HISTOIRE DES FRANCS QUI ONT PRIS JÉRUSALEM

Par

RAIMOND D'AGILES,

CHAPELAIN DU COMTE RAIMOND DE TOULOUSE.

HISTOIRE DE LA PREMIÈRE CROISADE.

Le roi de Tripoli voulut nous donner quinze mille pièces d'or de monnaie sarrasine, et en outre des chevaux et des mulets, beaucoup de vêtements, et de plus toutes les années des tributs bien plus considérables encore, à condition que sa ville ne fût point assiégée. Une de ces pièces d'or valait huit ou neuf sous de la monnaie de notre armée, et notre monnaie consistait en sous de Poitou, de Chartres, du Mans, de Lucques, de Valence, de Melgueil et du Puy, dont deux valaient un des précédents. Le seigneur de Gibel, craignant d'être de nouveau assiégé, envoya aussi à nos princes cinq mille pièces d'or, des chevaux, des mulets et beaucoup de vin, et nous avions en outre dans notre armée des vivres en abondance. Quelques Sarrasins, frappés de terreur ou saisis de zèle pour notre loi, se faisaient aussi baptiser, et prononçaient anathème contre Mahomet et toute sa race. C'est pourquoi chacun de nos princes envoyait dans les villes des Sarrasins des députés porteurs de lettres de sa part, par lesquelles chacun s'annonçait toujours comme le seigneur de toute notre armée. Telle était la conduite que tenaient nos princes à cette époque. Tancrède, en particulier, jetait partout le désordre : après avoir reçu du comte Raimond cinq mille sous et deux, chevaux arabes très beaux et très bons, pour demeurer à son service jusqu'à ce qu'on fût arrivé à Jérusalem, il voulut ensuite se retirer et passer auprès du duc de Lorraine. Il en résulta beaucoup de contestations, et enfin Tancrède se sépara méchamment du comte.

En ce temps il nous fut fait beaucoup de révélations, qui nous étaient envoyées de Dieu. En voici une qui est écrite au nom de celui à qui elle fut faite : L'an de l'Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ, mil quatre-vingt-dix-neuf, et le deuxième jour du mois d'avril, au milieu de la nuit, moi Pierre, étant couché dans la chapelle du comte de Saint-Gilles, au siège d'Archas, je songeais en moi-même à ce prêtre auquel le Seigneur apparut avec la croix, lorsque nous étions enfermés dans Antioche et assièges par les Turcs, et comme j'étais fort étonné que le Seigneur ne m'eût jamais apparu avec la croix, je le vis tout à coup entrer, et avec lui ses apôtres Pierre et André, et un autre encore grand et gros, brun et presque chauve, et ayant de grands yeux. Et le Seigneur me dit : Que fais-tu ? Et je répondis : Seigneur, me voilà. Et le Seigneur me dit de nouveau : Tu as failli être perdu avec les autres. Mais à quoi pensais-tu tout à l'heure ? Et je répondis : Seigneur père, je pensais à ce prêtre auquel vous êtes apparu avec la croix. Et le Seigneur : Je sais cela. Et il ajouta : Crois que je suis le Seigneur pour lequel vous êtes tous venus, et qui a souffert sur la croix pour les pécheurs, dans Jérusalem, ainsi que tu le verras bientôt. Et au même moment je vis une croix faite de deux pièces de beis noires et rondes ; mais elle n'était ni polie ni assemblée, seulement les deux traverses avaient une incision vers leur milieu, et portaient l'une sur l'autre. Et le Seigneur me dit : Voici la croix que tu cherchais. Et alors le Seigneur fut étendu et crucifié sur cette croix, comme au temps de la Passion : sur la droite Pierre soutenait la croix avec sa tête, sur la gauche, André la soutenait avec son cou, et sur le derrière le troisième avec ses mains. Et le Seigneur me dit : Tu diras ceci à mon peuple que tu m'as vu ainsi. Vois-tu mes cinq plaies ? Ainsi vous êtes vous-mêmes dite visés en cinq classes. La première est celle des hommes qui ne redoutent ni les traits, ni le glaive, ni aucune espèce de tourment ; et cette classe est semblable à moi ; car je suis venu à Jérusalem, au milieu des glaives, des lances et de toute espèce de tourments. Ils sont semblables à moi, car je n'ai point hésité à affronter les glaives, les lances, le fouet, les bâtons et enfin la croix : ils meurent pour moi ; moi aussi je suis mort pour eux ; je suis en eux et ils sont en moi. Lorsque de tels hommes meurent, ils sont placés à la droite de Dieu, où je me suis assis après ma résurrection et lorsque je suis monté aux cieux. La seconde classe est celle des hommes qui sont les auxiliaires des premiers, qui les gardent sur leurs derrières, et auprès desquels ils peuvent se réfugier. Ceux-là sont semblables aux apôtres qui me suivaient et mangeaient avec moi. La troisième classe est celle des hommes qui fournissent aux précédents des pierres et des traits : ceux-là sont semblables à ceux qui, lorsqu'ils me virent sur la croix, s'affligèrent de ma passion, se frappèrent la poitrine, et s'écrièrent qu'on me faisait injustice. La quatrième classe est celle des hommes qui voyant commencer la guerre, s'enferment dans leurs maisons et s'occupent uniquement de leurs affaires, ne ce croyant pas que la victoire se trouve dans ma puissance, mais dans la sagesse des hommes. Ceux-là sont semblables à ceux qui ont dit de moi : il est digne de mort, qu'il soit crucifié, parce qu'il s'est fait roi et s'est dit fils de Dieu. La cinquième classe est celle des hommes qui, lorsqu'ils entendent le cri de guerre, regardent de loin, s'informent du motif de ces cris, donnent aux autres des exemples de lâcheté et non de bravoure, ne veulent pas braver de périls non seulement pour moi, mais pas même pour leurs frères, et sous prétexte de prendre leurs précautions, invitent ceux qui veulent combattre ou fournir des armes aux combattants, à se retirer avec eux pour regarder. Ceux-là sont semblables à Juda le traître, et à Pilate le juge. Or, le Seigneur était nu sur la croix et enveloppé seulement d'une petite draperie, qui lui prenait depuis les genoux jusqu'aux reins, et cette draperie était d'une couleur incertaine entre le noir et le rouge ; et il y avait autour de cette draperie des bandelettes blanches, rouges et vertes. Ensuite la croix ayant disparu, le Seigneur demeura dans le même costume sous lequel il était venu à moi auparavant, et alors je lui dis : Seigneur Dieu, si je dis ces choses ils ne me croiront point. Et le Seigneur me répondit : Veux-tu connaître ceux qui ne croiront point ces choses ? Et je dis : Qui Seigneur. Et le Seigneur : Que le comte rassemble les princes et le peuple, qu'il se prépare à faire la guerre et à assiéger le château lorsqu'il en sera temps : que le héraut le plus connu profère trois fois le cri de ralliement : Dieu nous aide, et qu'il se prépare à accomplir toutes les dispositions. Et alors comme je t'ai dit, tu verras se former les diverses classes, et toi et tous ceux qui auront cru ces choses vous distinguerez les incrédules. Et je dis alors : Seigneur, que ferons-nous des incrédules ? Et le Seigneur me répondit : Ne les épargnez pas, tue-les, parce qu'ils ont été traîtres pour moi et frères de Judas Iscariote. Les choses qui leur auront appartenu, donnez-les à ceux qui sont de la première classe, selon qu'il sera nécessaire. Si vous vous conduisez ainsi, vous aurez trouvé la voie droite, autour de laquelle vous avez tourné jusqu'à présent. Et comme les autres choses que tu leur as annoncées sont arrivées sans aucun changement, celles-ci aussi arriveront. Sais-tu quelle race j'ai chérie particulièrement ? Et je répondis : Seigneur, la race des Juifs. Et le Seigneur : Ceux-là, parce qu'ils ont été incrédules, je les ai pris en haine et je les ai mis au dessous de toutes les autres races. Gardez-vous donc de devenir incrédules, car vous demeureriez avec les Juifs, et je choisirais d'autres peuples, et je ferais par eux ce que je vous avais promis. Tu leur diras encore ceci : pourquoi craignent-ils de faire justice, et qu'y a-t-il de meilleur que la justice ? Voici la justice que je veux qu'ils observent. Qu'ils établissent des juges par maisons et par races. Lorsqu'un homme en aura offensé un autre, que celui qui a reçu l'injure lui dise : frère, voudrais-tu qu'il te fût fait ainsi ? Après cela, si le malfaiteur ne se désiste pas, que l'autre lui résiste au nom de sa puissance : qu'ensuite le juge ait la faculté d'enlever au malfaiteur tous ses biens ; que la moitié soit à celui qui a reçu l'insulte, et le reste au souverain. Que si le sage tarde à faire ces choses pour quelque motif que ce soit, toi, vas à lui et le réprimande, lui disant que s'il ne se corrige, il ne sera point absous jusqu'au dernier jour des siècles, à moins que tu ne le relèves. Ne sais-tu pas combien sont sévères les prohibitions ? Voilà, j'ai défendu à Adam de toucher à l'arbre de la science, il a transgressé mes commandements, et lui et sa postérité sont tombés dans la captivité et dans la misère, jusqu'à ce que moi-même venant en chair, je les ai rachetés en mourant de la mort de la croix. Quant aux dîmes, quelques-uns ont fait bien, en les donnant comme je l'ai cornet mandé. Ceux-là aussi je les multiplierai, et je ferai qu'ils soient reconnus entre tous les autres. Lorsque le Seigneur eut dit ces choses, je me mis à lui demander de me rendre dans sa charité la connaissance des lettres, qu'il m'avait naguère enlevées. Et le Seigneur me dit : Ce que tu sais ne te suffit donc pas pour être raconté ? Et cependant tu veux en savoir davantage. Et aussitôt je me semblai à moi-même tellement instruit, que je ne demandai à rien savoir de plus. Et le Seigneur me dit : Ce que tu sais te suffit-il maintenant ? Et je répondis : Cela me suffit. Et le Seigneur me dit de nouveau : Que t'ai-je dit ? réponds ? Et je n'en sus rien ; et comme le Seigneur me pressait de lui répéter quelque chose de ce qu'il m'avait dit, je répondis : Seigneur, je n'en sais rien. Et le Seigneur me dit : Va et annonce ce que tu sais, et que ce que tu sais te suffise.

Lorsque nous eûmes rapporté ces choses à nos frères, quelques-uns commencèrent à dire qu'ils ne croiraient jamais que Dieu parlât de cette manière à un homme, et laissât de côté les princes elles évêques, pour se montrer ainsi à un homme grossier et sans conséquence ; ils témoignèrent aussi des doutes sur la lance du Seigneur. C'est pourquoi nous convoquâmes ceux de nos frères à qui la révélation de la lance avait été faite auparavant, et ensuite Arnoul, chapelain du comte de Normandie, qui était le chef de tous les incrédules ; comme il était lettré, beaucoup de gens croyaient en lui : nous lui demandâmes alors pourquoi il avait des doutes, et lorsqu'il eut dit que l'évêque du Puy en avait eu aussi, un prêtre, Pierre nommé Didier, répondit : Après la mort de l'évêque du Puy, je l'ai vu, et avec lui le bienheureux Nicolas. Et à la suite de beaucoup d'autres choses, l'évêque me dit : Je suis maintenant en chœur avec le bienheureux Nicolas, mais comme j'ai douté de la lance du Seigneur, moi qui aurais dû croire plus que tout autre, j'ai été conduit en enfer, et là mes cheveux sur la partie droite de ma tête, et la moitié de ma barbe ont été brûlés, et quoique je ne sois pas en voie de châtiment, cependant je ne pourrai voir Dieu clairement que lorsque mes cheveux et ma barbe auront repoussé comme ils étaient auparavant. Ce prêtre nous annonça cela et beaucoup d'autres choses de la part de Dieu : lesquelles nous arrivèrent en effet dans la suite, et dont je pourrai parler en leur place.

Il vint encore un autre prêtre nommé Éverard, qui dit : Dans le temps que les Turcs assiégeaient notre armée dans Antioche, j'étais à Tripoli. Je m'étais rendu là avant la prise d'Antioche pour y chercher les choses nécessaires à ma subsistance. Ayant appris qu'Antioche était prise, et que les nôtres y étaient tenus renfermés si étroitement que nul d'entre eux ne pouvait en sortir ou y rentrer, ayant de plus entendu raconter tous les autres maux qui accablaient les assiégés, et toutes les faussetés que les Sarrasins et les Turcs ajoutaient encore au récit des maux véritables, inquiet pour ma vie, je me réfugiai dans une église. Là je me prosternai devant la majesté de la mère du Seigneur, et je commençai à implorer, par son intercession, la miséricorde de Dieu avec des larmes et des prières. Pendant quelques jours de suite je fis ainsi, demeurant sans manger et lui disant : O reine et souveraine, ceux-ci sont les pèlerins qui ont quitté leurs petits enfants, leurs femmes et tous ceux qui leur étaient chers, et sont venus ici, de lointain pays, pour le nom de votre Fils et pour le vôtre : ils combattent pour votre Fils, prenez compassion d'eux. O souveraine, que dira-t-on de vous et de votre Fils dans leur pays, si vous les livrez aux mains des Turcs ? Et lorsque j'eus répété très souvent ces prières et d'autres semblables, toujours triste et gémissant, un certain Syrien, qui était chrétien, vint à moi et me dit : Aie bon courage et garde-toi de pleurer plus longtemps. Et il ajouta : Naguère j'étais devant la porte de l'église de la bienheureuse Marie mère du Seigneur, un clerc vint à moi revêtu de vêtements blancs, et comme je lui demandais qui il était et d'où il venait, il me répondit : Je suis Marc l'évangéliste, je viens d'Alexandrie, et je me suis détourné pour venir ici dans l'église de la bienheureuse Marie, toujours vierge. Et comme je lui demandais de nouveau où il allait, il me dit : notre Seigneur Jésus-Christ est à Antioche, et il a ordonné à tous ses disciples de s'y rendre, parce que les Francs doivent combattre contre les Turcs, et que nous leur serons en aide. Et après avoir dit cela, il s'en est allé. Et moi je ne croyais pas beaucoup à ce qu'il me disait, et je ne cessais de verser des larmes et de me livrer à ma douleur, et alors le même Syrien me dit : Écoute ! il est écrit dans l'évangile du bienheureux Pierre, que nous possédons, que la race des Chrétiens qui doivent prendre Jérusalem sera enfermée dans Antioche, et qu'elle n'en pourra sortir qu'après qu'elle aura découvert la lance du Seigneur. Et le prêtre ajouta : Si vous doutez d'aucune de ces choses, qu'on fasse un feu, et au nom de Dieu et pour témoigner toutes ces choses, je passerai au travers.

Il vint alors un autre prêtre nommé Etienne, surnommé Valentin, homme de grand témoignage et de bonne vie, qui dit : Le Seigneur Jésus lui-même m'a parlé au milieu de nos plus grandes tribulations dans Antioche ; il m'a promis devant sa mère, la bienheureuse Vierge Marie, que dans cinq jours à partir de ce moment, il ferait miséricorde à son peuple, et mettrait un terme à ses grandes fatigues, s'il revenait à lui de tout son cœur. Et en ce jour même la lance du Seigneur fut retrouvée, par où je crois que les promesses du Seigneur ont été accomplies. Que si vous en doutez, aussitôt après que j'eus vu ces choses, j'offris à l’évêque du Puy, en présence de toute la multitude et pour en rendre témoignage, que s'il le voulait, je traverserais des feux, ou je me précipiterais du haut de la tour la plus élevée. Et maintenant je vous l'offre encore de même.

L'évêque d'Agde vint aussi, et dit : Je ne sais si j'ai vu en songe ou éveillé : Dieu le sait. Un homme vêtu de blanc vint et s'arrêta devant moi. Il tenait dans ses mains la lance du Seigneur, et me dit : Crois-tu que cette lance est celle du Seigneur ? Et je répondis : Je le crois, Seigneur. Et moi aussi j'avais eu des doutes sur cette lance. Comme il m'adressa gravement la même question une seconde et une troisième fois, je lui dis : Je crois, Seigneur, que cette lance est celle de notre Seigneur Jésus-Christ. Et après cela il me quitta.

Et moi Raimond qui ai écrit ces choses en présence de nos frères et des évêques, je dis alors : J'étais présent lorsqu'on creusait pour découvrir la lance du Seigneur, et avant qu'elle eût paru tout entière au dessus de la terre, je baisai la pointe de cette lance. Il y a dans l'année plusieurs autres hommes qui ont vu cela avec moi. Et j'ajoutai : Il y a un autre prêtre, nommé Bertrand du Puy, qui était de la maison de l'évêque du Puy, du vivant de ce dernier. Ce prêtre était mortellement malade : comme il désespérait entièrement de sa vie, l'évêque du Puy lui apparut avec Héraclius, son porte-bannière, qui dans le grand combat livré devant Antioche, avait été frappé d'une flèche au visage, tandis qu'il renversait dans son intrépidité les rangs des Turcs, et qui était mort en ce lieu. L'évêque dit donc au prêtre : Bertrand, que fais-tu ? Et Héraclius dit : Seigneur, il est malade. Et l'évêque répondit : Il est malade à cause de son incrédulité. Et le prêtre dit sur cela : Seigneur, est-ce que je ne crois pas à la lance du Seigneur, comme à la passion du Seigneur ? Et l'évêque dit : Il y a encore beaucoup d'autres choses auxquelles il faudrait croire.

Et, quoique ceci n'appartienne pas à mon sujet, comme c'est intéressant, j'ajouterai cependant quelque chose encore, pour l'amour des hommes de bien. Le prêtre s'étant rassis en présence de l'évêque et d’Héraclius son seigneur (car il était malade et ne pouvait se tenir debout), il vit sur le visage de son seigneur que sa blessure n'était pas guérie, et lui dit : Qu'est-ce là ? Et Héraclius lui répondit : Lorsque je me suis présenté devant mon Seigneur, je l'ai supplié que cette plaie ne se fermât jamais, parce que j'avais livré, ma vie pour lui, et le Seigneur me l'a accordé.

Après avoir entendu ces choses et beaucoup d'autres, encore, Arnoul crut et se confessa ; puis, il promit à l'évêque d'Albar de demander pardon de son incrédulité en présence de tout le peuple assemblé. Au jour fixé, Arnoul ayant été appelé, et s'étant présenté devant le conseil, commença par dire qu'il croyait bien, mais qu'il voulait parler à son seigneur, avant de demander pardon à ce sujet.

Ayant entendu ces paroles, Pierre Barthélemy, rempli d'indignation, dit en homme simple et qui connaissait bien la vérité : Je veux et je supplie qu'on fasse un très grand feu ; je passerai au travers avec la lance du Seigneur. Si c'est la lance du Seigneur, je passerai sain et sauf ; si c'est une fausseté, je serai brûlé par le feu, car je vois que l'on ne croit ni aux apparitions ni aux témoins. Ces propositions nous plurent, et après lui avoir ordonné un jeûne, nous annonçâmes qu'on allumerait le feu le jour où notre Seigneur a été couvert de plaies, et mis sur la croix pour notre salut. Le jour où ces choses se passèrent tait la veille du vendredi.

Au jour fixé et dès le matin, on fit les préparatifs du feu, qui se trouvèrent terminés après midi. Les princes et le peuple se rassemblèrent au nombre de quarante mille hommes ; les prêtres y assistèrent pieds nus et portant leurs vêtements sacerdotaux. On fit en branches sèches d'olivier un bûcher qui avait quatorze pieds en longueur : il y avait deux monceaux de bois, entre lesquels on avait laissé un vide d'un pied de largeur environ, et chacun des deux monceaux de bois avait quatre pieds de hauteur. Lorsque le feu fut violemment allumé ; moi, Raimond, je dis en présence de toute la multitude : Si Dieu tout-puissant a parlé à cet homme face à face, et si le bienheureux André lui a montré la lance du Seigneur, tandis qu'il veillait lui-même, qu'il passe à travers ce feu sans être blessé : mais s'il en est autrement, et si ce n'est qu'un mensonge, qu'il soit brûlé avec la lance qu'il portera dans ses mains. Et tous fléchissant les genoux, répondirent Amen !

Cependant le feu était tellement ardent que la flamme s'élevait dans l'air à trente coudées, et que nul ne pouvait s'en approcher. Alors Pierre Barthélemi, revêtu seulement d'une tunique, fléchissant les genoux devant l'évêque d'Albar, prit Dieu à témoin qu'il l'avait vu lui-même face à face sur la croix, et qu'il avait appris les choses qui sont écrites ci-dessus de lui et des bienheureux apôtres Pierre et André ; qu'il n'avait lui-même inventé aucune des choses qu'il avait dites sous le nom de saint André, ou de saint Pierre, ou du Seigneur lui-même, et que s'il avait menti en rien, il ne pût jamais traverser le feu qui était devant lui. Quant aux autres péchés qu'il avait commis contre Dieu et son prochain, il pria que Dieu les lui remît, et que l'évêque, tous les autres prêtres et le peuple qui s'étaient rassemblés pour ce spectacle priassent pour lui. Après cela, l’évêque lui ayant remis la lance entre les mains, il fléchit encore le genou, fit le signe de la croix et entra d'un pas ferme, et sans la moindre crainte, dans le feu, portant toujours sa lance ; il s'arrêta sur un certain point au milieu des flammes, et traversa ensuite par la grâce de Dieu. Il y a quelques personnes qui virent un nouveau signe avant qu'il fût entré dans le feu, savoir, un oiseau volant au dessus de lui, et se précipitant ensuite dans les flammes. Éverard le prêtre, dont j'ai déjà fait mention, et qui par la suite est demeuré à Jérusalem pour l'amour de Dieu, vit cela ; Guillaume, fils de Bon, excellent chevalier, né à Arles, et dont le témoignage est sincère, atteste aussi avoir vu la même chose. Un autre excellent chevalier, nommé Guillaume le mauvais garçon, vit, avant que Pierre entrât dans la flamme, un homme portant un vêtement sacerdotal, et ayant une chasuble repliée sur la tête ; puis, ne le voyant plus ressortir, et croyant que c'était Pierre Barthélemi, il se mit à pleurer, pensant que celui-ci avait été consumé par les flammes. L'affluence était si grande, que tous les hommes ne pouvaient voir les mêmes choses. Aussi nous a-t-il été fait beaucoup d'autres rapports, mais nous nous dispensons de les consigner ici, dans la crainte d'ennuyer le lecteur, et, attendu d'ailleurs que trois témoins irréprochables suffisent dans toute affaire. Voici cependant une chose que nous ne pouvons passer sous silence. Après que Pierre eut traversé le feu, et quoique l'incendie fût encore très actif, le peuple se mit à ramasser les tisons, les charbons et la cendre avec une si grande ardeur, qu'en peu de temps il n'en resta plus du tout. Dans la croyance de ces mêmes hommes, le Seigneur dans la suite a produit de grandes choses par le moyen de ces divers objets.

Après que Pierre Barthélemi fut sorti du feu, si bien que sa tunique ne fut point brûlée, et qu'on ne put non plus découvrir aucun indice de la moindre atteinte sur la pièce d'étoffe très fine avec laquelle on avait enveloppé la lance du Seigneur, le peuple se jeta sur lui, lorsqu'il eut fait sur tout le monde le signe de la croix, avec la lance du Seigneur, et crié à haute voix Dieu nous aide ; le peuple, dis-je, se jeta sur lui, le renversa à terre, et il fut foulé aux pieds au milieu de cette immense multitude, chacun voulant le toucher, ou prendre quelque chose de son vêtement, pour s'assurer que c'était bien lui. On lui fit ainsi trois ou quatre blessures dans les jambes, en lui enlevant des morceaux de chair, on lui brisa l'épine du dos, et on lui enfonça les côtes. Il eût même expiré sur la place, à ce que nous présumons, si Raimond Pelet, chevalier très noble et très fort, n'eût rassemblé aussitôt un, groupe de ses compagnons, et s'élançant au milieu de cette foule agitée n'eût délivré Pierre, en combattant pour lui jusqu'à s'exposer aux plus grands dangers. Nous même alors nous étions rempli de sollicitude et d'angoisse, en sorte que nous ne saurions en dire davantage suc ce point. Lorsque Raimond Pelet eut transporté Pierre dans notre maison, et après avoir pansé ses blessures, nous commençâmes par lui demander pourquoi il s'était arrêté au milieu du feu. Il nous répondit ceci : Le Seigneur m'est apparu au milieu du feu, et me prenant par la main, m'a dit : Parce que tu as eu des doutes sur la découverte de la lance, lorsque le bienheureux André te l'a révélée, tu ne traverseras point sans blessure, mais tu ne verras point l'enfer ; et, après ces mots, il m'a quitté. Aussi voyez, si vous le voulez, mes brûlures. Et en effet il avait quelques brûlures sur les jambes, mais en petit nombre : ses plaies au contraire étaient grandes. Après cela, nous convoquâmes tous ceux qui avaient eu des doutes sur la lance du Seigneur, afin qu'ils vinssent et qu'ils vissent la face de Pierre, sa tête et ses autres membres, et qu'ils comprissent la vérité au sujet de tout ce qu'il avait rapporté sur la lance et sur d'autres choses, puisqu'il n'avait pas craint, pour leur rendre témoignage, de se jeter au milieu d'un si grand incendie. Beaucoup vinrent en effet, et voyant la face de Pierre et tout son corps, ils glorifièrent Dieu, disant : Dieu peut bien nous protéger au milieu des glaives de nos ennemis, puisqu'il a délivré cet homme de ce torrent de flammes. Certes, nous n'aurions pas cru qu'une flèche pût passer intacte à travers ce feu, comme cet homme y a passé.

Après cela Pierre appela auprès de lui Raimond, le chapelain du comte, et lui dit : Pourquoi as-tu voulu que, pour rendre témoignage de la lance du Seigneur et des autres choses que j'avais dites de la part de Dieu, je passasse au travers de ce feu ? Je sais trop que tu as eu ces pensées. Et il lui dit les pensées qu'il avait eues. Et comme Raimond niait qu'il eût eu de telles pensées, Pierre Barthélemi lui répondit : Tu ne peux me le nier, car j'en ai la certitude. C'est par la bienheureuse Vierge Marie et par l'évêque du Puy que j'ai appris cette nuit les choses que tu nies. Je m'étonne qu'après n'avoir point douté des paroles du Seigneur et de ses apôtres, tu aies voulu faire une expérience à mes propres périls, et seulement pour ces choses. Alors Raimond, voyant ses pensées dévoilées et se reconnaissant coupable devant Dieu, se répandit en larmes amères et Pierre lui dit : Ne te désespère pas cependant, car la très sainte vierge Marie et saint André obtiendront ton pardon devant Dieu. Toi, de ton côté, supplie-les avec les plus vives instances.

Dans le même temps il s'éleva entre nos princes tant et de si grandes querelles que notre armée fut presque entièrement divisée. Mais Dieu, qui était notre conducteur et notre Seigneur, empêcha que ses bienfaits ne lussent ainsi perdus. La ville de Tripoli, dont j'ai déjà fait mention, était située non loin de notre camp. Le seigneur de cette ville, informé de la discorde qui régnait entre nos princes, répondit à ceux des nôtres qui l'invitaient à leur payer tribut : Que sont donc les Francs ? Que sont vos chevaliers et quelle est leur puissance ? Voici, le troisième mois s'écoule depuis que l'armée des Francs a assiégé la forteresse d'Archas, et on ne m'a pas livré un seul assaut, je n'ai pas vu un seul homme armé, et cependant les vôtres ne sont qu'à quatre lieues de moi. Qu'ils viennent donc ici, nous les verrons, nous éprouverons leurs chevaliers. Pourquoi deviendrais-je tributaire de ces hommes dont je n'ai pas vu la face, dont je ne connais pas la force ? Lorsque ces paroles furent rapportées dans notre armée, tous dirent à l'envi : Voilà ce que nous avons gagné à nos querelles et à nos discordes, on blasphème contre Dieu et nous sommes méprisés. Nos princes donc, s'étant tous réunis résolurent que l'évêque d'Albar garderait le camp avec une partie de l'armée, et que les princes, après avoir formé les rangs des nommes de pied et des chevaliers dans l'ordre établi pour les combats, iraient livrer assaut aux remparts de la ville.

Au jour fixé, les nôtres étant partis dans l’ordre déterminé, les Tripolitains sortirent pour se porter à leur rencontre, se confiant dans leur multitude et leur ardeur tumultueuse, et se préparant à combattre. Il existe un mur très solide et assez élevé qui sert d'aqueduc à la ville, et qui n'est séparé de la mer que par un chemin qui n'est pas très large, La ville est entourée par les eaux de la mer de trois côtés. Ce mur fait en aqueduc dont nous parlons, les Sarrasins le fortifièrent encore, afin de pouvoir sortir et rentrer comme d'un château dans un autre, s'il leur survenait quelque malheur. En voyant cette multitude ennemie remplie de confiance en sa position et en ses armes les nôtres invoquant Dieu et brandissant leurs lances, s'avancèrent étroitement serrés, hommes de pied et chevaliers, comme dans une procession ; en sorte qu'en les voyant vous eussiez dit que c'étaient des amis et non des ennemis qui marchaient vers les rangs opposés : mais, dès que la mêlée fut engagée, ils se trouvèrent bien de véritables ennemis et non des amis. La terre fut souillée du sang des Maures, et l'aqueduc su remplit de leurs cadavres. Le Seigneur répandit une si grande terreur parmi les ennemis, qu'à peine quelques-uns d'entre eux purent-ils prendre la fuite dès que les premiers coups furent portés. C'était une chose vraiment délicieuse à voir que ce petit ruisseau de l'aqueduc emportant à la ville les cadavres mutilés des nobles et des gens du peuple. Il ne tomba qu'un ou deux des nôtres, et nous avons entendu dire que les ennemis perdirent au moins sept cents hommes. Etant donc revenus après cette grande victoire et chargés de dépouilles, nos princes dirent au peuple : Aujourd'hui le roi de Tripoli nous a vus, nous avons vu le chemin de la ville, et nous avons examiné ses abords. Et maintenant, si vous le trouvez convenable, nous pensons qu'il est juste que le roi sache demain quels chevaliers nous sommes. Ils y retournèrent donc le jour suivant, mais ils ne trouvèrent personne en dehors de la ville. Après cela le roi de Tripoli manda à nos princes, que s'ils renonçaient au siège d'Archas, il leur donnerait quinze mille pièces d'or, beaucoup de chevaux, de mules, de vêtements et de vivres, qu'il ferait commerce de toutes sortes de choses avec le peuple, et qu'il rendrait en outre tous ceux de notre race qu'il retenait prisonniers.

En ce temps il arriva des députés de l'empereur Alexis portant de grandes plaintes contre Boémond, parce qu'il retenait la ville d'Antioche au mépris des serments qu'il avait faits à l'empereur. A cette époque, en effet, Boémond possédait Antioche. Informé que 3e comte était parti de Marrah pour se rendre dans l'intérieur de la Syrie, il avait expulsé de vive force les hommes du comte des tours qu'ils occupaient encore dans cette ville. L'empereur Alexis manda donc à nos princes qu'il leur donnerait beaucoup d'or et d'argent, et qu'il se rendrait avec eux à Jérusalem, s'ils voulaient attendre jusqu'à la fête de Saint-Jean, et l'on était alors près de la Pâque du Seigneur. Plusieurs des princes, parmi lesquels était le comte, dirent alors : Attendons l'empereur, nous recevrons ses dons, nous l'aurons lui-même, il nous fera venir des denrées par mer et par terre, et nous vivrons en bonne harmonie sous sa seigneurie. Toutes les villes se rendront à lui, il les fortifiera ou les détruira comme il voudra. Peut-être en outre notre peuple, épuisé par de longues et continuelles fatigués, voudra-t-il s'en retourner dès qu'il sera arrivé à Jérusalem et qu'il aura vu la ville du dehors. Considérez combien et quels grands périls attendent encore ceux qui désirent accomplir tout-à-fait leur entreprise. Assiégeons encore la forteresse d'Archas, d'ici à un mois les habitants se rendront à nous ou seront pris de force, et, comme on a parlé au loin de ce siège, si nous le quittons sans en avoir fini, notre armée sera livrée au mépris, puisque jusqu'à présent elle n'a rien entrepris qu'elle ait abandonné sans obtenir aucun résultat.

D'autres disaient, au contraire : L'empereur nous a toujours été nuisible, il a toujours menti, il a toujours dirigé ses pensées contre nous. Maintenant qu'il voit qu'il ne peut rien, et que nous réussissons par la grâce de Dieu, il cherche avec soin à nous détourner du but de notre voyage, de peur que ceux qui en entendront parler ne se disposent à suivre notre exemple et à marcher sur nos traces. Que ceux donc qu'il a si souvent offensés par ses paroles et ses actions, se gardent de se livrer encore et tout aussi vainement à sa foi. Mettons notre confiance dans le Christ notre chef, qui nous a délivrés déjà de tant de périls et d'une manière si inespérée, qui nous a protégés contre toutes les machinations et les fraudes de l'empereur, poursuivons la route dans laquelle nous nous sommes engagés, et, selon les promesses de Dieu, nous obtiendrons facilement ce que nous désirons. Et lorsque l'empereur sera informé de la prise de Jérusalem, alors il nous accordera dans le fait cette liberté qui n'a été jusqu'à présent que dans ses paroles, et nous aurons sujet aussi de nous féliciter de ses dons. Le peuple approuvait beaucoup cet avis ; mais les gens de la maison du comte étaient fort nombreux, parce que le comte avait bravé la mort pour l'intérêt du peuple, sans attendre les autres princes, et qu'il avait conféré de grands bénéfices et rendu des services particuliers à beaucoup d'hommes, et en conséquence les conseils des princes et les vœux du peuple rencontrèrent des obstacles.

Nous ordonnâmes au peuple, à cette époque, un jeûne, des prières et des aumônes, afin que le Dieu tout-puissant qui l'avait conduit jusque-là à travers tant de pays daignât lui inspirer les choses qui seraient agréables devant sa face au sujet de ce voyage. Les offrandes des fidèles obtinrent facilement devant Dieu ce qu'elles sollicitaient. En effet, l'évêque du Puy apparut à Etienne Valentin, duquel j'ai déjà dit qu'il avait vu le Seigneur avec sa croix : l'évêque le frappa d'une verge pendant la nuit au moment où il rentrait dans sa maison, et lui dit : Etienne ! Et il répondit : Seigneur ! Et en se retournant il le reconnut. Et l'évêque lui dit : Pourquoi as-tu négligé une première et une seconde fois ce que je t'ai dit au sujet de la croix, en présence de notre souveraine et mère la bienheureuse Marie, toujours vierge ? Je parle de la croix que je faisais toujours marcher devant moi, afin qu'elle fût portée à l'armée. Quelle bannière vaut mieux que la croix ? Cette croix n'a-t-elle pas été assez insultée pour nous ? cette croix ne vous a-t-elle pas bien conduits jusqu'à la lance du Seigneur ? Maintenant notre souveraine, la bienheureuse Marie, toujours vierge, dit que, si vous ne possédez cette croix, vous ne pouvez avoir de sagesse. Et le prêtre dit aussitôt : Très vénérable Seigneur, où est donc la bienheureuse Vierge Marie ? Et aussitôt l'évêque la lui fit voir. Elle était éloignée de lui à neuf ou dix coudées environ, son visage et ses ornements étaient véritablement admirables, elle avait auprès d'elle la bienheureuse Agathe et une autre vierge portant deux cierges. Alors le prêtre dit à l'évêque qui était auprès de Marie : Seigneur, combien de choses on dit de vous dans l'armée sur ce que votre barbe et vos cheveux ont été brûlés dans l'enfer, et beaucoup d'autres choses encore auxquelles on ne croit pas ! Maintenant donc je vous supplie de me donner l'un de ces cierges en témoignage des choses que vous dites, afin que je le porte au comte. Alors l’évêque lui dit : Si tu vois, regarde ma face, est-elle brûlée ? Après cela l'évêque s'approcha vers la bienheureuse Vierge, et ayant appris sa volonté, il revint auprès du prêtre, et lui dit : Ce que tu demandes, tu ne peux l'obtenir. Mais cet anneau que tu as à ton doigt, qui ne te sert pas, et que tu ne dois pas porter, vas et tu le donneras au comte, disant : la Vierge, mère très sainte, t'envoie cet anneau ; toutes les fois qu'il te manquera quelque chose, souviens-toi de la souveraine qui t'envoie cet anneau ; tu l'appelleras alors, et le Seigneur viendra à ton secours. Le prêtre lui ayant alors demandé ce qu'il voulait que fit son frère, l'évêque répondit : Qu'il supplie un évêque régulièrement élu de célébrer trois messes au Seigneur pour les âmes de nos pères. Et il ajouta : Notre mère ordonne qu'à l'avenir la lance ne soit montrée que par un prêtre revêtu de ses vêtements sacrés, et que la croix soit portée en avant. Et alors l'évêque prit une croix posée au haut d'une lance, et un homme revêtu d'habits sacerdotaux le suivait, portant la lance dans ses mains. Et alors l’évêque commença à entonner ce chant : Gaude, Maria Virgo, cunctas hœreses sola interemisti. Réjouissez-vous, Marie Vierge, vous avez seule exterminé toutes les hérésies ! Et aussitôt on vit paraître d'innombrables centaines de milliers d'hommes ; et ensuite toute cette sainte assemblée se dispersa.

Le lendemain matin le prêtre se présenta et demanda d'abord si nous avions la lance : et l'ayant vue, il se mit à raconter, en versant beaucoup de larmes, ce que j'ai dit ci-dessus. En conséquence, le comte envoya Guillaume Hugues de Monteil, frère de l'évêque du Puy, à Laodicée, où la croix avait été laissée dans la chapelle de l'évêque lui-même.

Cependant Pierre Barthélemi épuisé par son mal, suite des blessures et des foulures qu'il, avait reçues, appela auprès de lui le comte et tous les princes et leur dit : La fin de ma vie s'approche, et je sais que je serai jugé devant Dieu pour tout le mal que j'ai fait, ou dit, ou même pensé. Devant sa face et en votre présence, j'atteste encore le Seigneur que je n'ai inventé aucune des choses que je vous ai annoncées, ni de celles que je vous dirai encore de la part de Dieu et de ses apôtres ; et comme vous avez vu celles que je vous ai annoncées, de même et sans aucun doute, vous verrez celles que je vous dirai, si toutefois vous servez Dieu fidèlement. Vous, comte, lorsque vous serez arrivé à Jérusalem, faites que votre armée demande à Dieu qu'il prolonge votre vie et vous la conserve, et Dieu vous la prolongera autant que vous avez déjà vécu. Et lorsque vous serez revenu environ de cinq lieues, vous déposerez la lance du Seigneur dans l'église de Saint Trophime, et là vous ferez faire une église et de la monnaie, que vous jurerez de ne pas faire fausse ; et vous ne permettrez pas non plus qu'on fasse aucune autre chose fausse. Ce lieu sera appelé Montjoie, et ces choses seront faites en Provence ; car le bienheureux Pierre l'apôtre a promis à Trophime son disciple qu'il lui enverrait la lance du Seigneur. Après cela Pierre Barthélemi, à l'heure qui lui fut assignée par Dieu, s'en alla en paix et en sécurité dans le sein du Seigneur : et il fut enseveli dans le lieu même où il avait passé à travers le feu avec, la lance du Seigneur.

Pendant ce temps, le comte et les autres princes prenaient des informations auprès des habitants du pays au sujet de la route de Jérusalem, pour savoir comment ils pourraient faire ce trajet de la manière la plus sûre et la plus facile. Alors quelques Syriens vinrent à nous. Près de là sont les montagnes du Liban, dans lesquelles habitaient soixante mille Chrétiens ; les Chrétiens possédèrent pendant longtemps cette terre et ces montagne, et ceux-là sont appelés Syriens, du nom de la ville de Tyr vulgairement appelée Sur. Mais lorsque les Sarrasins ct les Turcs se levèrent, par le jugement de Dieu, les Syriens tombèrent dans la servitude, et furent tellement opprimés durant quatre cents ans et même plus, qu'un grand nombre d'entre eux sévirent forcés d'abandonner leur patrie et la loi du Christ, et si quelques-uns, par la grâce de Dieu, réussirent à s'en défendre, ils étaient forcés de livrer leurs beaux petits enfants pour être circoncis ou faits Turcs, ou bien on les arrachait des bras de leurs mères après avoir massacré le père et outragé la mère. Cette race d'hommes fut enflammée d'une telle méchanceté, qu'ils renversèrent les églises de Dieu, détruisirent ses images et celles de ses saints. Lorsqu'ils n'avaient pas le temps de les détruire, ils leur arrachaient les yeux ou les perçaient de flèches, et renversaient tous les autels. Les grandes églises étaient par eux changées en mosquées. Si quelqu'un de ces Chrétiens ainsi tourmentés voulait avoir dans sa maison une image de Dieu ou de l'un de ses saints, il fallait qu'il la rachetât tous les mois où tous les ans, ou bien elle était foulée aux pieds, jetée dans le, fumier ou détruite sous ses propres yeux. Chose plus terrible encore à raconter, ils exposaient les jeunes gens dans des lieux de prostitution, et échangeaient leurs sœurs contre du vin pour mettre le comble à leurs scélératesses, et les mères n'osaient pas même déplorer ouvertement ces infortunes et d'antre encore également lamentables. Mais pourquoi m'arrêterais-je plus longtemps à ces récits ? Sans doute cette race avait conspiré contre le Saint des Saints et son héritage ; et si les nations des Francs ne fussent venues par l'ordre et l'inspiration de Dieu mettre un terme à ces maux, certainement Dieu eût armé contre elle jusqu'aux bêtes brutes, comme il l'a fait quelquefois même en notre présence. Qu'il me suffise d'en avoir dit ce qui est écrit ici.

Ces Syriens donc, dont nous avons parlé ci-dessus, et qui vinrent auprès du comte, interrogés sur la meilleure route à suivre, répondirent : Il y a une route par Damas assez en plaine, et où l'on trouve beaucoup de vivres, mais vous n'y aurez, de l'eau que pendant deux jours. Il y a une autre route par les montagnes du Liban, laquelle est sûre, et où l’on trouve aussi des vivres, mais elle est très difficile pour les bêtes de somme et pour les chameaux. Il y a une troisième route le long de la mer, où l'on trouve tant et de tels défilés, que cinquante ou cent Sarrasins, s'ils veulent les garder, peuvent les défendre contre tout le genre humain. Et cependant on lit dans l'évangile du bienheureux Pierre que nous possédons, que si vous êtes la race qui doit s'emparer de Jérusalem, vous devez passer le long de la mer, quoique cela nous paraisse impossible à cause de ses difficultés. On lit dans cet évangile qui a été écrit chez nous, non seulement cela au sujet de votre voyage, mais encore beaucoup d'autres choses sur la manière dont vous vous êtes conduits, et dont vous devez vous conduire.

Tandis que les uns cherchaient à nous persuader par ces raisonnements et d'autres semblables, et que d'autres parlaient différemment, Guillaume Hugues de Monteil revint avec la croix dont nous avons déjà fait mention. Aussitôt que les gens même de la maison du comte eurent vu cette croix ils furent saisis d'une telle agitation, qu'en dépit de l'avis du comte et des autres princes, ils brûlèrent leurs tentes.et abandonnèrent le siège d'Archas. Les gens du comte donnant l'exemple, le comte fut troublé jusqu'aux larmes, et en vint à se détester lui et les siens. Dieu cependant ne changea point pour cela la volonté de son peuple. Le duc de Lorraine se montra le plus ardent pour poursuivre le voyage, et encouragea le peuple dans ses desseins. Nous renonçâmes donc à ce siège odieux et funeste d'Archas, et nous rendîmes devant Tripoli. Là le comte renouvela ses efforts auprès de tous les nobles, tant par prières que par présents, pour obtenir que l'on assiégeât la ville de Tripoli, mais tous s'y refusèrent.

En ce temps saint André l'apôtre apparut à Pierre Didier dont j'ai déjà parlé, et lui dit : Vas et dis au comte : Ne sois pas ennemi de toi-même non plus que des autres car vous ne recevrez point de secours avant que la ville de Jérusalem ait été prise. Ne t'inquiète point si tu laisses le siège d'Archas non terminé. Ne t'afflige point de ce que cette ville et les autres villes qui sont, sur votre route ne seront pas a prises à présent ; car il vous surviendra bientôt une guerre dans laquelle cette ville et beaucoup d'autres encore vous seront dévolues. Ainsi donc ne sois point ; inquiet ni pour toi ni pour les autres ; mais plutôt tout ce que Dieu t'aura accordé, distribue-le généreusement en son nom, et sois pour tes hommes un compagnon et un ami fidèle. Si tu fais ainsi le Seigneur te donnera Jérusalem et Alexandrie et Babylone ; mais si tu négliges ces avis, tu n'obtiendras point de Dieu les choses qu'il t'a promises, tu ne recevras point de message clé lui, et enfin tu te trouveras dans une position tellement difficile que tu ne sauras plus comment y échapper. Le comte entendit ces paroles du prêtre, mais il ne fit que les entendre et les rejeta par ses œuvres, car après avoir reçu beaucoup d'argent du roi de Tripoli, il ne voulut en rien donner à personne, et de plus, tous les jours, il maltraitait les siens en les accablant de coups et d'affronts. Et non seulement le prêtre dit ces choses, mais il en avait dit beaucoup d'autres encore sur ce qui s'était passé auparavant, et j'en choisirai un exemple que je veux citer.

A l'époque où nous voulûmes partir d'Antioche, ce prêtre vint auprès de moi, Raimond, et me dit qu'un homme lui était apparu en vision et lui avait dit : Vas dans l'église du bienheureux Léonce ; tu y trouveras des reliques, quatre reliques de saints ; tu les prendras avec toi et les apporteras à Jérusalem. Et dans la même vision il lu^: montra ces reliques et le lieu où elles étaient déposées, et lui apprit les noms des saints. Le prêtre s'étant éveillé et n'ayant pas une entière confiance en sa vision, il se mit à prier, suppliant Dieu, si cette révélation venait réellement de lui, de la lui envoyer du moins une seconde fois. Quelques jours après, le même saint se présenta de nouveau en vision devant le prêtre, et l'accabla de menaces parce qu'il avait dédaigné les ordres du Seigneur, lui annonçant que si de là au cinquième jour de la semaine il n'avait enlevé ces reliques, il en résulterait un grand préjudice pour lui et pour le comte Isoard son seigneur. Le comte Isoard de Die était, autant du moins que cet homme le savait, fidèle à Dieu et fort utile à nous tous par sa sagesse et sa valeur. Le prêtre m'ayant rapporté ces choses à moi, Raimond, j'en fis le récit à l'évêque d'Orange, au comte de Saint-Gilles et à quelques autres, et tous alors ayant pris des cierges, nous nous rendîmes à l'église de Saint-Léonce. Nous offrîmes nos cierges et nos prières à Dieu et aux saints de cette église, afin que le Dieu tout-puissant, qui avait sanctifié ceux-ci, nous les donnât pour compagnons et pour auxiliaires, et que les saints ne dédaignassent point l'alliance d'hommes pèlerins et exilés pour l'amour de Dieu, mais plutôt qu'ils s'unissent de plus en plus avec nous, et nous unissent ainsi avec Dieu. Le matin venu, nous nous rendîmes avec le prêtre aux lieux où étaient les saintes reliques, et nous les trouvâmes comme il nous avait été annoncé. Ces saints étaient Cyprien, Omèze, Léonce et Jean Chrysostome. Au milieu de ces petites cachettes nous trouvâmes une chasuble avec les reliques. Lorsque nous demandâmes au prêtre à quel saint appartenait cette relique, il nous répondit qu'il ne le savait pas ; lorsque nous demandâmes aux habitants du pays s'ils savaient à qui elle appartenait, ils dirent aussi qu'ils ne le savaient pas, ceux-ci nommaient saint Mercure, ceux-là nommaient d'autres saints. Le prêtre voulut alors la prendre et l'emporter avec les autres reliques, et moi Raimond, je lui dis d'une voix forte, en présence de tous ceux qui étaient la : Si ce saint veut venir à Jérusalem, qu'il fasse connaître son nom et sa volonté. Sinon, qu'il demeure ici ; rendrons-nous des honneurs à des ossements inconnus ? Et ce jour-là cette relique fut laissée au même lieu. Puis le prêtre rassembla les autres reliques, et les enveloppa dans une draperie et dans son manteau. La nuit suivante le prêtre étant encore éveillé, un jeune homme de quinze ans environ, et d'une grande beauté, se présenta devant lui et lui dit : Pourquoi n'as-tu pas enlevé mes reliques avec celles des autres. Et le prêtre lui dit : Qui êtes-vous, Seigneur ? Et le jeune homme : Ne sais-tu pas à qui est le porte-bannière de cette armée ? Et le prêtre : Je ne le sais pas, Seigneur. La question répétée une seconde fois ayant amené la même réponse de la part du prêtre, le jeune homme le menaça d'une voix terrible, disant : En vérité, tu le diras. Et alors le prêtre dit : Seigneur, on dit que saint George est le porte-bannière de cette armée. Et alors le jeune homme : Tu as bien dit ; je suis saint George en effet. Prends donc mes reliques et dépose-les avec les autres. Le prêtre ayant différé pendant quelques jours de le faire, saint George se présenta de nouveau à lui, et lui commanda avec sévérité, disant : Ne tarde plus d'enlever demain mes reliques : tu trouveras à côté, dans une petite fiole, du sang de la sainte vierge martyre Thècle, tu le prendras également, et après cela tu diras une messe. Le prêtre trouva et accomplit tout ce que saint George lui avait dit.

Avant de passer à. d'autres sujets, je ne dois point omettre de parler de ceux qui, par zèle pour notre très sainte expédition, ne craignirent point de naviguer à travers les espaces vastes et inconnus de la mer Méditerranée et de l'Océan. Les Anglais informés de l'entreprise qui avait pour objet de venger notre Seigneur Jésus-Christ, sur ceux qui s'étaient indignement emparés de la terre natale du Seigneur et de ses Apôtres, entrèrent dans la mer d'Angleterre, firent le tour de l'Espagne après avoir traversé l'Océan, et sillonnant ensuite la mer Méditerranée, arrivèrent après de grands efforts au port d'Antioche et à la ville de Laodicée, avant que notre armée eût atteint celle-ci du côté de la terre. Les navires de ces Anglais et ceux des Génois nous furent alors infiniment utiles. Nous eûmes par eux les moyens de faire des sièges et de commercer avec sécurité avec l'île de Chypre et les autres îles. Ces vaisseaux parcouraient la mer tous les jours, et par leur protection les vaisseaux des Grecs étaient aussi en sûreté, car les Sarrasins craignaient de les attaquer. Lorsque les Anglais virent notre armée partir pour Jérusalem, reconnaissant eux-mêmes que leurs forces navales étaient fort réduites par le laps du temps (car dans le principe ils avaient eu jusqu'à trente navires, et alors il ne leur en restait plus que neuf ou dix), les uns abandonnèrent leurs vaisseaux, d'autres y mirent le feu, et tous se joignirent à notre marche.

Tandis que nos princes suscitaient sans cesse de nouveaux motifs de retard devant les murs de Tripoli, le Seigneur envoya à son peuple une si grande ardeur pour marcher vers Jérusalem, que nul ne put plus se contenir ni retenir les autres. Étant donc partis un soir, malgré les ordres des princes et malgré notre affection pour l'armée, nous marchâmes toute la nuit, et le jour suivant nous arrivâmes à Béryte. Puis ayant occupé à l'improviste un défilé qui s'appelle Bouche-Torse, nous parvînmes à Accon en peu de jours et sans avoir rencontré aucun obstacle, Le roi d'Accon craignant que nous ne missions le siège devant cette ville, et voulant nous en détourner, jura au comte que si nous prenions la ville de Jérusalem, ou bien si nous demeurions vingt jours dans le pays de Judée, sans que le roi de Babylone nous vînt faire la guerre, ou bien encore si nous pouvions remporter la victoire sur lui, il se rendrait à nous et nous livrerait sa ville, et qu'en attendant il demeurerait notre ami. Étant donc partis d'Accon un jour, vers le soir, nous allâmes établir notre camp à côté des marais qui sont situés tout près de Césarée. Tandis que, selon l'usage, les uns se promenaient en dehors du camp pour chercher ce dont ils avaient besoin, et que d'autres s'informaient auprès de ceux qu'ils connaissaient des lieux où s'étaient établis leurs compagnons, un pigeon qui volait au dessus de l'armée, mortellement blessé par un épervier, vint tomber au milieu des nôtres. L'évêque d'Agde l'ayant pris, trouva une lettre que cet oiseau transportait, et qui était conçue à peu près en ces termes : Le roi d'Accon au duc de Césarée. Une race de chiens a passé chez moi, race folle et querelleuse, à laquelle, si tu aimes ta loi, tu dois chercher à faire beaucoup de mal, tant par toi que par les autres. Si tu le veux tu le pourras facilement. Fais savoir ces mêmes choses dans les autres villes et dans les châteaux. Le matin nous ordonnâmes à l'armée de se rassembler, et nous fîmes connaître le contenu de cette lettre aux princes et à tout le peuple, et nous leur finies voir combien Dieu se montrait rempli de bonté pour eux, puisque les oiseaux même ne pouvaient traverser les airs pour nous faire du mal, et venaient au contraire nous livrer les secrets de nos ennemis. En conséquence nous célébrâmes les louanges, du Dieu tout-puissant et nous lui offrîmes nos actions de grâce. Nous partîmes de là avec autant de sécurité que de joie, beaucoup d'hommes marchaient avec la première portion de l'armée, et nous nous avancions avec la dernière.

Lorsque les Sarrasins qui habitaient à Ramla, eurent appris que nous venions de traverser un fleuve situé dans le voisinage, ils abandonnèrent leurs fortifications et leurs armes, et laissèrent derrière eux beaucoup de froment dans leurs greniers et toutes les récoltes qu'ils avaient déjà ramassées. Nous arrivâmes en cette ville le jour suivant, et nous reconnûmes que Dieu combattait réellement pour nous. Aussi nous offrîmes nos vœux à saint George, et, comme il s'était déclaré notre guide, les princes et le peuple jugèrent convenable d'élire en ce lieu un évêque, parce que c'était la première église que nous rencontrions sur la terre d'Israël, et en outre afin que le bienheureux George voulut bien intercéder pour nous auprès de Dieu, et nous conduire fidèlement à travers la terre de sa résidence. Ramla est située à seize milles de Jérusalem. Là nous eûmes une conférence, et les uns disaient : N'allons pas pour le moment à Jérusalem, allons plutôt vers l'Egypte et Babylone, si nous pouvons par la grâce de Dieu remporter la victoire sur le roi d’Égypte, alors nous conquerrons non seulement Jérusalem mais encore Alexandrie, Babylone et plusieurs autres royaumes ; que si nous allons maintenant à Jérusalem et si nous abandonnions ensuite le siège, d'y trouver de l'eau en quantité suffisante, nous ne réussirons ni dans cette entreprise ni dans les suivantes. Mais les autres répondaient : Il y atout au plus dans l'armée quinze cents chevaliers, et le nombre des hommes de pied armés n'est pas grand. Comment peut-on conseiller que nous entrions dans des pays inconnus et très éloignés, où nous ne pourrons recevoir aucun secours de notre race, et que nous n'allions pas prendre la Cité sainte, sans compter que nous ne pourrons prendre position en ces lieux ni en revenir quand il sera nécessaire ? N'en faisons rien, suivons notre route, et quant au siège, à la soif et à la faim et autres maux que vous redoutez, que Dieu y pourvoie pour ses serviteurs. Ayant donc laissé une garnison avec le nouvel évêque dans le château de Ramla, nous chargeâmes les bœufs et les chameaux, toutes les bêtes de somme et les chevaux, et nous remîmes en route pour Jérusalem. Mais nous oubliâmes et nous dédaignâmes l’ordre que Pierre Barthélemi nous avait donné, de ne nous approcher de Jérusalem, à deux lieues de cette ville, qu'en marchant les pieds nus, car chacun voulait devancer tous les autres, entraîné par son ardeur à s'emparer des châteaux et des maisons de campagne, attendu qu'il était d'usage parmi nous, lorsque quelqu'un était arrivé le premier à un château ou à une maison de campagne et y avait dressé sa bannière et placé des gardes, que nul autre après lui ne cherchât à s'en emparer. Poussés par cette espérance, les pèlerins se levaient au milieu de la nuit sans attendre leurs compagnons, et ce fut ainsi qu'ils prirent possession de toutes les montagnes et des maisons de campagne situées dans la plaine du Jourdain. Un petit nombre d'hommes, à qui les ordres de Dieu étaient plus précieux, s'avançaient marchant pieds nus et gémissaient profondément sur cette désobéissance à la parole du Seigneur, et cependant nul ne détournait son compagnon ou son ami de ces expéditions ambitieuses. Lorsque nous fumes arrivés auprès de Jérusalem, marchant ainsi dans notre orgueil, les Sarrasins sortant de la ville et s'avançant à la rencontre de ceux des nôtres qui se présentèrent les premiers, blessèrent grièvement des hommes et des chevaux, et ce jour-là vit tomber trois ou quatre hommes morts, et il y eut beaucoup de blessés.

Le duc, le comte de Flandre et le comte de Normandie assiégèrent la ville du côté du nord, et occupèrent l'espace qui s'étend depuis l'église de Saint-Étienne, située au nord vers le milieu de la ville, jusqu'à la tour qui fait l'angle et se trouve tout près de la tour de David. Le comte s'établit avec son armée du côté de l'occident depuis le terrain qu'occupait le duc jusqu'à la descente de la montagne de Sion ; mais comme ses hommes ne pouvaient s'avancer de plain-pied pour attaquer les murs de la ville, attendu qu'ils en étaient séparés par une vallée, le comte résolut de prendre une autre position. Un jour donc, le comte ayant tourné la ville et étant arrivé sur la montagne de Sion, et ayant vu l'église et entendu rapporter les miracles que Dieu avait opérés en ce lieu, dit aux princes et à ceux qui étaient avec lui : Si nous abandonnons les objets sacrés que Dieu nous présente en ce lieu, et si par la suite les Sarrasins s'en emparent, que sera-ce de nous, surtout s'ils les souillent ou les détruisent en haine de nous ? Qui sait si Dieu ne nous donne pas ces choses pour nous tenter et pour éprouver à quel point nous l'aimons ? Je sais du moins ceci d'une manière certaine, que si nous ne conservons ces objets précieusement, Dieu ne nous livrera point ceux qui sont dans l'intérieur de la ville. En conséquence, et malgré l'opposition des princes, le comte donna l'ordre de transférer ses tentes en ce lieu, ce qui excita tant de déplaisir parmi les autres, qu'ils ne voulaient ni prendre position, ni faire le service de surveillance pendant la nuit ; chacun demeura au lieu où il s'était d'abord établi, et il n'y en eut qu'un petit nombre qui voulussent marcher à la suite du comte. Celui-ci, en distribuant de grandes récompenses, attira de jour en jour à son service des chevaliers et des hommes de pied qu'il engageait pour défendre son nouveau camp. Les objets sacrés qu'on trouva dans cette église sont les sépulcres du roi David, de Salomon et du premier martyr saint Etienne : c'est de là que la bienheureuse Vierge Marie partit pour s'élancer hors de ce monde ; là le Seigneur célébra la cène, et, ressuscitant parmi les morts, apparut à ses disciples et à Thomas, là encore les apôtres reçurent le feu divin par l’envoi du Saint-Esprit.

Ayant donc établi le siège de ce côté, un jour que les princes étaient venus visiter un ermite sur la montagne des Oliviers, celui-ci leur dit : Si demain vous assiégez la ville jusqu'à la neuvième heure, le Seigneur vous la livrera. Et comme ils lui répondirent : Nous n'avons pas de machines pour attaquer les murailles, l'ermite leur dit alors : Dieu est tout-puissant, et s'il le veut, il escaladera une muraille avec une échelle de jonc. Le Seigneur est toujours près de ceux qui travaillent pour la vérité. Ayant en conséquence préparé toutes les machines qui purent être disposées pendant la nuit, le lendemain ils attaquèrent la ville depuis le matin jusqu'à la troisième heure avec une si grande vigueur, que les Sarrasins se virent forcés d'abandonner le mur intérieur ; car les nôtres détruisirent les ouvrages avancés, et quelques-uns d'entre eux montèrent même jusque sur les murs intérieurs. La ville était donc au moment d'être prise, lorsque la crainte et la faiblesse se glissèrent dans les cœurs des nôtres, ils renoncèrent à leur entreprise, et alors nous perdîmes un grand nombre d'hommes. Le lendemain on ne recommença point l'attaque.

Après cela tous se répandirent dans la contrée environnante pour chercher des vivres ; on ne parla pas même de rassembler les matériaux nécessaires pour attaquer et prendre la ville, chacun ne songea qu'à son ventre et à sa gueule, et ce qui est encore bien plus mauvais, on n'invoquait point le Seigneur afin qu'il nous délivrât de tous les maux sous lesquels nous étions mortellement accablés. Avant notre arrivée les Sarrasins avaient bouché les puits, vidé les citernes et obstrué les canaux naturels des sources. Déjà le Seigneur lui-même avait changé les fleuves en déserts, et des sources d'eau en des lieux arides à cause de la malice des habitants[9] ; aussi était-on réduit à faire les plus grands efforts pour chercher de l'eau. Il y a au pied de la montagne une source qu'on appelle la piscine de Siloé, source considérable, mais qui ne coulait que de trois en trois jours. Les habitants disaient qu'elle ne coulait que le sixième jour de la semaine, et que les autres jours il y avait comme un marais tout autour. Nous ignorons ce qui en était, si ce n'est que telle était la volonté de Dieu. Mais lorsque l'eau coulait pour nous, ainsi que nous l'avons déjà dit, chaque troisième jour on s'élançait avec une telle impétuosité et une telle presse pour la puiser, que les hommes s'y précipitaient les uns les autres, et qu'il y périssait beaucoup de bêtes de somme et de bétail. La source étant ainsi remplie, et de ceux qui y tombaient, et des cadavres d'animaux, les hommes les plus forts se livraient des combats à mort sur le point où l'eau sortait à travers une fente de rocher, et les hommes faibles ne laissaient pas d'enlever l'eau la plus malpropre. On voyait un grand nombre de malades couchés autour de la source : ne pouvant élever la vois, tant leur langue était desséchée, et ouvrant seulement la bouche, ils tendaient les mains à ceux qu'ils voyaient emporter de l'eau. Dans les champs, les chevaux, les mulets, les bœufs et la plupart des bestiaux demeuraient immobiles, ne pouvant faire un seul pas, et lorsqu'enfin ils étaient épuisés et desséchés par la force de leur soif, ils tombaient roides aux lieux où ils étaient longtemps demeurés, en sorte que le camp était infecté de puanteur. Dans cette malheureuse situation on envoyait au loin, et à des fontaines situées à deux ou trois lieues, pour y chercher de l'eau et faire abreuver les animaux. Mais lorsque les Sarrasins curent appris que nos hommes allaient de tous côtés sans armes pour chercher des sources, ils se mirent à leur tendre des embûches au milieu de ces montagnes extrêmement ardues, tuèrent ou firent prisonniers autant d'hommes qu'ils voulurent, et leur enlevèrent en outre leurs bêtes de somme et leurs bestiaux. Aussi lorsque quelqu'un parvenait à apporter de l'eau jusqu'au camp, il la vendait tout ce qu'il voulait, et cinq ou six écus ne suffisaient pas pendant une journée à un homme qui avait soif et qui voulait boire de l'eau claire. Quant au vin il n’en était jamais question ou du moins très rarement, et la chaleur, la poussière et le vent mettaient enfin le comble aux maux que causait cette disette d'eau. Mais pourquoi parler plus longuement de ces choses ? Peu d'hommes cependant se souvenaient de Dieu ou prenaient soin de faire des choses qui eussent été utiles pour assiéger la ville, ou pour provoquer la miséricorde de Dieu. Et comme nous ne reconnaissions point Dieu au milieu de nos afflictions, Dieu ne se montrait point favorable à des ingrats.

Sur ces entrefaites des messagers vinrent annoncer que neuf de nos navires avaient abordé à Joppé, et que les matelots demandaient qu'on leur envoyât du secours afin que l'on pût garder la tour de Joppé, et qu'eux-mêmes pussent demeurer en sécurité dans le port. Joppé est une ville détruite à l'exception de sa citadelle, et celle-ci même est à peu près ruinée, et il n'y reste qu'une tour en bon état. Mais il y a un port qui n'est éloigné de Jérusalem que d'une journée de marche, et c'est le point où la mer est le plus près de Jérusalem. En apprenant l'arrivée de ces navires, tous les nôtres furent remplis de joie, et le comte leur envoya Geldemar surnommé Charpenel, avec vingt chevaliers et environ cinquante hommes de pied, et après lui il fît partir Raimond Pelet avec cinquante chevaliers, et Guillaume de Sabran suivi de ses compagnons. Geldemar étant arrive dans les plaines qui sont en deçà de Ramla, rencontra quatre cents Arabes et deux cents Turcs environ. Ayant alors disposé ses chevaliers en raison de leur petit nombre, et mis ses archers en première ligne, il s'avança sans hésitation vers les ennemis, mettant toute sa confiance en Dieu. Les ennemis, espérant qu'il leur serait possible de l'enlever lui et ses hommes, voltigeaient, lançaient des flèches et l'enveloppaient. Du côté de Geldemar trois ou quatre chevaliers succombèrent, entre autres Achard de Montmerle, très noble jeune homme et illustre chevalier, d'autres furent blessés ; tous les archers périrent, et les ennemis de leur côté perdirent beaucoup de monde. Cependant ceux-ci continuaient toujours à se battre, et nos valeureux chevaliers ne désespéraient pas de la miséricorde de Dieu ; s'enflammant de plus en plus par leurs blessures et à l'aspect même de la mort, ils pressaient les ennemis avec un acharnement d'autant plus grand qu'ils en avaient reçu de plus grands maux. Mais tandis que nos chefs épuisés par leurs fatigues plutôt qu'abattus par la crainte cherchaient enfin les moyens d'éviter un plus long combat, on vit s'élever au loin un nuage de poussière, et Raimond Pelet arriva en toute hâte et s'élança dans la mêlée. La poussière qu'il avait soulevée était telle, que les ennemis crurent qu'il menait à sa suite un bien plus grand nombre de chevaliers. Ainsi par la grâce de Dieu les nôtres furent délivrés et les ennemis vaincus et mis en fuite ; on leur tua deux cents hommes environ, et on leur enleva de riches dépouilles, car les hommes de ces diverses nations sont dans l'usage, lorsqu'ils prennent la fuite et se sentent serrés de près par leurs ennemis, de jeter d'abord leurs armes, ensuite leurs vêtements et enfin leurs selles. A la suite de ce combat nos chevaliers, quoique en petit nombre, massacrèrent une grande quantité d'ennemis, jusqu'à en être fatigués, et ils enlevèrent les dépouilles des autres. Lorsqu'ils eurent rassemblé et partagé leur butin, nos chevaliers se rendirent à Joppé où les matelots les accueillirent avec de tels transports de joie, et furent dès lors en une si grande sécurité, qu'ils oublièrent leurs navires et négligèrent toute surveillance du côté de la mer. Ils firent part aux arrivants du pain, du vin et des poissons qu'ils avaient apportés avec eux. Mais tandis que les matelots, se livrant à leur allégresse et à leur sécurité, ne prenaient aucun soin de veiller pendant la nuit, ils se trouvèrent une nuit enveloppés à l'improviste et au milieu de la mer par les ennemis. Ayant reconnu au point du jour qu'ils ne pouvaient se battre contre une si grande multitude, ils abandonnèrent leurs navires emportant seulement tout le butin, et ainsi vainqueurs et vaincus retournèrent à Jérusalem. Un seul de ces navires était allé chercher du butin et ne fut pas pris : lorsqu'il revint chargé de riches dépouilles, ayant vu les autres vaisseaux enveloppés par la flotte ennemie, il fit force de voiles et de rames, retourna à Laodicée et raconta à nos compagnons et à nos amis ce qui nous était arrivé dans les environs de Jérusalem.

Nous reconnûmes cependant que tous ces maux nous étaient survenus bien justement, puisque nous refusions d'ajouter foi aux paroles qui nous étaient adressées de la part de Dieu. Désespérant de la miséricorde divine, les Chrétiens descendaient dans les plaines du Jourdain, cueillaient des dattes et se faisaient baptiser dans les eaux du fleuve, principalement dans l'intention de se rendre à Joppé après avoir vu Jérusalem et en abandonnant le siège, et de chercher ensuite une manière quelconque de repartir. Mais le Seigneur, en disposant des navires, se déclara contre ceux qui ne croyaient point en lui.

A cette époque nous eûmes des conférences, parce que les princes ne s'entendaient point entre eux. Là on porta plainte contre Tancrède de ce qu'il s'était emparé de Bethléem et avait fait dresser sa bannière sur l'église de la Nativité du Seigneur comme sur une maison ordinaire. On demanda aussi que l'un des princes fût élu roi et chargé de la garde de la ville, de peur que, si elle demeurait à tous en commun, après que le Seigneur nous l'aurait livrée, elle ne fût gardée par personne, et que tous, au contraire, ne concourussent à la détruire. Mais les évêques et le clergé répondirent à cette demande : Qu'il ne fallait pas élire un roi là où le Seigneur avait souffert et porté la couronne d'épines. Que si quelqu'un disait dans son cœur : Je suis assis sur le trône de David, et je possède son royaume, héritier dégénéré de la foi et de la sagesse de David, Dieu le ferait peut-être voler au loin et s'irriterait contre lui-même et contre sa race. Qu'en outre le prophète s'était écrié, disant : Lorsque le Saint des Saints sera venu, toute onction cessera, et qu'il était évident aux yeux de toutes les nations que ce temps était arrivé. Qu'ainsi l'on n'avait qu'à élire un délégué qui serait chargé de la garde de la ville, et distribuerait entre ceux qui l'assisteraient les tributs et les revenus de la contrée. Ces motifs et d'autres encore firent ajourner l'élection, et elle fut différée jusqu'à huit jours après la prise de Jérusalem. Et ce ne fut pas seulement cette chose, mais d'autres encore qui ne nous réussirent pas ; et de jour en jour les fatigues et les tribulations du peuple allaient croissant.

Enfin Dieu, miséricordieux et favorable à cause de son cœur, et aussi afin que nos adversaires n'insultassent pas à sa loi, disant : Où donc est leur Dieu ? nous fit connaître par l’évêque du Puy, le seigneur Adhémar, comment nous pourrions apaiser sa colère et obtenir miséricorde. Nous cependant nous ordonnâmes de faire ces choses sans proclamer les ordres du Seigneur, de peur que le peuple, s'il négligeait de s'y conformer, ne devînt encore plus coupable et ne fût frappé de nouvelles afflictions. Car le Seigneur avait tant de bontés pour nous, qu'il nous envoyait ses messagers ; mais comme ceux-ci étaient choisis parmi nos frères, on ne les croyait pas. L'évêque donc parla à Pierre Didier, disant : Va parler aux princes et à tout le peuple, et dis-leur : Vous qui êtes venus ici de pays si éloignés pour adorer Dieu et le Seigneur des armées, sanctifiez-vous de vos souillures, et que chacun renonce à ses œuvres de dépravation. Après cela, faites le tour de la ville de Jérusalem pieds nus et invoquant Dieu, et jeûnez. Si vous faites ainsi, et si vous attaquez Jérusalem avec vigueur pendant neuf jours, vous la prendrez. Autrement le Seigneur multipliera sur vos têtes tous les maux que vous avez déjà soufferts.

Le prêtre ayant rapporté ces choses au frère de l'évêque Guillaume Hugues, au comte Isoard son seigneur, et à quelques hommes du clergé, ceux-ci rassemblèrent le conseil des princes et tout le peuple, et leur dirent : Hommes frères, vous connaissez les motifs de notre voyage et des fatigues que nous avons supportées, et cependant nous nous conduisons avec une telle négligence que non seulement nous ne cherchons point à nous procurer les choses nécessaires pour attaquer et prendre la ville, mais même nous ne prenons aucun soin de nous réconcilier avec Dieu que nous avons tous offensé si souvent et en tant de manières, et que nous avons rejeté bien loin de nous par nos œuvres dépravées. Maintenant donc, si cela vous paraît convenable, que chacun se réconcilie avec celui de ses frères qu'il a offensé, et que le frère pardonne au frère avec bonté. Après cela humilions-nous devant Dieu, faisons le tour de la ville de Jérusalem pieds nus, et implorons la miséricorde de Dieu par l'intercession des saints, afin que ce Dieu tout-puissant, qui s'est revêtu de chair pour nous et au milieu de nous ses serviteurs, détruisant ainsi les formes de sa puissance, qui, humblement assis sur un âne, est entré dans cette ville afin de souffrir pour nous sur la croix le supplice de la mort, tandis que la foule se précipitait en procession à sa rencontre et lui rendait honneur ; afin, disons-nous, que ce Dieu tout-puissant nous ouvre la ville pour l'honneur et la gloire de son nom, et nous accorde à tous d'entrer en jugement avec ses ennemis et les nôtres, lesquels ont usurpé dans leur indignité et souillé le lieu de sa passion et de sa sépulture, et font tous leurs efforts pour nous dépouiller du bienfait de l'humiliation divine et de notre rédemption. Ces paroles furent agréables aux princes et à tout le peuple ; en conséquence, on ordonna publiquement que le sixième jour de la semaine qui était prochain, les clercs eussent à se préparer à faire une procession avec leurs croix et les reliques des saints, et que tous les chevaliers et les hommes forts les suivissent avec leurs trompettes et leurs bannières, marchant pieds nus et portant leurs armes.

Nous exécutâmes donc toutes ces choses avec joie, conformément aux ordres de Dieu et des princes. Nous nous rendîmes sur la montagne des Oliviers, et lorsque nous fûmes arrivés au lieu d'où le Seigneur monta aux cieux après sa résurrection, nous prêchâmes devant le peuple, disant : Puisque nous avons suivi le Seigneur jusqu'au lieu de son ascension, et que nous ne pouvons le suivre plus loin, que chacun pardonne à son frère qui l’a offensé, afin que Dieu nous devienne favorable. Tous en effet pardonnèrent, et faisant de grandes aumônes, ils imploraient la miséricorde de Dieu, lui demandant de ne pas abandonner son peuple au dernier moment, après l'avoir conduit jusque-là glorieusement et miraculeusement. Dieu fut touché de compassion, car tout ce qui nous avait été contraire jusqu'alors se tourna à notre plus grand avantage.

Si j'omets ici beaucoup de choses, il en est une ce pendant que je ne veux point passer sous silence. Tandis que nous faisions le tour de la ville en dehors dans tout l'appareil d'une procession, les Sarrasins et les Turcs nous suivaient dans l'intérieur, nous adressant toutes sortes de railleries, attachant des croix à des potences sur leurs murailles, et les accablant ensuite d'insultes et de coups. Nous vîmes ces insultes de près, et comptant sur la miséricorde de Dieu, nous pressâmes nos travaux de nuit comme de jour, afin de nous rendre maîtres de la ville. Le duc et les comtes de Normandie et de Flandre avaient chargé Gaston de Béarn de diriger les ouvriers qui construisaient les machines, tressaient les claies et travaillaient aux chaussées pour attaquer les remparts. Ce Gaston, prince d'une grande noblesse, était honoré de tout le monde à cause de ses services et de sa vaillance ; en cette occasion il distribua avec sagacité entre les ouvriers le travail que les princes lui avaient confié, et le dirigea avec beaucoup de sagesse et d'activité. Les princes s'occupaient exclusivement du soin de faire transporter les bois nécessaires, et Gaston s'employait avec sollicitude à faire construire les machines dont, on avait besoin. Le comte Raimond avait aussi chargé Guillaume Richard de diriger ses ouvriers sur la montagne de Sion, et l'évêque d'Albar de veiller sur les Sarrasins et les autres hommes qui transportaient du bois. Je dis les Sarrasins, car les hommes du comte avaient pris beaucoup de châteaux et de maisons de campagne, et faisaient travailler des Sarrasins comme des esclaves ; ils se mettaient cinquante ou soixante, et transportaient ainsi sur leur cou une poutre énorme que quatre paires de bœufs n'auraient pu traîner, et qui servait ensuite à la construction des machines. En un mot chacun travaillait avec le même zèle et la même bonne volonté, soit aux constructions, soit aux autres ouvrages auxquels il pouvait être employé, nul ne se montrait paresseux, et l'on ne refusait les services de personne. Tous travaillaient gratis et de plein gré, à l'exception des ouvriers à qui l'on donnait un salaire sur le produit des collectes que l'on avait faites parmi le peuple. Mais le comte payait ce qu'il devait à ses ouvriers sur ses propres revenus. Certainement la main du Seigneur travaillait aussi et aidait à ceux qui travaillaient. Tous nos préparatifs ayant été terminés en peu de temps, et nos machines se trouvant prêtes, les princes tinrent conseil et dirent : Que tout homme se dispose à combattre le cinquième jour de la semaine : en attendant donnons nos soins aux prières, aux veilles et aux aumônes. Vous fournirez vos bêtes de somme, afin qu'avec nos ouvriers et nos bûcherons elles transportent des poutres, des perches, des pieux et de petites branches pour faire des claies. Que les chevaliers se mettent deux à deux pour faire une claie recourbée ou une échelle. Et n'hésitez point à travailler pour Dieu, car dans peu de temps il mettra un terme à vos travaux. Toutes ces propositions furent acceptées avec empressement, et l'on décida ensuite lesquels des princes devaient, avec les gens de leur nation, attaquer chacune des parties de la ville qui furent désignées, et en quels lieux devaient être dressées telles ou telles machines.

Les Sarrasins enfermés dans la ville, voyant la grande quantité de machines que nous construisions, firent de tels travaux sur les points les plus faibles de leurs murailles, que quelques-uns des nôtres désespérèrent de pouvoir les attaquer avec succès. Le jour fixé pour l'assaut s'approchait. Le duc, le comte de Flandre et le comte de Normandie, voyant les nombreux et grands travaux de fortifications que les Sarrasins avaient faits pour les opposer à nos entreprises, transportèrent pendant toute la nuit leurs machines, leurs claies et leurs autres instruments de guerre vers cette partie de la ville qui s'étend depuis l'église du bienheureux Etienne jusqu'à la vallée de Josaphat. Vous tous qui lirez ceci, ne croyez point que ce fût un petit travail ou une entreprise insignifiante. Il y avait presque un mille de distance depuis le lieu d'où, les machines toutes démontées étaient transportées, pièce par pièce, jusqu'à celui où on les remontait de nouveau. Le matin venu, les Sarrasins furent frappés de stupeur en voyant que, dans l'espace de la nuit, on avait transporté sur ce point tous les instruments de guerre et toutes les tentes, et les nôtres même n'éprouvèrent pas une moindre surprise. Là, tout fidèle pu reconnaître d'une manière évidente que la main de Dieu était avec nous. Ce changement fut fait d'abord parce que la nouvelle position était plus en plaine et offrait par conséquent plus de facilité pour pousser les instruments de guerre contre les murailles, car on ne pouvait les mouvoir que sur un terrain plat, et en second lieu, parce qu'on reconnut que ce côté de la ville était plus faible : comme il se trouvait plus éloigné de notre camp, du côté du septentrion, les assiégés n'y avaient pas fait de nouveaux travaux de défense.

Dans le même temps le comte et les siens travaillaient avec non moins d'ardeur sur la montagne de Sion, qui se trouve au midi de la ville. Il avait alors beaucoup d'hommes pour l'aider, savoir Guillaume Richard, et avec lui tous les marins Génois, qui, comme je l'ai dit, avaient perdu leurs navires devant Joppé. Ils en avaient retiré les cordes ; leurs marteaux en fer, leurs clous, leurs scies, leurs doloires et leurs haches et instruments nous furent dans la suite infiniment utiles.

Mais pourquoi m'arrêter plus longtemps à ces détails ? Le jour assigné pour le combat étant arrivé, on commença l'assaut. Voici le seul fait que je veuille rapporter avant d'aller plus loin. Selon l'opinion de beaucoup de personnes et la nôtre, il y avait alors dans l'intérieur de la ville jusqu'à soixante mille hommes de guerre, indépendamment des petits enfants et des femmes, dont le nombre était incalculable. Les nôtres, autant que nous pouvons l'évaluer, n'étaient pas plus de douze mille hommes en état de porter les armes, mais nous avions beaucoup d'hommes faibles et de pauvres, et il y avait dans notre armée douze à treize cents chevaliers, à ce que je crois, et pas davantage. Nous disons ces choses afin que vous compreniez que, soit que l'on entreprenne de grandes ou de petites choses, ce que l'on entreprend au nom du Seigneur n'est jamais entrepris en vain ; et les pages qui vont suivre serviront à le prouver.

Dès que les nôtres commencèrent à menacer les tours et les murailles, on vit voler de tous côtés des pierres lancées par les machines et les pierriers, et des flèches innombrables comme la grêle. Mais les serviteurs de Dieu supportèrent patiemment ces maux, ayant résolu dans leur foi ou de succomber, ou de se venger en ce jour de leurs ennemis. On combattait donc sans que rien annonçât la victoire. Lorsque les nôtres se furent approchés des murailles avec leurs machines, les assiégés se mirent à lancer non seulement des pierres et des flèches, mais encore du bois et de la paille, avec du feu par-dessus ; puis ils jetèrent sur les machines des marteaux en bois enveloppés de poix, de cire, de soufre, d'étoupes et de petits chiffons enflammés, et ces marteaux étaient garnis de clous de tous côtés, en sorte que sur quelque point qu'ils tombassent, ils s'y attachaient aussitôt et s'embrasaient ensuite. Les assiégés jetaient ainsi du bois et de la paille, afin que la flamme arrêtât du moins ceux que ne pouvaient arrêter ni le glaive ni la vue de ces hautes murailles, ni les fossés profonds qui les en séparaient. On combattit ce jour-là depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, et d'une manière tellement admirable que je ne crois pas qu'on ait jamais rien fait de plus étonnant. Nous invoquions encore le Dieu tout-puissant notre chef et notre guide, remplis de confiance en sa miséricorde, lorsque la nuit survint et redoubla les craintes que l'on éprouvait dans les deux camps opposés. Les Sarrasins redoutaient, que les nôtres ne prissent possession de la ville pendant la nuit, ou que du moins le jour suivant, après avoir renversé les ouvrages avancés et comblé les fossés, ils ne parvinssent plus facilement à se rendre maîtres des murailles. Les nôtres, de leur côté, ne redoutaient qu'une seule chose, savoir, que les Sarrasins ne trouvassent quelque moyen d'incendier les machines qu'on avait rapprochées d'eux, et de prendre de nouvelles forces à la suite de cet événement. En conséquence, des deux côtés on veilla pour se garder, on travailla, et l'on fut en proie aux sollicitudes qui chassent le sommeil. D'un côté était une espérance positive, de l'autre une crainte agitée. Les uns, portés de bonne volonté, travaillaient à l'œuvre de Dieu pour prendre la ville ; les autres, combattant pour la loi de Mahomet, étaient forcés de travailler à l'œuvre de la résistance. Vous ne sauriez croire les efforts prodigieux et de toute espèce qui furent faits durant cette nuit des deux côtés. Le matin venu, les nôtres furent saisis d'une telle ardeur qu'ils s'avancèrent vers les murailles et y poussèrent leurs machines. Les Sarrasins en avaient fait de leur côté un si grand nombre qu'ils en opposaient neuf ou dix à chacune des nôtres et mettaient ainsi de grands obstacles à nos entreprises. Ce jour cependant était le neuvième que le prêtre avait indiqué comme celui où la ville devait être prise. Mais pourquoi m'arrêté-je plus longtemps ? Déjà nos machines étaient toutes fracassées par le grand nombre de coups de pierres qu'elles avaient reçus, et nos hommes succombaient à l'excès de leur fatigue. Mais il restait encore la miséricorde de Dieu, toujours inexpugnable, qui n'a jamais été vaincue et qui se manifeste toujours en temps opportun au milieu des plus grandes tribulations.

Voici un fait que je ne veux pas passer sous silence. Tandis que deux femmes cherchaient à ensorceler l'un de nos pierriers, une pierre fortement lancée atteignit et mit en pièces ces deux femmes, ainsi que trois enfants, et chassant leurs âmes de leurs corps, détourna les effets de leurs enchantements.

Vers midi les nôtres étaient déjà tout en désordre par suite de leur fatigue et du désespoir auquel ils se livraient ; car chacun d'eux avait en tête plusieurs adversaires, les murailles étaient en outre très solides et élevées, et les ennemis avaient en leur faveur beaucoup de ressources et de circonstances propices qui les aidaient à se défendre et se tournaient contre nous. Entre cet affaiblissement des nôtres et cette élévation de nos adversaires s'avança comme médiatrice la miséricorde de Dieu qui convertit notre deuil en joie, et puisse-t-elle ne nous être jamais enlevée ! Tandis que quelques-uns des nôtres tenaient déjà conseil entre eux pour enlever leurs machines, dont les unes étaient détruites par le feu, les autres toutes brisées, un chevalier venant de la montagne des Oliviers et portant un bouclier s'avança vers ceux qui étaient avec le comte et vers les autres, pour les appeler à entrer dans la ville. Nous n'avons jamais pu savoir quel était ce chevalier. A cette vue les nôtres déjà toutkn-guissans se ranimèrent et coururent vers les murailles, les uns portant des échelles, les autres lançant des cordes par dessus. Quelques jeunes gens allumèrent des flèches et les lancèrent tout embrasées sur les matelas qui garnissaient les redoutes que les Sarrasins avaient élevées en face de la tour en bois qui appartenait au duc et aux deux comtes. Ces matelas étaient remplis de coton. Le feu ayant pris mit en fuite ceux qui défendaient ce point. Alors le duc et ceux qui étaient avec lui rabattirent promptement la claie qui recouvrait la partie antérieure de la tour de bois depuis son sommet jusqu'à son milieu, et en ayant fait un pont, ils s'élancèrent avec une audace intrépide pour entrer dans la ville. Tancrède et le duc de Lorraine furent des premiers à entrer, et tout ce qu'ils répandirent de sang en cette journée est à peine croyable. Tous les autres montèrent à leur suite, et déjà les Sarrasins en étaient réduits à le souffrir.

Voici une chose étonnante qu'il faut aussi que je dise. Tandis que la ville était déjà comme prise par les Français, les Sarrasins résistaient encore à ceux qui étaient avec le comte, comme s'ils n'eussent jamais dû être vaincus. Mais comme les nôtres étaient déjà en possession des remparts et des tours, on put voir dès lors des choses admirables. Parmi les Sarrasins, les uns étaient frappés de mort, ce qui était pour eux le sort le plus doux ; d'autres percés de flèches se voyaient forcés de s'élancer du haut des tours, d'autres encore, après avoir longuement souffert, étaient livrés aux flammes et consumés par elles. On voyait dans les rues et sur les places de la ville des monceaux de têtes, de mains et de pieds. Les hommes de pied et les chevaliers ne marchaient de tous côtés qu'à travers les cadavres. Mais tout cela n'était encore que peu de chose, si nous en venons au temple de Salomon, où les Sarrasins avaient coutume de célébrer les solennités de leur culte. Qu'arriva-t-il en ces lieux ? Si nous disons la vérité, nous ne pourrons obtenir croyance. Qu'il suffise de dire que dans le temple et dans le portique de Salomon, on marchait à cheval dans le sang jusqu'aux genoux du cavalier et jusqu'à la bride du cheval. Juste et admirable jugement de Dieu, qui voulut que ce lieu même reçût le sang de ceux dont les blasphèmes contre lui l'avaient si longtemps souillé. La ville se trouvant ainsi remplie de cadavres et inondée de sang, quelques Sarrasins se réfugièrent dans la tour de David, et ayant demandé au comte Raimond de leur garantir leur sécurité par sa droite, ils lui rendirent cette citadelle.

Après la prise de la ville, il était beau de voir avec quelle dévotion les pèlerins se rendaient au sépulcre du Seigneur, battant des mains, se livrant aux transports de leur joie, et chantant un cantique nouveau au Seigneur. Leurs cœurs offraient au Dieu vainqueur et triomphant des tributs de louanges qui ne peuvent se raconter. Un nouveau jour, des transports de joie tout nouveaux, une allégresse toute nouvelle et à jamais durable, enfin le terme et la consommation ide cette entreprise et des vœux du peuple, tout cela imposait à tous les Chrétiens des paroles nouvelles, un cantique nouveau. Ce jour, à jamais célèbre dans tous les siècles à venir, changea toutes nos douleurs et nos fatigues en joie et en transports d'allégresse : ce jour, dis-je, qui fut celui de raffermissement de toute la chrétienté, de l'anéantissement du paganisme, du renouvellement de notre foi, ce jour qu'à fait le Seigneur, réjouissons-nous et soyons pleins d'allégresse,[10] parce qu'en lui le Seigneur a brillé et a béni son peuple.

En ce jour le seigneur Adhémar évêque du Puy fut vu dans la ville par beaucoup de Chrétiens, et un grand nombre de personnes attestent qu'il fut le premier à monter sur la muraille, et invita ses compagnons et le peuple à monter après lui. En ce jour les Apôtres rejetés de Jérusalem avaient été dispersés dans le monde entier ; en ce même jour les enfants des Apôtres reconquirent leur ville et leur patrie pour Dieu et pour leurs pères. Ce jour a rendu célèbres les ides de juillet,[11] pour les louanges et la gloire du nom de Christ, qui a donné aux prières de son Église la ville et la patrie qu'il avait juré à leurs pères de lui accorder, et qui l’a rendue à leurs enfants en toute fidélité et en bénédiction. En ce jour nous célébrâmes l'office de la Résurrection, parce que celui qui était ressuscité avec puissance du milieu des morts, nous ressuscita par sa grâce en ce même jour. Que ce que je viens de dire suffise à mon récit.

Sept jours s'étant écoulés, le huitième les princes commencèrent à s'occuper solennellement d'élire parmi eux un roi qui prît soin de toutes choses, qui recueillît les tributs du pays, auquel le peuple se pût adresser, et qui pourvût à prévenir les maux que l’on pouvait redouter. Tandis qu'ils y travaillaient, quelques hommes du clergé se rassemblèrent et dirent aux princes : Nous approuvons votre élection, pourvu que vous la fassiez justement et dans l'ordre convenable. Et comme les choses éternelles passent toujours avant les choses temporelles, de même choisissez d'abord un vicaire spirituel, et après cela vous élirez celui qui aura à diriger les affaires de ce monde. Si vous ne faites pas ainsi, nous pensons que votre élection sera nulle. Les princes en entendant ces paroles s'en irritèrent extrêmement et continuèrent à s'occuper de leur élection. Le clergé se trouvait fort affaibli depuis la mort du seigneur Adhémar évêque du Puy, qui durant sa vie, nouveau Moïse, avait contenu notre armée, en la nourrissant des choses du ciel et des allocutions divines. Après lui Guillaume d'Orange, homme et évêque de précieuse mémoire, avait voulu nous servir selon la mesure de ses forces ; mais bientôt il reposa en paix dans la ville de Marrah. Les bons nous ayant été ainsi enlevés, le clergé, si l'on en excepte l'évêque d'Albar et quelques autres, se montra humble depuis ce moment, et l'évêque de Martorano, qui marcha autrement que dans la droite ligne, s'étant emparé frauduleusement de l'église de Bethléem, fut trois ou quatre jours après enlevé par les Sarrasins, et ne reparut plus parmi nous.

Les princes donc, dédaignant les remontrances et l'opposition des hommes du clergé, invitèrent le comte de Saint-Gilles à accepter la royauté. Mais il déclara qu'il aurait horreur de porter le nom de roi dans cette ville, ajoutant toutefois qu'il donnerait son consentement à l'élection de tout autre. En conséquence les princes élurent de la même manière le duc et le présentèrent devant le sépulcre du Seigneur. Après cela le duc demanda au comte la tour de David : mais celui-ci s'en défendit, disant qu'il voulait demeurer dans le pays jusqu'à Pâques et y être traité honorablement, de même que tous les siens. Le duc déclara qu'il renoncerait à tout le reste plutôt que de céder la tour, et il en résulta de fréquentes altercations. Les comtes de Flandre et de Normandie tenaient pour le duc, ainsi que presque tous les hommes du pays du comte, ceux-ci espérant qu'après qu'il aurait rendu la tour, ils pourraient s'en retourner avec lui. Et ce ne fut pas seulement en ce point que les Provençaux se montrèrent contraires à leur seigneur le comte ; ils inventèrent en outre beaucoup d'imputations odieuses pour empêcher qu'il ne fût élu roi. Privé des conseils de ses compagnons et de ses amis, le comte, au lieu de s'exposer à un jugement, remit la tour entre les mains de l'évêque d'Albar, et celui-ci rendit la tour au duc sans attendre le jugement. L'évêque ayant été, pour ce fait, accusé de trahison, déclara qu'il avait été contraint et qu'on lui avait fait violence. J'ai de couvert à ce sujet qu'il était vrai qu'on avait transporté une grande quantité d'armes dans la maison du patriarche ; l'évêque demeurait auprès de l'église du Seigneur ; mais l’évêque parlait en outre d'une violence qui lui avait été faite, et très souvent il en accusa en secret les gens même de la maison du comte. Lorsque la tour eut été livrée, le comte s'enflamma d'une grande colère contre tous les siens, disant qu'il était déshonoré et ne pouvait demeurer plus long temps dans ce pays. Nous partîmes donc de Jérusalem pour Jéricho, et ayant pris des rameaux, nous nous rendîmes vers le Jourdain, et comme Pierre Barthélemi l'avait ordonné, nous fîmes un bateau d'osier, et y ayant placé le comte nous le transportâmes de l'autre côté, car n'ayant pas trouvé de navires, nous jugeâmes n'avoir rien de mieux à faire. Après cela nous le revêtîmes d'une chemise et d'une tunique neuve, faisant comme il nous avait été ordonné ; mais nous ignorons encore pourquoi l'homme de Dieu nous avait prescrit ces choses.[12]

Après cela nous retournâmes à Jérusalem. En ce même temps Arnoul, chapelain du comte de Normandie, fut élu patriarche par quelques individus, malgré l'opposition des gens de bien, soit parce qu'il n'était pas sous-diacre, soit surtout parce qu'il était fils d'un prêtre, enfin, parce que pendant le voyage on l'avait accusé de mœurs déréglées, à tel point qu'on avait fait même à son sujet des chansons indécentes qui étaient devenues populaires. Cependant Arnoul ne redoutant point, dans l'entraînement de son ambition, les décisions canoniques, oubliant son origine et les reproches de sa conscience, souleva le peuple contre les hommes de bien et se fit élever au siège patriarcal, au milieu des hymnes et des chants et aux grands applaudissements du peuple. La vengeance divine appesantie sur l'évêque de Martorano, qui avait été l'instigateur et le directeur de cette entreprise, ne put même effrayer Arnoul, et de plus on le vit sans cesse enlever des bénéfices aux clercs qui possédaient des autels dans l'église du Seigneur, ou auxquels on avait assigné des salaires pour quelque service de surveillance. S'étant emparé de ce pouvoir, Arnoul en vint à demander aux habitants de Jérusalem où était la croix que les pèlerins avaient coutume d'adorer avant la prise de la ville. Les habitants nièrent d'abord et voulurent établir par serment et par d'autres moyens qu'ils n'en savaient rien, mais enfin ils furent forcés à l'avouer et dirent alors : Il est évident que Dieu vous a choisi, qu'il vous a délivré de toutes les tribulations et vous concède cette ville et beaucoup d'autres encore. Ce n'est pas par la force de votre bras, mais dans sa colère que votre guide et votre Seigneur, aveuglant les impies, vous ouvre les villes les mieux fortifiées et livre pour vous de redoutables combats. Quelle ne serait pas notre obstination, en voyant le Seigneur avec vous, de persister à vous cacher ses bienfaits ? Après cela, ils les conduisirent devant la porte d'une église, et creusant en terre ils leur rendirent la croix. Tous les nôtres se réjouirent, célébrèrent les louanges du Dieu tout-puissant et lui rendirent grâce, puisqu'il nous livrait non seulement la ville dans laquelle il a souffert, mais les insignes même de sa passion et de sa victoire, afin que nous pussions l'embrasser des bras de la foi, avec d'autant plus d'ardeur que nous verrions plus positivement devant nous les gages de notre salut.

Mais tandis qu'on venait de régler, ainsi que je l'ai déjà rapporté, que le duc de Lorraine posséderait la ville, taudis que le comte Raimond était accablé de douleur et de bonté, après avoir perdu si promptement la tour de David, qui était comme la capitale de tout le royaume des Juifs, et se dispo sait en conséquence à repartir avec la plupart des gens de son pays, on nous apprit que le roi de Babylone était arrivé à Ascalon, suivi d'une multitude innombrable de Païens : il venait, nous disait-on, assiéger Jérusalem, mettre à mort tous les Francs de, vingt ans et, au dessus, et faire prisonniers tous les ; autres ainsi que les femmes, pour donner des hommes aux femmes de sa nation et des femmes aux jeunes gens, afin que les maîtres de Babylone eussent ; par la suite à leur service des familles belliqueuses de la race des Francs ; non content de cela, il disait encore qu'il en ferait, autant dans Antioche et contre Boémond, qu'il placerait sur sa tête la couronne de Damas et de beaucoup d'autres villes, ajoutant que les Turcs et les Francs vainqueurs des Turcs n'étaient rien en comparaison de la multitude de ses gens de pied et de ses chevaliers. Et non content encore de tout cela, il vomissait des blasphèmes contre Dieu, disant qu'il détruirait le lieu de la naissance du Seigneur, la crèche où il avait été couché, le lieu de la Passion et le Golgotha, où l'on disait qu'avait coulé le sang du Seigneur suspendu sur la croix, le lieu de la sépulture du Seigneur et tous les autres lieux saints situés dans la ville ou dans les environs, qui sont l'objet des respects du peuple Chrétien ; qu'il les détruirait jusque dans leurs fondements, qu'il retournerait la terre et en jetterait ensuite la poussière dans la mer, afin qu'il ne demeurât plus aucun souvenir du Seigneur que les Francs pussent désormais rechercher dans ces contrées.

Lorsqu'on nous eut rapporté toutes ces choses et beaucoup d'autres encore, au sujet de cette immense multitude qui accompagnait le tyran, lorsqu'on nous eut appris que tous étaient rassemblés à Ascalon, ville qui n'est éloignée de Jérusalem que d'une journée et demie de marche, nos princes et le clergé se réunirent, et tous se rendant pieds nus au sépulcre du Seigneur, faisant des prières et versant des larmes, implorèrent la miséricorde du Seigneur, le suppliant ; de délivrer son peuple qu'il avait jusqu'alors rendu vainqueur de tous ses ennemis, et, puisqu'il avait purifié le lieu de sa sanctification, de ne pas souffrir, à cause de son nom, que ce lieu fût de nouveau souillé. Après cela, marchant toujours pieds nus, chantant des psaumes et des hymnes, invoquant l'intercession des saints et la miséricorde de Dieu, nous nous rendîmes au temple du Seigneur, et là nous prosternant devant lui en corps et en esprit, afin qu'il se souvînt de la bénédiction qu'il avait répandue aux mêmes lieux, nous dîmes : Si votre peuple a péché contre vous, et se convertissant ensuite, fait pénitence et vient prier en ce lieu, écoutez-le du haut des cieux, Seigneur, et délivrez-le des mains de ses ennemis.[13] Ensuite ayant reçu la bénédiction des évêques, les princes résolurent de se préparer à la guerre et de pourvoir à la sûreté de la ville.

Le duc partit donc avec ses chevaliers, afin de s'assurer plus positivement de la réalité des bruits que la renommée publiait au sujet de l'émir. Etant arrivé dans les plaines de Ramla, le duc renvoya aux comtes l'évêque de Martorano pour leur porter ses réponses, Ceux-ci étant alors assurés de la guerre, informèrent tous les vaillants hommes qui étaient demeurés dans la ville, de la nécessité de faire cause commune en cette occasion ; et, adressant nos supplications à Dieu, prenant avec nous nos armes et la lance du Seigneur, nous partîmes de Jérusalem, et nous arrivâmes le même jour dans la plaine. Le lendemain nous nous réunîmes à l'armée, et nous nous avançâmes en plusieurs corps, qui se gardaient soigneusement de tous côtés. Le soir, lorsque nous fûmes arrivés auprès du fleuve situé sur là route de ceux qui vont de Jérusalem à Ascalon, nous y trouvâmes des Arabes qui faisaient paître en ces lieux des troupeaux innombrables de moutons, de bœufs et de chameaux. En voyant cette multitude d'hommes et d'animaux, les nôtres crurent qu'un combat allait s'engager et prenant aussitôt leurs armes, deux cents chevaliers se portèrent en avant. Les autres armés aussi, comme je l'ai déjà dit, continuèrent à marcher en neuf corps. Il y en avait trois sur le derrière, trois à l'avant-garde et trois au centre, en sorte que de quelque côté que les ennemis vinssent nous attaquer, trois corps pussent toujours leur faire face, et les corps du milieu porter secours à tous ceux qui en auraient besoin. Les pasteurs Arabes, voyant nos chevaliers qui se portaient en avant, quittèrent leurs troupeaux, et comme si Dieu eût dû jeter ses regards sur eux de même que sur nous….,[14] ils entreprirent de soutenir le combat contre nous tous. Il y avait du côté des Arabes environ trois mille hommes armés. Je crois pouvoir dire qu'il n'y avait pas plus de douze cents chevaliers dans notre armée, et je n'oserais évaluer la foule des gens de pied au-delà de neuf mille hommes. Les bergers ayant été mis en fuite, nous leur enlevâmes un butin tel que nous n'en avions jamais vu jusqu'à ce jour ; quelques-uns des Arabes furent tués et nous ne fîmes qu'un petit nombre de prisonniers. Après cette affaire nous demeurâmes dans le même lieu, parce qu'il était déjà tard. Alors nous forçâmes nos prisonniers à nous faire connaître les intentions des ennemis, leurs dispositions et leur nombre. Ils nous déclarèrent donc que leur volonté était d'assiéger Jérusalem, d'en expulser les Francs, de les tuer et de les faire prisonniers, et ils ajoutèrent que l'émir était campé à cinq lieues de là, et qu'il en partirait le lendemain pour marcher sur nous. Quant à, la force de son armée, aucun d'eux n'en avait une idée, précise, parce qu'elle s'augmentait de jour en jour. Interrogés ensuite sur eux-mêmes et sur leurs compagnons, ils dirent qu'ils étaient les bergers de ces troupeaux, qui devaient être distribués dans l'armée des Babyloniens pour leur salaire.

Assurés d'avoir à combattre et remplis de joie, les nôtres se remirent les uns aux autres leurs torts et offenses réciproques. Puis s'étant confessés de leurs péchés et de leurs omissions, ils se trouvèrent tellement fortifiés, qu'ils ne purent croire que leurs ennemis soutinssent le combat contre eux. Chacun trouvait dans le fond de son cœur une si grande sécurité, qu'il regardait les ennemis comme plus timides que les cerfs, plus faibles que les moutons. Cette sécurité était grande en nous, parce que nous croyions que Dieu était avec nous, et qu'en raison des blasphèmes proférés contre lui, il agirait pour sa propre cause, quand même la nôtre serait plus faible ; en sorte que, quant à nous, nous le regardions comme notre défenseur, et nous considérions, quant à lui, comme ses auxiliaires. On publia donc dans l'armée que tous eussent à se tenir prêts à combattre le lendemain, que chacun se soumît aux princes de son pays, que personne ne songeât au butin, et l'on prononça l'excommunication contre quiconque oserait toucher à quelque chose avant la fin de la bataille. Nous passâmes cette nuit assez misérablement ; nous n'avions point de tentes, peu de pain, point de vin, peu de grains et de sel, cependant de la viande en grande abondance, en sorte que nous mangeâmes de la viande, et la chair des moutons nous servit de pain.

L'aurore du jour suivant commençait à poindre, lorsque les trompettes et les cors appelèrent au combat notre troupe déjà tout éveillée. Nous partîmes donc au point du jour, ayant, comme je l'ai dit, pourvu de tous côtés au soin de notre défense, et nous conduisîmes l’armée de Dieu vers le camp de Mahomet. Les ennemis cependant étaient demeurés dans leurs positions, ne croyant pas même que nous pussions tenir à l'abri de nos remparts après leur arrivée. Lorsqu'ils apprirent le massacre et la déroute de leurs bergers, ils dirent : Les Francs sont venus pour enlever du butin, et ils sont repartis avec leur prise. Car ils étaient instruits tous les jours par ceux qui s'étaient enfuis de Jérusalem, et de notre petit nombre, et de la faiblesse de notre peuple et de nos chevaux. D'ailleurs se confiant en leur multitude et en leurs forces, ils croyaient n'avoir besoin que de cracher sur nous, pour nous submerger nous et notre camp. De plus, leurs sorciers et leurs augures leur avaient dit, à ce qu'on rapporte de ne pas quitter leur camp avant le septième jour de la semaine, et de ne pas nous combattre, parce que, s'ils voulaient entreprendre quelque chose plus tôt, cela leur tournerait à mal.

De notre côté, nous nous avancions formés en neuf corps, comme je l'ai déjà dit. Dieu multipliait son armée, si bien que nous ne paraissions point inférieurs en nombre à nos ennemis. Les animaux que nous avions pris marchaient avec nous, et se réunissant en troupeaux, sans que personne les poussât, ils s'arrêtaient avec ceux qui s'arrêtaient, couraient avec ceux qui couraient, marchaient en avant avec ceux qui marchaient en avant.......[15] Ces objets précieux étaient en immense quantité. Qui pourrait aussi compter toutes les armes et les tentes que nous enlevâmes ? Les ennemis voyant qu'ils avaient perdu tant de monde, et que les nôtres occupaient leur camp en toute sécurité, s'abandonnant à la joie de la victoire, et enlevant leurs dépouilles, rentrèrent en eux-mêmes, et dirent : Notre seule ressource est dans la fuite, que tardons-nous ? Si aujourd'hui fatigués par le voyage, à demi-morts de faim et de soif, ils ont ainsi renversé nos troupes du premier choc, que feront-ils donc lorsqu'ils seront reposés, rafraîchis et vainqueurs, contre des hommes à demi-morts, dont le nombre est fort diminué et qui sont frappés de terreur ? Les ennemis donc, saisis de consternation, retournèrent à Ascalon, qui se trouvait à un mille de notre camp, mais tous n'y rentrèrent pas. Alors le comte Raimond résolut d'envoyer à l'émir un nommé Boémond, turc d'origine, qui avait porté les armes contre nous, pour rechercher son amitié, en se plaignant à lui de ce qu'il n'avait pas voulu rendre la liberté à Jérusalem, et pour tâcher de savoir en même temps s'il se préparait à combattre de nouveau ou à prendre la fuite, et comment il se conduirait après sa défaite.[16]

Cependant un messager se rendit auprès de Tancrède et du comte Eustache, pour les inviter à faire leurs dispositions, et à partir pour aller prendre possession de la ville de Naplouse. Ils partirent donc, emmenant avec eux beaucoup de chevaliers et d'hommes de pied, et arrivèrent devant cette ville, dont les habitants se rendirent aussitôt à eux. Après cela le duc Godefroi, roi de Jérusalem, leur manda de partir sans délai, pour venir prendre part à la guerre, pour laquelle l'émir de Babylone faisait ses préparatifs dans Ascalon. Ils pressèrent donc leur marche, entrèrent dans les montagnes, cherchant à rencontrer et à combattre les Sarrasins, et arrivèrent ainsi à Césarée. S'étant rendus aussi sur les bords de la mer, ils y trouvèrent un grand nombre d'Arabes, qui étaient les éclaireurs de l'armée ennemie. Les nôtres les poursuivirent et leur enlevèrent plusieurs hommes, qui leur apprirent des nouvelles de leurs adversaires, en quel lieu et en quel nombre ils se trouvaient, et sur quel point ils faisaient leurs dispositions pour combattre les Chrétiens. Tancrède, dès qu'il en fut instruit, envoya un messager à Jérusalem au duc Godefroi, au patriarche et aux autres princes, leur faisant dire : Sachez que l'émir se prépare dans Ascalon à nous faire la guerre. Venez donc en hâte avec toutes les forces que vous pourrez ; rassembler. Alors le duc ordonna d'appeler tous les fidèles à marcher vers Ascalon, à la rencontre des ennemis. Lui-même, accompagné de l'évêque de Martorano, quitta la ville le troisième jour de la semaine avec le patriarche et le comte Robert de Flandre. Le comte de Saint-Gilles et le comte de Normandie déclarèrent en même temps qu'ils ne sortiraient que lorsqu'ils seraient bien assurés de la guerre, et ils ordonnèrent à leurs chevaliers de se porter en avant pour reconnaître s'il devait y avoir quelque engagement, et de revenir au plutôt les en prévenir, parce qu'eux-mêmes se trouveraient tout prêts à s'y rendre. Les chevaliers partirent donc, et ayant vu toutes les dispositions des ennemis, revinrent aussitôt rapporter ce qu'ils avaient vu de leurs propres yeux. En même temps le duc, ayant fait venir l'évêque de Martorano, l'envoya aussi à Jérusalem, afin que les chevaliers qui y étaient encore eussent à se préparer et à venir le rejoindre. L'évêque de Martorano repartit ensuite de Jérusalem, rapportant des réponses au patriarche et au duc, mais les Sarrasins s'avancèrent à sa rencontre, le firent prisonnier et l'emmenèrent avec eux.

Pierre l'Ermite demeura à Jérusalem pour surveiller et pour prescrire aux Grecs et aux Latins, ainsi qu'à tous les clercs, d'accomplir fidèlement une procession devant Dieu, et de faire des aumônes et des prières, afin que Dieu accordât la victoire à son peuple. Les clercs et les prêtres revêtus de leurs habits sacrés conduisirent la procession au temple du Seigneur, et célébrèrent des messes et des prières publiques, afin que Dieu défendît son peuple. Enfin le patriarche, les évêques et les autres seigneurs se trouvèrent rassemblés sur les bords du fleuve, situé de ce côté de la ville d'Ascalon. Là on enleva un grand nombre d'animaux, des bœufs, des chameaux, des moutons et toute sorte de butin. Les Arabes s'avancèrent au nombre de trois cents environ, les nôtres s'élancèrent sur eux, leur enlevèrent deux hommes et poursuivirent les autres jusqu'au gros de leur armée. Sur le soir, le patriarche fit publier dans l'armée que tous eussent à être prêts pour la bataille dès le lendemain de grand matin, et il prescrivit que nul ne s'occupât d'enlever du butin, avant l'issue du combat, sous peine d'excommunication, ajoutant que, plus tard tous pourraient revenir jouir de leur bonheur, et enlever les choses que le Seigneur leur aurait destinées par avance. Dès le point du jour, les nôtres entrèrent dans une belle vallée, située sur les bords de la mer, et formèrent leurs divers corps. Le duc organisa le sien, et le comte de Normandie, le comte de Saint-Gilles, le comte de Flandre, le comte Eustache, et enfin Tancrède et Gaston réunis en firent autant, chacun pour le corps qu'il commandait. Ils réglèrent que les hommes de pied et les archers marcheraient en avant des chevaliers, et après avoir ainsi fait toutes leurs dispositions, ils s'avancèrent pour aller combattre au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Le duc Godefroi était sur la gauche avec son corps d'armée, et le comte de Saint-Gilles sur la droite le long de la mer. Le comte de Normandie, le comte de Flandre, Tancrède et tous les autres s'avançaient à cheval, par le centre. Tandis que les nôtres se portaient en avant avec lenteur, les Païens demeuraient en place et se préparaient à combattre. Chacun d'eux portait un petit vase suspendu à son cou, afin de pouvoir boire lorsqu'ils se lanceraient à notre poursuite, mais il n'en fut pas ainsi, grâce à Dieu. Le comte de Normandie reconnaissant l'étendard de l'émir, garni d'une pomme d'or à l'extrémité d'une lance, qui était recouverte en argent, s'élança sur lui avec impétuosité et le blessa mortellement. D'un autre côté, le comte de Flandre attaqua les ennemis avec la plus grande vigueur, et Tancrède se précipita au milieu même de leurs tentes. A cette vue les Païens prirent la fuite en toute hâte ; ils formaient cependant une multitude incalculable, et personne ne connaît leur nombre, si ce n'est Dieu seul. L'entreprise de les combattre était prodigieuse, mais la puissance divine marchait avec nous, si grande, si forte que nous remportâmes sur le champ la victoire. Les ennemis de Dieu demeuraient aveuglés et stupéfaits : à l'aspect des chevaliers du Christ, les yeux ouverts ils ne voyaient rien, et n'osaient se dresser contre les Chrétiens, tant la puissance de Dieu les remplissait d'épouvanté. Leur terreur était si grande, qu'on les voyait monter sur des arbres, croyant pouvoir y trouver un asile, ou s'y cacher. Mais les nôtres leur lançaient des flèches, ou les perçaient de leur lance et de leur glaive, et les faisaient ainsi tomber violemment par terre. D'autres se jetaient la face contre terre, n'osant se tenir debout devant nous, et les nôtres les mettaient à mort, comme un homme tue des animaux sur le marché. Du côté de la mer le comte de Saint-Gilles en tua aussi un nombre infini ; d'autres encore se précipitèrent dans la mer, et d'autres s'enfuirent de divers côtés. L'émir de Babylone étant arrivé devant Ascalon, triste et versant des larmes, s'écria : O esprits des dieux, qui jamais a vu ou appris de semblables choses ? Tant de puissance, tant de force, tant de chevaliers qu'aucune autre nation n'avait encore battus, viennent d'être vaincus par cette petite race des Chrétiens ! Malheur à moi ! triste et affligé, que dirai-je de plus ? J'ai été vaincu par une race de mendiants, dénuée d'armes, la plus pauvre de toutes, et qui ne possède qu'un sac et une besace. Maintenant elle poursuit et massacre la race Égyptienne, qui lui a si souvent prodigué ses aumônes, lorsque jadis elle venait mendier dans toute l'étendue de notre patrie ! J'ai conduit deux cent mille chevaliers pour défendre cette ville, et je les vois, fendant la bride à leurs chevaux, fuir sur la route de Babylone, n'osant se retourner contre la race des Francs. Je jure par Mahomet et par toutes les puissances des dieux, que désormais je ne prendrai plus de chevaliers à ma solde, puisque j'ai été chassé par une race étrangère, et qui ne fait que d'arriver, j'avais rassemblé et amassé des armes de toute espèce, et toutes sortes de machines pour les assiéger dans Jérusalem, et eux-mêmes m'ont prévenu, et sont venus m'attaquer à deux journées de marche. Malheur à, moi ! que dirai-je de plus ? Je serai à jamais déshonoré dans la terre de Babylone.

Les nôtres enlevèrent l'étendard de l'émir, et le comte de Normandie l'acheta au prix de vingt marcs d'argent et le donna au patriarche, en l'honneur de Dieu et du saint sépulcre. Un autre acheta une épée pour soixante byzantins. Nos ennemis furent donc vaincus par nous, avec la faveur de Dieu. Leurs vaisseaux étaient arrivés sur la côte : les hommes qui les montaient, ayant vu l'émir s'enfuir avec son armée, détachèrent aussitôt leurs voiles et se lancèrent dans la haute mer. Les nôtres revinrent alors dans les tentes des vaincus, enlevèrent d'innombrables dépouilles, de l'or et de l'argent en quantité, toutes sortes d'animaux, des armes et des instruments de toute espèce ; ils emportèrent tout ce qu'ils voulurent et livrèrent le reste aux flammes. Puis, ils retournèrent à Jérusalem, se livrant à des transports de joie et emmenant avec eux tout ce qui pouvait leur être de quelque utilité. Cette bataille fut livrée le 12 d'août, et les fidèles remportèrent cette grande victoire par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit, Dieu dans l'infini des siècles. Amen !

FIN DES MEMOIRES DE RAIMOND D’AGILES.

[9] Psaume 106, v. 33.

[10] Psaume 117, v. 23.

[11] Le 15 juillet 1099.

[12] Les deux fragments qui suivent ne sont probablement pas de Raimond d'Agiles ; voir la Notice.

[13] Rois, liv. III, chap. 8.

[14] Il y a ici une lacune.

[15] La description de la bataille manque.

[16] Ici finit le premier fragment.