerum italicarum une édition plus exacte et qui a servi de texte à notre traduction…..


 

RESUME ET ANALYSE DU TEXTE

Extrait de Michaud, Bibliothèque des Croisades, 1829.

 

Raoul naquit vers l'an 1080, dans la ville de Caen, d'où il a pris son surnom. Il nous apprend qu'il y fit ses études sous Arnoul de Rohès, qui devint par la suite patriarche de Jérusalem, et dont il fait l'éloge en plus d'un endroit de son ouvrage. Dans sa préface, il invoque la critique d'Arnoul comme celle d'un maître, et le prie de corriger son livre, d'y retrancher ce qui lui paraîtrait inutile ou défectueux, d'y ajouter ce qui pourrait y manquer, soit pour la vérité, soit pour les ornements du style.

Raoul de Caen, qui avait de bonne heure quitté sa patrie, se trouvait à l'âge de dix-sept ans au siège de Dyrrachium (Durazzo), sous les ordres de Bohémond. En 1107, il passa en Syrie, et s'attacha à Tancrède, dont il mérita la confiance. Il nous dit, dans sa préface, que Bohémond et Tancrède, à qui il entendait tous les jours raconter les grands événements auxquels ils avaient pris part, ne cessaient de l'engager à écrire l'histoire de la croisade, parce qu'ils le regardaient comme plus capable qu'aucun autre d'exécuter cette entreprise. Mais Raoul, pour n'être point accusé de flatterie, résolut de s'abstenir de louer Tancrède de son vivant, et de ne publier son ouvrage qu'après la mort de ce guerrier.

Cette histoire, quoique tout en l'honneur de Tancrède, n'en est pas moins précieuse pour l'histoire générale de la première expédition des chrétiens en Orient. Si Raoul de Caen n'a pas vu de ses propres yeux tout ce qu'il raconte, il a du moins été à portée d'être instruit mieux que personne de ce qui s'était passé depuis 1096 jusqu'en 1107, où il devint témoin oculaire des événements. Comme cette histoire se termine au commencement du siège d'Apamée, deux ans avant la mort de Tancrède, on peut croire que Raoul l'avait poussée plus loin, et que la fin de son manuscrit n'est pas parvenue jusqu'à nous. La chronique de Raoul est écrite par chapitres, et ces chapitres sont tantôt en prose, tantôt en vers. Cette histoire perd par ce mélange bizarre la simplicité naïve qui nous intéresse dans les autres chroniques contemporaines, et le lecteur éclairé se défie, malgré lui, d'un auteur qui semble moins s'occuper de nous montrer la vérité que de nous faire voir son esprit, et de nous étonner par des images, que de nous instruite par des faits. Raoul répète si souvent dans ses récits les lieux communs de la mythologie, il abuse tellement des souvenirs de ses premières études, que la lecture de son livre en devient fatigante. Cet auteur a un autre défaut comme écrivain, c'est celui de jouer sur les mots et de mettre une sorte d'affectation dans le choix et dans l'emploi de ses expressions, ce qui lui fait perdre ce caractère de gravité qui convient à l'histoire.

Raoul, comme historien, doit être examiné avec une attention particulière ; il diffère souvent dans ses récits des autres auteurs contemporains. La comparaison qu'où en fera pourra éclaircir ou rectifier quelques points historiques ; mais elle jettera en même temps, des doutes sur d'autres qu'on croyait suffisamment éclaircis.

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On sait que Tancrède s'associa à son cousin Bohémond, qui est aussi célébré par Raoul, et qu'ils s'embarquèrent avec un grand nombre de gentilshommes de la Fouille. Ils abordèrent en Epire. Raoul raconte avec pompe les exploits de son héros au passage du fleuve Bardal, aujourd'hui Vardar. Il ajoute que l'empereur grec fut fort étonné en apprenant que Bohémond était maître de la Macédoine. Alexis lui envoya des députés, et lui écrivit une lettre, dans laquelle il le pressait de devancer son armée et d'arriver au plus vite à Constantinople. L'empereur louait la sainte entreprise de Bohémond, et lui disait que des prédictions accréditées parmi les Turcs, annonçaient le triomphe des Francs ; les princes latins, le peuple fidèle, tout le monde était impatient de voir le prince de Tarente ; l'empereur grec l'attendait comme son fils, et se disposait à leur prodiguer toutes les caresses d'un père, tous les trésors d'un grand empire. Bohémond, séduit par la lettre d'Alexis, se décida à partir, et laissa le commandement de l'armée à Tancrède. Ce dernier, qui se défiait de l'amitié trompeuse des Grecs, comme l'épervier, dit Raoul, se défie des lacs, ou le poisson de l’hameçon, résolut en lui-même d'éviter la présence de l'empereur Alexis. Bohémond arriva en peu de jours à Constantinople, et se soumit à rendre hommage au prince grec. Raoul prétend qu'il reçut en récompense un fief dans la Romanie, d'une étendue telle, qu'un cheval pouvait mettre quinze jours à le parcourir en longueur, et huit jours en largeur. Tancrède fut bientôt informé de cet événement : il en fut si affligé pour Bohémond, et craignit tellement pour lui-même un pareil sort, qu'il se détermina à partir sans suite, comme un simple voyageur, et couvert d'un habit grossier qui pût le dérober à la recherche soupçonneuse d'Alexis. Il s'embarque donc, fend les flots de l’Hellespont et va se joindre aux autres chefs qui partaient alors pour Nicée.

L'empereur apprit bientôt que Tancrède lui était échappé. Il accusa de cette évasion Bohémond et le comte de Saint-Gilles, qui se trouvaient encore à Constantinople. Il menaça même le premier de sa colère, et, pour l'apaiser, le prince de Tarente se vit forcé de promettre à Alexis l'hommage de son cousin Tancrède : sans cela, dit Raoul, il n'y aurait eu de sûreté pour Bohémond, ni à rester ni à partir.

Cependant Tancrède envoya à Constantinople deux écuyers chargés de se plaindre du retard de Bohémond, et de lui annoncer que les chrétiens étaient sur le point d'en venir aux mains avec les Turcs. Alexis, qui eut connaissance de cette ambassade, fit venir devant lui les envoyés, et les interrogea sur leur mission. Ils répondirent qu'ils étaient Normands, et que Tancrède les avait chargés d'emmener Bohémond. Alexis, les voyant sans crainte, et jugeant qu'il était inutile de les punir, les renvoya sans les inquiéter.

Lorsque Tancrède apprit par ses députés et par Bohémond, qui les suivit de près, que ce dernier avait fait hommage à l'empereur grec en son nom, il en fut très irrité, et jura de se dégager de cette promesse, au péril même de sa vie. Raoul met ici dans la bouche de son héros un monologue semblable à ceux qu'on trouve dans les tragédies. Nous citerons quelques traits de ce passage singulier : après des lieux communs sur l'inconstance de la fortune, sur l'aveuglement des hommes, il se rappelle ses compagnons de gloire, qui ont échappé à tous les périls sur terre et sur mer, et qui ont été vaincus par un monstre (l'empereur Alexis) plus cruel que la Chimère aux trois formes, sans que ces nouveaux Bellerophons aient pu trouver un Pégase qui pût les enlever sur ses ailes. Il est plus que probable que Tancrède n'avait jamais entendu parler, ni de la Chimère, ni de Pégase, et que les réflexions que lui prête son historien, n'étaient jamais venues à sa pensée.….

L'historien fait ici le portrait des différents chefs de la croisade qui assiégeaient Nicée. Il nous montre Godefroi, modeste et brave, ressemblant à sa mère pour la piété, à son père pour les qualités belliqueuses; Robert de Normandie, l'emportant sur Godefroi par la puissance, mais ne sachant gouverner ni ses peuples ni sa fortune. La prodigalité de Robert, dit Raoul, était telle qu'il payait un épervier ou un chien tout ce qu'on lui demandait ; un si grand désordre régnait dans sa maison, que le service de sa table était souvent le produit du pillage. Hugues, frère de Philippe, roi de France, tirait moins de lustre de ses vassaux ou de ses troupes, que du sang royal. Raoul n'en dit pas davantage ; d'autres historiens ajoutent que le comte de Vermandois fut appelé Grand, à cause de sa stature élevée. Le comte de Flandre, selon notre chroniqueur, passait pour le plus habile à manier la lance et l'épée, préférant la gloire de combattre au soin de gouverner ses peuples. Raymond de Saint-Gilles, que Raoul nomme le dernier, n'était inférieur aux autres chefs ni par ses états, ni par son génie.

L'historien ne consacre qu'un petit chapitre au siège de Nicée, et ne parle que d'un seul combat où Tancrède abattit la tête d'un turc. Cette tête fut portée dans tous les rangs de l'armée. On regrette que le récit de Raoul soit si laconique sur un des événements les plus importants de la croisade, mais il est impatient d'en revenir à son héros, et de mettre dans sa bouche de longs discours. Après la reddition de la ville, Bohémond présenta Tancrède à l'empereur. L'historien prétend que le prince grec fut plus effrayé que satisfait de la présence de Tancrède, dont il ne put obtenir la soumission. Le cousin de Bohémond déclara à l'empereur qu'il ne pouvait servir deux maîtres, la république chrétienne et l'empire de Byzance, ajoutant qu'il resterait fidèle à son serment, tant qu'Alexis lui-même serait fidèle à ses promesses. Le discours que Raoul met ici dans la bouche de Tancrède est plein d'une rudesse grossière qu'on prenait alors pour une noble fierté ; l'empereur l'ayant fait inviter à lui demander une grâce, le brave Normand répondit qu'il n'y avait que la tente de l'empereur qui pût lui plaire. Or cette tente était, ajoute l'historien, un ouvrage admirable de l'art ; vingt chameaux l'auraient à peine portée. Elle surpassait en hauteur toutes les autres tentes, comme les cyprès surpassent les viornes flexibles. Alexis fut très irrité de la demande de Tancrède. Il s'emporta contre lui, et finit par lui dire : « Tu n'es digne d'être ni mon ami ni mon ennemi. Et moi, reprit Tancrède en riant de l'emportement d'Alexis, je vous trouve digne d'être mon ennemi et non mon ami. »

Cette résistance brutale fait l'admiration de Raoul; il voyait de l'héroïsme là où nous ne verrions aujourd'hui que de la grossièreté. Tel était d'ailleurs le caractère des Francs. Bohémond, dit Raoul, se hâta de partir avec Tancrède. Un messager d'Alexis eut ordre de les suivre et de les ramener ; mais, échappés aux embûches de l'empereur, ils ne voulurent plus s'y exposer. Alexis était pour eux comme une autre Sodome qu'ils craignaient de voir en se retournant.

Raoul de Caen raconte ensuite le départ des croisés pour Antioche, et la bataille de Dorylée. Son récit, fait tour-à-tour dans le langage de la prose historique et dans celui de l'épopée, renferme quelques circonstances qui ne se trouvent point dans les autres chroniques ; mais ces circonstances sont peu importantes. En racontant la mort de Guillaume, second fils du marquis, notre historien s'arrête pour nous montrer la douleur de son héros. Ce cœur d'airain n'est plus qu'un cœur de femme ; il pleure, il gémit, il s'arrache les cheveux, il se meurtrit les joues, il brise son armure. C'est tout-à-fait le désespoir d'Achille après la mort de Patrocle.

Le récit que fait Raoul du siège de Tarse, des querelles de Tancrède et de Baudouin, est, sur plusieurs points, différent de celui des autres historiens de la première croisade. (Voyez ce que disent à ce sujet Robert le Moine, Albert d'Aix et Guillaume de Tyr.) Nous avons fait remarquer que Foucher de Chartres, qui était sur les lieux, est fort court et fort obscur en racontant la mésintelligence des deux princes. Raoul ne dit point que les enseignes de Tancrède furent jetées dans les fossés, et que Baudouin fut admis dans Tarse. Selon lui, au contraire, Baudouin s'éloigna et revint quelques jours après camper devant cette place ; il y obtint de Tancrède, dont le ressentiment s'apaisait aisément, la libre communication entre ses troupes et celles de la ville. Mais cette paix dura peu. Il s'éleva des querelles entre les soldats des deux chefs ; ces querelles dégénérèrent en combats qu'on parvint cependant à faire cesser. Il est difficile, au milieu de ces contradictions entre les historiens du même temps, de connaître au juste la vérité, lorsqu'il ne se présente aucun autre témoignage qui puisse aider à la trouver. Raoul de Caen est le seul qui nous fasse connaître la manière dont les habitants de Tarse secouèrent le joug des Turcs, avant de recevoir les croisés. Raoul dit qu'un arménien, nommé Ursin, commandait dans cette ville lorsque Tancrède y entra. Cet Ursin raconta à Tancrède lui-même, qu'avant la reddition de la ville, il habitait les montagnes, où il vivait indépendant. Un jour, au temps de la moisson, on vint lui communiquer le projet que quelques habitants avaient conçu de cacher dans les chars qui servaient à enlever les gerbes, des hommes armés qu'on introduirait dans la ville pour en chasser les Turcs. Ursin goûta ce projet, et promit d'en faciliter l'exécution. On cacha donc des hommes armés sur les chars des moissonneurs. Ursin, à la tête d'une troupe d'Arméniens, feignit de vouloir piller ces chars, afin d'attirer les Turcs à un combat hors des murs. Pendant qu'il occupait ainsi les soldats de la garnison, les chars entrèrent dans la ville. Les hommes armés qu'ils portaient en descendirent : les uns allèrent fermer les portes, tuèrent les sentinelles et se mirent à leur place ; d'autres se répandirent dans les rues, dans les palais et dans les tours, égorgeant tous les Turcs qu'ils rencontraient. A un signal convenu, que les tambours donnèrent ensuite du haut des murs, Ursin, qui combattait au-dehors et qui feignait de fuir, se retourne brusquement sur les Turcs, les presse vigoureusement à son tour vers la ville, où ils se hâtaient de chercher un refuge, maiisés, eut la gloire de délivrer Baudouin, accablé par les infidèles qui défendaient l'approche de la ville dArtasie. Dans un chapitre intitulé: Mars favorise les Turcs, l'auteur nous apprend que l'arc et l'épée étaient les seules armes des Sarrasins, et que les Francs ne se servaient que de la lance. Tout ce que dit Raoul du siège d'Antioche, nous a paru plein d'intérêt ; nous analyserons son récit avec quelque étendue, en commençant par les exploits de Tancrède. Ce guerrier s'étant mis un jour en embuscade, tua environ sept cents Turcs, dont il envoya à l'évêque du Puy soixante-dix têtes, comme la dîme de son triomphe. L'évêque, flatté de ce présent, envoya à Tancrède en reconnaissance un égal nombre de marcs d'argent. Le prince se servit de ce présent pour payer ses compagnons d'armes. Il avait coutume de dire : « Mes trésors, ce sont mes soldats ; que les richesses soient leur partage ; pour moi, je me réserve les soins, les périls, la sueur, la fatigue, la grêle et la pluie. » Un autre jour, Tancrède étant sorti seul avec son écuyer, donna la mort à trois Turcs qui avaient fondu sur les deux chrétiens ; ce ne fut que longtemps après que l'on connut cet exploit de Tancrède, car ce héros avait fait promettre à son écuyer de garder le silence sur ce qu'il avait vu. Raoul, étonné du fait qu'il raconte, n'ose décider si c'est par modestie ou par esprit religieux que le prince agissait de la sorte. Ce qui prouve que le chroniqueur ne comprend guère l'héroïsme chrétien de Tancrède, c'est que dans le même récit il compare son héros à Castor, à Achille, à Hercule, etc., etc., qui, certes, n'étaient pas des modèles d'humilité, et ne redoutaient point les louanges.

Plusieurs des combats racontés par Albert d'Aix, Raymond d'Agiles, Robert, ne se trouvent point décrits avec les mêmes détails par Raoul de Caen. Il ne faut pas oublier que notre auteur s'est fait l'historien de Tancrède, et que les événements de la guerre ne l'occupent que lorsqu'ils lu offrent l'occasion de parler de son héros. Cependant, il raconte ici la mort du comte de Bretagne, Conran, qui, entraîné par son ardeur, se jeta au milieu de l'armée ennemie, suivi seulement d'un compagnon d'armes. Ce martyr du Christ fut enseveli par les siens sur la route du pont du Farfar, où, longtemps après la croisade, Raoul de Caen avait vu son tombeau orné d'une simple croix de pierre. En parlant de la famine qui désolait l'armée chrétienne sous les murs d'Antioche, l'historien de Tancrède consacre un chapitre à décrire le caractère et les mœurs des provençaux.

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Il n'est pas inutile de remarquer ici que le nom de Provençaux, en latin Provinciales, s'appliquait à tous les sujets du comte de Toulouse, dont quelques-uns étaient de la Provence, mais dont le plus grand nombre étaient du Languedoc, du Rouergue, du Limousin et même de l'Auvergne. Après ce portrait des Provençaux, notre historien fait le récit de la prise d'Antioche, et des circonstances qui préparèrent cette conquête.

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Kemal-eddin, qui fait un récit à peu près conforme à celui de Raoul, dit que ce fut Bohémond qui assembla les chefs croisés, et qui leur fit la proposition dont nous venons de parler ; qu'en conséquence il fut résolu que chacun des chefs aurait la direction du siège pendant une semaine, et que celui qui s'en emparerait dans le cours de sa semaine en deviendrait maître. Quand la semaine de Bohémond fut arrivée, il se rendit à la tour, y fit monter ses soldats, comme l'Arménien en était convenu, et Antioche tomba ainsi au pouvoir des chrétiens. D'après Raoul, ce fut un nommé Govel, de Chartres, qui monta le premier dans la tour. L'historien le compare à un aigle qui apprend à ses aiglons à voler. Il compare ensuite ceux qui montèrent après lui dans la tour, à autant de lions. Jam in leones vertit animus quos aquilis similaverat ascensus. Raoul ajoute que le premier qui fut tué dans la tour par les soldats de Bohémond, fut le frère de l'Arménien, qui n'était pas dans le secret. Tancrède, en apprenant la prise d'Antioche, car il était alors occupé loin de la ville, se plaignit amèrement de ce que Bohémond lui avait fait un mystère de son projet, comme s'il lui eût envié l'honneur d'entrer un des premiers dans la place..….

Le jour de la prise d'Antioche fut un jour de joie, dit Raoul; mais le lendemain fut un jour de tristesse. Corboran, autrement Kerbogath, général du roi des Perses, arriva avec quatre cent mille hommes de cavalerie, et mit le siège devant la ville, menaçant de la mort ou de la captivité ceux qui y étaient renfermés. A cette nouvelle, le comte de Blois, qui s'était retiré en Cilicie, se mit en route pour la Grèce. Il rencontra à Cuthay, ville de Lycie, l'empereur Alexis, qui venait avec cent mille hommes au secours des Francs, et qui était accompagné d'environ dix mille Latins, à la tête desquels était Gui, frère de Bohémond. Le comte de Blois ayant annoncé à l'empereur que les croisés étaient assiégés par les Perses, Alexis lui demanda quel était le nombre des ennemis. Si votre armée, répondit Etienne, était donnée pour nourriture à celle des Perses, elle ne suffirait pas pour que chacun en eût une petite part.

Raoul décrit alors en vers le second siège d'Antioche. Il dit qu'une disette cruelle tourmentait les Francs, environnés de soldats ennemis, renfermés dans les murs de la ville, et exposés aux traits des Perses. Les malheureux chrétiens n'avaient aucun repos, nulla quies miseris, ni du côté de la montagne, ni du côté de la plaine. Ils se battaient le jour et la nuit. Les Turcs occupaient les hauteurs, les Latins défendaient les lieux bas. Tout était inégal, le combat, le nombre, les forces, le lieu et les armes. Le courage des Francs les soutenait dans leur détresse, et les faisait recourir à tous les moyens de défense. Mais, à la fin, les travaux, les blessures, la disette, l'extrême chaleur, amenèrent l'abattement : les uns cherchaient le repos; les autres, de la nourriture. Cependant l'ennemi redoublait d'efforts, et les murs de la ville restaient sans défenseurs. Dans cette circonstance, les chefs, dit Raoul, résolurent de mettre le feu aux maisons, afin de forcer les soldats à se rendre sur les remparts. Robert de Flandre, d'autres historiens nomment Bohémond, exécuta cette résolution. Dès que la flamme eut atteint les toits, ceux qui se livraient au repos coururent aux murs, où ils dressèrent des tentes. Mais le remède alla plus loin qu'on ne voulait. Le feu dévora des palais et des temples dont la magnificence, dit l'auteur, eût étonné le peintre grec, l'Arabe qui fond l'or, et les sculpteurs écossais et anglais.

Les murs furent défendus ; mais l'ennemi n'en continua pas moins ses assauts, et la disette devint de plus en plus cruelle. Trois frères normands, Guillaume, Albéric et Ivon, et Rodolphe de Fontenelle, de Tours, se décidèrent à prendre la fuite, malgré les instances que fit Arnoul pour les retenir. Raoul reproche aux trois Normands d'avoir oublié que leur nation avait porté sa gloire en cent lieux; qu'elle avait vaincu les Anglais, les Siciliens, les Grecs, les Capouans, et les habitants de la Fouille. Pour apaiser leur faim, des guerriers eurent recours à des aliments malfaisants qui ajoutèrent des maladies aux maux qu'on souffrait déjà. Ils mangèrent de la ciguë, de l'ellébore, de l'ivraie, etc., ou de vieux cuirs qu'ils firent bouillir. Les chefs délibérèrent enfin sur le parti qu'ils avaient à prendre, et il fut décidé qu'on enverrait à Kerbogath des députés pour demander soit un combat singulier entre un égal nombre de chrétiens et de Turcs, soit une bataille générale.

Le cénobite Pierre adressa à Kerbogath un discours hardi, dans lequel il l'exhortait, au nom du Christ et de saint Pierre, à s'éloigner du territoire d'Antioche. « Je briserai ta nation, répondit le prince de Mossoul, et je donnerai vos cadavres à dévorer aux chiens et aux lions. Va porter cette réponse aux Latins. Je me ris de ton Pierre et de ton Christ. »

Raoul s'étend assez longuement sur la bataille qui eut lieu le lendemain de cette ambassade. La description qu'il en fait est sur le ton de l'épopée; mais elle n'offre point de particularités qui la distinguent du récit des autres historiens. Seulement, il s'attache à nous montrer Bohémond tournant le dos aux siens, le visage vers l'ennemi, et Tancrède poursuivant les infidèles qui fuyaient vers l'Oronte. Il compare ce dernier à un léopard qui se rassasie de sang au milieu d'une bergerie. Ce qui étonne de la part d'un auteur qui prend quelquefois le ton de l'épopée, c'est qu'il ne dise rien en cette occasion de la découverte de la lance sacrée, ni des cavaliers vêtus de blanc et couverts d'armes éclatantes, qui, au rapport des chroniques contemporaines, secoururent les bataillons des pèlerins.

Dans la nuit qui précéda la bataille, deux étoiles du ciel, l'une présidant au sort des chrétiens, l'autre à celui des Turcs, annoncèrent une victoire décisive à un chevalier normand qui avait étudié la marche des astres. Ce chevalier croyait tellement à cette promesse céleste, qu'il consentait, si on ne la voyait pas s'accomplir, à être jeté dans les flammes, à être attaché sur une croix, lui, sa femme, son père, sa mère, ses enfants, qui l'avaient suivi en Asie. Dans sa description du combat, Raoul fait intervenir le vent d'Occident ou le zéphir, favorable aux pèlerins, et le vent d'Orient ou l'Eurus dont le souffle violent arrêtait dans l'air les javelots des soldats de la croix, et poussait contre eux la fumée et la flamme d'un incendie allumé dans la plaine. Tel est le merveilleux que notre auteur substitue dans son espèce d'épopée, à celui qui nous a si vivement frappé dans les plus simples chroniques.

Raoul, suivant Tancrède au siège de Marrah, où se trouvèrent aussi les comtes de Normandie et de Provence, dit que les habitants de cette ville, effrayés de la prise d'Antioche et redoutant l'arrivée des Francs, avaient dévasté tout leur pays, afin de ne rien laisser à l'armée qui viendrait les assiéger. Ils avaient aussi comblé tous les puits, dans l'espoir que la disette de toutes choses pourrait faire éloigner ces étrangers. Mais les chrétiens, qui, en prenant la croix, avaient renoncé à eux-mêmes, et qui étaient résolus à tout souffrir pour Dieu, n'entourèrent pas moins la place avec joie, comme s'ils avaient été appelés à un festin, quasi ad epulas invitati. Ce festin devint bientôt horrible, ajoute Raoul, et, par une transition singulière, il part de l'idée d'un banquet pour décrire la famine qui vint exercer ses ravages parmi les croisés. Cette famine fut si grande, qu'elle porta les assiégeants à d'affreuses extrémités. Tous les historiens qui ont parlé de ce siège de Marrah ont raconté à quelle exécrable ressource les chrétiens se virent réduits. Raoul de Caen s'exprime à cet égard en ces termes : « Pudet referre quod audierim, quodque didicerim ab ipsis pudoris auctoribus. J'ai honte de rapporter ce que j'ai entendu dire et ce que j'ai appris des auteurs mêmes de ces actes honteux. Les chrétiens firent bouillir de jeunes Sarrasins et mirent des enfants à la broche. Imitant les bêtes féroces, ils dévorèrent des hommes qu'ils avaient fait rôtir. Mais, ajoute Raoul, ces hommes étaient comme des chiens. Vorando aemulati sunt feras, torrendo homines, sed caninos. »

La discorde vint mettre le comble aux maux des croisés. Des chefs elle passa bientôt jusqu'aux soldats. Tancrède, dit son historien, eut beaucoup de peine à contenir sa colère. Il jugea cependant qu'il valait mieux recourir aux moyens par lesquels Guiscard s'était acquis tant de gloire. Ce que va raconter ici Raoul ne se trouvant dans aucun autre historien…

Raoul ne parle point, comme d'autres historiens, de cette quantité de paille allumée à l'entrée des cavernes où les infidèles s'étaient cachés, ni de l'inhumanité des vainqueurs, qui, après avoir fait sortir du souterrain une multitude éperdue et tremblante, la massacrèrent sans pitié.

L'historien de Tancrède donne, sur la cause de la discorde qui s'éleva pendant le siège de Marrah, des détails qu'il est bon de connaître. Il y avait eu au siège d'Antioche, des disputes entre les soldats de Bohémond et ceux de Raymond qu'on envoyait chercher des provisions. Ces disputes avaient plus d'une fois dégénéré en querelles sanglantes, et l'armée s'était comme divisée en deux partis : l'un, composé des Narbonnais, des Auvergnats, des Gascons et des Provençaux ; l'autre, formé des Normands, des Bretons et des autres peuples du nord de la France. (On peut apercevoir la même division, comme nous en avons déjà fait la remarque, entre les historiens de la croisade.) A cette première cause de rivalité vint s'en joindre une autre : ce fut la découverte de la lance sacrée, dont Raoul fait le récit en cet endroit, récit dans lequel il montre qu'il ne partageait pas la vénération de la plupart des pèlerins pour cette sainte relique.

Bohémond fut le premier qui s'éleva ouvertement contre la fourberie de Barthélemi; plaisante invention, disait-il, de prétendre que l'apôtre André ait apparu à un homme qui fréquentait les cabarets, courait les marchés, compagnon des insensés, enfant des carrefours. Raoul ajoute que les débats auxquels donna lieu la prétendue découverte de la lance, furent terminés par celui-là même qui les avait l'ait naître. Il raconte à ce sujet l'épreuve à laquelle se soumit Pierre de Marseille. L'armée avoua qu'elle avait été trompée, et se repentit de son erreur. Errasse pœnitet.

Pour remplacer les secours qu'on avait reçus de la lance, on proposa de faire une image du Sauveur avec l'or le plus pur. Les ecclésiastiques les plus éclairés essayèrent de haranguer les pèlerins ; la statue du Christ fut exécutée avec les offrandes des fidèles, mais elle n'excita point l'enthousiasme qu'avaient inspiré les visions de Barthélemi ; pour enflammer la multitude, il fallait des prodiges, et la multitude n'y croyait plus ; une chose qu'on peut remarquer dans le récit des chroniqueurs, c'est qu'au siège même de Jérusalem, on ne raconta aucune apparition céleste, et, que dans les derniers événements de la croisade, le courage des soldats chrétiens ne fut soutenu ni par des récits miraculeux, ni par la vue des milices du ciel. On doit penser que lorsque les croisés entrèrent dans la Judée, et qu'ils eurent aperçu la ville sainte, cet aspect dut remplir toutes leurs pensées et suffire à leur enthousiasme. Rien n'égale d'ailleurs les calamités qu'avaient éprouvées les chrétiens en assiégeant les villes de Syrie, et tout le monde sait que le désespoir est superstitieux et crédule.

Raoul de Caen, poursuivant son récit, rend compte du siège d'Archas et des vains efforts des croisés pour se rendre maîtres de cette place. Il rapporte la mort d'Anselme de Ribemont, et son récit diffère un peu, dans les détails, de celui que nous avons donné dans notre premier volume, d'après Guillaume de Tyr.

Enfin l'armée des croisés se mit en marche pour Jérusalem. A l'approche de la ville sainte, Tancrède devança les croisés, et arriva seul jusque sur la montagne des Oliviers, du haut de laquelle il vit, dit Raoul, le peuple répandu dans les rues de la cité, la milice frémissante, les hommes se préparant au combat, Les femmes éplorées et les prêtres invoquant le ciel. Les rues retentissaient de cris, de gémissements, du bruit des armes et du hennissement des chevaux. Tancrède, en portant ses yeux sur le Calvaire et sur l'église du Saint-Sépulcre, soupira et s'inclina ; il fit des vœux ardents pour qu'il lui fût permis d'aller bientôt sur le Calvaire baiser les traces du Sauveur des hommes. Après avoir raconté assez longuement un entretien que Tancrède eut avec un ermite sur la montagne des oliviers, l'historien dit que le héros triompha de cinq soldats qui étaient venus l'attaquer, et parle de son retour à l'armée chrétienne.

Raoul fait alors la description de la ville de Jérusalem, et dit un mot de la disposition de l'armée des croisés. Il entre ensuite dans les détails du siège, qui commença dès le lendemain de l'arrivée des chrétiens. On parcourut d'abord tout le voisinage pour trouver du bois de construction : une seule échelle put être construite ; on l'appliqua aux murs des tours que Tancrède était chargé d'attaquer. Ce guerrier, l'épée à la main, allait monter le premier à l'assaut; déjà il avait mis le pied sur les premiers échelons ; mais on lui représenta la dignité de son rang, de sa naissance, les services qu'il avait rendus, ceux qu'il pouvait rendre encore. Nobles et soldats, tous s'opposaient à sa résolution. Hinc plebs reclamons, inde nobilitas reluclans, incœptis obviant. Enfin on se saisit de sa main droite, car de la gauche il tenait déjà l'échelle, et on lui enleva son épée. Un jeune homme se présente à sa place ; il méritait de réussir, si le sort ne lui eût envié cette gloire : il était arrivé au dernier échelon, déjà il tenait de la main le haut du mur, lorsqu'il fut percé par un fer ennemi. Il eut beaucoup de peine à redescendre, après avoir perdu son épée. Il fut reconduit au camp pour être guéri de ses blessures. Raoul, qui ne veut pas taire le nom de ce brave jeune homme, dit qu'il se nommait Raimbauld, Raibaldus, et que son surnom était Cremium (Creton); il ajoute qu'il était de Chartres et d'une naissance distinguée, Carnotum nobilis ortus.

Après cet échec, personne n'osa plus monter à l'assaut ; les chefs et les soldats, tout le monde se mit à chercher du bois pour construire des machines. Tancrède seul réussit dans ses recherches, et comme sa découverte fut accompagnée de circonstances fort singulières………………...

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L'historien ne peut s'empêcher de voir dans cette rencontre la protection spéciale du Dieu qui fit sortir l'eau de la pierre. Robert, comte de Flandre, fut choisi pour protéger les ouvriers qui devaient transporter les poutres déjà travaillées, et abattre dans la forêt qu'on venait de découvrir ainsi, les arbres dont on avait besoin. Cette forêt était située sur les hauteurs voisines de Naplouse : ce lieu avait été longtemps ignoré des Francs ; mais au temps de Raoul il était devenu le chemin le plus connu et le plus fréquenté les pèlerins (Adhuc ignota miserantibus via, nunc celebri et ferme peregrinantium unica). C'est dans le même endroit que le Tasse a placé sa forêt enchantée ; cette forêt existe encore de nos jours ; nous en avons donné une description très détaillée dans les pièces justificatives du premier volume de notre Histoire.

Le comte Robert s'y rendit avec deux cents hommes. Dans sa route, il fut exposé aux attaques d'un nombre infini d'ennemis qui se présentaient de tous côtés. Il parvint à les repousser, et amena heureusement au camp tout le bois nécessaire.

Raoul parle ensuite de la famine qu'éprouvèrent les assiégeants et du découragement qu'elle causa parmi eux. C'était, dit-il, un spectacle attendrissant et lugubre de voir des troupes de croisés, détestant la vie, invoquant la mort, se jeter sur les murs de la ville, les embrasser, et, réunis tous dans un même sentiment, paraître dire ensemble : « J'embrasserai, avant de mourir, cette Jérusalem que j'ai tant désiré de voir. » Pendant que ces malheureux tenaient ainsi les murs embrassés, le fer ou les pierres, ou des tisons allumés faisaient tomber sur eux cette mort qu'ils invoquaient. La dévotion qui animait ainsi les croisés ne put être refroidie par la perte qu'ils éprouvaient. D'autres chrétiens, succédant à ceux qui tombaient, trouvaient une mort semblable dans de semblables embrassements. L'aspect de Jérusalem avait jeté dans l'esprit des croisés quelque chose de triste et de sombre, qui ne les abandonna point pendant tout le siège. En décrivant l'un des derniers assauts livrés à la place, Raoul nous dit qu'il y avait là beaucoup de lamentations et pas un cri de joie (risus nullus). Mais quels hommes, ajoute-t-il, n'eussent été poussés à un rire mêlé de larmes, par la vue de ces prêtres guerriers, qui, lorsque les chevaliers commençaient à être fatigués eux-mêmes, hommes faibles, vêtus de leurs blanches étoles, pleuraient en transportant des échelles, et chantaient des hymnes en pleurant, travaillant à la fois et ranimant les nôtres par leurs discours et les cris sans cessé répètes de kyrie eleison. Cependant la victoire se déclara pour les croisés, et la force des Sarrasins fut brisée par la force de celui qui sépara les flots de la mer Rouge, et conduisit Israël à travers les abîmes de la mer. Raoul reprend le langage de la poésie pour célébrer la prise de Jérusalem ; il est le seul historien de Cette époque qui dise que les ennemis entreprirent encore de résister lorsque les croisés étaient entrés dans la ville. Bernard de Saint-Valéry rallia les croisés, qui s'ébranlaient, et les ramena au combat ou plutôt à une victoire complète. On a vu avec quel sang-froid barbare les autres chroniqueurs racontent le massacre des habitants de Jérusalem; Raoul de Caen ne montre pas plus de compassion pour les vaincus, et décrivant en vers ce que les autres décrivent en prose : « Tout était couvert de sang, dit-il ; on ne voyait partout que du sang ; le parvis du Temple était caché par les traces du carnage; on ne pouvait s'incliner sur le marbre sans avoir du sang au genou ; moins de Sang fut versé dans la Phrygie, envahie par les Grecs ; en Thessalie, où triompha jours entiers à les faire transporter. Arnoul, que l'historien compare à un autre Ulysse pour l'éloquence, l'appela dans le conseil des princes; il réclamait les trésors enlevés dans le temple comme un bien appartenant à l'Église de Jérusalem, dont il était le chef provisoire. Raoul met dans la bouche d'Arnoul un long discours dont nous allons donner une idée. Après avoir exprimé sa reconnaissance envers les princes généreux qui l'ont fait sortir de la poussière pour l'élever au premier rang, Arnoul accuse Tancrède d'avoir outragé les chefs de la croisade en dépouillant le patriarche des droits dont ils l'avaient investi……. Après cette adroite apostrophe, le patriarche s'élève contre le neveu de Guiscard, qui, fidèle à l'esprit de ses aïeux, n'a pas craint de profaner le sanctuaire et de mettre la main sur les autels du Seigneur. Il rappelle aux chefs les services qu'il a rendus à la croisade, et leur déclare qu'il est toujours prêt à mourir sous la bannière de Jésus-Christ. Tancrède, en répondant au discours du patriarche, s'excusa d'abord sur l'ignorance où il était de l'art de discourir.….. Tancrède reproche à Arnoul d'avoir rabaissé l'illustre famille de Guiscard, dont la gloire a rempli le monde; personne ne peut chercher à ternir la splendeur de son nom, excepté celui qui s'applique sans cesse à rendre noir ce qui est blanc, et qui appelle dépouiller les églises, en tirer l'argent inutile pour le faire servir à la levée des troupes ou à la paie des soldats.….. Tancrède traite de forfanterie les prétendus services d'Arnoul, et finit en disant que le patriarche ne s'est jamais laissé conduire que par l'intérêt et la peur.

Cette querelle de Tancrède et du patriarche fut la première discussion élevée en Syrie entre l'autorité militaire et l'autorité ecclésiastique. Le conseil des croisés ne voulut point condamner Arnoul ni blesser l'orgueil de Tancrède : il décida seulement que ce dernier donnerait sept cents marcs d'argent à l'église du Saint-Sépulcre, ce que le héros fit volontiers. Raoul de Caen ne dit rien des aventures du prince d'Antioche pendant sa captivité, et son silence à cet égard nous paraît contredire le récit d'Orderic Vital. En parlant de la mort du roi de Jérusalem, l'auteur rapporte que, se sentant près de sa fin, Godefroi appela auprès de lui le patriarche Daimbert et Arnoul, ainsi que quelques autres, et qu'il leur demanda leur avis sur celui qu'ils croyaient digne de lui succéder. Tous lui répondirent qu'ils s'en rapportaient à son propre choix. Alors Godefroi désigna son frère Baudouin, et tous applaudirent à cette volonté d'un mourant. Ce récit de Raoul ne s'accorde guère avec ce que dit Guillaume de Tyr des dernières dispositions de Godefroi. Le chroniqueur garde le silence sur les démêlés qui s'étaient élevés entre Tancrède et Baudouin. Il parle de plusieurs villes prises par son héros, de la bataille où Baudouin du Bourg fut fait prisonnier, et enfin de la délivrance de Bohémond, qui paya pour sa rançon cent mille michaelis (monnaie grecque portant le nom de Michel). L'illustre captif avait été délivré par les soins du patriarche d'Antioche et du comte d'Edesse. Notre historien nous apprend qu'il revint dans ses états, non-seulement en dépit de ses ennemis, mais en dépit de quelques-uns des siens. Raoul ajoute que Tancrède restitua ce qu'il avait reçu et ce qu'il n'avait pas reçu, moitié de gré, moitié de force. Cet aveu est assez remarquable. Cependant Tancrède continua de gouverner la principauté d'Antioche pendant le voyage de Bohémond en Occident. Celui-ci avait emporté avec lui l'or, l'argent, les bijoux, tout ce qui restait en sa possession. La ville d'Antioche resta sans ressource. Raoul dit que, dans cette pénurie, Tancrède ne voulut boire que de l'eau. Laissez-moi, répétait-il, m'abstenir avec ceux qui s'abstiennent. Cette disette dura peu. Tancrède obtint de cent citoyens, les plus riches d'Antioche, de grandes sommes d'argent, à titre d'emprunt; avec ces ressources, il remit la ville en état de défense. Raoul raconte ensuite quelques exploits de Tancrède, et son récit se trouve tout-à-coup interrompu au siège d'Apamée.

Nous avons cherché à donner une idée juste de l'histoire de Raoul de Caen. En lisant cet ouvrage, une pensée nous a frappé, comme elle frappera sans doute nos lecteurs : c'est que Tancrède est loin de paraître aussi intéressant sous la plume de son panégyriste que sous celle du Tasse.

Le chantre de Godefroi de Bouillon nous représente Tancrède comme un héros sensible et passionné ; dans la chronique de Raoul, on ne voit qu'un guerrier farouche et sauvage, qu'anime sans cesse la fureur des combats, et qui n'est grand que sur le champ de bataille. Avant de terminer cet article, nous croyons devoir faire une remarque qui nous paraît importante. On a pu voir, au ton que Raoul de Caen prend dans son récit, aux pensées qu'il exprime, aux autorités toujours un peu profanes qu'il cite, on a pu voir, disons-nous, qu'il n'appartenait point au sacerdoce. C'est un chevalier, instruit dans les lettres humaines, qui connaît mieux Virgile que la Bible, et qui s'occupe plus de la renommée de son chef ou de son seigneur que de la gloire de Dieu. Aussi sa chronique est-elle la seule histoire de cette époque où l'on puisse connaître l'esprit et les sentiments de la chevalerie contemporaine des guerres saintes ; tandis que les autres chroniqueurs, presque tous moines ou clercs, nous montrent bien moins dans leurs récits les mœurs guerrières des comtes et des barons, que le zèle et le caractère pieux du clergé et de cette foule de pèlerins qui suivaient la croisade sans armes, et qui ne servaient la cause de Jésus-Christ que de leurs prières.

 

 

 

 

 

RADULFUS CADOMENSIS

GESTA TANCREDI IN EXPEDITIONE JEROSOLYMITANA.

 

PRAEFATIO

Nobile est studium res probe gestas principum recensere, cujus beneficii largitas nihil temporis immune praeterit, sepultos celebrat, oblectat superstites, posteris longe ante vitam praestruit doctrinam; dum quod transiit refert, dum victorias profert, dum victoribus defert: segnitiem aufert, probitatem affert, vitia transfert, virtutes infert, plurimum confert. Debemus igitur summa ope niti et legere scripta, et scribere legenda; quatenus legendo vetera, scriptitando nova, hinc nos antiquitas egentes satiet, inde posteritatem satiati nutriamus egentem.

Haec mihi saepius attentiusque consideranti, occurrit felix illa peregrinatio, sudor ille gloriosus, qui matri nostrae Jerusalem haereditatem suam restituit, idololatriam exstinxit, fidem reparavit: ut scilicet non absurde qui in his applauserit: Ecce filii tui, Jerusalem, de longe venerunt, et filiae tuae, Joppe videlicet; compluresque aliae ruinam pressae de latere surrexerunt.

Hujus tam praeclari laboris cooperatoribus me contigit militare Boamundo cum Dyrachium obsideret; Tancredo paulo post cum Edessam ab obsidione Turcorum liberaret: quorum utriusque sermo quotidianus Turcos fugisse, institisse Francos, nunc peremptos hostes, nunc captas urbes, Antiochiam noctu dolis, Jerusalem die armis memorabat; interque memorandum, papae! aiebant, quonam modo segnities nos perdit; cum priscis summa vatibus fuerit scribere voluptas? Et illi: quid adinventiones fabulosas ordiuntur? militiae Christi victorias tacent hodierni: ignavum equidem pecus, et fucis astruendi.

Haec publice moventes, specialiter in me, nescio quo auspicio saepius visi sunt oculos retorquere, ac si innuerent; tibi loquimur, in te confidimus: sic me uterque, at praecipue Tancredi familiaritas accendit, quo nullo fuit benignior dominus, nemo largior, nemo tam blandus: huic, inquam, vehementius instanti, tacita sic respondebat mens mea: quod petis vivus, si superfuero, accipies sepultus: non te laudabo in vita tua; laudabo post mortem, magnificabo post consummationem: tunc enim neque laudatus, neque laudans, aut in elationem surgit, aut corruit in adulationem. Porro invidus tacebit, obmutescet susurro, cum te exstincto, munera cessabunt, quibus nunc incessanter a superstite muneratum, venenosae linguae fabularum me venditorem circumagerent, te emptorem.

Hanc igitur, sed et aliam habuit causam dilatio: quod meis ipse viribus diffidens, interim exspectabam, si quis ad haec solertior stylum, si quis Tancredi muneribus obligatior anhelaret. Alios autem negligere, alios torpere, alios, proh nefas! reniti comperio susurrones. Papae! ubi reverentia, ubi libertas, ubi munera, ubi toties ille principum decus obscuros illustravit, obnoxios absolvit, inopes ditavit? Mihi ergo relictum suscepi laborem: non utique suscepto dignus, sed quia digni dedignantur, indignatus. Verumtamen quoniam

Est quodam prodire tenus, si non datur ultra, HORAT.

licet incomptam rem. . . . . ad posteros transmittam: ornabit, auguror, benigna posteritas quod hodierni inornatum mihi reliquerunt. Unde invicem, o lector, debemus, ego tibi supplicare; tu ignoscere mihi, quod nunc jejuna oratio, nunc pinguis, ut aiunt, Minerva a suae fastu materiae longe degeneravit: quippe cum haec vix Maronis pertingant vertices, illas ferme inutilis lingua balbutit. Me quidem in hac parte sentio infirmum: sed de ejus, id est Christi firmitate totus pendeo, cujus vexilliferum et triumphos describere intendo; a quo secundum elegi te, Arnulfe, patriarcha doctissime, doctorem; qui paginae meae superflua reseces, rimas impleas, obscura illustres, arida superfundas: nullius etenim liberalis scientiae te cognovimus exortem, praesertim mellita mihi erit quaecunque erit correctio tua, si quem sortitus sum praeceptorem puer juvenem, nunc quoque correctorem te impetra vero vir senem.

INCIPIT TANCREDUS RADULPHI.

I. ― Tancredi parentes.

Tancredus clarae stirpis germen clarissimum, parentes eximios Marchisum habuit et Emmam: a patre quidem haud ignobilis filius, a maternis autem fratribus nepos longe sublimior: nam caetera familiae illius praedecessio, a contermina satis esse duxit laudari vicinia; matris vero fratres militiae suae gloriam extra supraque patriam, id est Normanniam, extulerunt. Quis enim Wiscardi probitatem non probet, cujus signa sub uno, ut aiunt, die Graecus Alemannusque imperator tremuerunt victricia? Romam namque praesens, ab Alemanno liberavit. Graecorum autem, in B. prole bellica vincendo regem, subjugavit regionem: reliqui vero fratres numero 11. Campaniam, Calabriam, Apuliam contenti debellare. Excipiendus est Rogerius, cui subacta gentilitas Sicula, gloriam peperit inter fratres a Wiscardo secundam: sed in his non diutius me sinit immorari eadem quae in has me immisit moras narratio.

Regia Tancredi indoles; ad bellum sacrum se disponit.

Nunc redeo ad Tancredum: ipsum nec paternae opes ad lasciviam, nec ad superbiam traxit potentia cognatorum. Adhuc adolescens juvenes agilitate armorum, morum gravitate senes transcendebat: nunc his, nunc illis novum virtutis spectaculum. Extunc praeceptorum Dei sedulus auditor, summopere studebat et audita recolligere, et quantum permittebat coaevorum conversatio, recollecta implere, nemini detrahere, etiam cum sibi detrahebatur, dignabatur imo hosticae strenuitatis praeco, aiebat, hostem feriendum esse, non rodendum. De se ipse nihil dicere, at dici insatiabiliter sitiebat: proinde somnos vigiliis, quietem labori, satietatem fami, otium studio, postremo superflua omnia necessariis postponebat. Sola erat laudis gloria, quae juvenis mentem agitaret, cujus quotidianos mercando titulos, facilem crebri vulneris ducebat jacturam: eoque nec suo parcebat sanguini, nec hostili: disputabat secum in dies animus prudens, eaque frequentior eum coquebat anxietas, quod militiae suae certamina praecepto videbat obviare dominico: Dominus quippe maxillam percussum jubet, et aliam percussori praebere; militia vero saecularis, nec cognato sanguini parcere: Dominus tunicam auferenti dandam esse, et penulam admonet; militiae necessitas ambabus spoliato reliqua quae supersunt esse auferenda. Haec itaque repugnantia, si quando indultum est indulgere quieti, sapientis viri audaciam sopiebat. At postquam Urbani papae sententia universis Christianorum gentilia expugnaturis peccatorum omnium remissionem ascripsit: tunc demum quasi sopiti prius experrecta est viri strenuitas, vires assumptae, oculi aperti, audacia geminata: prius namque, ut praescriptum est, animus ejus in bivium secabatur ambiguus utrius sequeretur vestigia; evangelii, an mundi: experientia vero armorum ad Christi obsequium revocata, supra credibile virum accendit militandi duplicata occasio. Igitur data commeatui opera, brevi quae necessaria sunt parata sunt: nec magnas quidem expensas coegit homo qui in morem a puero duxerat res antequam venirent in suum, in jus traducere alienum: arma tamen militaria, caballos, mulos, et alia hujusmodi pro commilitonum suorum numero, sufficienter aptavit.

II. ― Boamundi elogium.

Erat iisdem temporibus magni nominis heros, cujus adolescentiae supra mentio facta est, Boamundus Roberti illius egregii bellatoris agnomine Wiscardi filius, paternae audaciae strenuissimus aemulator: hujus quoque animos eadem quae caeteros per orbem principes apostolica praedicatio ad liberandum ab infidelium jugo Jerusalem excitaverat. Ejus imperio quidquid est oppidorum et urbium a Siponto ad Oriolium in maritima, omnes prorsus in montanis et campestribus locis, omnes fere serviebant: ad haec sua tam urbes quam oppida Apuli montes, Calabrique plurima sustinebant. Is Graecorum imperatorem Alexium bis sub patre in fugam converterat: primo quidem in oculis patris sub Dyrachii moenibus; secundo autem patre Romam reverso, ipse paterno exercitui apud Larissam vicarius relictus: quae victoria sicut prius gloriam geminaverat, ita modo, victorem licet, sub pacis nomine transfretaturum acrius pungebat: metuebantur enim Graecorum insidiae, qui familiare habent quos etiam bene meritos invitaverunt ad munera, retrudere ad flagra. Quid ergo exasperati? quid victi saepius molituri erant, quidve suis de se dabant sperare victoribus? miseris aut inferendam esse perniciem, aut terrentium in potentia cessaturam. Haec igitur sollicitudo Boamundi navigio moras innectebat; quapropter strenui cujusque viribus proprias vallare sapienter sibi consuluit, portibus interim exitu negato. Auditus vero eodem incaluisse desiderio Tancredus, cognati sollicitudinem et minuit, et auxit: minuit, robur robori creditus addere; auxit, viam foederis improvidum cogens providere.

III. ― Cum eo foedus iniit Tancredus.

Multis itaque opibus blanditiisque praemissis, apud Tancredum obtentum est ut sub Boamundo ipse quasi dux sub rege secundus ab eo militaret: nam praeter blanditias, oblatasque opes, urgebant eum alia duo: propinquitas generis, et difficultas transfretationis; quarum quidem haec amoris, illa timoris poculum vicissim ei propinabant: nisi enim Boamundo in his quae rogabatur morem gereret, facile et de invidia argui et a littore dignus videretur qui deberet repelli: proinde facilem viam ad impetrandum meruit precibus donisque cumulata petitio. Confoederati igitur ambo Wiscardidae, totius generis sui praecellens strenuitas, laxis navigio habenis, Epyrum delabuntur. Tancredus itaque nactus exercendae virtutis locum, modo praeviis insidiis occursabat, interdum post exercitus vestigia arcebat latrunculos. Sive praevius, sive sequens, semper utilis, semper armatus, periculis gaudebat exponi. Caeteris vino sepultis et sopore, ipse pervigil excubare in triviis, nivesque clypeo temperare et grandinos. Felix anicula illa quae aut ex inedia Tancredo inveniebatur defecta, aut cis ripam fluvii rapacis pedes vadatura: nam famelicae continuo cibus; vadaturae equus pro navi, pro remige eques, eques, inquam, ipse Tancredus libens supplebatur.

IV. ― Fluvium Bardal cum suis trajicit. Graecos superat.

Tali populus ille beatus praesidio, feliciter ad flumen quod Bardal dicitur, perducitur: ibi castrametati dies aliquot in mora consumpserunt. Obsistebat eorum transitui fluvius rapax, et utraque ripa minis plena hostilibus, plurimos terrebat: nam qui transeundo procederent his Turcopolos a fronte; qui tardarent illis a tergo timendum esse videbatur. At Tancredus ubi exercitum mussare videt, periculo vitam objicit; gurgitem transit, paucis sequentibus: his, inquam, coactis, ille ultroneus. Metuebant coacti ne turmae tam exili hostilis incurreret multitudo. Tancredus contra, ne dum transiret ad pugnam, terreret in fugam: sicque audacia victoriam quidem pareret; verum altero victoriae pretio spoliis careret. In qua sollicitudine flumine superato, in alterius votum utriusque timoris praesagia cesserunt: nam insidiatoriae pluralitati paucitate oblata, visum est gentis praedam venisse in pugnam, latebrarum ignaros, non praescios: prosilientes igitur e latibulis sagittae, terribiliter figurant dum volant, nubem; dum cadunt, grandinem; dum astant, segetem. Nondum ad Francos ventum erat, cum jam nullum dimicandi latebat genus: non cursim, non rapide, non saltim; sed pedetentim obviabat, missa eminus tolerans spicula, dum eo usque processum esset, ut caderent post terga. Quippe gentis illius pugnam congressu plurimo expertus, quo facilius more vincendi erant cognoverat: ideoque animos per se effrenes, per prudentiam refrenabat. Ut ergo cominus res geri potuit, patientiae moras redimit copia subsecuta. Habenas laxant, calcaribus utuntur, lanceas vibrant, incumbitur vibratis, peltae Graecorum fiducia incumbentibus non resistunt. Porro sagittae hastis urgentibus, quorum prius tutela fuerant, in sarcinam convertuntur: nam postquam ad enses ventum est, usus praeteriit sagittarum. Sic Graeci tegmine destituti et jaculo, vulnera tantum excipiunt, nec reddunt. Miseri! quibus sine dubio et sine medio mortem aut fugam praesentem omnia intentant! Miseri! sed sicut nullius misericordes, ita nulli miserabiles. Sternitur plebs invalida, et docetur non ultra de Francorum raritate praesumere: sed in uno centum formidare. Tancredus viam gladio aperit; et quot aggreditur caedendos, tot praeterit caesos. Illum sequentibus facile qua se vertisset, vestigia declarabant. Trunci semineces a dextra et laeva medio cruoris alveo supplebant ripas. Nec passim vagandi licentia: sed per effusoris semitam currere dabatur. Hinc effusor ipse, non qui effuderit; sed qui ediderit sanguinem, apparebat: adeo suffectus, adeo cruentatus Tancredum diffitebatur in colore, sed non diffitebatur in opere. Simili modo pubes socia fugando, caedendo, prosternendo, singuli pro suis viribus arva cruentabant.

V. ― Partem exercitus Boamundi quae nondum flumen transmiserat, aggrediuntur Graeci.

Igitur Boamundi exercitus, qui adhuc citra fluminis ripam alteram pigritans, Tancredum praemiserat, Graecos in fugam versos prospiciens, moras solvit, fluvium alii tranant, pars remigare docta cymbas traducunt, alii utriusque ignari, equorum caudis pro remigio utuntur: sicque brevi spatio tota illa multitudine transvecta, quasi 600 restabant transvehendi; non milites, non armati, non qui vel in hostem ruere, vel ruentem repellere potuissent; vulgus inerme, nisi si quos armatos aut senectus debilitasset, aut morbus. Tunc Graeci qui missi fuerant Latinorum insidiari vestigiis, locum nacti ut sanguine ferrum imbuerent, irruunt in relictos, seu lupi pastore orba et canibus ovilia trucidantes. Fit clamor, moeret ripa utraque, hinc et inde nec querelae desunt nec gemitus. Hi dolent de mora, illi de festinantia: hos pudet, quia non datur invadere; illos magis, quia evadere non licet, piget. Tancredus interea adhuc fugientibus Graecis instans, sequentium instantiam celeri cursu accipit nuntiatam: neminem resistere, succurrere neminem, armatos ultro fluvium remigasse, inermes citra, ipsos jam fere quasi mordicus dissipatos. Haec ut piissimo et ad omnem promptissimo strenuitatem duci comperta sunt, haud secus ab aliis ad alios se convertit intrepidus: quasi nacta praedam lea, si quas ex adverso paratas, relictis catulis, insidias respicit, e vestigio ad praedonem versa, praedam siccis faucibus relinquit.

VI. ― Quos, in flumen insiliens Tancredus fugat.

Reversus igitur ad flumen  Tancredus, remige spreto, gurgitem insilit, equo navis, equo remigis obsequium supplente: segnis quippe mora visa est viro, et cognata timori, si dum navigium pararet, parantes sequi milites exspectaret. Quapropter sicut praescriptum est, praeceps fluvium quasi campum ingreditur: aquae vero cursu rapido exceptum submergunt; at mox ripae alteri redditur illaesus. Simili quoque remigio commilitonum acies, quae domini praeeuntis vestigia sequuntur, utuntur. Graeca phalanx perterrita Tancredi simul adventu et nomine; id enim unum utraque personabat ripa, caedi metuens, caedere desistit, ad consuetum fugae praesidium studio redacto. Fugitur per abrupta, per avia, per omne quod victis promittere latebras, victoribus accessum negare videbatur. At victor nihilominus fugientibus instabat, illius magis sanguinem sitiens, quem per inaccessibilia pes raptabat fugacior: nam vertere faciem nemo victus meminerat, nisi si quem genibus victoris supplicare fuga coegerit deprehensa: adeo intepuerat calor, resederat rabies, spes tota ab armis in pedum velocitatem transierat. Itaque arcus projicere, pharetras solvere, peltas demittere, thoraces exuere, summum ad vitam supererat solamen. Quocirca multus et multa politus arte, grandi redemptus aere, diutino tractus molimine, labor vias, labor invia pariter ditabat. Victrices opperiens manus sine pretio, sine certamine omnia rapturas: nec defuit tamen qui ea tolleret, quive sequeretur audito Tancredi nomine turbam fugientem. Quoniam quidem caedi praedictae superstites relicti, hi, inquam, quos praesidium superveniens liberaverat, sine ordine fugientes, sine ordine sequebantur; oneratos vacui, armatos nudi, lassos expediti: plurimi etiam in servitutem ducendi, ruptis nexibus absoluti, suos versa vice nexores nexuerunt. Alii dum erepta sibi requirunt spolia, et raptoris projecta inveniunt et sua: fuerunt etiam qui dum praedicta quaererent, quaesita invenirent, inventa sustulissent: abjiciebant sublata, ut tollerent potiora. Sive autem alieno onere, sive suo, nullus castra non suffarcinatus revisebat.

VII. ― Tancredi victoria praedicatur.

Igitur Tancredus sociorum ultus vulnera, nactus spolia, beatus gratia, omnes trans fluvium praemittit, ipse omnium subsequitur postremus. O quantis excipitur laudibus! quantus ipse, quam major sese cordibus omnium futurus apparet, quanta simul nobilitatis et plebis veneratione donatur! Una quippe omnium et mens erat et fabula. O ubi, et quando, et quis in filiis hominum par tibi, Tancrede! a quo tam remota segnities? tam disjuncta quies? tam aliena formido? tam elimata superbia? tam eliminata luxuria? Quis vocatus velocior, quis rogatus facilior, quis offensus placabilior? felices tanto pignore atavi, tanto atavo posteri, tanto alumno Calabri, tanta sobole Normanni! felices illi quibus tu contigisti gloria sua: ac nos longe feliciores, quibus est pro muro audacia tua. Tua audacia adversus impugnatores nobis est clypeus, adversus pugnandos arcus et gladius. Si periculum antecedit, illuc praemitteris; item si sequitur pone, caedis. Benedictus Deus qui te reservavit praesidium plebi suae, et tu benedictus qui eam protegis in brachio virtutis tuae. Talibus omnes at plerique majoribus victoris reditum gratati praeconiis haec saepius ingeminantes, per vias et tentoria usque ad Tancredi ipsum prosequuntur. Extunc Tancredum sociare, securum fieri, sine eo in exercitu esse, quasi in exercitu non esse prae solitudine videbatur. Unde plurimi de magnis quae viderant majora conjectantes, ejus dominio tam se quam sua mancipabant. Ipse vero audaciam viresqne juvenum captabat pretio, alliciebat merito, merebatur exemplo. Eo abundante, nemo qui ei militaret egebat: eo egente, a ditioribus sociis mutuabatur, pecunia quae pauperiorum indigentiam ditaret erogata. Rursus si repeteretur quod mutuaverat, alios item quaerebat creditores. sicque ad alios propter alios quasi mendicabat, dum eum seu praeda opulentasset, seu bellum. Adeo vir prudens his largum, illis se veridicum, imo et omnibus veridicum exhibebat.

VIII. ― Alexio imperatori Boamundi et Tancredi adventus et victoria nuntiantur.

Interea imperatorem Alexium aut hac aut simili narratione nuntius exploratum missus, perturbat reversus: « Boamundus Wiscardigena Adriaticum transivit, etiam Macedonia potitur. Illius vires saepius jam expertus es magnas, at praeteritas hodiernae non minus superant: quasi passer aquilae collatus superatur. Olim quippe ei milites Normannia, Longobardia pedites suggerebat: Normanni, qui vincerent; Longobardi, qui numerum augerent, in bella trahebantur: horum populus, alter belliger, alter venerat ministrator. Ut autem ambo belligeri; tamen duo terrae cavernis erutus, nedum plebs inermis ab otio se et copia ad laborem et inediam transferret. Omnes armati, omnes bellici, omnes laboriferi, quicunque Wiscardigenae castris famulantur. Adde Wiscardidas Tancredum et fratres Willelmum Robertumque Poenis leonibus audaciam similem tam cognatione generis, quam belli studio Boamundi germanam. Quorum neminem, ut quondam ipse, cogit: sed transfretavit omnium supplicatione coactus. Unde raro abrumpi poterunt, quos voluntas una, par intentio, studium idem in concordiam foederavit. »

IX. ― Alexius ad Boamundum epistolam mittit.

His versutus imperator percussus rumoribus, novos corde dolos, nova pectore versat consilia. Retibus studet leones implicare, quos venabulo lacessere non audet. Igitur nuntios laqueis onerat, qui Boamundo venienti cum hujusmodi blanditiis occurrant:

« Rex Alexius Boamundo salutem.

« Nuntiatum est mihi de tuo adventu, quem paternis visceribus suscepi auditum. Quia nunc quidem moribus tuis dignum opus exerces, cum belli studium ad barbaros convertis. Aspiravit, ut video, Deus coeptis Francorum, quos tanto comite muniendos praevidit. Meis quoque desideriis efficaciam tuus singulariter promittit accessus: nam, ut caetera taceam, ipsi etiam vates Turci de gente sua tibi destinant triumphos. Euge igitur, accelera, fili, et te praestolantium apud me moras ducum veniens absolve. Ad te duces, ad te proceres, ad te populus omnis suspirat. Sunt apud me Latini heroes, et ipsi magnis muneribus donati: sed quanto tu mihi caeteris notior, tanto majora restas accepturus. Hic pallia, hic aurum, hic caballi, hic te omnium manet affluentia thesaurorum. Quidquid uspiam vidisti, nihil est ad id collatum quod apud me est. Quae omnia parata tibi noveris, tanquam filio si benignum te, si fidum mihi paraveris tanquam filius. Invenies ergo fontem auri, ut quoties quaesita consumpseris, toties consumenda repetas, repetita sine difficultate sumpturus. Ut autem expeditiori viam pede arripias, paucis contentus, adventum liberius maturabis. Caeterae vero multitudini, ducibus relictis, via eo commodior, quo segnior carpenda est. »

X. ― Promissis Alexii seductus, ei praestat hominium coactus.

Legati his praeter suas instructi fallaciis, exeunt, adeunt, obviant, eloquuntur. Boamundus itaque mellita verborum superficie debriatus, venenum latens inferius non sentit; fallunt eum oblatae ultro Constantinopolitanae divitiae, propter quas terram ac pelagus sanguine multo diu asperserat. Ad haec tam facile indultum esse gaudet, quod in Graecos diutina expugnatione deliquerat. Unde placuit, ut ipse cum paucis quo vocabatur praecederet; Tancredus vero cum reliqua multitudine tardior sequeretur. Quod Marchisidae auribus non displicuit illapsum: nam qua sedulitate accipiter laqueos, aut hamum piscis; ea is fraudulentam Graecorum familiaritatem horrebat. Ideo regis munera aspernatus, jam tum praesentiam ejus subterfugere proposuerat. Igitur Boamundus, ubi quos ductu, quos dimissu dignaretur, deliberatum est; ab eo quod Chympsala oppidum dicitur, digreditur. Dumque fatigant promissa animum; animus equitem, eques caballum, infra dies paucos Constantinopolim venitur. Illic Boamundus oblatus Alexio, ei jugo, quod hommagium vulgo dicitur, subditur. Coactus quidem, sed tamen tanta Romaniae dimensione donatus, in qua equus dies quindecim per longum, octo autem expenderet per transversum. Nec mora fama volans, novum Tancredo patefacit eventum et addit. Similis quoque deditio ipsum te qui sequeris, manet eo vilior, quo merces minor.

RAOUL DE CAEN

FAITS ET GESTES DU PRINCE TANCRÈDE

PRÉFACE.

C'est une noble entreprise de rapporter les actions illustres des princes. Cette utile occupation ne laisse dans l'oubli aucun intervalle de temps ; en célébrant les morts, on récrée ceux qui leur survivent, et l'on prépare de bonnes leçons à la postérité, longtemps avant qu'elle commence. Ainsi l'on fait revivre ce qui est passé, on raconte les victoires, on en fait hommage aux vainqueurs, on flétrit la lâcheté, on élève la vaillance, on repousse le vice, on inspire la vertu, on rend enfin les plus grands services. Nous devons donc nous appliquer avec le plus grand soin à lire ce qui a été écrit, à écrire ce qui mérite d'être lu, afin que lisant les choses anciennes, et écrivant les choses nouvelles, d'un côté nous trouvions dans l'antiquité de quoi satisfaire à notre ardeur de savoir, et de l'autre nous transmettions à la postérité les mêmes ressources.

Comme je m'arrêtais fréquemment et très sérieusement à de telles réflexions, sont venus se présenter à moi cet heureux pèlerinage, ces glorieuses sueurs qui ont rendu à Jérusalem, notre mère, son héritage, détruit l'idolâtrie et relevé la foi, en sorte que chacun a pu, avec raison, battre des mains et s'écrier : « Voici Jérusalem, tes fils sont venus de loin, et tes filles, Joppé, et beaucoup d'autres villes ruinées se sont relevées debout! »

Parmi ceux qui ont coopéré à cette glorieuse entreprise, il m'est échu de combattre en chevalier pour Boémond, lorsqu'il assiégeait Durazzo, pour Tancrède, un peu plus tard, lorsqu'il délivrait Edesse du siège des Turcs. Les conversations journalières de l'un et de l'autre rappelaient sans cesse les Turcs mis en fuite, les Francs résistant avec vaillance, tantôt les ennemis massacrés, tantôt les villes prises sur eux, Antioche enlevée de nuit par artifice, Jérusalem conquise de jour par la force des armes. Mais hélas ! en rappelant ainsi le passé, ils disaient aussi comment la paresse nous consume, tandis que les poètes de l'antiquité trouvaient leurs suprêmes délices à écrire. Ceux-là cependant, pourquoi ont-ils composé leurs fabuleuses inventions, tandis que les hommes de nos ours se taisent sur les victoires de la milice du Christ, troupeau de fainéants, qui ne peuvent être comparés qu'aux bourdons de la ruche ?

Lorsque ces princes parlaient en public de ces événements, ils me semblaient très souvent, je ne sais par quel motif, tourner particulièrement leurs regards vers moi, comme s'ils eussent voulu me dire : C'est à toi que nous parlons, c'est en toi que nous nous confions. Ainsi l'un et l'autre, mais surtout les bon-lés de Tancrède m'enhardissent, car nul ne fut un seigneur plus bienveillant que lui, nul plus généreux, nul aussi obligeant. Lorsqu'il me pressait ainsi avec une extrême vivacité, mon cœur lui répondait tout bas : Ce que tu me demandes vivant, si je te survis, tu le recevras mort, je ne te louerai point pendant ta vie, je te louerai après ta mort, je t'exalterai après que ta carrière sera consommée; car alors ni celui qui est loué ne s'élève dans son orgueil, ni celui qui loue ne tombe dans l'adulation. Par là l'envieux se taira, celui qui murmure sera réduit au silence, puisque avec ta mort cesseront les présents dont tu me combles sans relâche étant encore en vie ; et alors les langues venimeuses ne pourront nous traiter, moi de vendeur, toi d'acheteur de fables.

A ce motif de différer mon travail s'en est joint aussi un autre. Me défiant moi-même de mes forces, j'attendais que quelqu'un plus habile, ou plus obligé encore par les bienfaits de Tancrède, se livrât avec ardeur à cette entreprise. Mais je vois que les uns sont négligents, les autres engourdis dans leur paresse, ej; que d'autres, ô crime ! murmurent et se refusent à cette tâche. Hélas! que sont devenus ces respects, ces largesses, ces présents dont ce prince, l'honneur des princes, combla tant de fois des hommes obscurs, renvoya tant de coupables absous, enrichit tant de pauvres M'accepte donc la tâche qui m'a été laissée, non comme digne de la remplir, mais comme indigné de voir que ceux qui en seraient dignes la dédaignent ; et comme le poète a dit :

Est quoddam prodire tenus, si non datur ultra.

Quoique je ne doive transmettre à nos descendants qu'une œuvre imparfaite, j'espère que la postérité bienveillante ornera ce que les hommes de nos jours m'ont abandonné dénué d'ornement. Ainsi donc, ô lecteur, nous nous devons réciproquement, moi de te supplier humblement, toi de m'excuser, si mon récit est maigre, si ma Minerve, maintenant bien engraissée, comme on dit, demeure trop en arrière d'un sujet aussi brillant, car les choses auxquelles l'élévation de Virgile suffirait à peine, une langue inhabile va essayer de les dire en balbutiant. De ce côté donc je me reconnais très faible, mais je place mon espoir dans le secours de celui (je veux dire le Christ) dont j'entreprends de chanter le porte-bannière et les triomphes. Après lui, je t'ai choisi, très docte patriarche Arnoul, pour mon maître, afin que tu retranches dans mes pages les choses superflues, que tu combles les vides, que tu éclaircisses les obscurités, que tu refondes ce qui serait trop sec ; sachant que tu n'es étranger à aucune science libérale, toutes les corrections que tu feras me seront douces comme le miel, si après t'avoir eu pour précepteur dans mon enfance, toi étant jeune encore, je puis, devenu homme, trouver dans ta vieillesse un maître qui me corrige.

CHAPITRE PREMIER.

Parents de Tancrède.

Tancrède, rejeton très illustre d'une race illustre, eut pour auteurs de ses jours le Marquis[1] et Emma ; du côté de son père, fils de noble origine, et du côté des frères de sa mère, neveu bien plus distingué, car les autres ancêtres de sa famille avaient estimé suffisant d'être célébrés par les voisins de leur territoire, mais les frères de sa mère portèrent au dehors la gloire de leurs hauts faits, et bien au-delà de leur patrie, c'est-à-dire de la Normandie. Qui ne connaît la valeur de Guiscard, dont les bannières victorieuses firent trembler, dit-on, en un même jour, l'empereur grec et l'empereur allemand? car par sa présence il délivra Rome de l'Allemand. Triomphant du roi des Grecs avec sa race belliqueuse, il subjugua toute la contrée. Ses autres frères, au nombre de onze, se contentèrent de conquérir la Campanie, la Calabre et la Fouille. Il faut en excepter Roger, qui ayant vaincu les Gentils en Sicile, s'acquit une gloire qui le plaça le second entre ses frères, après Guiscard. Mais l'intérêt de mon récit, qui m'a déjà occasionné ce retard, ne me permet pas de m'arrêter plus longtemps.

Je reviens maintenant à Tancrède : ni les richesses paternelles ne l'entraînèrent à la mollesse, ni la puissance de ses parents ne l'induisit dans l'orgueil. Dès son adolescence il surpassait les jeunes gens par son adresse dans le maniement des armes, les vieillards par la gravité de ses mœurs, donnant tantôt aux uns, tantôt aux autres, de nouveaux exemples de vertu. Dès cette époque, observateur assidu des préceptes de Dieu, il s'appliquait avec le plus grand soin à recueillir tout ce qu'il apprenait, et à mettre les leçons en pratique, autant du moins que le lui permettaient les mœurs de ses contemporains. Il dédaignait de médire de qui que ce fût, même quand on avait médit de lui : bien plus, se faisant le héraut de la valeur de son ennemi, il disait qu'il fallait frapper, mais non déchirer un ennemi. Quant à lui-même, il n'en voulait rien dire, mais il avait un besoin insatiable qu'on en pût parler; aussi préférait-il les veilles au sommeil, le travail au repos, la faim à la satiété, l'étude à l'oisiveté, enfin toutes les choses utiles aux choses superflues. La passion seule de la gloire agitait cette âme jeune, et de jour en jour il y acquérait de nouveaux droits ; il s'occupait peu du mal que peuvent faire de fréquentes blessures, et n'épargnait ni son sang ni celui de l'ennemi. Cependant son âme remplie de sagesse était intérieurement tourmentée, et il éprouvait une grande anxiété en pensant que ses combats de chevalier semblaient contrarier les préceptes du Seigneur. En effet, le Seigneur ordonne à celui qu'on a frappé sur la joue, de présenter l'autre joue à son ennemi et la chevalerie du monde prescrit de ne pas même épargner le sang d'un parent. Le Seigneur nous invite à donner notre tunique et notre manteau à celui qui vient nous en dépouiller; l'obligation du chevalier est d'enlever tout ce qui reste à celui à qui il a déjà pris sa tunique et son manteau. Ces principes contradictoires endormaient quelquefois le courage de cet homme rempli de sagesse, si tant est qu'il soit permis de prendre de temps en temps quelque repos. Mais lorsque la déclaration du pape Urbain eut assuré la rémission de tous leurs péchés à tous les Chrétiens qui iraient combattre les Gentils, alors la valeur de Tancrède se réveilla en quelque sorte de son sommeil, il recueillit de nouvelles forces, ses yeux s'ouvrirent, son courage fut doublé; naguère ; comme je viens de le dire, son esprit embarrassé devant les deux routes qui s'offraient à lui, ne savait laquelle choisir, de la route de l'Évangile ou de celle du monde; mais lorsque son habileté dans le maniement des armes fut appelée au service dit Christ, cette nouvelle occasion de combattre en chevalier l'embrasa d'un zèle qu'on ne saurait exprimer, Ayant donc fait ses dispositions de départ, en peu de temps il eut préparé tout ce qui lui était nécessaire; et certes il ne fit même pas de grandes dépenses. L'homme qui dès son enfance s'était habitué à donner toujours aux autres, même avant de penser à hriL Cependant il rassembla en quantité suffisante des armes de chevaliers, des chevaux, des mulets, et les approvisionnements nécessaires pour ses compagnons d'armes.

CHAPITRE II.

Éloge de Boémond.

Il y avait dans le même temps un héros de grand nom, dont j'ai rappelé la jeunesse dans ma préface, Boémond, fils de cet illustre guerrier Robert, surnommé Guiscard, et vaillant émule de l'illustration de son père. Son courage avait été vivement excité par les prédications apostoliques qui poussaient alors tous les princes du monde à délivrer Jérusalem du joug des Infidèles. Toutes les places, toutes les villes qui s'étendent sur les bords de la mer, depuis Siponte jusqu'à Oriolo, tout ce qui habitait dans les montagnes, et presque tout ce qui habitait dans les plaines, reconnaissaient son empire; et en outre de ces possessions, tant en villes qu'en châteaux, les montagnes de la Fouille et de la Calabre lui appartenaient en grande partie. Boémond avait deux fois, sous l'autorité de son père, mis en fuite l'empereur des Grecs Alexis : la première fois, sous les yeux même de son père, et devant les murs de Durazzo, la seconde fois, pendant que son père, étant retourné à Rome, l'avait laissé à Larisse avec son armée et comme son lieutenant. Cette double victoire, qui lui avait acquis auparavant une grande gloire, lui faisait craindre maintenant, quoique vainqueur, de passer la mer, même à titre d'ami ; car il redoutait les embûches des Grecs, qui ont pour usage constant de maltraiter rudement ceux mêmes qui ont bien mérité d'eux, et qu'ils ont invités à recevoir leurs présents. Que feraient-ils donc étant exaspérés? Que tenteraient-ils après avoir été vaincus plusieurs fois, et que pouvaient attendre d'eux leurs propres vainqueurs? Il fallait porter la destruction chez ce misérable peuple, ou redouter sa puissance. Ces motifs de sollicitude retardaient l'embarquement de Boémond ; en conséquence il avait sagement prescrit à tous les hommes vaillants de fortifier leurs propriétés de tout leur pouvoir, et en même temps il avait défendu la sortie de tous les ports. Lorsqu'il apprit que Tancrède était embrasé du même désir que lui, cette nouvelle diminua et accrut en même temps ses inquiétudes, elle les diminua parce qu'il pensa que son parent ajouterait à sa force une nouvelle force; elle les accrut, parce qu'il se trouva contraint à l'improviste de pourvoir à la conclusion d'un traité pour cette expédition.

CHAPITRE III.

Tancrède conclut un traité avec Boémond.

Boémond lui ayant donc envoyé beaucoup de richesses, accompagnées de paroles flatteuses, obtint de Tancrède de consentir à combattre sous ses ordres, comme un chef combat sous un roi, étant le second après lui : indépendamment des cajoleries et des richesses qui lui furent offertes, Tancrède avait deux motifs qui le pressaient d'accepter ces propositions, savoir, l'étroite parenté qui l'unissait à Boémond, et la difficulté de s'embarquer et de passer la mer. Buvant tour à tour à ces deux coupes, l'une d'amour, l'autre de crainte, il reconnut bientôt que s'il ne se rendait aux vœux de Boémond en ce qu'il lui faisait demander, d'une part, il pourrait être facilement accusé de jalousie; d'autre part, on pourrait aussi juger nécessaire de le repousser du rivage. En conséquence, les prières et les présents dont Boémond accompagna sa demande trouvèrent promptement accès auprès de Tancrède. Les deux descendants de Guiscard s'étant donc confédérés, toute l'illustre et vaillante race qui marchait à leur suite mit à la voile, et alla débarquer en Épire. Tancrède trouvant alors l'occasion de déployer sa valeur, tantôt courait au-devant des embuscades, tantôt demeurait sur les derrières de l'armée, pour en éloigner les brigands. Et, soit qu'il se portât en avant, soit qu'il marchât à la suite, toujours vaillant, toujours armé, il bravait avec joie tous les périls. Tandis que les autres étaient ensevelis dans le vin ou dans le sommeil, lui, toujours en activité, veillait sur toutes les routes ; l'éclat de son bouclier le disputait à celui de la neige ; il égalait dans son ardeur la vivacité de la grêle. Heureuse la vieille femme que Tancrède rencontrait succombant d'inanition, ou celle qui se disposait, en deçà de la rive d'un fleuve dévorant, à le traverser au gué et à pied! à celle qui était affamée, il donnait aussitôt de la nourriture; à celle qui allait passer au gué, son cheval servait de navire ; et le chevalier lui-même, se faisant pilote, en remplissait l’office avec empressement.

CHAPITRE IV.

Il traverse avec les siens le fleuve Bardal,[2] et triomphe des Grecs.

Heureux d'avoir un tel protecteur, le peuple arriva heureusement auprès du fleuve que l'on appelle Bardai ; et ayant dressé son camp sur la rive, il s'y arrêta quelques jours. Le fleuve dévorant présentait un obstacle à la traversée ; et les deux rives, couvertes d'ennemis, étaient également menaçantes. Ceux qui se porteraient en avant, pour traverser le fleuve, avaient à craindre de trouver les Turcopoles face à face; ceux qui demeureraient en retard avaient à redouter de les voir arriver sur leurs derrières. Tancrède, voyant que l'armée commençait à murmurer, jeta sa vie au devant du péril, et traversa le fleuve, suivi d'un petit nombre d'hommes, ceux-ci contraints à s'avancer, lui s'y portant tout-à-fait volontairement. Les premiers craignaient qu'une multitude ennemie ne vînt accabler leur troupe trop faible ; mais Tancrède craignait, tandis qu'il traversait le fleuve pour aller combattre, que sa présence seule, effrayant les ennemis, ne les mît en fuite, et que son audace, enfantant, il est vrai, la victoire, ne le privât en même temps du butin, seconde récompense des vainqueurs. Après qu'il eut traversé le fleuve, agité de ces sollicitudes, les doubles craintes qu'avaient éprouvées lui et les siens se transformèrent au gré de ses espérances. Les ennemis, plus nombreux, placés en embuscade, voyant le petit nombre de ceux qui venaient vers eux, jugèrent que ceux-ci deviendraient bientôt leur proie, et qu'ils s'étaient avancés sans connaître ni prévoir le piège qui leur était préparé. Aussitôt leurs flèches, lancées des retraites où ils s'étaient cachés, figurèrent, en volant, une épaisse nuée, en tombant, une grêle serrée, en couvrant la terre, une moisson d'épis. Ils ne pouvaient encore atteindre les Francs, et déjà ils avaient employé toutes leurs manières de combattre. Tancrède cependant ne s'avançait point à la course, ni avec rapidité, ni en s'élançant; il allait pas à pas, supportant les traits lancés par l'ennemi, jusqu'à ce qu'il se trouvât arrivé assez près pour pouvoir tomber sur lui ; car ayant combattu fréquemment contre cette nation, il avait appris à connaître la manière la plus facile de remporter la victoire, aussi réprimait-il avec sagesse des courages indomptables par eux-mêmes. Mais dès que l'on pût en venir aux mains, et de près, l'ardeur qui fut déployée racheta les retards commandés à l'impatience. Aussitôt les guerriers rendent les rênes à leurs chevaux, les pressent de l'éperon, brandissent leurs lances, s'y appuient de toutes leurs forces, et les petits boucliers des Grecs ne peuvent résister à leur poids. Écrasés sous les coups de ces armes, ceux qui naguère trouvaient leur défense dans leurs flèches n'y trouvaient plus qu'un lourd fardeau; car du moment qu'on en est venu à saisir le glaive, les flèches sont inutiles. Ainsi privés de refuge, et n'ayant aucun moyen de résistance, les Grecs reçoivent des blessures et n'en rendent point. Malheureux, que sans aucune incertitude ni relâche tout ce qui les entoure pousse à la mort ou à la fuite ! Malheureux en effet! mais comme ils n'avaient montré de compassion pour personne, ils ne trouvent aussi nulle compassion. Le peuple est renversé sans résistance, et s'instruit ainsi à ne plus se hasarder témérairement contre un petit nombre de Francs, et à redouter cent hommes dans un seul homme. Tancrède s'ouvre un chemin à la gloire, et autant il rencontre d'hommes à frapper autant il en dépasse après les avoir frappés. Ceux qui le suivaient reconnaissaient sans peine la trace de ses pas. Des corps mutilés, des hommes à demi morts marquaient à droite et à gauche les deux rives d'un fleuve de sang. Il n'y avait aucun moyen d'errer ça et là, mais on pouvait courir dans le sentier qu'avait ouvert celui qui faisait couler tout ce sang. Lui-même apparaissait en ce moment, moins comme s'il l'eût tiré des veines de ses ennemis, que comme s'il l'eût répandu de ses propres veines. Tout défiguré, tout ensanglanté, on ne reconnaissait plus en lui les traits de Tancrède, mais il ne le démentait pas par ses œuvres. De même les jeunes gens ses compagnons, mettant en fuite, renversant, massacrant les ennemis, combattaient chacun selon ses forces, et ensanglantaient le champ de bataille.

CHAPITRE V.

Les Grecs attaquent la portion de l'armée de Boémond, qui n'avait pas encore traversé le fleuve.

Cependant l'armée de Boémond qui était demeurée encore, dans sa paresse, sur l'autre rive du fleuve, laissant Tancrède passer le premier, vit les Grecs mis en fuite, et renonça à tout retard. Les uns traversent à la nage; d'autres, sachant naviguer, se jettent dans des bateaux, ceux qui n'ont aucune de ces ressources se saisissent de la queue des chevaux en guise de bateaux, et ainsi en peu de temps toute la foule a passé sur l'autre rive. Il restait environ six cents hommes à y transporter; ce n'étaient ni des chevaliers ni des hommes armés, qui pussent s'élancer sur l'ennemi ou le repousser dans une attaque; c'était une populace dénuée d'armes, à moins qu'il n'y eût dans le nombre quelques hommes armés, que la vieillesse ou la maladie eût réduits à un état de faiblesse. Alors les Grecs qui avaient été envoyés pour dresser des embûches sur les pas des Latins, trouvant une occasion de plonger leur fer dans le sang, s'élancent sur ceux qui étaient demeurés en arrière, comme les loups tombent sur une ber plus désolés, parce qu'ils ne peuvent s'échapper. Pendant ce temps, Tancrède poursuivant encore les Grecs qui fuient devant lui, reçoit promptement la nouvelle que d'autres sont sur ses derrières, que personne ne leur résiste, que personne ne porte secours aux Latins, que les hommes armés ont traversé le fleuve, que les hommes sans armes sont restés sur l'autre rive, et qu'ils sont presque entièrement détruits. Aussitôt que ce chevalier, rempli de compassion, et toujours prêt à tout acte de vaillance, apprend ces nouvelles, il abandonne les uns pour se retourner, toujours intrépide, contre d'autres; comme la lionne qui a trouvé une proie, si en se retournant elle découvre d'un côté opposé un piège qui lui est préparé, elle laisse ses petits, et se dirigeant vers son nouvel ennemi, la gueule déjà desséchée, elle abandonne sa proie.

CHAPITRE VI,

Tancrède, se lançant dans le fleuve, met les Grecs en fuite.

Aussitôt, retournant vers le fleuve, et dédaignant tout pilote, Tancrède s'élance dans le gouffre; son cheval lui sert de navire, et remplit pour lui l'office de pilote, car tout retard, tout délai pour faire préparer un bateau, ou pour attendre les chevaliers qui seraient disposés à le suivre, lui paraît une lâcheté trop voisine de la peur. Ainsi donc, comme je viens de le dire, il se précipite dans le fleuve, de même qu'au milieu d'une plaine; l'onde qui le reçoit l'entraîne dans sa course rapide, et cependant elle le rend bientôt sain et sauf à l'autre rive. La troupe de ses compagnons d'armes, qui s'est lancée dans le fleuve sur les traces de son seigneur, traverse et arrive de la même manière. La phalange grecque, effrayée à la fois et de l'arrivée et du nom de Tancrède (car ce nom retentissait avec éclat sur les deux rives), craignant d'être massacrée, cesse de massacrer, et, comme à l'ordinaire, cherche dans la fuite ses moyens de salut. Les Grecs se sauvent donc à travers les précipices, à travers les lieux inaccessibles, partout où ils peuvent espérer un asile pour les vaincus; et pour les vainqueurs, l'impossibilité de parvenir jusqu'à eux. Mais le vainqueur n'en poursuit pas moins les fuyards, se montrant plus avide du sang de ceux que leurs pieds plus agiles transportaient dans les lieux les plus inabordables; car nul des vaincus ne pensait à retourner son visage vers lui, si ce n'est cependant celui qui, surpris dans sa fuite, se jetait en suppliant aux genoux du vainqueur; tant la chaleur première s'était calmée, tant la fureur s'était apaisée, tellement toute l'espérance des Grecs avait passé de leurs armes dans la rapidité de leurs pieds. Maintenant rejeter leurs arcs, se débarrasser de leurs carquois, repousser au loin leurs petits boucliers, se dépouiller de leurs cuirasses, était leur dernière ressource pour sauver leur vie. Aussi de nombreux ouvrages faits avec beaucoup d'art, qui avaient été achetés à des prix élevés, et exécutés avec beaucoup de peine et de temps, jonchaient également les routes et les lieux inaccessibles, et tombaient aux mains des vainqueurs, qui s'en emparaient sans en payer le prix, sans livrer de combat; sur aucun point, il ne manqua d'hommes pour enlever ce butin, ou pour poursuivre les bandes fugitives, en faisant retentir le nom de Tancrède. Et comme ceux qui avaient survécu au massacre antérieur, je veux dire ceux que Tancrède avait délivrés en venant à leur secours, s'étaient enfuis en désordre, ils poursuivaient aussi leurs ennemis sans ordre; ceux qui avaient les mains vides s'attaquaient à ceux qui étaient chargés ; ceux qui étaient dépouillés de tout arrêtaient ceux qui portaient des armes ; les plus agiles atteignant ceux qui étaient fatigués ; un grand nombre d'entre eux, qui devaient être conduits en esclavage, coupant leurs liens, et se dégageant, enchaînaient à leur tour ceux qui les avaient enchaînés ; d'autres, recherchant les dépouilles qui leur avaient été enlevées, trouvaient en même temps et celles qui appartenaient à leur ravisseur, et les leurs propres ; il y en eut même qui, cherchant leur bien, après avoir trouvé ce qu'ils cherchaient, et enlevé ce qu'ils trouvaient, le rejetèrent encore, pour s'emparer d'une meilleure proie. Ainsi, soit qu'ils se fussent chargés de dépouilles étrangères, soit qu'ils eussent repris ce qui leur appartenait, nul ne rentrait dans le camp sans être accablé sous le poids de son butin.

CHAPITRE VII.

On célèbre la victoire de Tancrède.

Ayant ainsi vengé les maux de ses compagnons, et enlevé des dépouilles, heureux.de la faveur des siens, Tancrède fit passer le fleuve à tous ceux qu'il avait sauvés, et le passa lui-même le dernier. Oh! avec quels transports il fut accueilli! comme il était grand, comme il parut à tous destiné à grandir encore dans l'avenir ! de quels témoignages de vénération le comblèrent à la fois et la noblesse et le petit peuple ! Tous n'avaient qu'une même pensée et un même langage. Où est, quand a-t-on vu, quel est parmi les enfants des hommes celui qui t'égale, ô Tancrède? Quel est celui qui repousse autant la paresse, qui dédaigne autant le repos, qui inspire autant de crainte au dehors, qui ait autant adouci son orgueil, et aussi complètement renoncé aux passions des sens? Qui a été appelé, et s'est montré plus rapide ; qui a été supplié, et a paru plus empressé; qui a été offensé, et s'est trouvé plus promptement apaisé? Heureux les aïeux d'un tel descendant; heureux les descendants d'un tel aïeul ; heureux les Calabrais d'un tel nourrisson, les Normands d'un tel rejeton ! Heureux ceux à la gloire desquels tu t'es associé, et plus heureux encore nous, à qui ton courage sert de remet part ! Ton courage est notre bouclier contre ceux qui nous attaquent; il est notre arc et notre glaive contre ceux qu'il nous faut combattre. Si le péril marche devant nous, tu t'y portes le premier; s'il est derrière nous, tu te retires vers lui. Béni soit le Seigneur qui t'a réservé pour être Je protecteur de son peuple, et béni sois-tu, toi, qui protèges ce peuple par la force de ton bras!

Tels étaient les éloges, et même de plus grands, et les témoignages de reconnaissance qui accueillirent le vainqueur à son retour. Tous les répétaient à l'envi, sur les routes, sous les tentes, et jusque dans la tente de Tancrède, où ils le poursuivaient de leurs acclamations. Dès ce moment il sembla qu'avoir Tancrède pour compagnon était un motif suffisant de sécurité, qu'être sans lui dans l'armée était être comme dans un désert au milieu de l'armée. Aussi plusieurs augurant de plus grandes choses par les grandes choses qu'ils avaient vues, venaient-ils se mettre, eux et leurs effets, sous sa protection, le prenant pour leur seigneur. Et lui, il captivait le courage et les forces des jeunes gens par des récompenses, les attirait par son mérite, s'en montrait digne par les exemples qu'il donnait. Tant qu'il était dans l'abondance, aucun de ceux qui combattaient pour lui n'éprouvait de besoin ; s'il se trouvait dans l'embarras, il empruntait de l'argent à ses compagnons plus riches, pour soulager les plus pauvres dans leur détresse, après en avoir obtenu. Si on lui redemandait ce qu'il avait emprunté, il cherchait d'autres créanciers, allant en quelque sorte mendier auprès des uns pour les autres, en attendant que le butin ou la guerre vinssent le combler de richesses. C'est ainsi que ce prudhomme se montrait sans cesse aux uns généreux, aux autres sincère et véridique, ou pour mieux dire, sincère et véridique à tous.

CHAPITRE VIII.

L'arrivée et la victoire de Boémond et de Tancrède sont annoncés à l'empereur Alexis.

Sur ces entrefaites le messager que l'empereur Alexis avait envoyé chercher des nouvelles retourna auprès de lui et le jeta dans le trouble, en les lui rapportant en ces termes ou en d'autres termes à peu près semblables : Boémond, de la race de Guiscard, a traversé l'Adriatique et s'est même emparé de la Macédoine. Déjà plus d'une fois tu as ressenti sa grande force, et celle qu'il déploie aujourd'hui n'est pas moins élevée au dessus de celle qu'il a n déployée auparavant, que l'aigle n'est élevé au-dessus du passereau. Autrefois en effet la Normandie lui fournissait des cavaliers, la Lombardie des hommes de pied ; les Normands allaient à la guerre pour remporter la victoire, les Lombards pour faire nombre : de ces deux peuples, l'un venait comme guerrier, l'autre comme serviteur. En outre levés à prix d'argent, forcés par un édit, ils ne marchaient point volontairement, ils ne combattaient point par ardeur pour la gloire. Mainte tenant au contraire la race entière de la Gaule s'est levée et s'est associée dans sa marche toute l'Italie; au-delà et en deçà des Alpes, depuis la mer d'Illyrie jusqu'à l'Océan, il n'est point de contrée qui ait refusé ses armes à Boémond. Les chevaliers, les archers, les frondeurs, par leur infinie multitude, n'ont laissé aucune place dans l'armée à la foule de ceux qui ne font pas la guerre. Le blé d'en deçà des mers ne suffit pas à ces armées, pas même celui qu'elles retirent des fosses creusées dans la terre, si le petit peuple qui n'a point d'armes ne renonce à son oisiveté et à son abondance, pour se livrer au travail, il pourra endurer la disette. Tous ceux qui servent dans le camp du fils de Guiscard sont armes, belliqueux, et savent supporter les fatigues. A joutez-y encore d'autres hommes de la race de Guiscard, Tancrède et les deux frères Guillaume et Robert, dont le courage est pareil à celui des lions de Phénicie, et qui sont alliés de Boémond autant par les liens du sang que par leur ardeur à faire la guerre. Celui-ci n'a point, comme jadis, forcé aucun d'eux à le suivre ; vaincu par leurs supplications, il les a transportés au--delà de la mer. Aussi ne pourront-ils être que bien difficilement séparés, ceux qu'une seule volonté, des intentions pareilles, un zèle semblable ont liés ensemble d'une étroite amitié.

CHAPITRE IX.

Abattu au récit de ces nouvelles, le rusé empereur, mule dans son cœur de nouveaux artifices, cherche dans son esprit de nouveaux conseils. Il s'applique à enlacer dans ses filets les lions qu'il n'ose harceler à la chasse. En conséquence il charge des messagers, de porter les lacs, tout recouverts de flatteries, dans lesquels il veut engager Boémond pendant sa marche.

« Le roi Alexis à Boémond, salut!

« On m'a annoncé ton arrivée, et j'ai appris cette nouvelle avec des entrailles de père. Maintenant en effet tu t'adonnes à une œuvre digne de tes vertus en dirigeant contre les barbares ta passion pour la guerre. Dieu, je le vois, a approuvé les entreprises des Francs, puisqu'il a pris soin de les munir d'un tel chef. Ton arrivée me promet aussi d'une manière toute particulière l'accomplissement de mes désirs, car, pour garder le silence sur d'autres points, les devins turcs te désignent eux-mêmes comme devant triompher de leur race. Courage donc, hâte-toi, mon fils, et en arrivant, mets un terme à l'impatience des chefs qui ont retardé leur départ pour t'attendre. Les chefs, les grands, tout le peuple soupirent également après toi. Il y a auprès de moi des héros latins, et ils ont été comblés de grands présents ; mais autant tu m'es connu plus que les autres, autant tu en recevras de plus considérables qui t'attendent, des manteaux, de l'or, des chevaux, et toutes sortes de trésors en grande abondance. Tout ce que tu as pu voir, en quelque lieu que ce soit, n'est rien, comparé à ce qui se trouve chez moi. Sache que toutes ces choses sont préparées pour toi, comme pour un fils, si tu te prépares de ton côté à te montrer doux et fidèle envers moi comme un fils. Tu trouveras donc une fontaine d'or, en sorte que toutes les fois que tu auras consommé ce que tu auras demandé, et autant de fois que tu redemanderas de nouvelles richesses à dépenser, tu en retrouveras sans aucune difficulté. Et afin que tu suives la route d'un pied plus léger, qu'il te suffise d'une petite escorte, et ainsi tu arriveras plus librement et plus promptement. Quant au reste de la multitude, après que tu lui auras laissé des chefs, la marche lui sera d'autant plus facile qu'elle la suivra plus lentement. » 

CHAPITRE X.

Boémond, séduit par les promesses d'Alexis, se laisse entraîner à lui rendre hommage.

Les députés, instruits par ce message séducteur et par leur propre adresse, partent, arrivent, se présentent, et s'expliquent. Boémond, enivré par l'apparence emmiellée de leurs discours, ne découvrit pas le poison caché au dessous, et se laissa tromper par l'offre qui lui était faite spontanément de ces richesses de Constantinople, pour lesquelles il avait depuis longtemps inondé de sang la terre et la mer. Il se réjouit au contraire d'obtenir si facilement ce qu'il avait manqué tant de fois dans ses fréquentes attaques contre les Grecs. En conséquence il résolut de se rendre le premier aux lieux où il était appelé, suivi seulement d'une faible escorte, tandis que Tancrède s'avancerait plus lentement avec le reste de l'armée. Cet arrangement ne déplut nullement au fils du Marquis, lorsqu'il en fut instruit, car il avait en horreur l'amitié perfide des Grecs, autant que l'épervier redoute les filets, ou le poisson l'hameçon ; aussi, dédaignant les présents du roi, avait-il déjà résolu de fuir même sa présence. Après qu'on eut délibéré sur ceux qu'il daignerait emmener avec lui et sur ceux qu'il laisserait, Boémond partit du château fort que l'on appelle Chympsala. Tandis que les promesses qu'il avait reçues agitaient son esprit, que l'esprit agitait le cavalier, et le cavalier le cheval, en peu de jours ils arrivèrent à Constantinople. Là Boémond, présenté à Alexis, se soumit au joug que l'on appelle vulgairement hommage. Il y fut contraint sans doute, mais en même temps il reçut en don une étendue de terrain dans la Romanie, telle qu'un cheval emploierait quinze jours à la franchir en longueur, et huit jours en largeur. Sans aucun retard, la renommée s'envolant alla porter à Tancrède la nouvelle de cet événement, et ajouta : Une pareille transaction t'est réservée à toi, qui marches à la suite, mais d'autant plus humiliante que la récompense sera moindre.

 

 

XI. ― Boamundi casum occulte gemit Tancredus.

Tancredus, his auditis, Boamundo condolet, sibi fimet, quippe proximum videns parietem accensum, suo non dubitat imminere incendium. Itaque animo volvit, studet, recogitat qua via praeterire, quibus artibus fallere, quibus viribus dolos perfidi regis valeat punire. Confert autem hinc vires, inde dolos, hinc audaciam, inde potentiam: hinc milites, inde divitias: hinc paucitatem, inde multitudinem. Quid struat? dimicet? at potentior hostis: supplicet? at inexorabilis idem: transeat? at pelagus intersaevit. Videns ergo Francos duces implicitos donis, Boamundum dolis, se angustiis, sic adeo insistit, secumque ita corde volutat: « Proh scelus! ubi fides? ubi prudentia? O hominum corda! hujus perfidum, illius improvidum: hujus ad nocendum impudens, illius ad cognoscendum imprudens. Exiit homo ad divitias nomine filii elicitus, patris visceribus amplectendus. Venit ad regnum, invenit jugum. Venit ut sublimior fieret: alium vero coactus est sublimare, factus ipse humilior. Nimirum fraudis ignarus, blanditiis credidit fraudulentis. At jussus est, exercitu relicto, cum paucis praecedere quasi turbae sarcina absolvendus. Nonne hoc vel solum suffecerat, ut inique spingos ambages solveremus? illa una determinatio, si mens non laeva fuisset, et excluserat insidias, et clauserat vias. Itum est tamen comitantibus paucis, quasi praesidio fuerint manus inermes non armatae. Nam quid de ducibus Galliae dixerim, quibus ipsa sua multitudo non modo jugum hommagii subtrahere, verum etiam rebelles quosque debuerat subjugare? Miseret me hominum, pudetque quos tamen ipsos sui nec puditum est, nec misertum. Videre jam videor rei exitum, cum absumptos sumptus poena, penuria, poenitentia sequentur. Poenitebit utique cum se viderint ad injusta cogi, et gravari coactos, et non posse erui gravatos. Tunc, inquam, poenitebit: sed quis poenitentiae locus, ubi correctioni nullus? nam quae jam ultra restat correctio? Nunquid abjurari poterit quod semel juratum est? nunquid sui juris esse poterunt, qui se alieno sponte subdiderunt? nunquid liberi, qui venditi? nam uter justius servit, qui ipso se venditore emitur; an qui praedonis violentia vaenum producitur? Merito igitur poenas dabunt futurorum securi, praesentibus contenti. »

XII. ― Ad Alexium fugit accedere.

Tancredus his Boamundi conquestus casum, Alexii tegnas, Galliae jugum; hoc effugere, illum solari, illas punire sapienter decernit. Constantinopolim igitur veniens, non sicut caeteri declinat ad regem, non classica praemittit, non tuba intonat, clam transit. Nam exuto milite peditem induit; quatenus vestis rustica dum Tancredum tegeret, Alexium falleret. Itaque naulo, remige, borea velum urgentibus, refugit a tergo Europa, Asia festinantibus occurrit. Wiscardides interim nautas ad remos invitat, et ipse remo Hellesponti versat cerula. Nec mora puppis optato infigitur littori festinantium votis brevitate itineris suffragante. Asiana igitur potitus arena, Marchisi filius habitum nomenque resumpsit jam tutior: sicque ducibus caeteris Nicaeam proficiscentibus, comes additur. Boamundus vero Thracium littus nondum reliquerat, rogante Raimundo Sancti Aegidii comite moratus: quem morari quidem et intercedere ea compellebat necessitas, quod rex praescriptus comiti legem qua caeteros praecedentes obligaverat, subsequenti imponere volebat. Comes autem longe jucundius sibi esse respondebat mortis compendio hanc conditionem praecidere: atque definienda valde ei necessarius erat Boamundi accessus. Igitur ubi Alexius ab exploratoribus suis Wiscardidam clam transfretasse cognovit, elusum se dolens, a praesentibus exigit absentem; eorumque dolo imputat, quod suum Tancredus sapienter evaserit. Praecipue in Boamundum oculi retorquentur, quos faciebat ira novercales. Illis itaque fulminantibus, simul intonante minas gutture, velit nolit, Boamundus jurat se Tancredi manus regis hommagio redditurum: alioquin nec manere tutum fuerat, nec exire.

XIII. ― Boamundo legatos mittit.

Dum haec agerentur, Tancredus milites duos Atropium et Garinum Constantinopolim remittit, qui Boamundi moras increpent, quique Turcorum bella nuntient adventare: nisi maturaverit, ejus spes cassandas fore, quippe sine eo hostibus superatis: quod nec ignorante Alexio potuit nuntiari. Quapropter ad se nuntios vocat, cum eis de domino suo acturus, et quasi novum aliquid suae metu praesentiae extorturus. Legati vero cujates et cujus, et ad quid missi essent rogati: Normannos se a Tancredo ad Boamundum eliciendum missos esse securi respondent. Videns autem rex nihil mussare intrepidos, dimittit impunitos, quorum poenam videbat sibi inutilem futuram. Cum ergo haec tum a legatis, qui redeundo praecesserunt, cum a Boamundo qui secutus fuerat, Tancredus accepisset: neque dictu facile est, neque creditu quam aegre tulerit, quantumque vigilantiam suam aliena somnolentia indoluerit deceptam: nec cohibere flammas potuit fornax accensa, rumoris rapidi turbine ventilante, undantes. Quapropter fertur intrinsecos gemitus praesenti effudisse querela. « Heu! caecas futuri mentes mortalium! quas, cum visae sibi fuerint consummasse, tum de integro incipere oportet. Frustra prudentia, ubi invida adversatur fortuna: sicut contra; cui numina favent, frustra adversari. Provisum satis mihi esse putaveram, nihilque loci segnitie neque socordiae relictum. Munera spreveram, solus aufugeram, fefelleram excubias, evaseram insidias, quod vix affectare, mihi fuerat efficere concessum. Proh! quantum erat hostem per laqueos illaesum transisse, quos etiam insontibus evadere non licet illaesis? Videram viros nobiles, alios ducum, alios regum progeniem ultroneo regna exsilio mutasse, venisse pacificos, loca immania, regna barbara venientibus inclinasse; non terram obstitisse, non pelagus. At simul ad id, quo triformis chymera monstrum crudelius non fuit, ventum est, nullus fuit pegasus qui expediret implicitos, nullus qui asportaret attonitos. Omnes quasi sub domina hasta transire, omnes omnia quae jurare jussi sunt, coacti sunt. Ut ad me redeam, exactorem districtum meritus, districtissimum verebar ultorem; unde tanto vigilantiorem me qui eruerer esse oportuit, quanto ultionis zelus in me major exarserat, inde erat quod castrorum regimen adhuc, et meipsum abjeceram, dum ne inclinarem, ut alii, et liberius iras ulciscerer aliorum. Nam quid de homine queri attinet, qui in eam quam abruperam compedem me redegit? cui nexuisse suum, nisi etiam meum necteret colum, non sufficit: quem invidisse felicitati meae forsitan os negat; verum illud jusjurandum de fonte invidiae manasse, et lippis patet, et exitus probat. Ipsius quidem in dubium venit, majorne pigritia, an imperitia in hunc me conjecerit dolorem. Quippe magna utraque, et utraque prosperitatis meae noverca. At coactus in perniciem meam juravit, quasi his verbis invidiam dissimulet, indignationem mitiget, excuset factum, absolvat actorem: hac vero, ut innocentiam praedicent; moras tamen innocentes non faciunt, nec morantis somnos a crimine defendunt. Verum esto; salvabo votum, redimam perjurium, mei, inquam, mei periculo redimam alienum. Elusus sum, sed non mea incuria, superatus; sed alterius debilitate: captus, sed cognati liberatione. Profecto hujus victor certaminis, odium, si vixero, efferasse dolebit, nec meruisse concordiam. Nam pro levi duco irritum facere, quod non ultro jurare appetiverim: sed dictante tyranni violentia subjecerim invitus: praesertim cum promissi illius observantia damnum sit publicum; contemptio autem commodum generale. »

XIV. ― De obsidione Nicaeae, et primo de ducibus obsidentibus. Godefridus Bullio.

Sed jam his quae aut quaestus est, aut quaeri potuit Marchisides evolutis, respiret paululum ipse; dum obsidione Nicaeam cingere, dum castra metari, dum nomina, genus, moresque principum, quibus urbs ea oppugnata cessit, recolere libet. Haec enim hujusmodi sunt, ut et laudibus non obvient praescriptis, et ministrent scribendis. Igitur clariores famae duces, a quibus alii, non qui ab aliquibus Martiatica receperunt, hi fuerunt: Dux Godefridus, senis Eustachii Boloniae comitis filius, cui dignitatem ducis nomenque Bullio idem qui eum miserat, dederat. Est autem Bullio in Lotharii regno oppidum, adjacentis caput ducatus, a duce avunculo Godefrido sene juniori relictum. Junioris hujus nobilitas multis polluit virtutibus cumulata cum saecularibus, cum divinis. Divinis, largitate in pauperes, erga delinquentes misericordia. Porro humilitate, mansuetudine, sobrietate, justitia, castitate insignis; potius monachorum lux, quam militum dux emicabat. Nec minus tamen ea quae saeculi sunt, noverat tractare, praeliari, ordinare acies, armis ecclesiam propagare. Primus aut in primis ferire hostem, adolescens didicit, juvenis assuevit, senex non destitit. Adeo belligeri comitis et comitissae religiosissimae filius, ut etiam ab aemulo conspectus, audire mereretur: ad belli studium, ecce pater; circa Dei cultum, ecce mater. His ducem praeditum moribus innumeri bellatores ad praedictae urbis moenia primum prosecuti sunt obsessorem.

XV. ― Robertus Normanniae comes, Boamundus, Hugo Magnus, Stephanus comes Blesensis, Robertus Flandriae comes, Raimundus comes Sancti Aegidii.

Subsecutus est autem Robertus Normanniae comes, Willelmi regis et expugnatoris Angliae filius; genere, divitiis, facundia quoque non secundus duci, sed superior; par in his quae Caesaris sunt; quae Dei, minor: cujus pietas largitasque valde fuissent mirabiles: sed quia in neutra modum tenuit, in utraque erravit. Siquidem misericordiam ejus immisericordem sensit Normannia, dum eo consule per impunitatem rapinarum nec homini parceret, nec Deo licentia raptorum. Nam sicariis manibus latronum gutturi, moechorum caudae salaci, eamdem quam suis se reverentiam debere consul arbitrabatur. Quapropter nullus ad eum vinctus in lacrymis trahebatur, quin solutus mutuas ab eo lacrymas continuo impetraret. Ideo, ut dixi, nullis sceleribus frenum, imo omnibus additum calcar ea tempestate Normannia querebatur. Hujus autem pietatis sororculam eam fuisse patet largitatem, quae accipitrem sive canem argenti summa quantalibet comparabat. Cum interim mensa consularis unicum haberet refugium rapinam civium, atque haec tamen intra patriam; verum fines patrios egressus, magna ex parte luxum domuit, cui ante per magnarum opum affluentiam succubuerat. Tertius in hoc ordine Boamundus fulget, cujus repetere hic genealogiam superfluum, mores et animos adnotare praematurum videtur: praesertim cum de ejus genere superior pagina egerit. Inferior vero circa fortunas ejusdem et infortunia quasi quemdam cardinem fere tota versetur. Hugo magnus, Franciae regum Philippi frater, Henrici filius, quartum obtinet locum; magnus genere, magnus cognomine, magnus probitate, magnus etiam et potens tum sua, tum fraterni regni militia: venerabilior tamen regii gloria sanguinis, quam aut opum ubertate, aut praecellenti multitudine, aut triumphalibus meripraecellens, reges Gallicum, Anglicum et Dacum meruit generos: quibus comes praesens sublimis affinis, populare fastidit regimen, dum ipse super omnes exercituum rectores in ense et lancea laudaretur: unde postea contigit, ut ipse quidem multo plus caeteris ducibus celebraretur habere de milite; at neglecta regiminis cura, multo minus de duce. Novissimus omnium Raimundus comes Sancti Aegidii emicat obsessor. Novissimus, inquam, tempore, non divitiis, non potentia, non consilio, non militari multitudine: nam in his omnibus a primordio claruit inter primos, et mox aliorum cum effluxisset pecunia, hujus affluxerunt et praecelluerunt divitiae. Illa nimirum gens frugi non prodiga, parcitati potius quam famae serviebat; exemploque territa alieno, non, ut Franci, in detrahendo, sed semper in augendo substantiam desudabat. Ergo suum comitem egere rerum sagax utilium, divinusque futuri populus non permisit: virum aequitatis cultorem, iniquitatis ultorem; virum ad timidos agnum, ad tumidos leonem.

XVI. ― Urbs circumdatur. Tancredus primus omnium Turcam occidit, alios fugat.

His igitur expugnatoribus Nicaeam circumdari, debellari, postremo ad deditionem cogi, Gallia certavit, Graecia adjuvit, Deus perpetravit. Sed dum novissimus, ut dixi, Raimundus comes ante portam orientalem tentoria figeret, illa enim area caeteris jam occupatis, unica vacabat: ecce per compendia montis proximi Turcus descendens exercitus, quasi urbem ab eadem porta ingressurus apparuit, festino impetu cupiens subvenire obsessis. Exoritur clamor. Comes proximus loco, primus obviat; mox caeteri duces. Pars armati, alii semiermes, ut ardor belli quemque exciverat, occurrere festinant. Tancredus spatio remotus, in equo advolat ardens quod ei vulneris primi gloriam locus inviderit. Itaque quod abstulerat locus, reddit animus: nam absente eo, fuga et impetus nunc his, nunc illis varias spei ac metus distribuerant vices: at postquam is qui unus pro multitudine, miles pro agmine et habebatur et erat, superveniens irruit; caesa illico cervix Turca, Christi efferavit milites, effeminavit hostes. Exanimati igitur ad montes ora, ad Francos terga, ad fugam studia convertunt; animatos vero audacia comes, fuga hostium, morarum pudor, fugientibus immittit. Quod nisi montis proximi asylum refugos subito recepisset, paulo tardius sanguis barbarus Latinae cuspidis sitim imbuisset ad satietatem. Quia vero montis viciniae timor, cujus est pedibus alas addere, subitus accessit, facile qua descendendo invasum fuerat, ascendendo evasum est, illa tantum absente anima quam Tancredus suae praeconem audaciae sub tartara miserat. Multi tamen inhonesta tergo vulnera domum reportarunt. Christicolae hilares in castra revertuntur, hi cruenta, illi recurva cuspide, alii fraxino trunca, pars hebete gladio insignes. Turci capitis spectaculum vulgo praesentatur. Tancredus per universi exercitus populos, linguas, aetates, sexus, professiones primus Turci verticis celebratur unius abscisor, et innumerabilium fugator. Quod non sine quodam futuri Tancredi praemonitorio quisquis rem diligenter attenderit, actum esse comperiet. Sane tales coelitus oblatae decuerunt virum primitiae, qui jam extunc, imo a saeculo praelectus erat, ut omnium invictissimus bellica subire deberet, et in nullo superari discrimine.

 

suite

  CHAPITRE XI.

Tancrède déplore en secret le malheur de Boémond.

Tancrède, en apprenant ces nouvelles, s'afflige pour Boémond et craint pour lui-même, car, en voyant la maison voisine embrasée, il ne doute pas qu'un pareil incendie ne menace aussi la sienne. Dès lors il roule dans son esprit, il cherche, il médite en lui-même par quel chemin il pourra passer au-delà, par quelles inventions il pourra éviter, par quels moyens de force punir les artifices de ce roi perfide. A cet effet il compare d'un côté les forces, de l'autre les ruses ; ici l'audace, là la puissance, d'une part les chevaliers, de l'autre les richesses ; d'un côté le petit nombre, de l'autre la multitude. Que faire ? combattre ? mais l'ennemi est plus puissant. Se présenter en suppliant? mais le même ennemi est inexorable. Passer au-delà? mais la mer en fureur oppose un obstacle. Voyant les chefs francs enlacés par les présents, Boémond par les ruses du roi, lui-même par ses propres angoisses, Tancrède revient à ses réflexions, et dit dans son cœur : O crime! où est la bonne foi? où est la sagesse? O cœur des hommes! celui de l'un est perfide, celui de l'autre imprudent; l'un est sans pudeur pour faire le mal, l'autre sans prévoyance pour le reconnaître! Un homme s'est porté vers les richesses, séduit et attiré par le nom de fils, pour se jeter dans les bras d'un père. Il est allé pour régner, et il a trouvé un joug ; il est allé pour devenir plus élevé, et il a été contraint d'en élever un autre et est devenu lui-même plus petit. Trop ignorant de toute fraude, il s'est confié à des caresses frauduleuses. Il a reçu l'ordre de quitter son armée et de s'avancer avec un petit nombre d'hommes, comme si on eût voulu le décharger du poids de cette multitude. N'eût-il pas mieux valu déjouer par la force tous ces artifices? Cette seule détermination, si les intentions n'eussent pas été mauvaises, renversait toutes les machinations et nous ouvrait tous les chemins. Mais Boémond est allé suivi d'un petit nombre d'hommes, comme si des bras qui ne portent point d'armes étaient une garantie pour un bras désarmé. Et que dirai-je des chefs de la Gaule, que leur propre 'multitude eût dû, non seulement soustraire au joug d'un hommage, mais encore rendre maîtres de tous ceux qui eussent voulu se montrer rebelles? J'ai compassion et honte à la fois de ces hommes, qui cependant n'ont eu ni honte, ni compassion d'eux-mêmes. Il me semble déjà voir l'issue de cet événement, lorsqu'ayant épuisé leurs trésors, ils n'auront plus à leur suite que le châtiment, les privations, le repentir. Ils se repentiront en effet lorsqu'ils se verront contraints à des choses injustes, accablés après avoir été contraints, et ne pouvant être soulagés dans leur accablement. Alors, dis-je, ils se repentiront; mais, quelle place reste au repentir lorsqu'il n'en reste aucune à l'amendement? Déjà en effet quel moyen d'amendement demeure praticable? Peut-on abjurer ce qui a été juré une fois? Pourront-ils disposer de leurs droits après s'être soumis volontairement à la juridiction d'autrui? Sont-ils libres, ceux qui se sont vendus? Lequel sert le plus justement, ou celui que l'on achète, lui-même se vendant, ou celui que l'on met en vente par suite de la violence d'un brigand? Ainsi ils seront bien justement châtiés, ceux qui, remplis de sécurité pour l'avenir, ne regardent qu'au moment présent.

CHAPITRE XII.

Tancrède évite de se présenter à Alexis.

Après avoir déploré en ces termes le sort de Boémond, les artifices d'Alexis, et le joug que subit le prince de la Gaule, Tancrède prend sagement la résolution d'éviter le premier, de punir les seconds, de sauver le troisième. En conséquence, en arrivant à Constantinople, il ne va point, comme les autres, se présenter devant le roi, il ne se fait point précéder par le clairon, il ne fait point retentir la trompette, il passe en secret. Dépouillant le chevalier, il revêt l'apparence d'un homme de pied, afin qu'un vêtement grossier, dissimulant Tancrède, trompe en même temps Alexis. Le navire, les rameurs, le vent du nord poussent les voiles, l'Europe fuit derrière le dos des voyageurs, l'Asie se présente à leurs regards empressés. Pendant ce temps, le descendant de Guiscard encourage les matelots auprès de leurs rames, et lui-même presse de sa rame les flots azurés de l'Hellespont. Bientôt en effet la poupe s'arrête sur Je rivage tant souhaité, et la brièveté de la traversée a répondu aux vœux ardents des navigateurs. Alors le fils du Marquis, désormais en sûreté, reprend et ses habits et son nom, et les autres chefs se mettant en route pour Nicée, il s'associe à eux pour ce voyage.

Boémond cependant n'avait point encore quitté le rivage de la Thrace. Il y était demeuré sur la demande de Raimond, comte de Saint-Gilles, et celui-ci s'était trouvé dans la nécessité d'y prolonger son séjour, et de s'arrêter, parce qu'il était arrivé plus tard, et que le roi de Constantinople voulait aussi lui imposer des conditions, par lesquelles il avait déjà enchaîné ceux qui l'avaient devancé. Mais le comte répondit qu'il aimerait mieux mourir que d'accéder à ces demandes, et pour sortir de ces embarras la présence de Boémond lui était extrêmement utile. Lorsqu'Alexis fut informé par ses espions que le neveu de Guiscard s'était embarqué secrètement, affligé de se voir ainsi joué, il redemanda l'absent à ceux qui étaient présents, les accusant d'artifice, et leur imputant de lui avoir soustrait Tancrède sciemment. Ses regards, que la colère rendait semblables à ceux d'une marâtre irritée, se tournèrent particulièrement vers Boémond. Tandis qu'ils lançaient ainsi la foudre, et que sa bouche faisait retentir des menaces, bon gré malgré, Boémond jura qu'il viendrait remettre les mains de Tancrède entre les mains du roi, pour qu'il lui rendît hommage ; autrement il n'aurait pu ni demeurer, ni partir en sûreté.

CHAPITRE XIII.

Tancrède envoie des messagers à Boémond.

Tandis que ces choses se passaient, Tancrède renvoya à Constantinople deux chevaliers, Atrope et Garin, chargés par lui de blâmer vivement le retard de Boémond, de lui annoncer que la guerre avec les Turcs était prochaine; et que, s'il ne se hâtait, toutes ses espérances seraient renversées, car on triompherait sans lui des ennemis. Mais ces nouvelles ne purent être transmises à Boémond sans que le roi en fût instruit. C'est pourquoi il appela auprès de lui les porteurs du message, pour s'entretenir avec eux au sujet de leur seigneur, et comme pour leur arracher quelque secret par la crainte que leur inspirerait sa présence. Interrogés sur ce qu'ils sont, à qui ils appartiennent, et pourquoi ils ont été envoyés, les députés répondent avec assurance qu'ils sont normands, et qu'ils viennent de la part de Tancrède pour engager Boémond à le rejoindre. Le roi, voyant la fermeté de leur langage et leur intrépidité, les renvoie sans les punir, reconnaissant que tout châtiment sur eux serait sans résultat pour lui.

Lorsque Tancrède eut appris toutes ces nouvelles, tant de ses députés, qui retournèrent les premiers auprès de lui, que de Boémond, qui arriva après eux, il n'est pas facile de dire, ni même aisé de croire à quel point il en fut vivement affecté, et combien il s'affligea de voir tous les efforts de sa vigilance déjoués par la nonchalance d'autrui. Le brasier ainsi allumé ne put contenir les feux qu'il renfermait, la tempête se répandit au dehors avec fracas, et agita au gré des vents des torrents de flammes. On rapporte en effet qu'alors Tancrède soulagea les douleurs secrètes de son âme par des plaintes qu'il proféra en ces termes : Hélas! que l'esprit de l'homme est aveugle et ignorant de l'avenir ! Lorsqu'il semble qu'il s'est entièrement satisfait, alors même il faut qu'il recommence complètement. La prudence est vaine où la fortune jalouse se déclare contraire; et en revanche, on cherche vainement à résister à celui que les dieux favorisent. J'avais pensé avoir assez bien pris toutes mes précautions, et n'avoir laissé aucune prise contre moi à la négligence ou à la lâcheté. J'avais dédaigné les présents, je m'étais enfui seul, j'avais trompé la surveillance des gardiens et échappé aux embûches; ce qu'à peine j'avais osé prétendre, il m'avait été donné de l'accomplir. Mais hélas! à quoi sert d'avoir passé au milieu de l'ennemi sans recevoir aucun mal, comme à travers des filets auxquels les plus innocents même ne peuvent échapper sans quelque blessure? J'ai vu des hommes nobles, les uns fils de ducs, et d'autres de rois, échangeant leurs royaumes contre un exil volontaire, s'avancer paisiblement, et les pays sauvages, les royaumes barbares, s'ouvrir devant eux à leur arrivée ; ni la terre ni la mer ne leur ont opposé aucun obstacle. Mais dès qu'ils ont été arrivés auprès de ce monstre, plus cruel que la Chimère à trois têtes, il ne s'est point trouvé de Pégase qui délivrât ceux qui étaient enlacés, et les enlevât au milieu de leur surprise. Tous ont été contraints de passer en quelque sorte sous la lance d'un [seigneur, de prêter tous les serments qui leur ont été dictés. Et, pour en revenir à moi, ayant mérité un juge sévère, je redoutais la vengeance la plus sévère; c'est pourquoi il m'a fallu déployer d'autant plus de vigilance pour m'échapper, que j'étais embrasé d'une soif plus ardente de vengeance; j'ai renoncé à la direction de l'armée, je me suis renoncé moi-même, afin de ne pas m'incliner comme les autres, et de pouvoir plus librement venger les offenses des autres. Maintenant à quoi sert de me plaindre de l'homme qui m'a chargé de chaînes que j'avais brisées moi-même? Il ne lui a pas suffi d'y soumettre sa tête, s'il n'y soumettait aussi la mienne; la bouche peut-être se refuse à dire qu'il a porté envie à ma prospérité; mais on ne voit que trop sur toutes les lèvres, et l'issue de l'événement ne prouve que trop, qu'un tel serment n'a pu provenir que de l'envie. Quant à lui, il semble incertain si c'est par paresse ou par impéritie qu'il m'a plongé dans cet abîme de douleur. L'une et l'autre sont grandes en effet, et toutes a deux se sont montrées en marâtres ennemies de mon bonheur. Mais il dit avoir été contraint à jurer ainsi ma ruine, comme si ces paroles pouvaient dissimuler sa jalousie, apaiser mon indignation, excuser ce qu'il a fait, absoudre celui qui l'a fait ; ainsi il cherche à proclamer son innocence, et cependant ces paroles même ne rendent pas innocents ses longs retards, ne le déchargent pas du crime de s'être endormi dans son oisiveté. Eh bien! soit, je tiendrai compte de son serment, je rachèterai le parjure; à mes propres périls, je rachèterai le parjure d'un autre. J'ai été joué, mais je n'ai pas été vaincu a par le fait de ma propre incurie; j'ai été surpris par la faiblesse d'un autre, pour la délivrance d'un parent. Certes, si je vis, le vainqueur de cette lutte s'affligera d'avoir déchaîné ma haine, de n'avoir pas su gagner la paix. Je m'inquiète peu de violer le serment que je n'ai pas prêté moi-même et spontanément, auquel j'ai été soumis malgré moi, par la violence d'un tyran, d'autant que l'observation de ce serment serait un malheur public, et qu'en Je rejetant, je ferai le bien général.

CHAPITRE XIV.

Du siège de Nicée, et d'abord des chefs assiégeants,  et principalement de Godefroi de Bouillon.

Mais, mettant de côté ces plaintes, ou d'autres semblables, que le fils du Marquis put faire entendre, laissons-le lui-même respirer un moment, et occupons-nous d'investir la place de Nicée, de mesurer le camp, de rapporter les noms, l'origine, les qualités des princes par lesquels cette ville fut assiégée. Leurs mérites sont tels qu'ils n'obscurcissent point les louanges que j'ai déjà célébrées, et qu'eux-mêmes ont droit à d'autres éloges. Les plus illustres et les plus renommés de ces chefs, de qui les autres recevaient les lois de la guerre, et qui ne les recevaient point des autres, étaient les suivants :

Le duc Godefroi, fils du vieux Eustache, comte de Boulogne, avait reçu de celui qui l'envoyait la dignité de duc et le nom de Bouillon. Or Bouillon est un château situé dans le royaume de Lorraine, voisin du duché dont il est le chef-lieu, et que le vieux duc Godefroi, son oncle maternel, laissa au jeune Godefroi. L'illustration de la noblesse était relevée dans celui-ci par l'éclat des plus hautes vertus, tant dans les affaires du monde que dans celles du ciel. Pour celles-ci, il se signalait par sa générosité envers les pauvres, par sa miséricorde envers ceux qui avaient commis des fautes. En outre, son humilité, son extrême douceur, sa modération, sa justice, sa chasteté, étaient grandes ; il brillait comme un flambeau parmi les moines, plus encore que comme un duc parmi les chevaliers. Et néanmoins, il savait aussi faire les choses qui sont de ce monde, combattre, former les rangs', étendre par les armes le domaine de l'Église. Dans son adolescence, il apprit à être le premier, ou l'un des premiers à frapper l'ennemi ; dans sa jeunesse, cée; d'innombrables guerriers marchaient à sa suite.

CHAPITRE XV.

Énumération des chefs de l'expédition.

Après lui venait Robert, comte de Normandie, fils du roi Guillaume, le conquérant de l'Angleterre. Sa naissance, ses richesses, son éloquence le plaçaient non au dessous, mais plutôt au dessus du duc : il lui était égal pour les choses qui se rapportent au prince, mais inférieur pour les choses qui se rapportent à Dieu. Toutefois sa piété, sa générosité eussent été vraiment admirables, mais comme il n'observait en rien aucune mesure, il pécha par excès dans l'une et l'autre de ces qualités. Ainsi la Normandie éprouva que sa miséricorde était sans pitié, car, sous son gouvernement, il ne ménagea ni Dieu, ni les hommes, laissant toutes les rapines impunies, et donnant toute licence aux ravisseurs. Il pensait en effet que l'on devait autant de ménagement à l'avidité des sicaires dont les mains dégouttaient de sang, et aux emportements déréglés des adultères, qu'à ses propres passions. Aussi nul n'était traîné devant, lui, chargé de chaînes et versant des larmes, qu'il ne fût délivré, et n'obtînt aussitôt de lui des larmes de commisération ; en sorte que, comme je l'ai dit, la Normandie se plaignait en ce temps qu'il n'imposât aucun frein au crime, et même qu'il lui donnât un nouvel essor. Il est également certain qu'à cette facilité d'attendrissement se joignait en lui une générosité telle, qu'il donnait une somme d'argent quelconque pour acheter un faucon ou un chien. En même temps, la table du prince n'avait d'autre manière d'être fournie que par le pillage sur les citoyens, tt cela se passait ainsi dans l'intérieur de son pays. Lorsqu'il fut sorti des domaines de son père, il réforma en grande partie les habitudes de luxe, auxquelles il s'était laissé aller dans l'abondance de ses immenses richesses.

Boémond brillait le troisième dans cette liste. Il serait, je crois, inutile de reproduire ici sa généalogie, et prématuré de parler de ses qualités et de son grand courage, surtout puisque les pages précédentes ont déjà fait mention de sa famille, et que les événements, heureux et malheureux, qui se rapportent à lui feront le principal sujet de ce récit.

Hugues le Grand, frère du roi de France, Philippe, et fils du roi Henri, occupait la quatrième place. Grand par sa naissance, grand par son nom, grand par sa valeur, grand et puissant par ses troupes et par celles du royaume de son frère, il était encore plus digne de respect par l'illustration de son sang royal que par l'abondance de ses richesses, par la distinction de la multitude de guerriers qui le suivaient, ou par l'éclat de ses triomphes.

Le cinquième était le comte de Blois, Etienne, lui-même allié des rois, car il était arrière-petit-fils d'un roi de France, et gendre du roi d'Angleterre. S'il eût joint, comme il l'eût dû, plus d'enjouement à sa générosité, plus d'ardeur à son courage, rien ne lui eût manqué pour faire un chef distingué, et devenir le plus brillant chevalier.

Après lui venait Robert, comte de Flandre, de la Flandre, riche nourricière de chevaliers, abondante en chevaux; de la Flandre, aimée de Gérés, qui sait braver tous les périls, et qui en outre a une telle supériorité pour la beauté des jeunes filles, qu'elle mérita d'avoir pour gendres les rois de France, d'Angleterre et de Danemark. Le comte dont il est ici question, leur illustre allié, dédaignait de conduire les peuples, pourvu qu'il s'illustrât lui-même par son glaive et sa lance, et fût célébré plus que tous les autres chefs des armées ; aussi arriva-t-il par la suite qu'il fut en effet distingué et cité par tous les autres comme chevalier, mais que, négligeant le soin de gouverner, il fut beaucoup moins estimé comme chef. Enfin le dernier de tous, Raimond, comte de Saint-Gilles, parut aussi avec éclat au siège de Nicée; le dernier, dis-je, par l'époque de son arrivée, mais non pour les richesses, pour la puissance, pour la sagesse, pour le nombre de guerriers qui le suivaient. En tous ces points, au contraire, il brilla tout d'abord parmi les premiers, et bientôt, lorsque tout l'argent des autres eut été dissipé, ses richesses s'accrurent et le firent distinguer encore plus. Les gens de Provence qui le suivaient, ne prodiguant point leurs ressources, recherchaient l'économie plus encore que la gloire, et, effrayés par l'exemple des autres, mettaient tous leurs soins, non à dépenser comme les Francs, mais plutôt à accroître sans relâche leur avoir. Aussi ce peuple habile à ménager tout ce qui pouvait servir, et devinant l'avenir, ne souffrit pas que le comte fût jamais dans le besoin, et le comte se montra dévoué à l'équité, vengeur de l'iniquité, tel qu'un agneau pour les hommes timides, tel qu'un lion pour les orgueilleux.

CHAPITRE XVI.

La ville est investie. Tancrède le premier de tous tue un Turc et en met d'autres en fuite.

Tels étaient les assiégeants par lesquels la Gaule fit effort, à qui la Grèce prêta son assistance, et dont Dieu se servit pour investir, attaquer et forcer enfin la ville de Nicée à se rendre. Tandis que le dernier arrivé, comme je l'ai dit, le comte Raimond, dressait ses tentes devant la porte de l'Orient, sur le seul terrain qui demeurât vacant, car tous les autres avaient été déjà occupés, voici que l'armée turque, descendant à travers les chemins raccourcis de la montagne voisine, se présente comme pour entrer dans la ville par la même porte, afin de porter secours aux assiégés à l'aide d'une brusque attaque. Il s'élève aussitôt une clameur. Le comte se trouvant le plus près paraît le premier, et bientôt les autres chefs surviennent. Les uns armés complètement, d'autres seulement à moitié, selon qu'ils étaient plus ou moins poussés par l'ardeur de combattre, se hâtent d'accourir à la rencontre des ennemis. Tancrède, éloigné de là, vole de toute la rapidité de son cheval vers ce lien, dont l'éloignement semblait lui refuser la gloire de porter le premier coup. Ce que la distance lui avait enlevé, son courage le lui rend, car, pendant son absence, des mouvements alternatifs de fuite et d'attaque avaient porté tantôt chez les uns, tantôt chez les autres, les chances diverses de l'espérance ou de la crainte. Mais lorsque celui qui à lui seul était estimé valoir et qui valait en effet une multitude, celui qui simple chevalier représentait et était à lui seul une compagnie de chevaliers, lorsque Tancrède fut arrivé et se fut élancé, une tête turque frappée aussitôt ranima la fureur des chevaliers du Christ, et affaiblit eh même temps les ennemis. Ceux-ci donc perdant tout courage, tournèrent aussitôt la face vers les montagnes, le dos aux Francs, leurs pensées vers la fuite; ceux-là vivement animés, poussés par leur courage, par la vue des ennemis en déroute, par un sentiment de honte à tarder davantage, se lancèrent à leur poursuite ; et si la montagne voisine n'eût promptement abrité les fuyards dans ses retraites, un moment de plus, le sang des barbares eût assouvi jusqu'à satiété la fureur des lances latines. Mais comme la frayeur, dont le propre est de donner des ailes, saisit subitement les ennemis dans le voisinage de la montagne, il leur fut aisé de s'échapper en remontant par le même chemin qu'ils avaient suivi en descendant pour attaquer, et ils remontèrent tous, à l'exception de celui dont Tancrède avait envoyé l'âme dans le Tartare pour y annoncer sa vaillance. Beaucoup d'autres cependant rapportèrent chez eux de honteuses blessures reçues dans le dos. Les adorateurs du Christ rentrèrent alors dans leur camp, portant leurs épieux, les uns ensanglantés, les autres tout recourbés, ceux-là se signalant par une lance toute brisée, ceux-ci par un glaive émoussé. La tête du Turc fut offerte en spectacle au peuple. Dans tous les rangs de l'armée, chez les peuples divers, parlant des langues différentes, chez les hommes de tout âge, parmi les individus de tout sexe et de toute condition, Tancrède fut célébré comme ayant le premier abattu la tête d'un Turc et mis en fuite une multitude infinie d'ennemis. Quiconque réfléchira avec attention à cet événement reconnaîtra en effet qu'on y pouvait déjà trouver le présage de ce que deviendrait Tancrède. Certes de telles prémices, offertes par le ciel, convenaient très bien à l'homme qui dès lors, ou pour mieux dire dès le commencement des siècles, avait été élu à l'avance pour être Je plus invincible de tous dans les combats, et ne se trouver jamais inférieur à aucune circonstance.

 

[1] Le marquis Odon ou Guillaume ; son nom et ses États sont incertains.

[2] L'ancien Axius.