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table des matières dE PROCOPE

 

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

texte grec

 

 

Ecrit par Procope de Césarée.

 

PRÉFACE.

 

1. Ce n'est pas par le désir de paraître éloquent ni de passer pour fort habile dans la topographie de l'Empire que j’ai entrepris cette histoire. Les connaissances que j'ai de mon peu de suffisance m'éloigne fort de ces pensées de vanité'. Mais c'est que j'ai souvent considéré la multitude, & l'excellence des avantages que l’histoire procure aux Etats lorsqu’elle transmet: à la postérité une image fidèle des siècles passés, qu'elle combat contre la malignité du temps, qui s'efforce continuellement de ruiner les plus belles choses, & qu'enfin elle relève la vertu, en la faisant louer par ses lecteurs autant qu'elle mérite de l'être, & qu'au contraire elle abaisse le vice & en arrête le progrès.

L'unique devoir d'un Historien est de représenter fidèlement les choses, & les actions, & d’en marquer clairement les auteurs, ce qu'il lui est aisé de faire pour peu qu'il ait de facilité de s'expliquer.

En s’acquittant de ce devoir il témoigne sa reconnaissance envers les bienfaiteurs, & il surpasse même leurs bienfaits par ses services ; car pour une légère récompense qu’il reçoit d'eux pendant leur vie, il leur donne une solide réputation qui dure après leur mort. Il n'y a rien qui anime tant les hommes à la vertu que l’espérance de jouir de la gloire de cette réputation, ni qui les détourne si fort du vice, que l'appréhension d'être couverts de l'infamie qui accompagne les méchantes actions. Si l'on demande où tend ce discours, le voici.

Justinien que nous avons vu parvenir à l'Empire, en un temps où il était dans une agitation & dans un désordre tout à fait étrange, en a accru totalement l’étendue ; & la puissance, & en a chassé diverses Nations qui y exerçaient d'incroyables violences, comme je l'ai rapporté en détail dans les huit livres des guerres.

On dit que Thémistocle fils de Nicocle se vantait de savoir d'une petite Ville en faire une grande. Justinien en savait davantage, car il savait conquérir des Etats, & il en a en effet conquis plusieurs, & les a unis à l’Empire, & il a bâti un très grand nombre de Villes qui n’étaient pas avant lui.

Ayant trouvé les esprits dans une funeste division sur le sujet de la divinité, il les a heureusement réunis, & les a solidement établis sur l'unique fondement de la foi.

Ayant remarqué la multitude des lois les rendait obscures, confuses & embarrassées, il leur ôta ces défauts en retranchant de leur nombre,

Il eût la générosité de pardonner de lui-même à ceux qui avaient attenté à sa vie. Il combla de biens ceux . qu'il trouva dans la misère & il combattit de telle sorte leur mauvaise fortune, que leur prospérité particulière releva la félicité publique.

Comme l’Empire était exposé de tous côtés aux incursions des Barbares, il pourvût à sa sureté par les garnisons qu'il établit sur les frontières., & par les fortifications qu'il y éleva.

Je me contenterai de décrire dans cet ouvrage les édifices qui servent de monument à sa magnificence, après avoir représenté dans les autres, les divers exploits par lesquels il a signalé ses autres vertus.

Nous apprenons de l’histoire, que Cyrus fut un excellent Prince, qui rendit sa patrie victorieuse & triomphante, mais nous ne savons s'il fût tel que l’Historien nous le représente, & s'il ne le déguise point en le voulant embellir par les ornement de son art.

Quiconque prendra la peine de considérer avec quelque attention le règne de Justinien, que l’on peut assurer avec raison être né pour commander, puisqu’il a pour ses sujets toute la tendresse qu'un bon père a pour ses enfants, avouera que le règne de Cyrus n'était qu'un jeu d'enfant, en comparaison du sien.

Il n'en faut point d'autre preuve que ce voir qu'il a accru son Royaume de moitié, soit en étendue, ou en puissance. Quel témoignage plus authentique peut-on désirer de sa clémence que la vie, & les biens, les charges & les honneurs dont jouissent ses ennemis, quoi qu'ils aient été manifestement convaincus d'avoir conspiré contre lui?

Je décrirai donc les bâtiments qu'il a faits dans l’étendue de l'Empire Romain, de peur que la postérité qui en verra le nombre, & la grandeur, refuse de croire que ce fut l'ouvrage d'un seul homme, comme il est quelquefois arrivé. Et personne, selon l'ancien proverbe, il faut donner un illustre commencement aux beaux ouvrages, je commencerai par les édifices de Constantinople.

CHAPITRE I.

Description de l’Eglise de Sainte Sophie.

 

1. J'ai rapporté fort exactement dans les livres des guerres comme il y eut à Constantinople une sédition furieuse qui y fut excitée par une multitude de personnes de basse condition, qui prirent pour mot du guet vainquez. Ils ne se soulevèrent pas moins contre Dieu que contre leur Prince, puisqu'ils se portèrent à un tel excès d'impiété que de brûler cette Eglise si célèbre, que nous appelons l'Eglise de Sainte Sophie, par un terme qui convient fort a la Divinité, & qui est fort propre à exprimer sa nature. Dieu leur permit de commettre ce sacrilège, dans la connaissance qu'il avait que ce serait une occasion de relever cette Eglise avec plus de magnificence qu'auparavant, ayant donc alors été ruinée, elle fut bientôt après rétablie par l'Empereur, & enrichie de tant d'ornements que je ne doute point que si avant sa ruine l'on eut montré aux Chrétiens le dessin sur lequel on l'a rebâtie, et qu'on leur eut proposé de l’abattre pour la refaire de cette sorte, ils n’y eussent consenti avec joie.

2. L'Empereur s'appliqua donc à cet ouvrage avec une incroyable ardeur & il fit venir de toutes parts les plus excellents ouvriers de son siècle sans épargner aucune dépense. Anthéme de Tralles, qui était l’Architecte le plus habile, non seulement qui fut dans son temps, mais qui eût été dans toute l'antiquité, seconda de tout son pouvoir les intentions de l'Empereur, en traçant les dessins, & en conduisant les ouvriers. Isidore Milésien, qui était aussi un Architecte très célèbre, fut employé au même ouvrage. En quoi on voit reluire les traits d'une conduite toute particulière de Dieu sur justinien de lui avoir fourni des hommes capables d'accomplir heureusement ses glorieuses entreprises & on doit admirer en même temps la sagesse de ce Prince, d’avoir su choisir les sujets les plus propres à ces desseins.

3. C’est par ces moyens que cette Eglise si merveilleuse a été achevée, & qu'elle est un spectacle qui surpasse l’intelligence de ceux qui la voient & la créance de ceux qui en entendent parler. Elle s'élève a une hauteur prodigieuse ; qui commande toute la Ville. Bien qu'elle n'en soit qu'une partie elle en fait le principal ornement & elle a l'avantage d'être si fort élevée au dessus des autres, qu'elle sert à les découvrir, & à les contempler. Il y a une si juste proportion entre sa longueur & sa largeur, que bien que l’une & l'autre soient extraordinaires, ni l'une ni l'autre n'est énorme. Il n'est pas possible d'en bien décrire la beauté. Il y a tant de majesté, & tant de justesse dans les parties, que l’on n'y peut remarquer ni d'excès ni de défaut. Quoi que sa grandeur surpasse celle de tous les autres ouvrages, ses ornements ne laissent pas d'être plus exquis que ceux des ouvrages qui n'ont qu'une grandeur médiocre. Elle brille d'une si éclatante splendeur qu'on dirait qu'au lieu d'être éclairée des rayons du soleil, elle enferme en elle-même la source de la lumière. La face qui est tournée vers l'Orient, & où l'on célèbre les ineffables mystères, est un édifice qui ne s'élève pas carrément, mais en forme de demi-cylindre. Le haut ressemble à un quart de globe. Il y a au-dessus un ouvrage qui est comme une demi-lune. L'art avec lequel il est travaillé ne donne pas moins de crainte que d’admiration. Car bien qu’il soit très solide, il est suspendu de telle sorte qu'il paraît prêt à tomber, et qu’il semble menacer ceux qui le regardent. Il y a sur le pavé deux rangs de colonnes disposés en demi-cercle, qui soutiennent le bas du Dôme. A l’opposite de l'Orient est un mur où sont les portes de l’Eglise & aux deux côtés duquel sont deux rangs de colonnes, semblables à celles que je viens de décrire.

4. Il y a au milieu quatre gros piliers, deux du côté de Midi, et deux du côté de Septentrion, qui sont disposès en correspondance, & en distance égale. De chaque côté, entre deux piliers, il y a quatre colonnes. Ces piliers sont faits de grandes pierres bien choisies, bien polies & bien liées. Leur hauteur est telle que l’on dirait que ce sont des rochers détachés d’une montagne. Il y a au-dessus quatre cintres des quatre côtés. Chaque pilier soutient la base de deux cintres, & la clef de chaque cintre s'élève à une hauteur étonnante. Les deux cintres qui sont à l'Orient, & à l'Occident sont vides, & à jour. Les deux autres sont remplis d'un petit bâtiment à colonnes, au-dessus duquel est un rond fort élevé, par ou l’on voit naître le jour. Pour peu que j'aie de talent de m’expliquer, j'espère de trouver des paroles pour décrire ce qui suit dans ce merveilleux ouvrage. Entre les quatre cintres il y a quatre triangles, chacun desquels a un angle aigu appuie entre les bases de deux cintres, & élève les deux autres angles jusques au bas du Dôme. La voûte qui est au-dessus y sert d'un superbe ornement. Sa délicatesse fait douter de la solidité, & il semble qu'au lieu d'être posée sur l'ouvrage de dessous, elle est suspendue du haut du ciel avec une chaîne d'or. Toutes ces parties jointes ensemble avec tant d'art, forment un merveilleux assemblage, qu'on ne peut regarder sans une agréable surprise. Les yeux ne se peuvent arrêter longtemps & considérer un endroit, sans être aussitôt attirés par la Beauté des autres. Les spectateurs sont dans un transport, & dans une agitation continuelle qui procède du doute de ce qu'ils y doivent le plus admirer. Leur esprit suit le mouvement de leurs yeux, & après s'être tourné de tous côtés il demeure en quelque sorte de suspension. En voila assez sur ce sujet.

5. Justinien, Anthème, & Isidore employèrent divers moyens pour affermir cet Edifice. Comme je ne les sais pas tous, il me serait impossible de les expliquer, mais j'en rapporterai un qui peut suffire pour faire juger des autres, & pour faire connaître la solidité de tout l'ouvrage. Les piliers dont j’ai parlé, sont faits d'une autre façon que le reste de l'Eglise. Ils sont carrés & composés de pierres dures, & polies. Les pierres qui sont aux coins sont taillées en triangle, & celles qui sont au milieu taillées en carré. Elles sont liées non avec de la chaux, ni avec du bitume comme les murailles que Sémiramis fit autrefois à Babylone,. mais avec du plomb fondu. Voila ce qui regarde ces piliers. Voyons le reste. La voûte reluit d'or, & la richesse y est jointe à la beauté. L'éclat du marbre dispute du prix avec celui de ce riche métal. Il y a aux deux côtés deux galeries, qui bien loin d'en gâter le dessin en augmentent la largeur, & en égalent la longueur, quoi qu'elles n'en égalent pas la hauteur. Elles sont couvertes d’une voûte dorée. L'une est destinée pour les hommes, & l'autre poux les femmes. Elles sont tout à fait semblables, & n’ont point de différence pour ce qui est de la beauté. Qui pourrait dignement décrire la magnificence de la galerie haute des femmes, & des salles embellies de colonnes si riches & si précieuses ? Qui pourrait parler de tous les marbres qui servent d'ornement à cette merveilleuse Eglise ? Il semble que l’on soit dans une prairie agréablement émaillée de toutes sortes de fleurs, & que l'on y admire le vert, le blanc, le rouge} la couleur de pourpre, & toutes les autres que la nature a mêlées ensemble avec plus d'adresse que ne saurait faire le plus savant peintre. Quand on y entre pour prier, on la regarde comme un ouvrage de la sagesse de Dieu, plutôt que de l'art des hommes, L'âme qui s’unit à lui dans la prière, se l'imagine présent, & se figure qu'il a choisi un lieu si auguste pour l'honorer par sa demeure. Ce n'est pas seulement la première fois que l'on entre dans cette Eglise que cette pensée se présente à l'esprit, elle s'y présente toujours. Jamais personne ne s'est lassé de la considérer. Tout le monde est ravi de la voir, & quand on en est sorti, on ne cesse d'en parler. On ne peut rapporter en particulier tous les ornements, tous les vases d'or, & d'argent, & toutes les pierreries que l'Empereur y a données. Je laisserai à juger de leur nombre, & de leur prix par une seule chose qui est, qu'il y a quarante mille livres d'argent dans l'enceinte de l'Autel, où il n'est permis qu'aux Prêtres d'entrer.

6. Pour finir cette narration, & pour conclure en peu de paroles la description d'un ouvrage si admirable, Justinien y a employé non seulement les trésors de son épargne, mais encore les efforts de son génie. Un des cintres dont j'ai ci-devant parlé, savoir celui qui est du côté d'Orient n'étant pas encore achevé, les piliers sur lesquels il était appuyé, commencèrent à s'affaisser, & à menacer de ruine. Anthème, & Isidore désespérant de leur art, allèrent rapporter ce fâcheux accident à Justinien, qui par une inspiration de Dieu, comme je crois, car il ne sait point l’Architecture, leur commanda d'achever le cintre, & les assura que quand il serait achevé il se soutiendrait de lui-même sans avoir besoin de piliers. Je pourrais être suspect de flatterie si j’avançais ce discours sans preuve, mais comme plusieurs personnes qui étaient présentes peuvent rendre témoignage de la vérité de ce que je dis, je continuerai ma narration. Les Architectes suivirent cet ordre, & quand le cintre fut achevé il demeura ferme comme l’Empereur l’avait dit. La même chose arriva aux cintres du côté de Midi, & de Septentrion. Lorsque les routes furent fermées tout le bas de l'Edifice commença à gémir, pour ainsi parler, sous la pesanteur du faix. Les colonnes qui les soutenaient, rejetèrent toute la chaux, comme si l'on l'eut grattée. Les Architectes réduits au désespoir, allèrent raconter à l'Empereur ce qui était arrivé. Mais il en trouva à l'heure même le remède. Il commanda d'abattre la partie des piliers qui était immédiatement au dessous du cintre, & il la fit remettre lorsque l'humidité fut essuyée.

7. L'ouvrage a toujours été depuis fort solide, ce qui peut servir d'un illustre témoignage de l'industrie & de l’esprit de ce Prince.

 

CHAPITRE II.

1. Statue de Justinien. 2. Eglise de Sainte Irène. 3. Hôpital de Samson. 4. Deux Autres Hôpitaux.

 

1. Il y a vis-à-vis du Palais Royal une place qu'on appelle Augusteum, où il y a sept rangs de pierres disposées en carré, & en forme de degrés, chaque pierre de dessus étant moins avancée que. celle de dessous, Au haut de ces degrés s'élève une grande colonne composée de diverses pierres taillées en angles & liées ensemble avec une adresse singulière. Cette grande masse est couverte de lames, & de couronnes de bronze, qui ne lui servent pas moins de liaison que d'ornement. Ce bronze est de même couleur que l'or, & de même prix que l'argent. Au dessus est un Cheval de bronze, qui est tourné vers l'Orient, & qui est admirable à voir. Il semble qu'il aille marcher. Il a le pied gauche de devant levé, le droit appuyé sur la pierre, & ceux de derrière tous prêts pour avancer quand il sera temps. On voit dessus, la statue de l'Empereur, qui est aussi de bronze, & d'une grandeur qui surpasse le naturel. L'habillement est un habillement d'Achille. Les brodequins ne couvrent pas le talon. La cuirasse est à la façon des héros. Le casque semble branler, & jeter un éclat pareil à celui que les Poètes attribuent à l'astre de l'Automne. Il a le visage tourné vers l'Orient, comme pour marcher contre les Perses. Il tient un globe à la main gauche, pour faire connaître qu’il possède l'Empire de la terre, & de la mer. Il n'a ni lance, ni épée. Il n'a que la croix qui est sur le globe, & qui sert d'ornement à sa couronne, & d’instrument à ses conquêtes. Il étend là main droite vers l'Orient, comme pour commander aux Barbares de se contenir dans leurs limites.

2. Justinien a rebâti l’Eglise de Sainte Irène, qui avait été brûlée au même temps que la grande Eglise, & il l'a rebâtie avec tant de magnificence qu'elle est maintenant la seconde de Constantinople..

3. Il y avait, entre ces deux Eglises un hôpital, qui avait autrefois été fondé par un homme de piété nommé Samson, & qui depuis avait été brûlé par des séditieux. L'Empereur le refit d'une plus belle structure qu'auparavant, l’accrut de plusieurs cellules pour y loger un plus grand nombre de malades, & en augmenta le revenu pour apporter un plus grand soulagement à leur misère.

4. Comme il ne se lassait jamais d'entreprendre de nouveaux ouvrages pour la gloire de Dieu, il bâtit deux autres hôpitaux à l’opposite de celui-ci, dans les maisons d’Isidore, & d'Arcadius, & il fut secondé dans un si louable dessein par la piété, & par le zèle de l'Impératrice Théodora. Il a élevé un grand nombre d'autres Eglises en l'honneur du divin Sauveur, qu'il est presqu'impossible de les décrire en particulier. Je n'ai pas seulement ni assez d'éloquence, ni assez de loisir pour en faire le catalogue.

 

CHAPITRE III.

1. Trois Eglises bâties par Justinien en l’honneur de la Mère de Dieu. 2. Eglise de Sainte Anne.

3. Eglise de Sainte Zoé martyre. 4. Eglise de Saint Michel Archange.

 

1. Commençons maintenant à parler des Eglises de la Vierge : en quoi nous suivront également l’intention pieuse de Justinien & l'ordre naturel de notre histoire : étant juste qu'après avoir considéré les temples qu’il a élevés en l'honneur de Dieu, nous voyons ceux qu'il a bâtis sous le nom de sa sainte Mère. Il en a bâti un grand nombre en diverses provinces de l'Empire qui sont si vastes, si riches, & si superbes, que ceux qui n'en voient qu'un seul se persuadent que c'est tout ce qu'a pu achever un puissant Prince durant le cours d'un long règne. Je ne parlerai en cet endroit que de ceux qui sont à Constantinople. La première Eglise qu’il ait bâtie en l'honneur de la Vierge a été dans un lieu nommé Blaquerne, proche des murailles de la ville. Car il est raisonnable de lui attribuer la gloire des bâtiments qui ont été élevés sous le règne de son oncle Justin, puisqu’il possédait dès lors une autorité souveraine. Cette Eglise est sur le bord de la mer, la structure en est magnifique & la longueur est proportionnée à sa largeur. Elle n’est soutenue que par des colonnes de diverses pièces de marbre, tiré de l'île de Paros. Ces colonnes sont posées en ligne droite, excepté au milieu, où elles forment de chaque coté un demi-cercle. On ne peut entrer dans cette Eglise, sans s'étonner que la hauteur ne l'empêche pas d'être solide,: ni sa magnificence d'être dans les régies de l’architecture.

2. Justinien a bâti une autre Eglise en l'honneur de la Vierge dans un lieu nommé la Fontaine, où il s'élève une petite forêt de cyprès, où un ruisseau coule arec un doux murmure, où la terre est émaillée d'une agréable prairieù où les arbres portent de beaux fruits & où la nature semble avoir pris peine de mettre tout ce qui en peut rendre la religion vénérable. Je n'ai point de pensées qui égalent la magnificence de cet Edifice. J’ai encore moins de paroles qui la puissent exprimer. Je me contenterai de dire qu'il surpasse en grandeur & en beauté presque tout ce qu'il y a dans le reste de l’Empire. Ces deux Eglises dont je viens de parler ; sont vis-à-vis des murailles. Celle de Blaquerne est sur le bord de la mer, à l’endroit où la muraille commence. L'autre est à l'autre bout près de la Porte dorée & elles tiennent lieu toutes deux de deux Citadelles imprenables. Ce même Prince à bâti encore une autre Eglise de la Vierge dans un lieu nommé Héréum, ou Iéro, de laquelle il n'est pas aisé de faire une exacte description.

3. Il a élevé dans un lieu nommé Deutère une Eglise d'une merveilleuse structure, en l’honneur de sainte Anne, que quelques-uns croient avoir été la Mère de la Vierge, & l’Aïeule de Jésus. Car Dieu ayant bien voulu se faire homme n'a pas dédaigné d'avoir du côté de sa mère une généalogie & des parents selon la chair.

4. Assez proche de cette Eglise, & dans la dernière rue de la ville il en a bâti une autre, en l'honneur de sainte Zoé, Martyre.

5. Ayant trouvé que l'Eglise de saint Michel, qui avait autrefois été bâtie par un Sénateur, était basse, & obscure, & quelle n'avait rien qui répondit à l'éminence de cet Archange, il l'abattit pour ne point laisser de vestige de sa bassesse, & de son obscurité & il la releva de la manière que nous la voyons, & y ajoutât les ornements qui nous la font admirer. Elle est carrée, & n'est guère plus longue que large. Le mur qui est du côté d'Orient est fort épais par les deux bouts, & un peu moins par le milieu. Les portes sont à celui qui est du côté d'Occident. L'Eglise est soutenue de colonnes de différentes couleurs.

 

CHAPITRE IV.

1. Eglise de saint Pierre & de saint Paul. 2. Eglise de saint Serge, & de saint Bacchus. 3. Eglise de tous les Apôtres. 4. Sépulture des Empereurs. 5. Invention des corps de saint André, de saint Luc & de Timothée. 6. Eglise de saint Acace, de saint Platon, de saint Mocius, de saint Thyrse, de saint Théodore & sainte Thècle, de sainte Théodote, & de saint Agathonis.

 

1. L’empereur a signalé sa piété envers les Apôtres par les Edifices dont je vais parler. Il a bâti une Eglise à Constantinople en l'honneur de Saint Pierre, & de saint Paul, auprès d'un Palais qu'on nomme autrefois le Palais d’Ormisdas. Comme il y logeait avant que de parvenir à l'Empire, il l'a fort embelli depuis qu’il y est parvenu, & l'a joint au grand Palais.

2. Il a bâti aussi une Eglise en l'honneur de saint Serge, & de saint Bacchus, & depuis une autre Eglise tout proche & à coté, de sorte que ce sont deux Eglise qui se joignent, & qui ont l'entrée commune. Elles ont de semblables ornements, une grandeur égale, une égale beauté. Le marbre & l'or dont elles reluisent, ont un éclat qui surpasse celui du soleil. Toute la différence que l'on peut remarquer entre elles est que les colonnes de l'une sont en ligne droite, & celles de l'autre sont en demi-cercle. Leur portique commun a été surnommé Férule, à cause qu'il est fort long & fort étroit. Leurs vestibules, & leurs entrées sont aussi communes. enfin elles sont si belles, & si magnifiques qu'elles sont un des principaux ornements du Palais royal, & de la ville

3. Il y avait à Constantinople, une Eglise qui avait été dédiée à tous les Apôtres, mais qui avait été tellement ruinée par le temps, qu'elle était prête à tomber. Justinien l'abattit pour la refaire plus belle, & plus grande que devant. Voici quel fut le dessin. On traça deux lignes qui s'entrecoupent en forme de croix. La plus longue a un bout opposé à l'Orient, & l'autre à l’Occident. La ligne de traverse est opposée au Midi, & au Septentrion. Outre les murailles qui servent de clôture à l'Eglise, elle est ornée de deux rangs de colonnes, dont chacun est à double étage. A l’endroit ou les lignes se rencontrent a été posé l’Autel, où il n’est permis qu'aux Ministres du sacrifice de s'approcher. La ligne de traverse est coupée en deux parties égales. L'autre a le côté qui est vers l'Occident, & où s'assemble le peuple, plus long que celui qui est vers l'Orient. Le dessus de l'Autel est couvert de même façon que celui de l'Eglise de sainte Sophie, quoi qu'il ne soit pas de même grandeur. En effet il y a quatre cintres qui s'élèvent sur quatre piliers. Au dessus est un Dôme bien percé, dont la couverture semble suspendue en l'air, quoi qu'elle soie appuyée sur des fondements sort solides. Les quatre côtés dont j'ai parlé ont une voûte toute pareille; & où l'on ne remarque point & différence si ce n'est, qu'il n'y a point de fenêtres comme au Dôme. Lorsque ce superbe Edifice fut achevé : les Saints Apôtres firent paraître par un témoignage public combien la piété de l'Empereur leur était agréable : & ils le récompensèrent en découvrant les corps de saint André, de saint Luc, & de Timothée, dont on n'avait nulle connaissance. Voici comment la chose arriva.

4. Lorsque Constantin bâtit cette Eglise en l'honneur des Apôtres il y choisit sa sépulture, & celle des Princes, & des Princesses de sa maison.: Ce qui s'observe encore aujourd'hui. Il y déposa le corps de son père Constantin, mais il ne déclara point que ceux des Apôtres y reposassent, & il ne laissa nulle marque par laquelle on s'en pût douter.

5. Comme l'on rebâtissait cette Eglise tout de neuf, les ouvriers, qui levaient le vieux pavé pour n'y rien laisser de difforme, trouvèrent trois bières de bois, sur lesquelles il y avait trois écriteaux qui portaient que les corps de S. André, de S. Luc, & de Timothée y étaient renfermés. L'Empereur, & le peuple en eurent.une grande joie. Ils en firent une procession publique & une fête solennelle, & après avoir rendu de grands honneurs à ces saints corps ils les remirent dans la terre, & en marquèrent l'endroit. L'invention de ces précieuses reliques fut sans doute la récompense de la piété de Justinien. Car sous le règne d'un prince aussi religieux que lui, les Saints sont plus favorables aux hommes qu'en un autre temps, & ils demeurent plus volontiers avec eux.

6. Pourrait-on passer sous silence l'Eglise de S. Acace ? Comme elle menaçait de ruine Justinien l'abattît & en refit une autre plus grande, & plus magnifique. Elle est soutenue de colonnes de marbre blanc, & pavée de même. Il y a deux galeries pour y entrer. L'une est soutenue de colonnes. L'autre est proche de la place publique. Peu s'en est fallu que je n'aie oublié l'Eglise de S. Platon qui est auprès de la place de Constantin, celle de S. Mocius martyr, qui est plus grande qu'aucune autre, celle de S. Thyrse aussi martyr, celle de S. Théodore qui est bâtie à l’opposite de la ville, dans un lieu nommé Résion, l’Eglise de sainte Thècle, martyre, qui est proche du Port de Julien, enfin l'Eglise de sainte Théodote, qui est dans le faubourg nommé Ebdôme. Toutes ces Eglises, qu'il n'est pas aisé de décrire, & qu'on ne se peut lasser d'admirer t ont été rebâties par Justinien sous le règne de Justin. Il faudrait maintenant parler de l'Eglise de S. Agithonic, mais comme je n'ai point de paroles qui en puissent exprimer la beauté je me contenterai de l'avoir nommée, & je laisserai le soin de la décrire à ceux qui ont plus d'éloquence que je n'en ai.

 

CHAPITRE V.

1. Golfe de Céras. 2. Description de la mer autour de Constantinople.

 

1. Justinien voyant que les Eglises qui sont au lieu nommé Anaple, sur la terre ferme à l'opposite, & sur les bords du Golfe de Céras, qui a été ainsi nommé à cause de Céroessa, mère de Bizas, fondateur de Byzance, n'avaient rien de convenable au mérite des Saints, en l'honneur de qui elles avaient été consacrées, se résolut de les refaire de neuf, & d'y laisser d'illustres monuments de sa magnificence, desquels je parlerai après que j'aurai représenté combien le voisinage de la mer apporte de beauté & d'ornement à cette Capitale de l’Empire.

2. C’est un agréable spectacle de voir comme la mer se joue autour de Constantinople, soit qu'elle se jette dans un Golfe, ou qu'elle se resserre dans un Détroit, ou enfin qu'elle se répande avec plus d'étendue & de liberté. Elle ne sert pas seulement de divertissement a ceux qui la regardent : elle donne une retraite assurée aux navires, & elle fournit les provisions nécessaires & l'abondance de toutes choses. La mer Egée, & celle du Pont se joignent du côté d'Orient, & ayant rompu par la violence de leurs vagues la terre qui les séparait, elles entourent la ville d'une manière fort charmante. Il y a trois Détroits qui l'environnent, & qui contribuent à la beauté de son assiette, & à la commodité de ses habitants. Il n'y en a pas un que l’on ne voie avec plaisir, & que l'on ne navigue avec sureté. Celui qui est au milieu sort du Pont-Euxin, & va droit vers la ville. La terre le presse de telle sorte des deux côtés, qu'il semble se glorifier par le murmure qu'il fait, d'être porté vers la Capitale de l'Empire, par l'Asie & par l'Europe. On croirait, à le voir, que ce n'est qu'un fleuve qui coule doucement dans son lit. Celui qui est au côté gauche est fort pressé par les deux rivages & est bordé de forêts, & de prairies qui forment une belle perspective. Quoi qu'il s'étende bien avant vers le Midi, il ne laisse pas d'arroser Constantinople du côté d'Occident. Le troisième Détroit est joint au premier du coté de main droite. Il sort d'une contrée nommée Sycéne, & il arrose la ville pendant un long espace, du coté de Septentrion où il se termine à un Golfe. Voila comment la mer couronne Constantinople, & ne laisse qu'un petit espace de terre qui sert comme de nœud, pour fermer la couronne. Ce Golfe-là est toujours calme, & exempt de tempêtes, comme s'il y avait des bornes que les flots reconnussent, ou qu'ils s'arrêtassent d'eux-mêmes par le respect de la ville dominante. Quand il s'élève quelque fâcheux vent les vaisseaux n'ont plus besoin de pilote depuis qu'ils sont sur le Golfe, & ils rentrent dans le Port, d'eux-mêmes. Le Golfe a plus de quarante stades de tour, & il peut servir de Port dans tout cet espace. Quand un vaisseau y est abordé, la proue se repose sur la terre, & la poupe est soutenue par la mer, comme si ces deux éléments se pressaient à l'envi pour servir la ville.

 

CHAPITRE VI.

1. Eglises de saint Laurent, de saint Priscus, & de saint Nicolas. 2. Eglise de saint: Cosme, & de saint Damien.

3. Eglise de saint Anthime, martyr.

 

1. Le Golfe n’étant qu'en cet état, Justinien l’a rendu beaucoup plus magnifique par les bâtiments qu'il y a élevés : Premièrement il a réparé l’Eglise de saint Laurent martyr, qui est à la main gauche, & il l’a mise dans la beauté où nous la voyons aujourd’hui. Il a bâti au-delà l’Eglise de la Mère de Dieu, dans le lieu nommé Blaquerne, comme nous l'avons vu ci-devant. Il a aussi élevé en l'honneur de S. Priscus, & de S. Nicolas une Eglise, où le peuple accourt en foule tant par la curiosité d'en voir, & d'en considérer la beauté, que par le désir d'obtenir des grâces, & des bénédictions par l’intercession de ces deux Saints. Justinien a fait violence à la mer, & contraint cet impérieux élément de souffrir au milieu de ses flots les fondements de cet Edifice.

2. Il y avait autrefois à l'extrémité du Golfe sur une colline fort droite, & fort raide une Eglise dédiée à Dieu, sous l'invocation de saint Cosme, & de saint Damien. Ces deux Saints apparurent à Justinien, & le guérirent miraculeusement d'une maladie à laquelle les Médecins avaient désespéré d'apporter aucun remède. En reconnaissance d'un si grand bienfait il changea la disposition de l'Eglise, & au lieu qu'elle était fort petite, & fort obscure, il la rendit fort grande, & fort claire. Les malades, dont la santé est éplorée ont recours à ces puissants Intercesseurs, & se font mener sur des barques en leur Eglise. Aussitôt qu’ils commencent à voguer ils découvrent ce superbe bâtiment, qui semble le glorifier de la gratitude de l'Empereur, & ils conçoivent une ferme espérance d'une prompte guérison.

3. Justinien a bâti une Eglise sur l'autre bord du Golfe, & il l’a dédiée à saint Anthime, martyr. La mer lave doucement le cordon de la muraille, & y forme un spectacle sort agréable. Elle n'y rompt pas ses vagues avec frémissement comme elle fait en d'autres endroits. Mais elle approche de ce saint lieu avec quelque sorte de respect, & se retire sans faire de bruit. Il y a au devant de l’Eglise une grande place qui est ornée de colonnes de marbre & d'où il fait beau regarder la mer. Au bout de la place est le portique, puis l’Eglise qui est carrée, & toute enrichie d'or, & de marbre : Elle est plus longue que large, de l'espace qu'occupe l'enceinte de l'Autel.

 

CHAPITRE VII.

1. Eglise de sainte Irène. 2. Invention des corps de quarante martyrs. 3. Guérison miraculeuse de Justinien.

 

1. L’Eglise de sainte Irène martyre, s'élève à l'embouchure du Golfe. La magnificence avec laquelle elle a été bâtie est si extraordinaire, qu'il ne m'est pas possible de l'exprimer. L'Empereur disputant comme à l'envi avec la mer à qui contribuerait le plus à l’embellissement du Golfe y a placé tous ces superbes Edifices dont je viens de parler, comme l'on arrange de riches perles dans un collier.

2. Puisque je me suis engagé à parler de l'Eglise de sainte Irène, il ne sera pas hors de propos de raconter une chose qui y est autrefois arrivée. Elle renfermait les reliques de quarante Saints qui avaient été soldats de la douzième légion & qui avaient été posés en garnison à Mélitène, ville d'Arménie. Comme les ouvriers creusaient ils trouvèrent une chasse sur laquelle il y avait une inscription, qui faisait connaître que les reliques de ces saints y étaient contenues. Je me persuade que Dieu eut agréable de découvrir ce sacré dépôt, pour donner un témoignage public de la satisfaction avec laquelle il recevait les présents de Justinien, & pour récompenser par une riche profusion de ses grâces, les libéralités de ce Prince.

3. Il était tourmenté d'une fluxion sur le genou, qui lui donnait de grandes douleurs & qu'il s’était attirée lui-même. Pendant tous les jours du jeûne, qui précède les fêtes de Pâques, il vivait avec une austérité, qui bien loin de convenir à un Empereur, ne convenait à aucun homme du monde. Il passait deux jours entiers sans manger, bien qu'il se levât de grand matin & qu'il fut continuellement appliqué aux affaires de l'Etat. Il se couchait fort tard, & se levait bientôt après, comme si le lit l'eût incommodé. Il ne mangeait que des herbes sauvages trempées dans du vinaigre, & au sel, & ne buvait que de l'eau. Ce qu'il mangeait était en si petite quantité, que jamais il ne satisfaisait à la nécessité de la nature. La rigueur de cette manière de vivre aigrit de telle sorte sa maladie qu'elle devint incurable. Comme il était tourmenté par de violentes douleurs, il entendit parler des reliques qui avaient été découvertes, & renonçant à l'heure même au secours des hommes, il mit sa confiance en celui des saintes & certes ce ne fut pas en vain. Car les Prêtres n'eurent pas plutôt approché la chasse de son genou, que la douleur se dissipa, & céda à la vertu de ces serviteurs de Dieu. Un miracle si évident fut attesté par un signe très sensible : car une grande abondance d'huile découla de ces précieuses reliques, pénétra la chasse, & se répandit sur les pieds & sur la robe de Justinien. On garde cette robe dans le Palais, pour conserver la mémoire de cette miraculeuse guérison, & pour servir de soulagement, & de remède à ceux, qui seront attaqués de maladies incurables.

 

CHAPITRE VIII.

Eglise de saint Michel & de saint Jean Baptiste.

 

1. Voila comment Justinien embellit le Golfe de Céras. Voyons maintenant ce qu'il fit sur les bords des deux Détroits dont j'ai parlé. Il y avait sur les deux bords de l'un de ces Détroits deux Eglises, bâties en l'honneur de saint Michel Archange, l’une dans un lieu nommé Anaple, qui est à la gauche de ceux qui naviguent vers le Pont-Euxin, & l'autre sur le bord qui est à l'opposite, & qui ayant été appelé Prooctos par les anciens, à cause qu'il avance beaucoup dans la mer, est maintenant appelé Brochos par une corruption de langage, que le temps, & l'ignorance ont introduite. Comme les Prêtres qui desservaient ces deux Eglises en appréhendaient la chute, & qu'ils avaient peur d'être accablés sous les ruines, ils le prièrent de les rebâtir puisqu'il n’y avait que lui qui pût soutenir de telles dépenses. Il embrassa avec joie cette occasion de signaler son zèle, & sa piété. Ayant donc fait abattre entièrement ces deux Eglises pour ne laisser aucune marque du mauvais état où elles étaient, il releva celle d'Anaple de la manière que je vais dire. Il revêtit le bord de la mer d'une muraille, & fit un marché sur le rivage. Comme la mer est extrêmement calme en cet endroit, & qu'elle s'approche doucement de la terre, les marchands abordent sur leurs vaisseaux jusqu'au cordon de la muraille, & changent leurs marchandises avec les habitants. Ensuite du marché est l'entrée de l'Eglise qui est pavée de marbre blanc, & de marbre de diverses couleurs qui représentent toutes sortes de fruits. Ceux qui s'y promènent sont ravis de la beauté des marbres, de l'aspect de la mer, & du souffle des zéphyrs qui s'élèvent tant de la mer que des collines voisines. L'Eglise est entourée d'une galerie qui finit au côté d'Orient. Elle est embellie d'un marbre d'une infinité de couleurs, & couverte d'un Dôme superbe. Qui pourrait dignement décrire les galeries suspendues en l’air, les Chapelles secrètes, les marbres dont les murs sont revêtus & l'or qui y a été employé avec autant de profusion, que si c'était le lieu ou la nature le produit. En décrivant cette Eglise je décris celle de saint Jean Batiste, que Justinien a construite dans l'Ebdome : car ces deux Eglises sont toutes semblables, & il n'y a point de différence, sinon que celle de saint Jean n'est pas sur le bord de la mer.

2. L'autre Eglise de saint Michel a été élevée de l'autre côté sur une plate-forme faite de pierres. Le dessin en est si magnifique & les ornements si recherchés qu'elle paraît tout à fait digne d'avoir été dédiée par un aussi grand Prince que Justinien, à un aussi célèbre Archange que saint Michel. Il a rebâti tout proche en l'honneur de la Vierge une autre Eglise qui tombait en ruine. Je serais trop long si je la voulais décrire en détail. Il faut que je passe à l'autre partie de mon histoire, qui est attendue avec quelque sorte d'impatience.

 

CHAPITRE IX.

1. Palais changé en un Monastère nommé Pénitence. 2. Eglise de saint Pantaléon, & quelques autres Eglises.

 

1. Il y avait sur ce rivage dont je viens de parler un vieux Palais que Justinien consacra à Dieu, par un échange que sa piété lui rendit fort utile. Il y avait à Constantinople une troupe de femmes renfermées dans un lieu où elles étaient contraintes de se prostituer. L'extrémité de la misère, & de la faim dont elles étaient pressées, les obligeait de souffrir les embrassements de toutes sortes d'inconnus. Certains hommes avaient établi depuis longtemps une infâme Société pour faire un détectable commerce de la beauté, & de la pudicité des femmes. Justinien & Théodora qui se portaient toujours avec un zèle égal aux actions de piété, les chassèrent de l'état, & ôtèrent les lieux de désordre, & de scandale. Ils délivrèrent les femmes de la nécessité de faire du mal, en les délivrant de la pauvreté. Ils firent pour cet effet un Monastère d'un Palais, qui était sur le bord du Détroit, à la droite de ceux qui naviguent vers le Pont-Euxin & ils y enfermèrent ces personnes converties, afin qu'elles vaquassent aux exercices de la piété, & qu'elles y pleurassent les péchés qu'elles avaient commis dans le monde. Le lieu a été appelé Pénitence, parce qu'elles y exercent continuellement cette vertu. Ils ont attribué de grands revenus à ce Monastère, afin que celles qui l’habitent n'aient point de sujet de violer la sainte résolution qu'elles ont prise de garder la continence, & ils y ont élevé de superbes bâtiments, pour les consoler en quelque sorte de la privation des plaisirs.

2. Ceux qui naviguent de là vers le Pont-Euxin, trouvent le long du Détroit un Promontoire, où il y a eu autrefois une Eglise en l'honneur de saint Pantaléon martyr. Mais comme elle n'avait jamais été bâtie solidement & que le temps y avait causé des ruines, l’empereur l'abattit pour la refaire plus belle qu'elle n'avait jamais été & par ce moyen conserva au saint martyr l'honneur qu'il méritait, & donna au rivage un nouvel ornement.

3. Il y avait au delà de cette Eglise un hôpital pour les incurables : dans un endroit nommé Argyrone. Mais comme la suite des années l'avait presque ruiné, Justinien le releva, & le dessina comme auparavant, au soulagement des pauvres. Il éleva en l'honneur de saint Michel, sur un rivage nommé Mocade & proche d'un lieu nommé Jéro, une fort belle Eglise, & qui ne cédait en rien à celles qu'il a élevées en d'autres lieux en l'honneur de cet Archange. Il a bâti durant plusieurs années & avec un grand travail dans la rue de la Cicogne une Eglise sous le nom de saint Tryphon martyr, qui est embellie d'une infinité d'ornements. Il en a bâti une autre dans l'Ebdome, en l'honneur des saints martyrs Menas & Ménéus. Ayant trouvé que la Chapelle de sainte Ja, qui est à gauche de la Porte dorée en entrant, tombait en ruine, il l’a rebâtie avec beaucoup de dépense. Voila les Eglises que cet Empereur a fait faire à Constantinople, il serait difficile pour ne pas dire impossible, de décrire toutes celles qu'il a fait faire dans le reste de l'Empire. Lorsque nous parlerons de quelque ville, nous ne manquerons pas de parler des Eglises qui y sont.

 

CHAPITRE X.

Description du Palais royal, & du Vestibule nommé Calcé.

 

1. Voila les Eglises que Justinien a bâties à Constantinople. Il serait malaisé de renfermer dans notre discours tous les autres bâtiments qu'il a faits. Il suffit de dire qu'il a réparé une grande partie de cette grande ville, & du Palais royal que le feu avait ruinés. Il n'est pas besoin d'en marquer le détail, parce que j'en ai parlé amplement dans les livres des guerres. Je dirai seulement que le vestibule du Palais royal, le bâtiment nommé Calcé qui s'étend jusqu'à la maison de Mars, les thermes de Zeuxippe & les galeries qui sont aux deux côtés, & qui s'étendent jusqu'à la place de Constantin, sont des ouvrages de ce Prince.

2. De plus, il a embelli la maison d'Ormisdas, & l'a jointe au Palais royal pour la rendre plus ample & plus commode. Après avoir décrit l’Eglise de sainte Sophie, & en décrivant la statue de Justinien, j'ai parlé d'une grande place ornée de colonnes, qui est vis-à-vis du Palais royal, & que l’on appelle Augustéum. Le Sénat est dans cette place, du coté d'Orient, & c'est un ouvrage qui est au dessus de tout ce que nous en saurions jamais dire.

3. Les Sénateurs s'y assemblent au commencement de chaque année, pour y célébrer une fête qui est établie par une ancienne coutume. Il y a au portail six colonnes, dont deux soutiennent le mur, & les quatre autres en sont un peu éloignées. Elles sont toutes d’une blancheur si admirable & d’une grandeur si extraordinaire qu'il n'y en a point de semblables dans tout le reste du monde. Elles soutiennent la voûte d’un portique de marbre de même couleur, enrichi d'une infinité de belles figures.

4. Proche de là est le Palais royal, que Justinien a presque tout refait de neuf.

5. Le vestibule nommé Calcé fera juger de l'excellence de tout l'ouvrage, comme l'ongle, félonie commun proverbe, fait juger du lion. Il y a quatre murs, dont les deux qui sont du côté de Midi & de Septentrion, sont un peu moins longs que les deux autres. Les quatre coins sont fortifiés de quatre piliers carrés, qui bien loin d'ôter quelque chose de la beauté des murs, servent à l'augmenter. Il y a au dessus huit cintres, quatre desquels soutiennent un comble rond qui est au milieu, & les quatre autres, savoir deux du côté de Midi, & deux du côté de Septentrion soutiennent la couverture. Le lambris est orné de belles peintures qui ne sont pas de cire, mais de pièces rapportées & qui représentent toutes sortes de figures & surtout des figures d'hommes.

6. Ce sont de côté & d'autre des batailles, des villes conquises, l'Italie, & l'Afrique vaincues. Le peintre y a représenté Bélisaire qui rentre dans Constantinople avec son armée, & qui y présente à l'Empereur des Rois captifs, & des Royaumes réduits. Justinien & Théodora sont debout, & portent sur leur visage les caractères de la joie que leur donne une victoire qui abat les Goths, & les Vandales à leurs pieds. Les Sénateurs, & toute la cour sont aux environs, qui semblent rendre à l'Empereur des honneurs divins pour de si glorieux exploits. Le pavé est de marbre, les murs en sont aussi revêtus jusqu'au lambris. Il y en a qui imitent l'éclat de l'émeraude, d'autres sont de couleur de feu ; quelques-uns sont d'un blanc entremêlé de veines bleues.  

 

CHAPITRE XI.

1. Description de l’entrée des thermes d’Arcadius. 2. Des Citernes. 3. De quelques Palais, des Ports & des Hôpitaux.

 

1. Ceux qui naviguent de la Propontide vers le côté de Constantinople, qui est à l'opposite d'orient, rencontrent à la main gauche les thermes d'Arcadius, qui sont un des plus considérables ornements de cette ville. Justinien y a fait une place qui sert pour se promener, & pour ranger au bas les vaisseaux. Le soleil l’éclaire quand il se lève, & il y laisse de l'ombre quand il se couche. La mer de Pont l'arrose si doucement jusques au cordon, que ceux qui y naviguent, peuvent s'entretenir avec ceux qui se promènent sur la terre. Bien que le Port soit fort profond, l’eau ne laisse pas d'y être sort calme. Le voisinage de cette met contribue extrêmement à la beauté de cette place, tant par l'aspect que par les vents. Le payé & le haut est orné de colonnes de marbre qui brillent avec un merveilleux éclat, quand elles sont frappées des rayons du soleil & d'une grande quantité de statues de bronze & de marbre, qui sont toutes si bien travaillées qu'on dirait qu'elles seraient de Phidias, d’Athènes, de Licippe, de Sicyone, ou de Praxitèle. Il va au même endroit une statue de Théodora, sur une colonne. Quoi que cette statue, qui lui a été érigée par la reconnaissance des habitants, soit fort belle, elle n'approche pas de la beauté de l'original, que l’art des plus excellents Sculpteurs ne peut égaler, non plus que l'éloquence des plus fameux orateurs. La colonne est de couleur de pourpre, & on se doute qu'elle porte la statue de l'Impératrice avant même que de la voir.

2. Il saut que je dise maintenant ce que Justinien fît pour fournir aux habitants, de l'eau, qui fut bonne à boire. Ou en manquait pour l'ordinaire en été, bien qu'on en eût suffisamment aux autres saisons. L'excès de la chaleur desséchait alors les fontaines, & les empêchait de couler en abondance. Voici ce que Justinien fît pour suppléer à ce défaut. A l'entrée du Palais où les praticiens travaillent, & où les Avocats se préparent de leurs causes, il y a une place fort longue, & fort large ? ornée de colonnes & entourée de quatre galeries, sous une desquelles ; savoir sous celle qui est du côté de Midi, Justinien fît creuser fort profondément pour y faire un grand réservoir. On y ajouta des Citernes pour conserver l'eau qui se perdait, & par ce moyen on en donne à ceux qui en ont besoin.

3. L'Empereur a élevé deux autres Palais l'un à Héréum, & l'autre a Iucondienne, desquels la magnificence ne peut être égalée par mon discours. Il suffit de dire qu'ils ont été bâtis en sa présence, que ses pensées enchérissaient sur les dessins des Architectes, qu'il n'oubliait rien de ce qui pouvait contribuer à leur beauté, & que pour cela il ne méprisait rien que l'argent, dont il faisait une profusion incroyable. Il fît faire un nouveau Port dans le même endroit. Comme l'ancien était exposé à la violence des vents & des tempêtes, il y remédia de la manière que je vais dire. Il fit jeter quantité de caisses des deux côtés dans le fond, & il éleva par ce moyen deux moles jusqu'à la surface de l'eau, au-dessus desquels il posa des roches pour résister à l'impétuosité des vagues. Ainsi il rendit ce Port fort sûr, même pendant l'hiver, & durant les plus furieuses tempêtes. Nous avons, vu comme il construisît au même lieu des Eglises, des galeries, des bains & d'autres Edifices qui ne cèdent à ceux de Constantinople ni en grandeur, ni en beauté. Il fit encore près d'Héréum un autre Port sur le rivage d'Eutrope.

4. Voila, un crayon des bâtiments que ce Prince a élevés dans la Capitale de son Empire. Je n'ajouterai plus rien qu'une chose dont j'avais oublié de parler, qui est que comme il y aborde de toutes parts des étrangers qui y sont retenus ou par la nécessité de leurs affaires, ou par l'espérance de quelque fortune, ou par un pur effet du hasard. Il y en avait plusieurs qui manquaient de logement, & qui de plus manquaient d'argent pour subvenir aux frais de leur voyage. Justinien & Théodora les ont délivrés de cette peine; en bâtissant des hôpitaux proche de la mer, dans un lieu qu'on a appelé la Lice, parce qu'il était autrefois destiné aux jeux & au divertissement du peuple.