GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT X
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE DECIMI LIBRI.
Vincitur in decimo rex Anglieus a Ludovico. INCIPIT LIBER DECIMUS.
Eolus obscuro zephyros emiserat antro,
Protinus Augeus comites et Marchicus, atque
At non Robertus voluit sine laude reverti,
Prosiliere viri subito fulgentibus armis,
Karolides igitur, rumoribus excitus istis,
Ergo gradu reduci, Pictonia rura cremando,
Hic procerum cetu stipatus utrinque fideli,
Engorrandus erat vir corpore maximus, ampla
Poncius e castro, ba lista armatus et arcu,
Frendit, et irarum rex vapulat intus et extra
Dixit, et ad pugnam se preparat ordine certo,
Hi duo pre cunctis rupti majore cachinno,
Rex autem ut vidit regis vexilla, probosque
Aufugisse ducem postquam sensere minores,
Hoc in conflictu doluit cecidisse capelle 280
Egreditur castro post tedia longa satelles,
Nec mora, vicinis adduci portubus alnos
Sed doleo quoniam minuit tua gaudia funus 350
Jam super Escaldum tentoria reprobus Otho
Territat imprimis nostri confinia regni
Excitat ex alia Lotharingos parte bilingues
Dux quoque Lemburgis acies ciet Ardaniorum,
Conradum comitem misit Tremonia, cujus
Ast Hugo tibi, Bolonide, junctissimus heret,
Et quis sub numero comprendere possit Yprei
Quos inter Barrensis erat non ultimus unus,
At Robertigena et senior Robertus in Anglos
Pontivii comitem comitantur in arma Poheri,
Hinc Sancti Thomas Galerici nohilis heres, 490
Roboreus vero cum Thoma fratre Johannes
Hinc fremi tu majore trahit Burgundicus Odo
Dux igitur, nimio belli percussus amore,
Etquid Galterum juvenem, quid Bartholomeum,
Interea comitissa senex, que Portigalensis
Dehinc Otho comite2 Ferrandum Boloniumque
« Nunc quia lege mihi clerus non paret in ista,
« Sed mora consilii non est modo libera nobis :
Dixerat ; at proceres uno concorditer ore
Consilium rex ergo novat, paucisque novatum
Cur ita te jactas, Otho? Cur ensibus enses
Vix e conspectu Tornaci se tulerat rex,
Ultimus exierat post omnia signa Garinus,
Sic fatus volat ad regem : vix sustinet ille
Dixerat, et Franci leti clamore paratos
Motus ad hanc vocem rex illico surgit, et intrat
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284 CHANT DIXIEME.
ARGUMENT. Dans ce dixième chant, le roi des Anglais est vaincu par Louis. — Il passe chez les Poitevins et s'empare lui-même de Robert le Jeune (a) par une ruse de guerre. — Il dévaste le pays, mais Louis étant survenu le met honteusement en fuite et l'expulse tout confus de la Roche au Moine, — Othon cependant prépare et équipe son armée, et en même temps Philippe appelle les Français et les excite à la guerre. — Othon vole à la poursuite des Français avec son armée, et le roi, renonçant au sommeil, revient sur ses pas et marche à sa rencontre.
Eole avait lance les zéphirs du fond de ses antres obscurs; déjà Jupiter, imprégnant le sein fécond de la terre de ses nuages qui répandent les rosées, souriant plus doucement, et repoussant la saison de la vieillesse, avait rajeuni l'année; déjà le Bélier, ramenant le soleil, se réjouissait de faire briller la lumière devant la nuit qui se retirait; déjà mille deux cent treize années s'étaient écoulées depuis la Conception de la sainte Vierge1. Le roi des Anglais, voyant les flots de la mer abaissés, à la suite des frimats de l'hiver, rassemble ses troupes et ses milliers d'hommes de race anglaise; et, après avoir fait préparer sa flotte, les transporta avec lui, à travers la mer 285 rapidement sillonnée par ses voiles, sur le rivage de La Rochelle. Tandis que le comte de Boulogne, Hugues2 de Salisbury, le comte de Flandre et les autres, auxquels il paie des subsides, iront harceler de leurs armes perfides le roi des Français, sans entreprendre toutefois d'en venir aux mains avec lui, et seulement afin de prolonger indéfiniment les ennuis de la guerre, le roi des Anglais se prépare à porter lui-même ses armes dans des contrées lointaines, où les Français ne puissent arriver facilement, comme s'il ignorait que les rois ont les bras longs, et comme si Philippe ne pouvait envoyer des secours en ces lieux, ou s'y rendre lui-même. Aussitôt les comtes d'Eu3 et de la Marche4, et les autres barons que nourrit cette noble terre, toujours inconstante dans sa foi, mais toujours belliqueuse, rendent à Jean leur bienveillance, avec leur légèreté accoutumée. Tous s'étant donc mis en marche avec lui, Jean va assiéger et investir tout-à-coup de ses bannières la ville de Nantes. Mais ni les fils de Robert, savoir Pierre, duc des Bretons, et son frère Robert5, ni ces Français au cœur farouche que la France, riche en chevaliers, avait envoyés en ces' lieux, ni les hommes remplis de courage que la Bretagne a vus naître, ne prennent soin de fermer même légèrement les dernières barrières; ils tirent leurs glaives, et sortent de la ville pour marcher à la rencontre des ennemis et livrer hardiment la bataille. Alors les autres prennent la fuite, ne voulant point se 286 confier aux chances incertaines de la guerre, et Jean, aimant mieux faire reculer à pas lents son armée, médite en son cœur par quels artifices il pourra triompher de ces hommes, voyant bien qu'il ne pourrait les vaincre en combattant franchement, et la fraude qu'il imagine ne manque pas de succès. Pierre6, ayant vu les ennemis se retirer ainsi, et jugeant qu'il ne serait pas sûr de poursuivre tant de milliers d'hommes avec un petit nombre de combattans, rallie son armée, et la ramène dans l'enceinte de la ville, pensant que ce n'est pas un mince avantage d'avoir effrayé les ennemis au point de les faire fuir au loin, frappés de terreur et renonçant à leur siége, non sans avoir perdu en outre et des bagages et des hommes. Mais Robert ne voulut pas s'en retourner sans gloire, et poursuivit imprudemment les fuyards plus loin qu'il n'eût fallu et jusqu'à ce qu'il pût enfin combattre de près. Alors le glaive du seigneur de Dreux se rougit du sang d'un grand nombre de Poitevins, il en envoya beaucoup dans le Tartare, et en laissa beaucoup d'autres gisans sur la terre et presque mourans. Enfin, fatigué d'un si grand carnage, il revenait sur ses pas avec ses compagnons, au nombre de dix, que leur brillante valeur eût mis en droit de n'éprouver jamais aucune crainte, s'ils avaient appris à se défendre des embuscades et à se prémunir avec sagesse pour tout événement. Mais, tandis qu'il ne songe à rien qu'à se jeter en avant, de sa personne, oubliant la fin toutes les fois qu'il entreprend quelque chose, et ne s'inquiétant nullement d'unir toujours en lui Ulysse et Dio- 287 mède, l'homme fort tombe dans des piéges imprévus: trop simple, et ne sachant user que de sa force, il ne prévoit pas dans un autre la fraude qu'il ne connaît point en lui même; n'ayant jamais su tromper, il ne craint point d'être trompé; jamais il n'a préparé d'embûches, et ne redoute point les embûches. Tout-à-coup se présentèrent des hommes couverts d'armes brillantes, que le roi des Anglais avait cachés au milieu des broussailles, et qui, tout reposés, élevant leurs armes contre des hommes fatigués, n'eurent pas beaucoup de peine à les charger de fers. Bientôt après le roi perfide les envoya dans son royaume d'Angleterre, afin de les tourmenter davantage, en les tenant éloignés de leur patrie. Entrant tout aussitôt dans la ville d'Angers, qui n'avait aucune enceinte de murailles, le roi des Anglais entreprit de faire élever des murs en pierres carrées. A peine pourrait-on trouver ailleurs une ville plus riche ou mieux Ornée, ou plus abondante en vins que celle d'Angers. De tous côtés, on ne voit que champs chargés de vignes, qui fournissent à boire aux Normands et aux Bretons, et font que les seigneurs de ces terres ne manquent jamais d'argent. Du côté du midi, la Loire, aux ondes argentées, enveloppe la ville; vers le nord, la Mayenne rougeâtre la traverse, et de là, prolongeant son cours à deux milles environ, elle va tomber dans la Loire, perd son nom, et change de couleur. Ainsi la Loire, la Mayenne et la Vienne, réunies, ne forment plus à elles trois que ce fleuve qui, répandant une grande fertilité dans les champs de la Bretagne, amène dans le& villes des vaisseaux, embellit les campagnes de toutes 288 sortes d'agrémens et d'avantages, arrose de ses eaux poissonneuses le sein de la ville de Nantes, et fournit aux Bretons des milliers de saumons et de lamproies, qu'ils envoient ensuite dans les pays lointains, objet de commerce précieux pour eux, attendu que ces animaux se conservent dans une gelée, parfumés de gérofle, de gingembre et de diverses espèces d'herbes. En outre, la Loire enrichit la ville de Nantes de tant d'innombrables marchandises, que cette ville n'est inférieure à aucune autre dans toute l'étendue du royaume; puis, lorsqu'elle va, d'une course rapide, se précipiter non loin de là, dans la vaste mer, ses eaux s'étonnent de devenir tout d'un coup amères, de douces qu'elles étaient d'abord. A cette époque, le comte Hervey, à qui le roi avait fait tant de présens et donné tant de grandes terres, conclut un traité secret avec le roi Jean, et lui promit de donner sa fille, son enfant unique, pour épouse à son fils7. Le descendant de Charles, ayant recueilli ces différentes nouvelles, parcourt en toute hâte le Vermandois et le pays de Boulogne, distribue des armes et des guerriers dans les châteaux et dans les villes, afin de mettre les frontières du royaume à l'abri des en- 289 nemis du voisinage; puis, desirant rencontrer Jean, si le sort le permet, il presse sa marche, dépasse Chinon et Loudun, et fait ses dispositions pour séparer de sa flotte le roi fugitif des Anglais. Mais nul homme ne découvre le chemin que suit la couleuvre; en vain chercheriez-vous les traces de la chute du pin tombant de haut, et celles d'un homme fourbe, et celles de la plume lancée à travers les airs: si par hasard vous labourez sur le rivage, vous pouvez, à force de travail, parvenir à tracer Une route, mais les voies de ceux dont je viens de parler ne sont et ne seront jamais connues de personne. Déjà une fuite rapide avait transporté Jean, rempli d'effroi, vers le territoire de Bordeaux, au-delà de Périgueux. Revenant alors sur ses pas, et livrant aux flammes les campagnes du Poitou, le roi dirige sa marche vers le pays de Flandre, redoutant, non sans motifs, d'avoir à essuyer de plus grands dommages de ce côté. Déjà le feu dévore les rues de Thouars, déjà Chollet, Bressuire et Vielle sont enveloppés de fumée. Le destin incendiaire y ajoute encore beaucoup d'antres châteaux, châteaux remplis de provisions et de toutes sortes de richesses, surmontés de tours carrées et de hautes murailles, environnés de fossés pleins d'eau, et que la fertilité de leur sol rend indépendans de tout le reste de la terre. L'incendie se prolongea ainsi jusqu'à ce que le roi fût arrivé à Châteauroux. Là, entouré de tous côtés de l'assemblée fidèle de ses grands, le roi leur adressa en peu de mots ce discours amical: «Mon fils, tu vois comme le sort nous presse 29 (de toutes parts. Ici sont l'armée du Poitou et les escadrons du roi Jean, là sont le comte de Boulogne, Ferrand, Othon et le frère du roi des Anglais8 avec des milliers d'escadrons, nouveaux ennemis que m'a suscités le comte de Boulogne, et qu'il a tous armés contre moi. Toi, mon fils, tu demeureras en ces lieux avec des chevaliers prélevés sur nos douze cents chevaliers, et moi avec les autres j'irai voir de plus près Othon et l'armée innombrable qui s'est rangée sous ses ordres.» Il dit, et le fils rend à son père mille actions de grâces, de ce qu'il lui confie à lui seul le soin de diriger de si grandes affaires, lui fournissant une occasion de déployer sa valeur et d'acquérir à jamais une glorieuse renommée. A peine le roi et les Français avaient-ils laissé derrière eux le fleuve de la Seine, Jean sortant de ses retraites, commence à parcourir la plaine, se réjouissant de montrer son visage à découvert et conduisant à la guerre des milliers de combattans. Il passe au-delà d'Angers, dévaste tout le pays qui s'étend jusques à Craon, et, terrible par ses armes et dans ses paroles, il. menace enfin de renverser de fond en comble le château de la Roche-au-Moine. Il assiége donc les avenues de ce château, dirige contre les fortifications toutes sortes de projectiles, et fait les plus grands efforts pour renverser avec ses machines les murailles et la tour. Les traits et les arcs ne cessent les uns d'être lancés, les autres de lancer des flèches, et les traits et les flèches résonnent à travers les airs. De 291 leur côté les assiégés se défendent du haut de leurs tours avec la plus grande vigueur, lançant des traits et des flèches, des morceaux de planches et de grosses pièces de bois, ne ménageant ni les poutres, ni les bois de charpente des maisons, s'inquiétant peu des dommages qu'ils se font à eux-mêmes, pourvu qu'ils puissent repousser les insultes des ennemis. Il y avait un certain Enguerrand, homme très-grand de corps, au front large, dont les yeux rouges semblaient lancer des traits de feu, aux cheveux noirs, à la face livide. Il avait la poitrine large, les épaules élevées et fortes comme des tours, le crâne aplati, les joues bouffies, la bouche fendue et difforme, le nez crochu, les membres robustes et tels que les peuvent avoir les géans; son cœur inhumain était d'une telle férocité, la grossièreté de son ame l'abrutissait à tel point, qu'il semblait ne mettre aucune différence entre la mort d'un homme et celle d'un animal. Brigand, vivant de rapines, et commettant sans cesse de nouvelles violences, il avait fréquemment brisé les portes des églises, ce qui l'avait rendu plus fameux encore par le surnom de Brise-Moutier9. Cet homme donc s'avançait précédé d'un écuyer portant un bouclier, sous l'abri duquel ne craignant rien il faisait grand mal aux assiégés, sans que ceux-ci pussent le lui rendre, protégé qu'il était par les larges parois de son bouclier, recouvert d'une peau de taureau sept fois repliée. Pons, armé d'une arbalète et d'un arc, ayant vu cet homme du haut du château, inventa un artifice admirable. Il tressa secrètement avec du lin d'une grande finesse une petite ficelle, telle qu'il 292 n'eût été facile à personne de la rompre, et, chose plus étonnante encore, qu'on pouvait à peine la voir. Alors il travailla à attacher la ficelle par un petit nœud à l'extrémité d'une flèche, au point où une double plume est fixée par deux fentes; et afin de ne pas perdre te fruit de son travail et le but de ses efforts, si la flèche volant de toute la longueur de la ficelle n'atteignait pas au point où il voulait viser, il attache à un pieu tout près de lui l'autre bout de la ficelle. Le roseau ailé s'envole avec la ficelle et va s'enfoncer dans le bouclier. Pons tirant alors le bouclier ainsi attaché à la ficelle et à la flèche, l'écuyer qui tenait le bouclier le suivit jusque sur le fossé, et Pons devint ainsi, sans s'en douter, la cause de la mort inopinée de ce jeune homme. Cependant Enguerrand, dont le corps se trouvait à découvert, étant arrivé sur le bord du fossé et ne pouvant éviter les traits qui pleuvaient sur lui, tomba frappé d'une juste mort, lui qui avait tué beaucoup d'autres hommes. Pons pousse alors un cri, et ne pouvant contenir son rire: «Roi, s'écrie-t-il, éloigne-toi d'ici, et laisse-nous en paix, de peur qu'il ne t'arrive de mourir d'une mort semblable.» Le roi frémit, et agité intérieurement et à l'extérieur des transports de sa colère, il ordonne aux siens de se tenir un peu plus loin du château et de se défier du voisinage des murailles, et menace de punir sévèrement les assiégés, s'ils ne se hâtent de lui ouvrir leurs portes et de livrer la forteresse. En signe de colère et pour inspirer plus de terreur, il fait dresser des potences et poursuit le siége pendant vingt-un jours; mais les assiégés ne cèdent ni à la terreur ni aux menaces, et 293 se montrent de plus en plus ardens à défendre leur vie et les portes du château. Sur ces entrefaites Louis se présente avec le nombre de chevaliers ci-dessus indiqué, suivis de sept mille hommes de pied bien armés et de deux mille hommes montés à cheval, servans d'armes, bien instruits à livrer une bataille avec vigueur. Quoique l'ennemi qu'il avait en tête eût des forces triples des siennes, l'héritier du roi ne craignait pas cependant d'en venir aux mains avec lui, et fit signifier à Jean ce court message: «Il faut ou que tu te prépares au plus tôt pour le combat, ou que tu abandonnes le siége.» Cet homme digne de son nom, ce fils qui n'était point indigne de succéder dignement à son père, manda à Jean ces paroles, afin qu'on ne pût pas dire, après qu'il l'aurait vaincu, et s'il ne le faisait pas prévenir ainsi avant de combattre, que sa victoire était l'effet de la ruse et non de la vaillance. Jean lui répondit avec la même brièveté: «Si tu viens, tu nous trouveras tout prêts à combattre, et plus tu viendras promptement, plus promptement tu te repentiras d'être venu.» II dit et se prépare à combattre, disposant ses troupes dans un ordre régulier, chaque corps sous le commandement de ses propres chefs. D'autre part, Louis, ardent comme la foudre, parcourait le front de ses escadrons de cavaliers, et chacune des heures qui retardait l'heure du combat lui semblait d'une extrême longueur. Il n'était précédé que du seul Henri10, lequel, petit de corps mais géant de cœur, et digne de la gloire du plus grand homme, élevé au-dessus 294 de tous, remplissait les fonctions de maréchal. Ajoutant aux bataillons des Français un grand nombre de bataillons, Guillaume marche après lui, Guillaume qui commande au château des Roches, et a reçu de lui et son illustre origine et son nom. A ses côtés marchait son gendre et son unique héritier, Amaury, beau de corps, rempli de force, mais plus fort de son courage, qui tirait son nom et son origine du château de Craon, dont il était seigneur. Il avait en outre sous sa domination Sablé, Molihernes, Candé, Segré, Brion, Beaugé, Le Lude, Durtal, où la Sarthe accrue des eaux de l'Huisne reçoit celles du Loir, pour aller se perdre dans la Mayenne, et enfin Saumur dont les murailles sont établies au bord des eaux, aux lieux où la Vienne, se mêlant à la Loire et noircissant ce fleuve, perd à la fois son nom et sa couleur ferrugineuse. Guillaume et Amaury, s'étant ainsi associés, ajoutèrent quatre mille hommes à l'armée de Louis. Ces deux chefs se livraient en présence de tous les autres à de bruyans éclats de rire, s'indignant des paroles arrogantes de Jean, s'étonnant qu'il attendît si long-temps sous les armes, lui qui jusqu'alors n'avait osé rien entreprendre si ce n'est à la dérobée; et pendant ce temps le seigneur de Thouars11 disait à Jean d'une voix affligée: «Je te vois trop audacieux; tu as plus de troupes qu'il n'en faut; tu oseras en venir aux mains avec le fils du roi de Paris qui s'avance vers toi, suivi d'un petit nombre de chevaliers. Mais si tu l'attends, aujourd'hui ou demain, tu éprouveras qu'il est plus fort que toi dans les combats, et que tu n'es point plus vigoureux que 295 lui. Quant à moi, il me convient mieux de me borner à défendre Thouars, tandis que tu fais effort pour renverser la Roche-au-Moine, et que tu n'as pas encore reconnu ce que peut la Seine, et combien est terrible la valeur des Français, lorsqu'ils font voltiger leurs chevaux en cercle.» Il dit, et en homme prudent il se retira à Thouars. Or le roi Jean, lorsqu'il vit les bannières du roi et reconnut à leurs drapeaux ses braves guerriers, lui qui naguère, plein d'ardeur pour le combat, semblait déjà vainqueur, et tonnait de la voix et par écrit, rejetant ses armes et découvrant sa tête, s'en alla secrètement, au moment où les chevaliers commençaient déjà à combattre; vaincu par la peur, il ne songea plus qu'à la fuite, et, se jetant dans une petite barque, traversa les eaux de la Loire12. Voyant que leur chef s'était enfui, les hommes d'un rang inférieur, abandonnant ainsi le combat, fuient sur ses traces à travers les gués; plusieurs milliers d'entre eux périssent dans les eaux, ne pouvant à leur gré trouver assez promptement des bateaux; rendus audacieux à l'excès par l'excès même de la frayeur, ils veulent nager, quoique chargés de leurs armes et de fer; mais, engloutis par le fleuve, ils perdent la res- 296 piration et le souffle, et aiment mieux mourir dans les gouffres de Neptune que par les coups de Mars, quoique ce premier genre de mort (dans lequel l'ame ne trouve pas un souffle semblable à celui qui l'anime) soit par cela même plus insupportable que l'autre. Pendant ce temps, les Français frappent de leurs massues, de leurs glaives, de leurs lances, et font périr de diverses manières ceux qui, évitant de se plonger dans les ondes du fleuve, vont de toutes, parts cherchant des asiles dans les cavernes et les lieux solitaires. Dans cette rencontre, succomba avec douleur le prêtre qui présidait aux sacremens dans la chapelle du roi13, et le seigneur de Rochefort, Pains, qui, ayant eu le corps percé d'un trait, en reçut une mortelle blessure. Cependant il arriva encore vivant à la Roche, et, peu de temps après, il y mourut, avec une grande colère. Puissant par ses vassaux, et grand par ses aïeux, ce seigneur tenait le château de Rochefort, château tel que nul n'était plus fort, qu'il était inexpugnable à tout ennemi, et jamais n'avait voulu se soumettre au roi des Français. Maintenant il est mort, et son château de Rochefort n'a pu le secourir ni empêcher la mort, plus forte que lui, de l'enlever; et le château lui-même, après la mort de son seigneur, s'est soumis aux Français. Hugues de Limoges subit aussi le même sort, Hugues, que le petit peuple de Limoges a surnommé le Brun, homme illustre de nom et de naissance, puissant en richesses et en grandeurs, qui, ayant voulu porter secours à Jean dans une guerre injuste, éprouva les rigueurs 297 de la guerre. Avec ceux-ci moururent encore beaucoup d'autres hommes, qu'illustrait la noblesse d'une haute naissance, ou que rendait obscurs leur ignoble origine. Alors, et à la suite de leurs longs ennuis, les hommes d'armes sortirent du château, se réjouissant de respirer enfin un air salubre, et se chargèrent de toutes sortes d'effets et de riches dépouilles, que l'ennemi fuyant avait laissés dans son camp, pour se sauver plus lestement, rejetant à la fois ses effets et ses armes. Des calices d'or, des vases d'argent, les brillans vêtemens des nobles, des ornemens pour la poitrine, teints en écarlate et recouverts d'étoffes de soie, beaucoup de pièces de monnaie fabriquées avec des métaux resplendissans, les tentes du roi, tissues en fil de diverses couleurs, des vases de cuisine, des mortiers en cuivre, des plats de composition d'or et d'argent, des chaudières de bronze, enfin des armes répandues ça et là dans les champs, armes précieuses et brillantes d'argent et d'or, tombèrent dans les mains avides du peuple, et furent enlevées aussitôt. Louis ordonne alors sans retard de faire venir des bateaux de tous les ports voisins, et traverse le fleuve en toute hâte. Mais comme une fuite rapide avait déjà transporté le roi Jean loin de la vue des Français, car en aucune occasion, ce roi n'aurait voulu rencontrer le prince, et comme dans leur anxiété, les autres barons s'étaient enfuis de tous côtés, le noble héritier de la couronne de France disperse son armée dans tout le pays, qui naguère avait accueilli l'Anglais, et ravage par le fer et le feu le canton et le château de Thouars, qui sont sous l'au- 298 torité d'un comte. Vainqueur, il retourne bientôt après à Angers, afin de raser les murailles que le roi des Anglais avait fait élever depuis peu autour de cette ville; il fait rentrer sous la domination de son père tout le pays dépendant du comté d'Angers, et charge de fers tous ceux qu'il y trouve et qui avaient soutenu le parti de Jean. Quant aux indigènes, il leur accorde la paix, mais à condition que désormais ils demeureront fidèles à son père ainsi qu'à lui. Cette victoire, ô Louis, porte la gloire de ton nom dans le monde entier, et doit te donner des titres à une éternelle renommée et t'offrir les plus heureux présages pour les succès qui te sont réservés dans les guerres subséquentes. Reçois avec joie les prémices de cette guerre heureusement terminée; que ton cœur en conçoive une grande allégressse, puisqu'il t'a été donné de vaincre dès la première rencontre un roi si puissant, et qui avait avec lui tant de milliers d'hommes. Maintenant occupe-toi à parcourir successivement divers châteaux, à défendre ta patrie, tandis que ton illustre père brille, semblable à la foudre, sur les bords de l'Escaut, triomphe de ses ennemis, et combat au loin, à l'extrême frontière de la Flandre. C'est là qu'il se prépare à donner à la guerre le dernier coup de main, en sorte que ta victoire précède à peine son triomphe; la France se réjouit avec transport de ces victoires successives, dont la seconde est à peine séparée de la première par un court intervalle; Dieu, qui doit à la fin couronner les justes d'une double couronne, veut mettre un terme à vos guerres par un double triomphe. Je m'afflige cependant, ô prince, de voir ta joie dimi-299 nuée par la triste mort du maréchal qui, pressé d'une fièvre aiguë, vit peu de temps après se rompre les liens qui retenaient son corps à la vie, et attrista les Français de sa mort déplorable, homme qui n'était inférieur à nul autre, et comme chevalier, et comme vaillant guerrier, au dessus duquel nul n'était élevé en dignité non plus qu'en fidélité. Nul n'honorait plus que lui l'Eglise et les ministres de l'Eglise, nul n'était plus fidèle serviteur du roi. Il était chevalier du roi et du Christ, remplissant ainsi les fonctions de pélerin, afin qu'il pût être bientôt transformé de chevalier en citoyen digne d'être reçu dans la cour céleste. Albéric, son frère, avait obtenu la même récompense de sa fidélité, de sa vaillance, de son honneur. S'étant autrefois dévoué au service de la croix, et ayant suivi le roi en Syrie, il fut chargé de s'emparer de vive force des portes de la ville d'Accaron14; mais, au moment où il y pénétrait, le feu le délivra des liens de la chair, et par là il fut jugé digne de payer enfin au Christ la dernière dime, et il se réjouit de se racheter par la couronne du martyre, et d'obtenir sa récompense au terme de sa course. Déjà le méchant Othon avait dressé ses tentes sur les bords de l'Escaut; et Mortagne, ne pouvant contenir tant de corps d'armée, les autres établirent leur camp en toute hâte dans des lieux plus éloignés, couvrant leurs tentes de joncs et de paille. Les uns se défendaient du soleil et de la pluie, seulement avec des branches d'arbres; les autres s'emparaient des cabanes dans les champs, en en chassant les habitans, disant qu'ils avaient droit pour le moment sur 300 les choses qui ne leur appartenaient pas, et pensant, selon l'usage de la guerre, que tout leur était permis. Les frontières de notre royaume furent plus particulièrement frappées de terreur par le beau-père d'Othon, Henri15, à qui le Brabant fournissait mille escadrons et plus, le Brabant, dont le peuple est cruel dans les combats et accoutumé au maniement des armes, autant que tout autre peuple du monde. D'un autre côté, le duc de Lorraine16 animait à la guerre ses Lorrains, pleins de fourberie, qui déploient leurs bannières dans les airs, et qui, ayant toujours à la bouche le langage d'hommes simples, sont loin cependant de se montrer dans leur conduite également dépourvus de finesse. Située entre le pays des Gaules et celui des Teutons, leur terre, belle et féconde, les nourrit de ses produits abondans, en ces lieux où la Moselle, située seulement à quelques milles de la Meuse, arrose de ses belles eaux les villes de Toul, de Metz et de Trèves: Ce fut dans celle-ci que Ricciovaire, qui remplissait les fonctions de gouverneur sous l'empereur Maximien, arriva jadis du pays des Vosges, et fit périr à la fois et plonger tous ensemble dans les abîmes des eaux tant de saints dévoués à la loi du Christ, que la Moselle s'étonna d'en devenir toute rouge, et que le sang des saints fit changer la couleur de ses ondes. Le duc de Limbourg17 conduit aussi un corps de troupes, formé de gens des Ardennes, et cependant 301 son fils même, Galerand, n'a point consenti, comme son père, à se déclarer pour le parti d'Othon, ne voulant point perdre l'amitié du roi des Français. Les Saxons furieux marchent avec leur duc18, et prennent les armes d'autant plus volontiers, qu'Othon lui-même a été autrefois leur compatriote et était uni à eux par le même sang, lorsqu'il n'était pas encore roi et n'avait pas été élevé aux faisceaux de l'empire. Dortmund aussi envoya le comte Conrad, aux ordres duquel obéissent les enfans du pays de Westphalie et des contrées que la Roer arrose de ses eaux poissonneuses; et toi aussi, Gérard, tu te réjouis de quitter Randeradt, ta patrie, pour aller à la guerre éprouver les rigueurs des armes françaises. Le comte Othon vint pareillement du Tecklenbourg, et le pays d'Utrecht envoya aussi au secours d'Othon ce comte que les Teutons ont appelé le Velu19, Utrecht, située aux lieux où la Meuse, se jetant dans un plus grand fleuve, ne perd pas cependant son nom, et, osant enlever au Rhin la moitié du sien, prend celui de Rhin-Meuse. Philippe, comte de Namur20, encore à la fleur de son âge, et parent du roi, portait cependant les armes contre lui, quoique Pierre, son père, depuis long-temps comte d'Auxerre et de Nevers, tînt pour le parti du roi. Ce Philippe ayant été par la suite appelé au trône de Constantino- 302 ple, reçut de la main du pape le diadème impérial; mais il ne put parvenir à s'asseoir sur le trône sacré, et fut fait prisonnier à Durazzo par le prince des Comans21. A toi, comte de Boulogne, demeure étroitement uni Hugues, qui était né pour commander au château de Boves; mais il aima mieux se faire l'ennemi du roi et vivre dans l'exil, que jouir d'une douce paix et se soumettre au roi. Epris d'amour pour une courtisanne, tu faisais entrer sa sœur dans ta couche, et la conduisais en tous lieux en ces temps de guerre; et elle, quoique d'une illustre naissance, se mettant à ta solde, abandonnait son époux, et privait notre camp de sa présence. Le frère du roi des Anglais, aux ordres duquel le pays de Salisbury se soumet avec joie, amène aussi à l'armée trois fois trente mille hommes de la nation anglaise; et toi, comte de Boulogne, te confiant en ces forces, et te reposant sous leur ombre, tu oses promettre à Othon une victoire dont il est indigne. Qui pourrait compter la force du bataillon de la ville d'Ypres et énumérer les milliers de compagnies que vomit la ville de Gand eu ouvrant ses portes? Qui pourrait dire combien de troupes envoyèrent le Belge et les Blavotins furieux, et la ville de Lille, et les terribles Isengrins, combien de milliers d'hommes couvrirent les campagnes, armés et envoyés par Bruges et par Oudenarde, qui s'était associée à Courtrai, sa voisine, pareille en forces, et vouée à la même foi; combien d'escadrons de cavaliers la Flandre souleva dans ses villes et dans ses campagnes pour les armer 303 contre le roi, se souvenant en son cœur des châtimens qu'elle avait reçus, l'année précédente, et des pertes que le roi Philippe lui avait fait éprouver, en juste retour de ses fautes, lorsque Ferrand recevait des Anglais des sommes d'argent, que maintenant encore il emploie méchamment, sans que les malheurs l'aient corrigé? Ces hommes, et beaucoup d'autres encore, qu'il serait trop ennuyeux d'énumérer, la Flandre les fournit au comte Ferrand comme auxiliaires, afin qu'il paraisse pouvoir à lui seul, et en toute sécurité, se mesurer avec le roi et les siens, car ses forces surpassent de plusieurs milliers d'hommes les forces du roi! Mais, se confiant en Dieu et en la justice de sa cause, la bouillante valeur des Français ne s'arrête pas à compter le nombre de ses ennemis. Parmi les Français, l'un des premiers était le seigneur des Barres qui, par sa vaillance, tenait à lui seul la place d'un grand nombre d'autres, et avec lui étaient encore Gérard Scropha et Pierre de Mauvoisin, qui tenait ferme comme la pierre, de fait aussi bien que de nom. Je ne vous oublierai point, toi, Gui des Roches, ni toi non plus, Galon de Montigny, toi, dont le courage est inébranlable autant qu'une montagne, et qui portais en ce jour la bannière royale. Hugues de Mareuil et son frère Jean, Pierre, seigneur du pays de Rumigny, marchant avec deux cents chevaliers tout au plus, tels que les produit la terre de Champagne, animés d'un même esprit, formaient ensemble une. seule troupe. Les hommes illustres que tu as amenés avec toi de Montmorency, ô Matthieu, le comte Jean de Beaumont, 304 Etienne, qui tire de Sancerre son surnom et son origine, homme illustre, et qui se tient pour le second après le roi par l'élévation de sa naissance, Michel, seigneur des Harmes, et Hugues Malaune, se groupent. en un seul corps, à la suite des Champenois. Suivi de son fils, le vieux Robert22 conduit autant de chevaliers qu'il a pu en rassembler contre les Anglais qui retenaient l'un de ses fils dans une dure captivité. Il est accompagné par l'évêque de Beauvais, son frère, tous deux issus de la race royale: avec eux sont encore l'évêque de Laon23 et Gaucher, qui naguère s'honorait du comté de Châtillon, et est décoré maintenant de celui de Saint-Paul, chevalier aussi célèbre que tout autre dans le maniement des armes. Les gens du Ponthieu suivent à la guerre leur comte d'une naissance illustre par ses aïeux; il tient encore à une race d'un sang beaucoup plus illustre par sa femme, sœur de l'auguste roi Philippe, qui avait été épouse de Richard, et que Richard rendit autrefois à son frère Philippe, sans s'être uni à elle, lorsqu'il voulut épouser la fille du roi de Navarre24. Thomas, noble héritier de Saint-Valery, seigneur de Gamaches, tenant encore plusieurs bourgs et un grand nombre de châteaux, illustre par sa puissance et plus illustre par sa naissance, conduit à la guerre cinquante chevaliers et deux mille servans d'armes, hommes audacieux, remplis de courage et de force de corps. Jean, vigoureux comme un chêne, et son frère 305 Thomas, sont dans la compagnie du roi et demeurent constamment à ses côtes; avec eux sont encore Etienne, seigneur de Longchamp, et les soixante et dix chevaliers qu'a envoyés la terre de Neustrie, la Neustrie fidèle sans doute et même très-fidèle au roi, si elle savait mieux réprimer les écarts de sa langue déchaînée contre lui. Au milieu d'un grand tumulte, Eudes de Bourgogne conduit à l'armée les vaillans guerriers que sait produire la terre de Bourgogne, richement dotée par la nature. La crainte et le respect qu'inspirent sa valeur et sa renommée se répandent au loin dans une immense étendue de pays, car seul et quoique absent, il tient sous ses lois et effraie par son nom seul les peuples au milieu desquels serpente la rivière du Doubs, située au-delà de la Saône, le pays qui s'étend au-delà du Rhône jusqu'à Vienne, les habitans de Pontarlier, enrichis par une grande quantité de sapins, et placés près des gorges de la montagne dans laquelle le Doubs prend sa source, ceux de Salins, établis dans une étroite vallée, auxquels une eau tirée (chose merveilleuse!) de deux puits et épurée par un feu ardent fournit un sel dont se servent les habitans de la vallée de Besançon, pour assaisonner leurs mets; les citoyens de Langres et des Vosges, qui touchent aux frontières de l'Allemagne, tout le territoire qui s'étend depuis le pays de France jusqu'au pays des Alpes, et enfin toute cette contrée couverte d'aspérités et de montagnes, qui produit cependant des grains, des denrées et du vin en abondance, et couvre les bords du lac Léman de jolies villes et de nombreux villages. Ce lac est traversé 306 d'une course rapide par le fleuve du Rhône, qui coule au milieu de ses eaux sur une longueur de trente lieues, borné des deux côtes par ces mêmes eaux, de telle sorte que les ondes immobiles du lac ne mettent point obstacle à la marche de celles du fleuve, que le fleuve dans son impétuosité n'entraîne point après lui le lac immobile, qu'enfin les eaux du fleuve ne s'unissent point à celles du lac, ni les eaux du lac à celles du fleuve; de même Aréthuse, fuyant pour échapper aux transports d'Alphée, coule du rivage de l’Élide jusqu'à celui de la Sicile, et là, sortant de nouveau, elle arrose d'une course paisible les champs de la Sicile, se rend agréable aux habitans autant par sa beauté qu'en répandant autour d'elle la fertilité, et tandis qu'elle coule doucement sur une grande longueur, l'amère Doris ne confond point ses ondes à celles d'Aréthuse, et l'âcreté des ondes salées n'altère point la vertu de ses eaux, qui conservent leur douceur. Transporté de la passion de la guerre, le duc de Bourgogne aborde le roi, en lui adressant ces quelques mots: «Cette fois du moins nous travaillerons jusqu'à ce que nous ayons atteint les ennemis; car, quoiqu'il soit pénible de quitter si souvent sa patrie, nous sommes encore plus fâchés d'y retourner sans avoir combattu.» Muse, pourquoi taisons-nous les noms du jeune Gautier25, de Barthelemy26 de Guillaume de Garlande? Est-ce parce qu'ils demeurent toujours auprès du roi, en paix aussi bien que dans la guerre, et parce qu'il est rare que le roi aille sans eux en quelque lieu que 307 ce soit? Ce que tout le monde sait, il est inutile de le rappeler. Ces hommes sont plus assidus que les autres auprès du roi, et l'assistent sans cesse de leurs conseils et de leurs guerriers, autant qu'il est donné à chacun de pouvoir en entretenir à ses frais. Cependant la vieille comtesse27, fille du roi de Portugal, que l'on appelait reine pour ce motif seulement, et qui était en outre sœur du père de Ferrand, desirant, selon l'habitude des habitans de l'Espagne, être instruite des choses de l'avenir, consulta les sorciers qui pratiquent un art qui nous est inconnu. Elle-même cependant n'ignorait pas, à ce que je pense, les prestiges que Tolède la devineresse a coutume d'enseigner aux Espagnols. S'étant donc fait tirer le sort, elle mérita d'être séduite par cette réponse problématique, dans laquelle la vérité se cachait sous des paroles ambiguës: «Le roi renversé de cheval par une grande foule de jeunes gens, sera écrasé sous les pieds des chevaux, et il ne lui arrivera point d'être inhumé: à la suite de la bataille, le comte, traîné sur un char, au milieu de bruyans applaudissemens, sera reçu à Paris par les citoyens.» Après cette réponse, Ferrand, rendu plus audacieux, invoqua la guerre avec une nouvelle fureur, ne comprenant point l'énigme contenue sous ces paroles obscures, et se plaisant à bercer son cœur ambitieux de vaines espérances, comme s'il eût voulu que Crésus ne fût pas le seul à être trompé par la réponse ambiguë d'un oracle28. 308 Othon tint ensuite une conférence secrète avec le comte Ferrand et le comte de Boulogne, leur révéla ses espérances, et admit aussi les chefs les plus considérables à entendre son discours: «Si le roi des Français seulement n'était pas présent, nous pourrions nous estimer en sécurité contre tout autre ennemi de ce monde, et soumettre à nos glaives l'univers tout entier. Mais lui seul prenant parti contre nous, et ayant presque toujours défendu la cause du clergé comme sa propre cause, le Pape ose par suite nous frapper d'anathème et délier nos grands de la fidélité qu'ils nous doivent. Se portant pour l'ami du roi de Sicile, il ose diriger ses forces contre notre empire, il livre sans cesse de nouvelles attaques à notre famille, et ne craint pas de déshériter le roi Jean lui-même, qui dans son extrême générosité fait pleuvoir sur nous ses richesses et ses dons. C'est donc contre celui-là seul qu'il convient que nous dirigions tous nos efforts; c'est lui qu'il faut tuer le premier de tous, lui qui seul oppose une barrière à nos succès, qui seul nous résiste et se fait notre ennemi en toutes choses. Aussitôt qu'il sera mort, vous pourrez à votre gré enchaîner tous les autres, soumettre le royaume à notre joug, et le partager de telle sorte, que toi, Renaud, tu t'empares de Péronne et de tout le Vermandois: toi, Ferrand, nous te concédons Paris; que Hugues29 s'empare de Beauvais, que le héros de Salisbury prenne Dreux, que Gérard30 prenne Château-Landon et le Gâtinais, que Conrad31 possède Mantes avec le Vexin, que les 309 autres grands prennent chacun ce qui lui conviensdra, que nul d'entre eux ne s'en aille sans avoir reçu un don de moi. Je veux en outre que la ville de Sens et le fertile territoire qui s'étend depuis la rivière d'Yonne jusqu'aux lieux où le Loing se jette dans le fleuve de la Seine, et le pays enfin qui est situé entre Moret et Montargis, soient livrés au comte Hervey32 pour être possédés par lui, puisque déjà notre oncle les lui a concédés par avance33. «Quant aux hommes du clergé et aux moines, que Philippe exalte tellement, qu'il aime, protége et défend de toute la vivacité de son cœur, il faut, ou que nous les mettions à mort, ou que nous les déportions, de telle sorte qu'ils ne soient plus qu'un petit nombre, que leurs ressources soient suffisamment réduites, et qu'ils ne vivent plus que du petit produit des offrandes. Que les chevaliers, ceux qui prennent soin des affaires publiques, et qui, soit en combattant, soit dans la paix, assurent le repos des peuples et du clergé, possèdent les campagnes et reçoivent de larges dîmes. Le jour en effet où le Père des pères me décora pour la première fois du diadème impérial, je promulguai une loi, et je voulus qu'elle fût rédigée par écrit et exécutée rigoureusement dans le monde entier, or- 310 donnant par cette loi que les églises ne posséderaient que les dîmes et les présens des offrandes, et qu'elles nous abandonneraient les campagnes et les domaines des champs, pour assurer la subsistance du peuple et la solde des chevaliers. «Maintenant, puisque le clergé ne veut pas m'obéir, en se soumettant à cette loi, ne dois-je pas appesantir ma main, et ne suis-je pas fondé à lui retirer les grandes dîmes et ses domaines? Ne puis-je pas ajouter une nouvelle loi à la loi de Charles-Martel, qui ne voulut pas enlever aux clercs leurs terres? S'il leur retira les dîmes, ne me sera-t-il pas permis aussi de leur ôter les terres aussi bien que les dîmes, moi qui puis faire des lois, changer les droits, moi qui seul possède l'empire du monde entier? Ne me sera-t-il pas permis d'enchaîner le clergé par une loi telle qu'il sache se contenter des choses qui lui seront offertes et des prémices des champs, apprenant enfin à devenir plus humble et moins superbe? Combien il sera plus utile et plus avantageux, lorsque j'aurai ainsi rétabli la justice, que le chevalier rempli d'activité possède ces champs, bien cultivés, ces terres abondantes en toutes sortes de délices et de richesses, à la place de cette race paresseuse, née seulement pour consommer les grains, qui vit d'oisiveté, qui se dessèche à l'ombre et sous les toits des maisons, au lieu de ces hommes qui vivent inutiles, dont l'unique occupation est de s'adonner à Bacchus et à Vénus, dont la crapule fait gonfler les membres incessamment engraissés et charge le ventre d'un énorme embonpoint? Aussi, et dès que le pape 311 se déclara rebelle envers moi, quand je publiai la loi dont je viens de parler, lui enlevai-je sur-le-champ Montefiascone, Aquapendente, Bitillia, Radicofani, le château de San-Quirino, les remparts de Viterbe, Civita-Vecchia, d'innombrables villages et beaucoup d'autres châteaux, qui environnent de toutes parts la riche ville de Rome, me montrant plus fort que lui et beaucoup plus puissant par mes armes, que je tiens encore et tiendrai long-temps en mes mains, en dépit de lui, et quoiqu'il prétende me ravir l'empire et ose promettre à Frédéric ce qui m'appartient à bon droit. «Maintenant nous n'avons pas même le temps de nous arrêter à tenir conseil. Voici, le chef des enfans de la France a laissé derrière lui le pont de Bovines. Aujourd'hui même il établira son camp sous les murs de Tournai, près des eaux du fleuve de l'Escaut; et quoique ceux qui portent les armes pour lui fassent à peine le tiers de notre chevalerie, voilà, ils viennent à nous pour nous attaquer, ils n'attendent point que nous marchions sur eux tant ce chef a de courage, tant est grande la présomption du chevalier français, qui n'hésite jamais à braver toute sorte de péril! Ce qu'ils disent, ce qu'ils font, sera bientôt transmis à nos oreilles par le rapport fidèle d'un espion véridique. Ils ignorent, à ce que je crois, combien de porte-bannières suivent nos armées, quelle est la force des corps de troupe de notre nation, combien de comtes et de ducs marchent avec nous, quelle est la fureur des Teutons dans les combats, avec quelle violence ils font rouler leur glaive dans l'air, com- 312 bien sont rudes les coups qui partent de leurs corps revêtus de fer! Qu'ils viennent donc, afin que nous leur apprenions toutes ces choses par le fait, et que le Parisien ne rougisse pas d'être instruit par le Saxon.» Il dit, et tous les grands lui promettent d'une voix unanime qu'il en sera ainsi qu'il l'espère, tous lui jurent d'exécuter fidèlement tout ce qu'il a dit. Et, afin que chacun puisse mieux se préserver de tout péril et distinguer par un signe certain son compagnon de son ennemi, chacun place aussitôt une croix sur son dos et sur sa poitrine, et en même temps les mains des hommes de pied et du moindre des serviteurs se chargent de petites cordes, de lacets et de liens de toute espèce, afin de pouvoir plus facilement enchaîner les Français, qu'ils tiennent déjà pour vaincus, et qu'ils espèrent pouvoir garotter dès la première rencontre. Le roi en effet acquit la certitude de tous ces détails par un certain religieux d'une fidélité non douteuse, envoyé en secret dans son camp par le duc de Louvain, la nuit même qui précéda le jour de la bataille. Car ce duc, quoiqu'il fût le beau-père d'Othon et son fidèle, avait tout récemment reçu pour femme la fille du roi, et son messager apprit à celui-ci que le chemin était fort embarrassé d'épaisses plantations de saules, qu'il y avait un marais fangeux, dont les joncs pointus et piquans empêchaient de passer à travers les champs de Mortagne, et où les chevaux et les chariots auraient beaucoup de peine à trouver un chemin. Aussitôt le roi change ses résolutions, et ne communique ce changement qu'à un petit nombre de 313 personnes, afin qu'Othon ne puisse se vanter de nouveau de savoir toutes choses. Il dit: «Le chemin pourrait être dangereux pour les chariots à quatre roues et pour les chevaux, et quel homme de pied voudrait marcher ou combattre sans eux? Loin de nous une telle pensée! que les Teutons combattent à pied; vous, enfans de la Gaule, combattez toujours à cheval. Que nos bannières reviennent sur leurs pas, passons au-delà de Bovines, allons gagner les plaines de Cambrai, d'où nous pourrons marcher plus facilement sur les ennemis. Dieu me garde de revoir les champs de ma naissance, avant que le Français, triomphant sous mes ordres, aient réfuté les paroles d'Othon, afin que le Parisien donne des leçons au Saxon, plutôt que le Saxon se puisse vanter que c'est à lui d'instruire le Parisien! Et toi, duc Eudes, qui te plains de venir si souvent à la guerre, qu'un seul jour mette un terme à tes travaux, par la victoire des Français!» II dit, et ayant entendu la messe, ordonne que l'on enlève les tentes, et que l'on retourne vers Bovines dès la première fraîcheur du matin. Pourquoi, Othon, pourquoi te vanter ainsi? pourquoi prétendre vainement élever les glaives teutons au dessus des glaives français? Jadis la Saxe fut long-temps rougie par les glaives des Français, lorsqu'elle subit un juste châtiment par la vengeance de Charles, qui ne permit pas qu'on laissât subsister un seul enfant mâle dont le corps se trouverait plus long que son glaive34. 314 A peine le roi s'était-il éloigné de la vue de Tournai, que l'espion d'Othon se rendit vers son maître, et lui rapporta que Philippe, frappé d'une grande terreur, et tous les Français avec lui, s'en retournaient fuyant vers Péronne. Trompé par cette idée, il trompa de même son seigneur. Celui-ci, concevant en son cœur une vaine joie, saisit aussitôt ses armes, et, dans son transport, laisse les portes derrière lui: toute son armée, sortant en même temps, inonde les campagnes, comme une légion de sauterelles. Ni la forêt obstruée par les branches des saules verdoyans, ni le marais tout couvert de joncs et de fondrières cachées, ni la terre toute fangeuse et salie de boue et de glaïeuls, ne peuvent ralentir leur marche; ils craignent que les Français n'aient franchi le pont avant qu'ils puissent les atteindre, ils s'encouragent les uns les autres à faire usage de leurs éperons, pour s'avancer d'autant plus promptement; les imprudens, ils ne redoutent pas leur ruine prochaine, et tombent justement dans le précipice. Où courez-vous, hommes qui vous jetez ainsi vers la mort? Votre impétuosité vous servira mal dans le combat. Vous croyez donc que le roi vous tourne ainsi le dos, et n'osera pas se retourner et courir à votre rencontre? Il ne siérait point que la peur de vous voir le détournât de son chemin, il ne siérait point qu'on pût croire qu'il s'est enfui à cause de vous; la seule chose qu'il desire, c'est de pouvoir vous rencontrer et vous livrer bataille dans une plaine bien découverte, et en peu d'instans, cette vérité vous sera bien démontrée par le fait. A la suite de toutes les bannières, Garin s'était mis 315 en marche le dernier. Elu, et non encore consacré dans le siége épiscopal de Senlis, ami particulier du roi, il dirigeait avec lui les affaires les plus difficiles du royaume. Tandis donc que les troupes se portaient en avant, leurs bannières flottant dans les airs, Garin, s'éloignant un peu et secrètement du dernier corps d'armée, se mit à diriger sa marche vers les champs de Mortagne, desirant d'apprendre quelque nouvelle. Puis, lorsqu'il eut fait quelques milliers de pas, s'avançant toujours vers le midi, et suivi d'un petit nombre d'hommes, parmi lesquels était Adam de Melun, il monta sur un tertre que le hasard avait élevé au milieu de la plaine, pour porter au loin ses regards. De là, il vit des corps de troupes se répandant avec ardeur dans la plaine; il lui était même impossible de les embrasser tous ensemble d'un seul coup d'œil; et, lorsqu'il eut vu tant de boucliers dont l'éclat le disputait à celui des astres de la nuit, tant de têtes dont les casques répétaient la lumière du soleil, tant de flancs jaunis de la rouille du fer qui les enveloppait, tant de bannières dont le balancement léger agitait les vents, tant de compagnies de cavaliers, tant d'armures de fer, enveloppant les membres vigoureux des chevaux, Garin dit à Adam: «Ils viennent, croyant ne pouvoir nous atteindre assez vite au gré de leurs desirs: toi, demeure encore sur le haut de cette colline, afin de mieux reconnaître et leur nombre, et leurs intentions, tandis que j'irai moi-même rapporter ces choses à Philippe qui n'en croirait nul autre que moi.» Il dit, et vole auprès du roi. A peine celui-ci peut-il croire qu'un homme quelconque ose entreprendre 316 une bataille en ce jour saint que Dieu lui-même a consacré spécialement à lui seul35. Le roi cependant suspend sa marche, donne ordre que l'on fasse arrêter les bannières qui se portent en avant, et parle en ces termes à ses amis: «Voici, le Seigneur me donne lui-même ce que je desirais. Voici, bien au-delà de nos mérites et de nos espérances, la faveur seule de Dieu nous accorde ce qui dépasse tous nos vœux. Ceux que naguère nous nous efforcions d'atteindre à travers de vastes circuits et les nombreux détours des routes, voici, la miséricorde du Seigneur les conduit vers nous, afin que lui-même détruise par nous ses ennemis en une seule fois. Il coupera avec nos glaives les membres de ses ennemis, et se fera de nous des instrumens propres à couper; ce sera lui qui frappera, et nous serons le marteau; il sera le chef de toute la bataille, et nous serons ses ministres. Je ne doute point que la victoire ne se déclare pour lui, qu'il ne triomphe par nous, que nous ne triomphions par lui de ses propres ennemis, qui lui portent tant de haine. Déjà ils ont mérité d'être frappés par le glaive du Père des pères, ayant osé le dépouiller, priver l'Eglise de ses biens, ayant enlevé les sommes qu'ils emploient maintenant pour leur entretien au clergé, aux moines et aux pauvres de Dieu, dont les malédictions font et feront leur damnation, et dont les plaintes, élevées jusques aux cieux, les forceront à succomber sous nos coups. Au contraire, l'Eglise est en 317 communion avec nous, elle nous assiste de ses prières, et nous recommande en tous lieux au Seigneur. En certains lieux même les clercs prient pour nous avec plus d'ardeur encore, eux qui nous chérissent d'une plus tendre affection. C'est pourquoi, ainsi fortifiés par la force inébranlable de l'espérance, montrez-vous, je vous en prie, ennemis des ennemis de l'Eglise. Que votre combat soit destiné à vaincre, non pour moi, mais pour vous et pour le royaume; que chacun de vous, en prenant soin du royaume et du diadème, prenne garde aussi à ne pas perdre son propre honneur. Toutefois je desire moins vivement le combat, en ce jour sacré qui ne se verra pas sans horreur souillé de sang.» Il dit, et les Français, remplis de joie, proclament par leurs cris qu'ils sont tout prêts à combattre pour l'honneur du royaume et du roi. Tous cependant sont d'avis de se rendre jusqu'à Bovines, pour voir s'il ne plaira pas à l'ennemi de respecter le jour sacré et de différer la bataille jusqu'à ce que le lendemain vienne leur rendre la faculté de combattre. D'ailleurs, cette position sera meilleure pour défendre les bagages et tous les autres effets que l'on transporte à la suite d'un camp, attendu qu'elle n'est ouverte d'aucun côté, et que le marais, se prolongeant sans interruption sur la droite et sur la gauche, intercepte la route, et rend tout passage impossible, si ce n'est sur le pont assez étroit de Bovines, par où les quadrupèdes et les bipèdes se peuvent diriger du côté du midi. De ce côté, s'étendent au loin des champs et une belle plaine toute verdoyante 318 des grains de Cérès, et qui, se prolongeant sur une vaste étendue de terrain, atteint à Sanghin du côté du couchant, et à Cisoing vers l'orient; lieu bien digne en effet d'être souillé de carnage et de sang, puisque l'un et l'autre de ces noms rappellent le sang et le carnage36. Tout aussitôt le roi fait élargir le pont, de telle sorte que douze hommes puissent le traverser en marchant à côté l'un de l'autre, et que les chariots à quatre chevaux puissent y passer avec leurs conducteurs. Tout près d'une église consacrée sous l'invocation de Pierre, le roi, brûlé par le soleil, se reposait sous l'ombre d'un frêne, non loin du pont, que déjà la majeure partie de l'armée avait franchi, espérant que la bataille serait remise au lendemain; et le soleil, parvenu à sa plus grande hauteur, annonçait le milieu du jour. Tandis que le roi se disposait à goûter quelques instans de repos, un messager rapide, accourant en toute hâte, s'écrie: «Déjà l'ennemi s'est élancé sur le dernier corps de l'armée: ni les troupes de la Champagne, ni ceux que vous avez envoyés naguère ne suffisent plus à le rejeter en arrière: tandis qu'ils résistent à l'ennemi, et s'efforcent de ralentir sa marche, celui-ci pousse en avant et a fait déjà deux milles sans s'arrêter.» Emu de ces paroles, le roi se lève aussitôt, entre dans l'église, et place ses armes sous la protection du Seigneur. Bientôt, ayant terminé une courte prière, il sort: «Allons, s'écrie-t-il, allons en toute hâte porter secours à nos compagnons. Dieu ne s'irritera 319 pas, si nous prenons les armes, en un jour sacré, contre ceux qui viennent nous attaquer. Il n'a point imputé à crime aux Macchabées de s'être défendus en un saint sabbat, lorsqu'ils repoussèrent par une sainte victoire les forces de leurs ennemis. Bien plus, il nous convient beaucoup mieux de combattre en ce jour où l'Eglise toute entière adresse pour nous ses supplications au Seigneur, dont nous nous montrons les amis.» Disant ces mots, il revêt son corps de ses armes, s'élance, de sa haute taille, sur son grand cheval, et, retournant sur ses pas, vole vers l'ennemi, d'une course rapide, tandis que les sons horribles des clairons retentissent autour de lui. |
NOTES (a) Fils du comte de Dreux. (1) L'année 1214 était commencée depuis le mois de janvier. (2) II s'appelait Guillaume et non Hugues. (3) Raoul d'Issoudun. (4) Aimery de Lusignan. (5) Tous deux fils de Robert II, comte de Dreux. (6) Le duc de Bretagne. (7) En 1215, le roi Philippe voulut la fiancer à Philippe, fils aîné de son fils Louis; mais ce prince étant mort avant les fiançailles, le roi prit ses mesures pour que cette jeune fille ne fût pas mariée sans son consentement. Le comte de Nevers s'engagea par une lettre qu'on trouve dans la coll. de Martenne, tom. i, col. 1127, à ne pas donner sa fille Agnès pour épouse, sans le consentement et le congé du seigneur roi, principalement à quelqu'un des fils de Jean, autrefois roi des Anglais, ni à Thibaut de Champagne, ni au fils du duc de Bourgogne, ni à Enguerrand de Coucy, et à donner de ces promesses des gages au seigneur roi, etc.» (8) Guillaume, comte de Salisbury, fils naturel de Henri II, et surnommé Longue-Epée. (9) Fractura monasteriorum, Brise-Monastères. (10) Henri Clément. (11) Aimeri de Thouars. (12) Matthieu Paris raconte le fait, mais sans attribuer cette victoire au prince Louis: Les barons du Poitou, dit-il, ne voulant pas suivre le roi, dirent qu'ils n'étaient pas prêts à combattre. Alors le roi, redoutant la perfidie ordinaire des Poitevins, leva le siège, accablé de douleur, au moment où il allait devenir maître du château. Louis ayant appris que le roi des Anglais avait levé son camp, et craignant d'être attaqué, s'enfuit, tournant le dos au roi Jean; et ainsi les deux armées, fuyant honteusement, se saluèrent réciproquement des talons.» (13) Jean. (14) Saint-Jean-d'Acre. (15) Duc de Brabant, dont la fille Marie était mariée à l'empereur Othon. Peu de temps auparavant, ce duc avait épousé Marie, fille de Philippe-Auguste. (16) Thibaut. (17) Henri III. (18) Albert. (19) Pilosum. — Barth prétend qu'il ne faut pas entendre velu par ce mot, mais qu'il correspond au mot rauhgraf, seigneur d'une âpre contrée. Il est probable qu'il s'agit ici de Guillaume, comte de Frise et de Hollande. (20) Philippe de Courtenai, fils de Pierre, comte d'Auxerre, et de Yolande de Namur. (21) Théodore l'Ange Comnène. (22) Robert II, comte de Dreux. (23) Robert de Chatillon. (24) Bérengère. (25) De Nemours. (26) De Roye. (27) Mathilde, veuve de Philippe d'Alsace, comte de Flandre. (28) Allusion à ce vers de Juvénal: Et semel ambiguo deceptus Apolline Crœsus. (29) De Boves. (30) De Randcradt. (31)De Dortmund. (32) De Nevers. (33) Notre auteur dit dans son histoire en prose: Ce que je viens de dire sur leurs trahisons et leurs projets audacieux fut rapporté au roi, après la victoire, par des narrateurs véridiques qui avaient eux-mêmes assiste à ce conseil, car à Dieu ne plaise que nous racontions même de nos ennemis des choses que démentirait notre conscience. Nous ne disons absolument que ce que nous savons et ce que nous croyons vrai.» (34) Voyez le récit du moine de Saint-Gall., liv. II, dans le tom. III de cette collection. (35) Matthieu Paris dit que la bataille de Bovines fut livrée au mois de juillet, le 6 des calendes d'août, c'est-à-dire le dimanche 27 juillet 1214. (36) Jeu de mois sur sanguineus et cœsus, de cœdere, tuer, massacrer. |