Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CXLI à CLX

CXXI à CXL - CLXI à CLXXX

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

 

CHAPITRE CXLI

Comment le seigneur roi d'Aragon envoya l'infant En Alphonse à Majorque avec de grandes forces de cavaliers et maladies, pour s'emparer de la cité, attendu que le Saint-Père méditait de rendre le roi de France maître de l'île de Majorque, laquelle le seigneur roi En Pierre voulait garder.

Quand les fêtes furent terminées, le roi fit venir le seigneur infant En Alphonse et l'amiral, et leur dit: « Infant, notre intention est que vous vous prépariez immédiatement à partir avec cinq cents cavaliers; l'amiral ira avec vous, et vous assiégerez Majorque. Les choses seront disposées de manière que, peu de jours après votre arrivée, la ville sera rendue, ainsi que toute l'île, aussi bien que l'île d'Ibiza. Ne tardez point, et que cela soit exécuté sans délai. »

Le seigneur infant lui répondit: « Ce que vous ordonnez sera fait. Me voici préparé; ordonnez ceux que vous voulez qui m'accompagnent. »

L'amiral, qui était un chevalier très expérimenté, dit au roi « Vous plaît-il, seigneur, de me pardonner une demande que je veux vous faire? — Parlez avec assurance, dit le roi. » Il dit donc: « Seigneur, daignez dire à votre amiral la raison qui vous meut à nous faire partir pour Majorque. — Vous dites bien, dit le seigneur roi, et je veux que vous et l'infant en soyez instruits. Il est vérité que nous avons appris, par les lettres de quelques amis que nous avons à Gênes, à Venise et à Pise, que le pape prétend machiner pour que le roi de France obtienne du roi notre frère, de gré ou de force, l'île de Majorque; et la manière dont il compte l'y forcer, est en se servant de deux de ses fils, les deux aînés, qui sont retenus à Paris. Il veut que, s'il refuse de livrer cette île de bon gré, on lui dise que, s'il ne la livre pas, on tranchera la tête de ses deux infants, et qu'on lui enlèvera en même temps Montpellier, le Roussillon, le Confient et la Cerdagne. Et pour couper court, je crains que mon frère n'ose lui dire non. Il est donc nécessaire que dans cette occasion nous protégions et notre frère et nous et notre royaume; car, au moyen de Majorque, se pourrait prendre toute la Catalogne, à l'aide des communes qui en ont grande jalousie et qui se joindraient volontiers à nos ennemis, et qui, pour de l'argent, prêteraient leur aide au pape et au roi de France. Nous avons donc fait part de ceci à notre frère le roi de Majorque; si bien qu'il partage notre conviction et qu'il a donné l'ordre à quelques-uns des prud'hommes de la ville de faire semblant de se laisser forcer, et de rendre, après peu de jours de résistance apparente, tout le pays à l'infant notre fils. De cette manière vous serez promptement maître de la ville, et le roi de Majorque notre frère sera hors de péril, et nous hors de toute inquiétude; car si une fois les forces du roi de France et des communes y pénétraient, jamais le roi de Majorque n'y rentrerait. Il vaut autant pour notre frère que ce soit nous qui l'occupions que lui-même; car dès que nous verrons qu'il possédera lui-même ses enfants de retour dans leurs pays, nous la lui rendrons aussitôt. — Seigneur, répondit l'amiral, vous avez eu là une sage pensée, et pour vous et pour le roi de Majorque; et je vous avouerai qu'une seule chose m'effrayait en cette guerre, c'était que l'île de Majorque ne fût contre nous. —Eh bien donc! dit le seigneur roi, amiral, songez à vous rendre avec les galères à Salou, et là faites disposer des lins pour transporter tout ce dont vous aurez besoin. Que l'infant parte à l'instant même pour Tarragone, et nous lui enverrons des riches hommes et des chevaliers, qui lui feront bonne compagnie, jusqu'au nombre de cinq cents. Nous voulons qu'En Corral Lança, qui est fort expérimenté et très bien parlant, y aille avec vous autres. Vous lui ordonnerez d'entrer dans la ville, de s'aboucher avec les prud'hommes, aussi bien qu'En Esbert de Mediona, qui a beaucoup vu et étudié dans sa vie. Faites en sorte que nos gens ne touchent pas un Chou et ne dévastent rien. Tout est arrangé pour que, peu de jours après votre arrivée, la cité vous soit remise, puis immédiatement après l'île tout entière. Mais il est bon que cela ne se fasse pas incontinent; mais qu'ils paraissent y être forcés, de manière que les Français ne puissent avoir le moindre soupçon contre notre frère le roi de Majorque; car les périls de sa personne nous sont aussi à cœur que les nôtres, et ceux de ses fils autant que nous le sont ceux des nôtres. Voilà pourquoi il était nécessaire, pour lui et pour nous, de mettre beaucoup de prudence dans nos démarches, vu les gens à qui nous avons affaire. Dieu veuille, par sa grâce, donner aide à nos efforts; et plaise au ciel qu'ils se conduisent envers notre frère le roi de Majorque avec autant de bonne foi qu'il se conduit et se conduira à leur égard, et nous en éprouverons grande joie; car jamais nous n'avons trouvé en lui que toute vérité et toute loyauté. Nous sommes nés du même père et de la même mère, lui et moi, et il ne peut jamais se trouver en nous diversité de sentiment ni pour cause de nos amis ni pour cause de nos ennemis; car, quels qu'en ennemis que l'on ait, jamais il n'est permis à personne de violer sa foi. Allez donc à la bonne heure. »

L'amiral prit aussitôt congé du roi, alla s'embarquer et fit route pour Salou avec toutes les galères, aussi bien qu'En R. Marquet et En B. Mayol, avec toutes les leurs. Au bout de quatre jours, le seigneur infant prit aussi congé du seigneur roi son père, qui lui donna ses grâces et sa bénédiction, et il se rendit à Tarragone. Le seigneur roi lui envoya de la cavalerie et deux mille maladies Cela fut ainsi arrangé, afin qu'il parût qu'ils pouvaient s'emparer par force de la cité et de l'île; et si on s'y était rendu avec peu de troupes, il eût été par trop manifeste que c'était par la volonté du roi de Majorque qu'elles se rendaient, ce qui eût pu être fort dangereux, ainsi que nous l'avons déjà dit. Je cesserai maintenant de vous entretenir du seigneur infant et de l'amiral, qui se disposent à s'embarquer, et je reviens au roi d'Aragon.

CHAPITRE CXLII

Comment, après avoir pris connaissance de la lettre du seigneur roi d'Aragon, le roi de Majorque envoya, par une barque armée, des lettres secrètes au noble En Pons Saguardia, son lieutenant à Majorque; et comment le seigneur roi En Pierre vint à Xativa pour délivrer ses neveux et faire don Alphonse roi de Castille.

Aussitôt qu'ils furent partis, le seigneur roi d'Aragon écrivit de sa propre main une lettre au roi de Majorque. Ce qu'il lui manda, vous pouvez vous l'imaginer, après ce que je viens de vous apprendre. Quand le roi de Majorque eut reçu les lettres du seigneur roi d'Aragon son frère, il expédia à Majorque une barque armée, avec des lettres écrites de sa main et adressées au noble En Pons Saguardia, son lieutenant dans l'île de Majorque. Il en adressa d'autres, aussi fort secrètement, à quelques autres prud'hommes de Majorque. Ce qu'il leur manda, je n'en sais rien, mais chacun de vous peut aisément se l'imaginer.

Aussitôt que le seigneur roi d'Aragon eut reçu réponse du seigneur roi de Majorque, il partit joyeux et satisfait de Barcelone pour aller à Salou, afin d'aider et de faire dépêcher promptement le seigneur infant. Son intention était d'aller ensuite au royaume de Valence, pour retirer de Xativa don Alphonse et don Ferdinand de Castille, ses neveux, et faire roi de Castille don Alphonse, afin de bien se venger de son neveu le roi don Sanche de Castille, qui lui avait failli au besoin, et ne lui avait rien tenu de ce qu'il avait promis; et par là il voulait s'en venger, de manière à ce que le monde entier en prît exemple.

CHAPITRE CXLIII

Comment le seigneur roi En Pierre d'Aragon, partant de Barcelone pour se rendre à Xativa, tomba malade d'un refroidissement; comment, étant à Villefranche de Panaces, la fièvre le prit; et comment il fit son testament et recul le précieux corps de Jésus-Christ.

A son départ de Barcelone il se leva de grand matin et prit un grand froid; et avec ce refroidissement lui vint un tremblement de lièvre; et il se trouva si incommodé dans la route qu'il fut forcé de s'arrêter à Saint Clément. On envoya aussitôt à Barcelone chercher maître Arnaud de Villanova et autres médecins; et le matin ils firent prendre de son urine et la regardèrent;[1] et tous d'un commun accord assurèrent que ce n'était qu'un refroidissement et que ce n'était rien. Le même jour il monta à cheval et alla jusqu'à Villefranche de Panades. Là le mal devint plus violent et la fièvre fut très forte. Quand la fièvre se fut calmée, il fit venir son secrétaire pour toutes les choses secrètes, et fit ce jour-là son testament,[2] fait bien régulièrement et en bonne forme. Le lendemain il le relut; il fit de même le surlendemain. L'ayant enfin bien relu et bien arrangé à sa volonté, il le fit publier, et prit pour témoins des prélats, des riches hommes, des chevaliers, des citoyens notables et des hommes des villes. Après quoi il se confessa à plusieurs reprises à l'évêque, à l'abbé de Sainte-Croix, aux frères prêcheurs, aux frères mineurs, et déchargea bien sa conscience; puis reçut plusieurs fois son Sauveur, avec grande dévotion, en présence de tous ceux que la chambre pouvait contenir; et il le reçut avec d'abondantes larmes qui s'échappaient de ses yeux; et tous les assistants fondaient aussi en larmes. Après cela, le mal s'aggravant toujours, la nouvelle s'en répandit bientôt de tous côtés et parvint au seigneur infant En Alphonse, qui déjà s'était embarqué; mais, en l'apprenant, il pensa qu'il devait se rendre auprès de son père.

Dès qu'il fut arrivé et que le roi le vit, il lui dit: » Infant, qui vous a donné le conseil de venir vers nous? Êtes-vous un médecin qui puisse nous donner un avis dans notre maladie? Vous savez bien que non, et que votre présence ne nous est point utile ici. Même s'il plaît à Notre Seigneur vrai Dieu que nous trépassions en ce moment de cette vie, aussi peu y serez-vous utile; car nous avons déjà fait notre testament et l'avons publié. Songez donc à vous en retourner, et embarquez-vous à la bonne heure. Votre départ est une très bonne œuvre envers Dieu, envers votre royaume et envers celui de notre frère le roi de Majorque, et le moindre retard pourrait nous tourner à grand dommage. »

Sur ces paroles, l'infant lui baisa les pieds et les mains; le seigneur roi le baisa sur la bouche, lui donna sa bénédiction, et le signa plus de dix fois. L'infant se mit aussitôt en route et alla s'embarquer à Salou, avec la grâce de Dieu.

CHAPITRE CXLIV

Comment le seigneur infant En Alphonse passa dans l'île de Majorque; comment il assiégea la cité, et peu de jours après entra en pourparlers avec les prud'hommes.

A peine se fut-il embarqué que le vent de terre souffla, et tous firent voile. Ils furent promptement arrivés dans l'île de Majorque, et prirent terre à la pointe Perasa. Là ils débarquèrent les chevaux; et le seigneur infant, avec toute la chevalerie et les maladies, alla camper aux tours Lavaneras. L'amiral s'y rendit aussi avec toutes les galères.

Dès que tout le monde fut débarqué, le seigneur infant fit publier, sous peine de la vie, que personne ne s'avisât de commettre aucun dégât ni dommage dans les terres cultivées, ni à quoi que ce fût. Cela fait, peu de jours après, on entra en pourparlers, de sorte qu'En Corral Lança vint plusieurs fois dans la ville au nom du seigneur roi d'Aragon, pour s'entretenir avec le lieutenant et les prud'hommes. A chaque instant il allait de la cité au seigneur infant, puis retournait dans la cité. Je les laisse là dans leurs conférences, et reviens au seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CXLV

Comment le roi En Pierre d'Aragon fit publier une seconde fois son testament, en présence de l'archevêque de Tarragone et devant huit évêques; et comment il laissa l'infant En Alphonse héritier universel du royaume d'Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence, et l'infant En Jacques roi de Sicile.

Le lendemain du jour où l'infant s'éloigna de son père, le seigneur roi voulut que son testament fût publié une seconde fois en présence de l'archevêque de Tarragone, qui se trouvait auprès de lui, avec bien huit évêques, tous sujets du seigneur roi d'Aragon, et des abbés, des prieurs, des ecclésiastiques, et des riches hommes, des chevaliers, des citoyens et des hommes des villes. Lorsque tout le monde fut en présence du seigneur roi, lecture fut faite du testament à haute voix et de manière que chacun cette l'entendre. Il laissa pour exécuteurs testamentaires l'archevêque de Tarragone,[3] l'évêque de Barcelone, l'abbé de Sainte-Croix, des riches hommes et des chevaliers, tous bons, sages et discrets, et bons chrétiens, et à la connaissance desquels il était bien notoire que tous ses torts lui avaient été pardonnés.[4]

Il voulut par son testament que son corps fût enterré au monastère de Sainte Croix, célèbre monastère de moines situé à six lieues environ dudit lieu de Villefranche. Il laissa le seigneur infant En Alphonse héritier universel du royaume d'Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence. Il lui laissa aussi tous les droits qui appartenaient à la couronne d'Aragon au comté de Barcelone et au royaume de Valence dans les quatre parties du monde.[5] D'un autre côté, il recommandait par son testament à l'infant En Alphonse madame la reine sa mère, lui prescrivant de la traiter pendant toute sa vie en dame et en reine, de se conformer toujours à ses volontés, et de l'aimer et de l'honorer comme devait le faire un fils pour la meilleure des femmes et la plus sainte des mères. Il lui recommandait aussi le seigneur infant En Pierre, son plus jeune frère, lui imposant le devoir de le diriger par ses conseils et de l'entretenir ainsi qu'il convenait à un fils de roi. Il lui léguait aussi la protection de sa sœur Yolande,[6] avec la recommandation de lui donner pour mari un roi qui fût de noble sang.

D'autre part il laissa le royaume de Sicile avec tous les droits qui pouvaient lui appartenir dans les quatre parties du monde, au seigneur infant En Jacques, qui venait après l'infant En Alphonse pour la naissance, avec cette clause: que si l'infant En Alphonse mourait sans enfants de légitime mariage, le royaume d'Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence, avec tous les droits qui appartenaient au royaume d'Aragon, à celui de Catalogne et au royaume de Valence, reviendraient à l'infant En Jacques, de la même manière qu'il les laissait à l'infant En Alphonse; et que si, par malheur, l'infant En Jacques mourait avant l'infant En Alphonse, le royaume de Sicile passerait à l'infant En Frédéric, qu'il recommandait aussi à l'infant En Jacques, afin qu'il lui donnât l'état qui appartient à un fils de roi. Il recommandait également à l'infant En Jacques de traiter toute sa vie madame la reine en dame et en reine, et de l'aimer et honorer comme il avait ordonné à l'infant En Alphonse de le faire, et de même pour l'infante madame Yolande, leur sœur, à laquelle il était tenu de donner pour mari un roi de haut lignage.

Le testament contenait en outre bien d'autres clauses qu'il n'est pas utile de rappeler puisqu'elles n'ont point de rapport à mon sujet.[7]

Ce testament ayant été lu et publié, le seigneur roi demanda à tous les assistants, comme à ses loyaux sujets, de leur dire si ce testament leur paraissait bon, et tous l'approuvèrent unanimement, car il était certainement fait avec sagesse et maturité, et après longue délibération, ainsi qu'il convenait à un tel seigneur, qui était le seigneur le plus prudent du monde et le plus expérimenté en toutes choses.

Tout étant ainsi réglé et publié, le seigneur roi se sentit tout conforté, et chacun croyait même que son état s'était beaucoup amélioré. Mais le lendemain le mal empira; c'était la veille de la Saint-Martin. Tout ce jour et la nuit suivante il souffrit beaucoup. Le lendemain,[8] jour du bienheureux saint Martin, très gracieux et digne chevalier de Dieu, il plut à Notre Seigneur d'appeler dans son royaume le seigneur roi En Pierre d'Aragon, le meilleur chevalier du monde, le plus sage et le plus gracieux en toutes choses, qui jamais ait existé, et celui qui réunissait en sa personne plus de perfections que qui que ce fût au monde.

Il laissa quatre fils,[9] les plus sages et les meilleurs en faits d'armes et en tous autres faits, les plus courtois et les mieux élevés qui fussent au monde. Il laissa aussi deux filles[10] dont l'une était reine de Portugal et l'autre jeune fille.[11]

Pendant sa vie il sut se venger de tous ceux qui avaient fait tort à lui ou à ses enfants; il triompha de tous ses ennemis; il fit croître et multiplier la foi catholique; il vainquit et tua un grand nombre de méchants Sarrasins. Que vous dirai-je? Dans aucune légende vous ne lirez que Dieu ait jamais accordé tant de grâces et tant de faveurs à aucun autre roi; et une faveur de plus fut, qu'à sa mort ses fils se trouvaient en âge de régner, de sorte que la maison d'Aragon ne fut jamais exposée un seul jour à être forcée d'interrompre ce qu'il avait commencé. Si bien que Dieu, voyant qu'il ne lui était plus indispensable, tant il avait de bons fils, voulut qu'il arrivât en son sein ce benoît jour-là, de compagnie avec le bon saint Martin. Sa mort s'approcha donc; et quand il connut que sa fin était prochaine, il prit congé de tous, leur recommanda la reine et les infants, puis il les signa et les bénit.

CHAPITRE CXLVI

Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon trépassa de cette vie, et fut enterré au monastère de Sainte-Croix; et comment les exécuteurs testamentaires envoyèrent une galère à Majorque au seigneur roi En Alphonse d'Aragon, et en Sicile au seigneur roi En Jacques, roi de Sicile.

Après les avoir bénis, il se fit donner une croix qui était devant lui; il la prit en ses mains, pleurant avec grande dévotion, et dit une très belle oraison. Puis il leva les yeux au ciel, se signa trois fois, embrassa la croix, la prit dans ses bras, les croisa et dit: » Seigneur notre père, vrai Dieu Jésus-Christ, en vos mains je recommande mon esprit; daignez, par la sainte Passion que vous avez bien voulu souffrir, recevoir mon âme en paradis, avec le bienheureux seigneur saint Martin, dont tous les chrétiens célèbrent aujourd'hui la fête, et avec tous les autres bienheureux saints. » Ces paroles achevées, il leva les yeux au ciel et son âme se sépara de son corps, l'an douze cent quatre-vingt-cinq, le jour de Saint-Martin, escortée de tous les autres saints. Et comme s'il eût été un enfant sans tache, il alla prendre place au milieu des anges du paradis. Dieu, par sa grâce, veuille que ce soit ainsi! Nous ne devons point douter qu'il ne soit avec le bienheureux saint Martin et avec tous les autres saints en paradis; car jamais chrétien ne fit une plus belle fin que lui et n'eut une plus vive contrition.[12]

Quand le seigneur roi fut trépassé de cette vie, il fallait ouïr les cris, les lamentations et le deuil! Jamais on n'en entendit et on n'en fit de pareils. Et pendant que tout le monde s'abandonnait aux pleurs, ceux des exécuteurs testamentaires qui se trouvaient sur les lieux avaient déjà fait armer une galère à Barcelone, au moment où ils avaient vu que le roi était fort mal; et dès qu'il eut trépassé ils firent choix d'un chevalier bon et sage, lui remirent deux copies authentiques du testament du seigneur roi, et lui ordonnèrent d'aller sur-le-champ s'embarquer à Barcelone, à bord de la galère qu'il y trouverait toute préparée, de se diriger sur Majorque et de se rendre là où se trouverait le seigneur roi En Alphonse d'Aragon; et lorsqu'il serait arrivé, que nul ne mit pied à terre que lui seul et qu'on ne laissât personne s'approcher de la galère. Alors il devait aller parler avec le seigneur roi et avec l'amiral uniquement, leur annoncer la mort du seigneur roi d'Aragon, et remettre au seigneur roi une des deux copies du testament. Aussitôt après avoir rempli cette commission, il devait faire route pour la Sicile, et il devait être arrivé en Sicile avant que personne ne cette l'y avoir devancé; et quand il serait arrivé en Sicile, il devait annoncer à madame la reine, au seigneur roi En Jacques de Sicile, et au seigneur infant En Frédéric, la mort du seigneur roi, et remettre au seigneur roi En Jacques l'autre copie du testament.

Le chevalier répondit, qu'il était prêt à exécuter leurs ordres. Il alla à Barcelone, trouva la galère toute appareillée, s'embarqua, fit à l'instant manœuvrer les rames et partit.

Je cesserai pour le moment de vous parler de cette galère et reviens à vous parler du seigneur roi d'Aragon. Ainsi que je l'ai dit, la douleur fut grande et se répandit de tous côtés, car les messagers l'annonçaient partout. Le lendemain il se trouva là plus de mille personnes, et plus de cinq mille habitants de Tarragone et de toutes les campagnes de Panades. L'affluence fut si grande que la foule ne pouvait pas tenir dans Villefranche, ni à deux lieues à l'entour. Le lendemain on porta le corps avec de grandes processions, au monastère de Sainte-Croix, et là on célébra l'office avec beaucoup de pompe, parce qu'il avait reçu l'absolution et avait observé les commandements de la sainte Eglise; et il y eut des prédications et on fit toute la solennité qui convenait à un tel seigneur. Et vous eussiez vu, depuis le moment où il trépassa jusqu'à celui où il fut mis en terre, plus de dix mille personnes continuellement avec de gros cierges à la main. Lorsque le seigneur roi eut été mis en terre, tous retournèrent chez eux, et partout ils trouvèrent grand deuil et grandes lamentations. Dieu par sa merci, veuille avoir son âme! Amen. Il est mort, celui qui eût été un autre Alexandre s'il eût seulement vécu dix années de plus.

Je vais maintenant cesser de vous parler de lui et reviens à l'envoyé qui s'en va sur la galère à Majorque et en Sicile.

CHAPITRE CXLVII

Comment on reçut à Majorque et en Sicile la nouvelle de la mon du seigneur roi En pierre; et de la douleur et des gémissements des habitants de Messine.

Lorsque la galère eut quitté Barcelone, elle mit peu de jours à se rendre à Majorque, où elle trouva le seigneur roi d'Aragon En Alphonse aux tours Lavaneras. L'envoyé fit exactement tout ce que lui avaient prescrit les exécuteurs testamentaires du seigneur roi, et il fit même plus, car il se revêtit de ses vêtements les plus riches pour débarquer; et il fit fort sagement en cela. Le proverbe des bonnes gens est donc bien vrai, qui dit: « Envoie un sage et ne lui dis pas ce qu'il a à faire. » Aussi je vous dis que tout seigneur, toute cité ou toute ville doivent mettre toute leur attention, quand ils font choix d'un messager, de le choisir le plus intelligent possible, car bon messager fait honneur à son seigneur ou à sa commune, et amène toujours toute chose à bonne fin.

Après avoir parlé avec le seigneur roi et avec l'amiral, l'envoyé se rembarqua et fit route vers la Sicile; et en peu de temps il arriva en Sicile et y trouva madame la reine, le seigneur roi En Jacques, roi de Sicile, et l'infant En Frédéric, à Messine. Il leur communiqua la nouvelle et fit tout ce dont il avait été chargé. Aussitôt que la mort du seigneur roi fut connue et publiée, et que le testament eut été lu à Messine, vous eussiez vu des pleurs et entendu des lamentations dans toute la Sicile et dans toute la Calabre; et ils restèrent bien huit jours au moins à le pleurer.

CHAPITRE CXLVIII

Comment l'infant En Jacques fut couronné roi de Sicile à Palerme; des grandes fêtes qui y furent faites; et comment il fit armer vingt galères, dont il nomma capitaine En Béranger de Sarria.

Le deuil étant fini, le seigneur roi manda par toute la Sicile et la Calabre: que chacun se rendît, à un jour désigné, à Palerme pour la fête, car il se ferait couronner roi de Sicile et de tout le royaume. Des lettres partirent de tous les côtés; et lorsque les lettres furent expédiées, le seigneur roi, madame la reine sa mère et l'infant En Frédéric, allèrent à Palerme, et dès leur arrivée on y commença de très grandes fêtes. Cependant arriva le jour désigné par le roi; et avec grande fête et grande allégresse le seigneur roi En Jacques prit la couronne du royaume de Sicile[13] avec tant d'heur et une telle faveur de Dieu, que jamais ne fut roi qui se montrât plus gracieux et plus heureux qu'il l'a été, l'est encore et le sera longtemps envers ses gens,[14] s'il plaît à Dieu. Et certes, après son couronnement, les habitants de la Calabre et de la Sicile eussent-ils semé des pierres, ils auraient récolté de bon froment ou de l'orge. Et en vérité, dans la Sicile ou dans la Calabre, il y avait plus de vingt châteaux de riches hommes qui menaient plus grand train que ne fait un roi, et tous étaient fort opulents. Sa cour aussi était brillante et abondante en tout trésor et en tout bien; aussi pouvait-on bien appeler le seigneur roi « le roi En Jacques le Bienheuré. » La fête terminée, il revint à Messine et fit aussitôt armer vingt galères et en nomma capitaine un chevalier qu'il aimait beaucoup, nommé En Béranger de Sarria. Ils étaient deux frères de ce nom: le dit En Béranger de Sarria, qui était l'aîné, et l'autre nommé En Vidal de Sarria. Et certes on peut dire de chacun d'eux ce que je vous ai déjà dit d'En G. Galeran: qu'on pourrait faire tout un livre de leurs prouesses et de leurs faits d'armes et de chevalerie, mais principalement de ceux dudit En Béranger, qui était, qui a été et qui est encore le chevalier le plus généreux de cœur qui fût jamais dans toute l'Espagne. Il y a eu, à la vérité, un seigneur qui le lui a bien appris, et ce seigneur est le roi de Sicile, qui ensuite, avec le temps, le fit noble, ainsi que vous l'apprendrez dans la suite, en temps et lieu.

CHAPITRE CXLIX

Comment le noble En Béranger de Sarria, avec vingt galères, parcourut toute la côte d'Amalfi jusqu'au fief de Rome, et prit galères, lins et barques.

Les vingt barques que devait commander En Béranger de Sarria étant armées, il lui ordonna de s'embarquer, de prendre la direction de Naples et de savoir ce qui s'y passait, puis de se diriger vers Scicli et de battre toute la côte jusqu'au fief de Rome, et, après être revenu de cette course, de passer en Calabre, car il voulait faire savoir aux ennemis que le roi d'Aragon n'était pas mort, et que si jusque-là ils avaient eu un roi à combattre, ils auraient maintenant à résister à deux, qui se confondaient en un seul, de cœur, de corps et de volonté.

Lorsque le roi eut dit ces paroles, En Béranger de Sarria prit congé de lui, de madame la reine et de l'infant En Frédéric, et il s'embarqua à la bonne heure et à la garde de Dieu. Il battit toute la Calabre et vint au cap de Palinure; du cap de Palinure il regagna la haute mer et fit voie pour la côte d'Amalfi, peuplée de la plus mauvaise race et des plus méchants corsaires du monde, surtout en un lieu qu'on nomme Pasitano. Il pensa qu'en courant cette côte il rendrait trois grands services au seigneur roi de Sicile et à ses gens, aussi bien qu'au seigneur roi d'Aragon et à ses gens. Premièrement, il les vengerait des dommages que ces gens leur avaient causés pendant les guerres précédentes; secondement, une fois détruits, ils ne pourraient plus mal faire à l'avenir; troisièmement, ce serait le plus beau fait d’armes et le plus aventureux qui de longtemps eût été entrepris de ce côté.

Ainsi qu'il se l'était mis en tête, ainsi il le fit et il l'accomplit; et il y aborda dès avant l'aube du jour; et tout son monde fut à l'instant débarqué près de la cité Saint-André d'Amalfi et se mit à parcourir toute la montagne. Pendant quatre jours qu'il y fut, il mit à feu et à sang Majori, Minori, Ravello et Pasitano, et enfin tout ce qui était dans la montagne.[15] Il allait partout, bannière déployée, brûlant et saccageant tout ce qu'il rencontrait. Il surprit dans leurs lits la méchante race des habitants de Pasitano, et il en fit autant d'eux, et mit le feu aux galères et aux lins qu'ils avaient tirés sur la grève, et n'en laissa pas un, ni là ni sur aucun joint de la côte. Après avoir tout brûlé et saccagé, il s'embarqua et alla à Sorrente ou il en fit tout autant. Il en eût fait autant à Castellamare, si ce n'eût été qu'un nombreux corps de chevaliers venait d'y arriver de Naples. Que vous dirai-je? Il entra jusque dans le port de Naples, y prit nefs et lins et en brûla d'autres, puis battit toute la côte jusqu'au fief de Rome, et prit partout nefs, lins et galères, qu'il envoya en Sicile. Jugez de la grande alarme qui régnait sur toute la côte et jusqu'à l'embouchure du fief de Rome,[16] car il y prit tout ce qu'il y trouva de lins. Au tumulte qui se faisait, le pape demanda ce que signifiait tout ce bruit. « Saint Père, lui répondit-on, c'est un chevalier de Sicile, nommé En Béranger de Sarria, qui est venu de Sicile avec vingt galères et qui a brûlé et saccagé toute la côte d'Amalfi, et a pillé le port de Naples et toute la côte; et partout, jusqu'au fief de Rome, il a enlevé galères, lins et barques, et rien ne peut tenir devant lui. — Ah! Dieu! dit le pape, qu'est-ce donc que cela? C'est contre autant de diables qu'on a à lutter quand on lutte contre la maison d'Aragon, car chacun de ces chevaliers de Catalogne est un vrai diable incarné auquel rien ne peut résister, ni sur terre, ni sur mer. Plût à Dieu qu'ils fussent réconciliés avec l'Eglise! Ce sont gens avec qui nous ferions la conquête du monde et mettrions à bas tous les infidèles. Je prie donc Dieu de rétablir la paix entre l'Eglise et eux. Que Dieu pardonne au pape Martin qui les a ainsi repoussés de l'Eglise; mais, si cela nous est possible, bientôt, s'il plaît à Dieu, nous ferons en sorte de les réconcilier, car ce sont des gens bien courageux et pleins de hautes qualités. Il n'y a que peu de jours qu'ils ont perdu leur roi, qui était le meilleur chevalier du monde; et je crois bien qu'ainsi seront ses fils qui commencent à faire de cette manière. »

CHAPITRE CL.

Contient le roi En Jacques de Sicile passa en Calabre pour guerroyer, et comment il se rendit maître de tout le pays, excepté du château de Stilo.

Quand En Béranger de Sarria eut fait toutes ces courses, il retourna en Sicile, chargé de grand butin, et y trouva le roi qui fut très satisfait de tout ce qu'il avait fait; et les Siciliens ne le furent pas moins à cause des grands dommages que leur faisaient journellement éprouver les Amalfitains. Aussitôt que les galères furent revenues à Messine, le seigneur roi passa en Calabre avec une nombreuse suite, et alla visiter toutes ses possessions. Et autant qu'il y avait de pays par lesquels il faisait ses chevauchées, et qui ne fussent pas siens, autant y en avait-il qui se soumettaient à lui; si bien que très certainement, si l'amiral se fût trouvé là avec la flotte, il aurait pu à ce moment entrer tout droit dans la ville de Naples. Que vous dirai-je de plus? Il s'empara entièrement de toute la Calabre, à l'exception du château de Stilo, ainsi que je vous l'ai déjà dit, de Tarente, de la principauté, du cap de Leuca et d'Otrante, bonne cité et archevêché, et au-delà même de la principauté, jusqu'à Saint Hilario, à près de trente milles.

Lorsque le roi eut conquis tout ce qui était autour de lui, il alla se déduisant et chassant par toute la Calabre; car c'est bien la province la plus saine, la plus agréable en toutes saines choses, et la mieux fournie des meilleures eaux et des meilleurs fruits du monde. Et il y avait parmi les habitants de la Calabre beaucoup de riches hommes et chevaliers de Catalogne, d'Aragon et du pays même; et le seigneur roi allait d'invitation en invitation et de plaisir en plaisir. Tandis qu'il s'en allait ainsi se déduisant, En Béranger de Sarria arrivé à Messine avec les galères, et il avait aussi fait grand butin dans sa course; mais laissons-le et parlons du seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CLI

Comment le seigneur roi d'Aragon, ayant appris la mort de son père, se hâta de telle manière qu'il s'empara promptement de Majorque et d'Ibiza, et revint à Barcelone où on lui fit fête.

Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut reçu le message qui lui annonçait la mort de son père, il dépêcha tellement ses affaires que, deux jours après l'arrivée du message, la ville de Majorque se rendit à lui, et le noble En Pons de Saguardia se retira au Temple. Deux jours après la reddition de la cité, on publia la mort du seigneur roi En Pierre et on fit lecture de son testament; et vous y eussiez vu et entendu les pleurs, les lamentations et les cris les plus douloureux du monde. Que vous en ferai-je plus long conte? Le deuil dura bien six jours, pendant lesquels nul dans la cité ne fit œuvre de ses mains.

Après le deuil, le noble En Pons de Saguardia se rendit au seigneur roi, et le seigneur roi le reçut sain et sauf, et le fit débarquer, avec tous ceux des siens qui voulurent le suivre, à Collioure, et de Collioure il s'en alla à Perpignan. Le roi de Majorque l'accueillit très bien et le fit traiter avec beaucoup d'honneur; et il devait bien le faire, car En Pons de Saguardia l'avait toujours bien servi, et il était un des meilleurs chevaliers du monde.

Après avoir renvoyé En Pons de Saguardia, le roi En Alphonse nomma pour son chargé de pouvoirs, dans la cité et dans l'île, En Gesbert de Mediona, et lui laissa de bonnes troupes; puis il prit congé de la cité et de tous les prud'hommes de dehors qui s'étaient rendus auprès de lui, et partit et fit route vers Ibiza.

Il est bon Je dire que, tandis qu'il assiégeait la cité de Majorque, il avait envoyé à Ibiza pour connaître l'intention des habitants et savoir s'ils se rendraient à lui; et les prud'hommes lui avaient promis que, ce que ferait la cité de Majorque, ils le feraient aussi. Voilà pourquoi il alla à Ibiza; et les prud'hommes le reçurent aussitôt avec de grands honneurs. Il entra dans le château et y demeura deux jours, et y laissa pour châtelain un très sage et digne chevalier, nommé En Lloret. Il prit ensuite congé d'eux et passa à Barcelone; là on lui fit de grandes fêtes. De Barcelone il envoya par tous ses royaumes, et fit dire aux riches hommes, citoyens et hommes des villes, de se trouver à Saragosse, à un jour désigné.

CHAPITRE CLII

Comment l'amiral En Roger de Loria parcourut toute la côte de Provence et ravagea Serignan, Agde et Vias, épargnant les femmes, les enfants au-dessous de quinze ans et les hommes au-dessus de soixante ans.

Lorsque le seigneur roi eut expédié de tous côtés ses lettres pour qu'on se rendît à Saragosse, où il voulait célébrer des fêtes en prenant la couronne, l'amiral vint à lui et lui dit: « Seigneur, vous avez donné cinquante jours de délai jusqu'à ce qu'on fût réuni à Saragosse, aux fêtes de votre couronnement, et je verrais avec peine que les équipages des galères restassent ici dans l'inaction. Ainsi donc, sous la grâce de Dieu et votre bon plaisir, j'irai parcourir toute la côte d'ici à Marseille, et je ferai en sorte, avec l'aide de Dieu, d'être de retour à temps pour assister aux fêtes de votre couronnement. — Vous dites bien, » lui répondit le seigneur roi.

Lorsqu'il fut à la hauteur du cap de Leucate il approcha de la plage du Grau de Serignan.[17]

Là, dès la pointe du jour, il débarqua son monde, se mit à la tête de cent hommes à cheval; et, dès qu'il fit jour, ils arrivèrent à Serignan, y entrèrent et la ravagèrent ainsi que les environs. L'alarme en courut dans le pays et parvint à la ville de Béziers, qui n'est qu'à deux lieues de là. Aussitôt les troupes de Béziers sortirent de la ville et marchèrent dans la direction de Serignan; et tout bien compté, avec ceux des autres pays qui vinrent se joindre à l'ost de Béziers, il y avait bien là trente mille personnes.

L'amiral dit à ses gens: « Barons, c'est aujourd'hui que la maison d'Aragon et ses gens vont gagner à jamais, dans ce pays, honneur et renommée de bravoure. Ces gens que vous voyez sont des malheureux, aisés à tuer, et qui ne se sont jamais trouvés en face d'un homme animé par la fureur du combat. Chargeons donc sur eux à fond, et vous verrez, soyez en sûrs, que ces gens n'ont que des épaules à nous montrer. La chevauchée sera royale,[18] et tout ce que chacun gagnera sera bien à lui. Nous défendons toutefois à qui que ce soit, et cela sous peine de haute trahison, de s'emparer de cheval ou effets avant que le combat soit terminé. »

Tous adhérèrent à la proposition de l'amiral; cependant l'ost s'approchait d'eux, croyant qu'il n'y avait qu'à les attacher et les emmener. Quand elle fut assez approchée pour que les dards pussent faire leur manœuvre et les arbalétriers frapper au but, les trompettes et les nacaires sonnèrent. L'amiral, avec ses cavaliers, fondit sur la cavalerie ennemie, composée bien de trois cents hommes français ou gens du pays. De leur côté les maladies, qui étaient au nombre d'environ deux mille, firent jouer leurs dards, dont pas un seul ne manqua de tuer son homme ou de le blesser à mort; et les arbalètes tirèrent toutes à la fois. De telle sorte que le choc de l'amiral et de sa troupe fut si violent au premier abord, aux cris de: Aragon! Aragon! Que tout à coup leurs adversaires tournèrent le dos, aussi bien les gens à cheval que les gens à pied. L'amiral et les siens s'élancèrent au milieu d'eux. Que vous dirai-je? Cette chasse dura jusqu'à une demi-lieue de Béziers; et elle aurait duré jusqu'à la ville; mais la nuit s'approchait et l'amiral craignait de n'avoir plus assez de jour pour retourner aux galères, car ils se trouvaient sur une plage, la pire de toutes les plages qui soit du levant au ponant. Il contint donc ses gens et leur fit rebrousser chemin. Et ainsi en retournant ils levèrent le champ, et il ne faut pas demander le grand gain qu'ils y firent. A la chute de la nuit, ils se trouvèrent sur la plage en face de leurs galères, et ils brûlèrent et saccagèrent tout Serignan, à l'exception de l'église de madame Sainte-Marie de Serignan qui est très belle.

Ceux de Béziers et des environs se réunirent à Béziers. Ils avaient perdu tant de monde qu'ils virent bien que, si l'amiral revenait le lendemain, ils ne pourraient défendre la ville contre lui, à moins d'an secours étranger. Ils envoyèrent donc cette nuit donner l'alarme par tout le pays, afin qu'on vînt défendre la cité de Béziers, car ils avaient perdu la majeure partie de leur monde. Ils pouvaient bien le dire en toute sûreté, car sur dix il n'en revint pas deux; et tous ceux-là étaient morts sans que l'amiral, après avoir reconnu tout son monde, eût perdu plus de sept hommes de pied. Le lendemain matin il arriva à Béziers beaucoup de monde; mais l'amiral s'en souciait peu, car après minuit il s'embarqua avec tous les siens. Dès l'aube du jour, il se trouva au Grau d'Agde; là, il débarqua son monde; les galères légères et les lins armés remontèrent par le chenal de Vias, et les grosses galères se rendirent à la cité d'Agde. Dans chacun de ces lieux ils s'emparèrent de tous les lins et barques qu'ils y trouvèrent.

L'amiral, avec la moitié de sa cavalerie, la moitié des almogavares, et une bonne partie des chiourmes des galères, marcha sur la cité d'Agde, la prit et la saccagea entièrement. Il ne voulut pas souffrir qu'on y tuât femme ni enfant; mais tous les hommes de quinze à soixante ans furent massacrés, et tous les autres épargnés. Il mit à feu et à sang toute la ville, à l'exception de l'évêché, car il ne permit jamais qu'on fit aucun dommage aux églises ni qu'on déshonorât aucune femme. Sur ces deux points i'amiral montra toujours une grande sévérité et ne permit jamais qu'on fit le moindre dommage à une église, ni qu'on y enlevât la valeur d'un bouton. Il ne voulut jamais non plus qu'aucune femme fût déshonorée, dépouillée, ni touchée dans sa personne. Aussi Dieu lai en rendit-il bonne récompense, car il lui accorda des victoires pendant sa vie, et une bonne fin à l'heure de sa mort. »

L'autre portion des troupes marcha sur Vias, les uns par terre, les, autres par le chenal en amont. Ils saccagèrent également tout Vias et prirent tout ce qui s'y trouvait, lins et barques, et il y en avait bon nombre en amont du chenal. L'alarme se répandit bien vite aussi dans tout le pays. Les gens de Saint Thibery, de Loupian et de Gigean y arrivèrent par mer; mais arrivés près d'Agde, les nouvelles leur vinrent comment, la veille, avaient été traités ceux de Béziers, et là-dessus ils songèrent à s'en retourner; mais ils ne se bâtèrent pas assez pour que les hommes à cheval et les que n'en atteignissent plus de quatre mille, qu'ils firent périra coups de lance, puis ils retournèrent à Agde, où ils restèrent quatre jours, mettant tout à feu et à sang.

Cela fait, l'amiral fit rembarquer ses troupes et se dirigea vers Aigues-Mortes; là il trouva des nefs, lins et galères, qu'il prit et envoya à Barcelone. Il se rendit ensuite au cap de la Spiguera.[19] Arrivé à cette hauteur, il les avait mis hors d'état de savoir de ses nouvelles, mais chacun dans le pays pensa qu'il était retourné en Sicile. A la nuit, à la faveur du vent de terre, il se mit en mer en naviguant aussi rarement que possible, mais de manière à ce qu'on ne pût l'apercevoir pendant le jour, et le lendemain, aussitôt que la brise de mer eut soufflé, il s'approcha du cap de Leucate, y. aborda de nuit, y trouva, entre barques et lins, plus de vingt bâtiments tous chargés de bonnes marchandises, et il les prit tous et les envoya à Barcelone.

A la pointe du jour il entra par le Grau de Narbonne; et il y trouva aussi des fins et galères, et les mit tous en mer. Que vous dirai-je? Le butin que firent lui et tous ceux qui l'accompagnaient fut vraiment sans bornes; et ils en auraient bien plus fait encore, s'il n'eût eu hâte de retourner en Catalogne pour se trouver à temps au couronnement du roi. Il sortit donc du Grau de Narbonne avec tous les bâtiments qu'il avait pris et fit route pour Barcelone. Mais laissons ici l'amiral En Roger de qui et parlons du seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CLIII

Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon alla à Sainte-Croix, où il fit faire des absoutes sur le corps de son père, et y fonda à perpétuité cinquante messes par jour.

Lorsque l'amiral eut pris congé du seigneur roi à Barcelone, le seigneur roi sortit de la ville, et le premier voyage qu'il fit fut d'aller à Sainte-Croix. Il y fit venir l'archevêque de Tarragone, tous les évêques de sa terre et tous les autres prélats; il s'y trouva bien trois cents crosses[20] et dix moines de chacun des ordres religieux de tout son royaume. Là il fit son deuil ainsi que tout le monde. Il fit chanter des messes et faire des prédications, et, avec de grandes processions, il fit faire absoute sur le corps du bon roi En Pierre, son père.

Cela dura dix jours et se renouvela tous les jours; après quoi, pour le bien de l'âme du seigneur roi son père, il fit des dons et de grandes faveurs au monastère de Sainte-Croix, afin qu'ils chantassent perpétuellement, tous les jours, des messes pour le repos de l'âme du bon roi son père, c'est-à-dire cinquante messes. Après quoi il prit congé de tout le monde et se rendit à Lérida, où lui fut donnée grande fête, la plus grande que jamais sujets aient pu donner à leur seigneur. Lorsque le seigneur roi fut à Saragosse, chacun s'arrêta dans cette ville; mais je laisse le seigneur roi et reviens à l'amiral.

CHAPITRE CLIV

Comment l'amiral En Roger de Loria alla à Tortose avec sa flotte, et laissa, pour tout le temps qu'il assistait au couronnement du roi, comme chef et commandant de la flotte, son neveu En Jean de Loria.

Dès que l'amiral fut sorti du Grau de Narbonne avec tous les bâtiments qu'il avait enlevés, il fit route vers Barcelone et y arriva en peu de jours. Quand il fut à Barcelone, on lui fit grande fête, et il y demeura huit jours, puis il se rendit avec la flotte à Tortose. Les galères prirent station dans la ville, et il y laissa comme chef et commandant supérieur son neveu En Jean de Loria, bon et expert chevalier. A cette époque on n'aurait pu trouver dans une bonne partie du monde un chevalier aussi jeune qui fût plus sûr, plus habile et meilleur en fait d'armes. Il lui ordonna de faire route pour l'Espagne,[21] et lui permit de faire du butin sur ceux des Maures qui n'étaient point en paix avec le roi d'Aragon, à condition qu'aucun de ses gens ne s'éloignerait de lui, tandis que lui serait à assister au couronnement du seigneur roi.

CHAPITRE CLV

Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fut couronné à Saragosse; des fêtes et des jeux qui s'y firent; comment En Jean de Loria mit à feu et à sang plusieurs endroits de la Barbarie; et comment l'amiral s'embarqua pour passer en Sicile

Cependant En Jean de Loria fit route pour Valence avec la flotte, et l'amiral s'en alla par terre à Saragosse, avec bon nombre de chevaliers et de gens de mer qu'il amenait à sa suite. Le seigneur roi lui fit un très gracieux accueil, l'honora beaucoup et eut grande joie de tout ce qu'il avait fait.

L'amiral fit dresser un mât fort élevé, car, après le seigneur roi En Pierre et le seigneur roi de Majorque, c'était de tous les chevaliers d'Espagne le chevalier le plus adroit au tir. En Béranger d'Entença, son beau-frère, ne l'était pas moins. Je les ai vus tirer l'un et l'autre; mais très certainement le seigneur roi En Pierre et le seigneur roi de Majorque étaient la fleur de tous les tireurs de leur temps. Chacun d'eux tirait trois traits à une orange, et le dernier trait était aussi gros que la haste[22] d'une lance, et les deux premiers passaient, bien au-dessus du mât. Ensuite il ordonna des joutes. Les hommes de mer firent faire de leur côté deux lins armés, de ces lins plats qui peuvent aller sur les rivières; et là il fallait voir les combats à coups d'oranges, car on en avait fait venir plus de cinquante charges du royaume de Valence. Soyez certain que l'amiral embellit cette fête à lui seul autant que tous les autres réunis. Que vous dirai-je? La fête fut très brillante, et le seigneur roi En Alphonse d'Aragon prit la couronne avec grande joie et grand plaisir.[23] La fête dura quinze jours et plus, pendant lequel temps on ne fit que chanter, se réjouir, et faire des jeux et divertissements.

Les fêtes étant terminées, l'amiral prit congé du seigneur roi et s'en vint à Valence. Il alla reconnaître ses châteaux, villes et lieux, car il en possédait de très notables et très bons, et envoya un lin armé à En Jean de Loria pour qu'il eût à revenir. Le lin armé le trouva en Barbarie, où il avait fait une sortie entre Tunis et Alger, y avait causé un grand désordre, pris plus de trois cents Sarrasins, mis à feu et à sang plusieurs endroits, et enlevé aux Sarrasins bon nombre de lins et de térides. Sur l’ordre de l'amiral son oncle, En Jean de Loria s'en revint, et peu de jours après il rentra à Valence. Aussitôt qu'il fut de retour, l'amiral l'accueillit avec beaucoup de joie et de satisfaction, et lui ordonna de faire appareiller les galères, parce qu'il voulait se rendre en Sicile. Ainsi qu'il fut ordonné, ainsi fut-il exécuté; et lorsque l'amiral eut terminé ce qu'il avait à faire dans le royaume de Valence, il s'embarqua à la grâce de Dieu et fit route vers la Barbarie, voulant, en s'en allant, côtoyer tout le pays et y enlever tout ce qu'il pouvait de Sarrasins. Je cesse de vous parler de l'amiral, qui se dirigea vers la Barbarie, et je vais vous parler du seigneur roi d'Aragon, qui va à Saragosse.

CHAPITRE CLVI

Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon résolut de venger le manque de foi du roi don Sanche de Castille envers son père En pierre, d'enlever de Xativa les enfants de l'infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer l'un d'eux roi de Castille.

Le seigneur roi d'Aragon avait donné à l'amiral des lettres pour les porter à madame la reine sa mère en Sicile, ainsi qu'au seigneur roi En Jacques et au seigneur infant en Frédéric, ses frères. Cela fait, et toutes les fêtes terminées, il fit venir devant lui l'infant En Pierre, son frère, et tout son conseil, et lui dit en présence de tous: « Mon frère, lorsque notre père le roi En Pierre partit de Barcelone, son désir et sa volonté étaient, si Dieu le ramenait sain et sauf à Valence, de retirer de Xativa les fils de l'infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer roi de Castille don Alphonse, qui est l'aîné, afin de se venger par là de son neveu le roi don Sanche de Castille, qui s'est rendu si coupable envers lui, et qui, au moment du plus grand besoin, lui a failli de tout ce à quoi il était tenu. Puisque Dieu n'a point permis que, durant sa vie, notre père pût accomplir sa vengeance, c'est à nous de le venger, à nous d'accomplir son dessein, comme l'eût fait le roi notre père en personne. Je veux donc que l'on choisisse deux chevaliers, qui aillent trouver le roi don Sanche et le défient en notre nom, à cause de ce que je viens de dire, et que vous, infant, vous vous prépariez incontinent, avec cinq cents chevaliers de Catalogne, autant de l'Aragon, et deux cents hommes à cheval du royaume de Valence, armés à la genetaire;[24] de telle sorte qu'aussitôt nos messagers revenus de Castille, vous soyez prêts à entrer en Castille et à mettre à feu et à sang tous les lieux qui ne voudront pas se soumettre à nous, au nom de don Alphonse, fils de l'infant don Ferdinand de Castille. Vous emmènerez aussi avec vous vingt mille hommes de pied pris parmi nos almogavares. Cela fait, nous irons au royaume de Valence, nous retirerons ces infants de Xativa, nous réunirons nos armées, et nous entrerons ensemble en Castille, et ferons tant qu'ils deviendront rois de Castille, avec l'aide de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ, qui aide au bon droit. »

Le roi ayant cessé de parler, le seigneur infant En Pierre se leva et dit: « J'ai bien entendu ce que vous m'avez dit, et je rends grâces à Dieu de ce qu'il vous a donné un tel cœur et une telle volonté que cette vengeance que le seigneur roi notre père avait en volonté d'exercer vous l'accomplissiez vous-même, et témoigniez ainsi de la valeur et des grandes qualités qui sont en vous. Ainsi, seigneur frère, je m'offre à faire et à dire en cette affaire et en toute autre tout ce qu'il sera en votre volonté de me commander, et vous ne me trouverez jamais en défaut en rien. Songez donc à préparer toutes vos autres affaires et à envoyer vos défis; moi je m'occuperai de réunir les riches hommes et chevaliers de Catalogne, d'Aragon et du royaume de Valence, et j'entrerai en Castille avec les levées que vous, seigneur, vous aurez prescrites, et même avec beaucoup plus; et soyez sûr, seigneur, que j'y entrerai d'un tel cœur, d'une telle détermination, et avec de tels gens que, dût le roi don Sanche venir contre nous à la tête de dix mille hommes, il nous trouvera prêts à accepter la bataille. »

En entendant ces paroles, le seigneur roi prit par la main le seigneur infant En Pierre, qui était assis près de lui, mais plus bas, le baisa et lui dit: « Infant, nous attendions de vous une semblable réponse, et nous y avons pleine foi. »

CHAPITRE CLVII

Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon, ayant pris conseil, résolut de défier le seigneur roi don Sanche de Castille, et envoya deux chevaliers avec les défis; et comment l'infant En Pierre se prépara à entrer en Castille.

Le seigneur roi ayant parlé ainsi, les membres du conseil se levèrent; et le premier qui se leva lui dit: « Seigneur, loué et remercié soit Notre Seigneur vrai Dieu, qui a accordé tant de grâces à vos royaumes que de les avoir pourvus de bons seigneurs, vaillants, intrépides, accomplis en toute bonne chose et allant toujours de bien en mieux, ce qui doit nous rendre tous heureux et satisfaits. Voici, seigneur, la première entreprise que vous projetez depuis votre couronnement, et c'est l'entreprise la plus haute que jamais seigneur ait conçue; et cela par quatre raisons: la première, parce que vous entreprenez une guerre avec un des plus puissants seigneurs du monde, et votre plus proche voisin; la seconde, que vous êtes déjà en guerre avec l'Eglise romaine, avec la maison de France et avec la puissance du roi Charles: c'est comme dire avec le monde tout entier; la troisième, que vous devez tenir pour assuré que, lorsque le roi de Grenade vous verra sur les bras de si rudes affaires, il ne manquera pas de rompre les trêves qu'il a faites avec le roi votre père; et pour quatrième raison enfin, que tous les hommes des communes du monde, voyant que l'Eglise est contre vous, vous seront tous contraires. Ainsi, seigneur, faites compte que vous avez guerre aux deux plus grandes puissances du monde. Néanmoins, puisque vous avez cette guerre à cœur, et qu'en outre vous soutenez justice et vérité, faites compte aussi que Dieu, qui est justice et vérité, sera pour vous. Et comme il a fait sortir le seigneur roi votre père avec grand honneur de toutes ses guerres, il vous en tirera également bien, vous et nous tous. Je vous déclare donc, en mon nom et en celui de tous mes amis, que je m'offre à vous autant que vie peut me durer, et qu'en rien de ce que je possède je ne vous faillirai. Et je vous prie, seigneur, que là où vous verrez et saurez le lieu le plus périlleux, là vous comptiez sur moi; et aussi de prendre et de vous aider de tout ce que moi et mes amis nous possédons. Faites plus encore; prenez mes fils et mes filles, et toutes les fois que cela vous sera nécessaire, livrez-les en otage là où bon vous semblera. »

Ce riche homme ayant cessé de parler, un autre se leva et dit les mêmes choses.

Que vous dirai-je? L'un après l'autre ils se levèrent tous; chacun s'offrit avec la même plénitude de cœur qu'avait fait le premier.

Le seigneur roi leur rendit mille grâces et leur dit beaucoup de belles paroles. Ensuite on élut deux chevaliers, l'un catalan et l'autre aragonais, pour les envoyer en Castille porter les défis. Aussitôt le seigneur infant, avant de quitter l'Aragon, fit inscrire les cinq cents chevaliers qui devaient le suivre. Et s'il eût voulu en avoir, non pas cinq cents, mais deux mille, il les aurait eus; car il n'eut à solliciter personne; tous venaient au contraire s'offrir à lui et le supplier qu'il lui plût de les emmener avec lui; mais il n'en voulut pas plus que ne lui avait fixé le seigneur roi.

Cela fait, il partit pour la Catalogne; là aussi tous les riches hommes et chevaliers de Catalogne vinrent pareillement s'offrir à lui. Et ainsi, en peu de jours, il eut son nombre de cinq cents chevaliers et un grand nombre de varlets de suite.[25]

Quant au royaume de Valence il n'est pas besoin de vous en parler, car partout où était le seigneur infant, tous accouraient à l'envi pour s'offrir à lui. Et ainsi il eut bientôt toute la compagnie dont il avait besoin, et tous des mieux équipés qu'on vît jamais suivre leur seigneur; et à tous il fixa un jour pour se trouver à Calatayud en Aragon.

Je laisse là le seigneur infant et vais retourner au seigneur roi

CHAPITRE CLVIII

Comment le seigneur roi En Alphonse reçut la couronne; du royaume du Valence et retira ses cousins de Xativa; comment il décida d'entrer en Castille avec toutes ses osts, et comment, étant arrivé sur la terre de Castille, il reçut un message du comte d'Ampurias, qui le prévenait que les Français faisaient mine d'entrer en Lampourdan.

Il est vérité que, lorsque le roi eut ordonné tout ce que devait faire le seigneur infant, et envoyé ses messagers au roi de Castille pour le défier, il s'en vint au royaume de Valence. A son entrée dans Valence, on lui fit la plus grande fête. Au jour convenu, tous les barons dudit royaume, chevaliers et hommes des villes, s'y rendirent tous. Et quand tous furent réunis, ainsi qu'un grand nombre d'autres personnes, il reçut avec grande solennité la couronne du royaume de Valence.

Dès que la fête fut terminée, il se rendit à Xativa et il retira du château don Alphonse et don Ferdinand, fils de l'infant don Ferdinand de Castille; et fit faire une belle bannière aux armes du roi de Castille, et ordonna un bon nombre de gens à pied et à cheval avec lesquels il entrerait d'un côté en Castille avec don Alphonse, tandis que l'infant En Pierre y entrerait de l'autre.

Pendant que les cortès étaient rassemblées en parlement, Dieu voulut que le seigneur infant En Pierre tombât grièvement malade. Et sur-le-champ fut envoyé au seigneur roi un courrier, de la part des riches hommes et chevaliers qui déjà étaient réunis à Calatayud, pour lui demander ce qu'ils devaient faire.

Le roi n'en fut pas plus tôt instruit qu'il en éprouva un grand chagrin. Il vit que ce qu'il y avait de mieux à faire pour lui était de se rendre à Calatayud, et d'y mener don Alphonse et don Ferdinand, pour que de là ils fissent leur entrée en Castille tous ensemble. Il leur fit donc dire de l'attendre.

Bientôt il partit en effet pour Calatayud, en ordonnant à toute son ost de le suivre; et peu de jours après il y arriva avec un nombre considérable d'hommes. Voyant que le seigneur infant n'était pas encore guéri, et que son mal était au contraire empiré, il prit le parti de ne pas retarder plus longtemps son entrée; et il avait bien avec lui deux mille chevaux pesamment armés, cinq cents chevaux armés à la légère, et cent mille hommes de pied. Il voulut que don Alphonse de Castille eût le commandement de l’avant-garde, et que sa bannière marchât la première. Il fit cela, parce que tous les barons de Castille et toutes les villes et cités avaient juré de reconnaître pour seigneur l'infant don Ferdinand leur père, après la mort de don Alphonse, roi de Castille; et c'était la raison qui avait décidé le roi Philippe de France à donner pour femme à l'infant don Ferdinand madame Blanche, sa sœur, ce qu'il n'aurait point fait s'il eût pensé que les enfants issus de ce mariage ne seraient pas rois de Castille. Ainsi, en bon ordre, ils entrèrent en Castille à environ huit journées, et ils marchèrent directement là où ils savaient qu'était le roi don Sanche leur oncle.

Le roi don Sanche s'y était sans doute bien attendu, car il avait avec lui bien douze mille chevaux armés et tout un monde de gens à pied. Le roi d'Aragon, sachant qu'il avait tant de cavalerie, et que les deux armées n'étaient qu'à une lieue l'une de l'autre, lui envoya un message, pour lui signifier: qu'il était venu venger le manque de foi dont il s'était rendu coupable envers le bon roi son père, et faire roi son neveu don Alphonse, qui devait l'être; qu'ainsi donc, s'il était ce que doit être tout fils de roi, il eût à s'avancer pour avoir bataille avec lui.

A cette nouvelle, le roi don Sanche fut grandement mécontent; toutefois il vit bien que tout ce que le roi d'Aragon lui faisait dire était vrai, et que personne ne consentirait à prendre les armes contre le roi d'Aragon et contre son neveu, mais qu'au contraire on était disposé à les défendre contre tout assaillant.

Le roi d'Aragon l'attendit dans le même lieu durant quatre jours, sans vouloir s'éloigner de ce lieu que le roi don Sanche n'en fût parti; et alors seulement il songea à s'en retourner, saccageant et brûlant toutes les villes et lieux qui ne voulaient point reconnaître don Alphonse de Castille. Il y eut cependant une bonne ville, nommée Séron, près de Soria, et beaucoup d'autres lieux qui se rendirent à lui. Aussitôt il leur fit prêter serment à don Alphonse, comme roi de Castille; et il le laissa dans les lieux qui s'étaient soumis, avec bien mille hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied, soit almogavares, soit gens de mer, et leur remit tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Il ordonna ensuite qu'au cas où il aurait besoin d'aide, toutes les frontières d'Aragon se tinssent prêtes à lui porter secours et assistance à l'instant même. Et, sans nul doute, il aurait en ce moment enlevé toute la Castille au roi don Sanche s'il n'eût reçu un message arrivé en toute hâte, de la part du comte d'Ampurias et du vicomte de Rocaberti, qui lui mandaient qu'un grand nombre de troupes du Languedoc se disposaient, d'après l'ordre du roi de France, à pénétrer dans le Lampourdan, et qu'ils le conjuraient d'accourir à leur secours. Le seigneur roi se vit donc forcé par cette nouvelle de sortir de Castille, et il laissa ledit don Alphonse de Castille et don Ferdinand dans les lieux qui s'étaient soumis à eux, après les avoir mis en bon état et bien fortifiés, comme vous l'avez déjà entendu.

Que vous dirai-je? Ils continuèrent à y rester; mais au moment où le seigneur roi d'Aragon retourna en Catalogne et en Aragon, il y avait bien près de trois mois qu'il restait en Castille; jugez donc s'il y a jamais eu roi au monde qui, par sa bonté, ait autant fait pour un autre roi qu'il fit alors pour ces infants. A son arrivée à Calatayud, il trouva le seigneur infant En Pierre beaucoup mieux, et il l'emmena avec lui en Catalogne où il lui donna sur son royaume un pouvoir égal au sien, car il l'aimait plus que chose du monde; et l'infant méritait bien d'être aimé ainsi, car il était sage, beau et bon en tous faits.

Je cesserai de vous parler pour le moment du seigneur roi et du seigneur infant, qui se trouvent en Catalogne, et je vais vous entretenir de l'amiral.

CHAPITRE CLIX

Comment l'amiral En Roger de Loria, allant en Sicile, ravagea les terres de Barbarie, parcourut l'île de Gerbes et Tolometta, remporta la victoire de Matagrifon, se battit à Brindes contre les Français, leur enleva le port, et arriva à Messine où on lui fit fête.

Il est vérité que, quand les Français eurent été mis en déroute et chassés de la Catalogne, le seigneur roi En Pierre était allé à Barcelone, et avait donné à l'amiral et aux siens l'île de Gerbes, à quoi il avait ajouté des châteaux et de beaux et bons lieux dans le royaume de Valence. L'amiral s'en alla donc très satisfait, par plusieurs raisons; et nul ne pouvait en effet être plus content que lui, si ce n'est que la mort du seigneur roi En Pierre lui causait un grand chagrin. Je vous ai déjà raconté comme quoi il prit congé du seigneur roi En Alphonse, comme quoi il alla à Saragosse, puis au royaume de Valence, pour visiter tous ses domaines, et comme quoi enfin il s'embarqua et prit sa route par la Barbarie. Là, en s'en allant par la Barbarie, il ravagea tout le pays et s'empara de nefs et lins; et, à mesure qu'il les prenait, il les envoyait aussitôt à son agent à Valence. Il alla parcourant ainsi les côtes de Barbarie jusques à Gerbes. Quand il fut arrivé à Gerbes, il mit toute l'île en bon état, et puis il courut tout le port de Ris[26] qui est en terre ferme, et les gens de Ris se soumirent à lui et consentirent à lui payer tout ce que lui avait payé l'île de Gerbes, et à se soumettre à lui aux mêmes conditions qui avaient été acceptées par l'île de Gerbes.

Cela fait, après avoir rafraîchi son monde, il fit route vers Tolometta, en suivant la côte; et ainsi, en remontant de ce côté, il fit mer nette de toutes les barques, enleva beaucoup d'esclaves mâles et femelles, et de nefs et lins, tout chargés d'épiceries, qui venaient d'Alexandrie et allaient à Tripoli. Il prenait tout; et depuis qu'il avait passé au-delà de la côte de Tunis, il faisait expédier le tout à Messine. Que vous dirai-je? Il s'empara de la cité de Tolometta et la mit toute sens dessus dessous, à l'exception du château, qui a de fortes murailles, et qui est occupé par des Juifs. Il l'attaqua durant un jour; au second jour, comme il avait disposé les échelles pour l'escalade, ceux de dedans demandèrent à entrer en accommodement et lui donnèrent une forte somme en or et en argent, ce qui lui valut beaucoup mieux que s'il l'eût brûlée ou ravagée; car, une fois incendiée, jamais personne ne l'aurait plus habitée; et il comptait bien tous les ans en recevoir tribut. Tout cela réglé, il quitta Tolometta et fit route vers la Crète. Il prit terre à Candie et y rafraîchit sa flotte, puis s'en alla battant la Romanie et portant le ravage en tous lieux. Puis il passa par la bouche de Setull[27], prit terre à Porto Quaglio[28], puis vint à Coron où les Vénitiens lui donnèrent d'abondants rafraîchissements[29], puis de Coron à Modon,[30] et de là à la plage de Matagrifon[31] où il prit terre. Tous les gens du pays, à pied et à cheval, marchèrent contre lui en si grand nombre qu'il y avait bien cinq cents chevaliers français[32] et une multitude de gens de pied, et ils se rangèrent en bataille. Lui, fit sortir des galères ses chevaux, qui étaient bien au nombre de cent cinquante; et bien armés et appareillés ils se présentèrent aussi en bataille rangée. Il plut à Dieu d'accorder la victoire à l'amiral, de telle sorte que les Français et les gens du pays furent tous pris ou tués; aussi, à dater de ce jour, la Morée fut-elle fort dépeuplée de vaillants hommes. Après ce combat il vint dans la ville de Clarentza, y fit rester de ses gens et en obtint beaucoup d'argent, puis il s'éloigna et alla ravager et piller la cité de Patras, Céphalonie, le duché[33] et toute l'île de Corfou qu'il avait déjà ravagée une autre fois; puis de là il se dirigea vers la Pouille, et aborda à Brindes. Dans cette dernière ville il fut sur le point d'être surpris; car, le jour qui précéda celui de son arrivée, il y était entré un grand nombre de chevaliers français, sous le commandement de l'Estandart qui était venu pour garder Brindes et toute cette contrée contre En Béranger d'Entença qui occupait Otrante et courait tout le pays. Au moment où l'amiral débarquait avec ses troupes, les chevaliers sortaient de Brindes par Sainte Marie des Champs.

En voyant tant de chevaliers qui étaient bien au nombre de plus de sept cents hommes à cheval, tous Français, l'amiral se trouva tout déçu; toutefois il recommanda son âme à Dieu, réunit tous ses gens en masse et alla férir sur les ennemis avec une telle impétuosité qu'il les força de se replier du côté de la ville, et les repoussa jusqu'au pont de Brindes; c'est là qu'il faisait beau voir les prouesses des chevaliers du dedans et du dehors.

Les almogavares voyant cette mêlée, et s'apercevant que les Français tenaient ferme, coupèrent leurs lances par le milieu et se jetèrent au milieu d'eux, éventrant les chevaux et tuant les cavaliers. Que vous dirai-je? Ils s'emparèrent du pont, et seraient entrés avec eux si le cheval de l'amiral n'eût été tué.

Lorsque l'amiral se releva on vit de fiers coups de dards et de lances, et, du côté des Français, de grands coups de leur longue épée. Que vous dirai-je? Malgré leurs efforts on fit relever l'amiral; un de ses chevaliers mit pied à terre et lai donna son cheval. Quand il fut monté, on vit encore de plus grands efforts. Enfin les gens de l'amiral se rendirent maîtres du pont, et ils seraient entrés dans la ville avec ceux qui s'y reliraient, si les portes n'en eussent été à l'instant closes. Enfin l'amiral retourna joyeux et satisfait vers ses galères; on leva le champ et on trouva qu'il avait été tué quatre cents chevaliers ennemis et une Coule innombrable de gens de pied; ils firent tous un grand butin, et le roi Charles eut à envoyer d'autres chevaliers pour remplacer ceux-ci, car assurément En Béranger d'Entença, ni ceux qui étaient avec lui à Otrante, n'avaient plus rien à en craindre.

Après ces choses, l'amiral alla à Otrante, où lui furent faits de grands honneurs et de belles fêtes. Il y rafraîchit sa troupe et paya quatre mois de solde, au nom du roi de Sicile, aux cavaliers et aux hommes de pied qui étaient avec En Béranger d'Entença; de là il se rendit à Tarente, où il paya également la troupe. Puis il alla à Cotrone, à Le Castella, à Gerace, à Amandolea, à Pentedattile au château de Santa Agata et à Reggio, et rentra enfin à Messine où il trouva le seigneur roi En Jacques de Sicile, madame la reine sa mère et le seigneur infant En Frédéric. S'il lui fut fait grande fête, c'est ce qu'il ne faut pas demander, car jamais fête si belle ne lui fut faite en aucun lieu. Madame la reine ressentit grande joie de sa visite, et l'accueillit et l'honora plus encore qu'elle ne le faisait habituellement; mais dame Bella, sa mère, en ressentit plus grande joie, satisfaction et plénitude de cœur que tous les autres. Le seigneur roi de Sicile lui fit aussi de grands honneurs et lui donna châteaux et autres lieux, et lui conféra un tel pouvoir, que l'amiral pouvait faire et défaire, sur terre et sur mer, tout ce qu'il voulait. Et ainsi le seigneur roi de Sicile, se tint pour fort bien servi par lui. Je cesse de vous parler du seigneur roi de Sicile et de l'amiral, et reviens à parler du seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CLX

Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit publier dans son ost de Catalogne, qu'il la ferait payer pour quatre mois; et comment il entra avec ses osts en Roussillon, pour voir si les Français avaient pénétré en Lampourdan.

Lorsque le roi d'Aragon, étant à Barcelone, fut instruit qu'un grand nombre de troupes du Languedoc se disposaient à entrer dans le Roussillon et le Lampourdan, il fit publier dans ses osts de Catalogne qu'il allait faire donner quatre mois de solde, et que chacun fût rendu, à un jour désigné, dans la ville de Péralade. Tous, riches hommes, chevaliers, citoyens et gens des villes, arrivèrent au jour fixé à Péralade, bien et bellement appareillés.

Avant de partir de Péralade, le seigneur roi envoya l'infant En Pierre en Aragon, en qualité de gouverneur et de chef supérieur, afin que, si qui que ce fût voulait entrer en Aragon par la Navarre, il fût là pour s'y opposer.

Ces choses réglées, et les osts réunies à Péralade, il entra en Roussillon. Mais, arrivé au Boulou, il apprit qu'il n'y avait point pénétré d'étrangers; et, par les ravins de la montagne, il se rendit à Collioure, et de là en Lampourdan. Je ne vous dirai pas que les gens du Languedoc n'eussent eu l'intention d'entrer en Catalogne; mais lorsqu'ils surent que le seigneur roi était en Roussillon, chacun s'en retourna chez soi et en fut pour le sien.


 

[1] Ancienne méthode employée par la médecine pour reconnaître une maladie

[2] Suivant Bofarull, Pierre II avait fait son testament à Port Fangos le 7 des calendes de janvier 1282, en nommant pour ses exécuteurs testamentaires celui qui serait archevêque de Tarragone au moment de sa mort, Josbert, évêque de Valence, Rodrigue Pierre Pouce, commandeur d'Alcaniz, Arnaud d'Alagon, Arnaud de Foces et Guilbert Cruylles; et il désigna le monastère de Sainte-Croix, de l'ordre de Cîteaux, pour le lieu de sa sépulture.

[3] Il s'appelait D. Bernard Olivetta.

[4] Le roi d'Aragon se justifia devant eux d'avoir résisté au pape, et déclara cependant que, désirant donner satisfaction pour les torts qu'il pouvait avoir eus envers l'Église qui l'avait excommunié, et voulant agir en bon chrétien, il demandait a être absous; et l'archevêque de Tarragone lui donna à l'instant l'absolution.

[5] Hérodote (Melpomène) blâmait la division du monde en trois parties, et faisait de l'Egypte une quatrième partie. Il avait sans doute puisé cette idée dans ses voyages en Egypte. Quelques Grecs faisaient aussi de la Grèce une quatrième partie du monde. Ici Muntaner ne prétend pas, à leur exemple, faire à son tour de la péninsule une quatrième partie du monde; sa division du monde en quatre parties ou climats, ainsi qu'il l'explique ailleurs, répond uniquement aux quatre points cardinaux: levant, couchant, nord et midi, et nullement a des divisions conventionnelles du globe.

[6] Il légua à Yolande 30.000 livres barcelonaises qui devaient lui servir de dot.

[7] Bofarull cite de plus une dot de 10.000 morabatinos à sa fille Isabelle, reine de Portugal, en sus de ce qu'il lui avait déjà donné, le legs fait à la reine Constance sa femme de la vaisselle et des joyaux et meubles de la chambre royale, et le don fait à D. Jacques, de ses terres de Ribagorza et Pallars, avec dépendance féodale de son frère.

[8] Le 2 novembre 1285.

[9] Alphonse, Jacques, Frédéric et Pierre.

[10] Isabelle et Yolande.

[11] Il eut aussi un assez grand nombre d'enfants naturels, dont deux fils et une fille d'une femme appelée par Bofarull dona Maria; trois fils et une fille de dona Inès Zapata; et, dit-on, une autre fille, nommée Blanche, mariée avec D. Hugues Ramon Folch le Vieux, vicomte de Cardona.

[12] Muntaner a peur qu'on ne s'autorise de l'excommunication passée pour lui refuser le paradis, et c'est là ce qui lui fait meure tant d'insistance sur ce sujet.

[13] Jacques fut couronné à palerme le 2 février 1286.

[14] Jacques n'occupa le trône de Sicile que de 1286 à 1291.Son frère aîné Alphonse, roi d'Aragon et comte de Catalogne, étant mort inopinément sans laisser d'héritiers, Jacques, conformément au testament de son père, lui succéda en Aragon et en Catalogne, et son frère Frédéric, conformément aussi au même testament confirmé par un second testament d'Alphonse son frère aîné, en date du 2 mars 1287, et par un troisième de son frère Jacques, daté de Messine, 18 juillet 1291,obtint la couronne de Sicile. Jacques II, dit le Juste, devint roi d'Aragon et mourut à Barcelone le 2 novembre 1327. Voyez les derniers chapitres de cette chronique, qui paraissent avoir été ajoutés un peu plus tard par Muntaner.

[15] Appelée des Tramonti, entre Amalfi et Socera.

[16] L'embouchure du Garigliano qui lui servait de limite.

[17] Dans le département de l'Hérault.

[18] C'est-à-dire franche de tout droit.

[19] Je ne puis retrouver ce nom.

[20] Tant évêques qu'abbés portant crosses.

[21] C'est-à-dire le midi de l'Espagne qui ne faisait point partie de la domination des rois chrétiens d'Espagne.

[22] Le bois.

[23] Les cortès assemblées à Saragosse trouvèrent fort mauvais qu'il eût pris le titre de roi avant son couronnement, et l'assujettirent à recevoir d'elles les ministres et les officiers de sa maison. Muntaner n'aime pas à parler de ces entraves à l'exercice de l'autorité absolue.

[24] Armés à la légère, du mot genet, petit cheval.

[25] Qui formaient les troupes à pied

[26] L'atlas catalan de 1574 indique près de l'île de Gerbes Scala de Ris, le débarcadère de Ris, et Port Ris sur l'emplacement de l'ancienne Girgis, aujourd'hui Zarzis.

[27] D'après la direction du voyage de Roger de Loria, ce nom doit désigner le passage entre l'île de Cérigo (Cythère) et la côte méridionale de Morée. Je ne puis trouver aucun nom qui se rapproche de celui qu'il donne à ce passage.

[28] L'ancien Portus Achilleus dans l'Eleuthero-Laconie.

[29] Guillaume de Villehardouin avait, depuis peu d'années, fait une cession régulière de ces deux villes aux vénitiens.

[30] Muntaner l'appelle Mocho et Moncho; c'est le nom que lui donnent aussi Albéric et presque tous les auteurs du temps, Moncho. Le nom de cette ville était devenu, pendant les Croisades, celui de la Morée entière qu'on trouve désignée parle nom de Moncionis insula; Muntaner la désigne toujours sous celui de Morée.

[31] Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe, avait fait bâtir en cet endroit un château pour tenir les Grecs en respect, et l'avait érigé en seigneurie pour sa seconde fille Marguerite.

[32]. Ici Les Français étaient alors maîtres de la Morée, connue sous le nom de Nouvelle-France.

[33] Il s'agit sans doute ici du despotat d'Arta qui est quelquefois désigné à cette époque sous le nom de duché de Néopatras et d'Arta, par confusion avec le nom de la famille Ducas qui possédait le despotat. Les Catalans s'en emparèrent plus tard et le titre de duc de Néopatras est devenu un des titres des rois d'Espagne.