Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CXXI à CXL

CI à CXX -   CXLI à CLX

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

CHAPITRE CXXI

Comment le roi de France essaya de forcer le passage de Panissas; comment lui et son armée eurent beaucoup à souffrir; et de la grande cruauté qu'ils exerceront contre le clergé et les habitants d'Elne, dans la fureur qu'ils éprouvèrent à cause de ce qui leur était arrivé.

Quand le roi de France eut réuni tout son monde et sut que tous étaient bien pourvus de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et que sa flotte était toute appareillée et embarquée (c'était en l'année 1285, au mois d'avril), il se rendit en Roussillon. A son entrée en Roussillon, le seigneur roi de Majorque vint au-devant de lui; le roi de France lui fit grand accueil, et le roi de Majorque le lui rendit à lui et à ses fils, qui étaient ses neveux, lesquels avaient accompagné leur père;[1] c'est à savoir monseigneur En Philippe, l'aîné de ses fils, qui était bien fâché et bien désolé de tout ce que faisait son père, et monseigneur En Charles, roi de chapeau, qui en était très satisfait, parce qu'il tenait beaucoup à être roi d'Aragon. Ils se rendirent ensemble à Perpignan, et toute l'armée du roi de France campa de Perpignan[2] jusqu'au Boulou; si bien que journellement les gens de l'ost du roi d'Aragon couraient sur eux jusqu'à leurs tentes, en tuaient et en prenaient un grand nombre, et leur causaient beaucoup de dommages. Que vous dirai-je? Le roi de France resta en cet état pendant quinze jours, ne sachant quel parti prendre. Un jour enfin il se décida à s'approcher du col de Panissas et à tenter le passage; mais lorsqu'il fut au Boulou, et qu'il eut examiné le lieu par lequel il lui fallait passer, et qu'il eût vu toute la montagne couverte des tentes de l'ost du roi d'Aragon, il maudit celui qui lui avait conseillé de marcher par ce passage. Toutefois, il voulut un jour l'essayer, et jamais on ne fit si fol essai; car tout à coup fondirent sur son avant-garde plus de cinquante mille hommes, almogavares et varlets des menées, de telle sorte qu'on les voyait rouler du haut de la montagne en bas, hommes et chevaux. Et ils reçurent tant de dommage ce jour-là qu'ils y perdirent bien mille cavaliers et une quantité innombrable de piétons. Le roi de France voyant revenir ainsi ses troupes mal menées et en déroute, sans qu'il lui fût possible de les secourir, s'écria: « Qu'est-ce, grand Dieu! Je suis trahi? » Alors monseigneur Philippe se tournant vers son frère Charles: « Beau frère, lui dit-il, voyez avec quels honneurs vous accueillent les habitants de votre royaume. »

Charles ne répondit rien, tant son chagrin était vif; mais le roi leur père qui avait tout entendu répondit avec grande colère: « Taisez-vous, sire Philippe, car ils font une chose dont ils auront à se repentir. —Ah! Sire! Sire! s'écria monseigneur Philippe, j'ai plus à cœur votre honneur ou votre honte et votre dommage que ne l'ont le pape et les cardinaux qui vous ont pourchassé cette bonne aubaine à vous et à mon frère, qu'ils ont fait roi du vent; car, dans leurs déduits et au milieu des plaisirs, ils se soucient bien peu des dangers et des dommages qui vous sont réservés. »

Le roi de France ne répliqua rien, sentant bien que son fils disait la vérité; mais il était trop tard pour se repentir. Que vous dirai-je? Toute l'armée fut obligée de rétrograder vers Elne, pour se tenir toujours rapprochée de la rivière de Tech. Le seigneur roi de Majorque voyant que le roi de France marchait vers Elne, fit dire aux habitants de le recevoir processionnellement. Alors l'évêque et tous les ecclésiastiques sortirent pour le recevoir; mais, au lieu de s'humilier devant la croix, les Français, furieux de ce qui leur était arrivé, se ruèrent sur eux, et taillèrent en pièces clercs, laïque, femmes et enfants. Jugez à présent avec quelle dévotion et quel respect pour leurs indulgences ils s'acheminèrent à cette expédition, et comment notre Seigneur vrai Dieu aurait pu supporter une si grande cruauté sans en tirer vengeance!

Aussi cette nouvelle ne fut pas plus tôt répandue dans toute la Catalogne qu'elle redoubla le courage de tous les habitants, qui virent bien qu'il valait mieux mourir tous en les combattant plutôt qu'un seul d'entre eux se rendit à de telles gens. Après cette abominable action ils restèrent bien encore quinze jours sans savoir à quoi se décider. La flotte pendant ce temps était réunie à Collioure. Que vous dirai-je? Le roi de France eut l'intention de s'en retourner; mais Dieu ne voulut pas permettre qu'il échappât à si bon marché, et il leur donna au contraire les moyens de passer, afin qu'ils allassent périr entre les mains de leurs ennemis.

CHAPITRE CXXII

Comment quatre moines fournirent au roi de France le moyen de pénétrer en Catalogne par le col de la Massane; et comment, en quatre jours, ils construisirent une telle route que les charrettes y montaient toutes chargées.

Quatre moines qui étaient de Toulouse, et qui se trouvaient dans un monastère près d'Arides, vinrent au roi de France. L'un d'eux était l'abbé du lieu. Ils étaient là parce que ce monastère est suffragant du monastère de la Grasse, qui est à Narbonne, et il y vient toujours un abbé de ce lieu. Les rois d'Espagne feraient donc que sages, s'ils ne permettaient pas qu'il y eût sur leurs terres un seul prélat qui ne fût né au royaume.

Or cet abbé dit au roi de France: « Seigneur, moi et ces moines, nous sommes nés en votre royaume, et vos sujets. Nous verrions donc avec grande douleur que vous fussiez contraint de vous retirer avec si grand déshonneur; et ainsi, seigneur, si vous le désirez, nous vous indiquerons un lieu par où vous pourrez passer. A la vérité, ce lieu est très fort; mais, par cette raison, on dédaigne de s'en occuper, et personne ne se trouve là pour s'opposer à vous. Il peut se faire qu'il y ait là cinquante hommes de garde; mais vous, seigneur, qui avez beaucoup de gens munis de hoyaux, de houes, de pieux, de haches, envoyez un riche homme à vous avec mille chevaux bardés, et que beaucoup de gens de pied marchent en avant avec lesdits instruments et tracent un chemin. Ils peuvent être précédés d'un millier de piétons, afin que, si les travailleurs étaient aperçus, on eût affaire d'abord à ces hommes armés, et que ceux qui travailleraient ne fussent point obligés de se Béranger de leur ouvrage. Ainsi, seigneur, vous pourrez passer sûrement, vous et toutes vos troupes; car si une fois vous avez mille de vos soldats en un lieu qui domine ce passage, personne au monde ne pourra vous l'enlever ni vous empêcher de monter tous, vous et votre chevalerie. » Le roi de France lui répondit: « Abbé, comment savez-vous cela? —Seigneur, dit-il, parce que nos hommes et nos moines vont tous les jours en ce lieu-là pour y prendre du bois et de la chaux; souvent aussi les gens de pied qui ont à se rendre au comté de Barcelone passent par ce chemin. Le lieu dont je vous parle, seigneur, se nomme le Col de la Massane. Demandez au comte de Foix, qui connaît le pays, et à En Raymond Roger, et vous trouverez que tout est ainsi que je vous le dis. — Nous ne le demanderons à personne, répliqua le roi de France, nous nous fions à vous; et cette nuit même nous ferons ce que nous avons à faire. »

Aussitôt il fit appeler le comte d'Armagnac, qui avait sous ses ordres une bonne troupe de cavaliers et de piétons. Il fit venir aussi le sénéchal de Toulouse et leur ordonna à tous deux de se tenir prêts à minuit à suivre ces frères avec mille chevaux bardés et deux mille piétons de Languedoc, et de se pourvoir sur-le-champ de tout ce qu'il y avait dans l'ost d'hommes munis de houes, de hoyaux, de pieux et de haches, et d'aller faire ce que leur diraient les moines,

Et ainsi qu'il leur fut commandé, ainsi fut-il exécuté.

A minuit, le comte d'Armagnac, le sénéchal et tout leur monde suivirent les frères et commencèrent à faire le chemin. Arrivés à la montagne, les deux frères précédaient les gens de pied par l'ancien sentier, tandis que l'abbé et l'autre frère, avec les gens du monastère, qui connaissaient parfaitement bien cette montagne, restaient avec ceux qui travaillaient à la route. Que vous dirai-je? A la pointe du jour les deux mille piétons eurent atteint le haut du col sans avoir été aperçus par ceux qui y étaient de garde que quand ils furent devant eux. Mais s'ils avaient fait mauvaise garde, ils y reçurent de bonnes taillades; car de cinquante qu'ils étaient, il n'en échappa pas plus de cinq qui vinrent porter l'alarme et s'enfuirent vers l'ost de Castellon au col de Banyuls. Aussitôt que l'ost de Castellon entendit le cri d'alarme, tous coururent aux armes. Le hasard voulut que le comte d'Ampurias fût allé à Castellon pour mettre en état les lieux et les châteaux qu'il avait à garder, et avec lui étaient allés la plus grande partie de la chevalerie et autres braves gens de Castellon.

Ceux qui étaient placés à la garde du col de Banyuls marchèrent alors vers le col de la Massane; et en levant les yeux ils aperçurent bientôt un grand nombre de gens qui déjà étaient montés; et jugeant qu'ils ne pouvaient plus rien y faire, ils rétrogradèrent vers le col de Banyuls, et arrivés au-delà de Tornavels, où il y en avait quelques-uns, ils levèrent leurs tentes, et s'en retournèrent chacun chez eux.

Ils envoyèrent aussitôt au seigneur roi d'Aragon, au col de Panissas, pour lui faire savoir que les Français étaient passés par le col de la Massane. Le roi ne pouvait le croire, et envoya mille almogavares à la découverte de ce côté. Ceux-ci trouvèrent que le passage était déjà occupé par des forces nombreuses; mais ils se dirent: « Pour rien au monde nous ne devons nous retirer sans avoir pris langue. Attendons ici la nuit; et, à l'aube du jour nous férirons au milieu d'eux; nous leur ferons de grands dommages, et nous en enlèverons trois ou quatre vivants, que nous amènerons, pour qu'ils puissent raconter au roi d'Aragon comment la chose s'est passée. »

Tous tinrent cet avis pour bon, et pendant le reste de la journée et la nuit suivante ils se tinrent cachés.

Je reviens maintenant à l'armée du roi de France. Tout se passa ainsi que l'avaient annoncé l'abbé et les moines. Aussitôt que la cavalerie fut arrivée en haut du col, on envoya en toute hâte et en toute joie des messagers au: roi de France, pour le prévenir qu'on était maître du passage sans aucun conteste, et que le chemin était si bien réparé que les charrettes pouvaient y passer; qu'ainsi donc il s'y rendît lui-même avec toute l'armée.

Que vous dirai-je? Le roi de France en fut ravi; il fit aussitôt déployer l'oriflamme, et donna ordre à l'armée de monter. Voyez ce qu'est la puissance; dans l'espace de quatre jours on y avait fait une route telle que les charrettes toute chargées y montaient.

Le lendemain, à la pointe du jour, les almogavares vinrent férir sur eux. Un bruit épouvantable en retentit jusqu'à l'ost du roi de France, si bien que l'on crut que le roi d'Aragon y était arrivé en personne. Vous eussiez vu alors chevaliers et piétons se troubler; tous se croyaient perdus; et sans doute ils l'eussent été, s'il fût arrivé seulement trois mille almogavares.

Que vous dirai-je? Les deux mille varlets de Languedoc tinrent bon assez longtemps. Ils s'emparèrent d'un coteau et se défendirent jusqu'à ce qu'il fût jour, sans vouloir abandonner la position. Quand le jour eut paru, on s'aperçut que ceux qui avaient fait ce coup n'étaient qu'en bien petit nombre, et c'est alors qu'il se fit des prodiges de valeur; les lances et les traits des almogavares jouèrent bien leur jeu. Que vous dirai-je? Les almogavares voyant les troupes considérables qui étaient déjà réunies et celles qui continuaient toujours à monter, et que déjà il s'y trouvait plus de mille chevaux bardés, se replièrent par une crête de la montagne, emmenant avec eux plus de dix personnes notables et après avoir tué de leurs mains ou précipité du haut de la montagne plus de trois mille hommes de pied ou de cheval. Ils reprirent ensuite leur voie, s'en allèrent au roi d'Aragon, lui contèrent ce qu'ils avaient fait, et lui amenèrent tous leurs prisonniers, qui racontèrent le fait ainsi qu'il s'était passé. Le roi d'Aragon fit publier dans toute l'armée, que tous eussent à plier les tentes et que chacun retournât chez soi. Tous obéirent à ses ordres. Le seigneur roi, le seigneur infant En Alphonse, le comte de Pallars, le vicomte de Cardona, le vicomte de Rocaberti, et autres riches hommes et chevaliers de Catalogne, revinrent à Pérulade; là ils apprirent par un homme venu du monastère de Saint Quirch, situé dans la plaine qui s'étend au bas de la montagne du col de la Massane, que le roi se trouvait audit monastère avec toute sa chevalerie. Que vous dirai-je? Le roi de France s'arrêta huit jours au monastère de Saint Quirch, ne voulant point faire un pas en avant jusqu'à ce que toute sa cavalerie et son infanterie, ses charrettes et tout son bagage ne fussent prêts, et que sa flotte ne fût arrivée au port de Rosés, le meilleur port de la Catalogne, et si grand que toute la marine du monde pourrait y tenir. Il faisait cela afin que les vivres ne pussent lui manquer.

CHAPITRE CXXIII

Comment le roi de France marcha avec toutes ses forces sur Péralade dont il forma le siège; et des prouesses du seigneur infant En Alphonse.

Quand toute l'armée fut passée, et que tous furent réunis à Saint Quirch, l'ost marcha en ordre de bataille, comme si elle eût eu à livrer le combat. Ils marchèrent ainsi en bon ordre et bien équipés tout droit sur Péralade et campèrent de Garigellas jusqu'à Garriga, de Garriga à Valguarnera et de Valguarnera à Puyamilot. Ainsi tous se trouvèrent dans cette belle plaine qui suit Péralade; et jamais on ne put mieux voir l'armée du roi de France qu'on la vit des murs de Péralade. Aussi, lorsque le roi d'Aragon les vit ainsi tous réunis, il leva les yeux au ciel, et s'écria: « Seigneur vrai Dieu, que vois-je devant moi? Je n'aurais jamais pensé que dans tout le monde on pût en un jour réunir autant de troupes! » Il aperçut en même temps toute la flotte qui entrait au golfe de Rosés, et qui était infiniment nombreuse; et il ajouta: « O mon Dieu! Ne m'abandonnez pas, et que votre assistance soit avec moi et avec mes peuples! »

Si le seigneur roi d'Aragon fut émerveillé de ce spectacle, tous ceux qui le virent ne le furent pas moins. Le roi de France lui-même et ceux qui étaient avec lui en eurent grande merveille, car ils ne s'étaient jamais vus réunis ainsi tous à la fois; et dans cette plaine il n'y a pas un seul arbre; ce sont partout des labours et des champs de blé. Péralade est placée dételle manière que sur l'un des côtés s'étendent, jusqu'à une moitié de la ville, les champs en labour, et de l'autre côté sont les ruisseaux qui passent près des jardins, ce qui est une fort belle chose. Et il n'est pas étonnant qu'il y eût là une si grande réunion de gens, puisqu'il y avait plus de vingt mille chevaux bardés, à la solde du roi de France et de l'Église, et plus de deux cent mille hommes de pied, sans compter encore tant et tant de gens de cheval et de pied accourus pour gagner des indulgences; car il y avait indulgence de toute peine et faute. Aussi la multitude y était-elle sans fin.

Lorsqu'ils furent campés, que leurs tentes furent dressées, et que la flotte eut pris la ville de Rosés, ils distribuèrent leurs vivres dans les maisons. Le seigneur roi d'Aragon dit alors à l'infant En Alphonse de prendre cinq cents cavaliers et une compagnie de gens de pied, et de fondre sur l'armée ennemie. L'infant En Alphonse en eut la plus vive joie du monde. Il appela le comte de Pallars, le comte d'Urgel, le vicomte de Cardona, En Guillaume d'Anglesoia et le vicomte de Rocaberti, et leur dit de s'appareiller, car il voulait au jour naissant férir sur l'armée ennemie. Tous à cette nouvelle ressentirent un grand plaisir.

Le seigneur roi fit venir le comte d'Ampurias, qui s'était rendu auprès de lui aussitôt qu'il avait appris que les Français étaient passés; il appela aussi les autres riches hommes, et leur dit: « Barons, tenons-nous prêts à nous armer comme eux, à monter à cheval et à nous rendre aux barrières, afin que, si les nôtres ont besoin de secours, nous puissions leur être en aide. —Seigneur, dit le comte et dirent-ils tous, vous dites bien. »

Le matin, dès l'aube du jour, le seigneur infant En Alphonse sortit de Péralade avec la cavalerie en bon ordre, et alla férir sur un coin de l'armée, au moment où le jour paraissait. Tous les jours un corps de mille chevaux bardés était chargé de faire le guet pour la garde de ladite ost. A peine l'attaque fut-elle commencée que vous eussiez vu les tentes abattues, et plus de mille hommes de pied qui avaient suivi nos cavaliers, tuer les gens, briser les coffres et mettre le fou aux baraques. Que vous dirai-je? Grandes furent les clameurs des mille cavaliers bardés du guet accoururent, et c'était là qu'il fallait voiries faits d'armes! si bien qu'en peu d'heures les gens du seigneur infant eurent tué plus de six cents hommes d'armes sur les mille cavaliers qui formaient le guet; et il n'en eût pas échappé un seul, si le comte de Foix, le comte d'Astarac, le sénéchal de Mirepoix, le seigneur Jourdain de l’Isle, Roger de Cominge, et toute la chevalerie du Languedoc, ne fussent accourus bien armés et en bon ordre de bataille; car ne pensez pas qu'ils arrivassent comme ont l'habitude de le faire les nôtres, sortant à mesure qu'on les appelle, sans que l'un attende l'autre; mais d'un bon pas, en chevaliers plein d'assurance et de bravoure, et en bon ordre de bataille, ils marchèrent sur la bannière du seigneur infant. Et le seigneur infant, tout chaud de bravoure comme il était, voulait qu'on brochât de l'éperon pour aller férir sus; mais le comte de Pallars s'y opposa. Que vous dirai-je? Envis[3] pouvait-il être retenu d'aller férir; tant qu'enfin le comte de Pallars l'alla saisir au frein de son cheval et lui dit: « Eh! Seigneur, que voulez-vous faire? Vous ne nous ferez pas ce mauvais tour! » Et aussitôt il le fit retourner et ils réunirent toute leur compagnie.

Pendant ce temps, le seigneur roi était sorti de Péralade avec le comte d'Ampurias et le reste de la cavalerie, pour recevoir le seigneur infant. Que vous dirai-je? Ils rentrèrent en bon ordre dans les barrières de Péralade, et le dernier qui y rentra avec la bannière fut En Dalmau de Rocaberti, seigneur de Péralade, et avec lui En Raimond Folch, vicomte de Cardona, aussi avec sa bannière; car tous deux étaient chargés de l'arrière-garde. Et avec la grâce de Dieu, ils rentrèrent sains et saufs et satisfaits à Péralade, après n'avoir perdu que trois cavaliers et environ quinze hommes de pied, tandis qu'ils avaient tué plus de huit cents cavaliers et un nombre infini de gens de pied. Que vous dirai-je? Ils eurent tellement à besogner que tous les jours on voyait aux barrières, des engagements de cavaliers et d'hommes de pied, et tant et tellement qu'il y avait bien raison d'en être émerveillé.

Et cela dura cinq jours, et on ne perdit pas un seul de ceux qui sortaient de Péralade ou y rentraient du côté des jardins;[4] et tout autant de Français qui s'y engageaient, ils étaient tués; et jamais il ne sortit aucun homme de l'ost du roi de France qui ne fût pris ou tué. C'est le lieu le plus fort du monde; et nul ne pourrait y pénétrer qu'il n'y pérît, si les gens de Péralade le voulaient bien; car nul n'en connaît bien le chemin, s'il n'est né et s'il n'a été élevé dans la ville.

Je veux vous conter une chose merveilleuse, et qui toutefois est aussi digne de créance que si vous l'eussiez vue de vos propres yeux.

CHAPITRE CXXIV

Comment une femme de Péralade, vêtue en homme, portant une lance en main, une épée à la ceinture et un écu au bras, prit un chevalier français brave et revêtu de bonnes armures.

Il y avait à Péralade une femme que j'ai vue et connue, nommée La Mercadière, parce qu'elle avait un magasin de marchandises; c'était une femme très vive et grande et forte. Un jour, pendant que l'armée française était devant Péralade, elle sortit de la ville et alla à un sien jardin pour cueillir des choux, et elle se revêtit d'une robe d'homme, prit une lance, ceignit l'épée, saisit un écu au bras et alla ainsi accoutrée à son jardin. Pendant qu'elle y était, elle entendit le bruit de campanelles[5]et s'émerveilla de ce que cela pouvait être; et aussitôt elle laissa là ses choux et s'en alla du côté d'où venait le bruit, pour voir ce que c'était. Elle regarde et aperçoit dans la rigole qui séparait son jardin de celui du voisin un chevalier français avec son cheval bardé, dont tout le poitrail était garni de campanelles et qui allait çà et là, sans savoir par où sortir. Elle qui le voit, se hâte de gagner un passage, agite sa lance et lui en donne un tel coup dans la cuisse qu'elle traverse la cuisse et la selle, et blesse le cheval. L'animal se sentant blessé se lève de ses pieds de devant, puis des pieds de derrière, tellement que le chevalier en eût été renversé s'il n'eût été affermi par une chaîne sur sa selle. Que vous dirai-je? Elle met l'épée à la main, va se placer à une autre ouverture, frappe le cheval à la tête, et le cheval en fut tout étourdi. Que vous dirai-je? Elle saisit le cheval par la bride et s'écrie: Chevalier, vous êtes mort si vous ne vous rendez. » Le chevalier, qui se tient pour mort, jette l'estoc qu'il portait, et se rend. Elle ramasse l'estoc, retire la lance de sa cuisse, et l'amène ainsi à Péralade; ce qui causa une grande satisfaction au seigneur roi et au seigneur infant; et ils lui firent raconter plusieurs fois la manière dont elle avait pris un chevalier. Que vous dirai-je? Le chevalier et les armes furent bien sa propriété. Le chevalier se racheta au prix de deux cents florins d'or qu'elle en eut. Vous pouvez juger par là si la colère de Dieu n'était pas sur les Français!

CHAPITRE CXXV

Comment le seigneur roi, l'infant En Alphonse, les riches hommes et les barons sortirent de péralade pour aller meure le royaume en état, et de la grande méchanceté que les almogavares firent à Péralade en la mettant à feu et à sang.

Quand ces six jours furent passés, tous les comtes, riches hommes et barons dirent au seigneur roi: qu'il n'était pas bon que lui ni l'infant restassent plus longtemps en ce lieu; qu'ils devaient aller donner leurs soins au pays; que le comte d'Ampurias et le vicomte de Rocaberti iraient renforcer leurs châteaux, parce qu'à l'aide de ces châteaux ils pourraient occasionner de grands dommages à l'ennemi; que, En Raimond Folch, vicomte de Cardona, qui avait offert de fortifier et de défendre la cité de Gironne, irait préparer et organiser tout dans ladite ville, et qu'il suffisait qu'il restât à Péralade deux riches hommes avec leur suite. Que vous dirai-je? Cela fut ainsi décidé, et le seigneur roi voulut que le comte de Pallars et En Guillaume d'Anglesola restassent à Péralade, ainsi qu'En A. de Cortsavi et En Dalmau de Castellnou, qui était alors fort jeune, et ne s'éloignait jamais du seigneur roi. Et on peut dire qu'il y avait alors à Péralade quatre riches hommes qui étaient des meilleurs chevaliers du monde. Ensuite il fut ordonné qu'En A. de Cortsavi et En Dalmau de Castellnou allassent renforcer leurs châteaux, parce qu'il y avait assez du comte de Pallars et d'En Guillaume d'Anglesola pour rester à Péralade.

Ainsi donc, dès le matin, et de grand jour, le comte d'Ampurias partit pour son comté afin d'y mettre en état les châteaux et autres places, et le vicomte de Cardona alla à Gironne, dans laquelle il s'enferma. Il débarrassa la ville des femmes et des enfants; il prit en sa compagnie beaucoup de notables chevaliers qui l'aimaient de cœur, et beaucoup de notables citoyens, et il mit sur un bon pied la cité de Gironne et la tour de Gironelle.

Le vicomte de Rocaberti partit également pour fortifier ses châteaux, ainsi que le comte de Castellnou, En Gesbert, et A. de Cortsavi qui accompagna le noble En Dalmau de Castellnou. Les choses étant ainsi arrangées, ils prirent en pleurait congé du seigneur roi d'Aragon, qui se disposa à partir le lendemain.

Il convoqua un conseil général à Péralade; il y prit la parole et dit beaucoup de fort belles paroles; il les conforta, les anima, les requit de bien faire, puis prit congé d'eux en annonçant que le lendemain matin il se mettrait lui-même en marche avec le seigneur infant. Tous recommencèrent à pleurer, et ils le bénirent, et allèrent lui baiser les mains, à lui et au seigneur infant, si bien que les prud'hommes de Péralade lui dirent: « Seigneur, n'ayez aucune crainte pour cette ville. La place est bien forte et bien pourvue de vivres et d'hommes; et s'il plaît à Dieu, nous ferons si bien que nous retiendrons le roi de France comme derrière une barrière, de telle sorte qu'il n'ira pas plus loin; et s'il le fait, nous lui couperons les barrières et les chemins, et lui enlèverons tout moyen d'avoir des vivres. » Le seigneur roi les remercia beaucoup de ce qu'ils lui promettaient.

Que vous dirai-je? Les almogavares qui étaient avec le roi étaient au nombre de bien cinq mille, et le seigneur roi avait ordonné qu'il en restât mille à Péralade. Ceux des almogavares de la compagnie du seigneur roi qui étaient désignés pour rester, furent fort dolents d'avoir à quitter leur compagnie pour rester à Péralade. L'idée du butin que leurs camarades pourraient faire sur les Français pendant leurs courses nocturnes leur allait au cœur, et ils résolurent de faire prendre au roi un autre avis; et vous entendrez la grande méchanceté qu'ils firent! Lorsque ce vint la mie nuit, et quand le seigneur roi et le seigneur infant furent sortis de Péralade et qu'ils pouvaient être arrivés ou à Villa Bertrand ou à Figuères, ils s'en vont mettre le feu à plus de cent endroits de la ville, et s'écrient: « Au feu! Sauvez-vous! Sauvez-vous! » Que vous dirai-je? Les bonnes gens de la ville, qui étaient dans leurs lits, entendant ces cris d'alarme et voyant la ville en flammes, ne songent qu'à courir, l'un à son fils, l'autre à sa fille, le mari au secours de sa femme et de ses enfants; et pendant ce temps les almogavares se mettent à piller et ravager. Que vous dirai-je? La ville fut tellement embrasée qu'à l'exception des murailles, il n'y resta sur pied que deux hôtels. Et ce fut un bien grand dommage, car Péralade était la plus ancienne ville qui depuis le temps de Charlemagne et de Roland fut purgée de la présence des Sarrasins. Et il est vrai aussi que ce fut par Charlemagne que fut fondé le monastère de Saint Quirch; et quoiqu'il soit sur un autre territoire que celui de Péralade, c'est-à-dire dans le comté d'Ampurias, il le donna à Péralade, Et tandis que le feu était à la ville, tous les habitants en sortirent, et il n'y resta personne, si ce n'est une bonne femme, nommée La Batelière[6], qui alla à l'autel de Sainte-Marie, dans laquelle elle avait grande dévotion, et dit que là elle voulait mourir. Et comme elle avait bien dit, elle fit bien aussi, par amour pour Notre-Dame.

Pendant cette nuit, le roi de France et toute son ost, qui voyaient ce grand incendie, s'en émerveillèrent fort, et toute la nuit ils restèrent sur leurs chevaux bardés; et quand ce vint qu'il fit jour, et qu'ils aperçurent toute la ville en flammes, ils virent bien qu'elle était abandonnée. Ils y entrèrent et ils éteignirent le feu comme ils purent. Et ceux qui avaient bon cœur déploraient qu'une si belle et bonne ville fût consumée par les flammes. Et aussi il y en avait entre eux d'une autre opinion, de sorte que les bon-» éteignirent le feu et les mauvais le rallumaient. Ils arrivèrent aussi à l'église, et trouvèrent cette bonne femme, qui embrassait l'image de madame Sainte-Marie. Mais voici venir les maudits Picards, la pire race de l'armée; et ils taillèrent en pièces cette bonne femme; ainsi agenouillée devant l'autel, puis ils attachèrent leurs chevaux aux autels et commirent toute sorte de sacrilèges, dont Dieu sut bien les récompenser, comme vous l'apprendrez plus tard.

Quand le seigneur roi d'Aragon, le seigneur infant et tous surent que la ville de Péralade avait ainsi été détruite, ils en furent très affligés; mais les circonstances étaient telles qu'ils n'y pouvaient porter aucun remède. Il en résulte qu'à jamais tout roi d'Aragon, quel qu'il soit, est tenu de faire beaucoup en laveur de la ville de Péralade en général, et de ses anciens habitants en particulier. Ainsi le seigneur de Péralade, qui était au service du roi d'Aragon, perdit, comme le roi put bien le savoir, tout ce qu'il possédait. Aussi, moi et tant d'autres qui y perdîmes la plus grande partie de notre avoir, n'y avons-nous plus remis les pieds depuis, et nous avons couru le monde, cherchant fortune avec de grands maux et nous exposant à de grands dangers; et au milieu de ces aventures la majeure partie a succombé dans ces guerres de la maison d'Aragon.

CHAPITRE CXXVI

Comment le comte de Castellon, suivi de vingt vaillants hommes, alla demander au seigneur roi ce qu'il devait faire de Castellon; et comment le seigneur roi leur permit de se rendre au roi de France et les dégagea de leurs serments.

Lorsque le roi d'Aragon eut quitté Péralade et Villa Bertrand, il prit par la Saline[7] le chemin de Castellon, où il trouva le comte, qui ne savait que faire depuis qu'il avait appris l'incendie de Péralade. Les gens de Castellon étaient dans la même inquiétude, sachant bien que, Péralade étant désemparée comme elle l'était, ils ne pourraient plus résister aux forces du roi de France, tandis que, si Péralade eût conservé ses moyens de résistance, ils comptaient bien tenir ferme; et ainsi, entre elles deux, ces villes auraient donné fort mauvaise aventure audit roi.

Si bien que les prud'hommes de Castellon n'eurent pas plus tôt appris que Péralade avait été incendiée par les almogavares, qu'ils allèrent trouver leur seigneur le comte et lui parlèrent ainsi: « Dites, seigneur, dites au roi d'Aragon qui s'approche, que si lui ou ses chevaliers veulent entrer dans notre ville, ils peuvent le faire; mais nous ne souffrirons pas qu'un seul almogavare y mette le pied; car ils feraient de nous ce qu'ils ont fait de Péralade. Nous vous prions de nous conseiller ce que vous désirez que nous fassions. Si vous le voulez, nous sommes prêts à abandonner Castellon, et à vous suivre avec nos femmes et nos enfants; et nous-mêmes nous mettrons le feu à notre ville, car nous aimons mieux l'incendier nous-mêmes et emporter ce que nous pourrons, que si les almogavares venaient nous saccager, de la même manière qu'ils l'ont fait des bons habitants de Péralade; car à mesure que ceux-ci fuyaient, emportant avec eux leurs hanaps d'argent, ou leurs choses précieuses, ou leurs effets, aussitôt qu'ils étaient loin des portes de la ville, les almogavares les leur enlevaient; et ce ne saurait être le bon plaisir du seigneur roi ni le vôtre qu'ils en fassent autant de nous. »

Le comte leur répondit: « Prud'hommes, j'irai trouver le roi. Que vingt d'entre vous y viennent avec moi pour parler au nom de la ville, et nous verrons alors ce que le seigneur roi désirera et commandera; et tout ce qu'il prescrira, je veux que cela soit fait. — Seigneur, vous dites bien, » répliquèrent-ils.

Le comte monta à cheval, et vingt prud'hommes des plus notables de Castellon partirent avec lui; ils trouvèrent le seigneur roi tout près de là. Le comte et les prud'hommes le prirent en particulier; on appela l'infant En Alphonse et les riches hommes qui s'y trouvaient. Alors les prud'hommes répétèrent devant eux à leur seigneur le comte tout ce qu'ils lui avaient déjà dit.

Après les avoir écoutés, et qu'ils eurent terminé leurs explications, le comte dit au seigneur roi: « Seigneur, vous avez bien entendu ce que m'ont dit ces prud'hommes; et moi, seigneur, je leur répondrai devant vous ce que je leur ai répondu en votre absence. Et je leur dis, que ce que vous, seigneur, vous jugerez bon de dire et d'ordonner d'eux et de tout le comté, ma volonté est que cela soit exécuté. Et si vous voulez, seigneur, que ma main y mette le feu, de mes mains incontinent j'y mettrai le feu; car tant qu'il y aura vie en mon corps, je ne sortirai pas de votre voie. —Nous avons bien entendu, lui répondit le seigneur roi, tout ce que les prud'hommes de Castellon vous ont dit; et nous vous déclarons à vous et à eux: que nous sommes si affligés de la destruction de ne, que nous voudrions avoir donné dix fois ce que valait ne, et que cela n'eût point eu lieu. Mais les circonstances sont telles que nous ne pouvons point sévir contre ceux qui ont agi ainsi; et nous reconnaissons que nous et nos successeurs nous sommes tenus à jamais de rendre au seigneur de ne et à toute la communauté ce qu'ils ont perdu. Nous n'ignorons point qu'ils n'avaient mérité en rien d'éprouver un tel désastre, puisque cette guerre a lieu pour soutenir nos droits et ceux de nos enfants, et nullement pour rien qui touche ces pauvres gens; aussi nous regardons-nous devant Dieu et devant les hommes comme obligés à restitution; et si Dieu nous tire avec honneur de cette guerre, nous ne manquerons pas, nous et les nôtres, d'en faire bonne réparation aux leurs. Si donc nous nous croyons tenu d'agir ainsi, comment pourrions-nous vouloir que Castellon fût détruit? Vous pouvez bien croire que pour rien au monde nous ne le voudrions. Je conviens avec eux, que si ne n'eût pas été détruite, Castellon aurait pu tenir, et qu'entre ces deux villes où il y a tant de bonnes gens, et à l'aide des autres places, ils auraient tenu bon, protégés par les châteaux d'alentour garnis de nos troupes, et qu'ils auraient pu longtemps donner à faire aux ennemis. Mais puisque ce désastre de ne nous est survenu, nous reconnaissons que Castellon ne peut tenir contre les forces du roi de France. Ainsi donc, je consens et demande que vous donniez autorisation aux prud'hommes de Castellon, de se rendre au roi de France. Je vous relève, vous et eux, de toute obligation dont vous êtes tenus envers moi, et vous engage à faire de même envers eux pour tout ce à quoi ils étaient obligés envers vous. » Le comte se tourna alors vers les prud’hommes, et leur parla ainsi que le seigneur roi le lui avait prescrit. Si jamais on vit de la douleur et des larmes, ce fut bien là; et cela n'est point merveille, car c'était une dure séparation. Ensuite le seigneur roi avec le comte, l'infant et toute sa suite, se rendirent à Gironne. Ceux de Castellon firent réunir le conseil général et rendirent compte de ce qu'ils avaient fait. Avant de sortir du conseil, ils firent choix de l'abbé de Rosés et de celui de Saint Pierre, et les envoyèrent à l'armée du roi de France et au cardinal; et ceux-ci prièrent le cardinal d'être leur médiateur près du roi de France. Il répondit qu'il le serait volontiers. Déjà le roi de France et lui faisaient plus blanche farine qu'ils n'avaient coutume de faire; car il y avait bien déjà trois mois qu'ils avaient payé la solde des troupes, et cependant ils n'avaient encore pris aucune place, de gré ni de force. Ils en étaient tout hors d'eux-mêmes, car ils s'étaient imaginés que, dès qu'ils auraient franchi les passages des montagnes, tout le pays accourrait à eux pour se rendre, et ils avaient éprouvé tout le contraire; et plus les gens les connaissaient, moins on les prisait. Et certes il n'y a aucun royaume du monde où telle chose fût advenue, excepté la Catalogne, l'Aragon et le royaume de Valence; et il n'en est aucun qui, se voyant investi par une si nombreuse multitude de gens, et armée en sus d'un interdit et d'indulgences, ne se fût sur-le-champ soumis. Aussi furent-ils grandement trompés dans leurs présomptions; car ils ne croyaient pas avoir à lutter contre des hommes si déterminés.

Le cardinal fut donc volontiers médiateur entre les prud'hommes de Castellon et le roi de France, qui les reçut sauvement et sûrement sous la couronne de France sous la condition de n'en être tenus que comme ils l'étaient du comte. Il fut en outre convenu que toutes les portes de leur ville seraient fermées, excepté deux, et que nul individu de l'armée n'y serait reçu, s'il n'était porteur d'un permis. On leur donna enfin bien dix penonceaux pour les placer sur les portes et sur les murailles, en signe de sauvegarde. Le roi de France leur accorda par grâce spéciale que, si par aventure, il s'en retournait sans avoir conquis le royaume d'Aragon, dès le moment où il serait hors du col de Panissas, ils ne seraient plus tenus de rien envers lui. Les abbés revinrent à Castellon avec cet engagement signé.

CHAPITRE CXXVII

Comment le roi de France mit le siège devant Gironne, et de la grande méchanceté et cruauté que l'amiral des galères du roi de France exerça à Saint-Féliu.

Ceci étant terminé, le roi de France alla mettre le siège devant Gironne. Les galères vinrent à Saint-Féliu; mais les nefs et les vivres restèrent au port de Rosés, car depuis que Castellon s'était rendu, elles n'avaient plus rien à craindre. En arrivant à Saint-Féliu, l'amiral des galères du roi de France trouva que tous les habitants avaient pris la fuite dans les montagnes, et il fit publier, que tous les gens qui étaient de Saint-Féliu et voudraient aumône n'avaient qu'à venir, et il la leur ferait. Alors tous les malheureux, vieux, pauvres, femmes ou enfants, s'en revinrent en grand nombre à Saint-Féliu. Quand il vit qu'il n'en arrivait plus, il fit placer ceux-ci dans des maisons, puis il y fit mettre le feu, et les fit tous brûler. Voilà l'aumône qu'il fit. Vous pouvez imaginer si la fumée de cet holocauste s'éleva vers le ciel! Je ne vous en dirai pas plus sur ce fait; le raconter seulement est pitié et douleur. Béni soit Dieu, qui souffre longtemps le mal, mais qui à la fin sait prendre de tout une droite vengeance.

Je laisse le roi de France assiéger Gironne, et reviens au seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CXXVIII

Comment le seigneur roi En Pierre mit Besalu en état, ainsi que les châteaux des environs de Gironne, au moyen desquels ses troupes causaient de grands dommages à l'ost du roi de France; et de la valeur d'En Guillaume Galeran de Cartalla.

Quand le seigneur roi d'Aragon eut fait mettre en état la ville de Gironne, il y plaça pour commandant et pour chef En Raimond Folch, vicomte de Cardona, et il laissa auprès de lui de notables chevaliers et citoyens. Voyant que le roi de France avait fait établir ses tentes et disposé le siège, il partit et se porta à Besalu, et fit mettre la ville en état de défense, de même que les châteaux qui étaient à l'entour de Gironne; de telle manière que plus d'une mauvaise matinée était donnée à l'ost de France par les hommes que le roi d'Aragon avait placés dans les châteaux et autres lieux nouvellement fortifiés; et ils enlevèrent ou détruisirent maints beaux convois qui allaient de Rosés à Gironne. Aussi les hommes d'armes gagnaient tant et tant sur les Français et en détruisaient tant, et en consommaient tant, et faisaient sur eux tant de bons faits de chevalerie[8] et d'almogavarerie,[9] que, comme je vous l'ai dit à l'occasion des affaires de Calabre, j'aurais trop à faire à vous les énumérer, et que je me contenterai de les mentionner en somme. Et en vérité je vous le dis, ils les serraient de si près que les Français ne pouvaient s'éloigner de l'ost, ni pour aller fourrager, ni pour faire du bois, sans se faire escorter d'un grand nombre de leurs chevaliers. Et ceux de la ville faisaient aussi de leur côté de fréquentes sorties et leur donnaient beaucoup de mal. Il n'y avait pas de jour qu'ils ne leur fissent quitter leurs repas par trois ou quatre fois, et ils ne leur permettaient jamais de goûter un bon sommeil, de sorte que le dormir et le manger ne leur profitaient guère. Et il paraît bien que la colère de Dieu tombait sur eux, car tant et tant de malédictions vinrent les assaillir, que ce fut la plus terrible contagion que jamais Dieu envoyât contre aucunes gens.

Le seigneur roi d'Aragon avait donc mis en bon état Besalu et les autres places à l'entour de Gironne, et avait posté toute l'almogavarerie et les varlets de suite sur cette frontière. Et ne pensez pas qu'ils fussent peu nombreux, car il s'y trouvait bien cinquante mille hommes, tant almogavares que varlets de suite, et bien cinq cents chevaliers, et bien encore cinq cents autres hommes à cheval des gens de Gironne; si bien que la frontière était tellement gardée que jamais armée ne fut plus étroitement resserrée que ne l'était celle du roi de France. Jamais aussi troupe ne fit de plus grands butins que ne le firent les gens envoyés par le seigneur roi d'Aragon sur les Français. J'aurais aussi bien des choses merveilleuses à vous raconter de tout ce que firent les assiégés contre l'armée du roi de France.

Ainsi le seigneur roi d'Aragon avait tout disposé lui-même et laissé pour chef de ses gens le seigneur infant En Alphonse, et avec lui le comte d'Ampurias, le vicomte de ne, le vicomte de Castellnou, A. de Cortsavi, En Guillaume d'Anglesola et En Galeran de Cartalla, seigneur d'Ostalès et de Pontons, l'un des meilleurs chevaliers qui jamais furent en Espagne. Et il le prouva bien en plus d'une occasion, en Calabre et en Sicile, où, avec l'aide de Dieu, bien des victoires furent dues à ses sages conseils et à ses bonnes dispositions. Et, sur les prouesses de ce riche homme, En Guillaume Galeran, on pourrait, je vous le dis, faire un aussi gros livre que celui qu'on a fait sur Lancelot du Lac. Et jugez si Dieu lui voulait du bien! Il fut alcayd[10] de Barbarie, et s'y trouva en beaucoup de faits d'armes; puis il passa avec le seigneur roi à Alcoyll et en Sicile; et là, comme je vous l'ai dit, il sut férir son coup de lance dans toutes les affaires; si bien que, à cause de ses prouesses, le seigneur roi le créa comte de Catanzaro. Dieu enfin lui fit tant de grâce que, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans, il continua à porter les armes; et puis il vint mourir dans son hôtel et dans sa seigneurie d'Ostalès, au sein de sa famille, dans la même chambre où il était né.

CHAPITRE CXXIX

Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, avec l'approbation du seigneur roi d'Aragon, entreprirent, avec onze galères et deux lins, de s'emparer de vingt-cinq galères du roi de France qui se trouvaient à Roses; et comment le seigneur roi envoya à Naples vers l'amiral.

Le seigneur roi d'Aragon voyant ses frontières en si bon état et les affaires de la guerre si bien réglées et avec si bonnes troupes, et qu'ainsi il donnerait fort à faire à ses ennemis, partit pour Barcelone. Aussitôt après son arrivée dans cette ville, il fit venir En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et leur dit: « Prud'hommes, qu'avez-vous fait? —Seigneur, répondirent-ils, vous trouverez ici douze galères armées et quatre lins armés, savoir: les dix nouvelles galères que vous avez ordonné de faire construire, et deux vieilles galères qui étaient ici, et que nous avons fait radouber. — C'est bien, répliqua le roi. Dites-moi, maintenant ce que vous entendez faire avec ces galères. — Seigneur, dit En Raymond Marquet, nous allons vous le dire. Il est vérité que nous avons eu et que nous avons encore nos espions à Rosés et à Cadaquès, deux places qu'occupent en ce moment les Français; nous en avons aussi à Saint-Féliu; et nous avons appris par eux, d'une manière certaine, que les galères du roi de France réunies dans ces trois ports sont au nombre de cent soixante, sur les quelles l'amiral du roi de France a ordonné que soixante, bien armées, resteraient toujours auprès de lui, réunies à Saint-Féliu. Cinquante autres galères, armées aussi, sont chargées d'aller et venir avec son vice-amiral de Saint-Féliu à Rosés, sans autre chose à faire que de faire charger des vivres à bord de nombreuses barques et lins qu'elles mènent avec elles de Rosés à Saint-Féliu, et qu'elles escortent ensuite à leur retour. De plus, ils en ont envoyé vingt-cinq à Narbonne, à Aigues-mortes et à Marseille, pour faire venir des vivres, afin que les nefs et lins ne cessent jamais de venir sous aucun prétexte. Quant aux vingt-cinq dernières elles restent au port de Roses, bien armées et bien appareillées, pour garder le port. Celui qui les commande est un bon chevalier, nommé G. de Lodève. Tel est, seigneur, l'arrangement établi dans ces galères par l'amiral du roi de France. Nous avons pensé, si vous le trouvez bon, seigneur, qu'avec ces douze galères que nous avons et nos quatre lins nous mettrons en mer; et quand nous serons à la hauteur du Cap de Creus, nous resterons en mer; puis nous louvoierons, et pendant la nuit, nous nous approcherons de Cadaquès. J'ai arrangé avec un nommé En Gras, qui est l'homme le plus notable de Cadaquès, et dont les deux neveux ont été élevés avec moi, que toutes les nuits ils aient à se trouver à la pointe du port Ligat, pour pouvoir de là communiquer avec eux. Et j'ai arrangé aussi qu'En Gras aurait quatre hommes à lui, qui ne feraient autre chose qu'aller et venir de Roses à Cadaquès, et lui rendre compte tous les jours de ce qui s'y fait. Nous avons appris par ce moyen que les cinquante galères étaient parties de Saint-Féliu depuis bien quatre jours pour se rendre à Rosés; et quand elles sont à Rosés, cinq jours après elles en sont expédiées. Étant ainsi instruits de ces choses, nous voulons entrer dans le golfe de Rosés, et à l'aube du jour nous fondrons sur ces galères qui sont au nombre de vingt-cinq; et une fois à la pointe du port, nous espérons qu'avec l'aide de Dieu et de votre bonne fortune nous pourrons nous emparer de ces galères, ou nous y périrons tous. Soyez certain, seigneur, que nous y allons d'un tel cœur que nous y serons tous mis en pièces ou que nous les aurons. La miséricorde de Dieu est si grande et le bon droit que vous et nous, seigneur, nous soutenons, est si évident, que nous n'avons aucune crainte de faillir dans notre tentative, et qu'au contraire nous avons foi en Dieu qu'il abattra l'orgueil et la méchanceté de ces mauvaises gens. Ainsi donc, seigneur, permettez et ordonnez que nous partions, et que demain nous puissions sortir d'ici. »

Le roi fut satisfait de la bonne volonté de ces deux prud'hommes. Il vit que tout cela était œuvre de Dieu, ne lui semblant pas qu'ils fussent hommes à se mettre d'eux-mêmes si grande affaire au cœur. Il leur fit bonne chère et leur répondit en riant: « Prud'hommes, nous nous tenons pour satisfaits de vous, de votre bon entendement et de votre audace; il nous plaît qu'ainsi soit comme vous l'avez conçu. Ayez donc toujours confiance en Dieu, et Dieu nous tirera tous avec honneur, nous et vous autres, de cette affaire et de toutes les autres, car il n'en sera autre chose que ce que voudra la puissance de Dieu. Mais, prud'hommes, c'est avec peine que je dois vous dire que nous vous priverons de la première galère et de deux lins, attendu que nous voulons les expédier en Sicile, à la reine, à l'infant En Jacques et à l'amiral, pour leur apprendre notre situation, et leur transmettre notre ordre pour que l'amiral ait à se rendre vers nous avec cinquante ou soixante galères armées; et vous, de votre côté, vous lui indiquerez de notre part et selon vos avis la route qu'il aura à tenir, et comment il doit gouverner, et surtout de ne point différer. Instruisez-le des dispositions prises par l'amiral du roi de France. Puisque ce dernier divise ses forces nous en viendront à bout, Dieu aidant; et si une fois ils avaient perdu la mer, ils auraient bientôt perdu la terre, et avec la terre aussi leurs corps. C'est maintenant, prud'hommes, que vous pouvez voir si ce que nous avons dit est arrivé: que, quand les gens du roi de France sauraient que nous n'avions pas beaucoup de galères, ils diviseraient eux-mêmes leurs forces navales; ce qu'ils n'auraient certainement pas fait si nous en eussions eu cinquante. Et ainsi, avec l'aide et la volonté de Dieu, notre projet viendra à bonne fin. Quant à la galère, nous voulons qu'elle aille par le milieu du golfe, sans s'approcher de la Barbarie ni de la Sardaigne. Les deux lins armés iront au contraire, l'un par la Barbarie et l'autre par la Sardaigne. Et ainsi par l'une ou l'autre voie ils recevront nos ordres, chacun d'eux portant des lettres pareilles. D'ici à demain au soir faites tout disposer de manière qu'ils soient partis. Nous, de notre côté, nous ordonnerons à notre chancelier de faire faire les lettres que vous lui indiquerez. Nous allons aussi faire faire à l'instant les lettres que nous voulons envoyer à la reine, à l'infant et à l'amiral; et nous leur dirons qu'ils aient la même foi en vos lettres qu'aux nôtres, et que ce que vous conseillerez à l'amiral de faire pour son voyage, il le fasse sans rien y changer en quoi que ce soit.—Seigneur, dirent-ils, ne vous tourmentez pas d'être forcé de nous priver de la galère et des deux lins, car tout ce que vous avez pensé est bien pensé; et nous, avec la volonté de Dieu, nous ferons aussi bien, sans cette galère et ces deux lins, que nous aurions fait avec ce renfort de plus. » Le seigneur roi fit venir le chancelier, et lui ordonna de préparer les lettres et de faire faire tout ce que lui diraient En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et d'écrire à l'amiral qu'il eût à venir incontinent avec cinquante ou soixante galères armées, et qu'il n'y mît aucun retard, sous peine d'encourir la disgrâce du seigneur roi.

Le même jour, toutes les lettres furent écrites, closes et scellées.

De leur côté, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol écrivirent à l'amiral de la part du seigneur roi, et, selon leur avis, de prendre la voie de Cabrera, et, quand il serait arrivé à Cabrera, qu'il envoyât de là un lin à Barcelone; qu'il évitât de donner aucune nouvelle de lui et de son voyage, mais que le messager allât directement à la maison d'En Raymond Marquet; que là il trouverait ledit En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, qui lui feraient savoir ce qu'il avait à faire et le chemin qu'il aurait à tenir; et que, s'ils n'étaient point eux-mêmes à Barcelone, il y trouverait aussi bon renseignement que s'ils y étaient présents. Ainsi firent-ils.

La galère et les deux lins embarquèrent leurs gens qui prirent congé du seigneur roi et de tous leurs amis. Chacun songea à suivre la route qui lui était tracée, et ils partirent avec la grâce de Dieu.

CHAPITRE CXXX

Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol prirent congé du seigneur roi d'Aragon pour aller s'emparer des vingt-cinq galères du roi de France, qui étaient à Roses; et comment ils les battirent et prirent toutes.

Ils partirent; mais personne ne savait quelle était leur destination. La chose n'était connue que du seigneur roi, d'En Raymond Marquet, d'En Béranger Mayol, du chancelier et du secrétaire qui avait écrit les lettres. En Raymond Marquet et En Béranger Mayol s'embarquèrent sur les onze galères et deux lins qui restaient. Et vous pouvez croire que jamais galères ne furent mieux pourvues d'excellents hommes de mer, sans chevaliers ni fils de chevaliers (car il n'y en avait pas un à bord), que ne le furent ces onze galères. Ils prirent congé du seigneur roi, qui les signa, les bénit et les recommanda à la garde de Dieu. Ils s'embarquèrent et se mirent à ramer en louvoyant en mer, de manière à faire penser qu'ils prenaient la voie de Sicile; mais lorsqu'ils furent à une distance suffisante pour qu'on ne pût les apercevoir de la Catalogne, la brise de mer s'étant mise au frais garbin, ils donnèrent les voiles et se dirigèrent vers le cap de Creus. Que vous dirai-je? Pendant ce jour-là, pendant la nuit et le lendemain matin, ils tinrent la mer et arrivèrent dans les eaux du cap de Creus, à environ vingt-cinq milles sur le cap. Dès que le soleil fut couché, avec le vent donnant dans les voiles, ils s'approchèrent de terre dans la direction de Cadaquès, car le vent de terre était passé au large au sud sud-est; si bien qu'à l'heure exacte ils se trouvèrent aux deux îlots près de Cadaquès. Alors En Raymond Marquet, avec l'un des lins armés, fit déposer à la pointe du port Ligat deux cousins germains d'En Gras, qui étaient avec lui. Ceux-ci étaient déjà convenus avec En Gras qu'ils lui feraient un signal aussitôt qu'ils seraient arrivés près de ses deux neveux. En Gras pouvait bien agir ainsi, parce qu'il était chef et commandant de qui, pour le comte d'Ampurias; il la tenait aussi pour le roi de France, mais il exécutait en ceci les ordres du comte d'Ampurias. Et celui qui est chef et commandant d'une ville ou d'un château peut, de nuit et de jour, faire à sa volonté. Aussi, ses deux neveux, ainsi que ses deux cousins, qui étaient arrivés avec En Raymond Marquet, pouvaient faire secrètement leurs affaires, sans avoir à s'inquiéter de rien. Ces deux cousins d'En Gras s'étant rendus à qui et ayant fait leur signal, aussitôt les deux neveux d'En Gras sortirent pour aller avec eux, et tous quatre ensemble vinrent trouver En Raymond Marquet et En Béranger Mayol. Dieu voulant favoriser les desseins du roi d'Aragon et rabaisser l'orgueil des Français, tous arrivèrent si à point, qu'il ne fallait pas un instant de plus ni de moins. En voyant ces deux neveux d'En Gras, En Raymond Marquet leur dit: « Barons, soyez les bienvenus! Que me direz-vous de nouveau de nos ennemis? —Seigneur, soyez bien certain que jamais hommes ne vinrent plus à propos que vous n'êtes venus en ce moment. Sachez qu'hier matin, cinquante galères sont parties de Rosés avec grand nombre de barques et de lins, et à la faveur du vent de terre, ils ont mis en mer, et en dérivant ils ont changé de route; et hier ils ont navigué tout le jour; et nous les avons aperçus qui avaient doublé le cap d'Aygua-Freda. — Bien donc, dit En Raymond Marquet. Et de Rosés, que nous en direz-vous? — Seigneur, répondit l'un de ces deux frères, neveux d'En Gras, j'allai hier à Rosés, et; après le départ des cinquante galères, il n'y est resté que vingt-cinq galères qui sont assurément très bien appareillées et armées, et montées par de bons chevaliers et hommes de mer et de bonnes gens; elles gardent le port, et le capitaine est un noble homme de Provence, nommé G. de Lodève. —Bien! dirent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol; et la nuit, où se placent-elles? — Seigneur, répondit le même, chaque soir, quand elles ont fait leur salut du soleil couchant, elles vont se placer à la pointe en dehors du port, et s'y tiennent avec les voiles larguées, et restent là jusqu'au lendemain matin, au lever du soleil; et elles observent le même ordre chaque jour; j'ai couché plus de dix nuits à bord des galères, par partie de plaisir, avec des connaissances que j'y ai, et j'ai toujours vu qu'on suivait les mêmes dispositions. —Ainsi donc, prud'hommes, que nous conseillez-vous de faire? — Nous vous prions, dirent-ils, puisque vous êtes décidés à marcher sur eux et à les combattre, de nous permettre de monter à bord avec vous autres; et, sans aucun doute, si vous vous le mettez bien en tête, et que Dieu vous aide, ils sont à vous. — Barons, reprirent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, c'est assez que ces deux cousins germains, qui sont vos parents, soient avec nous, il ne serait point à propos que vous quittassiez votre oncle En Gras. Et soyez bien assurés que, si Dieu nous favorise et nous fait merci, vous aurez meilleure part que si vous étiez avec nous. Allez donc à la bonne aventure; avec l'aide de Dieu nous serons demain matin aux prises avec eux; et saluez votre oncle de notre part. —Seigneur, dirent-ils, vous nous feriez bien plus haute faveur, si vous nous emmeniez avec vous. — Il n'en sera rien, répliquèrent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol; ce n'est pas dans les batailles que naissent les hommes, et nous ne voudrions pas que le prud'homme En Gras pût voir qu'on vous fit faire plus qu'il n'est de son plaisir de faire. »

Cela dit, ils les recommandèrent à Dieu, et les deux jeunes gens retournèrent raconter à leur oncle En Gras ce qu'ils avaient fait et dit; et le prud'homme En Gras s'écria: « Seigneur vrai Dieu, béni soyez-vous, vous qui êtes la vérité et la justice! Secondez-les, donnez-leur la victoire, et préservez-les de tout mal! » Quand il eut ainsi parlé, ses deux neveux prirent avec eux vingt varlets, et en suivant tout le long du rivage, ils se placèrent de manière à être témoins de la bataille.

A l'aube du jour, les galères se mirent à voguer, et se dirigèrent vers les vingt-cinq galères ennemies. Les deux lins de garde de Guillaume de Lodève les aperçurent, et, après avoir compté le nombre des galères, allèrent trouver l'amiral et lui dirent: « Seigneur, hâtez-vous, faites armer vos gens; voici qu'arrivent devant nous onze galères et deux lins. Ce sont certainement les onze galères et les deux lins d'En Raymond Marquet et d'En Béranger Mayol, car nous avons reçu nouvelle de leur départ de Barcelone. »

Guillaume de Lodève fit aussitôt sonner les trompettes et les nacaires et armer tout son monde. Cependant le jour parut, et les galères se virent les unes les autres. G. de Lodève fit hisser les voiles, et se dirigea sur les onze galères qui se tenaient en dehors, pour ne pas être trop près de la côte. Il s'avança donc sur elles avec quinze de ses galères amarrées ensemble; et les dix autres venaient en poupe, afin de les tenir toutes au milieu, de manière à ce qu'aucune ne pût lui échapper; et assurément c'était là une bonne ordonnance de bataille. Quant à En R. Marquet et En B. Mayol, ils firent amarrer leurs galères avec de longs câbles, et en firent autant de leurs avirons, afin que les ennemis ne pussent point pénétrer au milieu de leurs galères, jusqu'au moment où ils voudraient amener leurs avirons et en venir aux mains. Et cela se fit ainsi.

Je veux que chacun sache, et je vous dirai ici ce que j'ai éprouvé par expérience dans plusieurs batailles; c'est que ce sont les arbalétriers enrôlés qui décident des batailles lorsque les galères ont amarré leurs avirons. Tout amiral ou commandant de galères catalan, fera donc que sage de ne pas avoir de tierciers[11] sur ses galères, mais bien des arbalétriers enrôlés; car les arbalétriers d'enrôlement sont toujours bien dispos de corps et ont toujours leurs arbalètes et traits bien armés et empennés. Et pendant que les matelots voguent, eux se tiennent tout prêts avec leurs arbalètes. Les arbalétriers catalans sont si bien dressés qu'au besoin ils sauraient fabriquer une arbalète; chacun sait la préparer, faire une flèche, une batterie, une corde, une torsade, l'attacher et faire enfin tout ce qui concerne les arbalétriers; car en Catalogne on ne reçoit personne comme arbalétrier avant qu'il sache faire, d'une pièce à l'autre, tout ce qui tient à l'office d'arbalétrier. Aussi chacun d'eux porte tous ses outils dans une caisse, comme s'il devait faire office d'ouvrier en arbalètrerie, ce qui n'a lieu chez aucune autre nation; mais les Catalans l'apprennent à la mamelle, ce que ne font pas les gens des autres pays. Voilà pourquoi les Catalans sont les plus habiles arbalétriers du monde. Les amiraux et commandants des flottes catalanes doivent donc donner toute leur sollicitude à ce que cette adresse singulière, qu'on ne trouve point chez d'autres, ne se perde pas chez eux, et avoir soin de la mettre en œuvre. Il ne faut donc pas que d'aussi habiles arbalétriers soient exposés à remplir les places des rameurs tierciers; car s'ils le font, ils perdent leur perfection dans l'arbalète.

L'introduction de ces arbalétriers d'enrôlement a de plus à bord un autre avantage; c'est que, quand ils aperçoivent qu'un gabier ou un rameur de banc est harassé ou veut boire ou manger, tout aussitôt ils se présentent et manient la rame par plaisir jusqu'à ce que l'autre ait fait ce qu'il avait à faire et soit reposé. Ainsi, tous les arbalétriers sont constamment frais et dispos et contribuent à faire reposer la chiourme.

Je ne dis pas que dans une flotte il ne soit très bon qu'il y ait dix galères sur cent où se trouvent des tierciers, afin qu'ils puissent plus promptement donner la chasse aux galères qui se présentent; il suffit donc qu'il y en ait vingt-deux sur notre flotte et non plus.[12]

En R. Marquet et En B. Mayol avaient déjà Inexpérience de ce que je dis ici, et manœuvrèrent comme doivent manœuvrer des galères de Catalans. Les galères étaient donc proue contre proue; et ils avaient de plus contre eux les autres dix qu'ils avaient en poupe, mais qui ne pouvaient pénétrer leur ligne de bataille à cause des rames qui étaient toutes amarrées. Et sur les proues et sur les poupes vous eussiez vu s'agiter des lances et voler des traits lancés de la main de vrais Catalans, qui traversaient tout ce qu'ils atteignaient; les arbalétriers aussi manœuvraient si bien leur arc qu'il n'était pas un trait qui fit faux but. Ceux qui montaient les galères de Guillaume de Lodève restaient là Pépée ou l'estoc en main sans pouvoir rien faire autre chose; et s'il y en avait aucun qui se fût muni d'avance de lance ou dard, ils en manœuvraient si mal qu'ils frappaient tout aussi souvent avec Paristeuil[13] qu'avec le fer de la lance.

La bataille se maintint ainsi jusqu'à ce que En R. Marquet et En B. Mayol eurent vu que les ponts des galères des ennemis eussent été en bonne partie balayés par les arbalétriers qui les avaient tous grièvement blessés, et ceux même qui restaient sur les ponts n'étaient plus que des gens démoralisés, et qui avaient plus de besoin de se faire panser que de combattre.

A cette vue ils firent alors sonner la trompette de leur galère; c'était un signal convenu d'avance, qu'aussitôt que la trompette d'En R. Marquet et d'En B. Mayol se ferait entendre, tout le monde devait amener les avirons, et qu'on devait aborder l'ennemi par les flancs, et cela se fit ainsi.

Dès que les galères furent entremêlées, il fallait voir les grands coups d'épées, d'estocs et de masses d'armes qui se distribuèrent. Les arbalétriers d'enrôlement quittèrent leurs arbalètes et s'élancèrent pour en venir aux prises avec leurs ennemis. Que vous dirai-je? Du moment où l'abordage se fût opéré, la bataille fut terrible et sanglante; mais enfin les Catalans, avec l'aide de Dieu qui veillait sur eux, demeurèrent vainqueurs, et s'emparèrent de toutes les galères. Il périt certainement dans ce combat, du côté de G. de Lodève, plus de quatre mille hommes, et du côté des Catalans jusqu'à cent, mais pas plus.

Après cette victoire et après avoir fait prisonnier G. de Lodève et quelques autres chevaliers, mais en bien petit nombre, qui étaient restés vivants, et encore bien grièvement blessés tous, ils tirèrent les galères en dehors du port; et lorsqu'ils furent tous en dehors ils vinrent à une pointe de terre, près de qui; là ils mirent pied à terre et ils se rafraîchirent avec grande joie et bonheur, et après avoir gagné grand butin. Les deux neveux d'En Gras, avec leurs vingt varlets, vinrent alors à eux. En R. Marquet et En B. Mayol envoyèrent à En Gras mille florins d'or et autres mille à ses neveux. Et cela se fit sans qu'aucun de ces vingt varlets qui étaient avec eux en sussent rien; même lorsque les neveux d'En Gras s'approchèrent, ils demandèrent un sauf-conduit, comme avec gens qu'ils n'auraient jamais connus; et cela se fit ainsi pour qu'aucun de ces vingt varlets ne pût dans la suite les accuser. Leurs deux cousins germains, qui se trouvaient à bord des galères, eurent aussi un grand butin; mais, outre le butin qu'ils avaient eu par eux-mêmes, En R. Marquet et En R. Mayol leur donnèrent à chacun deux cents florins d'or et bien d'autres choses. Ainsi, les neveux d'En Gras retournèrent à qui bien satisfaits; ils donnèrent à leur oncle ses mille florins et lui contèrent tout ce qui s'était passé. Le prud'homme en eut grande joie, mais il n'osa en faire aucun semblant.

CHAPITRE CXXXI

Comment, après avoir reconnu leurs prisonniers et s'être rafraîchis, les gens d'En R. Marquet s'embarquèrent; et comment les cinquante galères de l'amiral du roi de France, ayant eu connaissance de la perte des galères, poursuivirent En R. Marquet, mais ne purent l'atteindre.

Les troupes des galères étant rafraîchies, et chacun ayant reconnu les prisonniers qu'il avait faits et son butin, la trompette sonna et on s'embarqua. Maintenant il faut que vous sachiez que tandis que le combat de Rosés avait lieu, deux barques armées étaient allées prévenir les cinquante galères de ce qui se passait. Elles les trouvèrent au-delà du cap d'Aygua-Freda, dans une anse nommée cale Tamarin,[14] qui est le débarcadère de Palafurgell, et elles leur firent part de ces nouvelles. Aussitôt les cinquante galères firent volte-face vers Rosés, et lorsqu'elles eurent doublé le cap d'Aygua-Freda, elles aperçurent en mer les galères ennemies qui traînaient après elles les vingt-cinq galères et qui faisaient même route.

En R. Marquet qui était un des bons marins du monde, s'était bien attendu à ce qui arriva; c'est que les gens de Rosés enverraient des barques vers les cinquante galères et les feraient revenir; voilà pourquoi, pendant la nuit, il mit en mer avec le vent de terre, aussi rapidement que ce vent put le porter, afin que, si les cinquante galères revenaient sur lui, il pût profiter de la brise de mer, prendre le dessus du vent, et forcer de voiles, vent en poupe, ce qui arriva.

Lorsque les cinquante galères l'eurent aperçu, ainsi que je l'ai dit, elles firent force de rames vers lui, car elles étaient bien montées. En R. Marquet et En B. Mayol les virent, et comprirent bien que, s'ils continuaient à traîner après eux toutes les vingt-cinq galères, ils ne pourraient pas s'échapper. Le vent de terre, déjà plus frais, cessa tout à fait, et vingt-deux galères et deux lins firent voile, laissant les autres et conservant le dessus du vent autant qu'elles purent. Les cinquante galères qui étaient témoins de cette manœuvre, voyant que le vent fraîchissait, pensèrent bien qu'elles ne pourraient jamais les atteindre, car elles avançaient très rapidement, toujours avec le dessus du vent. Il fallut donc qu'à leur grand regret ils s'en retournassent à Rosés, et ils y trouvèrent toutes les nefs et lins tellement désemparés que, s'il y eût eu seulement onze autres galères de Catalans[15] ils auraient anéanti et incendié toute la flotte. Ils renforcèrent donc la place, y laissèrent vingt-cinq de leurs galères, et les autres vingt-cinq allèrent à Saint-Féliu avec les barques et les lins qu'ils avaient laissés à Tamarin.

CHAPITRE CXXXII

Comment le roi de France et ses gens furent bien mécontents quand ils apprirent qu'ils avaient perdu vingt-cinq galères; et comment le roi se courrouça contre le cardinal de ce qu'il avait ourdi et préparé cette guerre.

Le roi de France et le cardinal, ayant appris ces nouvelles, se tinrent pour morts. « Quels sont ces démons, dit le cardinal, qui nous causent tant de dommages? — Cardinal, répondit le roi, ce sont les gens les plus loyaux du monde envers leur seigneur; vous leur couperiez la tête avant de les faire consentir que leur seigneur, le roi d'Aragon, perdît son royaume. Et vous verrez et par terre et par mer un grand nombre de ces coups d'éclat.[16] Et voilà pourquoi je vous dis que c'est là une folle entreprise que nous avons faite, et moi et vous. Et c'est en effet vous qui êtes en partie la cause de tout ceci; car c'est vous qui avez ourdi et préparé l'affaire, de concert avec notre oncle le roi Charles. Ces gens et leurs hauts faits l'ont fait mourir avec grand chagrin.[17] Dieu veuille nous préserver du même sort! »

Le cardinal ne sut que répondre, car il voyait bien que le roi lui disait vrai, et ils gardèrent le silence l'un et l'autre.

Quand l'amiral du roi de France apprit ces nouvelles, je n'ai pas besoin de vous dire quelle fut sa frayeur; cependant il voulut, quand les cinquante galères feraient leur voyage de Saint-Féliu à Rosès, y aller lui-même et s'y trouver avec quatre-vingt-cinq galères. Les vingt cinq galères devaient toutefois rester en permanence à Rosés, et cela eut toujours lieu ainsi par la suite. L'amiral En Roger de monde devait donc avoir à combattre avec un plus grand nombre de bâtiments réunis que ne l'avaient pensé le roi d'Aragon, En R. Marquet et En B. Mayol. Je laisse là l'amiral du roi de France pour parler d'En R. Marquet et d'En B. Mayol, et de leurs belles manœuvres de mer.

CHAPITRE CXXXIII

Comment En R. Marquet prit la voie de Barcelone avec les vingt-deux, galères; comment, lorsqu'elles furent reconnues par les habitants, la joie fut grande; et comment elles furent mises en bon état, et tous les hommes payés pour quatre mois

En R. Marquet et En B. Mayol, voyant que les galères avaient cessé de leur donner la chasse, forcèrent de voiles, serrèrent à l'ouest et prirent la voie de Barcelone. Que vous dirai-je? Ils voguèrent ce jour-là et la nuit suivante, et le lendemain, à heure de tierce, ils furent en vue de Barcelone. Lorsque les gens de la ville les aperçurent, ils craignirent beaucoup que les onze galères n'eussent été prises, si bien qu'ils en étaient tout soucieux; mais le roi, à qui elles tenaient autant à cœur qu'à qui que ce fût, monta à cheval et se porta sur le rivage de la mer, suivi d'une nombreuse chevalerie. Il les observa, et compta qu'il y avait vingt-deux grosses voiles et deux lins. « Barons, dit-il, bon courage et réjouissez-vous; ce sont nos galères qui en amènent onze autres, et voici leurs deux lins qui abordent. »

Chacun regarda, compta et partagea la conviction du roi. Pendant ce temps les hommes des deux lins prirent terre. Ils allèrent au seigneur roi dont ils avaient appris la présence sur le rivage, et lui firent part de la bonne nouvelle, et le seigneur roi leur fît distribuer de bonnes étrennes.

Lorsque les galères furent près de terre, elles abattirent les voiles et amenèrent à la côte toutes en même temps, traînant après elles les galères prises, poupe en avant et pavillons traînants. La joie fut grande à Barcelone. En R. Marquet et En B. Mayol sortirent de leur bâtiment, allèrent au roi et lui baisèrent les pieds. Le roi se baissa pour les relever, les embrassa et leur fit bonne chère et beau semblant, et ils lui dirent: « Seigneur, qu'avez-vous à nous ordonner?—Je veux, dit le seigneur roi, que vous laissiez à chacun son butin, sans en prélever aucun droit, que les galères et les prisonniers soient nôtres, mais que tout le reste vous appartienne à vous autres; faites-en le partage entre vous et donnez-en ce qui vous paraîtra convenable aux bons hommes sursaillants[18] qui ont été avec vous. »

Là-dessus ils lui baisèrent encore les pieds, revinrent avec grande joie aux galères et annoncèrent à leur monde la faveur que le seigneur roi leur faisait. Tous se mirent à crier: « Que le Seigneur Dieu vous donne vie! » et chacun sauta lestement sur le rivage avec tout ce qu'il avait gagné. Cela fait, En R. Marquet et En B. Mayol retournèrent auprès du seigneur roi pt lui dirent: « Seigneur, si vous l'approuvez, nous ferons tirer les vingt-deux galères à terre pour les faire radouber, car toutes en ont besoin. — Vous dites bien, dit le roi, mais faites arborer notre étendard à la trésorerie et payez tous vos gens pour quatre mois, et dès que les galères seront radoubées songez à l'armement, afin que, si l'amiral arrivait, vous pussiez partir avec lui. — Seigneur, répondirent-ils, cela sera fait; ayez bon courage désormais et soyez sûr que si même l'amiral n'arrivait pas, nous autres, avec la grâce de Dieu, nous saurons les confondre tous avec ces vingt-deux galères. — Dieu le veuille! » reprit le roi.

On s'occupa donc de tirer les galères à terre et de les radouber; on tint bureau pour le paiement des troupes, et chacun reçut sa solde de quatre mois. Après avoir mis ordre à tout, le seigneur roi sortit de Barcelone et retourna pu était le seigneur infant En Alphonse, les chevetains, les chevaliers, et tous ceux qu'il avait laissés à la garde des frontières; et, suivi d'un petit nombre d'hommes à cheval et de quelque peu de gens de pied, il alla des uns aux autres pour reconnaître ce qui se faisait.

CHAPITRE CXXXIV

Comment, le jour de madame Sainte-Marie d'août, le seigneur roi l'Aragon, à la tête de deux cents almogavares, se battit contre quatre cents chevaliers français, qui étaient en embuscade avec le comte de Nevers; et comment il les vainquit et tua ledit comte.

Un jour donc, ce fut le jour de madame Sainte-Marie d'août, le seigneur roi s'en allant à la pointe du jour, vers Besalu, tomba dans une embuscade de quatre cents chevaliers français. Un convoi de vivres devait venir de Rosés à l'armée française; et comme d'ordinaire des détachements de cavalerie ou d'infanterie venaient assaillir les convois en cet endroit, on y avait placé ces chevaliers pendant la nuit, afin de pouvoir les en châtier.

Le seigneur roi s'en allait chevauchant et s'entretenant de la satisfaction qu'il éprouvait en voyant qu'en chaque endroit de ses frontières ses gens revenaient riches et à leur aise, au moyen des chevauchées multipliées qu'ils faisaient tous les jours contre les Français, et dans lesquelles ils leur tuaient beaucoup de monde et gagnaient sans fin, si bien que chacun en était joyeux et satisfait. Comme il allait ainsi devisant et sans être sur ses gardes, Dieu, qui n'agit jamais que pour notre bien, voulut garder le seigneur roi de mort et de prison. Il arriva donc que les almogavares qui l'accompagnaient, au nombre d'environ deux cents, et qui suivaient les ravins des montagnes, firent lever deux ou trois lièvres. En voyant partir ces lièvres, les almogavares commencèrent à pousser de grands cris et de hautes clameurs; le seigneur roi et ceux qui «étaient avec lui, au nombre d'environ soixante hommes à cheval, mirent à l'instant la main à leurs armes, s'imaginant que les almogavares avaient découvert de la cavalerie; et en même temps les Français qui s'étaient tenus bien cachés, se croyant découverts, sortirent à l'instant de leur embuscade. Le seigneur roi qui les aperçut s'écria: « Barons, tenons ferme et replions-nous sur nos hommes de pied; car voici une nombreuse cavalerie qui s'est postée là pour nous attendre. Que chacun pense donc à bien faire, et nous ferons aujourd'hui une chose dont le monde parlera à jamais, avec l'aide de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ. » Tous répondirent: « Seigneur, par votre grâce, permettez-nous que nous prenions position sur cette montagne, de telle manière que votre personne soit en sûreté. Nous ne craignons rien pour nous, mais uniquement pour votre personne. Et quand vous serez là-haut vous verrez comment nous autres nous nous en tirerons. — Dieu me garde, dit le roi, de changer de chemin à cause de ces gens! »

Aussitôt ceux des almogavares qui étaient les plus voisins du roi se replièrent sur le seigneur roi, mais ils ne se trouvaient pas plus d'une centaine au moment de l'attaque. Ils coupèrent leurs lances par le milieu. Le roi s'élança tout brochant le premier et alla férir avec sa lance sur le premier qu'il rencontra, et il le férit d'un tel coup à travers le milieu de son écu qu'on n'eut pas besoin de lui chercher un médecin. Puis il met l'épée à la main et frappe de çà et de là, se faisant si bien jour que nul n'osait l'attendre en face aussitôt qu'on l'eût reconnu à ses coups. Tous ceux qui étaient avec lui se comportèrent si bien qu'aucun chevalier n'eût pu faire plus beaux faits d'armes qu'ils y liront. Quant aux almogavares, il est bon que je vous dise qu'ils se mêlaient tellement parmi eux avec leurs demi-lances qu'il ne resta bientôt plus un seul cheval à éventrer. Ils ne firent ainsi qu'après avoir émoussé leurs dards; car croyez bien qu'il n'y en avait pas un seul qui, de son dard, n'eût tué son chevalier ou son cheval; puis avec leurs demi-lances ils firent merveilles. Le seigneur roi se trouvait tantôt ici, tantôt là, tantôt à droite, tantôt à gauche; il était partout, et il férit tant et tellement de son épée qu'elle vola en éclats. Il saisit alors sa masse d'armes qu'il faisait jouer mieux qu'homme du monde, et accosta le comte de Nevers, qui était le chef de cette troupe,[19] et lui donna de sa masse d'armes un tel coup sur son heaume qu'il l'abattit à terre. Il se retourna aussitôt vers un huissier de sa maison[20] qui ne le quittait pas, et qu'on nommait En Guillaume Escrivan de Xativa, lequel était monté sur un cheval légèrement armé à la genetaire[21] et lui dit: « Guillaume, descends de cheval et tue-le. » Celui-ci mit pied à terre et le tua. Quand il l'eut tué, malheureusement pour lui, il vit luire une épée fort riche que portait le comte, et il la lui déceignit; mais pendant qu'il la lui déceignait, un chevalier du comte, voyant que celui-ci avait tué son maître, vint à lui et lui asséna un coup si violent au milieu des épaules qu'il retendit mort sur la place. Le roi se retourna, et, s’apercevant que le chevalier venait de tuer En Guillaume Escrivan, il lui donna un tel coup de sa masse d'armes sur sa salade de fer qu'il lui fit jaillir la cervelle par les oreilles, et à l'instant il tomba à terre, mort. Et à cet endroit, à l'occasion de la mort du comte, vous auriez vu de bien terribles coups portés et reçus. Le seigneur roi voyant son monde si pressé, se laissa aller à pleine course sur les ennemis, et se fit si bien jour qu'il tua de sa main, en peu d'instants, plus de quinze chevaliers; croyez bien que ceux qu'il atteignait, il lui suffisait d'un seul coup pour en finir.

Au milieu de la mêlée un chevalier français, irrité du dommage que leur faisait le roi, va sur lui l'épée en main, et lui coupe d'un coup les rênes de son cheval, si bien que pour ce coup le seigneur roi crut bien que c'en était fait de lui. Nul chevalier ne devrait aller au combat sans avoir une double paire de rênes, les unes en cuir, les autres en chaînes de fer, et celles-ci recouvertes de cuir. Que vous dirai-je? Le seigneur roi s'en alla ainsi à l'abandon, car le cheval le menait tantôt ici, tantôt là. Quatre almogavares qui se tenaient auprès du seigneur roi s'approchèrent enfin et nouèrent les rênes de son cheval. Le seigneur roi, qui avait bien retenu dans son esprit le chevalier qui lui avait coupé les rênes, se porta du côté où il l'avait vu se diriger, et il le récompensa si bien du plaisir qu'il lui avait fait, qu'il lui épargna la peine de couper jamais d'autres rênes, car il le laissa mort auprès de son seigneur le comte. Et lorsque le seigneur roi se fût rejeté de nouveau dans la mêlée, c'était là qu'il fallait voir férir et charger; car il y avait dans la compagnie du seigneur roi des riches hommes et chevaliers tels qu'on n'en vit jamais dans aucuns faits d'armes, et chacun, ce jour-là, fit merveilles pour sa part. Que vous dirai-je? Un jeune chevalier de Trapani, nommé Palmieri Abbate, que le seigneur roi, pendant son séjour en Sicile, avait admis dans sa maison, et qui jamais n'avait assisté à un seul fait d'armes, valut autant en cette occasion que l'eût fait Roland, s'il eût vécu. Et tout cela venait du grand amour qu'on portait au seigneur roi, et aussi parce qu'on le voyait si bien faire de ses mains; car ce que faisait le seigneur roi n'était véritablement pas œuvre de chevalier mais proprement œuvre de Dieu. Ni Galaor, ni Tristan, ni Lancelot, ni autres chevaliers de la Table Ronde, quand tous ensemble auraient été réunis, s'ils n'eussent eu avec eux qu'une troupe aussi peu nombreuse que celle qu'avait le roi d'Aragon, n'auraient pu faire, en un seul jour, contre ces quatre cents chevaliers, tous vaillants, tous la fleur de l'armée du roi de France, autant de beaux faits qu'en exécutèrent le seigneur roi d'Aragon et ceux qui l'accompagnaient. Que vous dirai-je? Les Français voulurent se replier vers une colline, mais le seigneur roi brocha sur celui qui portait la bannière du comte et lui porta un si rude coup de sa masse d'armes sur le heaume, qu'il, l'abattit à terre roide mort, et les ne s'arrachèrent en lambeaux la bannière ennemie.

Les Français, voyant leur bannière renversée, se réunirent en peloton; mais le seigneur roi fondit sur eux avec tous les siens. Que vous dirai-je? Les Français s'étaient emparés d'un monticule, et s'étaient si étroitement serrés les uns contre les autres que le roi, ni aucun des siens, ne put les pénétrer. La bataille continua toutefois jusqu'à la nuit noire, et il ne restait plus des Français que quatre-vingts chevaliers. Et le seigneur roi dit alors: « Barons, il est nuit, et maintenant nous pourrions, en voulant les frapper, nous blesser les uns les autres; ainsi replions-nous. »

Lorsqu'ils se furent repliés sur un autre monticule, ils virent venir à eux bien cinq cents chevaliers français, avec leurs bannières.

Si vous me demandez qui c'était, je vous répondrai que c'étaient trois comtes, parents du comte de Nevers, qui craignaient pour leur cousin, allé en embuscade, et qui, ne l'ayant pas vu de retour à midi, heure à laquelle il devait être revenu à l'ost, étaient partis, avec la permission du roi de France, pour aller à sa recherche. Ils aperçurent d'un côté ces chevaliers sur un monticule, et puis le roi d'Aragon sur un autre; ils marchèrent aussitôt vers leurs gens, qui vinrent au-devant d'eux. Ils apprirent la mauvaise fortune survenue aux leurs, et se rendirent là où gisaient morts le comte et bien six autres de ses parents. Ils enlevèrent leurs corps en poussant de grands cris, et, pleurant amèrement, et ils marchèrent toute la nuit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à leur ost.

Quand ils furent de retour, c'était là qu'il fallait voir le deuil, et les pleurs, et les cris, si bien qu'on eût cru que le monde allait crouler. En Raymond Folch, vicomte de Cardona, qui se trouvait dans Gironne, mit dix hommes en campagne pour s'informer de ce qui se passait. Ceux-ci s'emparèrent de deux hommes de l'armée, qu'ils emmenèrent dans la ville. En Raymond Folch demanda à ces deux hommes ce que signifiaient ces cris et ces pleurs; et sur le récit qu'ils lui firent de ce qui s'était passé, il ordonna aussitôt de faire de grandes illuminations par toute la cite de Gironne.

Je les laisse maintenant en repos et reviens à parler du seigneur roi d'Aragon. Le seigneur roi disait alors aux siens: « Barons, passons ici la nuit, et au jour nous lèverons la place et reconnaîtrons quels sont les chevaliers que nous avons perdus; car ce serait grand déshonneur à nous d'abandonner ainsi le champ de bataille — Seigneur, lui répondirent ceux qui étaient avec lui, que dites-vous là? Ne suffit-il pas de ce que vous avez fait aujourd'hui? Qui sait si, par aventure, vous n'auriez pas plus à faire demain. »

Le seigneur roi répliqua que pour certain il lèverait le champ, et ne voulait pas qu'on le lui pût reprendre.

Lorsque le jour parut, les autres ne, qui parcouraient les montagnes, rejoignirent le seigneur roi, ainsi que plus de cinq cents hommes de sa cavalerie; et le seigneur roi, enseignes déployées, s'avança sur le champ, accompagné seulement de ceux qui avaient pris part avec lui au combat, ne permettant à nul autre d'y descendre. Ceux donc qui avaient combattu levèrent le champ, et y gagnèrent tant de si précieux harnais qu'ils en furent à leur aise à jamais. Le seigneur roi fit reconnaître les siens, et vit qu'il avait perdu douze cavaliers et en G. Escrivan, qui périt à cause de la belle épée qui lui avait fait envie. Vous voyez donc que chacun doit bien se garder, tant que dure la bataille, d'avoir autre chose à cœur que le désir de la victoire, qu'il ne doit se sentir d'envie ni pour or, ni pour argent, ni pour rien de ce qu'il voit, et que son seul souhait doit être de mettre la main sur son ennemi; car, s'il est vainqueur, il aura assez de butin quand on lèvera le champ, sinon tout ce qu'il aurait pris lui porterait peu de profit, car tout y resterait avec sa personne. Ayez donc le cœur à ce que je vous dis; et si vous le faites, Dieu saura vous tirer toujours à votre honneur du champ de bataille.

Ils trouvèrent aussi qu'il avait perdu vingt-cinq hommes de pied. Et vous pouvez penser quel haut fait d'armes il y eut là, de ce si peu de gens contre un si grand nombre de chevaliers, puisqu'il y resta morts plus de trois cents chevaliers français; et de ceux-là, l'opinion de tous ceux qui assistèrent à cette bataille est que le seigneur roi en tua bien de ses mains plus de soixante. Ils enlevèrent donc du champ de bataille les harnais et l'argent; quant aux chevaux, on ne put en retirer un seul du champ; car il n'y en avait pas un qui n'eût reçu sept à huit coups de lance.

Le seigneur roi s'en alla alors à Besalu; et sur cette frontière tous les habitants étaient devenus riches et à leur aise, comme cela se faisait sur les autres frontières. Que vous dirai-je? Après que le seigneur roi eut reconnu tout ce qui se passait, il s'en vint à Hostalrich, où était le seigneur infant En Alphonse. Mais je cesse un instant de vous parler de lui, et reviens à madame la reine, au seigneur infant En Jacques, à l'amiral, et enfin à la galère et aux deux lins que le seigneur roi leur expédia de Barcelone.

CHAPITRE CXXXV

Comment la galère et les deux lins que le roi envoya à madame la reine, aux infants, et à l'amiral En Roger de Loria, arrivèrent à Messine; comment ledit amiral en repartit avec soixante onze galères; et comment à Las Hormigas il déconfit la flotte du roi de France et lui prit cinquante-quatre galères.

Quand la galère et les deux lins expédiés en Sicile par le seigneur roi d'Aragon furent partis de Barcelone, chacun d'eux prit la route qui lui avait été désignée. Ils allèrent tant qu'enfin ils arrivèrent à Messine, où ils trouvèrent la reine, les infants et l'amiral, et leur remirent les lettres du roi et celles d'En Raimond Marquet et d'En Béranger Mayol. Aussitôt le seigneur infant donna ordre à l'amiral de faire armer, sans retard, toutes les galères qui avaient été mises en état. L'amiral fit sonner la trompette et publier que tout homme vînt toucher la paie de quatre mois, et chacun la reçut avec plaisir. Que vous dirai-je? En quinze jours, il arma soixante six galères qui se trouvaient radoubées, car il ne voulut pas attendre qu'il y en eût davantage, fit embarquer tout son monde qui partit avec grande joie, et prit congé de madame la reine et des infants. Et il mit cette grande hâte à s'en aller pour que nouvelle ne pût venir à personne de ce qu'il faisait. Et pendant ces quinze jours, il ne fut permis à aucune voile de sortir de la Sicile qui pût se diriger vers le ponant. Il fit voile vers Cabrera, et eut bon vent, de sorte qu'il y fut bientôt parvenu; et de là il envoya au roi, à Barcelone, un des lins qu'on lui avait expédiés. Le lin y trouva En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, qui aussitôt lui répondirent par la même voie: de se diriger sur le cap d'Aygua-Freda, et qu'il trouverait dans les eaux de ce cap quatre-vingt-cinq galères qui étaient au port de Rosés, et qu'ainsi donc il se hâtât, avant qu'on pût rien savoir sur lui 5 que tout ce qu'ils savaient, c'était que, d'après les avis de leurs espions, il les trouverait dans ces parages et ils ajoutèrent qu'eux-mêmes, avec toutes les galères radoubées à Barcelone, le rejoindraient bientôt.

Le lin armé partit donc avec cette réponse, et pendant ce temps En Raymond Marquet et En Béranger Mayol armèrent seize galères dont le radoubage était terminé, et embarquèrent tout leur monde.

Le lin trouva l'amiral en mer, et dès que celui-ci eut pris connaissance de la lettre d'En Raymond Marquet et d'En Béranger Mayol, il fit route vers le cap d'Aygua-Freda; à la nuit il prit terre à Las Hormigas[22] et y prit le repos de la nuit. Il voulut que chaque galère tînt prêts trois fanaux, l’un à la proue, l'autre au milieu, et un troisième à la poupe, pour que si les galères du roi de France se présentaient pendant la nuit, tous-les fanaux fussent à l'instant allumés, afin de pouvoir reconnaître leurs propres galères, et que d'un autre côté les ennemis crussent que pour chaque fanal il y avait une galère. Cette précaution amena le gain de l'affaire; car le tout arriva comme il l'avait prévu. A l'approche du jour, la flotte du roi de France passa dans les eaux du cap avec un fanal sur l'avant. Aussitôt que l'amiral la vit arriver à lui, il fit armer tout son monde. En attendant il envoya deux lins armés à la découverte. Ils revinrent bientôt, et lui dirent que c'était la flotte entière du roi de France. L'amiral la suivit et se plaça entre elle et la terre; et quand ils furent bien près, tout à coup les fanaux furent allumés tous à la fois, et il se jeta au milieu d'eux. C'était alors qu'il fallait voir voler les lances et les dards, et manœuvrer les arbalétriers d'enrôlement. Que vous dirai-je? Avant qu'il fût jour, l'amiral En Roger de Loria les avait déconfits; et ils étaient au nombre de cinquante-quatre galères, plus quinze des Pisans qui se jetèrent à la côte. Seize autres, appartenant aux Génois, tout épouvantées, s'échappèrent de conserve et sans attendre leur reste gagnèrent la haute mer et retournèrent dans leur pays. Au grand jour, l'amiral reconnut les galères, et vit qu'il y en avait d'échouées sur le rivage, et il trouva que c'étaient des galères des Pisans, qui s'étaient enfoncées sur la grève. Les matelots de l'amiral en enlevèrent tout ce qu'ils y purent trouver et y mirent ensuite le feu.

CHAPITRE CXXXVI

Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se réunirent à l'amiral, le jour même de la bataille; comment il leur livra toutes les galères dont il s'était emparé, et comment ledit amiral prit vingt-cinq autres galères du roi de France, qui se trouvaient à Rosés, et comment il attaqua et prit Rosés.

Après cette expédition, l'amiral fit route vers Rosés. Que vous dirai-je? Le jour même où la bataille avait été livrée, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol rejoignirent l'amiral à l'heure de vêpres. Celui-ci leur livra toutes les galères qu'il avait prises, et leur dit de passer par Palamos et Saint-Féliu, d'y prendre tout ce qu'ils y trouveraient de navires, et d'emmener le tout à Barcelone, avec les galères, et de se hâter, car pour lui il irait à Rosés pour s'emparer de tous les navires qui y seraient, aussi bien que des vingt-cinq galères et de toutes les provisions de bouche qui seraient à terre, et qu'il ne partirait de Rosés qu'après s'en être rendu maître.

En Raymond Marquet et En Béranger Mayol exécutèrent tout ce que l'amiral leur avait ordonné. Ils allèrent aussitôt à Palamos et à Saint-Féliu et prirent tout ce qui s'y trouvait de navires. A Saint-Féliu ils débarquèrent et brûlèrent toutes les provisions qu'on y avait déposées; car ceux qui y étaient restés par l'ordre du roi de France avaient tous pris la fuite. En Raymond Marquet et En Béranger Mayol expédièrent dix hommes, par différents côtés, au seigneur roi d'Aragon, à Hostalrich, pour lui apprendre cette bonne nouvelle. Ces hommes avaient ordre d'aller ensuite à Barcelone et de répandre la même nouvelle par tout le pays. Cela fait, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se dirent: « Attendons ici l'amiral; car bien qu'il nous ait dit d'aller à Barcelone, il vaut mieux que nous n'y entrions qu'avec lui, et que l'honneur arrive à qui il appartient. » Ils firent ainsi et donnèrent par là un grand témoignage de leurs bons égards. Après qu'En Raymond Marquet et En Béranger Mayol eurent quitté l'amiral, celui-ci prit le chemin de Rosés. Les habitants de Rosés crurent que c'était leur flotte; et les vingt galères se mirent en mouvement et allèrent au-devant, en poussant de grands cris de joie. L'amiral fit arborer le pavillon du roi de France, afin de mieux les attirer en mer, et aussi pour que les équipages ne pussent lui échapper en se faisant échouer. Aussitôt qu'elles furent près de lui, l'amiral fit faire force de rames, abattit à l'instant ce pavillon et hissa celui du roi d'Aragon. A cette vue, les ennemis voulurent tourner arrière; mais l'amiral En Roger de et fondit sur eux. Que vous dirai-je? Il les prit tous, galères et gens. Ensuite il entra au port de. Rosés, où il trouva plus de cent cinquante bâtiments, entre lins, nefs et térides,[23] et il s'empara de tout. Il débarque ensuite sur la côte, où se trouvaient bien cinq cents chevaliers français et un grand nombre de convois d'équipages venus pour transporter les provisions. Il fond au milieu d'eux et les déconfit si bien qu'il leur tue plus de deux cents chevaliers. Les autres avec tous les gens qui purent les suivre s'enfuirent vers Gironne. Là ils trouvèrent le roi de France, qui avait déjà reçu nouvelle du mauvais succès de ses affaires, et ceux-ci lui apportèrent ces mauvaises nouvelles de plus.

L'amiral attaqua la ville de Rosés, la prit et la mit en bon état, à cause des grands approvisionnements qui s'y trouvaient; et, cela fait, il prit la route de Barcelone et trouva à Saint-Féliu En Raymond Marquet et En Béranger Mayol qui lui dirent pourquoi ils l'avaient attendu, et il en fut très satisfait; il envoya aussitôt tous les bâtiments, aussi bien galères que lins, nefs et térides, à Barcelone, car il voyait bien que la mer était sienne et qu'il n'avait absolument rien à craindre.

CHAPITRE CXXXVII

Comment l'amiral, ainsi qu'En R. Marquet et En B. Mayol, retournèrent à Roses; et de la grande joie qu'éprouvèrent les gens de Castellon, mais qu'ils n'osèrent point faire paraître, par la raison que les deux infants du seigneur roi de Majorque se trouvaient alors à Paris.

Aussitôt l'amiral, avec En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et toutes les galères armées, retourna à Rosés, pensant bien que le roi de France ne pourrait continuer le siège, et qu'il serait à propos de se porter avec tous les gens de mer, au col de Panissas pour avoir part au butin et aux prisonniers. Ainsi qu'il le pensa, ainsi l'exécuta-t-il; il alla à Rosés et de Rosés sur les hauteurs de Castellon.

Si les gens de Castellon et de toute la contrée furent satisfaits, ne me le demandez point. La joie était au comble à Dieu; elle n'était pas moins grande en Roussillon; mais les habitants n'osaient la faire paraître, attendu que le roi de France tenait alors à Paris deux fils du roi de Majorque, savoir, l'infant En Jacques, qui était l'aîné, et l'infant En Sanche, qui venait après lui. Voilà pourquoi le roi de Majorque[24] ni ses sujets n'osaient faire paraître combien leur était agréable l'honneur que Dieu accordait aux armes du roi d'Aragon.

Je cesserai en ce moment de vous parler de l'amiral, qui se dispose à se rendre au col de Panissas, par où il savait que le roi de France devait se retirer avec ses troupes, et je vais revenir au seigneur roi d'Aragon. Je vous certifie toutefois que, de tout ce qui lui était arrivé et de la situation dans laquelle se trouvaient le seigneur roi d'Aragon et le roi de France, il en envoya bon compte en Sicile par un lin armé.

CHAPITRE CXXXVIII

Comment le seigneur roi d'Aragon alla au col de Panissas pour écraser les Français; comment le roi de France étant tombé malade leva le siège de Gironne, et, avant de mourir, pria son fils Philippe de retourner en France; et comment le seigneur roi d'Aragon lui fit la grâce de le laisser passer sain et sauf.

Aussitôt que le seigneur roi eut appris cette nouvelle, avec toutes les troupes tant à pied qu'à cheval qui garnissaient ses frontières, il marcha vers le col de Panissas, afin que le roi de France ni un seul homme de son armée ne pût lui échapper. Le roi de France, instruit de tout ce qui s'était passé, leva le siège de Gironne, tout malade et tout en détresse comme il était, et s'en vint dans la plaine de Dieu où il rallia tous ses gens; et certes il trouva à peine dans toute son ost trois mille chevaux bardés et il n'y restait presque plus de gens d'armes à pied, car tous étaient morts, soit dans les combats, soit par les maladies, si bien qu'il se regarda comme perdu. Quant au cardinal, ne m'en demandez rien; il aurait, je vous assure, volontiers absous le roi d'Aragon de toute pénitence et de tout péché, pourvu qu'il le laissât sortir sain et sauf de son royaume. Que vous dirai-je? Le roi de France fut si affligé, que, se trouvant déjà malade, son mal empira. Il fit venir ses fils en sa présence et dit à monseigneur Philippe: « Vous avez toujours été plus sage que nous; si nous vous eussions cru, nous ne mourrions pas si promptement, car avant que cette nuit soit passée nous serons morts, et nous n'aurions pas perdu tant de braves gens qui, par notre faute, sont morts ici ou y mourront. Aussi, nous vous donnons notre grâce et notre bénédiction, et nous vous conjurons que pour rien au monde ces bonnes gens de Castellon et de tous les autres lieux qui se sont rendus à nous ne reçoivent de vous ou des vôtres aucun mauvais traitement; mais de les dégager de tout ce à quoi ils étaient tenus envers nous, afin que chacun revienne à son seigneur, comme ils étaient auparavant. Nous vous donnons aussi le conseil d'envoyer secrètement un messager à votre oncle le roi d'Aragon, le priant de vous donner passage et de vous laisser aller sauvement vous et votre frère ainsi que mon corps mort; car je suis bien assuré que, s'il le voulait, pas un seul d'entre vous ne pourrait échapper, et que vous y seriez tous morts ou prisonniers. Nous savons que le roi d'Aragon vous veut tant de bien, et qu'il sait que vous lui voulez aussi tant de bien vous-même, qu'il ne vous dira pas non; ainsi vous ferez du bien à mon âme et à la vôtre. De plus, mon cher fils, je vous prie de m'octroyer un don. — Seigneur, lui répondit-il, tout sera fait en cela comme vous le désirez; et, quant au don, demandez seulement tout ce qu'il vous plaira et je suis prêt à exécuter. — C'est bien, mon fils. Béni soyez-vous de Dieu et de moi! Apprenez, mon fils, quel est le don que je désire de vous: c'est que vous ne veuillez aucun mal à votre frère Charles qui est ici, pour avoir voulu s'emparer du royaume de votre oncle, qui était aussi le sien.[25] Vous n'ignorez pas que ce n'a point été sa faute, mais bien la nôtre et celle du roi Charles votre oncle. Je vous conjure, au contraire, de l'aimer et de l'honorer comme un bon frère doit aimer son frère; car vous n'êtes que deux frères et tous deux de la même mère,[26] issue d'une des plus illustres maisons royales qui soit au monde, et dans laquelle sont les plus parfaits chevaliers; vous devez donc l'aimer bien tendrement. Je vous prie aussi de faire tous vos efforts pour que la maison d'Aragon vive en paix avec la maison de France et avec le roi Charles, et que le prince, votre cousin, soit délivré de sa prison;[27] et si vous voulez bien y donner vos soins, la paix se fera. »

A ces mots il s'approcha de lui, le baisa sur la bouche, en fit autant à Charles et les fit s'embrasser l'un l'autre; ensuite, levant-les yeux au ciel, il demanda le corps de Jésus-Christ et le reçut avec une grande dévotion; puis il se fit donner l'extrême-onction. Après avoir eu tous les sacrements que doit recevoir un bon chrétien, il croisa les mains sur sa poitrine et dit: « Seigneur vrai Dieu, je recommande mon esprit entre vos mains, » et il passa ainsi doucement et fit une bonne fin, l'an douze cent quatre-vingt-cinq, à la fin du mois de septembre.[28]

Si vous désirez savoir où il mourut, je vous dirai que ce fut en un hôtel d'En Simon Villanova, chevalier, hôtel situé au pied de Pujamilot, près de Villanova, à moins de demi lieue de Dieu

Aussitôt que le roi de France fut mort, le roi Philippe son fils exigea que l'on cachât cet événement. Cependant il envoya secrètement des messagers au seigneur roi d'Aragon son oncle, qui se trouvait alors au col de Panissas, et lui fit part de la mort de son père, le priant instamment de le laisser passer lui et ses gens; car il valait mieux pour lui qu'il fût roi de France qu'aucun autre.

Aussitôt après la réception de ce message, le seigneur roi d'Aragon en fit, dit-on, prévenir son frère le seigneur roi de Majorque, qui était à Suelo, à deux lieues de l'ost et du lieu où il se trouvait lui-même, et il l'engagea à aller au-devant de son neveu, le roi Philippe de France, avec sa chevalerie et les troupes du Roussillon, pour le recevoir à la Cluse, afin d'empêcher que les maladies et les hommes de mer, qui étaient déjà arrivés au col de Panissas avec l'amiral En Roger de et, ne pussent le détruire entièrement, tandis qu'ainsi, en se plaçant en deçà du Perthus et du col,[29] il empêcherait de son mieux qu'on ne s'approchât du point où serait l'oriflamme; il ajouta que, de son côté, il ferait dire à son neveu, le roi de France, de se tenir toujours près de l'oriflamme, et qu'en agissant ainsi, lui et son frère, chacun de leur côté empêcheraient leurs gens de leur faire autant de mal qu'ils l'auraient pu sans cela.

Ainsi comme l'ordonna le roi d'Aragon, ainsi fut-il fait et accompli, et il en informa son neveu le roi de France.

Quand monseigneur Philippe, roi de France, apprit que le seigneur roi d'Aragon lui donnait assurance à lui, à son frère et à ceux de ses gens qui seraient auprès de lui, et que l'ordre était donné au roi de Majorque de se trouver à la Cluse avec sa chevalerie, il s'occupa de ce qu'il avait à faire de son côté. Il fit appeler le cardinal et son frère et leur dit: « J'ai reçu réponse du roi d'Aragon notre oncle. Il me fait savoir qu'il me donne assurance à moi, à mon frère et à tous ceux qui passeront à mes côtés avec l'oriflamme; mais qu'il ne peut me donner aucune assurance pour le reste de l'ost, attendu que ses troupes sont si nombreuses, que personne au monde ne pourrait les contenir. Je vois donc avec peine que nous allons perdre une grande partie des hommes qui nous restent. — Seigneur, dit le cardinal, puisqu'on vous fait cette faveur, songez à passer vous-même, car votre personne et celle de votre frère sont plus précieuses que celles de tous les autres ensemble. Ainsi ne tardons pas et songeons à passer, et tous ceux qui mourront ici iront tout droit en paradis. »

CHAPITRE CXXXIX

Comment le roi Philippe de France avec son frère, le corps de son père, le cardinal et l'oriflamme, sortirent de Catalogne, et du grand dommage que leur causèrent les maladies en tuant leurs gens et brisant leurs coffres.

Monseigneur Philippe appela ses barons et forma une avant-garde dans laquelle marchait d'abord le comte de Foix avec cinq cents chevaux bardés. Il s'avançait ensuite lui-même, avec l'oriflamme, son frère, le corps de son père, et le cardinal; et avec eux allaient jusqu'à mille chevaux bardés; puis venaient tous les équipages, les menues gens et les gens de pied. A l'arrière-garde venait enfin tout ce qui avait survécu du reste de la cavalerie et qui se composait d'environ quinze cents chevaux bardés. Ils se mirent ainsi en mouvement de Pujamilot, dans le dessein d'arriver le jour même à la Jonquière; et c'était précisément ce jour-là que l'amiral, avec tous ses gens de mer, venait de se poster au col de Panissas. Pendant cette nuit, Dieu sait quelle nuit eurent les Français! Et pas un d'entre eux ne quitta ses armes et ne ferma l'œil, et on n'entendit de tous côtés que lamentations et gémissements, car les maladies, varlets et gens de mer vinrent férir jusque dans les tentes, tuant les gens et brisant les coffres, et avec ces brisements violents des coffres, vous eussiez entendu plus de fracas qu'à vous trouver dans une forêt où mille hommes à la fois ne seraient occupés qu'à faire tomber le bois sous leurs coups.

Pour le cardinal je vous assure bien qu'à partir de l'instant où il sortit de Dieu, il ne fit autre chose que dire ses oraisons; car jusqu'à Perpignan il était poursuivi par la terreur incessante d'être à chaque instant égorgé. Ainsi se passa toute cette nuit. Le lendemain matin, le seigneur roi d'Aragon fit proclamer, que chacun eût à suivre sa bannière, et que, sous peine de la personne, nul ne s'avisât de férir avant que sa bannière ne férit elle-même et que les trompettes et les nacaires se fussent fait entendre. Ainsi chacun se replia sous la bannière du seigneur roi d'Aragon.

Lorsque le roi de France eut disposé l'arroi de son ost, et que son avant-garde passa le Perthus, le seigneur roi d'Aragon les laissa passer sans les inquiéter; mais tous les gens du seigneur roi d'Aragon criaient: « Ferons, seigneur, ferons! » Et le seigneur roi les retint pour que cela n'arrivât pas. Vint ensuite l'oriflamme avec le roi de France son neveu, avec son frère, et avec le corps de leur père, et avec le cardinal, comme vous avez déjà vu que cela avait été disposé. Ils se préparaient à passer par ledit lieu du Perthus. A cette vue les gens du seigneur roi d'Aragon crièrent encore et à grands cris: « Seigneur, honte! Honte seigneur! Ferons! » Et le seigneur roi d'Aragon tint plus ferme encore, jusqu'à ce que le roi de France fut passé, aussi bien que ceux qui s'avançaient avec lui près de l'oriflamme.

Mais lorsque les équipages et les menues gens commencèrent à passer, je ne crois pas qu'il fût possible au seigneur roi ni à aucun autre de leur faire entendre raison; si bien qu'un seul cri se fit entendre dans toute l'ost du seigneur roi d'Aragon: « Férons! Férons! » A l’instant tous fondirent sur eux. C'était alors qu'il fallait voir le brisement des coffres et le pillage des tentes, et des robes d'or et d'argent, et de l'argent monnayé, et de la vaisselle précieuse, et de tant et tant de richesses que tout homme en devint riche qui put s'y trouver. Que vous dirai-je? Qui passa avant le convoi, bien lui en prit, cardes bagages et de tous les chevaliers de l'arrière-garde il n'en échappa pas un; tous les hommes furent tués et tous les effets saccagés. Dès le premier choc, les cris avaient été si forts qu'on les entendait de quatre lieues; si bien que le cardinal, qui les entendit aussi, dit au roi de France: « Qu'est ceci, seigneur? Nous sommes tous morts. —Soyez certain, répondit le roi, que notre oncle le roi d'Aragon n'aura pu contenir ses troupes, car il avait déjà assez de peine à protéger notre retraite. Vous avez pu entendre, au moment où passait notre avant-garde, comment tous lui criaient: « Férons, seigneur, férons! » et vous avez vu comment il les retenait lui-même avec un épieu de chasse[30] qu'il avait en main; et puis quand nous passions nous-mêmes comment ils s'écriaient « honte! Honte! Seigneur, ferons! Ferons! » Et comment il se donnait plus de mal encore pour les retenir. Enfin, lorsque nous avons eu franchi le passage, et que ses gens ont aperçu nos équipages qui leur éblouissaient les yeux à cause de nos belles robes qui s'y trouvaient, cette fois il ne lui aura plus été possible de les retenir. Ainsi donc, faites compte que, de tous ceux qui sont restés en arrière, il n'en échappera pas un seul; et songeons, nous autres, à hâter notre retraite. »

Cependant ils passèrent le Perthus; et à un col situé au-dessus d'une rivière qui coule en ce lieu,[31] ils aperçurent le seigneur roi de Majorque avec sa chevalerie et un grand nombre de gens de pied du Roussillon, du Confient et de la Cerdagne, et il se tenait sur le col, la bannière royale déployée. Le cardinal, en le voyant, s'approcha du roi de France, et s'écria: « Ah! Seigneur, qu'allons-nous devenir? Voici déjà le roi d'Aragon qui vous devance. »

Le roi de France, qui était instruit de tous les arrangements convenus entre les rois d'Aragon et de Majorque, lui répondit: « Ne craignez rien; c'est notre oncle le roi de Majorque, qui vient pour nous faire bonne compagnie. Le cardinal en eut bien grande joie, mais il ne s'en tenait pas toutefois pour trop rassuré. Que vous dirai-je? Le roi de France s'avança vers le roi de Majorque, et le roi de Majorque s'avança aussi à sa rencontre, et tous deux s'embrassèrent et se baisèrent. Ensuite le roi de Majorque embrassa et baisa monseigneur Charles et puis le cardinal. Et le cardinal dit: « Ah! Seigneur roi de Majorque, que va-t-il arriver de nous? Allons-nous périr ici? » Le roi de Majorque, qui le vit si changé de couleur qu'on l'eût pris pour un mort, ne put s'empêcher de sourire, et lui répondit: « Seigneur cardinal, ne redoutez rien; nous vous garantissons sur notre tête que vous êtes parfaitement sain et sauf. » Ce ne fut qu'alors qu'il se tint pour tout à fait rassuré, et jamais de sa vie il n'éprouva pareille joie. Ils se mirent ensuite en route. Et les huées et les cris des gens du roi d'Aragon retentissaient avec tant de fracas dans les montagnes qu'on eût dit que le monde s'écroulait. Que vous dirai-je? Partout où ils purent trotter ils allèrent un beau trot, après avoir passé le village de la Cluse; aucun ne se crut vraiment bien en sûreté jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus au Boulou. Le roi de France passa cette nuit au Boulou avec toute sa compagnie; mais le cardinal se hâta de prendre la route de Perpignan, sans se soucier, ni lui ni les autres, d'attendre l'arrière-garde qu'ils avaient laissée derrière eux; car, les gens du roi d'Aragon les auraient aussi envoyés tous en paradis.

Le lendemain, le roi de France avec le corps de son père, et avec son frère et le roi de Majorque qui ne les quitta pas, se rendit à Perpignan. Là, pendant huit jours, le roi de Majorque pourvut aux besoins de tous, et chaque jour aussi il fit chanter des messes pour l'âme du roi de France; et tous les jours on passait en procession autour du corps, et on faisait des absoutes qui duraient jour et nuit. Pendant tout le temps qu'ils furent sur ses terres, le roi de Majorque fit constamment brûler à ses dépens mille grands brandons de cire. Il fit enfin tant d'honneurs au corps du roi de France, à ses fils, à tous ceux de leur suite et au cardinal, que la maison de France devrait lui en être à jamais obligée, non moins que la cour de Rome.

Que vous dirai-je? Après avoir passé huit jours à Perpignan et avoir bien repris ses forces, ils se mirent en route. Le roi de Majorque les accompagna jusqu'à ce qu'ils fussent au delà de ses frontières, et fit pourvoir à tous leurs besoins, après quoi il prit congé d'eux et retourna à Perpignan. Les Français s'en allèrent en si piteux état que, par cent hommes il n'y en eut pas dix qui ne périssent de maladie. Le cardinal parut aussi tellement étourdi de peur que la peur ne put jamais lui sortir du corps, jusqu'à ce que, peu de jours après, il en mourut et s'en alla en paradis rejoindre tous ceux qu'il y avait envoyés avec ses indulgences. Que vous dirai-je? Ils s'en retournèrent dans un si fâcheux état qu'aussi longtemps que le monde durera, on n'entendra jamais en France et dans tout son pourtour prononcer le nom de Catalogne qu'on ne se rappelle ce désastre. Je vais cesser de vous parler d'eux et vais vous entretenir du roi d'Aragon et de ses gens.

CHAPITRE CXL

Comment le seigneur roi d'Aragon revint à Péralade, remit en état tout le pays, et fit beaucoup de dons et de grâces; comment il donna ordre à l'amiral de rendre Roses au comte d'Ampurias avec toutes les provisions de bouche et le vin qui s'y trouvaient; et comment il alla à Barcelone, où se firent de grandes fêtes.

Quand l'oriflamme fut passée, ainsi que nous l'avons dit, et que les troupes du roi d'Aragon eurent pris ou tué tous ceux des gens du roi de France qui étaient restés en arrière, et eurent acquis tout un monde de richesses, le roi d'Aragon revint à Dieu Il fit rétablir et restaurer la ville, y fit rentrer tous les habitants, et leur fit de grands dons et faveurs. Il en fit autant à Gironne, et l'amiral se rendit à Rosés. Le seigneur roi d'Aragon donna alors l'ordre à l'amiral de rendre Rosés au comte d'Ampurias, et de lui donner toutes les provisions de bouche et tout le vin qui s'y trouvaient, ce qui était d'une valeur très considérable, et cela fait de s'en aller à Barcelone. De son côté, après avoir mis tout en ordre à Gironne, le seigneur roi se rendit aussi à Barcelone, et ordonna à chacun de retourner chez soi. Et ainsi tous retournèrent joyeux, contents et riches, dans leurs terres. Le seigneur roi partit pour Barcelone avec le seigneur infant et avec tous les riches hommes, à l'exception de ceux auxquels était confiée la défense des montagnes et des passages. Et Dieu voulut que le jour même où le roi fit son entrée à Barcelone, l'amiral y arrivât avec toutes les galères, ainsi qu'En R. Marquet et en B. Mayol; et là il y eut si grande fête à Barcelone que rien de semblable ne se vit jamais dans aucune ville, si bien que le premier dimanche des fêtes le seigneur roi convint de tirer trois traits au but à chaque course, le seigneur infant En Alphonse autant, et les autres portaient les armes. Et la joie était telle qu'il y en avait pour tout le monde. Mais cette joie commençait tous les matins par Dieu car chaque matin ils faisaient des processions par toute la ville pour louer et glorifier Dieu de la grâce qu'il leur avait faite. Ainsi, jusqu'à l'heure du dîner,[32] tout le temps était employé à louer et à bénir Dieu, et à lui rendre grâce; et après le dîner on se livrait à divers plaisirs. Que vous dirai-je? La fête dura huit jours entiers


 

[1] Marie de Brabant, seconde femme de Philippe le Hardi, était restée à Carcassonne avec beaucoup de dames de la cour qui avaient suivi aussi l'armée pour avoir leur part des indulgences réservées à tout ce qui se déclarait contre un prince excommunié. Le légat Jean Chollet accompagna le roi de France.

[2] Perpignan était devenue la capitale du nouveau royaume de Majorque.

[3] J'essaie à reproduire ce vieux mot français si souvent employé par Froissart et par les bons écrivains de ce siècle, mais abandonné depuis sans avoir été remplacé par un équivalent. Il vient du mot latin invilus, malgré lui.

[4] La orta. On appelle ainsi un jardin coupé par des canaux d'irrigation et destiné aux potagers et aux vergers, par opposition hjardi qui est un jardin de fleurs ordinaire.

[5] Grelots.

[6] Kavalomera, la femme du matelot gabier.

[7] Etang salé près de Castellon.

[8] Bravoure des gens à cheval.

[9] Bravoure des gens à pied.

[10] Gouverneur.

[11] il y avait à bord des bâtiments catalans un seul rang de rameurs de chaque côté du vaisseau; deux rameurs étaient attachés à chaque rame, et pour remplacer le rameur fatigué ou tenait en réserve un troisième rameur, appelé ici tiercier, tersol, qui dans ses moments de liberté remplissait l'office d'arbalétrier. A ces arbalétriers d'emprunt, Muntaner préfère de vrais arbalétriers et en donne de bonnes raisons.

[12] D'après la disposition de Muntaner qui veut dix galères montées de rameurs tierciers sur cent galères; les vingt-deux galères avec rameurs tierciers qu'il prescrit ici pour la flotte catalane entière, feraient monter le nombre des galères catalanes, à l'époque de la rédaction de sa chronique, a deux cent vingt.

[13] Vieux mot français qui signifie bois de la lance et qui répond précisément au mot catalan arisiol.

[14] pour bien suivre l'histoire de cette campagne de Catalogne, il est nécessaire d'avoir sous les yeux l'atlas dressé par ordre du maréchal Gouvion Saint-Cyr pour son histoire des marches et positions du 7° corps de la grande armée pendant les campagnes de 1808 et 1809 en Catalogne.

[15] Chacune des onze galères catalanes remorqua à sa suite une des galères qu'elles avaient prises; ce qui porta à vingt-deux le nombre des grosses voiles; et les deux lins n'eurent à remorquer aucun bâtiment, afin d'être plus libres dans leur marche.

[16] Muntaner met assez souvent ses propres sentiments dans la bouche du roi de France.

[17] Charles d'Anjou mourut à Foggia, le 7 janvier 1285. Charles, son fils aîné, était alors prisonnier. Ce fils eut de son épouse Marie, fille d'Etienne V, roi de Hongrie, mort le 23 mars 1323, neuf fils et cinq filles; les fils sont: Charles Martel, roi de Hongrie; Louis, évêque de Toulouse; Robert, roi après son père; Philippe, prince de Tarente, empereur titulaire de Constantinople; Raymond Béranger, comte de Provence; Jean, mort jeune; Tristan, prince de Salerne, mort jeune; Jean, prince titulaire de Morée, lige des ducs de Duras; pierre, duc de Gravina. Les cinq filles sont: Marguerite, femme de Charles de Valois; Blanche, femme de Jacques II, roi d'Aragon; Eléonore, femme de Ferdinand, roi de Sicile; Marie, femme de Sanche, roi de Majorque, et Béatrix, mariée à Azzo VIII, marquis d'Est et de Ferrare, et ensuite à Bertrand de Baux.

[18] Le mot catalan sobresalents, de l'original, est reproduit exactement dans la forme latine supersalientes, et dans la forme française sursaillants, qui toutes deux se retrouvent dans l'acte cité.

[19] Je ne puis reconnaître quel est ce comte de Nevers; Jean Tristan, fils de saint Louis, devenu comte de Nevers par son mariage avec Yolande, était mort devant Tunis le 3 août 1270, et sa veuve avait porté le comté de Nevers en 1272 à Robert de Dampierre, dit de Béthune, qui devint comte de Flandres en 1305. Louis, fils d'Yolande et de Robert, à la mort de sa mère Yolande, en 1280, succéda au comté de Nevers sous la tutelle de son père; mais Louis ne mourut qu'en 1322.

[20] Macip. C'étaient des officiers intérieurs des maisons royales comme nos anciens buffetiers, dont le costume et le nom s'est encore conservé en Angleterre parmi les officiers attachés aux édifices publics. Les macips, dont le nom vient sans doute de mancipium, étaient particulièrement chargés de l'office de concierges des châteaux et dans les cérémonies publiques ils portaient une sorte de masse d'armes couronnée des armes d'Aragon.

[21] Les genetaires étaient des cavaliers montés sur genets ou petits chevaux d'Espagne, dont l'armure était fort légère. Les genetaires étaient la cavalerie légère de cette époque.

[22] Petits îlots entre Palamos et Palafurgell, ou plutôt entre le cap Gros et le cap Saint-Sébastien.

[23] Le mot catalan tarides et térides, qui désigne de longues barques, a passé dans la langue grecque moderne avec la même acception, après la grande expédition des Catalans en Grèce, voyez la Chronique de Morée qui précède et le glossaire grec.

[24] Muntaner omet à dessein toutes les injures faites par le roi Pierre d'Aragon au roi Jacques de Majorque son frère, injures qui amenèrent celui-ci à prendre secrètement parti avec le roi de France. On parvient à retrouver la vérité en comparant son récit avec celui de B. d'Esclot qui suit.

[25] Il lui avait été donné par le pape après le décret d'interdiction fulminé contre Pierre.

[26] Philippe (le Bel) et Charles de Valois (souche des Valois) étaient tous deux les fils d'Isabelle, fille du roi Jacques d'Aragon et sœur de Pierre II. Philippe le Hardi, après la mort de sa femme Isabelle, avait épousé Marie de Brabant, de laquelle il eut Louis comte d'Evreux (souche des comtes d'Evreux, rois de Navarre), et deux filles.

[27] Charles, fils de Charles d'Anjou, roi de Naples, avait été fait prisonnier avec l'armée, dans un combat naval contre Roger de Loria, en juin 1284. Il ne fut délivré de sa prison qu'en novembre 1288.

[28] Bernard d'Esclot, dont on trouvera la chronique à la suite de celle-ci, raconte que le roi de France mourut à Perpignan, le lendemain du jour où il y était rentré avec les Français.) Le récit de d'Esclot est conforme à celui des historiens français; ils font mourir Philippe à Perpignan, le 5 octobre 1285. Son fils Philippe, pour mieux protéger son père mourant, avait peut-être laisse répandre le bruit qu'il était mort; et Muntaner a ainsi reproduit la croyance commune.

[29] La Cluse, où le roi de Majorque devait se placer, était en effet en deçà des Pyrénées, c'est-à-dire sur le versant septentrional, du côté de la France

[30] Long bâton ferré des deux côtés.

[31] La rivière de la Cluse.

[32] On dînait alors à midi.