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HISTOIRE UNIVERSELLE DE JUSTIN 

 

 

livres I à IV

 

relu et corrigé

 

 

PRÉFACE DE JUSTIN

Les Romains, dont plusieurs même avaient porté le titre de consuls (1), ont employé une langue étrangère, la langue des Grecs, pour écrire l'histoire de leur patrie : Trogue Pompée, digne rival de l'antique éloquence, jaloux de leur disputer le prix du génie, ou séduit par la richesse et la nouveauté du sujet, a écrit en latin l'histoire de la Grèce et de l'univers, pour que les actions des Grecs pussent se lire en notre langue, comme on lit en grec celles des Romains ; entreprise qui atteste tout ensemble un esprit vaste et une application infatigable. Les historiens d'une seule Nation, ou même d'un seul prince, s'effraient des difficultés de leur tâche : et c'est le monde entier que Trogue Pompée a osé embrasser avec l'audace d'Hercule, en retraçant dans ses récits l'histoire de tous les siècles, de tous les rois, de tous les peuples. Les sujets que les historiens de la Grèce se sont partagés sans ordre et suivant leurs convenances particulières, ceux même qu'ils ont dédaignés, comme trop peu féconds, Trogue Pompée les a tous rassemblés, tous classés dans un seul ouvrage, selon la succession des temps et l'enchaînement des faits  (2). Des quarante-quatre livres qu'il a publiés, j'ai extrait, pendant le repos dont je jouissais à Rome, les faits les plus dignes d'être connus ; et, laissant de côté ce qui n'offrait ni une lecture agréable ni une instruction utile, j'en ai composé, pour ainsi dire, un léger bouquet de fleurs, dans le dessein de rappeler l'histoire grecque à ceux qui la connaissent, de l'enseigner à ceux qui l'ignorent. C'est à vous (3) que je présente cet ouvrage, non pour vous instruire, mais pour le soumettre à vos lumières, et en même temps pour vous rendre compte de mon loisir, dont le sage Caton veut qu'on justifie l'emploi. Votre suffrage est aujourd'hui l'unique objet de mes vœux ; la postérité, dans le silence de l'envie, saura rendre justice à mes efforts.

Histoire universelle (1)

LIVRE PREMIER

Histoire des empires des Assyriens, des Mèdes et des Perses, jusqu'à Darius, fils d'Hystaspe.


I. Le genre humain fut d'abord gouverné par des rois, qui devaient cette suprême dignité, non à la faveur d'un peuple séduit, mais à leurs vertus et au suffrage des gens de bien. Les peuples n'étaient régis par aucune loi : la loi, c'était la volonté du souverain. Les princes s'attachaient plus à défendre qu'à reculer les limites de leur empire : chacun en bornait l'étendue aux frontières de la patrie. Ninus, roi d'Assyrie
(2), guidé par une ambition jusque-là inconnue, porta la première atteinte à cet usage antique, et pour ainsi dire héréditaire. Le premier, il entra en ennemi sur les terres de ses voisins, et soumit, jusques aux confins de la Libye, des nations encore inhabiles à se défendre. Avant lui, il est vrai, on avait vu Sésostris  (3), roi d'Égypte, Tanaüs, roi de Scythie, pénétrer, l'un jusqu'au Pont, et l'autre jusqu'à l'Égypte. Mais c'était dans des contrées lointaines qu’ils avaient porté leurs armes ; et, songeant à la gloire de leurs peuples plus qu'à leur propre puissance, ils se contentaient de vaincre, sans chercher à commander. Ninus, au contraire, affermit son vaste pouvoir par une longue domination : maître des pays voisins, il ajouta leurs forces aux siennes, pour subjuguer les autres peuples ; et, faisant de chaque victoire l'instrument d'une victoire nouvelle, il soumit l'Orient tout entier (4). La dernière guerre qu'il entreprit fut contre Zoroastre, roi de Bactriane, qui inventa, dit-on, la magie, et se livra le premier à l'étude approfondie des principes de l'univers et de la révolution des astres. Ce prince fut tué : Ninus mourut bientôt après, lassant son fils Ninyas encore enfant, et son épouse Sémiramis.

II. Cette princesse n'osant confier le sceptre aux mains débiles de son fils, ni se déclarer ouvertement la reine de tant de nations puissantes, trop peu disposées à supporter le joug d'un homme pour souffrir celui d'une femme, déguise son sexe, son âge, et l'épouse de Ninus se fait passer pour son fils. La mère et le fils étaient d'une taille médiocre ; tous deux avaient une voix grêle et des traits à peu près semblables : elle couvre son corps de longs voiles, cache sa tête sous une tiare ; et pour que la nouveauté de ce costume n'excitât aucun soupçon, elle le fait prendre à ses peuples, qui depuis en ont fidèlement gardé l'usage. A la faveur de ce déguisement, elle régna d'abord sous le nom de son fils ; elle se signala ensuite par des actions d'éclat ; et lorsqu'elle crut avoir vaincu l'envie par sa gloire, elle déclara son nom et son artifice : cet aveu, loin de lui coûter le trône, ajouta à l'admiration des peuples ; on s'étonna de ce courage, qui l'élevait au-dessus de son sexe et même au-dessus des héros. Cette princesse fonda Babylone, et l'entoura d'un mur de briques, cimentées, non avec du sable, mais avec le bitume qui sort en bouillonnant du sol de ce pays. Elle s'illustra encore par beaucoup d'autres faits éclatants : non contente de conserver les conquêtes de son époux, elle ajouta l'Éthiopie à son empire, et porta la guerre jusque dans l'Inde, où Alexandre-le-Grand pénétra seul après elle. Enfin, égarée par une passion incestueuse, elle périt de la main de son fils : elle avait régné quarante-deux ans depuis la mort de Ninus. Ninyas, goûtant en paix le fruit des travaux de sa famille, vécut loin des combats ; et, comme s'il eût en effet changé de sexe avec sa mère, il se déroba aux regards des hommes, pour vieillir obscur au milieu de ses femmes. A son exemple, ses descendants ne répondirent aux demandes de leurs peuples que par la bouche des gouverneurs. L'empire des Assyriens, appelés plus tard Syriens, dura treize cents ans (5).

III. Leur dernier roi fut Sardanapale, homme plus énervé qu'une femme. Arbaces, son lieutenant, gouverneur de la Médie, ayant obtenu, à force d'instances, la permission de paraître devant lui, jusque-là refusée à tout autre, le trouva couvert d'une robe de femme, formant un tissu de pourpre, au milieu de ses courtisanes, dont il dirigeait les travaux, et qu'il effaçait par la mollesse de ses attitudes et la lubricité de ses regards. Indigné de voir une telle femme commander à tant d'hommes de cœur, et des guerriers armés du glaive s'humilier sous une main qui manie la quenouille, il retourne vers les siens ; il leur rapporte ce qu'il a vu ; il refuse d'obéir plus longtemps à un prince qui renonce honteusement à son sexe. On conspire, on s'arme contre Sardanapale. Celui-ci, à l'approche des révoltés, loin de défendre courageusement sa couronne, cherche d'un œil timide un asile qui protège sa vie, puis, à la tête de quelques soldats en désordre, il ose enfin marcher au combat. Vaincu, assiégé dans sen palais, il fait élever un vaste bûcher, s'y jette avec ses trésors, et sait du moins mourir en homme. Arbaces, l'auteur de sa mort, lui succède au trône, et transfère l'empire des Assyriens aux Mèdes, dont il était gouverneur.

IV. Après une longue suite de rois, le sceptre passa, par droit de succession, aux mains d'Astyage. Ce monarque vit en songe une vigne naître du sein de sa fille unique, et étendre sur l'Asie entière l'ombrage de ses rameaux. Les devins consultés répondirent que la princesse lui donnerait un petit-fils, dont ce prodige annonçait la grandeur, mais qui ravirait le sceptre à son aïeul. Astyage épouvanté ne voulut marier sa fille ni à un homme de haut rang, ni a un Mède, de peur de trouver dans son petit-fils la fierté d'une origine doublement illustre il choisit donc pour gendre Cambyse, homme sans nom, issu de la nation des Perses, alors presqu'inconnue. Mais ses terreurs n'étaient pas calmées ; et, pendant la grossesse de sa fille, il la fit venir près de lui, pour qu'on pût immoler le petit-fils sous les yeux même de son aïeul. A peine l'enfant eut-il vu le jour, qu'Astyage le livre à Harpagus, son confident, avec ordre de le mettre à mort. Celui-ci, craignant que la princesse, appelée un jour au trône d'Astyage, qui n'avait aucun enfant mâle, ne vengeât sur lui le meurtre dont elle ne pouvait punir son père, fait exposer le nouveau-né par un pasteur des troupeaux du roi. Un fils venait aussi de naître au berger. Sa femme, sachant qu'il avait exposé le jeune prince, conjura son mari de le lui apporter pour le voir. Celui-ci, cédant à ses prières, rentre dans la forêt, trouve près de l'enfant une chienne qui le nourrissait de son lait, et écartait de lui les bêtes sauvages et les oiseaux de proie. Touché lui-même d'une pitié dont une bête lui donnait l'exemple, il rapporte l'enfant dans la chaumière, où la chienne le suit avec inquiétude. Placé dans les bras de sa femme, le jeune prince sembla la connaître, et se joua sur son sein ; étonnée de sa force, charmée de la grâce et de la douceur de son sourire, elle supplia son mari, au nom de la fortune de cet enfant, au nom de leur intérêt, d'exposer leur propre fils, et de nourrir le prince à sa place . Ainsi change le sort des deux enfants; l'un est élevé comme fils d’un pasteur, l'autre exposé comme petit-fils du roi : la nourrice reçut plus tard le nom de Spacos, mot qui signifie chienne dans la lange des Perses (6).

V. L'enfant, élevé parmi les bergers, reçut plus tard le nom de Cyrus. Un jour que, dans les jeux de son âge, le sort l'avait nommé roi, il fit frapper de verges quelques-uns de ses compagnons, qui bravaient en riant son autorité. Leurs parents, indignés qu'un esclave du roi eût fait subir à des enfants de race libre la honte d'un tel châtiment, vont se plaindre à Astyage ; mais Cyrus, appelé devant lui, répond, sans s'émouvoir, qu'il s'est conduit en roi. Le monarque, étonné d'une si grande fermeté, se rappelle alors son rêve et les menaçantes prédictions qui l'ont suivi. La conformité des traits, l'époque de l'exposition, l'aveu du berger, tout concourt à convaincre Astyage : il reconnaît son petit-fils. Cependant, croyant l'oracle accompli par cette royauté exercée entre les pasteurs, il consent à épargner Cyrus. Mais, irrité contre Harpagus, et voulant punir son infidélité, il égorge son fils, et le lui fait servir dans un festin. Harpagus déguise son ressentiment, et attend l'occasion de se venger. Quelque temps après, toujours animé par sa douleur et ses regrets, il écrit à Cyrus, dont l'âge avait développé les forces, lui dévoile les ordres donnés par Astyage pour le reléguer chez les Perses et le faire périr dès sa naissance ; il raconte comment lui-même a sauvé les jours du jeune prince, et comment ce bienfait, en allumant la colère du roi, a coûté au bienfaiteur la vie de son fils. Il exhorte Cyrus à lever une armée, lui promet l'appui des Mèdes, et une route facile au trône. Pour soustraire la lettre, aux gardes placés par le roi sur toutes les routes, on la cache dans le corps d'un lièvre, qu'un esclave affidé, un filet à la main et sous le déguisement d'un chasseur, va porter en Perse et remet à Cyrus.

VI. Après la lecture de cette lettre, un songe vint confirmer Cyrus dans les desseins qu'on lui proposait d'embrasser, et lui prescrivit en même temps d'associer à son entreprise l'homme qui le lendemain se présenterait le premier à ses regards. Il sort de la ville avant le jour, et rencontre Sébaris, esclave d'un Mède, l'interroge sur son origine, et, apprenant qu'il est né dans la Perse, il lui ôte ses liens, l'adopte pour compagnon, et rentre à Persépolis. Là, il assemble le peuple, ordonne à tous les citoyens de prendre la hache, et d'abattre une forêt qui gênait la route : ce travail achevé, il les invite pour le lendemain à un festin magnifique ; puis, voyant les convives animés par la gaîté de la table, il leur demande si, maîtres du choix, ils préféreraient les fatigues de la veille aux plaisirs de ce jour : tous s'écriant qu'ils préféreraient les plaisirs : « Eh bien, dit-il, vos jours seront tous pénibles comme celui d'hier, si vous restez esclaves des Mèdes ; tous joyeux comme celui-ci, si vous consentez à me suivre. » On lui répond par des cris de joie, et la guerre est déclarée. Astyage, oubliant ce qu'il doit attendre d'Harpagus, le met à la tête de ses troupes : celui-ci les livre à Cyrus, et se venge, par une trahison, de la cruauté de son maître. A cette nouvelle, Astyage rassemble des forces de toutes parts, et marche en personne contre les Perses : il engage la bataille avec vigueur, et place ensuite derrière les combattants une partie de son armée, avec ordre de présenter le fer à quiconque reculerait, et de le ramener à l'ennemi il annonce aux autres, qu'ils trouveront, en tournant le dos, des adversaires aussi redoutables que devant eux, et que, pour fuir comme pour vaincre, il leur faudra renverser une armée. La nécessité de combattre redouble leur valeur et leur force. Déjà les Perses commençaient à plier, quand leurs mères et leurs épouses accourent à eux pour les rappeler au combat, et, les voyant hésiter, elles découvrent leurs corps, et, présentant leurs flancs, demandent s'ils veulent se réfugier dans le sein de leurs mères et de leurs femmes. Émus de ces reproches, ils retournent au combat, et, par un dernier effort, renversent à leur tour les troupes devant lesquelles ils fuyaient : Astyage lui-même reste prisonnier. Cyrus se contenta de lui ôter le sceptre il le traita en aïeul plutôt qu'en ennemi vaincu ; et ce prince ayant refusé de retourner en Médie, il lui confia le gouvernement d'une vaste province, de l'Hyrcanie. Ainsi finit l'empire des Mèdes, qui avait duré trois cent cinquante ans (7).

VII. Dès le commencement de son règne, Cyrus donna à Sébaris (cet esclave qu'il avait, sur la foi d'un songe, délivré de ses fers et associé à tous ses projets le gouvernement de la Perse avec la main de sa sœur. Mais les villes autrefois tributaires des Mèdes, croyant leur condition changée avec le sort de l'empire, se révoltèrent contre Cyrus, qui, par cette défection, fut entraîné dans une longue suite de guerres. Il avait enfin soumis la plupart des rebelles, et marchait contre Babylone, lorsque Crésus, roi de Lydie, fameux alors par sa puissance et ses richesses, vint au secours de cette ville ; il fut défait, trembla pour lui-même  (8), et se réfugia dans ses états. Cyrus ne se contenta pas de l'avoir vaincu : maître de Babylone, il porte la guerre en Lydie, et dissipe aisément l'armée de Crésus, découragée par un premier revers ; Crésus lui-même est fait prisonnier. Mais la victoire fut aussi généreuse qu'elle avait été facile : Crésus reçut du vainqueur, avec la vie, une partie de son patrimoine et la ville de Barène (9), pour y vivre, sinon en roi, du moins dans l'éclat d'une brillante fortune. Cette clémence ne fut pas moins utile au vainqueur qu'au vaincu ; car toute la Grèce, à la nouvelle de la guerre allumée en Lydie, avait envoyé ses forces avec autant d'empressement que si l'incendie l'eût menacée elle-même (10). Les Grecs étaient dévoués à Crésus, et, sans la modération de Cyrus, ils devenaient pour ce conquérant des ennemis redoutables. Quelque temps après, tandis que Cyrus était occupé à d'autres guerres, les Lydiens secouèrent le joug : défaits encore une fois, et forcés de livrer leurs chevaux et leurs armes, ils furent réduits aux vils métiers de baladins, d'hôteliers, et à l'exercice des plus infâmes trafics. Cette nation avait été active, puissante, belliqueuse ; amollie par le luxe, elle perdit son antique valeur : avant Cyrus, l'habitude des combats la rendait invincible ; elle se livra à de honteux plaisirs, et fut vaincue par l'oisiveté.

De tous les rois qui précédèrent Crésus au trône de Lydie, et dont le règne fut marqué par des événements mémorables, aucune n'eut une destinée comparable à celle de Mandaule. Ce prince, follement épris des charmes de son épouse, ne cessait de les vanter à tous ses courtisans, et, non content de jouir en secret des douceurs de l'hyménée, il se plaisait à en révéler les mystères ; on eût dit que le silence lui paraissait un outrage à tant de beauté. Enfin, pour justifier ses éloges, il l'expose aux regards de Gygès, son confident. Cette imprudence lui coûta cher : son confident devint son rival et son ennemi, et la reine cessa d'aimer un époux qui semblait l'abandonner aux désirs d'un étranger : bientôt le meurtre de Candaule fut le prix d'un nouvel hymen (11), et, dotée du sang de son mari, elle livra son sceptre et sa personne à son amant adultère (12).

VIII. Cyrus, vainqueur de l'Asie et maître de tout l'Orient, porte la guerre en Scythie. Les Scythes avaient alors pour reine Tomyris, qui, sans s'effrayer de l'approche des ennemis, qu'elle pouvait arrêter aux bords de l'Araxe, leur permit de le franchir, pour se ménager au sein de son royaume une victoire plus facile, et opposer l'obstacle du fleuve à la fuite de l'ennemi. Cyrus traverse l'Araxe, pénètre dans la Scythie, et campe à quelque distance du fleuve ; puis, le lendemain, feignant une alarme, il sort en désordre de son camp, qu'il laisse rempli de vin et de vivres. A cette nouvelle, la reine envoie à sa poursuite son fils, avec le tiers de l'armée. Arrivé au camp de Cyrus, ce jeune prince, sans aucune expérience de la guerre, semble avoir conduit ses soldats au festin, et non au combat : il ne songe plus à poursuivre l'ennemi, et, quoique les Barbares ne fussent pas habitués au vin, il leur permet d'en boire avec excès : aussi les Scythes furent-ils vaincus par l'ivresse, avant de l'être par le fer. Instruit de leurs débauches, Cyrus revient pendant la nuit, les surprend sans défense, les égorge tous, et avec eux le fils de la reine. Ni la destruction d'une puissante armée ni la perte plus cruelle d'un fils unique, n'arrachèrent de larmes à Tomyris ; sa douleur n'aspire qu'aux consolations de la vengeance. A son tour, elle fait tomber dans le piège ses ennemis enivrés de leur triomphe : elle recule, comme découragée par ce désastre, et attire Cyrus dans les gorges de ses montagnes : une embuscade y était préparée, et le roi est massacré avec deux cent mille Perses. Ce qu'il y eut de particulier dans cette victoire, c'est qu'il n'échappa point un seul homme au massacre pour en publier la nouvelle. La reine fit couper la tête de Cyrus, et, la plongeant dans une outre pleine de sang humain, lui reprocha ainsi sa cruauté : « Bois, dit-elle, bois ce sang ; apaise cette soif que rien n'a pu calmer (13) » Cyrus avait régné trente ans, et non seulement les premières années, mais tout le cours de son règne avait été marqué par les succès les plus éclatants.

IX. Cambyse, son fils et son successeur, réunit l'Égypte à l'empire de son père ; mais, plein de mépris pour les superstitions du pays, il fit renverser les autels d'Apis et des autres dieux ; il envoya même, contre le temple fameux de Jupiter Ammon, une armée qui périt tout entière dans les tourbillons de vent, et sous les sables brûlants de ces déserts. Plus tard, effrayé d'un songe qui promettait la couronne à son frère Smerdis, il ajouta, sans hésiter, un parricide à tant de sacrilèges : quelle pitié un frère pouvait-il attendre d'un homme qui, dans son impiété, n'avait pas même épargné les dieux ? Il venait de confier à un mage de sa cour, nommé Prexaspes (14), l'exécution de ce crime, lorsque son épée, sortie par hasard du fourreau, lui fit à la cuisse une blessure dont il mourut ; juste châtiment du parricide qu’il avait ordonné, du sacrilège qu'il avait accompli. Le mage (15), instruit de sa mort, se hâte d'en prévenir le bruit ; il égorge Smerdis, légitime héritier de Cambyse, et lui substitue Orospaste, son propre frère : leur taille et leurs traits étaient semblables ; nul ne soupçonna l'artifice, et Orospaste régna sous le nom de Smerdis. Le secret fut d'autant mieux gardé, que, chez les Perses, il est de la majesté des rois de se soustraire aux regards de leurs peuples (16). Les mages, pour se concilier la faveur de la nation, suspendent pour trois années les impôts et les levées de troupes, espérant affermir par la douceur et les largesses une domination usurpée. Mais cette bonté affectée excita les soupçons d'Otane, homme de haute naissance et d'une grande pénétration. Il fit demander à sa fille, l'une des femmes du roi, si son époux était vraiment le fils de Cyrus : elle répondit qu'elle l'ignorait, et ne pouvait le savoir de ses compagnes, toujours renfermées dans des appartements séparés. Il lui ordonna alors de toucher les oreilles du prince pendant son sommeil ; car Cambyse avait fait couper celles du mage. La réponse de sa fille confirma ses soupçons ; et aussitôt, réunissant les grands de la Perse, il leur révéla ce secret, et leur fit solennellement jurer la mort de l'imposteur. Les conjurés n'étaient qu'au nombre de sept pour prévenir tout remords, toute trahison, ils courent aussitôt au palais, armés de poignards qu'ils cachent sous leurs vêtements. Ils égorgent ceux qui les arrêtent, et arrivent aux mages, qui, se défendant eux-mêmes avec valeur, tuent de leur main deux des conjurés ; enfin, ils cèdent au nombre. Gobryas saisit l'un d’eux dans ses bras, et, voyant ses compagnons hésiter à frapper, de peur de le percer lui-même dans l'obscurité, il leur crie. d'immoler le traître, le fer dût-il traverser son propre sein ; cependant, par un heureux hasard, ils tuèrent le mage sans atteindre Gobryas.

X. La mort des usurpateurs fut glorieuse pour leurs meurtriers ; mais ce qui fut plus honorable encore, c'est que leurs prétentions au même trône ne purent les désunir. Leur vertu était pareille, comme leur noblesse, et l'égalité du mérite eût rendu le choix du peuple difficile : pour décider entre eux, ils trouvèrent donc le moyen d'interroger le sort et la volonté des dieux. Ils convinrent de se rendre tous à cheval devant le palais, à un jour fixé, dès le lever de l'aurore, et de prendre pour roi celui dont le cheval hennirait le premier, au lever du soleil ; car le soleil est le seul dieu des Perses, et les chevaux lui sont consacrés. Au nombre des conjurés était Darius, fils d'Hystaspe : son écuyer, témoin de ses inquiétudes, lui dit que si la couronne est à ce prix, il lui garantit le succès, et, la veille du jour fixé, pendant la nuit, il mène devant le palais le cheval de son maître, et là lui livre une cavale, dans un espoir que l'événement confirma. Le lendemain, quand tous furent réunis à l'heure convenue, le cheval de Darius reconnaît le lieu, hennit aussitôt, au souvenir des plaisirs de la veille, et, le premier, donne le signal qui assure l'empire à son maître. Telle fut la modération des rivaux de Darius, qu'à l'instant même, se prosternant à ses pieds, ils le saluèrent du nom de roi : le peuple entier suivit leur exemple et confirma leur jugement. C'est ainsi que l'empire de la Perse, reconquis par le courage de sept illustres seigneurs, passa aux mains d'un seul, sans autre droit qu'une épreuve si frivole : on ne peut trop admirer, qu'ils aient cédé avec tant de résignation ce qu'ils avaient arraché aux mages en exposant leur propre vie. Au reste, le nouveau prince joignait à la dignité de la figure, à l'éclat d'un courage vraiment digne du trône, l'avantage d'une naissance qui l'attachait à la dynastie ancienne. Dès le commencement de son règne, il épousa la fille de Cyrus, pour affermir sa puissance en s'alliant au sang royal : par cette union, la couronne semblait moins passer à des étrangers que rentrer dans la famille de Cyrus. Quelque temps après, les Assyriens se révoltèrent, et s'emparèrent de Babylone. Le roi, après de vains efforts pour reprendre la ville, ne savait à quel moyen recourir, lorsque Zopyre, un de ceux qui avaient tué les mages, se fait déchirer le corps à coups de fouet, couper le nez, les lèvres, les oreilles, et vient s'offrir aux yeux de son maître. Darius étonné demande la cause et l'auteur de cette cruauté ; Zopyre l'instruit en secret de ses desseins, en concerte le plan avec lui, et, se présente comme transfuge aux portes de Babylone. Il montre au peuple ses membres mutilés, il accuse la barbarie du roi, son rival heureux, qui cependant doit le sceptre au hasard, et non au mérite, au hennissement d'un cheval, et non au suffrage de ses peuples : ennemis de Darius, que n'ont-ils pas à craindre d'un prince qui traite ainsi ses amis ? Il les exhorte à compter moins sur leurs remparts que sur leurs armes ; il offre d'ajouter à leurs efforts la première chaleur de son ressentiment. Tous connaissaient sa noblesse et ses talents ; l'outrage qu'il venait d'essuyer, les blessures dont il était couvert, semblaient des gages assurés de sa bonne foi. Proclamé général d'une voix unanime, il remporte, à la tête d'une petite troupe, quelques succès sur les Perses, qui se retirent à dessein devant lui. Enfin, dès que l'armée entière est confiée à ses ordres, il la livre avec la ville au pouvoir de Darius. Après cette expédition, Darius fit la guerre aux Scythes, comme on le verra dans le livre suivant.

LIVRE II.

 Digression sur les Scythes, les Amazones et les Athéniens ; des rois d'Athènes, de la législation de Solon, de la tyrannie des Pisistratides, de leur expulsion qui engagea Athènes dans une guerre avec les Perses, de la bataille de Marathon. Histoire de Xerxès, successeur de Darius, et de sa guerre avec les Grecs.

I. Pour retracer les actions des Scythes (1) et leurs brillants exploits, il faut remonter à leur origine ; car cette nation jeta autant d'éclat dès sa naissance, qu'au temps même de sa puissante domination. Et elle ne se signala pas moins par la valeur de ses femmes, que par les victoires de ses guerriers : s'ils ont fondé l'empire des Parthes et des Bactriens, leurs femmes ont fondé celui des Amazones ; en sorte qu'à comparer les hauts faits de l'un et de l'autre sexe, on ne saurait auquel décerner le prix du courage. Le peuple scythe a toujours été regardé comme le plus ancien de l'univers, quoique les Égyptiens lui aient longtemps disputé ce titre. Selon ceux-ci, « dans les premiers temps du monde, la plupart des contrées étaient ou brûlées par les ardeurs excessives du soleil, ou glacées par la rigueur du froid ; et, bien loin d'avoir les premières produit des hommes, elles ne pouvaient pas même les recevoir et les conserver, avant que l’on n'eût inventé des vêtements pour préserver de la chaleur et du froid, et que l'art n'eût remédié aux influences du climat. L'Égypte, au contraire, avait toujours joui d'une température si douce, que ses habitants n’avaient à souffrir ni des feux de l'été ni des rigueurs de l'hiver, et son sol état si fertile, que jamais pays ne produisit avec plus d'abondance tous les aliments nécessaires à l'homme. On devait donc regarder comme le berceau du genre humain le pays qui avait pu le plus facilement fournir à ses premiers besoins. » Les Scythes répondaient « que la douceur du ciel n'était point une preuve d'antiquité. La nature, en assignant aux diverses contrées divers degrés de chaleur ou de froid, avait dû y placer des êtres capables d'en supporter les rigueurs, comme elle en variait, par un heureux mélange, les productions et les fruits : en donnant à la Scythie une température plus froide qu'à l'Égypte, elle avait accommodé le corps et l’esprit de ses habitants à l'âpreté de son climat. D'ailleurs, si la terre, maintenant divisée, ne formait autrefois d’un seul corps, soit que d'immenses masses d’eau en aient d'abord chargé la surface, soit que le feu, principe générateur du monde, l'ait occupé tout entier, l'une et l'autre hypothèses attestaient l'antiquité des Scythes. Car, si partout avait d'abord régné le feu, qui s'était éteint par degrés pour laisser place à la terre, le Nord avait dû le premier trouver dans ses glaces un rempart contre la fureur des flammes, puisque maintenant même, sur aucune terre, le froid n'est aussi grand ; tandis que l'Égypte et l'Orient tout entier semblent ressentir encore l'ardeur des feus, qui n'ont pu s'y calmer que fort tard. Si, au contraire, la terre n'était à sa naissance que le lit d'un immense Océan, les eaux, en se retirant, avaient dû découvrir d'abord les terrains les plus élevés, et séjourner longtemps dans les plus bas ; et la contrée desséchée la première avait dû la première aussi se couvrir d'êtres animés : ils prouvaient que la Scythie est le point le plus élevé de la terre, en citant tous les fleuves qui, sortis de son sein, vont se jeter clans les Palus Méotides, et de là dans la mer du Pont et de l'Egypte. L'Égypte, au contraire, disputée aux ondes par les travaux de tant de rois et de tant de siècles, défendue entre la violence des flots par des digues énormes, coupée par tant de canaux, destinés à recevoir les eaux que les digues ont refoulées ; l'Égypte, qui ne pouvait encore recevoir de culture qu'après la retraite du Nil, n'était point la mère du genre humain, puisque les constructions de ses rois, ou le limon déposé par sors fleuve, semblaient attester sa jeunesse. » Ces arguments, meilleurs que ceux des Egyptiens, ont toujours fait considérer les Scythes comme le plus ancien des deux peuples (2).

II. La Scythie s'étend vers l'Orient : bornée d'un côté par le Pont, de l'autre par les monts Riphées, elle est adossée à l'Asie et au Phase. Elle embrasse, en longueur et en largeur, des contrées immenses, ses champs ne sont point divisés par des limites, car l'agriculture y est ignorée : ses habitants n'ont ni maison, ni demeure, ni séjour fixe ; ils passent leur vie à faire paître leurs troupeaux, et à parcourir des déserts incultes : ils traînent avec eux leurs enfants et leurs femmes, dans des chariots couverts de cuir, qui leur servent de maisons et les préservent du froid et de la pluie. La justice est gravée dans les cœurs, plutôt qu'imposée par les lois (3) ; le vol est à leurs yeux le plus grand des crimes : habitués à laisser leurs nombreux troupeaux errer en liberté dans les bois, sur quel bien pourraient-ils compter, si le vol restait impuni ? Ils dédaignent l'or et l'argent, autant que le reste des hommes les convoitent. Ils se nourrissent de lait et de miel Le vêtement de laine leur est inconnu, et ils n'opposent à la rigueur perpétuelle du froid que des peaux de bêtes fauves (4) ; cette simplicité inspire la justice, en prévenant les désirs ; car la soif de l'or en accompagne l'usage. Que ne trouve-t-on chez les autres hommes la même modération, le même respect pour le bien d'autrui ! l'univers ne serait point, depuis tant de siècles, un théâtre de carnage, et le fer, les batailles, ne raviraient pas plus d'hommes que la volonté du sort et la loi de la nature. Étrange prodige, que ces sauvages aient trouvé sans effort ce que les maximes des sages, les leçons des philosophes n'ont pu donner à la Grèce, et que notre élégante politesse reste encore tant au-dessous de leur sauvage ignorance ! Ils ont donc plus gagné à ignorer le vice, que les Grecs à connaître la vertu !

III. Trois fois les Scythes aspirèrent à la conquête de l'Asie, sans avoir été jamais eux-mêmes attaqués ou soumis par aucune force étrangère. Ils ont chassé honteusement de leur pays Darius, roi de Perse ; ils ont massacré Cyrus et son armée, détruit le même Zopyrion, général d'Alexandre, avec toutes ses troupes ; ils n'ont connu de Rome que la gloire de ses armes, sans en avoir éprouvé la puissance. Enfin, l'empire des Parthes et des Bactriens est leur ouvrage. Endurcis à la fatigue et habitués aux combats, leur vigueur est prodigieuse. Ils ne recherchent rien qu'on puisse leur enlever : vainqueurs, ils ne demandent que la gloire. Sésostris (5), roi d'Egypte, osa le premier marcher contre eux, précédé de députés chargés de leur dicter ses lois. Mais les Scythes avaient été instruits par leurs voisins de l'approche de l'ennemi : ils répondent aux envoyés, « qu'il est bien imprudent au souverain d'une riche nation de provoquer un peuple pauvre, dont il devait plutôt redouter l'attaque au sein de son pays ; que l'issue de la guerre sera douteuse, sa victoire sans espérance, et sa défaite sans ressource ; qu'enfin, loin d'attendre un ennemi contre lequel ils ont tout à gagner, eux-mêmes vont courir à lui, comme à une proie assurée  » ; et ils partent aussitôt. A la nouvelle de leur marche rapide, le roi épouvanté prend la fuite, et, laissant son armée et ses vastes préparatifs, il se retire dans son royaume 6). Arrêtés par les marais de l'Egypte, les Scythes reviennent sur leurs pas, et imposent à l'Asie subjuguée un léger tribut, plutôt comme monument de leur puissance, que comme fruit de leur victoire. Après quinze ans employés à la conquête de l'Asie, ils sont rappelés par les menaces de leurs femmes, résolues, « si cette absence se prolonge encore, de chercher d'autres époux chez les peuples voisins, et de ne pas laisser la nation des Scythes s'éteindre par leur faute.  » L'Asie paya tribut pendant quinze cents ans : elle en fut affranchie par Ninus, roi d'Assyrie.

IV. Cependant, deux princes du sang royal, Ylinos et Scolopitus, chassés de leur pays par la faction des grands, entraînèrent à leur suite une nombreuse jeunesse, et vinrent s'établir en Cappadoce, près du fleuve Thermodon, dans les plaines de Thémiscyre (7) : après s'y être enrichis, pendant une longue suite d'années, des dépouilles des peuples voisins, ils furent surpris et mis en pièces par ces nations liguées. Leurs femmes, à la fois veuves et bannies, courent aux armes, repoussent l'ennemi, l'attaquent bientôt à leur tour. Elles renoncent au mariage, qui ne leur semble plus qu'une servitude ; et, donnant un exemple que nul siècle n'a imité, elles étendent et conservent leur nouvel empire sans le secours des hommes qu'elles méprisent : pour prévenir toute jalousie, elles égorgent ceux qui restaient parmi elles, et vont enfin venger, par la ruine de leurs voisins, le massacre de leurs époux. Dans la paix qui suivit cette victoire, elles s'unirent aux nations voisines, pour ne pas laisser éteindre leur race : elles égorgeaient tous leurs enfants mâles, et élevaient les filles, non dans l'oisiveté ou dans les travaux des femmes, mais dans les fatigues où elles-mêmes passaient leur vie ; elles les exerçaient au maniement des armes, à l’équitation, à la chasse : pour leur rendre plus facile l'usage de l'arc, elles leur brûlaient, dès l'enfance, la mamelle droite, d'où leur vint le nom d'Amazones (8). Deux de leurs reines, Marpesia et Lampedo, divisant en deux troupes la nation déjà puissante, se chargeaient tour-à-tour de porter la guerre au dehors : une seule restait pour la défense du pays : afin d'ajouter à l'éclat de leurs succès, elles se disaient files de Mars. Ayant ainsi conquis une grande partie de l'Europe, elles soumettent encore quelques états de l'Asie, y fondent Éphèse et plusieurs autres villes, et renvoient en Europe la moitié de l'armée, chargée de butin. Celles qui étaient restées pour la défense de l'empire d'Asie, succombèrent sous les efforts réunis des Barbares ; leur reine Marpesia périt avec elles. Sa fille Orithye lui succéda, et joignit à ses talents militaires l'honneur d'une vertu toujours conservée sans tache. Ses exploits couvrirent de tant de gloire le nom des Amazones, qu'Eurysthée ordonna à Hercule, en lui imposant ses douze travaux, de lui apporter les armes de leur reine, qu'il croyait invincible. Hercule conduit avec lui, sur neuf vaisseaux, l'élite des guerriers de la Grèce, et débarque à l'improviste. Orithye et sa sœur Antiope étaient alors reines des Amazones ; mais la première faisait la guerre au dehors. Aussi à l'arrivée d'Hercule, la reine Antiope, qui d'ailleurs ne craignait aucune attaque, n'avait près d'elle qu'une escorte peu nombreuse. Dans la surprise de cette irruption soudaine, à peine quelques-unes de ces guerrières purent-elles prendre leurs armes : la victoire fut facile. La plupart des Amazones furent tuées ou prises. Deux sœurs d'Antiope, Hippolyte et Ménalippe, tombèrent, l'une aux mains de Thésée, l'autre au pouvoir d'Hercule : le premier épousa sa captive, dont il eut un fils qui porta le même nom ; le second rendit Ménalippe à sa sœur, reçut pour rançon l'armure de la reine, et retourna vers son frère, dont il avait accompli les ordres. A la nouvelle de ce désastre, Orithye excite ses compagnes contre le roi d'Athènes, ravisseur d'Hippolyte : en vain auront-elles conquis le Pont et subjugué l'Asie, s'il leur faut subir l'outrage de ces pirates de la Grèce. Elle demande des secours à Sagillus, roi de Scythie ; elle lui rappelle que les Amazones sont filles des Scythes ; privées de leurs époux, elles ont été forcées de soutenir par les armes la justice de leur cause et elles ont montré que chez les Scythes les femmes ne le cèdent point aux hommes en valeur. Touché de la gloire de sa nation, Saginus envoie à leur secours son fils Panasagore, avec une nombreuse cavalerie ; mais, avant le combat, la discorde éclate entre les deux peuples, et, abandonnée de ses allés, Orithye est battue par les Athéniens : cependant ses troupes trouvèrent un asile dans le camp des Scythes, et sous cette sauvegarde, traversant l’Asie sans obstacle, elles rentrèrent dans leur empire. Après Orithye, régna Penthésilée, qui, au siège de Troie, se signala si glorieusement contre les Grecs, parmi tant d'illustres guerriers (9). Elle y périt enfin avec son armée, et les faibles restes de la nation, qu'elle avait laissés dans son empire, se maintinrent avec peine contre les attaques de leurs voisins, jusqu'au temps d'Alexandre-le-grand. Minithye ou Thaiestris, leur reine, partagea treize jours le lit de ce prince, pour en avoir un enfant (10), et rentra dans son royaume, où elle mourut peu de temps après. Le nom des Amazones s'éteignit avec elle.

V. Les Scythes, dans leur troisième expédition d'Asie, séparés huit ans de leurs femmes et de leurs enfants, trouvent à leur retour leurs esclaves armés contre eux. Leurs épouses, lassées d'une si longue attente, et les croyant, non pas retenus par la guerre, mais exterminés, s'étaient unies aux esclaves laissés pour la garde des troupeaux, et ceux-ci repoussent en ennemis leurs maîtres qui revenaient victorieux. Les Scythes, après des succès balancés, songent enfin qu'ils n'ont pas à combattre des ennemis, mais des esclaves ; qu'il faut vaincre, non en guerriers, mais en maîtres, par des coups plutôt que par des blessures, et quitter le glaive et la lance pour s'armer de fouets et de verges, effroi des esclaves. Ce projet adopté, ils s'avancent ainsi armés ; et dès qu'ils sont près de l'ennemi, agitant tout à coup leurs fouets, ils portent l'épouvante dans ses rangs étonnés : l'on vit ces hommes, que le fer n'avait pu vaincre, trembler devant les verges, et disparaître du champ de bataille, non en ennemis battus, mais en esclaves fugitifs. Tous les prisonniers furent mis en croix, et les femmes punirent elles-mêmes, par le fer ou par la corde, le crime dont elles se sentaient coupables. La Scythie resta en paix jusqu'au règne de Jancyrus (11). Ce prince refusa la main de sa fille à Darius, roi de Perse, qui vint, comme nous l'avons dit, lui apporter la guerre à la tête de sept cent mille hommes ; et, ne pouvant atteindre les ennemis qu'il voulait combattre, craignant d'ailleurs qu'on ne dupât sa retraite en détruisant le pont jeté sur l'Ister, il se retira en désordre, et lassa quatre-vingt mille morts, perte qui sur une telle multitude dut lui paraître légère. Il poursuit ses conquêtes en Asie, soumet la Macédoine, remporte sur les Ioniens une victoire navale, et dirige ensuite contre Athènes, qui les avait secourus, tous les efforts de la guerre.

VI. Arrivé au récit des victoires d'Athènes, dont les succès passent notre croyance, comme ils passèrent son espoir, et même ses désirs, je vais donner quelques détails sur l'origine de cette ville, qu'on n'a pas vue s'élever comme toute autre, de l'obscurité à la gloire, et du néant à la puissance (12); son illustration remonte à son berceau ; son peuple n'est issu ni de colonies étrangères, ni d'un ramas obscur d'aventuriers : enfants de la terre qu'ils habitent, les Athéniens sont nés sur le sol qui les nourrit . Les premiers ils enseignèrent aux mortels l'usage de la laine, de l'huile et du vin : ils instruisirent même ces sauvages, qui vivaient de gland, à semer et à labourer la terre. Enfin, les belles-lettres, l'éloquence, la science des lois et de la politique, semblent avoir choisi Athènes pour temple, avant le siècle de Deucalion, elle eut pour roi Cécrops, et les anciennes traditions, toujours mêlées de fables, font de ce prince un être à double sexe, parce que le premier il unit l'homme à la femme par les liens du mariage. II eut pour successeur Cranaus, dont la fille Atthis donna son nom à l’Attique (13). Ensuite régna Amphictyon, qui consacra la ville à Minerve, en lui donnant le nom d'Athènes. Vers cette époque, la plupart des peuples de la Grèce furent submergés par un déluge (14). Quelques hommes échappèrent à ce désastre en cherchant un asile au sommet des montagnes ou en se réfugiant sur des barques, chez Deucalion, roi de Thessalie, qui fut appelé depuis le père du genre humain. Le sceptre d'Athènes passa, par droit de succession, à Érechthée. Sous ce règne, Triptolème découvrit à Éleusis l'art de semer le blé ; des cérémonies religieuses, des fêtes nocturnes ont consacré le souvenir de ce bienfait. Égée, père de Thésée, régna aussi sur les Athéniens. Médée lui donna un fils appelé Medus ; et lorsque Thésée fut parvenu à l'adolescence, remplie de haine pour ce fils d'un autre lit, elle se sépara d'Égée et se retira à Colchos avec Medus. Après Égée, Athènes fut gouvernée par Thésée, et ensuite par Démophon, son fils, qui secourut les Grecs au siège de Troie (15). Plus tard, les Doriens, depuis longtemps ennemis d'Athènes, lui ayant déclaré la guerre, l'oracle, consulté sur le succès de leurs armes, répondit qu'ils seraient vainqueurs, s'ils ne tuaient point le roi des Athéniens. Le premier ordre donné aux soldats fut donc de respecter la vie de ce prince. Codrus était alors roi d'Athènes : instruit de la réponse de l'oracle et du projet de l'ennemi, il quitte les ornements royaux, se couvre de haillons, charge son dos de sarments, et entre dans le camp dorien ; là, se faisant jour dans la foule, il blesse de sa faux un soldat, qui l'égorge à l'instant. Les Doriens reconnurent bientôt son corps, et se retirèrent sans combat. Ainsi, par le courage de son roi, qui se dévoua à la mort pour le salut de la patrie, Athènes fut délivrée d'un ennemi redoutable.

VII. A la mort de Codrus, les Athéniens, pour honorer sa mémoire, ne lui donnèrent point de successeur : le gouvernement fut confié à des magistrats annuels (16). L'état n'avait pont de lois ; tout s'était réglé jusqu'alors par la volonté du souverain. Solon, dont la justice était connue, fut donc choisi pour donner, avec des lois, une existence nouvelle à sa patrie. Ce législateur sut ménager avec tant d'adresse les intérêts du sénat et du peuple, et éviter de déplaire à l'un en se déclarant pour l'autre, qu'il se rendit également cher aux deux ordres. Voici l'une des actions qui honorent le plus la mémoire de ce grand homme : la propriété de l'île de Salamine avait excité entre Mégare et Athènes une guerre meurtrière, qui avait compromis l'existence des deux peuples. Enfin, après de nombreux désastres, les Athéniens défendirent, sous peine de mort, de proposer aucun décret sur la conquête de cette île. Solon, craignant de trahir sa patrie par son silence, ou de se perdre lui-même par ses conseils, feint un soudain accès de démence, qui devait servir d'excuse à ce qu'il voulait dire, et même à ce qu'il se proposait de faire. Couvert de lambeaux, il parcourt la ville, comme un insensé : le peuple s'attroupe autour de lui ; pour mieux déguiser ses desseins ; il s'exprime, pour la première fois, en vers ; et, bravant les menaces de la loi, il entraîne tous les cœurs : on déclare la guerre aux Mégariens, et Athènes victorieuse reprend l'île de Salamine.

VIII. Cependant les Mégariens, irrités de leur défaite, et ne voulant pas laisser leurs efforts inutiles, s'embarquent pour enlever les femmes athéniennes dans les fêtes nocturnes d'Eleusis. Instruit de leur projet, Pisistrate, général athénien, place ses soldats en embuscade, ordonne aux femmes de célébrer la fête de la déesse, même à l'approche de l'ennemi, avec leurs chants et leurs cris ordinaires, pour l'entretenir dans son erreur ; puis il attaque brusquement les Mégariens au sortir de leurs vaisseaux, les massacre, s'empare de leur flotte, y place parmi les soldats quelques femmes pour figurer des captives, et fait voile vers Mégare. Les habitants reconnaissent leurs vaisseaux, et cette proie tant désirée ; ils accourent en foule vers le port, et tombent sous les coups de Pisistrate, qui faillit s'emparer de la ville. Ainsi les Mégariens furent vaincus par leurs propres armes. Mais Pisistrate, comme s'il eût triomphé pour lui seul, et non pour sa patrie, s'élève, par ruse, à la tyrannie : il se fait secrètement battre de verges ; et, le corps déchiré, il paraît aux yeux du peuple assemblé ; il lui montre les plaies dont il est couvert ; il se plaint de la cruauté des grands, dont il se dit la victime ; il joint les larmes aux discours, et parvient à enflammer une multitude crédule, en accusant le sénat d'avoir puni en lui l'amour qu'il porte au peuple ; enfin, il obtient des gardes pour sa sûreté : avec leur secours, il s'empare du souverain pouvoir, qu'il conserva trente-trois ans.

IX. Après sa mort, Dioclès (17), l'un de ses fils, tombe sous les coups d'un jeune homme dont il avait outragé la sœur. Hippias, son second fils, héritier de sa puissance, fait saisir le meurtrier, qui, forcé dans les tortures de déclarer ses complices, nomme tous les amis du tyran. Hippias, les ayant fait égorger, lui demande s'il a encore des complices : « Non, tyran, lui dit-il, tu es maintenant le seul dont je désire la mort ; » et, par cette noble réponse, il sut vaincre le tyran, comme il avait su venger sa sœur. Son courage rappela les Athéniens au souvenir de leur liberté ; et bientôt Hippias, détrôné et banni, se réfugie dans la Perse. Darius, comme nous l'avons dit, se disposait à faire la guerre aux Athéniens : Hippias lui offre de le guider contre sa patrie. A la nouvelle de l'approche des Perses, les Athéniens demandent du secours aux Spartiates, leurs alliés ; mais, apprenant qu'une fête religieuse retardait de quatre jours la marche de ces auxiliaires, ils vont se poster, sans les attendre, dans la plaine de Marathon ; et, avec dix mille citoyens et mille soldats de Platée, ils présentent la bataille à six cent mille ennemis. Miltiade les commandait ; c'était lui qui les avait décidés à ne point attendre le secours de Sparte dans sa confiance, il comptait plus sur la rapidité de l'attaque, que sur l'appui des alliés. Les Grecs marchent au combat remplis d'ardeur et d'espoir, et, franchissant à la course l'espace d'un mille, qui les séparait de l'ennemi, ils arrivent à lui sans avoir lancé leurs traits. Le succès répondit à cette audace. Aux exploits qui signalèrent leur courage, il semblait que d'un côté ce fussent des hommes de cœur, et de l'autre de vils troupeaux. Les vaincus se réfugièrent sur leur flotte, dont une grande partie fut prise ou coulée à fond. Chacun des Athéniens déploya tant de valeur dans ce combat, qu'il eût été difficile d'assigner le premier rang. On distingua cependant les brillantes actions du jeune Thémistocle, et l'on put présager la gloire qui l'attendait dans le commandement des armées. L'histoire a consacré aussi le nom de Cynégire, soldat athénien, qui, après avoir versé des flots de sang ennemi, poursuivit les fuyards jusqu'à leurs vaisseaux, retint de la main droite une barque chargée de leurs soldats, et ne la lâcha qu'en perdant la main ; il la saisit alors de la gauche, et, quand celle-ci fut aussi coupée, il s’attacha au navire avec ses dents ; ainsi cet intrépide guerrier, sans être rassasié d'un si long carnage, ni arrêté par la perte de ses mains, combattit encore, tout mutilé, avec l'arme qu'emploie la bête féroce dans sa rage. Cette bataille, et la tempête qui la suivit, coûtèrent aux Perses deux cent mille soldats ; Hippias, tyran d'Athènes, coupable auteur de cette guerre, y périt lui-même, puni par les dieux vengeurs de la patrie.

X. Bientôt la mort frappa Darius au milieu des préparatifs d'une guerre nouvelle ; il laissait plusieurs enfants nés, les uns avant, les autres depuis son avènement à l'empire. Artémène, l'aîné de tous, alléguait pour titre à la couronne, le privilège de sa naissance, droit naturel consacré par tous les peuples. Xerxès, son frère, voulait qu'on décidât le différent, non d'après l'ordre, mais d'après les circonstances heureuses de leur naissance. Selon lui, Artémène était le fils aîné de Darius, mais de Darius encore sujet ; lui, au contraire, état le premier né du roi ; ses frères aînés pourraient donc réclamer la fortune qu'avait alors possédée leur père, mais non lui disputer le trône, puisqu'il avait, le premier de tous, reçu le jour dans le palais du souverain. D'ailleurs la mère et l'aïeul maternel d'Artémène étaient d'une condition privée, comme l'avait été son père ; lui, il avait eu une reine pour mère, et n'avait jamais vu son père, que revêtu du pouvoir royal : son aïeul maternel était Cyrus, non l'héritier, mais le fondateur de l'empire des Perses ; de sorte qu'en supposant même leurs droits égaux du fait de leur père, il l'emportait encore du côté de son aïeul et de sa mère. Rivaux, mais toujours amis, les deux princes confièrent la décision de leur cause à un tribunal domestique : Artapherne, leur oncle paternel, la jugea dans son palais, et se déclara pour Xerxès. Mais les deux princes n’oublièrent pas qu'ils étalent frères, et l'on ne trouva pas plus d'orgueil dans le vainqueur, que de jalousie dans le vaincu. Pendant le débat, ils s'envoyèrent mutuellement des présents, et s'invitèrent à des festins où régnaient, non seulement la joie, mais la plus sincère confiance. Enfin, le jugement fut prononcé, sans qu'ils aient eu recours à d'autres arbitres, ou qu'ils se soient adressé une parole offensante. Ainsi les frères partageaient alors de vastes empires avec plus de modération qu'ils ne partagent aujourd'hui la plus mince fortune. Xerxès poursuivit pendant cinq ans les préparatifs de guerre que son père avait commencés contre la Grèce. Démarate, roi de Lacédémone, vivait alors à la cour de Xerxès : plus attaché à la patrie qui l'avait banni, qu'au roi qui le comblait de bienfaits, et craignant pour Lacédémone les périls d'une guerre inattendue, il écrivit aux magistrats les projets de l'ennemi, sur le bois de tablettes qu'il recouvrit ensuite de leur ancienne couche de cire, afin de n'être trahi ni par les caractères qu'il avait tracés, ni par la fraîcheur de la cire. Un esclave affidé fut chargé de les porter aux magistrats de Sparte : quand elles eurent été déposées en leurs mains, on chercha longtemps le secret qu'elles renfermaient : on n'y voyait rien d'écrit, et on ne présumait pas cependant qu'elles fussent envoyées sans dessein : on jugeait même le mystère d'autant plus important, qu'il avait été mieux caché : après bien de vaines conjectures ce fut une femme, la sœur du roi Léonidas, qui découvrit l'intention de Démarate ; la cire fut enlevée et l'on apprit les desseins de l'ennemi. Déjà Xerxès avait armé sept cent mille Perses et trois cent mille auxiliaires : aussi a-t-on dit, sans trop d'invraisemblance, que son armée avait desséché les fleuves, et que la Grèce entière pouvait à peine la contenir. La flotte comptait, dit-on, douze cents voiles. Mais cette nombreuse armée resta sans chef. Xerxès était un prince opulent, et non un habile capitaine : ses richesses étaient immenses, et cette multitude de soldats, qui tarissait les fleuves, ne pouvait épuiser ses trésors : pour lui, on le vit toujours le premier à fuir, et le dernier à combattre ; timide dans le péril, orgueilleux loin du danger, plein de confiance en ses forces, avant d'en avoir fait l'épreuve, il voulut commander à la nature même ; il aplanit les montagnes, combla les vallées, jeta des ponts sur les mers, on creusa des canaux pour ouvrir à ses vaisseaux une route plus facile et plus courte  (18).

XI. Autant son entrée dans la Grèce avait été terrible, autant sa retraite fut honteuse. Il trouve Léonidas, roi de Sparte, posté, avec quatre mille soldats  (19), au défilé des Thermopyles ; et, plein de mépris pour cette poignée d'hommes, il n 'envoie contre eux que les soldats dont les parents étaient morts à Marathon : ceux-ci, marchant à la vengeance, trouvèrent la mort les premiers ; la foule impuissante qui vint prendre leur place offrit au carnage de nouvelles victimes. Trois jours de combat ne firent qu'augmenter la honte et l'indignation des Perses : au quatrième, Léonidas, apprenant que vingt mille ennemis se sont saisis des hauteurs, exhorte les alliés à se retirer, à réserver leur vie pour des temps plus heureux : lui, il doit, avec les Spartiates, tenter encore la fortune, et moins songer à la vie, qu'à la patrie ; mais il faut que les autres lui survivent pour la défense de la Grèce. A l'ordre du roi, les alliés se retirent et les Spartiates restent seuls. Dès le commencement de la guerre, l'oracle de Delphes avait déclaré que Sparte, ou son roi, devait périr.  Aussi Léonidas, à son départ, avait-il affermi le courage de ses soldats, en leur montrant une âme disposée à la mort. Il s'était placé aux défilés des Thermopyles pour y trouver, avec une si faible troupe, ou une victoire plus glorieuse, ou une défaite moins fatale à sa patrie. Après le départ des alliés, le roi rappelle à ses Spartiates « que, de quelque manière qu'ils combattent, leur mort est inévitable ; mais veulent-ils borner leur gloire à n'avoir pas reculé ? laisseront-ils aux Barbares le temps de les envelopper, quand ils peuvent eux-mêmes surprendre les Barbares à la faveur de la nuit, de leur sécurité, de leur joie tumultueuse ? Le plus digne tombeau d'un vainqueur est dans le camp ennemi. » Quelle résolution eût coûté à des guerriers résolus de mourir ? Ils courent aux armes, et six cents hommes fondent sur un camp de cinq cent mille soldats : ils volent à la tente du roi pour l'égorger, ou périr eux-mêmes à ses yeux, s'ils sont accablés par le nombre : ils portent avec eux le tumulte et l'effroi. N'ayant pas trouvé le roi, ils se répandent en vainqueurs dans le camp : tout tombe et meurt sous les coups de ces hommes, moins avides de triompher que de venger eux-mêmes leur trépas. Le combat, commencé avec la nuit, dura une partie du jour suivant ; enfin, lassés de vaincre plutôt que vaincus ; ils tombent sur des monceaux de cadavres ennemis. Alors Xerxès, deux fois battu sur terre, prit le parti de tenter la fortune sur ses vaisseaux.

XII. Cependant Thémistocle, chef des Athéniens, voyant que les Ioniens, pour lesquels ils s'étaient armés contre la Perse, avaient joint leur flotte à celle du roi, résolut de les attirer dans son parti ; mais, ne pouvant leur parler, il place des signaux près des rochers où ils devaient aborder, et y fait graver ces mots : « Ioniens, quel est votre égarement ? quel crime allez-vous commettre ? vous êtes armés contre un peuple qui jadis vous donna l'existence ; qui, depuis, s'arma pour vous défendre ! Avons-nous fondé vos murailles pour que vous vinssiez renverser les nôtres ? N'est-ce pas en protégeant votre révolte, que nous avons allumé contre nous le ressentiment de Darius, et, plus tard, celui de Xerxès ? Fuyez cette honteuse captivité, venez vous ranger parmi nous ; ou, si la crainte vous retient, l'action une fois engagée, retirez-vous, restez en arrière  (20), sans prendre part au combat. » Avant de livrer bataille, Xerxès avait envoyé à Delphes quatre mille soldats four piller le temple d'Apollon, comme s'il eût voulu, avec les Grecs, combattre les dieux eux-mêmes. La foudre et les orages détruisirent ce corps d'armée, et montrèrent au roi quelle est l'impuissance de l'homme contre la divinité. Ensuite, il livre aux flammes les murs abandonnés de Thespies, de Platée et d'Athènes : ne pouvant vaincre les hommes par le fer, il attaque les édifices avec le feu. Après la victoire de Marathon, Thémistocle avait prédit aux siens que ce triomphe, loin de terminer la guerre, serait le signal d'une guerre plus terrible encore ; et, par ses conseils, les Athéniens avaient équipé deux cents vaisseaux. A l’approche de Xerxès, l'oracle de Delphes leur avait ordonné de chercher leur salut dans des murailles de bois. Persuadé que l'oracle désignait les vaisseaux, Thémistocle représente au peuple que « la patrie n'est point dans les murailles, mais dans les hommes ; que ce sont les citoyens, et non les maisons, qui forment la cité ; qu'ils trouveront un asile plus sûr dans leurs vaisseaux que dans leur ville, et qu'enfin un dieu même leur en donne le conseil. » Son avis est adopté. Les Athéniens déposent dans des îles écartées (21) leurs femmes, leurs enfants, leurs trésors, et quittent eux-mêmes leur ville pour monter en armes sur la flotte ; plusieurs villes grecques suivirent cet exemple, La flotte alliée, réunie et prête à combattre, s'était postée dans le détroit de Salamine, pour n'être point enveloppée par le nombre des ennemis, quand la discorde éclate entre les chefs. Déjà chacun songe à se retirer pour aller défendre son propre pays ; mais Thémistocle, craignant de voir les alliés s'affaiblir en se divisant, mande à Xerxès, par un esclave affidé, que la Grèce, rassemblée au même lieu, va tomber tout entière en ses mains ; que si, au contraire, il laisse se disperser tous les peuples qui préparent leur retraite, il lui sera plus difficile de les attendre et de les vaincre tour-à-tour. Le roi, trompé par cet avis, donne le signal du combat, et les Grecs, prévenus par l'approche de l'ennemi, se rallient pour combattre ensemble. Xerxès retint près de lui une partie des vaisseaux, et resta sur le ravage simple témoin de la bataille. Cependant Artémise, reine d'Halicarnasse, qui combattait pour Xerxès, s'illustrait par le plus brillant courage ; et tandis qu'un homme montrait la lâcheté d'une femme, une femme déployait l'audace d'un héros. La victoire était indécise, quand les Ioniens, dociles à l'avis de Thémistocle, se retirent peu à peu du combat. Cette retraite abat le courage des Perses ; déjà ils songent à la fuite : pressés par l'ennemi, ils sont bientôt vaincus et mis en déroute. Dans ce désordre, plusieurs vaisseaux furent pris ou coulés à fond ; d'autres, en plus grand nombre, redoutant la cruauté de Xerxès autant que les armes de leurs vainqueurs, firent aussitôt voile vers la Perse.

XIII. Xerxès, découragé par cette défaite, ne savait à quel parti se résoudre. Mardonius se présente devant lui ; il lui conseille de retourner en Perse, pour prévenir les troubles qu'y pourrait exciter la nouvelle de ses revers, grossis par la renommée toujours mensongère ; de lui laisser trois cent mille soldats choisis dans l'armée ; la Grèce soumise, Xerxès recueillerait la gloire de la conquête, et, si la fortune se déclarait pour les Grecs, il ne partagerait pas la honte de la défaite. Le roi approuve cet avis, confie à Mardonius l'armée qu'il demandait, et se prépare à ramener dans ses états le reste des troupes. A la nouvelle de sa fuite les Grecs songèrent à rompre le pont qu'il avait fait construire à Abydos, comme monument de sa victoire sur la mer : ils espéraient, en lui fermant tout passage, le détruire avec son armée, ou le contraindre à s'avouer vaincu et à demander la paix. Mais Thémistocle craignant que l'ennemi, renfermé au sein de la Grèce, ne passât du désespoir au courage, et ne s'ouvrît, le fer à la main, la route qu'on voulait lui couper, représenta que trop d'ennemis restaient dans la Grèce sans qu'il fallût augmenter leur nombre en y retenant une armée ; et, ne pouvant faire prévaloir son avis, il dépêche vers Xerxès l'esclave dont il s'était déjà servi, qui révèle le dessein des Grecs, l'exhorte à presser sa retraite, à se saisir du passage. Le monarque épouvanté confie à ses capitaines la conduite de son armée, court à Abydos avec une faible escorte, et, trouvant le pont détruit par des orages, passe à la hâte le détroit, sur un bateau de pêcheur. Étrange spectacle ! exemple terrible des caprices de la fortune et des vicissitudes de la destinée humaine, de voir caché au fond d'une barque ce prince que naguère encore la mer entière pouvait à peine contenir et privé même des secours d'un esclave, celui qui surchargeait la terre de ses nombreux soldats ! L'armée confiée à ses lieutenants n'eut pas un sort plus heureux : à la fatigue des marches (car l'effroi ne permettait aucun repos vint se joindre la famine ; et la famine prolongée amena bientôt la peste. Les routes étaient partout jonchées de cadavres infects, et, attirés par cet horrible appât, les oiseaux de proie, les bêtes sauvages suivaient l'armée.

XIV. Cependant Mardonius, resté en Grèce, se rend maître d'Olynthe. Il offre aux Athéniens la paix et l'amitié de son roi, promettant de relever, d'agrandir leur ville consumée par les flammes. Voyant qu'ils ne voulaient à aucune condition vendre leur liberté, il brûle les édifices qu'ils commençaient à relever, et passe dans la Béotie : cent mille Grecs y entrent après lui ; le combat s'engage entre les deux armées. Mais la fortune des Perses n'avait point changé avec leur chef : Mardonius vaincu fuit avec quelques soldats, triste débris de son naufrage : son camp, rempli des trésors de l'Asie, fut pillé par les vainqueurs, et le partage qu'ils firent de ces richesses fut la source du luxe et de la corruption de la Grèce. Le jour même où périt l'armée de Mardonius, un combat naval se livra en Asie, au promontoire de Mycale  (22). Là, tandis que les deux flottes, rangées en bataille, n'attendaient que le signal de l'action, le bruit de la victoire des Grecs et de la sanglante défaite de Mardonius se répandit dans les deux armées. Le combat avait eu lieu le matin en Béotie, et la renommée franchit ces vastes mers et cet immense intervalle avec une si étonnante rapidité, que, vers le milieu du jour, c'est-à-dire en quelques heures, la nouvelle de la victoire état parvenue en Asie. Lorsqu'après la guerre on décerna des récompenses aux peuples qui s'y étaient signalés, les Athéniens furent placés au premier rang : parmi les généraux, Thémistocle, honoré du suffrage unanime des alliés, ajouta encore un nouveau lustre à la gloire de sa patrie.

XV. Ainsi les Athéniens, comblés de richesses et de gloire, entreprirent de relever entièrement leur ville ; mais ils voulurent étendre l'enceinte de leurs remparts, et les Lacédémoniens commencèrent à voir leur grandeur d'un œil inquiet, prévoyant qu'un peuple qui, de la ruine de ses murs, avait su tirer tant de puissance, en trouverait bien plus encore dans une ville fortifiée. Lacédémone envoie donc des ambassadeurs, pour conseiller aux Athéniens de ne pas élever des murailles qui pourraient servir de rempart et d'asile à leurs ennemis communs. Thémistocle pénétra aisément leur jalousie ; mais, voulant éviter une rupture, il répond à ces députés, qu'on enverrait à Sparte des ambassadeurs pour conférer avec eux sur ce sujet, et, les ayant ainsi congédiés, il exhorte ses concitoyens à presser leurs travaux. Quelque temps après, il part lui-même pour Lacédémone, et, ne cherchant qu'à traîner l'affaire en longueur, afin que l'ouvrage entrepris puisse se terminer, tantôt il allègue une maladie qui retarde sa marche, tantôt il accuse la lenteur de ses collègues, sans lesquels il ne peut, dit-il, rien conclure. Cependant les Spartiates, instruits que les Athéniens poursuivaient leurs travaux, envoient une nouvelle députation pour s'assurer de la vérité ; Thémistocle écrit alors aux magistrats d'Athènes, de saisir ces ambassadeurs et de les garder en otage, pour le garantir de la fureur des Spartiates. Enfin, il paraît devant les Lacédémoniens assemblés, et déclare que « les fortifications d'Athènes sont élevées, et qu'elle peut désormais opposer à ses ennemis, non seulement la force de ses armes, mais aussi celle de ses remparts ; que si les Spartiates songent à s'en venger sur lui, leurs envoyés, retenus à Athènes, répondront de sa sûreté ;  » puis il leur reproche de vouloir fonder la puissance de Sparte, non sur leur courage, mais sur la faiblesse de leurs alliés. On le laisse partir, et Athènes le reçoit en triomphe, comme le vainqueur de Lacédémone. Ce fut alors que les Spartiates, pour ne pas s'amollir au sein du repos, et pour venger la Grèce, deux fois envahie par les Perses, allèrent eux-mêmes ravager les frontières de leurs ennemis : Pausanias est mis à la tête de leurs troupes et de l'armée des alliés ; mais il aspire à se rendre le maître de la Grèce, qui l'a choisi pour chef. Il renvoie sans rançon les prisonniers perses, et s'assure ainsi la confiance et l'amitié de Xerxès, qui lui promet la main de sa fille pour prix de sa trahison. Il écrit aussi au roi de faire périr tous les envoyés, de peur que leur indiscrétion ne découvre le complot. Mais Aristide l'Athénien, par sa résistance, et la sagesse de ses mesures, fit échouer les projets de son collègue, et bientôt Pausanias fut mis en jugement et condamné. Xerxès, voyant ses desseins découverts, eut encore recours aux armes ; les Grecs mettent à leur tête le fils de ce Miltiade qui avait vaincu à Marathon, le jeune Cïmon, qui déjà, par un dévouement généreux, avait annoncé sa gloire future : son père, accusé de péculat, étant mort en prison, il racheta, au prix de sa liberté, les restes de ce grand homme, pour leur donner la sépulture. Ses exploits dans cette guerre justifièrent le choix de la Grèce. Digne fils d'un si habile capitaine, il battit Xerxès sur terre et sur mer, et le força de se réfugier tremblant dans son royaume (23).

LIVRE III.

 Avènement d'Artaxerxe. Digression sur les Lacédémoniens, sur la législation de Lycurgue et la première guerre de Messène. Commencement de la guerre du Péloponnèse.

I. XERXÈS, roi de Perse, naguère la terreur du monde, perdit, par ses revers dans la Grèce, le respect de ses propres sujets. Artabanus, son lieutenant, voyant la majesté royale s'affaiblir de jour en jour, conçut l'espoir de régner : un soir, suivi de ses sept fils, jeunes gens pleins de vigueur et d'audace, il pénètre dans le palais dont la faveur du prince lui avait pour toujours ouvert l'entrée : il égorge le roi, et cherche ensuite à se délivrer par la ruse, des fils de Xerxès, dernier obstacle à son ambition. Ne redoutant rien d'Artaxerxe (1), à peine sorti de l'enfance, il lui fait croire que son frère Darius, déjà dans l'adolescence, a tué le roi pour monter plus tôt sur le trône, et l'engage à venger le meurtre d'un père par un fratricide. On court à la maison de Darius : on le trouve endormi, et on l'égorge, comme s'il feignait de dormir. Mais il restait un fils du roi, et Artabanus craignait d'ailleurs la rivalité des grands de l'empire : il associe donc à son secret Bacabasus (2), qui, satisfait de sa fortune présente, révèle tout à Artaxerxe, « comment son père a été égorgé, comment son frère est mort victime d'un faux soupçon de parricide, quels pièges enfin menacent sa propre vie. » Sur cet avis, Artaxerxe, qui redoutait le nombre des fils d'Artabanus, annonce pour le lendemain une revue générale de ses troupes ; il veut, dit-il, savoir combien il a de soldats, et connaître l'adresse de chacun d'eux dans les exercices militaires. Artabanus se présente en armes, comme tous les autres : le jeune prince se plaint d’avoir une cuirasse trop courte, et invite Artabanus à lui donner la sienne : tandis que celui-ci la détache, il perce de son glaive son ennemi désarmé, et fait aussitôt arrêter ses fils. Ce fut ainsi qu'il sut à la fois, par son courage, venger la mort de son père et se soustraire lui-même aux embûches qu'on lui préparait.

II. Tel était l'état de la Perse, lorsque la Grèce entière, partagée entre Athènes et Lacédémone, et comme divisée en deux factions, tourna contre elle-même des armes que la guerre étrangère n'occupait plus. D'une seule nation on vit se former deux peuples ; et des hommes qui avaient combattu pour la même cause, se partagèrent en deux camps ennemis. Les Spartiates attiraient à eux les forces des républiques grecques, employées autrefois à la défense de la commune patrie : les Athéniens, fiers de l'antiquité de leur origine et de leurs exploits récents, mettaient en eux-mêmes toute leur confiance. C'est ainsi que les deux premières nations de la Grèce, que les institutions de Solon et les lois de Lycurgue avaient égalées l'une à l'autre, furent entraînées à la guerre par la rivalité de leur puissance. Lycurgue, successeur de son frère Polydecte, roi de Sparte, eût pu occuper le trône après lui ; mais, pour montrer à ses peuples, par un exemple éclatant, que la probité a plus d'empire que l'ambition sur le cœur de l'homme de bien, il remit fidèlement le sceptre à Charilaüs, fils posthume de son frère, dès que ce prince eut atteint l'âge de régner. Chargé de l'administration (3), pendant la minorité de son pupille, il donna des lois aux Spartiates, qui n'en avaient point encore : il se montra aussi grand par sa fidélité à les suivre, que par le génie qui les créa ; il n'en imposa aucune qu'il ne justifiât par sa conduite. Il enseigna aux peuples la soumission, aux rois la justice ; il recommanda la frugalité à tous les citoyens, persuadé qu'une longue habitude de sobriété adoucit les privations de la guerre ; partout il substitua l'échange à la vente, et proscrivit l'or et l'argent, comme la source de tous les crimes.

III. Il partagea le gouvernement entre les différents ordres de l'état : il attribua aux rois le pouvoir de faire la guerre ; à des magistrats annuels (4), celui de rendre la justice ; au sénat, la garde des lois ; au peuple, le choix des sénateurs, et la libre élection des magistrats. Pour maintenir l'égalité des rangs par celle des biens, il fit entre tous les citoyens un partage égal des terres ; il voulut que les repas fussent communs et publics, pour fermer toute retraite à la profusion et à l'intempérance. Il défendit aux jeunes gens d'avoir plus d'un vêtement chaque année, de se distinguer l'un de l'autre par aucune recherche dans l'habillement ou la nourriture : il craignait que la rivalité en ce genre ne vînt à enfanter le luxe. Il voulut que les jeunes gens, parvenus à l’âge de puberté, fussent élevés hors de la ville, qu'ils passassent leurs premières années à la campagne, loin des plaisirs, dans le travail et la fatigue. Il leur était interdit de dormir sur un lit, de préparer leurs mets avec délicatesse, et de rentrer dans Sparte avant l'âge viril. L'usage de doter les filles fut aboli, d'abord pour qu'on choisît dans une épouse la personne et non la fortune ; ensuite, pour que le mari usât plus librement de son autorité sur une femme dont il n'aurait rien reçu. La vénération publique fut attachée, non pas à la richesse ou à la puissance, mais à l'âge : aussi la vieillesse n'est-elle nulle part plus honorée qu'à Lacédémone. Prévoyant que ces lois sembleraient d'abord trop dures à un peuple qui jusque-là avait vécu dans la licence, Lycurgue déclara qu'Apollon même en était l'auteur, et lui avait ordonné de les imposer à Sparte : il triomphait ainsi, par une crainte religieuse, des premiers instants de dégoût. Ensuite, pour assurer à ses institutions une éternelle durée, il fait jurer à ses concitoyens de n'y rien changer avant son retour, et publie qu'il va consulter l'oracle de Delphes sur les additions ou les changements qui pouvaient lui rester à faire : il se rend en Crète, et s'y exile pour jamais. A sa mort, il recommanda de jeter ses restes dans la mer, de peur qu'en le faisant rapporter à Sparte, le peuple ne se crût affranchi de son serment et n'abolît ses lois (5).

IV. Sous l'empire de cette législation, les Spartiates devinrent bientôt si puissants, qu'en déclarant la guerre aux Messéniens, qui avaient outragé leurs filles dans un sacrifice solennel, ils s'engagèrent, par les plus terribles serments, à ne rentrer dans leur patrie qu'après avoir détruit Messène, tant ils comptaient ou sur la force ou sur la fortune de leurs armes. Telle fut la source des dissensions et des guerres intestines de la Grèce. L'attente des Spartiates fut trompée : arrêtés dix ans sur les mers de Messène, rappelés par les plaintes de leurs épouses fatiguées d'un si long veuvage, ils craignirent enfin que cette obstination ne leur fût plus fatale qu'aux Messéniens eux-mêmes, puisque ceux-ci réparaient la mort de leurs soldats par la fécondité de leurs femmes, et que pour eux, séparés de leurs épouses, ils essuyaient chaque jour des pertes sans ressource. Ils choisissent donc les jeunes soldats, qui, partis plus tard de Sparte, n'avaient pas prêté le serment ; ils les renvoient dans leur patrie, pour s'unir à leur gré à toutes les femmes, espérant que chacune d'elles concevrait plus tôt en se livrant à plusieurs hommes. Les enfants nés de ces unions reçurent le nom de Parthéniens, qui rappelait le déshonneur de leurs mères. Arrivés à l'âge de trente ans, craignant la pauvreté (car ils ne pouvaient recueillir la succession de leurs pères qu'aucun d'eux ne connaissait, ils se réunirent sous un chef ; ils choisirent Phalanthe, fils de cet Aratus qui avait conseillé aux Spartiates de renvoyer les jeunes gens à Lacédémone pour en avoir des enfants : ils devaient le jour aux conseils du père, ils attendirent du fils leurs succès et leur fortune. Ainsi, sans prendre congé de leurs mères, dont ils semblaient partager l'infamie, ils allèrent chercher une nouvelle patrie ; et, après de longues traverses, ils abordèrent en Italie, se rendirent maîtres de Tarente, en chassèrent les habitants et s'y établirent. Longtemps après, Phalanthe, banni par sédition de la colonie qu'il avait fondée, se retira dans les murs de Brindes, qui avaient servi d'asile aux anciens Tarentins. A ses derniers moments, il leur persuada de réduire ses restes en cendres, et de les faire répandre en secret sur la place publique de Tarente : « L'oracle de Delphes, ajouta-t-il, avait prédit que c'était le moyen de recouvrer leur patrie. » Ceux-ci, persuadés que Phalanthe, irrité contre son peuple ingrat, leur avait révélé le secret de ses destinées, s'empressent de suivre ses conseils. Mais l'oracle avait un sens tout contraire ; et les Tarentins, en pensant ravir aux Parthéniens la possession de leur nouvelle ville, la leur assuraient à jamais. Ainsi, l'adresse de ce généreux exilé, secondée par leurs ennemis eux-mêmes, les rendit pour toujours maîtres de Tarente. Ils reconnurent ce bienfait en décernant à Phalanthe les honneurs divins.

V. Cependant les Messéniens, que la force n'avait pu réduire, succombent à la ruse des Spartiates. Après quatre-vingts ans de servitude, les coups, les chaînes, et toutes les souffrances de l'esclavage, épuisèrent leur patience : ils reprirent les armes. Les Spartiates, ne voyant dans leurs ennemis que des esclaves, courent au combat, pleins de confiance et d'ardeur : d'une part, le ressentiment de l'autre, le dédain et l'orgueil, animaient l'une contre l'autre les deux nations. Les Lacédémoniens consultèrent, sur l'issue de cette guerre, l'oracle de Delphes, qui leur ordonna de demander un chef aux Athéniens. A cette nouvelle, Athènes leur envoya, par mépris, le poète Tyrtée, qui était boiteux. Trois fois vaincus sous ce général, et réduits au désespoir, les Spartiates, pour recruter leurs rangs affaiblis, rendirent la liberté aux esclaves, et leur promirent les veuves des citoyens morts dans les batailles, pour leur donner, avec la place, le rang et les titres des guerriers que perdrait la république. Cependant les deux rois, craignant d'essuyer de nouveaux désastres, s'ils persistaient à lutter contre le sort, allaient ramener l'armée : le poète Tyrtée les arrête ; il chante aux soldats assemblés des vers destinés à ranimer leur courage, à les consoler de leurs pertes, à leur assurer la victoire. Enflammés par ces chants guerriers (6), les Spartiates, oubliant le soin de leur vie pour ne plus songer qu'à leur sépulture, attachent à leurs bras droits des cachets où étaient gravés leurs noms et celui de leurs pères, afin que, s'ils périssaient tous dans une défaite, et que le temps effaçât les traits de leur visage, on pût les distinguer à ces signes et leur rendre les derniers devoirs. Les deux rois, voyant l'ardeur de leurs soldats, font répandre cette nouvelle dans le camp ennemi. Les Messéniens, loin d'en ressentir de l'effroi, n'en conçurent que de l'émulation : on combattit avec tant de fureur, que jamais peut-être bataille ne fut plus sanglante. Cependant la victoire resta enfin aux Lacédémoniens (7).

VI. Peu de temps après, les Messéniens reprirent pour la troisième fois les armes ; Sparte demanda des secours à ses alliés, et même aux Athéniens. Mais leur fidélité parut suspecte ; ils furent congédiés comme inutiles. Irrités de cet affront, ils vont enlever à Délos, et transportent à Athènes, le trésor destiné par toutes les cités de la Grèce aux frais de la guerre d'Asie  (8) : ils craignaient que les Spartiates, en se détachant de l'alliance commune, ne vinssent à s'en emparer. Sparte n'est pas moins prompte à se venger ; la guerre de Messénie occupait ses forces, elle soulève le Péloponnèse contre les Athéniens, alors affaiblis par le départ d'une flotte qu'ils avaient envoyée en Egypte (9), Aussi, attaqués sur mer, ils laissent à l'ennemi une victoire facile. Mais bientôt, fortifiés par le retour de leur flotte et de leurs soldats, ils réparent ce premier revers. Les Spartiates abandonnent la Messénie, et tournent leurs armes contre Athènes : les succès se balancent longtemps ; enfin, les deux armées se retirent avec un avantage égal. Rappelés par la guerre de Messénie, les Lacédémoniens, pour ne pas laisser Athènes en repos, promettent aux Thébains la restitution de la Béotie, perdue dans la guerre des Mèdes, s'ils veulent se déclarer contre Athènes. Tel était l'acharnement de Sparte, que, déjà pressée par deux ennemis (10), elle consentait à entreprendre une troisième guerre, par susciter des dangers à sa rivale. Menacés d'un si violent orage, les Athéniens nomment deux généraux, Périclès, déjà connu par ses talents, et Sophocle, le poète tragique : ces capitaines, divisant leur armée en deux corps, ravagèrent le territoire de Sparte, et prirent plusieurs villes de l'Achaïe (11).

VII. Épuisés par ces revers, les Spartiates conclurent une trêve de trente ans, que leur haine trouva bientôt trop longue. Quinze ans s'étaient à peine écoulés, lorsque, rompant le Traité, au mépris des lois divines et humaines, ils viennent ravager les frontières de l'Attique ; et, pour se montrer moins avides de butin que de gloire, ils présentent bataille à l'ennemi. Mais, cédant aux conseils de Périclès, les Athéniens diffèrent leur vengeance, et ne la commettent pas aux hasards d'un combat, quand ils peuvent se l'assurer sans péril. Quelques jours après, ils s'embarquent, et vont, à l'insu des Spartiates, ravager la Laconie : leur butin surpassa leurs pertes, et, dans ces faciles représailles, la vengeance alla plus loin que l'injure. Illustré par cette expédition, Périclès mérita, par son désintéressement, une gloire plus brillante encore. L'ennemi, en ravageant l'Attique, avait épargné ses biens, dans l'espoir d'attirer sur lui, soit les traits de l'envie, soit les soupçons et le déshonneur. Périclès avait prévu ce dessein, il en avertit le peuple ; et, pour se mettre à l'abri de la haine, il fit don de ses terres à la république. Ainsi, le piège même qu'on lui avait tendu servit d’instrument à sa gloire. Peu de temps après se livra un combat naval, où les Spartiates vaincus furent contraints de fuir. Depuis, dans une suite non interrompue de batailles sur terre et sur mer, on vit les deux peuples rivaux, tour-à-tour victorieux et vaincus, se poursuivre et s'égorger. Lassés enfin de tant de désastres, ils conclurent pour cinquante ans une trêve qui n'en dura que six : chacun fit rompre par ses alliés le traité que lui--même avait conclu en son nom, comme s'il y eût eu un moindre parjure à prêter secours à un allié, qu'à renouveler ouvertement la guerre. La Sicile devint alors le théâtre des hostilités (12). Mais avant d'en tracer les détails, je dois faire une courte description de ce pays.

LIVRE IV.

Suite de la guerre du Péloponnèse. Expédition en Sicile ; digression sur cette île.

I. On dit qu'un isthme étroit unissait autrefois la Sicile à l'Italie, et qu'elle en fut détachée, comme un membre est arraché de son corps, par le choc impétueux de la mer Adriatique, qui se précipite contre cette côte de tout le poids de ses eaux (1). La terre y est légère et friable ; percée de cavernes et de longues crevasses, elle s'ouvre presque tout entière au souffle des vents : d'un autre côté, par la nature même du sol, le feu se produit et s'alimente facilement dans son sein ; car des couches de soufre et de baume en couvrent le fond. De là une lutte souterraine entre le vent et les flammes, et, en plus d'un lieu, ces éruptions fréquentes de feux, de vapeur ou de fumée ; de là, enfin, ce volcan de l'Etna, allumé depuis tant de siècles. Lorsque le vent, à travers les conduits que la nature lui a ouverts, vient en agiter le fond avec violence, il fait jaillir d'énormes monceaux de sable. Le point le plus voisin de l'Italie est un promontoire nommé Rhegium, d'un mot grec qui signifie rompu (2): ce lieu, qui réunit tant de merveilles, devait servir de matière aux fables de l'antiquité. D'abord nulle mer n'est plus impétueuse ; telle est la rapidité, ou plutôt la fureur de ses vagues, qu'on ne peut ni les franchir ni même les regarder sans effroi. Dans la violence de leur choc, on les voit, tantôt vaincues, se précipiter dans l'abîme, et tantôt victorieuses, s'élancer en écumant vers les nues : ici, on entend le mugissement des flots, qui s'enflent et bouillonnent ; là, le gémissement de l'onde qui s'engloutit. Non loin de là sont le mont Etna et les îles Éoliennes, dont les feux éternels semblent nourris par les eaux elles-mêmes : peut-on croire en effet qu'un tel embrasement eût subsisté tant de siècles dans un si étroit espace, si elles ne lui eussent servi d'aliment. De là les fabuleux récits de Charybde et de Scylla, et ces aboiements terribles, et ces monstres dont on crut voir les figures menaçantes : à l'aspect des vastes abîmes qui s'ouvrent dans les ondes, le navigateur effrayé prit pour des hurlements le bruit des eaux qui se brisaient au milieu du gouffre. La même cause perpétue les feux de l'Etna ; les flots, en s'entrechoquant, entraînent au fond de la mer des masses d'air, qu'ils y retiennent jusqu'à ce que, s'échappant par les conduits souterrains, elles enflamment les matières ignées. Le voisinage de l'Italie et de la Sicile, la hauteur partout égale des deux rivages, aujourd'hui l'objet de notre admiration, n'était pour les anciens qu'un sujet de terreur ; ils croyaient que les promontoires, tout à coup rapprochés, pour se séparer bientôt, arrêtaient et brisaient les navires dans le choc de leurs rochers ; et cette fiction était l'ouvrage, non d'une imagination amie des fables, mais de l'étonnement et de l’épouvante des voyageurs : en effet, le bras de mer paraît, au loin, plutôt un golfe qu'un passage ; on approche, et les promontoires, qui d'abord étaient unis, semblent se rompre et se séparer.

II. La Sicile porta d'abord le nom de Trinacrie (3), plus tard, celui de Sicanie. Ses premiers habitants furent les Cyclopes : quand leur race fut éteinte, Cocalus s'empara de la souveraine autorité ; après lui, chaque ville tomba au pouvoir d'un tyran : car aucune contrée n'en a produit un plus grand nombre (4). L'un d'eux, Anaxilaüs, se distingua autant par sa justice que les autres par leur cruauté. Ses vertus furent dignement récompensées : à sa mort il avait confié à Micythe, esclave d'une fidélité à l'épreuve, la tutelle de ses enfants en bas âge ; tel fut le respect du peuple pour la mémoire de ce bon prince, qu'il aima mieux obéir à un esclave (5), qu'abandonner les fils de son roi ; et les grands, oubliant la dignité de leur rang, laissèrent en des mains si viles l'administration de l'état. Les Carthaginois essayèrent d'envahir la Sicile, et combattirent longtemps, avec des succès balancés, les tyrans qui la gouvernaient ; abattus enfin par la mort d'Hamilcar et par la perte de leur armée, ils suspendirent pour quelque temps la guerre (6).

III. Dans cet intervalle, la discorde ayant éclaté dans Rhegium, et divisé les habitants en deux factions rivales, l’une d'elles implora le secours des vieux soldats d'Himère, qui, chassait le parti qu'ils venaient combattre, égorgèrent ensuite ceux qu'ils avaient secourus, et s'emparèrent de leur ville, de leurs enfants et de leurs femmes, crime plus affreux que tous ceux des tyrans (7). Une défaite eût été moins fatale aux Rhégiens qu'une telle victoire : vaincus, ils n'eussent eu à redouter que l'esclavage ou l'exil, mais le fer ne les eût point frappés au pied de leurs autels, devant leurs dieux domestiques ; ils n'eussent pas laissé leur patrie, leurs enfants, leurs épouses en proie à leurs assassins. Les habitants de Catane, ne pouvant secouer eux-mêmes le joug pesant de Syracuse, implorèrent aussi l'appui des Athéniens. Ceux-ci, excités, soit par l'ambition de soumettre à leur empire l'Asie et la Grèce entière, soit par la crainte de voir Syracuse unir ses flottes aux forces navales de Sparte, envoyèrent Lamponius, qui, sous prétexte de secourir Catane, devait essayer la conquête de la Sicile. Ils furent vainqueurs en plusieurs rencontres : Athènes, encouragée par ces premiers succès, fit bientôt partir Lachès et Chariade, avec plus de vaisseaux et de troupes ; mais Catane, se défiant de ses alliés, ou fatiguée de la guerre, fit la paix avec Syracuse, et renvoya ces secours.

IV. Mais les Syracusains violent bientôt le traité, et de nouveaux députés paraissent à Athènes ; ils se présentent en suppliants devant l'assemblée, vêtus de deuil, la barbe et les cheveux longs, dans tout l'appareil de la douleur et du désespoir. Ils prient, ils pleurent ; et le peuple, ému de leurs larmes, condamne les généraux qui ont ramené les secours destinés à Catane. On ordonne l'équipement d'une flotte puissante : Nicias, Alcibiade et Lamachus, nommés pour la commander, rentrent en Sicile avec de telles forces, que Catane elle-même en est effrayée. Bientôt après, malgré le départ d'Alcibiade, rappelé pour comparaître devant les juges (8), Nicias et Lamachus remportent deux victoires sur terre, bloquent l'ennemi dans les murs de Syracuse, et ferment même l'accès du port aux convois de mer. Les Syracusains découragés implorent le secours de Sparte : elle se contente de leur envoyer Gylippe, qui valait seul toute une armée. Ce général, instruit à son départ de l'état des affaires et des revers de Syracuse, avait levé des troupes dans la Grèce et dans la Sicile : il se saisit des postes importants. Deux fois repoussé, il livre un troisième combat, où Lamachus perd la vie ; Nicias est vaincu et Syracuse délivrée. Les Athéniens ayant transporté sur mer le théâtre de la guerre, Gylippe obtient de Lacédémone une flotte et des soldats : à cette nouvelle, les Athéniens envoient Démosthène et Eurymédon, avec de nouvelles forces, pour remplacer le chef qu'ils ont perdu : de leur côté, les viles du Péloponnèse, d'un commun accord, font passer aux Syracusains de puissants secours. Aux efforts des deux partis, on eût dit une guerre des Grecs transportée en Sicile.

V. Dans le premier combat naval, les Athéniens furent vaincus : leur camp, leur trésor, le bagage de chaque soldat, tombèrent aux mains de l'ennemi. Ce désastre ayant été suivi d'une seconde défaite sur terre, Démosthène conseillait de sortir de la Sicle, tandis que leur fortune, quoique chancelante, n'était point désespérée ; de ne pas poursuivre une expédition commencée sous de si tristes auspices, et de réserver le débris de leurs forces pour les guerres plus redoutables, et peut-être plus fatales, qui les attendaient dans l’Attique. Mais, soit honte de ses revers, soit crainte du ressentiment d'Athènes, dont il avait trompé l'espoir, entraîné peut-être par la puissance du destin, Nicias résolut de rester en Sicile. On se prépare donc à combattre encore sur mer, et de la douleur d'une défaite récente, on passe à l'espoir d'un succès prochain : l'imprudence des généraux, qui attaquèrent la flotte ennemie, protégée par des détroits, donna à Gylippe une victoire facile. Eurymédon, qui conduisait l'avant-garde, périt le premier après des prodiges de valeur ; les trente vaisseaux qu'il commandait furent livrés aux flammes. Démosthène et Nicias, vaincus à leur tour, débarquent leurs troupes, espérant que sur terre leur fuite serait plus facile : mais Gylippe s'empare des cent trente vaisseaux qu'ils abandonnaient, et court aussitôt à leur poursuite : tout tombe dans ses mains ou sous ses coups. Démosthène, voyant son armée détruite, se soustrait à l'esclavage par une mort volontaire, Nicias, malgré l'exemple même de son collègue, ne sut pas sauver son honneur, et il ajouta l'opprobre de sa captivité aux malheurs de sa patrie (9).

Notes.

PRÉFACE.

(1) Dont plusieurs même avaient porté le titre de consuls. Entre autres, A. Albinus (Voyez Cic., Brut., XXI, L. Cincius (Denys d'Halicarn., I, 6), L. Lucullus (CIC., Academ., II, 1), et Cicéron lui-même, qui écrivit en grec une histoire de son consulat (Ad Attic., I, 19).

  (2)Les sujets que les historiens de la Grèce se sont partagés, etc.  L'abbé Paul a traduit : Cette suite de faits dont les historiens grecs ont détaché chacun une partie, et qu'ils ont écrits séparément, etc.  Le mot latin gregatim se refuse à cette interprétation. Justin nous représente les historiens grecs s'approchant de l'histoire universelle, et s'emparant à la fois et sans ordre (gregatim) des faits que le goût de chacun le porte à retracer, sans s'inquiéter si l'ouvrage qu'il entreprend se lie aux ouvrages de ses devanciers et à ceux de ses contemporains (inter sese facta occupant). Avec ce sens, la relation des deux membres de phrase est on ne peut plus claire : à ces ouvrages incohérents sur les faits d'une même histoire, Trogue Pompée oppose avec avantage son Histoire universelle, conforme à l'ordre des temps et des faits. Cette interprétation nous paraît fort simple : cependant, au lieu d'y recourir, les éditeurs de Justin ont mieux aimé, ou forcer le sens de gregatim, en disant que ce mot état mis pour segregatim (Voyez l'édition de M. Lemaire), ou changer la leçon de tous les manuscrits, sese gregatim, en sese gregati. (C'est le texte adapté par l'abbé Paul.) - Quant á omissis, quae sine fructu erant, nous avons suivi le sentiment des commentateurs qui ont rapporté cette idée incidente aux historiens grecs, et non à Trogue Pompée. Non seulement les historiens grecs s'étaient partagé sans ordre les différentes parties de l'Histoire universelle, mais plusieurs de ces parties n'avaient pas été traitées : Trogue Pompée, au contraire, a tout embrassé. Il ne faut pas perdre de vue que Justin loue ici dans Trogue Pompée l'auteur d'une histoire générale et complète, et il relève l'avantage de cette universalité, en rappelant les lacunes qui existent entre les histoires particulières.

(3) C'est à vous. On ne sait pas d'une manière certaine à quel empereur est adressée cette préface. Quelques éditions portent ad te, imperator Antonine, mais c'est, dit Wetzel, une glose ajoutée par ceux qui confondent Justin l'historien avec Justin le martyr.  Voyez, au commencement du volume, les notices sur Justin par M. Laya et F. Schoell.

LIVRE PREMIER.

(1) Histoire universelle. Justin, d'après Trogue Pompée, a donné à son ouvrage le non de Philippiques, soit parce qu'il en consacre une grande partie à l'histoire de Philippe et de ses successeurs, soit qu'il ait voulu emprunter le titre des harangues de Démosthène et de Cicéron.

(2) Ninus, roi d'Assyrie, etc.  Au rapport de Justin, chapitre II de ce premier livre, la domination des Assyriens dura 1300 ans. Or, on place, vers l'an du monde 3108, Arbaces, qui la renversa. Il faut donc supposer que Ninus régna vers l'an 1808, ou 1422 ans avant la fondation de Rome.

(3)  Sésostris. Appelé aussi Vexoris. Justin, II, 3, place ce prince 1500 ans avant Ninus.

(4) Il soumit, etc. Ctésias, cité par Diodore, II, 5, fait monter à deux millions de soldats les forces de ce conquérant.

(5)  Dura treize cents ans. Le même auteur compte, depuis Ninus jusqu'à Sardanapale, trente rois, qui occupent un espace de 1360 ans : d'autres augmentent le nombre des rois dont Eusèbe nous a conservé les noms, et diminuent au contraire celui des années.

(6)  L'un est élevé comme fils du pasteur, etc. - Voyez, sur la naissance et les premières années de Cyrus, HÉRODOTE, I, 125 et suiv.

(7) Ainsi finit l'empire des Mèdes, etc. An de Rome 203 : la durée de l'empire des Mèdes, dont notre auteur indique seulement la naissance et la chute, paraît avoir été plus courte.

(8) Trembla pour lui-même. Un manuscrit porte desolutus, un autre desolatus, mais la plupart de se sollicitus : nous avons dû préférer cette dernière leçon.

(9) Barène. Ville voisine d'Ecbatane, et non pas Barcé, comme le portent la plupart des textes. Barcé était une ville de la Cyrénaïque, où les armes de Cyrus n'avaient pas encore pénétré. (Voyez CTÉSIAS et BONGARS.)

(10) Avait envoyé ses forces avec autant d'empressement, etc.  Ce fait n'est pas exact. Crésus, suivant le consul d'un oracle, avait demandé du secours aux Athéniens et aux Lacédémoniens. Les Lacédémoniens étaient en route avec un corps d'armée, lorsqu'ils apprirent la défaite de leur allié : ils retournèrent dans leur patrie.  Voilà à quoi se réduit le dévouement des Grecs à la cause de Crésus.

(11) Le meurtre de Candaule fut le prix d'un nouvel hymen.  L'abbé Paul et les commentateurs ne me paraissent pas avoir entendu cette phrase. Ils la traduisent et l'expliquent comme s'il y avait, non pas caedes Candauli nuptiarum praemium fuit, mais nuptiae fuere praemium caedis. Justin veut dire que Gygès, en consentant à s'unir à la reine, obtint pour prix de cet hymen le trône de Candaule. Gygès reçut, pour la dot de sa nouvelle épouse, le sang du roi et la couronne.

(12)Elle livra son sceptre, Cicéron, de Attic., III, 9, a emprunté à Platon, de Leg., II, des détails plus fabuleux encore sur l'histoire de Gygès.

(13) Bois, dit-il, etc. Tel est aussi le récit d'Hérodote, I, 214.  Diodore raconte, au contraire, que Cyrus, pris dans la bataille, ne survécut à sa défaite que pour mourir sur une croix.

(14) Prexaspes. Appelé par d'autres Comètes, ou Comaris.

(15) Le mage. La plupart des auteurs attribuent le meurtre de Smerdis, frère de Cambyse, non à Prexaspes, mais à un autre mage nommé Smerdis, comme le prince qu'il massacra et dont il usurpa la couronne.

(16)  De se soustraire aux regards, etc. L'abbé Paul a traduit les rois perses ont le visage voilé. Nous avons pensé qu'il valait mieux entendre cette phrase dans le sens d'un passage précédent, liv. I, ch. 2 : Raro a viris visus, in feminarum turba consenuit. Posteri quoque ejus, id exemplum secuti, responsa gentibus per internuntios dabant.

LIVRE DEUXIÈME.

(1) Pour retracer les actions des Scythes. La transition qui unit l'un à l'autre les deux premiers livres de cette histoire, paraît empruntée à Hérodote, qui a placé de même, entre la prise de Babylone et l'expédition de Darius en Scythie, une description de cette contrée et des mœurs de ses habitants, liv. IV.

(2)   Ces arguments, etc. Sans examiner ici ni la vraisemblance d'une pareille discussion, ni les arguments produits à l'appui de chaque système, peut-être n'est-il pas hors de propos de remarquer, d'une part, qu'Hérodote établit, entre l'Égypte et la Phrygie, la même question de prééminence ; de l'autre, que la plupart des opinions ici présentées paraissent avoir eu crédit chez des peuples et dans des siècles beaucoup plus éclairés. Ainsi, Héraclite, et les stoïciens après lui, croyaient que le monde à sa naissance avait longtemps été rempli de feux ; ainsi, au rapport de Virgile, la Scythie passait pour le point le plus élevé de la terre : 
Mundus, ut ad Scythiam, Rhiphaeasque arduus arces
Consurgit, premitur Libyae devexus in Austros.
(Georg., I, IV, 240)

(3)  La justice est gravée dans les cœurs, etc. Plus ibi boni mores valent, quam alibi bonae leges, dit Tacite en parlant des Germains. (Voyez aussi Horace, liv. III, od. 24.)

(4)  Des peaux de bêtes fauves. Le texte ajoute murinis : ce sont des peaux de martres, de blaireaux, de renards, etc. (Note de l'abbé Paul.)

(5)  Sésostris, etc. - Voyez précédemment, liv. I, note 3.

(6) Il se retire dans son royaume. Hérodote et Diodore racontent, au contraire, que Sésostris, partout vainqueur, réunit la Scythie à son empire.

(7) Dans les plaines de Thémiscyre. Les traditions relatives à l'origine et à l'histoire de l'empire des Amazones, sont remplies d'incertitude. Strabon les rejette toutes, comme également fabuleuses (liv. II). Au reste, on s'accorde généralement à fixer le siège de leur puissance dans les lieux désignés par Justin. Ovide (de Pont., IV, ep. 10) dit : 

Et tu femineae Thermodon cognite turbae.  

Properce, III, Élég. 14, v.  14 :
Qualis Amazonidum nudatis bellica mammis
Thermodonteis turma lavatur aquis.

(8) Le nom d'Amazones. A privatif, madzos, mamelle.

(9) Se signala si glorieusement, etc. - Voyez VIRGILE, Enéide, I, 490.

(10) Partagea treize jours, etc. - Voyez liv. XII, ch. 3.

(11) Jancyrus. D'autres éditions portent, soit Janthirus, soit Idanthyrus. Hérodote l'appelle Idanthyrse. Voyez, sur cette expédition de Darius, Hérodote, liv. IV.

(12)  Qu'on n'a pas vu s'élever, etc. Tous les auteurs attestent la haute antiquité d'Athènes. Cicéron a dit : Athenarum urbs ea vetustate ut ipsa ex se cives suos genuisse dicatur.

(13)Dont la fille Atthis donna, etc. On fait aussi dériver ce nom, soit d'Actis, beau-père et prédécesseur de Cécrops, soit du mot grec aktê, rivage.

(14)Vers cette époque. Vers l'an du monde 2490.

(15) Par Démophon, son fils. On a relevé ici une double erreur.  Démophon, quoique fils de Thésée, ne fut pas son successeur immédiat, et ne parut pas au siège de Troie, du moins comme roi d'Athènes, puisque son avènement est postérieur à la prise de cette ville. Voyez Homère, Il., v. 552 et suiv.

(16) Le gouvernement fut confié, etc. Cette assertion paraît inexacte. La royauté, abolie à Athènes après le dévouement et la mort de Codrus, fut remplacée par des magistratures qui, également conférées à vie, et même héréditairement, ne se distinguaient de la dignité royale que par le nom et quelques restrictions apportées à l'étendue jusque-là illimitée de ses pouvoirs : telle était, entre autres, l'obligation imposée à ces nouveaux magistrats, de rendre compte au peuple de leur  administration. Ils furent appelés archontes, ou quelquefois médontides, du nom de Médon, fils de Codrus, le premier d'entre eux. L'archontat, resté pendant trois siècles dans la famille de Codrus, fut ensuite limité par les Athéniens à une durée de dix ans, et enfin il se partagea, vers l'an du monde 3227, entre neuf magistrats annuels. Ainsi s'explique la confusion que présente ici notre texte.

(17) Dioclès. Appelé généralement Hipparque. Il est singulier que Justin, d'accord avec les historiens anciens sur le fond de ce récit, ait omis les noms des conjurés, Harmodius et Aristogiton, restés si longtemps en honneur dans la Grèce. (Voyez Barthélemy, Introduction, et note 4, ibid.).

(18) Il aplanit les montagnes. On connaît, sur le nombre des soldats de Xerxès et les détails de son expédition, les récits fabuleux des historiens de la Grèce, rejetés par les anciens eux-mêmes.

Juvénal, X, 174
. . . .Creditur olim
Velificatus Athos, et quidquid Graecia mendax
Audet in historia.

(19) Avec quatre mille soldats. On n'a pas même de données bien précises sur le nombre des soldats que Léonidas commandait aux Thermopyles. (Voyez Barthélemy, Introduction, note 7.)

(20) Restez en arrière. Gronovius a changé remos en remis. En effet, remos inhibere, qui se trouve dans le texte de l'abbé Paul, voudrait dire suspendre l'action des rames, plutôt que reculer, et ne serait pas d'accord avec le reste de la phrase, ite cessim, a bello discedite.

(21)  Dans les îles écartées. A Egine, à Trézène, à Salamine.

(22) Un combat naval. Bataille de Mycale, gagnée par le Spartiate Léotychides et Xanthippe l'Athénien. ~ An de R. 275.j

(23) Il battit Xerxès. - Voyez CORNELIUS NEPOS, vie de Cimon

LIVRE TROISIÈME.

(1)Artaxerxe. Surnommé Longue-Main.

(2) Bacabasus. Appelé aussi Mégabyse. Voyez le récit de Diodore, différent sur plusieurs points de celui de notre auteur.

(3) Chargé de l'administration. Lycurgue donna des lois à Sparte, vers l'an du monde 3100, environ trois siècles avant Solon.

(4) A des magistrats annuels. Ces magistrats étaient des éphores, placés par Lycurgue à côté et presque au-dessus du pouvoir des rois, qu'ils pouvaient faire saisir, emprisonner, etc. Voyez Cornelius Nepos, Vie de Pausanias, 5. Les éphores étaient au nombre de cinq.

(5) Et n'abolit ses lois. Plutarque, Vie de Lycurgue, assure que les institutions du législateur de Sparte subsistèrent dans toute leur force pendant les cinq siècles qui suivirent sa mort ; Tite-Live, liv. XXXIX, 37, suppose leur durée plus longue encore. : Sine muris per octingentos prope annos liberi etc.

(6) Enflammés par des chants guerriers. HORACE, Art poétique : 
Tyrtaeusque mares animos in martia bella
Versibus exacuit . . .

Quelques-uns des chants guerriers de Tyrtée nous ont été conservés. Cette poésie mâle et sévère, pleine de mouvement et de chaleur, forte d'idées plutôt que brillante d'images, paraît bien digne des merveilleux effets que lui attribue l'histoire. On peut d'ailleurs remarquer que ces hymnes, d'accord avec les récits les historiens, attestent assez clairement les revers de Lacédémone et la seconde guerre de Messénie ; en général, il y est peu question de victoires ou de conquêtes : la honte d'une vie achetée au prix de l'honneur, la gloire du guerrier mort dans le combat pour la défense de sa Patrie, de son épouse, de ses jeunes enfants, les pleurs promis à sa cendre, l'immortalité réservée à son nom, sont le sujet de ces chants.

(7) La victoire resta enfin aux Lacédémoniens. Les Messéniens, vaincus, se retirèrent sur la côte de Sicile, et s'établirent dans la ville de Zancle. Ils lui donnèrent leur non, qui, altéré par l'orthographe latine, Messina, a conservé jusqu'à nos jours, dans la langue même du pays, son antique forme dorienne, Messana.  (Voyez MITFORD, Hist. of Greece, I, ch. 4.)

(8) Destiné pour toutes les cités, etc. - Voyez CORNELIUS NEPOS, Vie d'Arist., 3.

(9)  D'une flotte qu'ils avaient envoyée en Égypte. Les Égyptiens, alors soulevés contre la Perse, avaient imploré le secours d'Athènes.

(10) Pressée par deux ennemis. Erreur chronologique : la guerre de Messénie était, à cette époque, entièrement terminée.

(11) Et prirent plusieurs villes de l'Achaïe. On a relevé avec raison, dans cette partie de l'histoire de Justin, quelques anachronismes et omissions assez graves. On peut remarquer, entre autres, qu'il n'indique ni la double victoire remportée en un seul jour par Cimon, près du fleuve Eurymédon, ni même la guerre de Corcyre et de Corinthe, épisode important de la guerre du Péloponnèse.

(12) La Sicile devint alors le théâtre des hostilités. An de R. 328.

LIVRE QUATRIÈME.

(1) Et qu'elle en fut détachée. L'opinion que présente ici Justin paraît avoir été universellement adoptée par les anciens ; je me bornerai à citer les vers admirables où Virgile décrit ce phénomène : Énéide, III, 417 :

Haec loca, vi quondam et magna convulsa ruina,
Tantum aevi longinqua valet mutare vetustas!
Dissiluisse ferunt : quum protenus utraque tellus
Una foret : venit medio vi pontus, et undis
Hesperium Siculo latus abscidït, arvaque et urbes
Litore diductas angusto interluit aestu.

(2) D'un mot grec qui signifie rompu : Rhêgion, de rhêguô, rhêgnumi, rompre, briser.

(3) Trinacrie. Tris akra, trois promontoires. Les épithètes poétiques de tricuspis, tricervix, données quelquefois à la Sicile, rappellent et expliquent son premier nom. 

(4) N'en a produit un plus grand nombre. Le nombre et la cruauté des tyrans qui déchirèrent la Sicile étaient passés en proverbe: Invidia siculi non invenere tyranni
Majus tormentum.

(5) Aima mieux obéir à un esclave. Hérodote, parlant de ce ministre, l'appelle oiketês, mot qui pourrait désigner, non pas l'esclave, mais l'ami d’Anaxilaüs.

(6) Ils suspendirent pour quelque temps la guerre. - Voyez liv. XVIII, 3  et XIX, 1 et 2.

(7)  S'emparèrent de leur ville. Au rapport de Polybe, ce crime fut commis, non par les vétérans d'Himère, mais par une garnison de 4000 soldats romains chargés de défendre Rhèges contre Pyrrhus et les Carthaginois, l'an de Rome 472 ; bientôt la ville fut reprise par les troupes romaines, et tous les coupables mis à mort (POLYBE, I, 7).

(8) Rappelé pour comparaître devant les juges. - Voyez V, I et CORNELIUS NEPOS, Vie d'Alcibiade.

(9) Et il ajoute l'opprobre de sa captivité, etc. On rapporte que Démosthène et Nicias, tombés tous deux aux mains de l'ennemi, furent mis à mort par le peuple. Voyez Thuc., VII, 82 - 86.