Où sont racontées les grâces que Dieu fit à l'auteur et qu'il fait à tous ceux qui l'aiment du fond de leur cœur.
Au nom de Notre Seigneur, vrai Dieu, Jésus-Christ, et de sa benoîte mère, madame sainte Marie, et de tous ses benoîts saints et saintes. Amen.
Il est du devoir de chacun de rendre grâces et merci à Dieu, et à sa benoîte mère, des biens qu'il lui fait. Bien loin de tenir cette reconnaissance secrète, on doit même la manifester aux hommes, afin que tous y prennent bon exemple et s'efforcent de bien faire et de bien dire; car on peut tenir pour vérité certaine que, qui fait bien, pense bien, agit bien, en reçoit une bonne récompense de Dieu; et qui fait le contraire et ne s'amende, le contraire lui adviendra. Que chacun fasse donc, autant qu'il est en lui, tourner le mal en bien; car rien n'est caché à Dieu. J’aime beaucoup une parole dite dans le royaume de Sicile, quand un homme est en discussion avec un autre: Laisse aller, et sache que Dieu te voit. Ainsi chacun serait sage de se persuader que Dieu le voit et que rien ne lui est caché.
Or, entre tous les hommes du monde, moi, Ramon Muntaner, natif du bourg de Péralade et citoyen de Valence, je suis tenu de rendre bien des grâces à Notre Seigneur, vrai Dieu, et à sa benoîte mère, madame sainte Marie, et à toute la cour céleste, des faveurs et des biens qu'ils m'ont départis, et des nombreux périls auxquels ils m'ont arraché; entre autres de trente-deux combats sur terre ou sur mer où je me suis trouvé; des emprisonnements et fatigues supportées par mon corps pendant les guerres que j'ai faites, et de bien d'autres malheurs que j'ai éprouvés et dans mes biens et de toute manière, ainsi que vous pourrez le savoir en lisant les faits qui se sont passés de mon temps. Je me dispenserais volontiers sans doute de raconter toutes ces choses; mais il est de mon devoir de les raconter, et principalement pour que chacun apprenne qu'il ne peut échapper à tant de périls sans l'aide et la grâce de Dieu et de sa benoîte mère, madame sainte Marie. Je veux donc que vous sachiez comment je sortis de Péralade avant d'avoir encore onze ans accomplis, et comment je fis et entrepris ce livre à l'âge de soixante ans, avec la grâce de Dieu; et je le commençai, le quinzième jour du mois de mai de l'année treize cent vingt-cinq de l'incarnation de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ.
Comment, étant en son lit, En[1] Ramon Muntaner eut une vision qui lui fit entreprendre cet ouvrage.
Je me trouvais un jour en un mien domaine nommé Xiluella, dans les environs de Valence; là, étant en mon lit et dormant, m'apparut un vieillard vêtu de blanc, qui me dit: « Muntaner, lève toi et songe, à faire un livre des grandes merveilles dont tu as été le témoin, et que Dieu a faites dans les guerres où tu as été; car il plaît au Seigneur que ces choses soient manifestées par toi. Sache que pour quatre raisons principalement Dieu a prolongé ta vie, t'a conservé en bonne santé et te mènera à une fin heureuse: la première est, qu'ayant possédé sur terre comme sur mer bien des commandements où tu aurais pu faire le mal, tu ne l'as pas fait; la seconde, parce que tu n'as jamais voulu rendre le mal pour le mal à ceux qui sont tombés en ton pouvoir; au contraire, bien des hommes éminents sont tombés entre tes mains après t'avoir fait beaucoup de mal, et ils se sont crus morts pour être tombés en tes mains; et toi, rendant d'abord grâces à Dieu de la faveur qu'il te faisait, au moment où ils se tenaient pour morts et pour perdus, tu as eu souvenir du vrai Dieu, Notre Seigneur; tu les as délivrés de ta prison et tu les as rendus à leur pays, sains et saufs, vêtus et appareillés selon leur état; la troisième raison est, qu'il plaît à Dieu que tu racontes ces merveilleuses aventures, car il n'est aucun homme vivant qui puisse le dire avec autant de vérité; la quatrième enfin, pour que tout roi d'Aragon, quel qu'il soit, s'efforce à l'avenir de bien faire et de bien dire, en apprenant dans tes récits toutes les grâces conférées par Dieu à eux et à leur nation, pour qu'ils soient bien convaincus que leurs affaires iront toujours prospérant de plus en plus, tant qu'ils suivront la voie de la justice et de la vérité, et qu'ils voient et connaissent que Notre Seigneur a toujours favorisé la justice; car celui qui a pour but la justice, soit dans la paix, soit dans la guerre, Dieu l'exauce, lui donne la victoire et le fait triompher, avec un petit nombre de troupes, de troupes nombreuses qui, s'enorgueillissant en leur méchanceté, se confient plus en leur propre pouvoir qu'en celui de Dieu. Ainsi donc, lève-toi, commence ton livre au mieux que Dieu t'a donné. » A ces paroles je m'éveille, pensant trouver le prud'homme qui me parlait ainsi, et je ne vis personne. Aussitôt je fis le signe de la croix sur mon front, et restai quelques jours sans vouloir entreprendre cet ouvrage. Mais un autre jour, dans le même lieu, je revis en songe le même prud'homme, qui me dit: « ô mon fils, que fais-tu? Pourquoi dédaignes-tu mon commandement? Lève-toi, et fais ce que je t'ordonne. Sache que si tu obéis, toi, tes enfants, tes parents, tes amis en recueilleront le bon mérite devant Dieu en faveur des peines et des soins que tu te seras donnés, et toi tu en recueilleras le bon mérite devant tous les seigneurs qui sont issus et sortiront de la maison d'Aragon. »
Aussitôt il fit sur moi le signe de la croix, et appela la bénédiction de Dieu sur moi, ma femme et mes enfants, et moi je commençai à écrire mon livre. Et je prie chacun d'ajouter foi à ce que je vais raconter, car tout est ici vérité, et que personne n'en doute. Toutes les fois qu'on entendra parler de grandes batailles et de hauts faits d'armes, qu'on se mette bien dans l'esprit que la victoire ne dépend que de la volonté de Dieu et non de celle des hommes. Pour moi, j'ai toujours pensé que la Compagnie des Catalans ne s'est soutenue si longtemps en Romanie que par deux choses qu'ils ont observées de tout temps et qu'ils observent encore; la première c'est que, quelque victoire qu'ils aient remportée, ils ne l'ont jamais attribuée à leur valeur, mais à la volonté et à la bonté de Dieu; la seconde, c'est qu'ils ont toujours maintenu la justice entre eux; et ces deux choses ont toujours été dans leur cœur, depuis le plus petit d'entre eux jusqu'au plus grand.
Or, vous autres seigneurs qui lirez cet ouvrage, je vous engage à avoir toujours en votre cœur ces deux choses particulièrement. Mettez-les en pratique chaque fois que l'occasion s'en présenterait Dieu vous protégera dans vos entreprises; car qui mesure le pouvoir de Dieu et le pouvoir des hommes, doit penser qu'il n'est rien sans Dieu. Ce livre est donc fait principalement en l'honneur de Dieu, de sa benoîte mère et de la maison d'Aragon.
Dans lequel l'auteur réclame l'attention de ses lecteurs sur la matière dont il doit parler, c'est-à-dire sur les faits et les prouesses de la maison d'Aragon.
Je commencerai par la grâce que Dieu fit au très haut seigneur roi En Jacques, par la grâce de Dieu roi d'Aragon. Il était fils du très haut seigneur En Pierre, roi d'Aragon,[2] et le la très haute dame madame Marie de Montpellier, qui fut une très sainte personne et aussi chère à Dieu qu'aux hommes. Elle était elle-même du plus haut lignage du monde, sortant de la maison de l'empereur de Rome,[3] par elle et par ses aïeux.
Je commence ma chronique avec le roi En Jacques, parce que je l'ai vu moi-même. J'étais encore fort jeune lorsque ledit seigneur roi vint au bourg de Péralade, lieu de ma naissance, et logea à l'hôtel de mon père, En Jean Muntaner, qui était un des plus grands hôtels de l'endroit et situé au haut de la place. Je raconte ces choses afin que chacun sache que j'ai vu ce roi, et que je puis dire ce que j'ai vu de lui et ce qui est arrivé depuis; car je ne me veux mêler que de ce qui s'est passé de mon temps. Je parlerai d'abord de lui et des faits du très haut seigneur En Pierre, son fils aîné, par la grâce de Dieu roi d'Aragon, et du très haut seigneur En Jacques, roi de Majorque, également fils dudit seigneur roi. Ensuite je parlerai du très haut seigneur En Alphonse, fils du très haut seigneur roi En Pierre; puis du très haut seigneur roi En Jacques, fils du roi En Pierre; puis du très haut seigneur roi En Frédéric, fils dudit seigneur roi En Pierre; puis enfin du très haut seigneur infant En Pierre, leur frère. Ensuite je parlerai du très haut seigneur infant En Alphonse, premier né dudit seigneur roi En Jacques; puis du seigneur infant En Pierre, fils dudit seigneur roi En Jacques; puis du seigneur infant En Raimond Béranger, fils dudit seigneur roi En Jacques. Ensuite je parlerai du seigneur infant En Jacques, premier né du seigneur roi de Majorque; puis du seigneur infant En Sanche, fils dudit seigneur roi de Majorque; puis du seigneur infant En Fernand, fils dudit seigneur roi de Majorque; puis du seigneur infant En Philippe, fils dudit seigneur roi de Majorque. Ensuite enfin je parlerai du seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant Fernand de Majorque. Et quand j'aurai parlé de tous ces seigneurs, et raconté les honneurs que Dieu leur a accordés à eux et à leurs sujets, on pourra voir combien Dieu les a comblés de grâces, eux et leurs peuples. Et s'il lui plaît il départira les mêmes laveurs à tous leurs descendants et aux descendants de leurs sujets. Puissent ceux-ci se complaire toujours à se rappeler la puissance de Dieu; puissent-ils ne pas trop se confier en leur mérite, en leur valeur, ni en leur bonté, mais reconnaître que tout est dans la main de Dieu!
Comment les prud'hommes et les consuls de Montpellier furent toujours attentifs à prévenir les maux qui pouvaient arriver à leur ville, et comment la naissance du seigneur roi En Jacques fut l'effet d'un miracle et vraiment l'œuvre de Dieu.
Il est manifeste que la grâce divine est et doit être répandue sur tous ceux qui descendent dudit seigneur roi En Jacques d'Aragon, fils du seigneur roi En Pierre d'Aragon et de très haute dame madame Marie de Montpellier, car sa naissance fut l'effet d'un miracle et vraiment l'œuvre de Dieu; et pour l'instruction de tous ceux qui liront ce livre, je vais raconter ce miracle.
La vérité est que ledit seigneur roi En Pierre prit pour femme et reine ladite dame madame Marie de Montpellier, à cause de sa haute noblesse et de sa haute vertu, et aussi parce que sa puissance s'accroissait par là de la ville de Montpellier et de sa baronnie, qui était un franc-alleu. Avant ce mariage et depuis, le roi En Pierre, qui était jeune, faisait la cour à d'autres belles dames nobles et délaissait son épouse; il venait même souvent à Montpellier sans s'approcher d'elle, ce qui faisait beaucoup de peine à ses sujets et surtout aux prud'hommes de la ville. Si bien qu'étant venu une fois à Montpellier, il s'énamoura d'une noble dame de la ville pour laquelle il faisait des courses, des joutes, des tournois et des fêtes, et il fit tant qu'il rendit sa passion publique. Les consuls et les prud'hommes de Montpellier, qui en furent instruits, mandèrent près d'eux un chevalier qui était un des intimes confidents du roi dans de telles affaires, et lui dirent que s'il voulait faire ce qu'ils lui diraient, ils le rendraient à jamais riche et fortuné. Il répondit: « Faites-moi connaître vos désirs, et je vous promets qu'il n'est chose au monde que je ne fasse en votre honneur, sauf de renier ma foi. » On se promit mutuellement le secret. « Voici, dirent-ils, ce qui en est: vous savez que madame la reine est une des dames les plus honnêtes, les plus vertueuses et les plus saintes du monde. Vous savez aussi que le seigneur roi ne s'approche point d'elle, ce qui est un grand malheur pour tout le royaume. Madame la reine supporte cet abandon avec beaucoup de bonté et ne laisse pas apercevoir la peine que cela lui cause; mais une telle séparation nous est très funeste; car si le seigneur roi venait à mourir sans héritier, ce serait une source de grand déshonneur et de grande calamité pour tout le pays, et principalement pour la reine et pour Montpellier; car la baronnie de Montpellier tomberait en d'autres mains, et nous ne voudrions à aucun prix que Montpellier fût détaché du royaume d'Aragon. Et, si vous le voulez, vous pouvez nous aider en cela. — Je vous dis de nouveau, répliqua le chevalier, qu'il n'est rien de ce qui pourra être honorable et profitable à votre ville, à monseigneur le roi et à madame la reine Marie, et à leurs peuples, que je ne fasse volontiers, si cela est en mon pouvoir. —Puisque vous parlez ainsi, nous savons que vous êtes dans la confidence du seigneur roi, quant à l'amour qu'il a pour telle dame, et que vous agissez même pour la lui faire obtenir. Nous vous prions donc de lui dire: que vous avez réussi, qu'il l'aura enfin, et qu'elle viendra le trouver secrètement dans sa chambre, mais qu'elle ne veut absolument point de lumière pour n'être vue de qui que ce soit.[4] Cette nouvelle lui fera grand plaisir. Et lorsqu'il sera retiré en son appartement et que chacun aura quitté la cour, vous vous rendrez ici auprès de nous, au consulat, nous nous y trouverons, les douze consuls, avec douze autres chevaliers et citoyens des plus notables de Montpellier et de la baronnie, et madame Marie sera avec nous, accompagnée de douze dames des plus honorables de la ville et de douze demoiselles. Elle nous accompagnera près du seigneur roi, et nous emmènerons avec nous deux notaires des plus notables, l'official de l'évêque, deux chanoines et quatre bons religieux. Les hommes, les femmes et les filles porteront chacun un cierge à la main et l'allumeront au moment où madame la reine Marie entrera dans la chambre du roi. Tout le monde veillera là à la porte jusqu'à l'aube du jour. Alors vous ouvrirez la chambre, et nous entrerons tous le cierge à la main. Le seigneur roi sera étonné; mais nous lui raconterons tout ce qui a été fait, et nous lui montrerons que c'est la reine Marie d'Aragon qui repose auprès de lui, et nous ajouterons que nous espérons en Dieu et en la sainte Vierge Marie qu'ils auront, lui et la reine, engendré cette nuit un enfant qui donnera joie à Dieu et à tout le monde, et que son règne en sera glorifié, si Dieu veut bien lui faire cette grâce. »
De la réponse que fit le chevalier aux consuls de Montpellier, ainsi que des prières et oraisons qui furent faites; et de l'accord conclu entre eux et la reine au sujet de leur projet.
Le chevalier ayant ouï leur projet, qui était juste et bon, dit: qu'il était prêt à faire tout ce qu'on lui proposait, et qu'il ne se laisserait arrêter ni par la crainte de perdre l'affection du seigneur roi, ni même de se perdre lui-même, et qu'il se confiait au vrai Dieu que ce qui avait été résolu viendrait à une bonne fin, et qu'on pouvait compter sur lui. « Seigneurs, ajouta-t-il, puisque vous avez une si heureuse idée, je vous prie que, pour l'amour de moi, vous fassiez quelque chose. —Nous sommes prêts, dirent-ils avec bienveillance, à faire tout ce que vous nous demanderez. —Eh bien! seigneurs, c'est aujourd'hui samedi que nous avons entamé cette affaire au nom de Dieu et de madame Sainte Marie de Valvert; je vous prie et conseille donc que lundi, tout individu, quel qu'il soit, dans Montpellier, se mette en prières, que tous les clercs chantent des messes en l'honneur de madame sainte Marie, et que cela se continue durant sept jours, en l'honneur des sept joies qu'elle a eues de son cher fils, et pour qu'elle nous fasse obtenir de Dieu que nous ayons joie et contentement de cette action, et qu'il en naisse un fruit, pour que le royaume d'Aragon, le comté de Barcelone et d'Urgel, la baronnie de Montpellier et tous autres lieux soient pourvus d'un bon seigneur. » Il promit que s'ils faisaient ainsi, il arrangerait les choses, pour que dans la soirée du dimanche suivant tout se passât comme ils l'avaient arrangé, et qu'en attendant on fit chanter des messes à Sainte Marie des Tables et à madame Sainte Marie de Valvert. Tous s'y accordèrent.
Il fut aussi décidé que le dimanche où la chose aurait lieu tous les gens de Montpellier se rendraient aux églises, qu'ils veilleraient et prieraient pendant tout le temps que la reine serait auprès du roi, et que tout le samedi, veille de l'entreprise, ils jeûneraient au pain et à l'eau; ainsi fut-il ordonné et arrangé. Comme ils l'avaient décidé ils allèrent trouver madame Marie de Montpellier, reine d'Aragon, et lui firent part de tout ce qu'ils avaient résolu et disposé. Elle leur répondit: qu'ils étaient ses sujets bien-aimés et qu'on savait qu'il n'y avait pas au monde de conseil plus sage que celui de Montpellier, et que tout le monde ne pouvait manquer d'assurer qu'elle devait s'en tenir à leurs avis; qu'elle regardait leur arrivée chez elle comme la salutation de l'ange Gabriel à madame sainte Marie, et que, comme par cette salutation le genre humain avait été sauvé, de même elle désirait que par leurs résolutions ils pussent plaire à Dieu, à madame sainte Marie et à toute la cour céleste, et que ce fût pour la gloire et le salut de l'âme et du corps du roi, d'elle-même et de tous leurs sujets. Puisse tout cela, dit-elle, s'accomplir! Amen. « Ils se retirèrent joyeux et satisfaits. Vous pensez bien que durant toute la semaine ils furent tous, et principalement la reine, dans le jeûne et la prière.
Comment le roi ne devina point quel était le but des prières et des jeûnes dont il était témoin; et comment la chose vint à une heureuse fin, quand le roi eut reconnu auprès de qui il avait été en déduit.
Il nous faut dire maintenant comment il se put faire que le roi ne se douta de rien, quoique chacun fût occupé à prier et à jeûner pendant toute la semaine. Je réponds à cela, qu'il avait été ordonné par tout le pays de faire chaque jour des prières pour obtenir de Dieu que la paix et l'affection se maintinssent entre le roi et la reine, et que Dieu leur accordât un fruit pour le bien du royaume. Cela avait été spécialement observé tout le temps que le roi fut à Montpellier. Et quand on le disait au seigneur roi, il répondait: « Ils font bien; il en arrivera ce qui plaira à Dieu. »
Ces bonnes paroles du roi, de la reine et du peuple, furent agréables à Dieu, et il les exauça ainsi qu'il lui plut. Vous saurez ci-après pourquoi le roi, ni personne, excepté ceux qui avaient assisté au conseil, ne connaissaient la véritable cause des prières, offrandes et messes qui eurent lieu pendant les sept jours de cette semaine.
Cependant le chevalier s'occupa du projet convenu et amena à bonne fin ce qui avait été décidé, comme vous l'avez ouï. Le dimanche, pendant la nuit, quand tout le monde fut couché dans le palais, lesdits vingt-quatre prud'hommes, abbés, prieurs, l’official de l'évêque et les religieux, ainsi que les douze dames et douze demoiselles, tous un cierge à la main, se rendirent au palais avec les deux notaires, et tous ensemble parvinrent jusqu'à la porte de la chambre du roi. La reine entra; mais tous les autres restèrent en dehors, agenouillés et en oraison pendant toute la nuit. Le roi et la reine étaient pendant ce temps en déduit, car le roi croyait avoir auprès de lui la dame dont il était amoureux. Pendant toute cette nuit toutes les églises de Montpellier restèrent ouvertes, et tout le peuple s'y trouvait réuni, faisant des prières, selon ce qui avait été ordonné. A la pointe du jour, les prud'hommes, les prélats, les religieux et toutes les dames, chacun un cierge à la main, entrèrent dans la chambre. Le roi, qui était au lit auprès de la reine, fut très étonné. Il sauta aussitôt sur son lit et prit son épée à la main; mais tous s'agenouillèrent et lui dirent les larmes aux yeux: « Par grâce, seigneur, daignez regarder auprès de qui vous êtes couché. » La reine se montra; le roi la reconnut. On lui raconta tout ce qui avait été fait, et il dit: « Puisque c'est ainsi, Dieu veuille accomplir vos vœux! »
Comment le seigneur roi partit de Montpellier, et comment madame la reine accoucha d'un fils qui fut nommé En Jacques, et couronné roi d'Aragon; comment il épousa la fille de don Ferdinand, roi de Castille, et ensuite la fille du roi de Hongrie, de laquelle il eut trois fils.
Ce même jour le roi monta à cheval et partit de Montpellier. Les prud'hommes retinrent auprès d'eux six des chevaliers que le roi affectionnait le plus, et en même temps ils ordonnèrent que tous ceux qui avaient été présents à la cérémonie ne s'éloignassent plus du palais ni de la reine, non plus que les dames et demoiselles qui y avaient assisté, jusqu'à ce que les neuf mois fussent accomplis. Les deux notaires firent de même; ceux-ci avaient dressé, en présence du roi, un acte public de tout ce qui s'était passé pendant la nuit. Le chevalier qui avait secondé les vues des magistrats demeura aussi auprès de la reine. Ils passèrent tout ce temps en grand contentement avec elle; mais la joie fut au comble quand ils s'aperçurent que Dieu avait permis que leur plan vînt à bonne fin; car la reine était enceinte, et au bout de neuf mois, selon les lois de la nature, elle mit au monde un beau garçon très gracieux, qui naquit pour le bonheur des chrétiens et surtout de ses peuples.[5] Jamais Dieu ne départit à aucun seigneur des grâces plus grandes et plus signalées. Il fut baptisé à l'église de Notre-Dame Sainte Marie des Tables de Montpellier, au milieu de la joie et du contentement universels. Il reçut, par la grâce de Dieu, le nom d'En Jacques; il régna longtemps, obtint de brillantes victoires et ajouta beaucoup à la prospérité de la foi catholique et de ses vassaux et sujets.
L'infant En Jacques crût et embellit plus dans l'espace d'un an qu'aucun autre ne le fait en deux; il ne s'écoula pas bien longtemps que le bon roi, son père, mourut,[6] et il fut couronné roi d'Aragon,[7] comte de Barcelone et d'Urgel, et seigneur de Montpellier. Il épousa la fille du roi don Ferdinand de Castille, de laquelle il eut un fils, nommé En Alphonse, qui promettait d'être un seigneur de grand cœur et de grande puissance, s'il eût vécu; mais il mourut avant son père, ce qui fait que je n'en parlerai plus.
La reine, mère dudit infant En Alphonse, était morte depuis longtemps, n'ayant été que peu de temps avec le roi.[8] Le roi prit ensuite pour femme la fille du roi de Hongrie[9] dont il eut trois fils et trois filles; l'aîné fut nommé l'infant En Pierre,[10] le second l'infant En Jacques,[11] et le troisième l'infant En Sanche, qui fut archevêque de Tolède. Des trois filles l'une fut reine de Castille,[12] l'autre reine de France,[13] et l'autre épousa l'infant don Manuel, frère du roi de Castille. Chacune de ces deux reines eut, du vivant du roi En Jacques, une nombreuse génération de filles et de garçons. Il en fut de même de l'infant En Pierre et de l'infant En Jacques; et le roi En Jacques eut le bonheur de voir sa postérité. Mais revenons à l'histoire dudit seigneur roi En Jacques, lequel fut, je le dis avec vérité, un roi plein de vaillance, de grâces et de vertus. Vous avez déjà vu comment sa naissance avait été l'ouvrage de Dieu; car s'il fut jamais un miracle éclatant et manifeste, ce fut bien celui-là. Aussi tous les rois qui ont régné sur l'Aragon, Majorque et la Sicile, et ceux de ses descendants qui y régneront, peuvent faire compte qu'ils sont rois aussi de grâce, de vertu et de nature. Comme Dieu les a créés, aussi il les a élevés et les élèvera à jamais au-dessus de tous leurs ennemis. Le Saint-Père, mettant de côté tous les autres rois de la terre, rendrait donc un éminent service à la chrétienté s'il se liguait et s'unissait étroitement avec ceux-ci qui, au moyen des dons d'argent et des trésors de l'église qui leur seraient fournis, conquerraient au Saint-Père la terre d'outre-mer et mettraient au néant tous les infidèles; car ce que Dieu a fait en faisant naître le roi En Jacques d'Aragon, il ne l'a point fait en vain, mais bien pour sa gloire et son service; et cela est bien prouvé jusqu'à ce jour et sera prouvé encore par la suite, s'il plaît à Dieu. Or, celui qui veut s'opposer à ce que fait Dieu, se travaille vainement; aussi d'autant plus puissants seront les hommes qui lutteront contre les descendants de ce seigneur, d'autant plus honteusement échoueront-ils; car celui qui s'oppose à ce que Dieu veut et fait ne peut que se détruire.
Ainsi donc, seigneurs d'Aragon, de Majorque et de Sicile, qui descendez de ce saint roi En Jacques, que Dieu fit naître par la vertu de sa médiation miraculeuse, soyez toujours fermes de cœur et unis de volonté, et vous abaisserez vos ennemis et commanderez à tous les souverains du monde. Que les langues des méchants ne parviennent point à vous désunir, car cette désunion diviserait ce que Dieu a uni. Soyez satisfaits de ce que Dieu vous a donné et vous donnera encore; et gardez en votre cœur ce que vous avez entendu, pour que vous puissiez bien comprendre que vous êtes l'œuvre de Dieu et que Dieu est plein envers vous de vérité, de miséricorde et de justice.
Où on raconte sommairement les grandes prouesses du roi En Jacques; et comment, n'ayant pas encore vingt ans, il s'empara de Majorque par la force de ses armes.
Afin que chacun sache quelles furent les grandes faveurs de Dieu envers le roi En Jacques d'Aragon pendant sa vie, je vais vous en dire sommairement une partie. Je ne veux pas vous en faire un détail circonstancié par ordre, attendu qu'on a déjà fait beaucoup de livres sur sa vie, ses conquêtes, son courage, ses efforts et ses prouesses; ainsi je vous conterai cela en abrégé, pour pouvoir mieux venir ensuite à la matière dont j'ai à vous entretenir.
Ainsi que je vous l'ai déjà dit, jamais il ne fut roi auquel, pendant sa vie, Dieu ait accordé autant de faveurs qu'au roi En Jacques. Je vous en raconterai une partie. D'abord sa naissance fut l'effet d'un grand miracle, ainsi que vous l'avez vu; ensuite il fut le prince le plus beau, le plus sage, le plus généreux et le plus droiturier; aussi fut-il, plus qu'aucun autre roi, aimé de tout le monde, de ses sujets comme des étrangers, et de tous ceux qui vivaient auprès de lui; et tant que durera le monde on dira toujours: « Le bon roi En Jacques d'Aragon. » En outre, il aima et craignit Dieu sur toutes choses; et celui qui aime Dieu aime aussi son prochain, et est juste, vrai et miséricordieux; et il fut amplement pourvu de toutes ces qualités, et fut en même temps le meilleur homme d'armes qui fût jamais. J'ai été témoin de toutes ses qualités, et je puis les affirmer, aussi bien que tous ceux qui furent dans le cas de le voir et d'entendre parler de lui. Dieu lui fit de plus la haute faveur de lui accorder d'excellents enfants et petits-enfants, soit filles, soit garçons, et de les voir de son vivant, ainsi que je vous l'ai raconté. Dieu lui accorda encore la satisfaction de faire, avant l'âge de vingt ans, la conquête du royaume de Majorque et de l'enlever aux Sarrasins, après bien des peines et des travaux qu'il souffrit, lui et les siens, soit dans les combats, soit par la disette, les maladies et autres contretemps, ainsi que vous pouvez le voir dans le livre qu'il composa sur la prise de Majorque.[14] J'ajoute à cela que cette conquête se fit de la manière la plus courageuse et la plus hardie qui fut jamais employée pour s'emparer d'une ville comme Majorque, qui est une des fortes villes du monde et la mieux défendue par ses murailles. Comme le siège dura longtemps au milieu du froid, de la chaleur, de la disette, il fit faire, par le bon comte d'Ampurias, une excavation par la quelle la ville fut minée; une grande portion de la muraille s'écroula le jour de Saint Silvestre et de Sainte Colombe, en l'an douze cent vingt-huit; et par cette brèche le roi, l'épée à la main, à la tête de ses troupes, pénétra dans la ville; et la bataille fut terrible dans la rue nommée aujourd'hui Saint-Michel. Le seigneur roi reconnut le roi sarrasin, se fit jour jusqu'à lui avec son épée et le saisit par la barbe; car il avait juré de ne point quitter ces lieux qu'il ne tînt par la barbe le roi des Sarrasins. Ainsi exécuta-t-il on serment.
Où il est dit pourquoi le seigneur En Jacques étant devant Majorque fit le serment de ne point quitter ces lieux qu'il n'eût pris par la barbe le roi des Sarrasins; et comment, après avoir pris Majorque, Minorque et Ibiza, il en reçut des tributs, et quels furent les chrétiens qui les premiers peuplèrent l'île de Majorque.
Le roi fit ce serment parce que ledit roi sarrasin avait lancé des captifs chrétiens sur l'armée, avec ses trébuchets, et il plut à notre Seigneur Jésus-Christ qu'il vengeât leur mort. Lorsqu'il se fût emparé de la ville tout le royaume se soumit à lui, à l'exception de l'île de Minorque qui est à peu près à trente milles de Majorque; mais le Moxérif de Minorque se reconnut son homme et son vassal et convint avec lui de lui payer un certain tribut chaque année. Il en fut de même de l'île d'Ibiza, qui est à soixante milles de Majorque. Chacune de ces îles est bonne et puissante; elles ont l'une et l'autre cent milles et elles étaient bien peuplées de bonnes gens maures.
Le roi en agit ainsi parce qu'il ne pouvait y séjourner plus longtemps, attendu que les Sarrasins du royaume de Valence faisaient beaucoup d'incursions dans ses terres, et que ses sujets en souffraient tant de dommages qu'il était obligé d'aller à leur secours; voilà pourquoi il quitta alors ces deux îles et n'en chassa pas les Sarrasins dans cette saison. Il les y laissa aussi parce que son monde lui était nécessaire pur peupler la cité et l'île de Majorque. La population d'une île aurait ainsi souffert de celle des autres. Ce parti lui parut le meilleur, et il laissa ces deux îles peuplées de Sarrasins, bien sûr de les conquérir quand il voudrait. Après avoir pris ladite cité et l'île, il leur accorda de plus grandes franchises et libertés qu'à aucune autre ville du monde; aussi est-ce aujourd'hui une des plus nobles cités de l'univers, pleine des plus grandes richesses et peuplée de Catalans, tous de bon lieu. Les successeurs de ceux-ci forment de nos jours la population la plus honorable et la plus à l'aise qui soit au monde.
Comment le seigneur roi En Jacques, après la prise de Majorque, s'en retourna en Catalogne et résolut de faire la guerre au roi de Valence; comment il prit Valence et ce royaume, et dans quel espace de temps il fit la prise et la conquête de Murcie.
Ayant terminé cette conquête il retourna en Catalogne et puis en Aragon; et dans chacune de ces provinces il tint ses cortès, et donna à ses barons et à ses sujets de riches présents et de grandes franchises et libertés, ainsi qu'il avait fait à Majorque. Ne pensez pas qu'il séjourna ni qu'il perdit son temps en ces différents lieux; au contraire, il alla promptement à Tortose, sur la frontière, et commença la guerre avec le roi sarrasin de Valence et avec tous les Sarrasins du monde, et sur terre et sur mer. Il supporta le vent, la pluie, les orages, la faim, la soif, le froid et le chaud, et s'en alla, conquérant sur les Sarrasins villes, châteaux et bourgs, dans les montagnes et dans les plaines. Cela dura si longtemps que, du jour où il partit de Majorque jusqu'au moment où il assiégea et prit la cité de Valence, il s'écoula plus de dix ans. De la conquête de la cité de Majorque à celle de Valence, il y a justement dix ans, ni plus ni moins.
Ayant pris la cité de Valence, ce qui arriva la ville du jour de Saint-Michel, l'an mil deux cent trente-huit, il la peupla de ses propres sujets. Il poussa ses conquêtes et prit tout le reste du royaume de Valence; et, se dirigeant sur le royaume de Murcie, il prit ensuite Algésiras, qui est une des plus fortes, des meilleures et plus belles villes du monde; puis le château de Xativa, ainsi que la ville; ce château est un des plus beaux que possède aucun roi; la ville est grande, bonne, riche et entourée de fortes murailles. Il s'empara ensuite du château de Cosentayna, de la ville d'Alcoy, d'Albayda, de Penaguilla et de bien d'autres lieux qu'il serait trop long d'énumérer.
Il fit en même temps des trêves avec beaucoup de barons Sarrasins qui étaient en ce royaume, afin de pouvoir peupler les divers lieux dont il s'était emparé. Toutefois, ceux avec lesquels il traitait lui rendaient compte au bout de l'année. Il prit aussi le château et la ville de Cullera, qui est sur le rivage de la mer. Il se rendit maître du château de Corbera, de la ville d'Alfandech et de ses trois châteaux. Il s'empara également de Bayren, qui est un bon château; il prit Palma, Villallonga, Rebollet, Gallinera, le val de Logar, le val de Xalo, le val de Xébéa, Alcala, Dénia, Lo Cayba, Polop, Carbona, Guyaix,Berdia, Calp, Godalest, Confrides, Castel Horlgeta, Finestrat et bien d'autres châteaux et villes qui sont de ce côté; après quoi il prit Saria, Elocau, Castel Nou, la cité et le château de Ségorbe, la ville de Xérica et autres lieux de ces contrées. Il s'empara de Quart, Manizes, Paterna, Ribarroja, Vila-marjant, Gest, Benaguazir, Llyria, Xiva, Bunyol, Macastre, Madrona, Xullell, Viladejora où sont sept châteaux dans une vallée. Il occupa Navarres, Lombay, Anguera, Castalla, Tibi, Ibi, Saxona, Torres-Torres, Albes où sont plus de dix châteaux, et bien d'autres lieux que je ne vous énumérerai pas parce que, ainsi que je vous l'ai dit ci-dessus, vous les trouverez dans le livre de la conquête.[15] Toutefois, avant d'avoir pris Valence, il s'était emparé de beaucoup d'autres lieux, ainsi que je l'ai dit ci-dessus. Cependant je vous nommerai quelques-uns de ces lieux qui sont très importants, et qui pourraient chacun se comparer à une cité. D'abord, en sortant de Tortose, du côté de la côte, il conquit Amposta, qui alors était un lieu royal; le château d'Ulldecona., Peniscola, Orpesa, Castello, Borriana, Almesora, Xilches, Almenara, Vall de Segon, Murviedro et le Puig; puis vers la terre ferme, Vall de Roures, Morella, Saint-Mathieu, Cervera, Vall Trayguera, la Jana, la Salçadella, les Caves, les Cabanes, El-balech, Vilafanaes, le château de Montornes, Burriol, Nulles, le château d'Uxo et sa vallée, la montagne et la rivière de Millas, où sont trente châteaux forts; et le château et la ville d'Onda, où il y a autant de tours que de jours dans l'année. Il avait déjà conquis tout ce dont je vous ai déjà parlé, ainsi que bien d'autres châteaux qui sont nommés dans le livre de la conquête.
Lorsqu'il eut fait toutes ces conquêtes et mis et établi le bon ordre partout, il voulut aller visiter les royaumes d'Aragon et de Catalogne, les comtés de Roussillon, de Cerdagne et de Confient, que son cousin germain, le comte Nugno Sanchez, qui était passé à Majorque avec lui, lui avait laissé. Il alla aussi visiter Montpellier, visite qu'il avait grand plaisir à faire.
Dans tous les lieux où il se rendait, il faisait de grandes processions et rendait grâces au Seigneur qui l'avait garanti de tous les dangers. Partout on lui offrait des jeux, des bals, des fêtes; car chacun s'empressait de l'honorer et de lui plaire. De son côté, il accordait des faveurs et faisait des présents, et en si grande quantité que ceux qui lui ont succédé, ou leurs héritiers, en ressentent encore les bons effets.
Comment les Maures du royaume de Valence, secondés par les rois de Murcie et de Grenade, se soulevèrent; et comment le seigneur roi En Jacques, étant en Catalogne, envoya son fils, l'infant En Pierre, avec une troupe de cavaliers; et comment Montesa fut prise et le royaume pacifié.
Le roi étant ainsi occupé, les Sarrasins du royaume de Valence, malgré les trêves et la paix qui existaient entre eux et lui, voyant que ledit roi était éloigné, et qu'avant qu'il n'arrivât ils pouvaient recouvrer bien des lieux et des châteaux, conçurent, d'après le conseil et l'assistance des rois de Murcie et de Grenade, le projet de se soulever contre lui. Ils se renforcèrent au moyen des châteaux dont ils purent s'emparer, et ils en prirent un bon nombre avant que les chrétiens s'en fussent aperçus. Ils coururent le pays, emmenèrent bien des chrétiens captifs, et firent beaucoup de mal. Bientôt le lieutenant du royaume, les riches hommes,[16] les cités, villes et autres lieux, envoyèrent des messages au roi, et lui donnèrent connaissance de tout ce qui se passait. Il en fut très mécontent, et voulut que l'infant En Pierre, son fils aîné, allât au royaume de Valence, et emmenât avec lui une compagnie de cavaliers de Catalogne et d'Aragon. Il lui donna en même temps tout pouvoir sur toutes choses, comme si c'était lui-même.
Ledit seigneur infant En Pierre, qui était un des chevaliers du plus haut et du meilleur cœur qui furent jamais au monde et qui naîtront jamais, comme je le crois, reçut ce pouvoir avec grande satisfaction, et prit congé du roi son père, qui le bénit, fit sur lui le signe de la croix et lui souhaita tout le bonheur possible.
Il se rendit à Valence[17] avec les riches hommes, les chevaliers et les hommes de pied de Catalogne et d'Aragon. Arrivé à Valence, il organisa ses riches hommes, ses chevaliers, citoyens, almogavares,[18] varlets des menées et hommes de mer, et les disposa là où il lui parut nécessaire. Il alla à Xativa, eut au canal d'Alcoyll une rencontre avec les Maures qui étaient fort nombreux, et les déconfit entièrement. De là il marcha ailleurs et en fit autant. Quand on le croyait en un lieu il était dans un autre, et la où il ne pouvait arriver à cheval, il allait à pied avec les Almogavares. Enfin il fit une guerre si active que les Sarrasins ne savaient que devenir; car aux lieux où ils se croyaient le plus en sûreté, on les prenait, on les tuait, ou on les emmenait prisonniers comme on voulait, et il leur mit de telle manière la mort au ventre qu'ils ne savaient à quoi se résoudre. Ils pensèrent toutefois qu'en se jetant dans le fort château de Montesa, à une lieue de Xativa, ils pourraient de là faire beaucoup de mal au pays.
Le seigneur infant, instruit de leur projet au moyen des espions qu'il avait parmi eux, les laissa s'y réunir en grand nombre; et un matin, avant que le jour parût, il environna le château et la colline avec beaucoup de gens à pied; ensuite il fit dire à tous ses riches hommes et chevaliers de se rendre à Montesa. Il fut fait ainsi qu'il l'avait ordonné; l'armée s'y rendit de la cité de Valence et de toutes les villes. Il assiégea Montesa, et le tint tellement et si longtemps assiégé que le château lui fut livré; et après que ledit château se fut rendu, tous les autres lieux qui s'étaient soulevés se soumirent. Ainsi on peut dire que le seigneur infant En Pierre conquit une seconde fois une partie du royaume de Valence. Son père recevait tous les jours des nouvelles des exploits qu'il faisait, ainsi que les almogavares et chevaliers, contre les Maures.
Comment le seigneur roi En Jacques maria son fils, l'infant En Pierre, à la reine Constance, fille du roi Manfred de Sicile; l'infant En Jacques avec Esclarmonde, fille du comte de Foix; et comment l'infant En Sanche fut fait archevêque de Tolède.
Le seigneur roi, extrêmement satisfait, se rendit le plus tôt qu'il put dans le royaume de Valence. Il avait été instruit par un message que le roi don Alphonse de Castille, son gendre, désirait le voir, et qu'il emmenait à Valence la reine sa fille et ses enfants, pour rendre hommage audit roi En Jacques, qu'il considérait comme son père. Il se rendit donc au royaume de Valence, où il trouva que le seigneur infant En Pierre avait soumis et exterminé tous les Maures rebelles, et il fut très content de lui et de ses actions. Il songea alors à lui donner une épouse; car il lui venait de tous côtés d'honorables propositions, pour des filles d'empereur ou de roi. Enfin il se décida à lui donner la fille de Manfred, roi de Sicile et de la principauté, de toute la Calabre, du pays de Tarente, d'Otrante, de Pouille, de l'Abruzze,[19] et de toute la contrée autour de la cité d'Ascoli, dans la marche d'Ancône; ses possessions maritimes s'étendaient depuis la plage romaine jusqu'à Saint-Fabian, c'est-à-dire jusqu'à la mer, près de laquelle se trouvent les villes d'Ascoli et de Fermo. Il était fils de l'empereur Frédéric,[20] le plus puissant souverain du monde, et du plus noble sang.
Ledit roi Manfred vivait de la manière la plus magnifique. Il était grand dans ses actions et dans ses dépenses; aussi ce mariage plut beaucoup au roi d'Aragon et à l'infant En Pierre son fils, et fut accepté de préférence à tout autre. Il envoya des hommes de rang et de caractère honorables pour conclure le traité avec les messagers du roi Manfred. Quand ils furent à Naples, ils firent les conventions avec le roi Manfred, et ils amenèrent sur deux galères armées la demoiselle âgée de quatorze ans. C'était bien la personne la plus belle, la plus sage et la plus honnête qu'on pût trouver. Ils la conduisirent audit seigneur infant, en Catalogne, accompagnée de riches hommes, de chevaliers, de citoyens, de prélats, de dames et demoiselles. Il l'épousa légitimement,[21] comme l'ordonne l'Eglise. Le bon roi, son père, ses frères, et tous les barons de Catalogne et d'Aragon assistèrent à ses noces. Et je pourrais bien vous dire les grandes fêtes qui se firent à ces noces; mais ceux qui voudront les connaître peuvent avoir recours au livre qui fut fait depuis que ledit infant fût devenu roi; ils y verront les grands dons et les grandes largesses qui eurent lieu, et bien d'autres choses que je passe sous silence, puisque cela a été décrit. De cette demoiselle, nommée Constance, l'infant En Pierre eut bon nombre d'enfants, dont quatre garçons et deux filles survécurent à leurs père[22] et mère,[23] savoir: les enfants En Alphonse,[24] En Jacques,[25] En Frédéric[26] et En Pierre.[27] Chacun d'eux fut un des plus sages princes du monde; ils furent bons à la guerre et en toutes leurs actions, comme vous le verrez par la suite, à mesure que nous aurons à parler d'eux ainsi que des filles, dont l'une, ainsi que je l'ai dit, fut reine de Portugal[28] l'autre fut femme de Robert,[29] roi de Jérusalem. Le roi En Jacques fit épouser à l'infant En Jacques la fille du comte de Foix, le plus éminent et le plus riche baron du Languedoc;[30] elle se nommait Esclarmonde, et fut une dame des plus sages, de la meilleure vie, et des plus honnêtes du monde. De grandes et honorables fêtes furent données à l'occasion de ces noces, par les barons de Catalogne, d'Aragon, de France, de Gascogne et de tout le Languedoc. L'infant En Jacques eut de cette dame beaucoup de fils et de filles; quatre garçons et deux filles survécurent à leurs père et mère, de même que cela eut lieu avec l'infant En Pierre. Le premier fils fut nommé En Jacques, le second En Sanche, le troisième En Ferdinand et le quatrième En Philippe. Je vous raconterai en temps et lieu ce que chacun d'eux fit pendant sa vie. L'une des filles fut mariée à don Juan, fils de l'infant don Manuel de Castille; l'autre épousa le roi Robert, dont il a été ci-dessus fait mention qui la prit pour femme après la mort d'Yolande, fille du seigneur roi En Pierre. Je vous raconterai, quand temps et lieu sera, la vie de tous ces infants.
Après avoir marié ses deux fils, il fit le troisième, l'infant En Sanche, archevêque de Tolède. Ce dernier fut bon et pieux, et réputé dans son temps comme un des plus dignes, des plus saints et des plus honnêtes prélats du monde. Il aida beaucoup à accroître la sainte foi catholique en Espagne, causa beaucoup de mal et d'abaissement aux Sarrasins, et finit par périr en les combattant; aussi peut-on le mettre au rang des martyrs, puisqu'il mourut en voulant maintenir et élever la foi catholique.
Le roi En Jacques d'Aragon, voyant terminées toutes ces choses qui honoraient son règne, en fut grandement satisfait.
Comment le roi Don Alphonse de Castille vint pour la première fois dans le royaume de Valence, avec la reine sa femme et ses fils, pour voir le roi d'Aragon, et le bon accueil que celui-ci lui fit; des traités qu'ils conclurent relativement à la conquête du royaume de Murcie, et comment le roi En Jacques se chargea de s'en emparer.
Je vais vous dire comment le roi de Castille vint à Valence avec la reine sa femme et ses fils. Le roi En Jacques d'Aragon alla au-devant de lui jusqu'aux frontières du royaume. Il avait donné des ordres partout pour que tous ceux qui venaient avec le roi de Castille n'eussent rien à acheter, mais qu'ils eussent bouche en cour pour tous les vivres dont ils auraient besoin. On leur donna en effet en abondance tout ce qu'ils demandaient ou qu'ils pouvaient désirer. Les coureurs, qui se présentaient de leur part dans les différentes places, recevaient aussitôt des moutons entiers, des chevreaux, des quartiers de veau et de vache, du pain, du vin, des chapons, des poules, des lapins, des perdrix et autres volatiles; de sorte que les gens des lieux où ils se trouvaient vivaient presque pour rien, tellement tout se vendait à bon compte. Toutes ces dépenses se continuèrent pendant plus de deux mois que le roi de Castille resta à Valence ou dans le royaume; pendant lequel temps il ne dépensa pas un denier de son argent, non plus que ceux qui étaient avec lui. Vous pensez bien que pendant tout ce temps les rois, les reines, les infants, comtes, vicomtes, barons, prélats, chevaliers, venus en grand nombre de tous les royaumes, et les citoyens et hommes de mer, vécurent en grands déduits et grandes réjouissances.
Un jour, le roi d'Aragon et le roi de Castille étant ensemble, le roi d'Aragon dit: « Mon père, il vous souvient que, quand vous me donnâtes votre fille pour femme, vous me promîtes de m'aider à faire la conquête du royaume de Murcie. Il est certain que vous avez bonne part en ce royaume; car vous avez conquis Alicante, Elxe, le Val d'Elda et de Novelda, Asp, Petrer, Crivilent, Favanela, Callosa, Oriola, Guardamar, jusqu'aux champs de Montagut dans l'intérieur des terres, et sur la mer, Carthagène, Alama, Lorcha, Mula, Caravacha, Senagy, Bulles, Nogat, Libreny, Villena, Al-mansa, et bien d'autres châteaux de ce royaume, qui depuis sont à vous et font partie de votre conquête. Puis donc que Dieu vous a fait la grâce de vous laisser conquérir le royaume de Valence, je vous prie, aussi vivement qu'un fils peut prier son père, de m'aider à achever la conquête dudit royaume. Et quand tout sera conquis, vous aurez les lieux de votre propre conquête et nous les nôtres; car ce royaume cause un grand préjudice à nous et à tous nos domaines. » Le roi d'Aragon lui répondit: qu'il était satisfait de ce qu'il venait de lui dire; que tout cela était vrai; qu'il allât donc dans son pays et avisât au soin de ses autres frontières, attendu qu'il se chargeait de la conquête de Murcie, et jurait devant lui qu'il ne se passerait pas longtemps avant qu'il eût pris la cité et une grande partie du royaume.
Le roi de Castille se leva, le baisa à la bouche et lui dit: « Mon père et mon seigneur, je vous rends grâces de ce que vous m'avez dit. Puisqu'il en est ainsi, je retournerai dans la Castille, et je mettrai en bon état toutes les frontières qui sont du côté du royaume de Grenade, principalement Cordoue, Ubeda, Jaén, Baessa et la frontière de Séville. Quand je serai bien assuré qu'aucun mal ne peut venir du royaume de Murcie, je me défendrai bien contre les rois de Grenade et de Maroc et tous leurs aidants. Le seul grand péril auquel mon pays pût être exposé était du côté du royaume de Murcie; mais par la suite, avec l'aide de Dieu et de sa benoîte mère madame sainte Marie, vous m'en garantirez. D'après ces conventions le roi de Castille retourna dans ses terres, et le roi d'Aragon l'accompagna au-delà de ses frontières, et fournit à tous ses besoins et à ceux de ses gens, ainsi que nous l'avons déjà dit.
Comment, après le départ du roi de Castille, le roi En Jacques réunit ses barons et riches hommes, et leur fit part de ce qu'il avait promis au roi de Castille; comment il envoya l'infant En Pierre courir le royaume de Murcie; et des grands butins qu'il fit en ce royaume.
Je laisserai à présent le roi de Castille, qui est retourné en son pays et en ses royaumes, et je vous parferai du roi d'Aragon, qui se disposait à entrer dans le royaume de Murcie. Il tint enfin conseil avec ses fils et ses barons, et tous furent d'avis que, d'après la promesse qu'il avait faite au roi de Castille et qu'il leur exposa, il fallait entrer en Murcie. Chacun d'eux promit de le suivre à ses frais et risques, et de ne pas lui faillir tant qu'il leur resterait un souffle de vie, et jusqu'à ce qu'il eût terminé cette conquête. Le roi en fut très joyeux et les remercia beaucoup. Il ordonna sans délai à l'infant En Pierre de faire une course en Murcie, pour reconnaître tout le royaume. L'infant En Pierre eut donc une belle armée composée de riches hommes et de chevaliers de Catalogne, d'Aragon, de Valence, de citoyens, d'hommes de mer et d'almogavares. Ils allèrent par terre et par mer ravageant à leur volonté et brûlant tout le pays, demeurant dans chaque lieu jusqu'à ce qu'ils l'eussent épuisé et brûlé. Ils firent ainsi dans tous les environs d'Alicante, Nompot, Aquast, de même qu'à Elx, au Val d'Elda, au Val de Novelda, à Villena, Asp, Petrer, Crivillent, Catral, Favanella, Callosa, Guardamar et Oriola. Ils poussèrent jusqu'au château de Montagut qui est dans les environs de Murcie. Là ils ravagèrent et dévastèrent tout. Le roi sarrasin de Murcie marcha contre eux avec toutes ses forces, tant infanterie que cavalerie. Le seigneur infant se tint pendant deux jours en bataille rangée, sans que le roi de Murcie osât se mesurer avec lui; et assurément le seigneur infant aurait lancé sur lui sa cavalerie, sans les canaux d'irrigation qui séparaient les deux armées; mais ces canaux étaient si nombreux et les eaux si abondantes que la chose ne fut pas possible. Néanmoins il y eut de beaux faits d'armes, principalement dans une incursion que fit le seigneur infant et où il leur tua dix cavaliers genetaires.[31] Et partout où il brochait des éperons, ne pensez pas qu'aucun ennemi osât l'attaquer corps à corps aussi tôt qu'on l'avait reconnu. Que vous dirai-je? Il demeura un mois entier dans ce royaume, brûlant et détruisant; et tous ceux qui étaient avec lui s'enrichirent par les grandes prises qu'ils firent en prisonniers des deux sexes, aussi bien qu'en effets et bestiaux qu'ils emmenèrent. De sorte que le seigneur infant envoya bien au roi son père mille têtes de gros bétail, vingt mille de menu bétail, mille prisonniers Sarrasins et autant de sarrasines. De ces captifs le roi en donna un grand nombre au pape et aux cardinaux, ainsi qu'à l'empereur Frédéric, au roi de France, aux comtes et barons et à ses amis; et il offrit les femmes à la reine de France sa fille,[32] aux comtesses et autres dames de distinction. Enfin il les donna tous et n'en garda pas un seul. Le Saint-Père, les cardinaux et autres seigneurs du monde chrétien en furent extrêmement charmés, et firent de grandes processions en l'honneur de Dieu qui avait accordé au seigneur infant une si belle victoire.
Comment le seigneur infant En Pierre revint du royaume de Murcie; des fêtes que lui donna le roi En Jacques; et comment le roi décida d'aller en Aragon et de laisser pour son lieutenant et pour chef suprême de tout le royaume de Valence le seigneur infant En Pierre.
Ensuite le seigneur infant, suivi de son armée, vint dans la cité de Valence, où il trouva son père, qui lui fit bon accueil et de grandes fêtes. Après les fêtes, le roi prit en particulier l'infant, et lui dit de lui raconter tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il l'avait quitté. L'infant obéit. Le roi s'aperçut qu'il ne lui parlait jamais de ce qu'il avait fait lui-même dans cette guerre. L'infant avait même défendu à chacun d'en faire mention.
Le roi fut très satisfait de ce qui lui était raconté. Il fut charmé surtout du bon sens et du jugement de son fils. Il lui demanda ce qu'il croyait qu'on dût faire de cette conquête et s'il lui semblait qu'il fût temps de commencer. » Mon père, dit l'infant, ce n'est point à moi à vous donner des avis, à vous qui êtes plein de sagesse. Toutefois je vous dirai ce que j'en pense, après quoi vous ferez ce que vous prescrira votre propre jugement, et Dieu saura bien vous éclairer. Je pense donc que vous feriez bien d'aller visiter l'Aragon, la Catalogne et Montpellier, ainsi que vos autres domaines. Pour moi, je resterai sur les frontières, et je ferai à nos ennemis une telle guerre qu'ils n'auront pas le loisir de semer, et que, s'ils le font, ils ne recueilleront pas. Au bout d'un an vous pourrez revenir à Valence avec toutes vos forces, au mois d'avril, époque où l'on récolte en ce pays les premiers grains et où se fait la moisson des orges, et marcher ensuite sur Murcie, dont vous formerez le siège. Tandis que vous serez là, je parcourrai le pays et garderai les passages, afin que le roi de Grenade ne puisse pas venir au secours de Murcie. Et ainsi vous détruirez la ville et le royaume. — Je tiens votre avis pour bon, dit le roi, et je veux que la chose soit faite comme vous l'avez décidé. »
Aussitôt il envoya ses ordres par écrit dans tout le royaume de Valence aux riches hommes aussi bien qu'aux prélats et autres hommes, aux chevaliers, aux bourgeois, pour que chacun fût rendu à jour nommé dans Valence. Ses ordres furent exécutés. Au jour désigné, tous étant réunis dans l'église cathédrale de madame Sainte-Marie de Valence, le seigneur roi fit un beau discours où il dit de fort bonnes choses appropriées aux circonstances. Il ordonna à tous de reconnaître pour chef et commandant le seigneur infant En Pierre. Il leur enjoignit de lui obéir comme à lui-même. Enfin il le laissa pour son vicaire majeur et fondu de pouvoir dans tout le royaume de Valence. Tous le reçurent le reconnurent avec plaisir comme chargé de tous les pouvoirs de son père.
De son côté l'infant fut très satisfait d'être revêtu de ces pouvoirs, sachant surtout qu'il restait en un lieu où il pourrait se distinguer journellement par de beaux faits d'armes. Mais il n'en faisait rien paraître, pour que son père ignorât le grand désir qu'il avait d'éprouver son courage; car si le roi eût pu prévoir la dixième partie des périls auxquels son fils devait s'exposer dans ces deux royaumes, il ne l'aurait point laissé aller, dans la crainte de le perdre. Il tenait donc les périls auxquels il s'exposait dans ses faits d'armes si bien cachés que son père les ignorait entièrement. Il pensait, au contraire, que son fils conduisait la guerre avec prudence et maturité de jugement; telle était son idée. Mais au moment du combat l'infant ne savait s'arrêter devant pont ni poncelet; car là où il savait qu'était le plus périlleux fait d'armes, là il ne manquait pas de se trouver; aussi tout réussissait au mieux; car, quand on a sous les yeux son chef naturel, on ne songe qu'à défendre sa vie et son honneur; c'est alors qu'on oublie femme, fils, fille et tout au monde, et qu'on ne songe plus qu'à aider son seigneur à sortir du champ victorieux, honoré et plein de vie. Les Catalans et Aragonais, et tous les sujets des rois d'Aragon, ont ces principes gravés dans le cœur plus qu'aucun des autres hommes; car ils sont pleins du pur amour qui leur est naturel pour leurs seigneurs.
Comment le roi En Jacques entra en Aragon et alla à Montpellier; et comment Montpellier, qui était de la couronne d'Aragon, s'unit à la France; et comment l'infant En Pierre fit la guerre au roi sarrasin de Murcie.
La cour se sépara en parfait accord et très satisfaite. Le roi s'en alla en Aragon, ensuite en Catalogne, en Roussillon et à Montpellier; il est naturel à tout homme et à toute créature d'aimer la patrie et les lieux qui l'ont vu naître; aussi le seigneur roi, qui était né à Montpellier, aima toujours cette ville, et tous ses descendants doivent l'aimer aussi, à cause du miracle de la naissance dudit roi. Je vous dirai en outre que le roi d'Aragon n'a pas eu et n'aura jamais des gens qui chérissent plus les descendants du roi En Jacques que les bons habitants de Montpellier. Mais depuis ce temps il y est venu des gens de Cahors, de Figeac, de Saint-Antoine, qui trouvaient le pays excellent, ainsi que des gens d'autres contrées, et ces hommes-là ne sont point originaires de Montpellier; c'est ce qui a fait que la maison de France y a établi son autorité.[33] Mais soyez bien assurés que cela n'a jamais plu et ne plaira jamais aux véritables naturels du pays. Ainsi tous les pays des descendants dudit seigneur roi doivent aimer de cœur et d'âme les habitants de cette ville, qui ne doivent pas être privés de cette bienveillance pour trente ou quarante maisons des susdits individus qui sont venus s'y établir. Je prie et conjure, au contraire, tous les seigneurs, riches hommes, chevaliers, citoyens, marchands, patrons de navires, mariniers, almogavares, soldats à pied, qui habitent les terres du roi d'Aragon, de Majorque, de Sicile, d'aimer et d'honorer de tout leur pouvoir les personnes de Montpellier qu'ils pourront rencontrer. Et s'ils agissent ainsi, ils en éprouveront les grâces de Dieu, de madame sainte Marie de Valence, de Notre Dame des Tables de Montpellier et du roi Jacques qui y naquit; ils les éprouveront tant en ce monde que dans l'autre, et de plus ils seront agréables au roi lui-même et ils conserveront la bonne amitié qui doit exister à jamais entre eux et nous, s'il plaît à Dieu.
Le roi ayant quitté le royaume de Valence, ledit infant le tint avec grande droiture, et il n'y avait ni Sarrazin ni qui que ce fût qui ne fût puni s'il se rendait coupable de quelque délit. En même temps il conduisit la guerre avec vigueur et activité contre le roi sarrasin de Murcie, de sorte que les Sarrasins ne savaient que devenir; car au moment où ils le croyaient à deux journées de distance, ils le voyaient arriver, parcourir leur pays, prendre, incendier, ravager tous leurs biens. Il leur avait mis la plus grande peur au ventre; et il fit ainsi pendant toute une année, tandis que le roi prenait ses déduits en visitant tous ses royaumes. Quant à lui, il passait les nuits, il supportait le froid, le chaud, la faim et les fatigues, poursuivant sans cesse les Sarrasins et ne pensant pas qu'il dût se donner un jour de repos.
Pendant nos plus grandes fêtes, quand les Sarrasins s'imaginaient qu'il faisait fête lui-même, c'était alors qu'il fondait sur eux, les battait, les réduisait en captivité et ravageait leurs propriétés. Soyez assurés qu'il ne naquit jamais fils de roi qui fût plus brave, plus courageux, plus beau, plus sage ni plus adroit de tous ses membres. Aussi peut-on dire de lui « qu'il n'est ni ange ni diable, mais homme parfait. » Et c'est avec raison qu'on lui applique ce vieux proverbe, puisqu'il est réellement un homme accompli en toutes grâces. Pendant ce temps, le roi son père, joyeux et satisfait, allait visitant tous ses pays.
Comment le seigneur roi revint à Valence au jour indiqué, avec de grandes forces, et forma le siège de la ville de Murcie; comment il s'en rendit maître par capitulation; et en quelle année ces choses se passèrent.
Au temps prescrit, le roi se rendit dans le royaume de Valence avec une partie de ses forces. Il entra à Valence mieux appareillé et ordonné par terre et par mer que jamais nul ne le fut pour marcher contre un autre roi.
Il pénétra ensuite par mer et par terre dans le royaume de Murcie, tenant la mer afin que ses troupes fussent toujours pourvues de vivres. Il prit le château et la ville d'Alicante, et Elche, et tous les autres lieux que je vous ai ci-devant nommés, qui sont entre les royaumes de Valence et de Murcie, et mit le siège à la ville de Murcie, belle, noble et forte cité, environnée d'excellentes murailles, mieux que ville du monde. Arrivé devant la cité, il ordonna le siège de manière que nul ne pût y pénétrer d'aucun côté. Que pourrais-je vous raconter? Le siège dura si longtemps que les Sarrasins en vinrent à capituler avec lui, à condition qu'ils remettraient au roi d'Aragon la moitié de la cité, et conserveraient l'autre moitié, mais sous sa suzeraineté. Aussi fit-on par le milieu de la ville une rue qui est une des plus belles qui soit en aucune ville du monde. Cette rue est grande et large; elle commence à l'endroit où se tient le marché, en face des Frères Prêcheurs, et va jusqu'à la grande église de madame Sainte-Marie; dans cette rue sont la pelleterie, les changes, la draperie et beaucoup d'autres établissements. Lorsque cette ville eut été ainsi divisée en deux parties, le roi peupla sa moitié de ses gens. Mais les Sarrasins tardèrent peu de temps à s'apercevoir que la bonne intelligence ne pouvait durer entre eux et les chrétiens dans la même cité; ils supplièrent donc le roi de vouloir bien prendre leur propre moitié de la cité, de la peupler comme bon lui semblerait, et de leur donner un terrain qu'ils pussent entourer de murailles pour s'y mettre en sûreté. Le roi satisfit avec plaisir à leur demande, et leur donna un terrain hors de la ville, et ils l'entourèrent de murailles. On nomma ce lieu Rexacha, et ils s'y établirent. Or, cette cité de Murcie fut prise par le roi En Jacques d'Aragon, en l'an douze cent soixante six.[34]
Comment Murcie fut peuplée de Catalans; comment le roi En Jacques livra toute sa portion au roi de Castille, son gendre; et comment, de retour à Valence, il fit tenir une cour plénière dans laquelle il nomma procureur et vicaire général du royaume d'Aragon et de Valence l'infant En Pierre, et de Majorque l'infant En Jacques.
Après avoir pris ladite cité et l'avoir peuplée de Catalans, il en fit de même pour Oriola, Elx, Guardamar, Alicante, Carthagène et autres lieux. Ainsi, vous pouvez être assurés que tous ceux qui habitent Murcie et les dits lieux sont de vrais Catalans, parlent le plus beau catalan du monde, et sont tous de bons hommes d'armes et prêts à tout, et on peut dire que c'est un des plus agréables royaumes du monde. Je vous dis en vérité que ni moi ni nul autre ne pouvons connaître deux meilleures et plus excellentes provinces en toutes choses que les royaumes de Valence et de Murcie.
Quand ledit seigneur roi eut peuplé Murcie et les autres lieux, il abandonna sa portion au roi de Castille son gendre, afin qu'il pût se défendre en toute occasion, et qu'ils pussent se soutenir l'un l'autre. Il remit principalement à son gendre l'infant don Manuel, Elx, le val d'Elda et de Novelda, Asp et Petrer. Le roi don Alphonse de Castille créa aussi ledit infant don Manuel adelantat[35] de toute sa portion, afin que ces terres étant ainsi réunies pussent se défendre contre les Maures. Le roi d'Aragon en livrant sa part du royaume à don Alphonse de Castille et à son gendre l'infant don Manuel, y mit la condition, qu'au moment où il les réclamerait elles lui seraient rendues. Ils le promirent et en dressèrent des chartes en bonne forme. C'est ainsi que la maison d'Aragon a recouvré lesdits domaines, ainsi que je vous le dirai quand il en sera temps.
Lorsque le roi d'Aragon eut peuplé tous ces pays et les eut confiés à son gendre, il alla à Valence, où il fit réunir ses cortès. Elles furent très nombreuses et bien composées. Là se trouvèrent ses fils, qui furent bien contents de se réunir au roi leur père et aux riches hommes, barons, prélats, chevaliers, citoyens et hommes des villes. La fête fut brillante, et toute la cité fit de grandes réjouissances. Dieu avait fait tant de grâces au roi et à ses enfants qu'il n'est point étonnant qu'ils se réjouissent en Dieu.
Dans cette cour plénière, le roi ordonna de reconnaître pour procureur et vicaire général d'Aragon, de Valence et de toute la Catalogne, jusqu'au col de Panissas, le seigneur infant En Pierre; il créa aussi vicaire et procureur général du royaume de Majorque, de Minorque et Ibiza, du comté de Roussillon, du Confient, de la Cerdagne et de Montpellier, l'infant En Jacques, afin que tous deux y vécussent comme seigneurs avec les reines leurs épouses, leurs infants et infantes, et afin que leurs pays fussent mieux régis et mieux gouvernés, et afin de pouvoir lui-même, de son vivant, apprécier l'ordre, le bon sens et la bonne conduite de chacun; car il est certain qu'on ne peut bien connaître un homme, de quelque condition qu'il soit, que quand on lui a remis le pouvoir en main. C'est quand on a donné le pouvoir à quelqu'un qu'on peut savoir de quoi est capable un homme ou une femme; voilà pourquoi ledit seigneur voulait agir ainsi. En même temps, il voulait jouir du repos et aller visiter ses terres.
Après que ces choses furent ainsi ordonnées, les cortès se séparèrent très satisfaites pour aller chacun à ses affaires, et le roi alla visiter ses terres, plein de joie et de contentement. Et là où il savait que se trouvaient les reines ses belles-filles et ses petits-enfants, il allait les visiter et gracieuser, et se réjouissait beaucoup avec eux et avec elles.
Comment le seigneur infant En Pierre fit chevaliers les nobles En Roger de Loria et En Conrad Llança, et fit épouser à En Roger de Loria la sœur d'En Conrad Llança.
Ledit seigneur infant En Pierre avait en sa maison deux fils de chevaliers qui étaient venus avec la reine Constance sa femme. L'un, nommé En Roger de Loria, était de très bonne famille, et issu de seigneurs bannerets. Sa mère s'appelait Bella; elle avait élevé ladite reine Constance, et était venue avec elle en Catalogne; elle était sage, bonne et honnête. Elle resta là tout le temps que vécut la reine. Son fils, nommé Roger de Loria, continua à rester auprès d'elle, et fut élevé à la cour. Il était encore enfant quand il vint en Catalogne. La baronnie était en Calabre, et contenait vingt-quatre châteaux d'une pièce; et le lieu principal de cette baronnie a nom et ledit En Roger de Loria ayant grandi, devint un très bel homme. Il était fort aimé du roi, de la reine et de toute la cour. Il vint en même temps avec la reine un autre jeune enfant de famille honorable, fils de comte, et parent de la reine; on le nommait En Corral Llança; il vint aussi une de ses sœurs, encore toute enfant, qui fut élevée auprès de ladite reine. Cet En Corral Llança était un des hommes du monde les plus beaux, les mieux parlants et les plus instruits, de sorte qu'on disait alors que le plus beau catalan était le sien et celui d'En Roger de Loria. Cela n'est pas étonnant, puisque étant venus tout enfants en Catalogne, ainsi que je vous l'ai dit, et ayant habité les diverses villes de Catalogne et de Valence, tout, ce qui leur semblait bon et beau langage ils l'adoptèrent; aussi l'un et l'autre furent-ils les Catalans les plus parfaits et les mieux parlants la langue catalane.
Le seigneur infant En Pierre les fit tous deux chevaliers, et donna pour épouse audit En Roger de Loria, la sœur d'En Corral Llança, laquelle était sage, bonne et honnête. De sa femme il eut un fils nommé Roger, qui lui survécut, et qui eût été un homme d'un grand mérite s'il ne fût mort à l'âge de vingt-deux ans. Nous parlerons de lui dans la suite; car il se passa de si grandes choses durant sa vie qu'il faut bien que nous parlions de lui en temps et lieu.
Ils eurent aussi trois filles, qui furent d'excellentes personnes; l'aînée épousa le noble don Jacques de Xirica, neveu du roi En Pierre; il fut un des plus hauts barons, et des plus distingués d'Espagne, par son père et par sa mère, et un excellent homme; l'autre fut mariée au noble En Not de Moncade; et la troisième, au comte de Santo-Severino, lequel lieu de Santo-Severino est une principauté. Ladite sœur d'En Corral Llança mourut après avoir eu ces quatre enfants; ce qui fut un grand malheur à cause de son mérite, et surtout pour ses enfants, qui étaient encore tout petits. Ensuite ledit noble En Roger de Loria prit pour femme la fille d'En Béranger d'Entença, qui est d'une des maisons les plus distinguées de l'Aragon et de la Catalogne. Il en eut deux garçons et une fille qui lui survécurent. Je cesse de vous parler en ce moment du noble En Roger de Loria; nous reviendrons à lui par la suite, car ses actions furent telles qu'il faudra bien que je vous en parle; et on peut dire qu'il n'exista jamais un homme à qui, sans être fils de roi, Dieu accordât tant de faveurs, et qui fît tant d'honneur à son seigneur dans toutes les choses qui lui étaient ordonnées.
Comment, après avoir obtenu l'attention, comme cela est juste, l'auteur raconte le grand combat que le noble En Corral Llança livra, avec quatre galères, à dix galères du roi de Maroc.
Je viens parler encore un peu de son beau-frère En Corral Llança, au sujet d'une belle action qu'il fit, par la grâce de Dieu et du roi En Pierre d'Aragon. La vérité est que le règne du roi En Pierre ne doit venir que plus tard.[36] Je veux vous raconter ce fait maintenant; cela est aussi bien ici que plus loin, et je le fais ainsi parce qu'ayant occasion de parler de ces deux riches hommes, il me vient mieux à point de parler ici de la belle action du noble En Corral Llança que cela ne me viendrait plus tard; car pourvu qu'on raconte un fait vrai, on peut le placer où bon semble dans un livre; et d'ailleurs, je pourrais avoir à en parler au moment où cela interromprait le fil de ma narration; au surplus, c'est une histoire très courte. Je prie donc chacun de m'excuser si je trouve bon de raconter ici et non en un autre lieu cette chose, avant le temps où on devrait la placer. Si l'on m'interroge là-dessus, je répondrai que, d'après ce que j'ai déjà dit, je me tiens pour excusé. En quelque lieu que cela se trouve, je vous déclare que tout ce que je vais écrire est chose véritable, n'en faites aucun doute; je vous raconte donc la grâce que Dieu fit à ce riche homme En Corral Llança
Le seigneur roi d'Aragon devait recevoir à perpétuité un tribut du roi de Grenade, du roi de Tlemcen et du roi de Tunis; et comme ce tribut ne lui avait pas depuis longtemps été envoyé, le roi fit armer à Valence quatre galères, dont il donna le commandement à En Corral Llança. Celui-ci alla au port de Tunis, à Bugia et sur toute la côte, ravageant et détruisant les ports. Il vint sur les côtes du royaume de Tlemcen, en une île nommée Alabiba, pour y prendre de l'eau. Dans le même temps, dix galères de Sarrasins du roi de Maroc vinrent aussi prendre de l'eau. Ces dix galères de Sarrasins étaient des mieux armées et montées par les meilleurs Sarrasins qui jamais fussent armés; elles avaient déjà fait beaucoup de mal aux lins[37] chrétiens, et emportaient un grand nombre de captifs, ce qui était un grand péché.
Les galères d'En Corral Llança voyant venir les dix galères sarrasines, elles sortirent de leur station. Les Sarrasins, qui avaient déjà eu connaissance de ces galères, les ayant aperçues, crièrent, dans leur langue: « Aur! Aur[38]! » Et vinrent vigoureusement sur elles. Les galères d'En Corral Llança se mirent à louvoyer, se rallièrent, et tinrent conseil. « Seigneurs, dit En Corral Llança, vous savez que la faveur du Seigneur accompagne toujours le roi d'Aragon et ses sujets; vous savez les victoires qu'il a remportées sur les Sarrasins; et le roi d'Aragon est présent avec nous sur ces galères, puisque voici son étendard qui le représente; ainsi, puisqu'il est avec vous, la grâce de Dieu vous aidera et vous donnera la victoire. Il serait bien déshonorant pour ledit seigneur et pour la cité de Valence, d'où nous sommes tous, que nous prissions la fuite devant ces chiens, ce que ne fit jamais aucun des sujets du roi d'Aragon. Je vous engage donc à vous rappeler le pouvoir de Dieu et de madame sainte Marie, notre sainte foi catholique, et l'honneur du roi et de la cité de Valence et de tout le royaume, et à attaquer vigoureusement leurs galères, amarrés comme nous sommes. Conduisons-nous aujourd'hui de manière à ce qu'on parle de nous à jamais. Assurément nous les vaincrons, et acquerrons beaucoup de biens. Toutefois nous avons sur eux un grand avantage, c'est que nous pouvons, à notre gré, ou nous retirer, ou les forcer au combat. Que chacun de vous dise donc son avis, moi j'ai dit le mien, et je vous dis encore, vous prie et vous requiers au nom du roi et de la cité de Valence, de férir sus. »
Alors ils s'écrièrent tous: « Férons! Férons! Ils sont à nous! » En disant cela, ils se préparent au combat; les Sarrasins en font autant. En Corral Llança vogue sur eux, mais comme bride en main, si bien que plusieurs des Sarrasins dirent à leur capitaine que les galères venaient à lui pour se rendre. Un très grand nombre d'entre eux le pensait ainsi, parce qu'ayant sur leurs vaisseaux d'excellents chevaliers, ils n'imaginaient pas que les chrétiens fussent assez fous pour les attaquer; mais l'amiral des Sarrasins, qui était un marin expérimenté, qui avait, assisté à bien des combats, et avait éprouvé ce qu'étaient les Catalans, secoua la tête, et leur dit: « Barons, vous avez une folle idée; vous ne connaissez pas comme moi les gens du roi d'Aragon; soyez certains qu'ils viennent à nous bien et savamment pour nous combattre, et prêts à mourir s'il le faut; malheur au fils de bonne mère qui les attendra! Et comme ils sont résolus de vaincre ou de mourir, mettez-vous bien dans la tête que, si chacun de nous ne fait pas aujourd'hui son devoir, nous sommes tous morts ou captifs. Et plût à Dieu que je fusse à cent milles loin d'eux! Mais puisque nous sommes ici, je me recommande à Dieu et à Mahomet. » Alors il fit sonner les trompettes et les nacaires; et, en poussant de grands cris, ils commencèrent une attaque vigoureuse. De leur côté, les quatre galères chrétiennes, sans pousser un cri, sans dire une parole, et sans confusion, s'élancèrent au milieu des galères ennemies; le choc fut terrible; la bataille dura du matin jusqu'au soir, et nul ne songea à manger ni à boire; mais le vrai Dieu notre Seigneur, sa bienheureuse mère, d'où proviennent toutes les grâces, et la bonne étoile du roi d'Aragon, firent obtenir la victoire aux nôtres; de sorte que les dix galères furent battues et prises, et tous les hommes captifs ou tués. Grâces soient rendues à l'auteur de cette œuvre! Les vainqueurs délivrèrent les chrétiens captifs qu'ils trouvèrent à bord, et leur donnèrent à chacun une portion du butin égale à celle qu'ils avaient gagnée eux-mêmes, et retournèrent comblés d'honneurs et de gloire à Valence, emmenant avec eux les galères et beaucoup de Sarrasins captifs, dont un grand nombre s'étaient cachés sous le pont du navire.
Où il est raconté comment le roi donna des récompenses aux veuves des chrétiens morts dans cette bataille; comment les bons seigneurs font les bons vassaux; et combien on est heureux d’être sujet de la maison d'Aragon plutôt que de toute autre.
Le roi leur fit la faveur de leur accorder tout le butin qu'ils avaient fait, ne s'en voulant réserver ni le quint ni la plus petite partie. Il voulut que les femmes et les enfants de ceux qui étaient morts en ce combat eussent leur portion comme ceux qui avaient survécu, et tous furent fort satisfaits; cela parut si juste à chacun, qu'ils en conçurent un plus vif désir de bien faire; ils le témoignèrent bien dans les actions et batailles qui suivirent, ainsi que je vous le dirai. Cela vous prouve que les bons seigneurs contribuent beaucoup à faire les bons vassaux, et les seigneurs d'Aragon encore plus que les autres; car on dirait, non pas que ce sont leurs maîtres, mais leurs amis. Si on pensait combien les autres rois sont durs et cruels envers leurs peuples, et combien de grâces au contraire les rois d'Aragon prodiguent à leurs sujets, on devrait baiser la terre qu'ils foulent. Si l'on me demande: « En Muntaner, quelles faveurs font donc les rois d'Aragon à leurs sujets, plus que les autres rois? » Je répondrai premièrement, qu'ils tiennent les riches hommes, nobles, prélats, chevaliers, citoyens, bourgeois, et gens des campagnes, plus en vérité et en droiture qu'aucun autre seigneur du monde; chacun peut devenir riche sans avoir à craindre qu'il lui soit rien demandé ni pris au-delà de la raison et de la justice, ce qui n'est pas ainsi chez les autres seigneurs; aussi les Catalans et les Aragonais sont plus hauts de cœur, parce qu'ils ne sont point contraints dans leurs actions, et nul ne peut être bon homme de guerre s'il n'est haut de cœur. Leurs sujets ont de plus cet avantage, que chacun d'eux peut parler à son seigneur toutes les fois qu'il se met en tête de lui parler, et il en est toujours écouté avec bienveillance et en reçoit la réponse la plus gracieuse. D'un autre côté, si un riche homme, un chevalier, un honnête bourgeois veut marier sa fille, et les prie d'honorer la cérémonie de leur présence, ces seigneurs se rendront, soit à l'église, soit ailleurs, où il plaira à celui qui les invite. De même si quelqu'un meurt, ou qu'on célèbre son anniversaire, ils s'y rendront comme s'il était de leurs parents; ce que ne font pas assurément les autres seigneurs. De plus, dans les grandes fêtes, ils invitent nombre de braves gens, et ne font pas difficulté de prendre leurs repas en public et dans le même lieu où mangent tous les invités, ce qui n'arrive nulle part ailleurs. Ensuite, si un riche homme, un chevalier, prélat, citoyen, bourgeois, laboureur ou autre, leur offre en pré sent des fruits, du vin ou autres objets, ils ne feront pas difficulté d'en manger; et dans les châteaux, villes, hameaux et métairies, ils acceptent les invitations qui leur sont faites, mangent ce qu'on leur présente, et couchent dans les chambres qu'on leur a destinées. Partout où ils vont à cheval, dans les villes, lieux et cités, ils se montrent à leurs peuples; et si de pauvres gens, hommes ou femmes, leur crient de s'arrêter, ils s'arrêtent, ils les écoutent, et les aident dans leurs besoins. Que vous dirai-je enfin? Ils sont si bons et si affectueux envers leurs sujets, qu'on ne saurait le raconter, tant il y aurait à écrire; aussi, leurs sujets sont pleins d'amour pour eux, et ne craignent point de mourir pour élever leur honneur et leur puissance, et aucun obstacle ne peut les arrêter, fallut-il supporter le froid et le chaud et courir tous les dangers. Voilà pourquoi Dieu favorise leurs actions et leurs peuples, et leur accorde des victoires. Il en sera de même à l'avenir, s'il plaît à Dieu, et ils triompheront de tous leurs ennemis. Je laisse là cette matière, et je reviens à parler du roi d'Aragon et de ses excellents enfants.
[1] EN pour les hommes et NA pour les femmes est un signe particulier aux langues catalane et limousine. Il répond au Don des Espagnols. C'est une expression de respect qui se met devant les noms d'hommes.
[2] Alphonse II, père de Pierre, possédait, au moment de sa mort, en 1196, la souveraineté de l'Aragon et de la Catalogne, et celle du comté de Provence, du Béarn, du Roussillon, de la Gascogne, du Bigorre, du Comminges, de Carcassonne, de Béziers et de Montpellier, pierre II, son fils aîné, hérita d'une grande partie de ses domaines, et épousa, en 1204, Marie, fille de Guillaume, seigneur de Montpellier, et de cette même Eudoxie, de Constantinople, que son père avait dû épouser. Marie avait été précédemment mariée à Bernard, comte de Comminges; mais le mariage avait été rompu à cause de leur parenté.
[3] Eudoxie était fille de Manuel Comnène, empereur de Constantinople, de 1143 à 1180, et sœur d'Alexis II Comnène, étranglé par ordre d'Andronic Ier après trois ans de règne.
[4] Bernard d'Esclot parle de ce même échange; mais il attribue la négociation avec le chevalier à la reine elle seule, et place la scène dans un château voisin de Montpellier.
[5] Le 2 février 1208, nouveau style.
[6] Pierre II mourut le 15 septembre 1213, à la bataille de Muret. Il cultiva avec succès la poésie provençale.
[7] Son père, pierre II, couronné roi, à Rome, le 11 novembre 1204, par le pape Innocent III, avait été le premier souverain d'Aragon qui fut couronné. Ses prédécesseurs, lorsqu'ils avaient atteint l'âge de vingt-cinq ans, se mariaient, étaient faits chevaliers et prenaient le titre de roi.
[8] Marie mourut au mois d'avril 1218, à Rome où elle s'était retirée.
[9] Yolande, fille d'André, roi de Hongrie, et d'Yolande de Courtenay. Il l'épousa le 8 septembre 1235 à Barcelone.
[10] Il succéda à son père Jacques Ier, le conquérant, dans les royaumes d'Aragon et de Valence.
[11] Il obtint, avec le titre de roi, l'île de Majorque, le Roussillon et Montpellier.
[12] Elle épousa Alphonse X, roi de Castille.
[13] Isabelle, fille de Jacques Ier, épousa Philippe le Hardi, fils de saint Louis, le 28 mai 1262, à Clermont en Auvergne. Elle mourut d'une chute de cheval, à Cosenza en Calabre, au retour d'Afrique, le 28 janvier 1271, à l'âge de vingt-quatre ans Philippe le Bel naquit de ce mariage.
[14] Le roi Jaume ou Jacques a écrit lui-même en catalan une chronique de son temps, imprimée à Valence en 1881, in-folio. La conquête de Majorque forme le second livre
[15] L’histoire de la conquête de Valence forme le troisième livre de la chronique catalane du roi Jacques.
[16] Les riches hommes formaient dans les royaumes chrétiens d'Espagne l'ordre supérieur de la noblesse.
[17] L'histoire de la conquête de Valence forme le troisième livre de la Chronique catalane du roi Jacques.
[18] C'était le nom que portait aux treizième et quatorzième siècles l'infanterie aragonaise. Les savants ne sont pas d'accord sur le sens de ce mot; les uns le font venir de l'arabe, où le radical Garaf, composé en Almugavarin, signifie guerrier. Cette étymologie est la plus vraisemblable. D'autres assurent que les Almogavares étaient une tribu qui avait accompagné les Goths ou les Huns lors de leur établissement dans l'empire romain.
[19] Partie méridionale de la Calabre ultérieure, le long du détroit de Sicile, terre des anciens Brutiens.
[20] Frédéric II.
[21] Le mariage de Pierre III avec Constance, fille de Manfred et de Béatrice de Savoie, eut lieu le 13 juillet 1262 à Montpellier.
[22] Pierre mourut le 12 novembre 1285.
[23] Constance mourut à Barcelone l'an 1300.
[24] Alphonse devint roi d'Aragon et de Valence, et comte de Barcelone.
[25] Jacques fut d'abord roi de Sicile, et succéda à son frère Alphonse à la couronne d'Aragon en 1291.
[26] Frédéric devint roi de Sicile après le départ de son frère Jacques.
[27] pierre épousa Guillelmine de Bloncade, fille de Gaston, seigneur de Béarn.
[28] Elisabeth, mariée à Denis, roi de Portugal.
[29] Yolande épousa Robert, fils de Charles II, roi de Naples et de Jérusalem.
[30] L'infant Jacques épousa Esclarmonde de Foix, sœur de Roger-Bernard II, le 4 octobre 1275, à Perpignan.
[31] C'est-à-dire montés sur genêts ou petits chevaux du pays.
[32] Isabelle, mariée à Philippe le Hardi.
[33] Le 18 août 1283, Jacques II de Majorque reconnut par un acte que la ville de Montpellier, le château de Lates, appelé autrefois le Palu, et tous les autres châteaux et villages de la baronnie de Montpellier et des environs, tels qu'ils avaient été possédés par Guillaume de Montpellier, étaient du royaume de France. Il reconnut aussi que la ville de Montpellier, le château de Lates et leurs dépendances étaient de la mouvance de l'église de Maguelone, et qu'il les tenait on arrière-fief de la couronne, et que le tout était du ressort du roi, promettant de ne jamais contrevenir à cette déclaration, Philippe le Hardi, à son tour, étant retourné à Toulouse, y déclara, le lundi avant la Saint-Barthélemy, que, par l'affection singulière qu'il avait envers Jacques, roi de Majorque, seigneur de Montpellier, il lui accordait, par une grâce spéciale, ainsi qu'aux seigneurs de Montpellier ses successeurs, que toutes les causes d'appel qui pourraient émaner, soit de la personne de ce prince, soit de celle de son lieutenant dans la baronnie de Montpellier et ses dépendances, ne seraient relevées ni devant le sénéchal de Beaucaire, ni devant tout autre sénéchal, mais devant le roi de France lui seul et sa cour. Philippe le Bel avait acquis de l'évêque de Maguelone la partie de cette ville nommée partie antique
[34] Valence avait été prise en septembre 1258 et Murcie fut prise en février 1266, ancien style, ou 1267, nouveau style.
[35] En castillan, adelantado, gouverneur.
[36] Pierre III, dit le Grand, roi d'Aragon en 1276.
[37] Je conserverai ce vieux mot français, qui répond exactement au mot catalan. Le lin était plus petit que la galère.
[38] Ce qui répond au huzza ou houra des peuples du Nord.